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Anaïs Sékiné
Où commence l’art ?
Réflexion à partir du self-portrait d’Andy Warhol
Mon attente est grande. De quoi se compose cette concentration d’œuvres d’art
dont le mécène me paraît aussi illustre que les artistes eux-mêmes ?
Je ne suis pas une habituée de la contemplation communément requise dans un
musée. Je passe rapidement d’un tableau à un autre. Mon regard se pose sur un nom,
une date. J’essaye de resituer l’œuvre dans son contexte et d’y trouver un sens. Nous
étions sept amis à jouer les critiques d’art et à nous pavaner d’un air amusé, chacun à
notre rythme, pour un après-midi à Rome.
Je suis la première à terminer l’étage, alors que les autres s’attardent
consciencieusement sur chaque pièce, faisant des remarques, pausant longuement
devant Cézanne, Renoir, Chagall, Manet, Monet, Picasso, Kandinsky, Klee, Dali…
Une atmosphère très auratique se dégage de ce lieu où est célébré l’amour de l’art et
de ces artistes dont on se souvient si bien du nom. L’aura comme celle décrite par
Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique1, ce
« quelque chose » de mystique et d’impalpable qui entoure chaque objet d’art.
Je reviens sur mes pas et rejoins un couple d’amis. Certains artistes me sont
inconnus. L’ami s’étonne et m’explique que son père et sa sœur sont des passionnés
d’art. Je me sens un peu ridicule et regrette que ma curiosité se soit révélée si
tardivement. Nous montons ensuite au deuxième étage, plus ancré dans les années
soixante. Cette fois l’ambiance est bien différente. Une suite de nombres en néon
nous arrête un instant. 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, … Anciens lycéens de classe
scientifique, c’est à celui qui trouvera la cohérence, oh si évidente, en premier. En
face, des bandes de caoutchoucs de couleurs différentes, emmêlées et entremêlées
avec des fils de néon, sont accrochées à neufs crochets. C’est une œuvre de Serra, crée
entre 1966 et 1967. Elle me fait penser à la sellerie d’une écurie. C’est déconcertant et
absurde. Je ne comprends pas.
Mais au bout de la salle, sur le dernier mur, trône l’autoportrait foudroyant de
Warhol (1986). Une tête vert acide, sans corps, mis en exergue par un fond noir. Une
toile d’au moins 7m2. Warhol comme je ne l’avais jamais vu auparavant. Une lumière
intense et électrique se dégage de ce tableau. Démembré, le visage est figé mais
expressif, interpellant et omniprésent, presque virtuel. Il est magnifié.
C’est alors que mon ami si cultivé, en Erasmus à Rome pour sa troisième année de
Sciences Politiques, me dit : « et en plus il a fait tout ça à la main ». Cette fois, c’est à
mon tour de m’étonner. Warhol est un représentant du pop art. Il a « colorié » des
photos de Marilyn Monroe. Il n’a pas peint traditionnellement ses œuvres avec de la
peinture à l’huile et un béret sur la tête. Je lui rétorque : « Bien sûr que non ! C’est une
sérigraphie. ». Mis en doute, nous nous rapprochons du tableau et le regardons de
plus près. L’alarme s’enclenche. Les surveillants nous demandent de reculer. De
petites croix composent l’ensemble de l’image. L’ami est persuadé que Warhol a
minutieusement peint chacune de ces petites croix. Et quand je lui assure que c’est un
effet d’impression, tout d’un coup, son intérêt pour l’œuvre l’abandonne. « Ah bon !
Mais c’est nul alors ! ». Ce visage qu’il qualifiait de « puissant » se résumait tout d’un
coup à de la pacotille, dès que la technique de production lui a été révélée. C’est une
1
Walter Benjamin.“L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” in Œuvres II, Paris, 2000. 464p.
1
photo, une reproduction, pour laquelle Warhol n’a pas consacré son énergie à aligner
des croix, à calculer mathématiquement sa morphologie faciale afin de la reproduire,
pourtant, à la perfection. L’artiste ne serait donc reconnu à ses yeux qu’à son travail
d’artisan ?
S’il ne consacre pas un minimum d’heures à la réalisation de ses œuvres, et s’il ne
les produit pas à la main, l’artiste est-il un imposteur qui trompe son monde ?
2
On les attribue à des tribus polynésiennes qui au XIIè siècle les auraient érigées pour représenter leurs ancêtres
(source : Géo n°241, p.72)
3
Walter Benjamin. op. cit., p. 284.
2
incompatible à la production artistique ? L'art est-il intimement lié à l'idée de nature
? Comme freiné par un statut immuable ancré profondément dans une tradition
sacrée de rapport au divin, l'art et l'artiste ne peuvent-ils accéder à la modernité ?
Dans l’Antiquité, l’art exprime la perfection divine. L’art imite la nature. Les
marbres grecs glorifient l’harmonie du corps, de la nature, du cosmos impénétrable
et tout puissant. L’œuvre d’art n’était pas l’expression subjective d’un artiste, mais
celle d’un ordre supérieur, objectif, « en somme, l’art dans certains cas parachève ce
que la nature n’a pas pu mettre en œuvre jusqu’au bout, dans d’autres l’imite. »
(Aristote)4. L ‘œuvre n’est que la production de « l’image qui accompagne chaque
chose ». Elle l’améliore parfois, mais elle n’est pas la chose elle-même. Pour Aristote,
l’art apporte le plaisir intellectuel : « Si on a plaisir à voir les images, c’est qu’en les
regardant on apprend et on conclut ce qu’est chaque chose » et le plaisir esthétique :
« il vient du parachèvement, ou de la couleur ou de quelque autre cause ». L’art est le
manuel pédagogique du peuple antique. Mais il dégage aussi une aura indéfinissable
qui le rend agréable et particulier. L’art technique répond néanmoins au savoir-faire
d’un ouvrier, pour ne pas dire « œuvrier ». Car art et technique sont deux choses
ontologiquement reliées. Jusqu’au XVIIIe siècle, cette définition ne semble pas avoir
suscité de débat.
L’art religieux, chrétien en particulier, a une autre approche de la représentation.
L’œuvre d’art est ritualisée. Elle se conçoit selon un certain nombre de règles
préétablies. L’artiste est un serviteur d’une croyance qui se veut universelle et
s’applique à transmettre au peuple, la vérité unique et impénétrable. Chaque œuvre
met en scène des personnages bibliques. Elles ont pour vocation d’instruire le peuple
analphabète et de lui transmettre histoire et morale. Elles sont la représentation du
saint et du divin. Leur valeur tient au fait de l’incarnation symbolique de l’autorité
unique et créatrice. Ce rapport idolâtre à l’objet existe depuis des siècles. L’humanité
se base sur cette idée de recherche de l’Unité dans le représentable. De fait,
l’inexplicable est insupportable. Au-delà du profane et du religieux, de l’espace et du
temps, au-delà même de l’histoire, l’art est toujours l’expression d’une quête de sens.
Les beautés en photo sont très différentes des beautés en personne. Il doit être difficile
d’être mannequin, car on doit avoir envie d’être comme sur la photo de soi, et on ne peut
jamais y ressembler. Et l’on commence donc à copier la photo. La photo apporte en général
une nouvelle demi-dimension. (Et le film une nouvelle dimension entière. Ce magnétisme
de l’écran est un mystère – si seulement on pouvait découvrir ce que c’est, et comment le
fabriquer, ce serait un bon produit à vendre.(…)6 (Andy Warhol)
4
Aristote. Physique, II, 8, 199a
5
Walter Benjamin cite Paul Valéry. op. cit., p.269
6
Andy Warhol. Ma philosophie de A à B, 1975, Paris, 1977. p.57
3
Le dadaïsme, comme le surréalisme et le pop art bien des années plus tard, ont
largement exploité les techniques de reproduction dans l’expression de leur art. Dans
une certaine mesure, ce sont l’art de masse et les outils de l’industrialisation qui ont
servi de medium à leur idéologie.
Pour l’analyste de l’art austro-britannique Ernst Gombrich, « il doit toujours y
avoir au moins un minimum de compétence technique pour que nous puissions
parler de réussite artistique. »7. C’est sûrement ce que la plupart des gens doivent
penser quand ils découvrent que les petites croix de l’autoportrait d’Andy Warhol
n’ont pas été peintes à la main. Mais est-ce que l’art doit réellement répondre à un
critère de « compétence » ? C’est la question que pose Marcel Duchamp en exposant
son ready-made, la “Fontaine” (1917) : un urinoir renversé dont il a détourné le sens.
Dans ce cas, qu’est-ce qui fait l’artiste ? Est-ce le travail de l’ouvrier qui l’a moulé ? Ou
est-ce l’idée de Duchamp qui a transformé le statut de l’urinoir ? L’artiste n’est-il là
qu’un être de compétences ? Ne serait-il pas également un penseur, un créateur
d’idées, quelle que soit sa démarche matérielle ? Ce que Duchamp vient signifier est
que l’art est partout et que l’imagination manifestée peut faire de chacun un artiste.
Ici, l’artiste n’a pas créé l’objet, il a détourné la fonction de l’objet. Il lui a attribué une
« idée ». Son art est-il illégitime, parce qu’il ne répond pas à l’exigence de
compétences techniques ? Depuis l’Antiquité, l’art s’est-il réellement émancipé de la
technique ? L’autoportrait de Warhol n’est pas un ready-made. Il s’est mis en scène.
Il a créé l’expression de son visage, la bataille de ses cheveux, la couleur spectrale de
son apparition. Le concept du pop art se situe dans le choix de l’utilisation des
instruments de l’industrie capitaliste. Est-ce que l’art disparaît quand la technique
devient le résultat d’une chaîne de production ? À l’heure où le poster de Marilyn
Monroe est peut-être l’œuvre warholienne la plus consommée au monde, certains sont
tentés de dire : « L’art n’existe pas. Seuls existent les artistes »8. L’expérience de
l’exposition de Guggenheim m’amène à suggérer cette possibilité.
Mon expérience de l’artiste est intime. Ma vie en est imprégnée depuis l’enfance.
L’atelier, les pots de peintures, leur odeur, les grandes toiles et puis les expositions,
les galeries, les performances sont un quotidien qui longtemps a représenté pour
moi, la simple activité de ma mère, comme les voyages l’étaient pour mon père.
Petite, j’ai baigné dans un milieu marginal qui me paraissait être une évidence, entre
résidents étrangers, Japonais non conventionnels, personnages sans uniformes, sans
formules apprises par cœur.
La liberté est un état que revendiquent les artistes. Ils tolèrent difficilement les
définitions toujours réductrices, excluantes. Car si on définit ce qu’est une chose, on
suggère ce qu’elle n’est pas. Or cette radicalité ontologique ne laisse pas de place à la
liberté. J’ai côtoyé les plus grands danseurs de Butoh, danse d’avant-garde japonaise
et courant révolutionnaire des années soixante. Leur vie et leur art sont l’expression
de cette difficulté :
Il est difficile de donner une définition du Butoh sans risquer de flétrir le pouvoir de
transformation inhérent à cet art. Je me souviens de l’amusement des danseurs de Butoh
lorsque les Occidentaux s’acharnaient à le définir. Je me souviens aussi de leur résistance
au discours de la rationalité qu’ils jugeaient castratrice de leur art. Le Butoh était toujours
7
Ernst Gombrich et Didier Eribon. Ce que l’image nous dit – Entretiens sur l’art et la science, Paris, 1991. p.82
8
« There really is no such thing as art. There are only artists. » The Story of Art, Oxford, Phaidon Press, 1950.
4
et forcément ailleurs, autre chose, autrement. ( …) Mais afin de se préserver du contrôle
des institutions et de la récupération inhérente à une société de consommation, le Butoh
sur sa terre d’origine reste souvent confiné dans l’expression d’un art mineur, dans
l’ombre, comme « une avant-garde qui rampe sur terre » en marge d’une société aseptisée
dont Henry Michaux disait : « Les Japonais lavent même le ciel »9 (Nourit Masson-Sékiné)
5
du sens à l’art13 : « L'artiste doit avoir quelque chose à dire. Sa tâche ne consiste pas à
maîtriser la forme, mais à adapter cette forme au contenu »14. Benjamin peut se
rassurer.
La publicité de l’artiste
À « L’art n’existe pas. Seuls existent les artistes »17, je serais plus tempérée en disant
que l’art n’existe plus sans les artistes. Le culte de la célébrité a brouillé les pistes de
l’innovateur.
Une compagnie se proposait récemment d’acheter mon « aura ». Ils ne voulaient pas mon
produit. Ils répétaient inlassablement : « Nous voulons votre aura. » Je n’ai jamais trouvé
ce qu’ils voulaient vraiment. Mais ils étaient prêts à payer très cher pour l’avoir. Alors je
me suis dit que si quelqu’un était prêt à payer autant pour l’avoir, je devrais bien essayer
de trouver ce que c’était.
Je crois que l’« aura » est une chose que seuls les autres peuvent voir, et seulement dans la
mesure où ils le veulent. (…) J’ai dîné l’autre soir avec tous les gens de mon bureau. Ils me
traitent comme de la merde, parce qu’ils me connaissent et qu’ils me voient chaque jour.
Mais quelqu’un avait amené un copain, et ce brave gosse pouvait à peine croire qu’il était
en train de dîner avec moi ! Tous les autres me voyaient en chair et en os, mais lui ne voyait
que mon « aura ».18 (Andy Warhol)
13
Ici, je fais référence à l’opposition cher à W. Benjamin, entre esthétisation de la politique (le fascisme) et la
politisation de l’art (le communisme)
14
Wassily Kandinsky. Ibid . p.173
15
Catherine Millet. Le critique d’art s’expose, Paris, 1993. p.156
16
Wassily Kandinsky. op. cit ., p.174
16
Wassily Kandinsky. op. cit ., pp.170-171
17
« There really is no such thing as art. There are only artists. » The Story of Art, Oxford : Phaidon Press, 1950.
18
Andy Warhol. op. cit ., p.67
6
L’aura dont parle Warhol rend la star/artiste intemporelle et cultuelle tout comme
son oeuvre. Mais l’artiste et son art prennent tout leur sens dans le contexte de leur
existence. Le travail de Warhol se situe dans l’apothéose de la consommation. La
réceptivité de son « aura » et la vente de celle-ci correspondent tout à fait à la
dérision de son art, faisant un pied de nez à ce qu’on appelle « l’art bourgeois », l’art
académique, officiel. Mais n’en fait-il pas partie étant donné la place qu’on lui réserve
dans les musées ? Malgré l’éventuelle frustration que provoque sa technique de
production, son nom est admis dans le cercle clos des artistes reconnus. Sa vie, sa
personnalité, son extravagance participent de son art. Il arrive souvent que l’on
connaisse le nom et certains aspects de la vie d’un artiste sans pour autant connaître
son oeuvre, comme l’oreille coupée de Van Gogh ou le mariage de Woody Allen avec
sa fille adoptive.
Mais tel Yves Saint Laurent quittant la haute couture19, un homme peut-il annoncer
la mort d’un art, ou plus généralement, de l’art ? Quand toutes les formes semblent
avoir été visitées, les idées ne suffisent-elles plus ? Est-ce que « la mort de l’art » ne
serait pas plutôt un appel au retour à la tradition antique, par le respect du protocole
?
Les progrès en technologie ont conduit (…) à la vulgarité (…) la reproduction par procédés
mécaniques et la presse rotative ont rendu possible la multiplication indéfinie des écrits et
des images. L’instruction universelle et les salaires relativement élevés ont créé un public
énorme sachant lire et pouvant s’offrir de la lecture et de la matière picturale. Une
industrie importante est née de là, afin de fournir ces données. Or le talent artistique est un
phénomène très rare ; il s’ensuit (…) qu’à toute époque et dans tous les pays la majeure
partie de l’art a été mauvais. Mais la proportion de fatras dans la production artistique
totale est plus grande maintenant qu’à aucune autre époque.20(Aldous Huxley)
19
Lorsque Yves Saint Laurent s’est retiré de la création de mode en 2004, il a annoncé la mort de la Haute
Couture.
20
Aldous Huxley. Croisière d’hiver. Voyage en Amérique Centrale, 1933, Paris, Plon, 1935. pp. 273-274 (cité dans les
notes de Walter Benjamin “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” in Œuvres II, Paris :
Gallimard, 2000. p.297)
21
Mécanisation, efficacité et rentabilité sont les mots d’ordre à l’origine des constructions HLM.
7
Le pop art, l’art de consommation
Mais ce qu’ont provoqué les Impressionnistes en leur temps n’a plus effet
aujourd’hui. À présent, les tableaux de Van Gogh font partie de l’art officiel. À
chaque « artiste maudit », un agent a préparé une gloire posthume. Institutionnalisé,
le pouvoir subversif de l’art meurt. La politique culturelle accorde, ou non,
l’existence publique des arts. Si l’art conceptuel revendiquait, par ses aspirations
subversives, d’être à contre-courant de l’ordre établi, sa reconnaissance par
l’Institution court-circuite sa rébellion. « Plus que jamais, l’art devient le refuge d’une
pseudo-liberté dont on oublie qu’elle est diablement surveillée. L’art ayant dilué sa
spécificité du fait de l’abandon des matériaux traditionnels, il n’est plus
reconnaissable qu’à la conscience de l’artiste dont il témoigne. Sa définition n’a
jamais été aussi idéaliste »25. Mais le carré blanc sur fond blanc de Malevitch a-t-il
perdu de sa pertinence ? De même que le ready-made de Duchamp ou le body art26
22
Catherine Millet. op. cit ., p.156
23
José Pierre. Le Symbolisme, Paris, 1976. p.6
24
The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York & Azienda Speciale Palaexpo - Scuderie del Quirinale e
Mondomostre. Capolavori del Guggenheim – Il grande collezionismo da Renoir a Warhol, Roma, Scuderie del
Quirinale, du 3 mars au 5 juin 2005. (prospectus en anglais)
25
Catherine Millet. op. cit ., p.62
26
Le body art est un art éphémère qui disparaît après avoir été « performé ». Il marque le contexte, au risque de
faire disparaître l’œuvre d’art. C’est un courant exhibitionniste et provoquant, produisant sur le corps, la violence
de l’art.
8
par exemple, ils viennent signifier une rupture entre tradition et modernisme :
l’absence de visuel, le détournement onirique d’une fonction pragmatique,
l’éphémère des oeuvres improvisées sont autant d’expression en marge d’une société
matérialiste. Mais les problématiques que posaient les grandes guerres de ce siècle
ont vu l’émergence de prises de conscience politiques qui sont nettement dépassées à
présent. “L’opéra de quat’ sous” de Brecht n’est plus aussi révolutionnaire qu’il
l’était à l’époque de sa création.
L’art « démocratique » ne serait-il pas un prétexte pour mieux se perdre à nouveau
dans le conformisme d’un art de plus en plus individualiste nécessitant de plus en
plus le mode d’emploi en bas de page ? Je citerai, en mode caricatural, les tableaux
qu’Alphonse Allais a présentés à “l’exposition des arts incohérents” à la galerie
Vivienne en 188427. À son monochrome bleu, il annote « Stupeur de jeunes recrues
apercevant pour la première fois ton azur, ô Méditerranée ! » et à son monochrome
rouge il explique : « Récolte de la tomate sur les bords de la mer Rouge par des
cardinaux apoplectiques ».
Ce qui semble problématique dans l’art contemporain ne vient pas de ce que l’art
représenté est nouveau. Puisque comme il est démontré plus haut, le dadaïsme
notamment est déjà ancien. Mais peut-être la résistance à s’ouvrir aux tendances
nouvelles puise-t-elle dans une peur plus archaïque. Ainsi, la voiture accidentée de
Bertrand Lavier qui a fait son entrée dans le Musée d’Art Moderne et Contemporain
de Strasbourg a provoqué des remous et l’incompréhension du public qui n’avaient
pas connaissance du courant dont il se revendique. Il est passéiste pour ceux qui ont
reconnu le ready-made. « Les croyances modernes, politiques et scientifiques, qui
étaient venues combler le grand vide laissé par la religion et qui avaient quelquefois
servi de tuteurs aux spéculations artistiques, à leur tour en faillite, creusent un vide
nouveau »28.
L’art peut-il supporter la rupture ? L’avant-garde, selon les auteurs du dictionnaire
de l’avant-garde, « est au niveau de la contestation permanente et en opposition,
sinon en rupture, avec les systèmes établis »29. Mais cette contestation n’opère que
dans un temps donné. Elle tend rapidement à se compromettre en étant récupérée
par les tenants de la culture officielle. Cependant, le public, lui, reste dans le vide de
la perplexité et du sens. Comment discerner l’art alors qu’il est noyé dans les
performances technologiques ? Trop démocratisé, il s’est fondu dans l’abondance
consommatoire et la vitesse qui caractérise le XXe siècle. Tout le monde est autorisé à
parler d’art : chroniqueurs, journalistes, animateurs de télévision, représentants
culturels ou critiques d’art, le discours est aussi envahissant et confus que les
expressions artistiques elles-mêmes.
27
Luc Ferry. Le Sens du Beau - Aux origines de la culture contemporaine, Paris, 1998. p.124
28
Catherine Millet. op. cit ., p.85
29
Pierre Cabanne et Pierre Restany. L’Avant-Garde au XXe siècle, Paris, 1969.
9
Conclusion
L’art et l’artiste sont des notions difficiles à définir. Comment peut-on juger de
l’authenticité de l’art et du véritable « état » d’artiste ? Longtemps, la technique était
le critère de valeur d’une œuvre d’art. Mais l’ère des techniques a mécanisé le
processus, et la machine permet pléthore de variantes esthétiques et techniques.
L’artiste n’est pas resté à l’écart de ces innovations et revendique la liberté de ses
moyens.
Certains artistes peuvent parfois être à l’avant-garde de leur époque. Leurs œuvres
s’inscrivent dans le temps qui seul témoignera de leur légitimité. Il a fallu 50 ans
pour que le dadaïsme puisse être “digéré” et ressurgir sous les formes du pop art.
La postérité retient certains artistes plutôt que d’autres, sans que l’on sache
vraiment pourquoi. Est-ce arbitraire ? Et pourtant au-delà de l’adéquation d’un
artiste et du « juste moment » socio-économique, la dimension d’universalité favorise
la pérennité de l’œuvre. Au risque de paraître trop « messianique », je dirais que
l’artiste peut être le prophète de sa génération. Il exalte la vérité de son temps,
parfois à son insu, comme un visionnaire.
Dans la société de consommation, Warhol a été le représentant de l’art industriel.
Dans la plénitude du culte du quotidien et du culte de soi, il est aussi l’incarnation de
la dérive capitaliste. L’art démocratique est devenu un art de consommation. Peut-
être est-ce là la réalité de notre époque. L’art s’engouffre dans la notion de produit.
L’art est devenu plus qu’un bien commun, il est un bien de consommation, non
seulement par sa reproductibilité, mais aussi par une vision cynique qui consisterait
à croire et à faire croire que tout se vaut et peut s’acquérir. Au XXIe siècle, le
politique dans l’art s’attablera peut-être à casser cette croyance.
Mais à la lumière de toutes ces amorces de pensée sur l’art et l’artiste, alors que
l’art s’est démocratisé et qu’il est censé s’adresser à un plus large public, il est
intéressant de remarquer que l’art contemporain n’est finalement accessible qu’à une
minorité, et que l’argument « démocratique » ne suffit pas à toucher l’ensemble du
public. De nombreux artistes tendent à exprimer la réalité de la vie quotidienne et
pourtant, le public est toujours aussi déconcerté devant des œuvres qui datent même
du début du siècle, du dadaïsme au pop art, du happening aux installations. La
voiture accidentée de Bertrand Lavier, tout droit sortie de la casse, a suscité
confusions et oppositions à l’achat de cette œuvre pour le Musée. L’autoportrait de
Warhol a provoqué le dénigrement de la valeur d’une sérigraphie. Ce pourrait-il que
ce rejet vienne d’une peur ? Car si l’œuvre se fait l’expression du réel et du monde
matériel, si l’art devient éphémère par des moyens technologiques qui n’assurent pas
sa pérennité, cela ne renvoie-t-il pas à la finitude ? L’œuvre d’art miroir de la
mortalité de l’homme. En Asie, l’éphémère est un entraînement à l’empathie, à
l’humilité. En Occident, il est l’insoutenable et provoque le désarroi.
Serions-nous encore en période d’incubation d’une révolution plus fondamentale
de l’art ?
33906 caractères
Word
Anaïs Sékiné
0618761067
anaislei@free.fr
10
Bibliographie
Cabanne Pierre et Restan Pierre y. L’Avant-Garde au XXe siècle, Paris, André Balland, 1969.
Cassin Barbara (dir). Vocabulaire européen des philosophies, Paris : Seuil/Le Robert, 2004.
Ferry Luc. Le Sens du Beau - Aux origines de la culture contemporaine, Paris : Cercle d’Art,
1998.
Gombrich Ernst et Eribon Didier. Ce que l’image nous dit – Entretiens sur l’art et la science,
Paris : Adam Biro, 1991.
Masson-Sékiné Nourit. Préface in Butoh, Dança Veredas D’alma, Säo Paulo :Palas Athena,
1995.
----------------
The Solomon R. Guggenheim Foundation, New York & Azienda Speciale Palaexpo -
Scuderie del Quirinale e Mondomostre. Capolavori del Guggenheim – Il grande
collezionismo da Renoir a Warhol, Roma, Scuderie del Quirinale, du 3 mars au 5 juin 2005.
(prospectus en anglais)
11