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LECTURE CRITIQUE

L’université et les TIC, prélude à une innovation

Geneviève Jacquinot-Delaunay et Élisabeth Fichez


L’université et les TIC - Chronique d’une innovation annoncée
De Boeck, 2009

Il y a dans cet ouvrage un remarquable travail systématique de croisement des


perspectives : d’une part, celles des acteurs, des institutions et des instances de
tutelle ; de l’autre, celles inspirées par les thématiques de l’innovation, du pilotage
politique, de la diffusion des ressources pédagogiques, de leurs usages, de
l’accompagnement des apprentissages et des stratégies d’intégration des TICE dans
l’institution universitaire. Ces regards croisés permettent d’éclairer les
transformations en cours dans les universités françaises.
L’histoire est connue. Né d’une initiative de pionniers du RUCA, un
regroupement de centres d’auto-formation créé en 1987, le projet « Premier cycle sur
mesure » (PCSM) propose en 1994 un programme de création de ressources
pédagogiques médiatisées pour les premiers cycles scientifiques qui s’appellera
« Université en ligne » (UeL) vers la fin de 1998. Orienté vers la mutualisation de
ressources pédagogiques, ce programme donne naissance au projet C@mpuSciences
à la faveur de l’appel à campus numériques de 2000 et est renouvelé en 2001 et
2002. Peu à peu, cependant, la production de ressources numérisées prend le pas sur
la validation et l’accompagnement pédagogique recherchés par le ministère, et l’on
constate que l’ambitieuse démarche de transformation des pratiques d’enseignement
n’a atteint ses objectifs que de façon très limitée. En 2002, C@mpuSciences, tout en
gardant son label d’université numérique, cesse d’être financé et en 2003 les
partenaires ne répondent pas au nouvel appel d’offres. Toutefois, Unisciel, la plus
récente des universités numériques thématiques, prend la relève.
À l’origine, des problèmes complexes qui cherchent des solutions. Dès 1999,
l’Observatoire des usages de l’Uel conclut qu’il y a très peu d’usages en raison de
l’indifférence des destinataires visés. Les bénéfices potentiels des ressources
multimédia apparaissent flous, les coûts humains importants. Pour sa part, un rapport
souligne la désaffection des filières scientifiques malgré le besoin de formation
scientifique. On évoque la rigidité des horaires, la diversité des attentes des étudiants
qui travaillent parallèlement à leurs études, mais on n’en sait guère plus.
À l’inverse, des solutions universelles sont annoncées. Ainsi, l’ « enseignement
sur mesure » mise sur de petites unités de formation soutenues par des ressources
pédagogiques variées afin de répondre aux besoins les plus divers. Le concept, flou
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mais fédérateur, débouche en 1998 sur la notion d’Université en ligne. De la même


façon, l’autonomie, réalisée à travers l’auto-formation, apparaît comme une exigence
découlant du recours aux médias, même si elle est peu explicitée.
L’aventure commence avec la proposition d’un premier cycle sur mesure par le
RUCA et son projet de création de ressources pédagogiques. Malgré l’accent mis par le
ministère sur l’évaluation du programme, la production de ressources devient
prédominante et les préoccupations se tournent vers leur mise en marché. Le ministère
doit alors intervenir pour préserver le principe du service public dans les établissements
d’enseignement supérieur tout en recherchant la diffusion la plus large possible à
l’extérieur. L’appel à campus numériques de 2000, qui mise sur un développement
rapide de la formation à distance est l’occasion d’un nouveau rêve. Mais l’ampleur du
financement et l’insistance du ministère pour vendre les ressources multimédias
confrontent les enseignants à des décisions et des responsabilités auxquelles ils
n’étaient pas préparés. Des tensions s’installent ainsi entre les pionniers du RUCA,
fidèles à leur approche de mutualisation, et les enseignants-producteurs rompus à la
gestion de projets, lesquels s’orientent vers la commercialisation des ressources, tandis
que les responsables institutionnels tentent au mieux de concilier ces intérêts divergents
avec les attentes ministérielles et les réalités régionales. C’est ainsi que le PCSM/Uel,
projet phare de la politique de rénovation de l’enseignement supérieur, prend
progressivement, avec C@mpuSciences, l’allure d’un contre-modèle.
Plusieurs pistes d’analyse sont proposées au fil des chapitres. Dans le premier,
qui relate l’histoire de C@mpuSciences telle qu’elle a été vécue par l’une des
principales actrices du projet depuis ses origines, on voit quelles ont été les
difficultés des artisans du projet, qui devaient proposer des solutions innovantes tout
en préservant les structures, concilier des objectifs multiples et effectuer des choix
techniques difficiles alors que le ministère se désengageait de la formation
scientifique. Toutes ces difficultés ont sans doute contribué à l’absence de réponse à
l’appel d’offres de 2003, orienté vers la réforme LMD.
Le deuxième chapitre, orienté vers la thématique de l’innovation en formation,
montre comment le concept de « formation sur mesure » est apparu en réponse à de
multiples préoccupations pédagogiques, et comment les acteurs ont structuré leur
action selon un mode technique (la création de ressources numérisées) et un mode
thématique marqué par la conciliation des spécificités disciplinaires. Mais la
diversité des contextes institutionnels, aussi bien que l’incertitude quant au
financement des interventions et à la reconnaissance des nouvelles formes de travail
en résultant ont contribué à l’érosion du processus, d’autant que ces démarches
innovatrices n’ont pas provoqué de rupture très visible.
Consacré au point de vue de l’instance de tutelle, le troisième chapitre souligne
que le projet du RUCA s’est précisément orienté vers la production de ressources
parce qu’elle posait moins de difficultés de coopération entre les acteurs. Toutefois,
le problème des échéanciers non tenus et des compétences des enseignants dans le
domaine de la production numérisée s’est posé de façon accrue, reléguant au second
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plan les préoccupations de validation pédagogique tandis que le ministère devait


arbitrer la question de la valorisation des ressources. Il montre ainsi comment s’est
imposée une nouvelle logique de service public dans l’enseignement supérieur, sous
l’impulsion d’un lobby industriel évoquant le « retard français » et la concurrence
anglo-saxonne. Parallèlement, les efforts d’un groupe relativement marginal au sein
du ministère, mais en étroit contact avec les enseignants innovateurs, ont permis
d’adapter cette logique concurrentielle aux particularités de l’enseignement
supérieur, débouchant sur les appels à projets de campus numériques. Toutefois, la
pression du ministre en vue de commercialiser les ressources et d’accroître la
présence des campus numériques à l’international a amené le ministère à recentrer
ses forces en dehors de C@mpuSciences.
Le quatrième chapitre, consacré à la question de l’éditorialisation des ressources,
illustre les effets pervers de l’ampleur du financement gouvernemental, qui a incité
certains enseignants à devenir de petits entrepreneurs. Il montre notamment les
difficultés vécues par les acteurs, qui devaient composer avec des règles du jeu
relativement incertaines quant à l’organisation à mettre en place, alors que le
ministère voulait s’assurer de l’usage pédagogique des ressources. Optant pour un
modèle éditorial flexible, et confrontés à l’incertitude du financement public, ils ont
dû, de façon paradoxale, consacrer leurs efforts à la difficile recherche d’un marché
alors qu’ils refusaient que l’enseignement supérieur soit soumis à la logique
marchande et s’intéressaient peu aux débouchés internationaux, sur lesquels ils
avaient peu de prise.
Le cinquième chapitre, qui traite des usages des ressources numérisées, souligne
le rôle central qu’a joué l’autonomie dans les réflexions du RUCA, et montre
comment le vaste programme de création de contenus multimédias a engagé les
enseignants dans une politique de rationalisation de la production qui s’est
accompagnée d’une pédagogie transmissive, tandis que la « logique de l’offre » ne
trouvait preneur ni chez les enseignants, ni chez les étudiants. À cet égard, le
problème semble avoir surtout résidé dans la perception, par les enseignants, que les
nouvelles pratiques qui leur étaient proposées ne pouvaient s’insérer dans leur
métier, fondé sur la pratique de l’enseignement en présence. Malgré la sensibilité
accrue des enseignants-chercheurs à l’évolution de leur métier et à celui des
étudiants, beaucoup de chemin reste donc encore à parcourir.
Le sixième chapitre, consacré au tutorat, insiste sur l’hétérogénéité de la population
étudiante visée. Curieusement, cependant, le tutorat, généralement pris en charge par
des étudiants plus avancés, s’est avéré décevant parce qu’il ne bénéficiait pas à ceux
qui en avaient le plus besoin, tandis que les étudiants y ayant eu recours s’en
déclaraient plutôt satisfaits. Cette problématique inspira l’élaboration d’une charte du
tutorat de C@mpuSciences. Toutefois, la prégnance du modèle universitaire magistral,
se manifestant notamment par la crainte de perte de liberté ainsi que la difficulté à
concilier les conceptions pédagogiques divergentes des enseignants, a contribué à
l’échec de l’adoption de cette charte lorsque le financement s’est tari. Dès lors, les
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espoirs se tournent vers la conception de dispositifs technologisés « bienveillants »


susceptibles de répondre aux besoins des apprenants.
Quelle stratégie pour l’intégration des TICE à l’institution universitaire ? Cette
question, qui traverse le septième chapitre, met en évidence la nécessité de prendre
en compte les exigences et objectifs des acteurs organisationnels, ainsi que les
moyens déployés pour y parvenir. En l’occurrence, l’exemple de C@mpuSciences,
marqué par la coexistence de multiples stratégies d’intégration, apparaît énigmatique
comparé à celui d’une innovation en médecine où la stratégie déployée s’est avérée
fructueuse. De même, l’expérience du GreCO dans laquelle le projet de changement
s’est heurté au poids des structures en place malgré une stratégie soigneusement mise
au point, apparaît encore plus paradoxale. La question de la pérennité de
l’intégration des TICE se trouve posée de façon particulière avec l’arrivée des
universités numériques thématiques, lesquelles semblent à nouveau miser sur une
logique de mise à disposition de ressources évacuant le problème de la construction
des usages. Le manque de soutien politique continu, ainsi que la difficulté d’établir
une politique claire vis-à-vis de questions aussi critiques que les critères d’évolution
de la carrière des enseignants ou la gestion des droits d’auteur apparaissent ici
comme autant de handicaps.
Plusieurs interrogations demeurent pourtant au terme de ce récit. À quoi, par
exemple pouvait-on attribuer la désaffection des étudiants vis-à-vis des filières
scientifiques ? Quelle était la nature de leur manque de motivation et des problèmes liés
aux contraintes de présence à l’université ? Et pourquoi les résultats obtenus ont-ils été
si minces, notamment quant à l’autonomie des étudiants ? De la même façon, il est
troublant de constater que le problème de la faible utilisation des ressources numérisées
par les enseignants-chercheurs, mis en évidence dès 1999, et qui parcourt toute
l’expérience de C@mpuSciences pour trouver son écho dans les universités
numériques thématiques reste en bonne partie inexpliqué. Or, même si l’ouvrage fait
référence à certains des motifs de ces enseignants, il ne semble guère que les réflexions
menées tout au long de ce projet aient permis de saisir, de l’intérieur, la démarche
d’évaluation de l’efficacité pédagogique des ressources numérisées qui leur étaient
proposées. Technology is the answer. What was the question ?, comme le soulignait
John Daniel. Pourtant, cette technologie dont le rôle est pourtant si central dans le
projet, est peu visible, si ce n’est par la référence aux débats sur la granularisation des
contenus et aux choix de plates-formes, de telle sorte qu’on connaît mal les
caractéristiques des outils qui étaient proposés aux enseignants-chercheurs, notamment
en ce qui a trait à leur acceptabilité et à leur efficacité réelle et potentielle.
On touche ici aux conditions de diffusion de l’innovation décrites par Everett
M. Rogers, et notamment à cette étape critique qui précède l’adoption des
changements par la « majorité précoce » des utilisateurs lorsqu’elle y voit une
amélioration de leurs pratiques. À cet égard, C@mpuSciences semble être, comme
tant d’autres projets, tombé dans ce que Geoffrey Moore décrivait comme le
« gouffre » de l’innovation. Mais la raison en est peut-être qu’il ne lui a pas été
possible d’atteindre une masse critique, tant la problématique de l’enseignement
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scientifique et de ses publics était diverse, comme en témoigne la multiplicité des


stratégies institutionnelles d’intégration des TIC et la difficulté des établissements à
élaborer des stratégies communes en réponse à l’approche unificatrice du ministère.
En quelque sorte, la machine s’est emballée avec l’injection du financement
ministériel. Mais il est paradoxal de constater que le ministère, qui -peut-être un peu
naïvement- faisait du PCSM/Uel un projet phare pour la rénovation de l’enseignement
supérieur et était attaché à la validation de la qualité pédagogique des ressources n’a pu
faire respecter ses attentes. En l’occurrence, l’incertitude entourant l’organisation à
mettre en place, tout autant que la position de retrait dans laquelle se plaçait le
ministère lors de l’élaboration des interventions, laissant le champ libre aux
enseignants-auteurs, ont sans doute contribué à la dérive productiviste qu’il déplore. De
la même façon, l’accent mis sur la valorisation des ressources sur les marchés étrangers,
bien que la promesse d’un développement important du marché de la formation à
distance ne se soit pas réalisée, permet de craindre la répétition de ce scénario, alors
que la question de la validation pédagogique des ressources demeure.
À ce paradoxe s’ajoute celui de la faible utilisation des ressources par les
enseignants, imputée au fait que leur charge de travail est définie en fonction d’un
certain nombre d’heures d’enseignement en présence et que les critères
d’avancement de leur carrière ne font pas place à la recherche pédagogique. Or,
l’exemple de l’expérimentation en médecine suggère qu’il peut en être tout
autrement, puisque ces enseignants utilisent de façon courante des ressources
numérisées et ne considèrent pas leur élaboration comme antagoniste à leurs activités
de recherche. De la même façon, l’exemple des professeurs d’université québécois,
pourtant liés par le principe de trois heures d’enseignement hebdomadaires pour
chaque cours de trois crédits, montre qu’un bon nombre d’entre eux substitue, avec
l’assentiment de leurs universités, une part plus ou moins grande de cet
enseignement en présence par un enseignement médiatisé, certains cours pouvant
d’ailleurs devenir totalement à distance. La question est donc de savoir jusqu’à quel
point le recours aux ressources numérisées est handicapé par ces questions
structurelles.
Peut-être faut-il, pour résoudre ces paradoxes, mettre en cause la portée
explicative des approches théoriques qui guident les analyses présentées dans cet
ouvrage. L’une des interprétations proposées suggère qu’il faut modifier le cadre
dans lequel s’insère l’innovation, parce qu’ « on ne peut modifier un seul élément
sans entraîner des modifications à tous les étages d’un système ». Les conditions de
travail des enseignants-chercheurs demeurant inchangées, on ne peut donc espérer la
diffusion d’une innovation appelée à les modifier de façon très sensible. Or,
l’adaptation systémique n’est pas nécessairement immédiate à tout changement, mais
s’exerce plutôt en fonction d’un ensemble d’adaptations graduelles, grâce à des
« réservoirs » dont les seuils de changement d’état sont variables d’une organisation
à une autre. Ceci rejoint la notion de seuil critique dont fait état la théorie de
l’innovation. Par ailleurs, la sociologie des organisations est sans doute très
éclairante afin d’expliquer le choix de la création de ressources plutôt que la création
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d’un cursus commun, ainsi que les interactions entre les acteurs, mais elle s’avère
d’un bien piètre secours pour rendre compte de l’influence exercée par les
« spectateurs », en l’occurrence les enseignants-chercheurs et les étudiants. Tout
comme en matière électorale, les « discrets » et les personnes qui refusent de
répondre exercent une influence d’autant plus grande qu’elle est difficile à cerner, et
tout comme en politique, les mêmes valeurs prises en compte dans le processus
décisionnel peuvent, selon la conjoncture, se combiner de façon différente et résulter
dans des décisions d’allure contradictoire, mais malgré tout cohérentes.
Reste alors la question de la pérennité de l’innovation pédagogique qui traverse
l’ouvrage, avec ses références aux retombées brutales des innovations fracassantes.
Il est clair que l’histoire de C@mpuSciences illustre le passage à l’agenda politique
d’une expérimentation relativement marginale, mais les dernières années de cette
aventure évoquent, avec la perte du financement, le risque d’une sortie de cet
agenda. Faut-il pour autant contraindre l’innovation pédagogique ou assurer un
financement récurrent ? On voit bien les problèmes que poserait la première
approche dans un métier où la tradition d’autonomie est grande; on imagine
également la difficulté à justifier la poursuite du financement quand d’autres besoins
restent à pourvoir. En fait, l’aventure des campus numériques aura probablement
permis de mieux cibler le financement public et de dégager les conditions de réussite
des projets. Dans le cas de C@mpuSciences, le système universitaire s’est maintenu
en l’état malgré l’innovation, dans celui de l’expérimentation en médecine, un
changement de pratiques semble s’implanter. Il reste à en tirer les leçons. La
pérennité repose en effet sur la réponse à des besoins légitimes, que vient soutenir
l’attribution de ressources financières, ainsi que dans le développement d’usages
répondant efficacement à ces besoins.
Quoiqu’il en soit, l’expérience de PCSM/Uel/C@mpuSciences relatée dans cet
ouvrage aura permis, de progresser considérablement dans la compréhension des
conditions de l’innovation pédagogique. Elle souligne notamment le défi que doit
relever une recherche « en » innovation, c’est-à-dire la mise en relation de
l’ensemble des points de vue présents dans le réseau social concerné, c’est-à-dire
aussi bien les innovateurs que les destinataires de l’innovation et les instances de
tutelle, en contrepoint avec l’état des connaissances existantes. De nombreuses pistes
ont été ouvertes, de nombreux constats précieux ont été effectués. En ce sens, nous
pensons que la réflexion proposée ici s’impose comme le prélude à une innovation
pédagogique cessant d’être vouée à la fatalité d’un éternel recommencement.

Patrick GUILLEMET
Télé-université (UQAM)
guillemet.patrick@teluq.uqam.ca

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