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LES PRETRESSES INDIGENES DANS LEGYPTE. HELLENISTIQUE ET ROMAINE: UNE QUESTION A LA CROISEE DES SOURCES GRECQUES ET EGYPTIENNES Frédéric Coun (Strasbourg) Carissimae sorori meae Nous connaissons tons ce passage d'Hérodote (II 35) présentant les rives du Nil comme un monde ott tout se passe a Penvers, oit le climat et les couttumes sont Pantithése de ceux des autres peuples. auteur éra- blic en effec un paralldlisme entre la géogeaphie physique et les meeuts humaines': Les Egyptiens, qui vivent sous un climat singulier, au bord d'un fleuve offrant un caracetre différent de celui des autres fleuves, ont adopté aussi presque en routes choses des meeurs et des coutumes a Vinverse des autres hommes (trad, Ph, Legrand). Hérodote décrit le bouleversement, pour des yeux helléniques, du role et des comportements réservés aux deux sexes: ce sont Jes femmes qui vont au marché, les hommes restent & la maison pour tisser; les hommes portent les fardeaux sur la téte, les femmes, sur Pépaule; les femmes urinent debout, les hommes, accroupis, Plus importanc dun point de vue social, la responsabilité de nousrir ses parents, cest-A-dire de suppléer & leur ‘retraite’, incombe aux filles (Quyzepa1), non aux gar- cons (raxat)?, Du point de yue du culte, Hérodote affirme qu’en Egypte, * Comme le souligne D. Lenranr, Mitiew naturel et difrenceserbniques dans la por- ste grecque classique, in Ktema x6 (3991), p. 1, sous la phime d'Hézodote, ce parallisme rimplique pas esplicitement un lien de cause & effet entre le climac et Jes meus. Sur le theme de Finfluence du milieu naturel sur les peuples dans la liteérature classique, voir aussi R ONIGA, Sallstioe Peiografia (Maveilie discussioni per Panalisi dei testi classici 12), Pisa 1995, pp. 24-50 (qui omet de citer la préaédente référence). * Sura responsabilité quavaient les enfants grecs (en eéalité garcons e filles) de nowr- rit leurs parents, voir P Entewx. commentaire p. 66: des EvredEere sont formulées, dans le 396 42 Fr, COLIN “Tova wo uty obdepla offre Epacvog Oeod otite Gyadye, dufpec BE adr Aucune femme ntexerce le sacerdoce, ni d'un diew ni d'une déesse,tandis que les hommes sont préues de toutes les divinités, masculines ou féminines. Lexposé d’Hérodote s‘atticule autour du schéma de inversion de Vordie naturel des choses —- naturel aux yeux de son ‘lecteur modele. Sur cette voie, Pauteur place sur le meme pied des paradoxes d’ordre physique ou pratique — utiner debout ou accroupi — et d’ordre culsurel ou social — la présence ou l'absence des femmes dans le culte, Au lecteur aujourd'hui de confronter le logos & ce que l'on peut savoir du milieu sacerdotal égyptien tel qu’il éait organisé dans les derniess sitcles de son histoire. Le discours d'Hérodote est-il entidxement inféodé & la figure esthétique de linversion ou bien contient-il des éléments conformes a la réalité historique? Cette interrogation, initiale, qui pourrait se résumer con “les fernmes avaient-elles ou non accés au rang sacerdotal?”, se déve- loppe en questions plus précises: “avaient-elles & ce titre aurane de res- ponsabilicés cultuelles que les hommes? Accomplissaient-elles les mémes tiches, cote 4 cdte avec les hommes, ou les activités étaient-elles spécia- lisées? Les prétresses s organisaient-elles dans une structure propre, avec leur propre hiérarchie, ou éiaientelles insérées dans Porganigramme masculin? Quelles conditions devaientelles remplir pour aceéder & la dignicé de prétresse?” Dans un commentaire du Livre II paru en 1976, Alan Lloyd sefforca dexpliquer Passertion d’Hérodote sur Puni-sexisme du clergé égyptien, Fid2le 2 sa démarche de ‘sauver’ le plus souvent possible le Pére de PHistoire, le savant estime qu’aux yeux d'Hérodote “no woman in Egypt performs the divine cult of any deity or occupied the pre-eminent réle in worship which would make her equivalent to what be would call a {pet in Greece”. De la sorte, ce ne serait nullement existence des prétresses égyptiennes qui serait dénige, mais la réaité de leur r6le dans Pexécution conertte du culte. Selon Lloyd, les Egyptiennes pourraient seulement (1) incarner une déesse & des fins rituelles; (2) constituer un harem pour rilieu des Grecs installs en Egypte au II sitle avant note te, & Pencontte de fils et de filles qui ne respectnt pas leuts dewies visavie de leas pies. Sut cette obligation & Athénes, cf par exemple H. HANSEN, La démocratie athénienne a lipoque de Démosebone, Pats 2995 p 1 Y AB. Lio, Herodotus Book II. Commentary 1-98 (EPRO 43), Leiden 1976, p. st 397 g : : E : i i { PRETRESSES INDIGENES DANS LEGYPTE HELLENISTIQUE ET ROMAINE 43 le dieu et participer & certaines cérémonies comme chanteuses et dan- seuses; Gj) orner les images divines au moyen de fleurs etc, En revanche, cet auteur affirme que “There is, however, no evidence whatsoever that in. H's time they would participate in rites and functions analogous to those which could be pesformed by Gk. priestesses and regarded as inseparable from that office”, Ainsi, il ne reviendrait pas aux femmes: (0) accompli un sacrifice, @) de veiller & la construction et entretien d'un sanctuaire (“care for the fabric of the temple”), G) de faite respecter un comportement décent aux visiteurs, (4) de soccuper de Padministration financiére de temples mineurs. Cependant, cette analyse ne traduic pas la réalité révélée par les docu- ments papyrologiques et épigraphiques, du moins ceux que Pon rencon- tiera en nombre croissant & partir du régne des Ptolémées, Hérodore visita Egypte & peine plus de cent ans avant Pinstallation du gouverne- ment macédonien, et il est peu probable que les rapports entre les hommes et les femmes, dans le domaine de la vie religicuse, se fussent radicalement modifiés dans Pintervalle, Néanmoins, avec les nouvelles structures greeques du pouvois, les conditions sociales et économiques ont parfois changé ou évolué, ce qui risque occasionnellement de fausser les compataisons avec le temps d’Hérodote. Mais si l’on souhaite fonder tune étude sur une documentation suffisamment abondante et diversifiée (papyrus et monuments égyptiens et grecs) pour aborder Ia question du statut sacerdotal, on est nécessairement contraint de se concentrer sur les époques greoque et romaine — et c'est généralement ce que font, expli- citement ou non, les commentateuts d’Hérodote. ‘Avant de chercher & préciser la place de la femme au sein du systéme, et de la comparer a Ia situation de 'homme, notre attention se focalisera @abord sur ce dernies, afin de dégager bridvement les grandes lignes du satut et des activités sacerdotales — ce détour est dicté tant par la nature des questions posées que pat la disproportion sexuelle des sources. Pour chercher “Yi existe des prétresses”, il faut préalablement se demander “qutest-ce qu’un prétte égyptien?”. Pour tenter de répondre, la référence aux clergés des religions actueles serait un guide dangereux, dont on Sefforcera de libérer nos réflexions, voire nos jugements plus intuiifs. Pour décrite le statut d'un prétre, il est utile Penvisager trois étapes différentes; ou plurdt, dans la mesure oit ces étapes peuvent étre simul- 398 44 ‘Fr. COLIN tanées, mieux vaut sans doute parler de ‘trois aspects’ de la condition sacerdotale, On rfoubliera cependant jamais que la description de ces trois aspects ne se fonde pas sur des textes normatifs antiques, mais sur une observation empirique de cas particuliers; sil est Idgitime de struc- turer explicitement une grille d’analyse du phénomene, et donc de pro- céder nécessairement & une certaine génétalisation, Voutil fourni par cette démarche limitée doit étre utilisé sans rigidité, 1° Lindividu acctde an rang sacerdosal A cette fin, il répondait généralement & plusieurs conditions: premitre ment, étre d'ascendance sacerdotale. En cas de contestation, la preuve de Pappartenance parentale & fordre des prétues (elvax yévous leparrocot) fut par- fois réclamée'. Lhomogénéité fréquente de Tanthroponymie des prétres adeptes d'une divinité décerminée témoigne & la fois de leur attachement & leur diew et & ses snnaoi (des éléments théophores apparaissent de fagon sépéttive) et de leu apparvenance & un cercle familial resteeint ott les mémes roms propres se reproduisent perpétuellement au fil des générations* Deuxitmement, il fallait sans douce acquérir une cestaine compécence professionnelle; en 162. p.C:, du moins, un ‘Tebrynite fit reconnaitre la legitimité de son statut de prétre contesté en démontrant sa capacité & lire les tepatamd xat Atybrna ypdppars, cest-a-dire, d'une part, les écri- tures sacrées, hiéroglyphes et hiératique (en égyptien mdw ner, “paroles divines’, ou sf n pring, “Geriture de la Maison de vie"), et, de Pautre, Vécticure administrative indigtne, le démotique®. Les “exercices sco- Jaires”, listes de conjugaisons, onomastica, exercices décriture higrogly- «Pour tin exemple d'enquéte sur le statue contesté de prétes 4 Pépoque romaine, P Tobe. M291 363 47. ‘* Voit Fe. COUN, Onomastique et rcicee. Problomes et méthode le lumée des dciaments de gypte bellisique et romaine, in M. DONDIN-Pa¥e ~ M."Th, RAEPSAET:CHARLIER Eds), Noms, identies euluoeter et romanization sous le Haui-Empire, Pacis 200% pp. 56. 5 Voir le récapitultif sur la question chez M. Deravw, A Companion to Demotic Sta ies, Bruxelles 1997, pp. 19-21. © PB Tebe Hh 2g1, lignes 41-42. Sur le probléme de la compétence professionnelle des prtivesses, Fr. DUNAND, Le starut des hiereisi en Egypte romaine, in M.B. Dt BOER ~ TA. Bribe (Eds), Hommager MJ. Vermaseren (EPRO 68.1), Leiden 1978, pp. 362-3655, voir ausi le commentaite de S. SAUNERON, Les conditonsd'aceds ala fonction sacendotale a epegue gréc-romaine, in BIFAO 6x (962), pp. 36-57, su une presctiption du temple de Dendara: “ninttoduis personne qui ne soit versé dans V'ériture™. 399 iret PRETRESSES INDIGENES DANS L'EGYPTE HELLENISTIQUE ET ROMAINE 45 phique ou de comptabilité cémotique découverts parmi les ostraca reje- tés par les prétres de Soknebtynis aux abords du grand sanctuaire tebty- nite’, sont les indices de activité scolaire, voire scolastique quotidienne de certains membres du clergé, dont les fragments d'oeuvres littéraires, démotiques et hiratiques, issues de la bibliothéque du temple, consti tuent un autre témoignage’, Ces deux caractétistiques, ascendance et compétence sacerdotales, traduisent d’ailleurs & a base deux aspects d'un méme phénoméne: instruction des candidats prétres est assurée en par- tie par leur éducation au sein d'une tradition familiale fermement éta- blic, de ke méme fagon qu'un artisan apprendra son métier 2 son fils. Lune des sections du fameux texte décrivant le rituel des fetes osiriaques au mois de Khoiak, gravé en higroglyphes sur les parois du temple de Dendera, est intitulée: “connaitre le mysttre que l'on ne voit pas, dont con iventend pas (patles), ct que le pore sransmet & son fils (di.n ft n si=f)” (rad. E. Chassinas)?. De méme, les instructions morales gravées sur Jes montants d’une porte par oit passaient les officiants du temple d’Edfou rappellent & ceux-ci que la maniée dont ils conduisent les affaires cul- tuelles du sanctuaire a valeur dexemple pour Pinstruction de leurs propres enfants “Les directives du sanctuaire sont entre vos mains, elles sont tan enseignement pour vos enfants” (se bust-nty br “wy2tn m ship n msutw=e), ‘Néanmoins la natute et le degré d’approfondissement de ces connais- sances professionnelles vatiaient vraisemblablement selon différents fac- curs, tels que ka fonction spécifique du prétre, importance socio-éco- nomique ou la situation géographique du sanctuaire auquel il appartenait. Certains de cos textes, découverte parla mission fancoitaliesine dtigée par Cl. Gale laa, sont en coues de publication. * Voir par exemple RJ. FRanDseN (Ed), The Carkbere Papyr, 1. Demoic Texts fom the Colleton (CNI Publications, 1), Copenhague 1991; J. OSING, The Carkberg Papyri 2, Hiervscse Papyrus Tebeunis I(CN1 Publications, 17; Copenbague 19985 J. Otis — G., Rosani, Ppiv greg efertici de Tebryns, Firenze 1998. »E. GHASSINAT, Le mytire d'Oxrs a moit de Kboiah, 3, Le Caiee 1966, p- 7. Une for- mule eres proche apparaiten outre & Edfou dans Vnsculé de fa reette complexe dune substance quiun pret doit peépaser pour Purser dans un situel: “Cest un secret qui rest ni yu ni entendy par petsonne, I ze tamsmet de Tainé son fis", Fefow XM, pl CCCXCVI, co. 2-3, <6. 8 MONE, Fades sur quelques prétres et fontionnairs di dieu ‘Min, in INES o (1950), p 2. "© Edjow ML 362, 4, cf M. AULIOT, Ls ene Horus & Edfow au temps des roles ( BAB XX), Le Caite 1949, p86 ef SAUNERON (ae, noe 3), p. 23 400

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