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David CAPES

Connaître & activer des potentiels sociopolitiques

Version 29 juillet 2010

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 1


INTRODUCTION

L'auteur de ce livre a été encouragé à aller au bout de sa mise en forme par l'édition en poche en
2010 en français de Le public et ses problèmes de John Dewey. La France deviendrait un pays
disponible pour une pensée de l'activation sociopolitique.
Un autre livre - publié pour la première fois en 1825 - marque pour John Dewey le point de départ
de ses réflexions sur l'accomplissement des potentiels humains : Aids to reflection.
Samuel T. Coleridge y expose en introduction quelques questions clés auxquelles chacun devrait
trouver des réponses avant d’engager du temps dans la lecture d’un ouvrage : que contient ledit
livre ?, à qui s’adresse-t-il ?, que peut-on en faire ?
Dans un monde qui nous impose de maîtriser les investissements de notre temps y compris
personnel - la lecture d’un livre étant considérée comme beaucoup plus coûteuse en temps que la
consultation de bases de données électroniques ou l’interaction avec d’autres sujets connaissants -
cette préoccupation reste particulièrement d'actualité.

Le livre que vous avez entre les mains contient :


- une sélection de références théoriques pouvant aider à articuler des concepts et des principes
collaboratifs de communication de connaissances avec des pratiques d’ingénierie du développement
sociopolitique,
- l'exposé de références et des propositions de concepts et principes aidant à assurer cette
articulation en situation de conduite d’intervention "d'activation de potentiels sociopolitiques",
- des illustrations de la mobilisation de ces ressources théoriques et méthodologiques sous la
forme de cas d’interventions pouvant s'appliquer à plusieurs champs : socioprofessionnel,
organisationnel, socio-économique, territorial… avec élaboration et mise en œuvre de politiques
publiques traitant des enjeux sociaux, environnementaux ou économiques…

Le livre s’adresse et peut être utilisé par :


- d’une part des professionnels, et étudiants futurs professionnels, nommés diversement :
"agents", "chargés" "animateurs" "de développement"… qui peuvent enrichir leurs pratiques
des propositions qu’il contient,
- d’autre part des enseignants-chercheurs intéressés par les interactions entre leurs activités de
producteurs/diffuseurs de connaissances et le champ du développement, pouvant être en
charge de programmes de formation, ou de projets de recherche collaborative, qui peuvent y

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trouver : des propositions de théorisation, l’approfondissement de concepts, des
enseignements issus d'expériences utiles pour des pédagogies professionnalisantes et la
définition de modalités pratiques d'intervention-recherche …

On peut se servir du livre pour enrichir la construction de son arrière-plan théorico-pratique :


- lorsqu’on est en position professionnelle ou militante d’intervention pour favoriser des actions
et projets de développement social, économique et de valorisation des ressources,
- lorsqu’on veut développer une activité d’intervention-recherche, ou contribuer à des
recherches collaboratives.

L'ingénierie ou la recherche-action de développement sociopolitique peuvent être considérées


comme s'inscrivant dans le prolongement du courant constructiviste, puisqu'elles portent sur des
phénomènes se produisant parallèlement à des efforts de connaissances les concernant. Hormis les
champs disciplinaires qui produisent des connaissances sur les phénomènes de développement :
droit, économie, sociologie; les sciences de l’information et de la communication et les sciences de
la gestion sont deux pratiques interdisciplinaires relevant selon Jean-Louis Lemoigne des sciences
de l’ingénierie (Epistémologies complémentaristes, 1999, p80). Il insiste sur le fait que ces sciences
sont "rarement soucieuses de justifier leur statut épistémologique, et en appellent volontiers à la
modélisation systémique qu’elles prétendent mettre en œuvre pour justifier pragmatiquement de la
scientificité des énoncés enseignables qu’elles produisent" (p80). Sollicitant parmi d’autres, la
théorie de "l’action intelligente" (Dewey, 1993-1938, p 596) de John Dewey, il montre : pourquoi
ces sciences devraient, et indique dans une certaine mesure elles pourraient : "assurer le statut et
l’organisation épistémologique des connaissances qu’elles produisent." (Le Moigne, 1999,
p95). Avec ce livre - qui propose des sources théoriques, des concepts et des méthodes pour une
ingénierie sociocognitive d’activation de potentiels de développement - nous prolongeons
l’approche de John Dewey, sur laquelle s’appuie Jean-Louis Le Moigne, enrichie des avancées de
ces dernières années regroupées sous l’intitulé des sciences cognitives ou du management des
savoirs. Il s’agit de développer une épistémologie appliquée, entendue comme une réflexion
associée aux activités cognitives, qui vise à formaliser les conditions qui permettent d’obtenir une
"assertibilité garantie" (Dewey, 1993-1938) par application d’une méthode scientifique (mais nous
verrons que nous nous intéressons aux racines dans la pensée créative esthétique de cette méthode
plutôt qu’à ses formes actuelles excessivement technologisées et financiarisées).

Dans son ouvrage Logique, la théorie de l’enquête (Dewey, 1993-1938) John Dewey définit trois
conditions logiques qui accompagnent la méthode scientifique : "(a) le statut des conceptions

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théoriques comme hypothèses qui (b) ont une fonction dans le contrôle de l’observation et de la
transformation pratique ultime des phénomènes antécédents, et qui (c) sont éprouvées et
continuellement révisées à partir des conséquences qu’elles produisent dans l’application
existentielle" (Dewey, 1993-1938, p 609).

Connaître et activer les potentiels sociopolitiques

Ce livre est le résultat d'un choix de vie professionnelle opéré au début des années 1990, dans le
cadre d'un travail de recherche partagé avec le fondateur d'un département de Communication
sociale à l'Université de Bordeaux Georges Thibault, recherche partagé sur l'applicabilité (et la
transférabilité en France) des propositions théoriques et méthodologiques d'auteurs américains
pragmatistes et interactionnistes. Spécialement après lecture et approfondissement des
conséquences pour les pratiques professionnelles des ouvrages Logique, et The Public & Its
Problems (ce dernier non traduit à l'époque), nous avons choisi d'expérimenter ces propositions
théorico-pratiques à partir d'un statut de Consultant-Formateur qui a été complété par une fonction
d’Enseignant-Chercheur associé à l’Université de Bordeaux. Avec notre projet de prolonger les
théorisations de John Dewey, nous avons suivi la proposition de Gérard Deledalle qui écrit dans son
introduction à la « Logique » de Dewey : "Il (John Dewey) offre une hypothèse. Il appartiendra aux
chercheurs - à tous les chercheurs et pas seulement aux logiciens - aux chercheurs engagés dans
l’enquête anthropologique surtout, de l’expérimenter." (Dewey, 1993-1938, p9).
Ces années d'expérimentation ont permis d'aboutir à un ensemble de conceptions opératoires de
recherche-action et d'ingénierie d’activation de potentiels sociopolitiques.
L'adjectif "sociopolitique" désigne cet interfaçage entre les dimensions sociales, économiques,
politiques et administratives du développement, le préfixe "socio-" se décomposant en socio-
économique, le suffixe "-politique" se décomposant en politico-administratif. Les dimensions
concernées par les procès d'activation sont : les communications, les connaissances, les techniques
et les finances engagées. L'activation désigne une intervention se décomposant sous deux volets : la
potentialisation de situations (faisant émerger des potentialités) et l'actualisation de potentialités
(associées aux situations). Un "potentiel sociopolitique" peut être une potentialité à faire émerger,
ou à actualiser, en intervenant à l'interface des dimensions d'actions situées : sociales, économiques,
politiques, administratives.

Un "potentiel sociopolitique" se définit par référence à un paradigme de "développement", ce


terme étant partie prenante de l'ensemble terminologique requis. Nous devons préciser tout de suite

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que ce terme n'est pas entendu ici par référence au modèle dominant des critères d’évaluation
productiviste et matérialiste de "la croissance". À titre d’exemple, un "potentiel de développement
sociopolitique" peut résider dans le fait pour des acteurs de se donner collectivement des objectifs
socio-économiques (combinant la valeur sociale et personnelle attribuées aux activités et les
contraintes de production de valeur économique), objectifs tels que :
- assurer une valorisation de ressources humaines dans un contexte de recherche d’emploi ou en
situation d’activité professionnelle personnelle,
- établir ou redéfinir des modes d’organisation d’activité d’entreprises ou d’organismes,
- améliorer les activités économiques, sociales, les conditions d’existence, la qualité et la pérennité
des ressources environnementales sur un territoire donné,
- concevoir et réaliser des programmes de recherche collaborative, utiles aux activités
économiques et sociale et assurant une valeur ajoutée dans le champ scientifique.

Avec le choix du titre : "Connaissances & Activations de potentiels sociopolitiques", nous voulons
insister sur les tensions entre :
- production et diffusion de connaissances portant sur les potentiels sociopolitiques,
- engagement de moyens communicationnels, techniques et financiers influençant les acteurs
sociaux, économiques, politiques et administratifs concernées par la "situation problématique"
justifiant une dynamique d'activation de potentiels.

C'est dans la tension entre Connaissances & Activations que doit être pensée le statut et une
organisation épistémologiques à un ensemble de connaissances “ enseignables ” relevant d’une
ingénierie de connaissance et d’action sur des systèmes sociopolitiques. Dans ce livre, nous
utilisons le terme d’ingénierie avec une acception prolongeant les travaux de Jean-Louis Le
Moigne, spécialement dans ces collaborations avec Edgar Morin, qui dans leur ouvrage commun
L’intelligence de la complexité (2007) apporte des concepts qui sont mobilisés dans ce livre.

Connaître et/ou Activer des potentiels sociopolitiques c'est agir sur des construits bio-technico-
culturels que nous proposons – après d’autres - de décrire comme des « situations problématiques
complexes contextualisées ». Celles-ci impliquent - plus ou moins explicitement - des personnes
concernées (quelle que soit leur position vis-à-vis de cette situation) dans la définition, la
planification et/ou la réalisation d’actions visant des objectifs de développement (au sens variable
selon les exemples donnés précédemment) – ces activités de « définition, la planification et/ou la
réalisation d’actions » supposant la production et diffusion de représentations cognitives (au sens de
faisant effort de connaissance partagée du réel). La question se pose de savoir quel est l’arrière-plan

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théorique et méthodologique que l’on peut donner aux démarches d’assistance à ces processus.
Nous souhaitons approfondir un ensemble de réponses possibles organisées autour des enjeux : 1_
de l’appropriabilité, 2_ de l’applicabilité et 3_ de la vérifiabilité - des résultats d’une intervention :
produisant-diffusant des connaissances & engageant des moyens activant des potentiels de
changement des situations.

Inéluctable articulation d’une réflexion sur les pratiques avec un questionnement épistémologique

Nous verrons que notre démarche correspond aux déplacements contemporains des limites entre
les pratiques d’ingénierie (études, consultance, expertise, etc) et les activités qui peuvent être
considérées comme relevant de "la Recherche proprement dite" (pour ne pas nous enfermer dans le
modèle réducteur des oppositions entre : "recherche fondamentale" et "recherche appliquée" ou
"activités ne relevant pas de la recherche").
La conception deweyenne d’une pratique de l’enquête scientifique socialement contextualisée,
comme relevant d’une scientificité générale, perturbait déjà clairement le paysage épistémologique
en son temps (voir la querelle Russel/Dewey in : Burke, 1994), aujourd'hui les révolutions
organisationnelles, de gouvernance et de financement de la recherche et de l'enseignement supérieur
conduise à "repenser la science" (voir l'ouvrage de Gibbons et alii, 2003).

Nonobstant les critiques issues d’une conception de la recherche ne devant se définir qu’entre
pairs membres de la communauté académique, ce livre propose à des chercheurs ou futurs
chercheurs des approches relevant de conceptions rattachées à l’intervention-recherche, ou plus
récemment à la recherche collaborative, cette proposition cherchant à posséder un caractère
“ enseignable ” (Le Moigne, 1999).

Enseigner une épistémologie appliquée de l’intervention-recherche, et des méthodologies


d’intervention-développement, signifie proposer à ceux qui l’appliqueront, une démarche de
contrôle de la valeur des résultats de leur activité de "travailleur du savoir". Cet enseignement doit
être aménagé en fonction des personnes et des contextes concernés par cette application. En effet,
chaque application s’effectue dans le contexte d’une certaine « matrice bio-physique et socio-
culturelle » pour élargir les définitions deweyennes, par détermination de la valeur des modalités de
son appropriation, des actions qu’elle aide à déterminer, des conséquences de ces actions, et des
modalités de détermination - et de vérification - de la valeur de ces conséquences.

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Les chapitres II et III de Logique, théorie de l’enquête décrivent en ces termes les conditions de
l’enquête scientifique en général et en sciences humaines en particulier (Dewey, 1938-1993, pp 81-
119). L’adéquation est surprenante entre les conceptions de Dewey de cette fin des années 30 du
siècle dernier et les démarches contemporaines d’activation des potentiels de développement des
ressources humaines et environnementales. Les processus vitaux sont, selon Dewey, « produits par
l’environnement aussi bien que par l’organisme; car ils sont une intégration » (Dewey, 1938-1993,
p 83) et ils exigent le « maintien d’un environnement unifié », de sorte que le but de la recherche
scientifique et de l’action intelligente en général est « l’institution d’une relation intégrée » (pp 83-
84-86). La matrice culturelle, insérée elle même dans la matrice biologique, (au sens
environnemental du terme) est caractérisée par les usages de signes et symboles, qui sont des
moyens de procéder à une symbolisation qui caractérise les activités communes, des moyens
d’évaluer les situations existentielles et de déterminer des fins et moyens d’agir sur elles : « Les
mots signifient ce qu’ils signifient en connexion avec les activités communes qui produisent une
conséquence commune à laquelle tous participent. » (p 114).

Intérêt d'un approfondissement de la philosophie pragmatiste dite « classique »

Avec les précisions qui précèdent, nous amorçons un exposé des arrière-plans théoriques qui
alimentent l’usage du terme « pragmatiste ». En aucun cas, il ne peut être réduit aux interprétations
réductionnistes en France, où le pragmatisme est souvent limité à des présupposés d’utilitarisme
primaire. Certes - après William James - John Dewey insiste dans Liberalism and social action,
(Dewey, 1935/1991) sur le rôle majeur de la pensée de Jeremy Bentham, (Laval, 1994) qui, le
premier a marqué la pensée libérale et progressiste par le principe d’une évaluation (spécialement
objective et quantitative) de toute action organisée par ses conséquences sur la vie concrète des
individus (Dewey, 1935/1991, p 26). Mais, le premier utilitarisme qui fut très réducteur, ne
constitua que la base du second utilitarisme de John-Stuart Mill, qui, déjà enrichi par les idéaux
romantiques d’auteurs comme Coleridge, la pensée de Saint-Simon, et plusieurs aspects de la
pensée socialiste, fut à l’origine de nombre de conceptions progressistes et pragmatistes. Par
ailleurs, si ce livre veut mettre en évidence l’intérêt d’une compréhension et application de
principes pragmatistes, il ne s’en tient pas à proposer un simple prolongement des conceptions
pragmatistes en sciences humaines et en ingénierie sociale.

L'ingénierie qui nous occupe - parce qu’elle implique des sujets connaissants - mobilise des
approches relevant des sciences de l’information et de la communication ou encore des sciences

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cognitives, lorsqu’on l’envisage en tant qu’agissant sur des systèmes de communications supports
de connaissance. Mais parce qu’une telle ingénierie implique un management des modalités de
production de « savoirs actionnables », elle relève aussi des sciences de la gestion. L’adjectif
« actionnable » est emprunté à Chris Argyris, qui l’utilise fréquemment, (Argyris, 1995), l’adjectif
ayant été utilisé pour la première fois en 1983 par D. Schön (Jean-Louis Le Moigne in Ingénierie
des pratiques collectives, Avenier, 2000). L’idée qu’un savoir puisse être considéré comme
actionnable ne devrait plus choquer, ni être considéré comme relevant d’un champ isolé relevant de
« la recherche appliquée » ou de « la recherche finalisée ». Dans le domaine des Sciences de
gestion, le double caractère praxéologique (au sens d’une science de l’action qui se déploie et
trouve son sens dans la pratique) et pédagogique de la connaissance est explicite. Un ouvrage
comme Le management de Michel Weill (Weill, 1994) montre bien comment, historiquement, la
scientificité des sciences de gestion s’est construite à l’interface des pratiques et de leur théorisation
en vue de former des praticiens qui appliqueront le savoir en train d’être construit.

Ainsi, du fait que nous étudions une activité spécifique de définition et d’application de principes
et de méthodes de management de communications orientées vers des résultats contrôlables, pour
lesquels nous proposons des arrière-plan épistémologiques, nous nous inscrivons à l’interface de
champs de connaissance eux-mêmes pluridisciplinaires : les sciences de l’information et de la
communication et les sciences de gestion. L’intitulé d’ingénierie cognitivo-pragmatiste - quitte à
troubler les esprits - permet de cerner plus précisément les sources théoriques mobilisées et les
champs d’intervention concernés. En choisissant d’approfondir la Logique de John Dewey, et de
nous appuyer sur le concept central de situation, comme théorie contextualisée dans l’Amérique de
la fin du prestige de l’École de Chicago, nous avons cherché à structurer un arrière-plan conceptuel
plus spécifiquement adapté aux pratiques d’intervention-recherche et/ou d’intervention-
développement.

Les approches processuelles et de management de projet comme prolongement d’une pensée de la


conduite de l’action intelligente

L’objet à cerner c’est la conduite de telles interventions qui ont pour origine la reconnaissance de
situations problématiques socio-économiques (implicitement ou explicitement envisagées comme
« complexes ») imposant une réflexion agissante, et la définition d’actions. Ces interventions
s’accompagnent de l’utilisation de principes et de méthodes de facilitation de l’émergence et de la
réalisation d’actions symboliques, institutionnelles ou physiques, facilitation que nous appelons

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« activation ». Sans nous enfermer, rappelons-le, dans les connotations productivistes du terme,
nous utilisons le concept de « développement » pour définir la perspective de résultats visés par
l’intervention.
Les systèmes socio-économiques dans le contexte desquels l’intervention cible des résultats de
développement, s'insère nécessairement dans un système de décision politico-administratif. Aussi,
nous avons choisi d'utiliser l’expression "activation de potentiels socio-politiques" pour désigner
l’organisation d’une visée d’action prenant en compte la globalité des enjeux socio-économiques et
politico-administratifs des situations. Cette « activation socio-politique de développement » est
envisagée comme un procès au sens de « process » par lequel se trouvent favorisées et "contrôlées
scientifiquement et démocratiquement".
Un procès d'intervention sur un potentiel sociopolitique se décompose en :
- application de procédures de production de connaissances,
- qui interagit avec des processus d’expression, de reconnaissance et/ou d’actualisation de
potentialités.
Ainsi commence à se préciser la dialectique entre "Connaissances & Activations" "de potentiels
sociopolitiques" qui donne le titre au livre. Le mot "procès" est utilisé ici pour désigner un
enchaînement d’actions résultant de l’application de procédures d’intervention et subissant
l’influence de processus de réaction à ces applications. Les procès concernés peuvent être
appréhendés à partir des moyens d’analyse, de compréhension et de pilotage d’actions que
permettent d’autres champs disciplinaires : la psychosociologie, l’économie politique, l’écologie
appliquée, l’urbanisme… Il ne s’agit pas, bien entendu, de prétendre maîtriser ces domaines de
connaissance, puisque notre objet d’étude est avant tout la pratique d’ingénierie des
communications associées aux interventions, qui toujours impliquent des sujets connaissants.
Cette pratique d’ingénierie des communications peut être décrite comme une coordination des
modalités d’application de procédures de production et diffusion d’informations finalisées
sollicitant ces compétences d’expertise. Sans les commander, ni les assimiler, elle gère leur
intégration à des procès d’activation de potentiels d'amélioration des situations sociopolitiques.

Au centre de la réflexion : le concept - objet - phénomène : « intervention »

Il est essentiel de prendre en compte de quelle manière différentes capacités d’expertise


scientifiques et/ou d'ingénierie, requerrant des moyens techniques adaptés, concourent à la
détermination des finalités de ce « développement » entendu comme : valorisation des ressources
humaines et environnementales.

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Il s’agit de s’attacher spécialement à la coordination qui doit être assurer entre :
- d’une part les discours/projets prescriptifs et,
- d’autre part les procédures de délibération et planification d’actions, qui sont le fait des différents
experts, praticiens, élus politiques, responsables administratifs et citoyens concernés par certains
phénomènes.

Cette coordination doit permettre de concilier, dans les contextes de l’échange communicationnel,
puis de l’action planifiée :
- des interventions qualitatives et intersubjectives de facilitation de la reconnaissance et de la
décision d’action sur les situations sociopolitiques, et
- des approches quantitatives et objectives précisant, configurant, mesurant le possible et
préconisant le souhaitable en termes de « mesure » (les études quantitatives participent
inévitablement d’une rationalité prescriptive, rappelons que le mot « raison » a pour étymon le
« ratio ») .

Une expression telle que “ intervenir sur des situations ” doit être signalée comme centrale pour
insister sur l’objet principal de notre effort de théorisation appliquée. Le positionnement sémantique
du terme “ situation ” à partir des travaux de John Dewey, sera décrit ultérieurement. Signalons ici
le caractère fondateur en France de travaux de recherche concernant les pratiques d’intervention,
dont Jean Dubost a présenté une première synthèse dans L’intervention psycho-sociologique
(Dubost, 1987). Il peut être aussi inscrit – spécialement pour ses aspects concernant le traitement
des problématiques socio-politiques - dans la catégorie des théorisations de pratiques de recherche-
action que René Barbier décrit ainsi dans son livre La recherche-action (Barbier, 1996) : « Elle sert
l’éducation de l’homme citoyen soucieux d’organiser l’existence collective de la cité. Elle est par
excellence de l’ordre de la formation, c’est-à-dire d’un processus de création de formes
symboliques intériorisées, animé par le sens du développement du potentiel humain. » (Barbier,
1996, pp 8/9).
On voit apparaître à nouveau l’agencement logique entre : Connaissances & Activations des
potentiels.

Cependant, si cette approche socio-éducative, est sous-jacente à notre pratique, elle n’est pas la
seule prise en compte, parce que nous estimons devoir intégrer des impératifs de rationalité de
gestion lors de nos interventions, ce qui nous éloigne des simples postulats de la recherche-action
socio-éducative ou de l’intervention psychosociologique, qui se présentent a priori comme étant
d’utilité publique dite “ désintéressée ”. Le contexte de financiarisation généralisée, l’accentuation

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d’un impératif de contrôle de gestion des dépenses publiques, obligent à réviser les présupposés
d’une activité citoyenne qui ne s’accompagnerait pas d’une évaluation des tenants et aboutissants
socio-économiques, y compris dans des pratiques et des coûts des activités d’intervention-
recherche, ou d'intervention-développement.

Ainsi, notre théorisation n’évite pas la question spécifique de la rationalité gestionnaire de la


micro-économie d’une intervention - structurée en spirale - que l’on peut résumer ainsi :
A ] Un agencement de moyens et de ressources et des aptitudes à les mobiliser existent
initialement (avec la nécessité de circonscrire un espace-temps définissant une situation et des
personnes concernées par la situation sur une durée donnée et pour des enjeux spécifiques) ;
B ] du temps et des moyens sont consommés pour une activité de gestion de l’information et de la
communication visant à produire des représentations d’améliorations possibles de la situation
initiale, représentations que l’on doit chercher à produire sous des formes appropriables par les
personnes concernées, puis actionnables (ce qui suppose que des ressources immatérielles et
physiques, en compétences et en moyens doivent pouvoir être mobilisées pour planifier et
concrétiser les actions);
C ] des résultats sont visés et constatés en termes : soit de modification des aptitudes de
compréhension et capacité d’action sur la situation, soit de planification d’actions produisant un
changement concret de la situation initiale, la vérification pouvant être effectuée de ce que les
représentations n’ont pas été seulement appropriées mais qu’elles ont guidé des actions ayant
produit des résultats.
D/A’ ] un agencement de moyens et de ressources et des aptitudes à mobiliser ces éléments
existent finalement (initialement, pour une nouvelle intervention inaugurés par une étape A’).

Nous préciserons comment l’approche proposée, tout en tirant profit des travaux relevant des
sciences humaines appliquées à « l’analyse impliquée du changement », ne s’inscrit que
partiellement dans leur sillage. La manière dont John Dewey envisage l’enquête dans Logique,
théorie de l’enquête, comme enquête résolutive de « situations problématiques complexes » par les
humains concernés est en accord avec ce type d’analyse que plusieurs auteurs développeront après
Dewey, spécialement ceux s’inscrivant dans le sillage de la recherche-action. Spécifiquement dans
le cadre d’une perspective d’animation (dont la parenté avec l’activation est évidente). Des travaux
de théorisation comme ceux de Jean-Claude Gillet sont à mentionner ici (Gillet, 1995). Leur valeur
d’application et d’enseignement ont été constatées dans le contexte des activités de l’IUT Michel de
Montaigne à Bordeaux auxquelles nous avons participé. Nous pourrions y ajouter
l’ethnométhodologie et d’autres “ microsociologies ” (Lapassade, 1996).

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Mais contrairement à certaines des théories appliquées développées dans ces domaines nous ne
prétendons pas proposer des interventions qui aboutissent à des productions de connaissances
rivalisant avec [ ou cherchant à se substituer à ] des méthodologies de recherche « positivistes » ou
traditionnellement centrées sur des modalités d’évaluation se limitant aux communautés
scientifiques. Nous souhaitons plutôt élaborer une méthodologie d’intervention qui puisse, au
contraire, faciliter la mobilisation d'équipes multidisciplinaires de recherche appliquée, ou
simplement créer des opportunités de diffusion et d’appropriation de connaissances produites par
des chercheurs ou des experts. Les travaux collectifs regroupés dans le livre : Ingénierie des
pratiques collectives, (Avenier, 2000) proposent des analyses similaires à notre approche , portant
sur des "actions collectives finalisées" (p17) conduisant des facilitateurs, des accompagnateurs de
telles actions à concevoir un schéma d’analyse de la pratique d’intervention. Nous partageons
l’effort de ces auteurs qui ont cherché à "co-produire des connaissances actionnables sur
l’intervention délibérée en situation complexe" (Avenier, 2000, pp 24-25).

L’application à des « situations problématiques complexes contextualisées »

Différents domaines d’activité constituent notre terrain de recherche appliquée à "l’activation de


potentiels sociopolitiques" : le professionnel, l’organisationnel, le territorial… Nous utilisons dans
ce livre des expressions telles que : « gestion de l’information et de la communication », ou encore :
« management des communications » pour désigner ces interventions comme contenant différentes
modalités de conduites des interactions avec des « situations de développement », étant entendu que
nous ne sommes pas seuls à interagir avec elles et que les volontés de conduite d'aides à la décision
basées sur des capacités d’expertise de certains intervenants peuvent entrer en conflit avec une
proposition d'intervention basée sur l'intervention d'activation de potentiels.

La « définition de la situation » par un ou plusieurs chercheurs étant vécue souvent comme une
prise de pouvoir sur l’objet de la recherche, il faut désinvestir les acteurs d’une dynamique
multidisciplinaire de la prise de pouvoir sur l’objet commun par l’application de son propre
schéma de connaissance, prise de pouvoir qui devrait entraîner (c’est ce que l’on croit) un pilotage
méthodologique, et devrait donc entraîner (c’est ce que l’on peut espérer) la maîtrise des ressources
financières.

On comprend qu’un des enjeux majeurs ici résident dans la capacité à être au clair avec les

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« conceptions » avec lesquelles on tient sa place de Chercheur-Intervenant ou Ingénieur-
Développeur . John Dewey lui-même, dans Logique, la théorie de l’enquête (Dewey, 1938, p 590),
insiste sur l’attention que le chercheur doit porter aux "conceptions courantes dans la culture
antérieure" qui "fournissent les moyens idéels par lesquels ils formulent et traitent les problèmes". Il
cite Cornford qui dans From Religion to Philosophy, p 45 écrit : "Il existe un cadre inaliénable et
indéracinable de conceptions qui n’est pas de notre fabrication, mais qui nous est donné tout fait par
la société - tout un appareil de concepts et de catégories dans et par lequel la pensée individuelle,
quelque audacieuse et originale qu’elle soit est forcée de se mouvoir"). Cornford étant cité par
Stebbing, que cite Dewey, Stebbing ajoutant dans A Modern Introduction to Logic [nous sommes
en plein dans "nous ne faisons que nous entregloser…" de Montaigne] Stebbing donc ajoutant que :
"Aucun penseur pas même le physicien, n’est complètement indépendant du contexte de
l’expérience qui lui est fournit par la société dans laquelle il travaille" (p 164). Dewey
ajoute qu’hormis ces conditionnements, "le changement des méthodes de production, de
distribution et de communication est la condition principale déterminante des relations sociales, et
dans une grande mesure des valeurs culturelles réelles chez tous les peuples industriels avancés." (p
591). L’adjectif "contextualisé" vient compléter l’outillage terminologique, ainsi, la recherche et
ingénierie d'activation de potentiels sociopolitiques porte sur des "situations problématiques
complexes contextualisées".

Dans le paradigme dominant du "développement durable" les perspectives d'actualisation de


potentiels se traduisent en valorisation des ressources humaines ou environnementales. Il s'agit
d'investir des moyens et/ou de ressources naturelles (plus ou moins artificialisées), qui, en retour,
permettent d’améliorer les conditions de vie de citoyens-contribuables ou de clients-
consommateurs, et qui génèrent en retour des moyens nouveaux de transformation de ressources qui
puissent être mobilisés par les agents de transformation. Ces cycles de transformation doivent être
contrôlés démocratiquement (à l’échelle internationale et locale) de manière à garantir les
possibilités de renouvellement des ressources. Innovant au début des années 1990, devenu un
standard de médiatisation, sinon de pensée et d'action, un livre comme celui de José A Prades, R
Tessier et J-G Vaillancourt Environnement et développement. Questions éthiques et problèmes
socio-économiques (1991) précise bien les tenants et aboutissants et justifie la pertinence d’une telle
définition, y compris du point de vue de l’analyse économique. L’expression "citoyens-
contribuables" désigne des co-producteurs/bénéficiaires de biens et/ou de services publics qui sont
financés par des prélèvements obligatoires, directs ou indirects. L’enjeu réside dans la capacité du
contrôle démocratique du rapport coût / avantage du prélèvement imposé au citoyen.
L’activation de développement, telle que nous l’entendons, implique donc nécessairement une

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 13


activation de citoyenneté. Pratiquer "l’activation de citoyenneté", ou encore être "agent de
citoyenneté", c’est intervenir auprès d’une ou plusieurs personnes ou institutions en vue :
- d’améliorer le niveau d’intégration de personnes aux processus associés aux droits et devoirs,
obligations et opportunités qui accompagnent l’appartenance sociale, économique et politique,
- de favoriser la mise en place de modalités de participation aux décisions et programmes
d’actions qui y correspondent.
Ainsi définie, la citoyenneté ne peut pas être restreinte à de simples comportements quotidiens
plus ou moins conformes à l’intérêt public, elle ne peut pas être cantonnée aux simples rares actions
civiques prévues dans le cadre des « démocraties les plus avancées ». Par citoyenneté, nous
désignons l’ensemble des manières possibles de participer à la vie publique. Nous aurons l’occasion
de montrer comment John Dewey, dans son ouvrage Le Public et ses problèmes (1927, première
édition en poche en français en 2010) établit clairement que les enjeux d’une intégration des
citoyens aux décisions et aux actions qui décident de leurs propres conditions de vie, ne peuvent
être correctement soulevés et traités que par la mise en place de modalités concrètes d'ingénierie des
communications. John Dewey montre que la complexité découlant de l’émergence de la société
industrielle nécessite une ingénierie de communication qui organise la participation citoyenne, et –
du fait de l'impératif du recours aux expertises scientifiques et techniques, exige une épistémologie
partagée entre décideurs et contributeurs scientifiques, les citoyens concernés étant invités à intégrer
le cercle des "décideurs".

Les connotations usuelles des termes « développement » et « citoyenneté » valident l’idée simple
selon laquelle, d’une part, il n’y a de « véritable » développement que résultant d’une participation
citoyenne, et, d’autre part, une activation de citoyenneté accompagne nécessairement une activation
de « développement ». (Bien entendu, cette « idée simple » mériterait un examen approfondi que
nous réaliserons partiellement au moment d’examiner la controverse entre Walter Lippmann et John
Dewey qui nous fournira une base pour dégager des perspectives d’ingénierie se substituant à de
simples positions idéologiques de principe. Bien que « par principe », nous ne pouvons qu’adhérer
à une conception très favorable aux efforts de pratiques démocratiques, nous rejoignons ici John
Dewey et Richard Rorty pour lesquels la valeur de la démocratie relève du principe premier.
(Delacampagne, 2000, p80). Cependant, il nous semble inévitable de considérer que des modalités
de « contrôle d’effort de scientificité » doivent accompagner ces pratiques, qui doivent être
orientées, selon nous, vers une conciliation entre expertise à visée objective et délibération
intersubjective, ce qui ne soumet pas toute avancée possible y compris en matière de
développement socio-politique au fait de se conformer à un modèle d’organisation institutionnel ou
politico-administratif étroitement défini.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 14


À l’encontre d’une approche traditionnelle qui ferait de l’expert doté de conscience le meilleur
garant de la décision juste, (Lippmann, 1922, 1927) nous proposons de penser des interventions qui
permettent au nombre le plus important possible d’acteurs concernés, d’exprimer une part de
responsabilité de compréhension, évaluation et décision d'action sur la situation. Mais l'intervention
fait avec les positions de légitimités issues de la démocratie représentative, aussi, des choix de
pilotage politico-administratif peuvent imposer des procédures d’interaction avec des personnes
concernées par nos interventions qui peuvent entrer en contradiction avec nos propres valeurs de la
vie démocratique ou d’un développement humain durable et partagé. Sans nous empêcher de tenter
d’orienter les décisions prises dans le contexte de nos interventions, nous organisons un processus
de décision qui peut aller à l’encontre de nos valeurs. Les décideurs étant rarement isolés,
l'intervenant connaissant/activant des potentiels sociopolitiques peut favoriser l’expression
d'oppositions de valeurs – en interne dans le système de décision - pour créer les conditions d'une
négociation entre ces valeurs et celles de l'intervenant, ou encore laisser négocier entre eux les
porteurs de valeurs (spécialement dans des situations qui sont associées à des conflits entre
personnalités politiques, souvent du même parti). Nous voyons que tout un pan de réalité analysable
avec le recours aux sciences politiques, relevant des conflits, des rapports de force et d'exercice du
pouvoir est sous-jacent aux phénomènes sur lesquels l'intervention de connaissance/activation de
potentiels sociopolitiques. Une des hypothèses de ce livre est que l'approche sociocentrée d'une
rationalité de la recherche d'améliorations des situations sociopolitiques, permet de relativiser la
dépendance des phénomènes à la dimension politique au sens des conflits de pouvoir entre
personnalités et appareils centrés sur des objectifs d'exercice du pouvoir personnel.

Parce que cet enjeu de délimitation des champs d'exercice de pouvoirs personnels est à prendre en
compte. Et pour du fait d'un parti-pris méthodologique qui le tient de côté, négociant avec lui plutôt
que de chercher à l'abolir ou se substituer à lui, nous distinguons "activation de citoyenneté" et
"activation sociopolitique". Bien que l’activation de citoyenneté permette de garantir que
l’activation sociopolitique soit établie sur des bases de programmation d’actions à la fois plus larges
et probablement plus durables, il est nécessaire de laisser une possibilité à une démarche
d’activation de privilégier ou de restreindre : d'une part l’implication et la participation citoyennes,
d'autre part l’engagement dans la planification d’actions concrètes d’amélioration des situations.

Nous verrons que nous sommes ici au cœur du débat sur les conceptions de l’ingénierie de la
participation démocratique qui opposa Walter Lippmann à John Dewey. Lippmann insistant sur le
fait que la complexité et la technicité requise pour l’analyse et le prise de décision relatives aux

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 15


situations d’intérêt public nécessitait de réviser de façon réaliste les ambitions « démocratiques ».
(Lippmann, 1922). John Dewey défendant l’hypothèse du principe selon lequel : le surcroît de
complexité doit être surmonté par un surcroît d’activité démocratique, accompagné par une
"ingénierie" (c’est nous qui utilisons le terme) en termes deweyens : "action intelligente" et
"communication créative". (Dewey, 1927).

Les objectifs d’activation de développement, en tant que buts professionnels visés par les
intervenants, doivent toujours pouvoir être négociés avec les personnes concernées par les
interventions. Aussi, les modalités d’ingénierie des communications du développement doivent
aménager des conditions d’émergence de processus d’interaction débouchant sur des procédures de
planification d’actions qui pourront éventuellement être considérées - par certains - comme ne
favorisant pas la citoyenneté et n’actualisant que très partiellement des potentialités de
développement sociopolitique, voire comme entraînant des conséquences néfastes pour les
personnes concernées. Vous ne trouverez pas dans ce livre la proposition d’un modèle alternatif aux
règles du jeu socio-économiques et politico-administratives existantes. Cette question est abordée
plus ou moins directement, mais notre objet réside pioritairement dans la portée et les limites
constatables de la mise en œuvre de pratiques de management des communications visant une
activation de développement dans le contexte d’une intervention professionnelle (avec un statut de
Chercheur, Consultant, Formateur, voire en simple position de salarié s’autorisant à interpeller le
système managérial au milieu duquel il exerce sa responsabilité).

Ce sont des aspects essentiels de ces différents conditionnements conceptuels et socio-culturels


que nous cherchons à cerner dans la première partie de ce livre. Nous aurons l’occasion de montrer
que la sollicitation et l’actualisation de conceptions des auteurs fondateurs des théories
psychosociologiques de la communication opérant dans la vie sociale est une condition à satisfaire
si l’on veut garantir un arrière-plan théorique à des interventions qui doivent dans un même temps :
1_ reposer sur des bases et se traduire par des prolongements cohérents et solides, et : 2_ s’adapter
à, et assimiler d’autres postulats et finalités.

Quand l’arrière-plan théorico-méthodologique du professionnel rejoint l'impératif d’épistémologie


appliquée du Chercheur

L’expression "arrière-plan théorique" est utilisée ici pour désigner l’ensemble cohérent des

moyens de conceptualisation qui sont ou peuvent être mobilisées pour : concevoir, mettre en œuvre,
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 16
décrire, ou encore évaluer des actions intelligentes. Alain Bouvier dans Philosophie des sciences

sociales (Bouvier, 1999) utilise l’expression "arrière-fond" pour désigner les "soubassements" plus

ou moins explicites sur lesquels reposent les recherches scientifiques (op. cit. p 47). L ‘expression

"arrière-plan" est utilisée pour désigner les moyens de description et prescription que les acteurs

utilisent lorsqu’ils co-produisent de la connaissance en action dans le procès d’une intervention, ce

ne sont pas seulement les soubassements des intervenants. Notons également que la formule

"arrière-plan" peut être rapprochée de celle d’ "arrière-pensée" qui était déjà utilisée par Jean

Jaurès, (Peillon, 2000, p27) pour désigner ce qui constituait selon Peillon : un "véritable centre" qui

définissait toute la cohérence de l’engagement théorique et politique de Jaurès. Mais là où Jean

Jaurès s’engage avec son "arrière-pensée" pour faire œuvre de militantisme idéologique et politique,

le professionnel appliquant une démarche d'activation de potentiels intervient sur des situations

avec son arrière-plan éthique et épistémologique pour construire un projet d’action avec les

personnes concernés, en favorisant une explicitation de leurs propres arrière-plans.

Ses interventions doivent la plupart du temps être accompagnées de collaboration avec d’autres
intervenants - que nous cherchons à définir une méthodologie d’intervention d’activation de
potentiels de développement qui puissent présenter un intérêt multidisciplinaire (au plan des
collaborations entre experts et/ou chercheurs), mais aussi multi-axiologique (c'est à dire au plan des
valeurs engagées par les personnes concernées).

Dans le cadre de nos acquis personnels d'expérience, lorsque nous avons collaboré avec des
Docteurs en écologie appliquée et des Ingénieurs environnementalistes pour élaborer un Schéma
directeur d’aménagement et d’environnement pour un Conseil régional, nous avons envisagé notre
intervention dans une approche à la fois sociopolitique (au sens d'intervention aux interfaces des
systèmes socio-économiques et politico-administratifs) mais en cherchant à organiser l’application
de cette démarche en fonction des enjeux et impératifs de connaissances appliquées aux ressources
environnementales et aux opportunités de facilitation de modalités de valorisation. Nous avons
assuré le pilotage des enquêtes auprès des acteurs régionaux de l’environnement, ainsi que
l’animation de groupes d’élus et représentant des associations et acteurs économiques. Nous avons
ainsi favorisé une appropriation par les élus des enjeux régionaux identifiés par les experts, en
rédigeant certains projets et orientant la production de documents de synthèse qui correspondent
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 17
aux potentialités d’action préfigurées après analyse des résultats des enquêtes (auprès des services
du Conseil régional et d’Institutions scientifiques et techniques en charge d’enjeux
environnementaux) et des groupes de travail (réunissant des élus).

Appliquant les mêmes principes, nous avons collaboré avec des Ingénieurs en informatique, à
l’occasion d’intervention en entreprises, de manière à saisir les opportunités offertes et prendre en
compte les contraintes imposées par la mise en place de nouveaux systèmes automatisés
d’information et de production. Par des modalités d’enquêtes activantes et d’animations de groupes
de salariés et dirigeants, il s’agissait d’élaborer des “ plans de migration ” qui favorisent au mieux
l’appropriation par les dirigeants et salariés des nouvelles possibilités offertes par de nouveaux
systèmes automatisés d’information et de communication, dont la mise en place suppose de
nouveaux modes d’organisation, l’ensemble étant facilité par des actions d’accompagnement [pour
l’essentiel de formation], qui favorisent l’évolution du niveau des savoir-faire et l’acquisition de
nouvelles compétences et de responsabilité de chaque salarié.

C’est également dans cette même optique de collaboration que nous intervenons en qualité
d’enseignant-chercheur associé à l’Université de Bordeaux, dans les Masters professionnels ou de
Recherche et l’organisation de programmes de formation continue qui favorisent l’intervention
d’autres enseignants-chercheurs, notre intervention favorisant des interactions intégrées aux
programmes pédagogiques avec des publics professionnels dont les activités correspondent à des
travaux d’expertise de ces enseignants-chercheurs.

Citons également le cas où la responsabilité d’une session de “ redynamisation ” d’un groupe de


demandeurs d’emploi (hommes de plus de cinquante ans au chômage depuis plus de deux ans, en
rupture de vie familiale, pour la plupart en dépendance vis-à-vis de la consommation d’alcool), est
confiée à un professionnel du développement professionnel. Celui-ci peut certes envisager son
intervention en tant que mobilisation de savoir-faire d’animation de groupe d’entraide par
l’utilisation judicieuse de supports de communication qui valorisent les acquis des participants.
Cependant, il ne peut assumer sa fonction et obtenir des résultats durables sans orienter son action
en fonction de connaissances relevant de la psychologie des comportements de dépendance, de la
psychosociologie des représentations des employeurs potentiels de cette catégorie de chômeurs ou
encore des politiques publiques de la lutte contre l’alcoolisme, ou des mesures administratives en
faveur de l’emploi concernant les plus de cinquante ans. Par ailleurs des connaissances en micro-
économie et en management doivent être mobilisées pour identifier si des potentiels d'accès à
l'emploi sont activables. La dimension sociopolitique réside ici dans l'effort de jonction d'objectifs

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 18


d'action sociale avec un environnement politico-administratif d'action publique, ayant décidé la
mise en place de mesures incitatives (par exemple en faveur de l'embauche de demandeurs d'emploi
âgés ou avec reconnaissance de handicap psychique). Elle réside aussi au plan organisationnel de
politique d'entreprise où la dimension politico-administrative d'action privée se traduit par un
système de décision multi-acteurs, les valeurs des acteurs sociaux que sont les personnes engagées
dans la décision au sein de l'entreprise pouvant influencer la décision, en même temps que les
données économiques et comptables fixe un cadre de contraintes aux décisions.

Dans le domaine du développement territorial, si telle situation géopolitique locale (objet de


l’intervention en vue de favoriser un processus de développement territorial) impose une évaluation
des ressources naturelles en même temps qu’un examen des exigences et conséquences imposées
par les procès de transformation de la matière première concernée, les capacités d’expertise
scientifique et technique impliquées sont nombreuses et peuvent de premier abord ne pas imposer
une mobilisation de sciences sociales en appui d'une ingénierie d'activation de potentiels.

Mais dès que l’obstacle majeur - qui finalement se dresse devant les acteurs jusqu’alors disposés à
s’impliquer dans la mise en œuvre d’un projet de valorisation des ressources locales – devient, par
exemple, la rumeur des dangers de dégradation de la qualité de vie pour les habitants de la localité,
chaque information scientifique et technique devient autre chose qu’une information neutre mais un
composant des phénomènes de communication qui : soit permettront aux promoteurs du projet de le
mener à bien en levant les obstacles des oppositions locales, soit contribueront à un accroissement
de cette opposition et finalement à l’annulation du projet.

Dans un contexte professionnel de répartition des fonctions en vue de contribuer collectivement à


l’avancée d’un projet, les exigences d’organisation de modes de collaboration entre les différents
experts et scientifiques, peuvent être considérées comme relevant de la responsabilité spécifique
d’un intervenant qui utiliserait des arrière-plans conceptuels d’analyse et d’intervention relevant des
sciences de l’information et de la communication et des sciences du management.
Ces arrière-plans conceptuels, parce qu’ils doivent permettre de favoriser un dialogue, la prise en
compte de l’expression de divers points de vue préfigurant des solutions, des arbitrages entre les
logiques des différentes disciplines scientifiques doivent être solidement établis au plan
épistémologique tout en étant adaptés à la dynamique d’aide à la décision qu’impose l’intervention
auprès de situations effectives, auxquelles il faut essayer d’apporter des améliorations.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 19


Le paradigme de la « recherche collaborative » comme champ d’application élargi de cette réflexion

Ainsi, les productions de connaissances que nous cherchons à formaliser et à évaluer dans ce livre
ne concernent pas spécifiquement telle(s) ou telle(s) situation(s) sur lesquelles portent nos
interventions, bien qu’indirectement nous contribuions à produirent des connaissances les
concernant (par une facilitation et pour partie orientation du travail des intervenants experts). Nous
cherchons avant tout à connaître (définir théoriquement et décrire praxéologiquement) les
« process » (au sens de « procès » associant procédures et processus) d’intervention auprès de ces
situations en tant qu’applications contextualisées de méthodologies. Nous utilisons fréquemment les
termes de procédure et processus. Alex Mucchielli, Jean-Antoine Corbalan et Valérie Ferrandez,
dans Théorie des processus de la communication (Mucchielli, 1998) proposent une théorie qui
intègre plusieurs conceptions de l’analyse des pratiques communicationnelles que nous utilisons
dans le contexte des interventions. Cependant, notre volonté de cerner des sources théoriques
applicables aux systèmes socio-économiques, dominés ou non par des situations socio-politiques, et
d‘organiser les conceptions que nous utilisons en fonction de la pratique d’intervention d’activation
de potentiel de développement, nous conduit à construire un ensemble de concepts-clefs. Le procès
d'intervention est défini comme le résultat de la combinaison de procédures et de processus. Ainsi
nous évitons de restreindre l’acception du terme processus, puisque nous le définissons comme
« ensemble des interactions et des réactions aux procédures d’intervention ». Le procès
d’intervention, c’est le phénomène complet depuis l’élaboration d’une procédure d’intervention
jusqu’aux résultats obtenus après son application et les processus qu’elle a générés, ou qui l’ont
accompagnée.

Nous verrons en conclusion que ces procès d’intervention peuvent être définis, décrits et étudiés
selon les critères d’une triple évaluation épistémologie élargie (non restreinte aux communautés
académiques) :
- détermination de la valeur épistémique (quelles sont les garanties de scientificité apportées par
les modalités de coproduction, de mise en forme et de diffusion d’informations ? quelles sont les
arrière-plans à partir desquels ces informations peuvent prétendre représenter une « réalité » ?),
- détermination de la valeur éthique (quels sont les buts d’intérêt public visés et les valeurs
humaines servies par la production et la diffusion des informations ?), et
- détermination de la valeur pragmatique (quelles sont les conséquences concrètes probables ou
constatables de l’appropriation et de l’utilisation de ces informations par les récepteurs visés par la
communication des résultats de l’intervention ?).

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 20


Nous défendons la thèse de la possibilité et de l’opportunité de cette triple détermination de
valeurs d’un modèle de procédure de production d’informations prenant valeur de « connaissances
pour l’action » dans le contexte d'un management de communications visant l'activation de
potentiels de développement. Le procès d'activation de potentiels de développement se traduit par
un ensemble d'événements qui intègrent : 1_les procédures d’intervention appliquées par les
intervenants et, 2_les processus d’interaction vécus avec les personnes concernées par
l’intervention, ainsi il s'agit de coordonner, dans le contexte même du déroulement de ces
interventions :
- d’une part, des démarches spécifiques de coproduction et de diffusion de ces connaissances, et,
- d’autre part un contrôle continu de leurs valeurs, par référence à une activation de potentiels.

Un effort de théorisation permet d’évaluer, pour mieux les appliquer et/ou les enseigner, des
principes méthodologiques éprouvés par l’expérimentation, sous la forme de proposition de
principes de pilotage de procédures d’intervention d’activation de potentiels sociopolitiques. Cet
enseignement procède par proposition de principes, et si possible pédagogie de projet. Mais il vise
avant tout à inciter, favoriser, faciliter la définition par chacun de sa propre méthodologie de
conduite d’intervention. Dans ces domaines, il n’est pas souhaitable de préconiser à l’apprenant une
méthodologie définitive, la personnalité de l’intervenant professionnel étant engagée lors de
l’application d’une telle méthodologie.

IL RESTE QUE LES FONDAMENTAUX DE LA RECHERCHE COLLABORATIVE


PROPOSE UNE CADRE UTILE ICI BLAH BLAH

Un plan enchaînant : ressources théoriques contextualisées, définitions et propositions de méthodes de


connaissance & activation, exemples d'application et enseignements retirés d'expériences.

Nous pensons qu’il est nécessaire d’inscrire cette problématique dans l’héritage de pensées
sociopolitiques et de leur institutionnalisation. En effet, cette mise en perspective historique est
nécessaire : d’une part, parce que le milieu d’exercice des activités professionnelles que nous
analysons est déterminé par l’institutionnalisation (ou la gestion de l’apparence
d’institutionnalisation) de certaines conceptions de la citoyenneté (au sens élargi aux systèmes
organisés d’action économique), et d’autre part, parce que les structures de la société industrielle
qui nous déterminent encore se sont mises en place et développées parallèlement à l’émergence de
pensées, de théories, de technologies qui influence les opportunités de développement ( que l’on

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 21


oriente ici vers les potentiels humains et environnementaux mais qui peuvent être soumis à une
« réalité » résultant d’une lecture financiarisée et/ou productiviste du réel ).
Aussi, la 1ème partie du livre expose des ressources théoriques contextualisées aboutissant à la
proposition argumentée d’une approche d’activation de potentiels sociopolitiques.
La 2ème partie complète cette approche par la définition des mots et expressions pouvant servir
d’arrière-plan méthodologique pour la conduite des interventions, en donnant des exemples de
principes et méthodes pouvant être appliqués.
La 3ème partie expose un ensemble de cas d’application qui ont été expérimentés et dont des
enseignements peuvent être retirés qui informent en retour les enjeux de méthodologie et
conceptualisation.
Le livre s’achève en conclusion par une évaluation des points de vue épistémologique,
pragmatique et éthique des “ interventions ” et par des perspectives de leurs améliorations dans le
contexte d’une démarche intégrée de management public participatif intégré/associé à une
ingénierie concourante de projet .

L’ordonnancement de notre propos selon le plan retenu est motivé par une certaine logique de
recherche :
- La recherche étant production de discours dont la signification est déterminée par des cadres de
pensée hérités d’une histoire, il est indispensable de mettre en évidence les sources théoriques
historiquement contextualisées à partir desquelles ce discours est produit (et éventuellement reçu).
- L’objet de notre recherche pouvant être résumé dans l’intitulé "l'enquête comme production de
connaissances et d’activation de potentiels développement" la conception (expérimentée) d’enquête
transformatrice doit être ensuite exposée, ce que nous ferons à partir des conceptions de John
Dewey auxquelles nous ajouterons d’autres auteurs dont les travaux couvrent des aspects non
développés par John Dewey, spécialement ceux qui relève du « management intersubjectif ». Le
double qualificatif de « personnaliste pragmatiste » appliqué à l’« intervention activante » dont nous
justifions la pertinence pouvant résumer notre conception générale.
- Après avoir établi les fondements théoriques et les postulats éthiques et épistémologiques de
notre approche, nous devons définirons un ensemble de concepts utilisés dans notre pratique et dans
la thèse, puis exposer les principes et méthodes appliqués.
- Nos expérimentations ont mis en évidence un certain nombre de résultats qui seront exposés en
vue de procéder à une évaluation critique, dans les trois domaines précités : développement
professionnel, organisationnel et territorial, ce qui permettra l’exposé d’enseignements retirés de
l’expérience et de perspectives d’amélioration qui sont pour nous autant de résultats de
l’avancement de notre recherche que nous souhaitons communiquer.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 22


- Notre conclusion, enfin, peut et doit mettre évidence la manière dont les opportunités et les
tendances actuelles constatables de pratiques de management public participatif et de recherche
appliquée multidisciplinaire, confirment la possibilité d’intégrer des interventions d’activation du
développement dans de tels programmes, ces programmes pouvant eux-mêmes être gérés selon des
principes d’ « ingénierie concourante » spécifiquement adaptés au pilotage d’interventions sur des
situations sociopolitiques.

Le méliorisme social-pragmatiste au centre des questionnements concernant l'inscription dans une lignée
de pensée du développement sociopolitique.

Plusieurs parties de ce livre répondent plus ou moins explicitement aux accusations de


réductionnisme associé à la référence au pragmatisme, spécialement : lorsque nous précisons que
l’utilitarisme selon John Stuart Mill intègre les valeurs sociales, culturelles et morales. Dans son
introduction au livre L’économie est une science morale, d’Amartya Sen, Marc Saint-Upéry montre
comment le dernier John Stuart Mill et le : Adam Smith auteur de la Théorie des sentiments moraux
sont des auteurs de références d’une pensée qui va au-delà des impasses du premier utilitarisme de
Bentham. (Sen, 1999).
Par ailleurs, lorsque nous montrons la signification socio-historique qui peut être attribuée au
terme "développement" en prenant en compte les acceptions héritées des projets républicains et
démocratiques, plus particulièrement français et américains. Un autre aspect des sources théoriques
historiquement contextualisées, qui mettent en évidence les projets socio-politiques
d’accomplissement des potentialités humaines personnelles se rapproche des héritages
personnalistes tant européens que Nord-Américains (référence à C. Taylor Les sources du Soi, la
construction de l’identité moderne , in : Ricœur, 2000). Cette approche historique est une aspect
majeur de notre effort de définition d’une logique de production, de détermination de la valeur et de
la portée des connaissances relevant du management des communications (et interférant avec
d’autres disciplines ou interdisciplines – hormis les sciences de l’information et de la
communication & les sciences de gestion) appliquées à l’activation de développement.
Pour ce qui concerne l'ingénierie communicationnelle d'activation des potentiels ici encore, le
lignage avec le pragmatisme se justifie si l’on se réfère à plusieurs auteurs qui font référence en
matière d’histoire des théories de la communication. Citons par exemple, de Armand et Michèle
Mattelard : Histoire des théories de la communication (1995) ou encore La science de la
communication, de Judith Lazar (1992). Dans son ouvrage A History of Communication Study,
(1994), Everett M. Rogers montre comment quatre universitaires : John Dewey, Robert E.Park,

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 23


Charles Horton Cooley et George Herbert Mead sont à l’origine des premières théories de la
communication. Les « sciences de l’information et de la communication » de France ou les
« Communication Studies » américaines sont redevables de leur existence à plusieurs fondateurs
américains du pragmatisme que les étasuniens appellent « classique » (C.S. Pierce, William James,
J. Dewey), de la psychologie sociale (G.H. Mead) et de la sociologie (C.H. Cooley).
L’enseignement que nous avons reçu du Professeur Georges Thibault, prolongé par notre
collaboration avec Mireille Vagné-Lebas est ancré au carrefour de ces trois approches inaugurales.
Premier traducteur en français, puis co-traducteur de Georges Herbert Mead, (L’esprit, le soi et la
société, 1963) importateur à Bordeaux après un séjour à Chicago des théories du pragmatiste John
Dewey et du sociologue Charles H. Cooley, il nous a transmis une volonté d’approfondir le projet
de recherche abouti ici par un effort de connaissance des auteurs qui ont su inaugurer la
construction d’un objet : les êtres humains vivant des situation socio-économique et échangeant des
informations, orientées vers l’amélioration des représentations et des vécus associés à ces situations.
Ce travail a été poursuivi par Mireille Vagné-Lebas qui construisit sa carrière universitaire au centre
de l’équipe des Pionniers des Sciences de l’Information et de la Communication à Bordeaux :
Robert Escarpit, Anne-Marie Laulan, Georges Thibault, André-Jean Tudesq…
Aux arrière-plans épistémologiques découlant d’une approche pragmatiste, nous avons ajouté une
problématique spécifique inscrivant notre travail dans le domaine des sciences de gestion : celle du
management des communications envisagées comme « moyens d’activation de développement ».
Dans ce contexte, les procédures d’intervention et les processus d’interaction étant envisagées
comme des phénomènes de co-production, diffusion et assimilation d’informations qui concernent
les possibilités de développement économique et social d’une “situation déterminée”, (Dewey,
1938) situation à laquelle correspond un système de communication réunissant l’ensemble des
acteurs co-produisant, diffusant ou assimilant l’information impliquée dans le phénomène
d’activation.

Cet objectif “ d’activation ” est prioritairement ici examiné du point de vue des sciences de
l’information et de la communication puisque se trouveront décrits, analysés et modélisés :
- d’une part les procédures de communication qui cherchent à l’opérer,
- d’autre part les processus d’interaction qui accompagnent cet effort d’opérationalisation.

Cette distinction entre procédures et processus est centrale dans le cadre de notre approche. D’un
point de vue épistémologique, nous considérons que notre objet doit être la gestion de procédures
d’intervention. Pour des motifs à la fois éthiques, épistémologiques et praxéologiques, nous pensons
que les processus d’interaction et les processus de réaction aux procédures doivent être considérés

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 24


comme "inconnaissables" au sens où le connu est "objectivé". Au plan éthique, nous nous refusons
à réifier (i.e. chosifier) les personnes interagissant dans le contexte de l’intervention. Du point de
vue épistémologique, nous considérons que les critères de validation des connaissances produites ne
sont pas garantis par la prétention de connaissance des personnes à l’origine des processus
d’interaction et de réaction. Enfin, d’un point de vue praxéologique, par expérience, nous pouvons
dire que la revendication à construire une "connaissance" à prétention d’objectivité portant sur les
personnes engagées dans les processus est un obstacle à la conduite de l’intervention et à la
participation de personnes qui peuvent y être associée. Nous prenons ainsi appui sur les travaux de
Winnicott (Jeu et réalité,1975) et d’autres praticiens (voir historiquement : Maud Mannoni et
l’équipe de Bonneuil-sur-Marne) s’inspirant de son approche de "l’ espace potentiel" pour
envisager une intervention d’activation de développement comme une mise en place, et une gestion
de certaines conditions d’interaction qui favorisent une production de sens ayant valeur de
transformation en soi, la théorie ayant permis cette transformation devant être considérée
comme : "une fiction" (La théorie comme fiction, Mannoni, 1979). Hormis ces considérations
motivées par l’aménagement et le maintien d’un espace potentiel pour les personnes concernées par
l’intervention, parce que plusieurs contenus de connaissance relevant d’autres disciplines, sont
associés à l’intervention, l’objet relevant d’un savoir en "sciences de l’information et de la
communication" appliquées ne peut pas intégrer des "contenus" portant sur les processus
concomitants à l’intervention. Ces modèles théoriques présentent par ailleurs l’intérêt de s’inscrire
dans le contexte d’une approche développementale.

Pour établir les bases conceptuelles d’une pratique orientée vers des résultats évaluables, nous
avons fait le choix d’approfondir les travaux de John Dewey dans la mesure où ils définissent les
bases d’une épistémologie appliquée qui permet de définir un "pragmatisme opérationnel" qui
correspond aux démarches des interventions d’appui au développement. Nous exposerons en quoi
ce "pragmatisme opérationnel" devrait être, selon nous, envisagé dans une perspective
"personnaliste", et dans quelle mesure, il se trouve amendé par les sciences de la nature lorsqu’il
s’applique à des enjeux de gestion mobilisant l’expertise scientifique. Plus spécifiquement, dans la
somme foisonnante des travaux de John Dewey, nous nous sommes attachés à étudier de quelle
manière sa logique de l’enquête pouvait constituer un cadre d’évaluation et de théorisation de ces
expériences concrètes permettant spécialement de définir les principes d’une méthodologie de
l’enquête activante. Dans le prolongement de l’approche de John Dewey, disons qu’ici, "enquêter"
c’est investir une énergie (première étape de toute activation) en vue de produire de l’information
qui permette d’intervenir sur l’état actuel ou tendanciel d’une situation. L’enquête est "activante"
lorsqu’au terme de la production d’informations : soit des potentialités sont reconnues comme

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 25


telles, soit des actualisations sont planifiés ou engagées.

Nous avons souvent utilisé, ainsi que d’autres collègues (ou concurrents) l’expression de "conseil
opérationnel en développement" (applicable aux domaines déjà cités : professionnel,
organisationnel ou territorial), pour désigner un ensemble de démarches qui est très directement
inspiré d’approches théoriques multiples (dynamique des groupes, analyse institutionnelle, analyse
stratégique…) qui ne peuvent être réduites à l’épistémologie de l’enquête de John Dewey. Mais,
avec cet auteur nous avons trouvé un point de départ pour une théorisation d’ensemble des enjeux
d’épistémologie appliquée qui se trouvent imbriqués dans le contexte des pratiques que nous
voulons étudier.

Ainsi que le met en évidence le Professeur Gérard Deledalle dans son ouvrage La philosophie
américaine, (1987) John Dewey c’est « l’esprit de laboratoire en action ». Or justement, le “ conseil
opérationnel en développement ” est une expérimentation d’échanges d’information orientée vers la
recherche d’opérationalisation de la communication vers des actions de développement. Qu’il
s’agisse de développer des ressources humaines (développement professionnel), d’améliorer les
performances d’une entreprise ou d’une organisation (développement organisationnel) ou de
valoriser les ressources d’un territoire (développement territorial), le même processus est à
l’œuvre : il faut favoriser et orienter la production, la diffusion et l’assimilation d’informations vers
des changements concrets qui améliorent les situations en favorisant une prise en compte, et, mieux
encore une participation des personnes concernées par ces améliorations.

Chacun des termes exposé ici mérite un effort de définition, chaque relation de terme à terme
devrait être précisée, c’est un des buts de cette thèse. Mais il est nécessaire dans le cadre de cette
introduction de bien définir les caractéristiques de notre démarche de recherche, à savoir mener des
expériences - conçu comme autant d’expérimentations partiellement contrôlées - conjointement à
l’engagement des efforts de théorisation. Deux arrière-plans conceptuels de cette démarche étant
que l’on peut :
- considérer les êtres humains en tant qu’ils apparaissent, deviennent, déclinent et disparaissent
imbriqués dans des situations problématiques complexes,
- envisager la connaissance qu’ils produisent dans ces contextes comme des guides pour la
transformation de leur environnement et pour la compréhension de - et éventuellement l’action sur -
leur vécu intrapsychique.

En nous appuyant sur des travaux qui ont tenté d’apporter des éclaircissements sur la manière dont

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 26


on peut se départir de cette imbrication aux situations problématiques, nous cherchons à définir ce
que seraient des sciences de l’information et de la communication qui pourraient être utiles à ceux
qui font des efforts pour améliorer telle ou telle situation et s’améliorer eux mêmes dans leur
relation avec la situation, et les autres personnes concernées par la situation. En effet, l’idée
générale qui oriente notre effort de théorisation tient dans le fait que l’application de politiques
publiques et privées d’amélioration des situations de développement professionnel, organisationnel
ou territorial, doit intégrer le sens que chaque personne concernée par ces situations peut (et/ou
devrait) lui-même assigner à son expérience.

Après John Dewey, et d’autres auteurs, notre idée est que la capacité d’attribution d’un « sens »
(nous définirons une acception précise pour ce terme dans le contexte de notre recherche) aux
expériences vécues par chacun dépend de la manière dont il ou elle peut être “ expérimentateur ” en
même temps que vivant l’expérience. Dès lors la mise en place de méthodologies d’intervention qui
sont autant de procès d’expérimentation (nous le répétons, tout procès [process] associant
procédures et processus) permet de favoriser l’expression de cette expérience et de l’intégrer aux
procès de prise de décisions d’amélioration des situations. D’aucuns estimeront que ce
questionnement relève d’une réflexion philosophique pré-scientifique, les sciences humaines (et les
sciences de l’information et de la communication parmi elles) ne devant pas « régresser » à ce
stade.

Nous pensons au contraire qu’une réflexion héritière de la pensée philosophique, s’inscrivant dans
la continuité du “ tournant pragmatiste ” doit pouvoir être pleinement intégrée aux pratiques
professionnelles ainsi qu’aux démarches de recherche en sciences de l’information et de la
communication. L’exigence de multidisciplinarité qu’imposent les situations concrètes
contemporaines s’accompagne de la nécessité d’une réintégration de l’héritage philosophique dans
le contexte d’application des sciences et techniques aux problèmes socio-économiques et
environnementaux. La réactualisation par la prise en compte d’héritages historiques de pratiques de
questionnement pour l’action est indispensable tant au plan épistémologique que méthodologique -
si l’on veut produire un certain nombre de garanties d’une « valeur opératoire éclairée » de travaux
actuels en sciences humaines. Par « valeur opératoire éclairée » nous entendons le fait que des
opérations en vue d’améliorer les situations découlent des préconisations que nous faisons ; ces
préconisations étant « éclairée » par une réflexion épistémologique et axiologique appliquée aux
contextes étudiés. Comme nous l’avons expliqué, ces interventions se veulent engagées au service
d’un développement des ressources humaines et environnementales, contrôlé démocratiquement.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 27


Après avoir défini les fondements théoriques de telles pratiques d’intervention visant l’activation
du développement, nous synthétiserons les principes d’une "axiologie participative appliquée", à
savoir la tentative d'obtenir, par des actions de communication auprès de groupes d'acteurs, une
reconnaissance de "valeurs" communes (envisageant les acceptions tant humanistes
qu’économiques de l’expression) pouvant se traduire par des programmes d’actions concrètes visant
à améliorer les situations sur (et dans) lesquelles on se proposaient d’intervenir. Pour reprendre des
expressions communément utilisées dans le milieu des affaires (privées et publiques), il s'agirait de
définir la spécificité ainsi que le caractère incomplet des actions de communication conçues et mise
en œuvre dans une perspective non seulement de "management par les valeurs" (un ouvrage comme
La culture d'entreprise [Hampden-Turner, 1992], correspond à cette perspective. Mais notre travail
de recherche est à mettre en relation avec d’autres travaux concernant le « management de la
valeur » relevant plus précisément du champ disciplinaire des sciences de gestion, raisonnant en
terme de "chaînes collaboratives de production de valeurs". Claude Petitdemange, dans un livre
édité par l’Agence Française de Normalisation (AFNOR) Analyse de la valeur et ingénierie
simultanée (1995) reprend la définition de la valeur, (définition officiellement « validée » par
l ‘AFNOR : NF X 50-150) qui met en évidence comment ce mot est une « conception opératoire »
dont la polysémie n’est pas un obstacle à - mais un moyen pour - une gestion de l’information et de
la communication, qui, dans un même temps, cherche à améliorer le niveau de satisfaction des
personnes bénéficiaires des produits et services et la performance des process et personnes
concernées par l’activité productrice. À cette approche, nous ajoutons des finalités de « valorisation
des ressources humaines » qui cherchent à augmenter le niveau de satisfaction du développement
des compétences et d’autres potentialités spécifiquement humaines par les personnes engagées dans
les procès d’activité.

Une question s’impose après ces premiers éléments d’introduction : mais que peut-il donc rester
de la philosophie et des sciences humaines appliquées si elles acceptent de se trouver intégrées à la
vie sociale, économique et politique tout en y démontrant leur utilité ? "Rien" serait-on tenté de
répondre : la pensée et la science ne survivent pas aux impératifs totalitaires d’un libéralisme néo-
étatiste et/ou capitaliste technico-scientifique généralisé. Nous nous situons en opposition
constructive vis-à-vis de ce type d’approches exclusivement critiques de la « Communication
managériale ».
A contrario d’une résignation de la pensée à ne produire que des dénonciations de ce qui est, nous
sommes intéressés par les voies d’une réflexion productrice de moyens d’action. Dans Raisons
pratiques, (1994), Pierre Bourdieu - habituellement enclin à insister sur les déterminations qui
s’imposent aux « agents » - leur laisse une chance de jouer avec les règles dans cette optique.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 28


Sans renoncer à la remise en cause des règles du jeu socio-économiques et politico-administratives
existantes, dominées par la financiarisation des activités humaines, nous ne participons que
ponctuellement au projet de dénonciation critique des règles tacictes ou explicites existantes. Nous
cherchons à les évaluer et en proposer des améliorations en alternant : 1) participation au jeu sur le
terrain, 2) analyses avec les joueurs et les arbitres, 3) propositions et tests de modification de
certaines règles du jeu.

Notre position ne nous empêche pas de tirer profit (le « profit », encore et toujours…) de travaux
critiques salutaires d’auteurs tels que Pierre Legendre; spécialement son analyse de la dogmatique
occidentale (Sur la question dogmatique en Occident, 1999b) qui permet d’exposer tout l’envers de
notre construction. Il ironise par exemple, dans Miroir d’une Nation (1999a) sur : - “ l’État ” qui
“ n’est plus qu’une version du Management ”, (p 13) - le “ développement économique et social ”
qui n’est qu’une “ utopie réaliste ” de “ décolonisation mondiale ”, (pp 15-16), - le monde qui est
“ mis sous surveillance, des sciences sociales et des indicateurs économiques (…) “in put / out put”,
selon le jargon sans frontières ”, (p 25) - les “ propagandes de la Communication ” au service de
“ l’économisme triomphant ”, de “ l’intégrisme libéral ” (pp 32-33), - et enfin apothéose du déni de
toute valeur à notre démarche intégrant une activation de citoyenneté : “ Comme lot de consolation,
il nous reste la rhétorique citoyenne , notre “essuie-misères” quand s’effondre le vieil État étatiste. ”
(pp 36-37).

Cependant, y compris pour Pierre Legendre, il reste un espoir, tel que celui cet extrait exprime :
“ Mais il manque la réflexion en profondeur. Notre suffisance, universitaire et politique, fait barrage
au questionnement : comment retourner l’esprit féodal français, pour en faire un atout
d’innovation ? ” (1999a, p 41).

Nous montrerons que, dans cette optique, le matériau historique fourni par des auteurs tels que
Claude de Saint-Simon, Alexis de Tocqueville et Charles Renouvier peut permettre de définir des
sources théoriques françaises pour opérer cette réflexion salutaire. Ces sources seront complétées
par d’autres auteurs européens ou américains pour tenter d’établir des bases pour une théorie
appliquée d’une gestion d’intérêt collectif et public, des informations et des communications qui
vise "une activation de la citoyenneté et du développement, par une valorisation contrôlé
démocratiquement des ressources humaines et environnementales".

L’internationalisation des échanges intellectuels qui s’est progressivement intensifié et focalisé en


priorité aux Etats-Unis a permis à cette espace de la planète d’acquérir une position de creuset de

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 29


créativité. La sollicitation et le questionnement de sources américaines est à rapprocher du fait que,
parallèlement aux évolutions qu’ont connues les pays européens, durant les années qui vont de la
fondation américaine dans les années 1770 jusqu’aux années 1890, les Etats-Unis ont développé
une activité démocratique dans le cadre duquel, les principes identifiés par Alexis de Tocqueville
dans De la Démocratie en Amérique (1981) n’auront fait que se développer.

Terminons cette introduction en signalant que, du fait que l’approche spécifique qui correspond à
notre problématique, les sources théoriques américaines essentiellement sollicitées sont celles de la
première École de Chicago et plus spécifiquement des travaux de John Dewey présentés par
Everett M. Rogers (1997) comme au centre des travaux fondateurs des sciences de la
communication (« communication studies »). Nous appuyant sur les travaux de Armand et Michèle
Mattelard , nous avons voulu compléter l’effort pour situer historiquement les concepts proposés
par John Dewey, spécialement en tant que trouvant (indirectement) leurs sources dans les théories
du développement socio-politique selon Saint-Simon et de certains de ses successeurs (spécialement
John Stuart Mill), et en montrant que les événements historiques autour des années 1848
concentrent des enjeux majeurs qui aujourd’hui font retour sur la scène internationale des
réévaluations des politiques publiques de développement social et économique. Parallèlement à cet
axe qui relève de la philosophie socio-politique appliquée, nous montrons qu’un axe
psychosociologique, possédant sa propre logique doit être pris en compte. Par ailleurs, des travaux
comme ceux d’Herbert A. Simon (1997) et d’autres auteurs comme Donald Allan Schön et Chris
Argyris (1974) ayant intégré à leurs théorisations les concepts de John Dewey, (certes réactualisés
mais toujours validés comme fondamentaux) montrent qu’à l’échelle de “ la gestion de situations
socio-économiques et politico-administratives ” une pratique de la multidisciplinarité s’organise.
Cette pratique ne pase pas de problèmes majeurs de conciliation théorique et pratique - à partir du
moment où les collaborateurs en présence structurent une approche épistémologique appliquée et
fondamentale pouvant découler d’un cadre intégrateur pragmatiste personnaliste naturaliste,
approche qui se trouve complétée et facilitée par un savoir-faire de management de projet. Nous
procèderons à une réévaluation de travaux fondateurs français des sciences de gestion (spécialement
Henri Fayol et Jean Gustave Courcelle-Seneuil) et de la manière dont ils préfigurent les principes et
méthodes modernes de gestion de la communication pour mieux cerner les sources théoriques de ce
savoir-faire et son lien avec « l’idéal pratique d’actualisation du progrès économique et social » qui
inspirait ces auteurs.

Par ailleurs, nous examinerons - sans en évaluer totalement la pertinence - l’hypothèse selon
laquelle les théoriciens ont développé en France autour (et à partir) de la IIe République des

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 30


approches pertinentes, mais que le contexte institutionnel et socio-économique français d’alors (et
des années qui ont suivi) ne pouvait permettre une intégration de ces principes à la société française,
ces approches n’étant revenues en France qu’après un détour américain (représentation très
schématique qui demanderait à être précisée par des travaux d’historiens).

Notons également que nous examinerons en quoi notre ancrage théorico-méthodologique


« personnaliste pragmatiste » peut être justifiée par des motifs à la fois éthique et épistémologique.
Après avoir montré que l’épistémologie appliquée de John Dewey telle qu’elle est formulée dans
son ouvrage Logique, théorie de l’enquête (1938) est une base théorique majeure inspirant nos
expérimentations, nous expliquerons pourquoi elle doit être complétée par une « éthique appliquée
personnaliste » (avec des éléments développé par ailleurs par J.Dewey).
A partir de la reprise de l’approche deweyenne de l’enquête activante, appliquée au management
de « savoirs actionnables » (Argirys), nous verrons que cette approche des sciences de l’information
et de la communication permet de définir une base de conceptualisation et de management
praxéologique permettant de respecter les “ ancrages ” des différents domaines interdisciplinaires,
tout en les mobilisant dans des démarches de projets multidisciplinaires et collaboratifs de
recherche et développement.

Les domaines disciplinaires qui peuvent mobiliser seront par exemple :


- pour le développement professionnel les connaissances en psychosociologie, et en management
des ressources humaines,
- pour le management de projet et l’organisationnel, les sciences de gestion, la psychosociologie
des groupes, la sociologie des organisations,
- pour le développement territorial, les connaissances géographiques, économiques, écologiques,
juridiques, sociologiques…

Nous montrerons que la pensée de John Dewey, spécialement dans The Public and its problems
(1927), envisagée en tant que prolongement critique des travaux de Walter Lippmann, apparaît bien
comme une source majeure de théorisation d’une pratique scientifique de la communication
appliquée à l’activation de développement socio-politique, et qu’elle permet par ailleurs de
s’intégrer à un projet de « naturalisation » des connaissances produites par application d’une
approche « personnaliste pragmatiste ».
Cette « naturalisation » consisterait à chercher comment une approche mobilisant philosophie et
sciences humaines peut se trouver associée aux connaissances en sciences naturelles élaborées par
des écologues ou des environnementalistes, et des chercheurs en neuro-sciences comme Jean-Pierre

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 31


Changeux (voir en particulier : Ce qui nous fait penser écrit avec Paul Ricœur, publié en 2000). Il
s’agit d’envisager les données et les concepts bio-physiques (corps et système nerveux supérieur,
autant qu’environnement biologique plus ou moins anthropisé) comme une base d’élaboration de
plusieurs savoirs « complémentaires » (au sens de Bohr puis de Georges Devereux),
complémentarité qui se trouve unifiée par l’évaluation de la situation considérée comme un tout,
nécessitant un savoir co-construit avec les personnes concernées par les situations et les
conséquences des actions découlant de la connaissance actionnable construite.

Indépendamment de l’intérêt pour cet effort complémentaire de « naturalisation », il faut


mentionner l’évidence de ce que la théorisation appliquée « personnaliste pragmatiste » ne suffit
pas pour assurer le management global du développement socio-politique. Ainsi, après analyse
critique des cas d’application expérimentés, nous mettrons en évidence des exigences d’intégration
aux procès d’intervention de plusieurs enjeux majeurs du développement économique et social qui
relèvent d’autres enjeux que de ceux dont se saisit la gestion de l’information et de la
communication.

Ces enjeux seront, par exemple : la gestion financière prévisionnelle ; la coordination des
dynamiques socio-politiques et des cycles administratifs ; les marges d’adaptation des contraintes
juridico-administratives aux opportunités de développement ; l’opportunité de prendre appui sur
l’application des textes législatifs pour organiser des concertations dans l’action en vue d’activer le
développement… C’est dans cette optique que nous préciserons l’opportunité d’une « ingénierie
concourante » du développement socio-politique qui viserait à faciliter la coordination entre les
acteurs se saisissant de ces enjeux (« stakeholders » en anglais).

Au terme de cette introduction, nous souhaitons reproduire la traduction d’un texte intitulé « La
démocratie créative » dans une traduction de Sylvie Chaput, pour trois raisons :
1 - il permet d’introduire aux enjeux de l’élaboration d’une conception active et globale de
l’activation de développement socio-politique,
2 - c’est un texte très peu diffusé en France, il est donc plus pratique d’en fournir une copie aux
lecteurs de cette thèse,
3 - servant de support pour la rédaction de nos commentaires en notes, il permet de montrer en
quoi il nous semble utile - pour reprendre l’expression aimablement critique de Michel de
Montaigne - de mener une réflexion en nous « entreglosant ».

Ce texte est extrait de The Philosopher of the Common Man - Essays in Honor of John Dewey et

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 32


n’est paru dans cette traduction française que dans la revue « Horizons philosophiques » vol 5, no 2
en 1997.

David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 33


La démocratie créatrice — La tâche qui nous attend (John Dewey)

Creative Democracy — The Task before us par John Dewey Traduction de Sylvie Chaput

Texte d'une conférence préparée en 1939 par John Dewey à l'occasion


d'un congrès organisé en l'honneur de ses 80 ans.

The Philosopher of the Common Man - Essays in Honor of John Dewey


Paru dans Horizons philosophiques, vol 5, no 2, 1997.

Dans les circonstances présentes, je ne puis espérer cacher que j'ai réussi à exister durant quatre-
vingts ans. En entendant mentionner ce fait, vous songerez peut-être à un autre fait, plus important -
à savoir que des événements capitaux pour la destinée de notre pays ont eu lieu au cours des quatre-
vingts dernières années, période qui représente plus de la moitié du temps écoulé depuis que notre
vie rationnelle a pris sa forme actuelle. 1 Pour des raisons évidentes, je ne tenterai pas de résumer ces
événements - même les plus importants. Si j'y fais allusion, c'est qu'ils ont un lien avec la cause à
laquelle notre pays s'est voué quand la nation a pris forme : la création de la démocratie, cause aussi
urgente maintenant qu'elle l'était il y a cent cinquante ans, lorsque les hommes les plus
expérimentés et les plus sages du pays se sont réunis pour étudier la situation et créer la structure
politique d'une société autonome.2

En effet, le résultat net des changements survenus ces dernières années est que, à présent, il faut
un effort conscient et résolu pour conquérir des modes de vie et des institutions 3 qui, autrefois,
découlaient naturellement et quasi inévitablement d'une conjoncture favorable. Tout le pays n'était
pas à bâtir, il y a quatre-vingts ans. Mais, sauf peut-être dans quelques grandes villes, les conditions

1
Ce qui nous ramène aux alentours des années 1780 (cf. 1776), la forme actuelle de « notre » vie rationnelle
(l’auditoire est américain) est, selon Dewey, définie par l’histoire des USA. Ici s’exprime un américanisme, une forme
de nationalisme de la pensée chez John Dewey qui a été signalée par Gérard Deledalle lorsqu’il présente John Dewey
comme « le plus américain des philosophes ». Confer du même Gérard Deledalle : La philosophie peut-elle être
américaine ? (J. Brancher Editeur, Paris 1995, 306p).
2
Dès les premiers termes de cet exposé, les valeurs opératoires de la méthode de l’« action intelligente »
(l’expression est de John Dewey) sont établies : des humains expérimentés et sages se réunissent pour étudier la
situation et créer une réalité résolutive adaptée.
3
Cette référence aux « modes de vie » et aux « institutions » à « conquérir » montre la visée transformatrice concrète
de la « démocratie créative ». L’idée de la nécessité d’une pratique d’intervention visant activation de développement
socio-politique peut découler de cette conception, qui plutôt que d’être assimilée à une donnée culturelle américaine
spécifique peut être considérée à la fois comme une originalité deweyenne et une nécessité devenue planétaire (cf.
l’engouement des praticiens de toutes origines culturelles échangeant leurs théorisations d’expériences sur la Dewey-
list internet : DEWEY-L@GANGES.CSD.SC.EDU ).
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 34
étaient encore si proches de celles de l'époque des bâtisseurs que les traditions du bâtisseur, voire du
défricheur, contribuaient réellement à former les idées et à façonner les convictions des nouveaux
venus.4 Du moins dans l'ordre de l'imaginaire, le pays s'ouvrait alors sur un territoire à conquérir, un
territoire plein de ressources inutilisées et sans propriétaire. C'était un pays attirant, riche en
possibilités5 matérielles. Toutefois, notre nation n'est pas née uniquement d'un merveilleux concours
de circonstances matérielles. Elle est née aussi grâce à un groupe d'hommes qui ont su adapter des
institutions et des idées anciennes aux situations engendrées par de nouvelles conditions matérielles
- un groupe d'hommes doués d'une extraordinaire inventivité politique.6

De nos jours, le territoire à conquérir n'est pas physique, mais moral. L'époque des terres vierges
qui semblaient s'étendre à l'infini est révolue.

Les ressources inutilisées sont humaines plutôt que matérielles.7 Les terres en friche sont les
hommes et les femmes adultes qui n'ont pas de travail, les hommes et les femmes jeunes qui se
butent à des portes fermées là où, autrefois, ils auraient pu tenter leur chance. La crise qui, il y a
cent cinquante ans, réclamait de l'inventivité en matière sociale et politique, nous la vivons
aujourd'hui sous une forme qui exige plus de créativité.8

Voilà pourquoi j'affirme que nous devons maintenant recréer par un effort délibéré et soutenu le
genre de démocratie qui, à son origine, il y a cent cinquante ans, a résulté en bonne partie d'une
heureuse combinaison d'événements et d'hommes et qui nous a été léguée. Nous vivons depuis
longtemps à même cet héritage. Or, non seulement l'état actuel du monde9 nous rappelle-t-il la
nécessité de déployer toutes nos énergies pour nous en montrer dignes, mais il nous met au défi
4
Cette mention des « nouveaux venus » dont les idées et les convictions sont à former met en exergue non seulement
le fait qu’éducation et démocratie sont indissociables, mais aussi le primat de la « personne » (bien que le mot ne soit
pas un concept central chez Dewey).
5
Il faut signaler ici l’interaction fondatrice entre des conditions géographiques et historiques favorables à un « esprit
de conquête du réel » et une pensée structurée par les « possibilités » des « situations » environnant les personnes libres
s’organisant en groupes de défense et de promotion de leurs intérêts vitaux et culturels.
6
Comme si l’histoire européenne n’existait pas, ainsi que l’impose le mythe du caractère atemporel des événements
advenant sur le « Nouveau Monde ».
7
Ici, encore les mentions que nous ferons du développement envisagée comme « humain et durable » qui visent des
objectifs de valorisation des ressources humaines et environnementales, (devenues dans certains domaines d’activité
des lieux communs) peuvent être considérées comme contenues dans ces allusions aux obstacles de développement
socioprofessionnel auxquels certains citoyens peuvent être confrontés. Il n’y a rien de spécifiquement américain ici,
puisque l’histoire des premières civilisations humaines peut être conçue selon ce schéma de pensée, sauf le fait
précisément que l’événement historique de « civilisation » de l’Amérique a été contemporain de la diffusion des
pouvoirs scientifique et technique modernes d’action sur la nature et des pratiques démocratiques.
8
Cette conception généralisée de la démocratie créative est exprimée dans un nombre incalculable de textes
managériaux, qu’ils soient ou non américains , citons par exemple l’appel à « des alternatives créatives pour un
arrangement mutuel », dans : Tout négocier pour réussir, de Gerard Nierenberg, Albin Michel, Paris, 1986, 311p.
9
Le passage de l’Amérique au Monde se fait « tout naturellement », la « refondation » du Monde, tout comme la
« reconstruction en philosophie » (c’est le titre d’un ouvrage de John Dewey) s’impose à son environnement) à partir
de la situation historique américaine considérée comme centrale.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 35
d'accomplir, dans les conditions critiques et complexes où nous sommes, ce que nos prédécesseurs
ont fait dans des conditions plus simples.10

Si je souligne que pareille tâche ne peut s'accomplir sans effort d'invention et sans activité
créatrice, c'est notamment parce que la gravité de la crise actuelle est attribuable en très grande
partie au fait que, durant une longue période, nous avons agi comme si notre démocratie se
perpétuait automatiquement, comme si nos ancêtres avaient mis au point une machine qui
solutionnait le problème du mouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la
démocratie était quelque chose qui avait lieu principalement à Washington et à Albany - ou dans la
capitale de quelque autre État - sous l'impulsion donnée par les hommes et les femmes qui se
rendent aux urnes, une fois l'an ou à peu près.11 Ou, pour parler en termes moins extrêmes, nous
avons eu l'habitude de considérer la démocratie comme une sorte de mécanisme qui fonctionne tant
et aussi longtemps que les citoyens s'acquittent assez fidèlement de leurs devoirs politiques.

Depuis quelques années, on entend dire de plus en plus souvent que cette façon de faire ne suffit
pas et que la démocratie est une manière de vivre. Ce nouvel énoncé est plus juste et va droit à
l'essentiel, mais je me demande si l'extériorité de la vieille idée n'y subsiste pas à l'état de traces. De
toute façon, pour cesser de penser la démocratie comme quelque chose d'extérieur, il nous faut
absolument comprendre, en théorie et en pratique, qu'elle est pour chacun une manière personnelle
de vivre,12 qu'elle signifie avoir et manifester constamment certaines attitudes qui forment le
caractère individuel et qui déterminent le désir et les fins dans toutes les relations de l'existence. 13
Au lieu de penser que nos dispositions et habitudes sont adaptées à certaines institutions, nous
devons apprendre à concevoir ces institutions comme des expressions, des projections, des
prolongements d'attitudes individuelles généralement dominantes.14

Concevoir la démocratie comme un mode de vie personnel, individuel, ne constitue rien de


foncièrement nouveau. Pourtant, quand on la met en pratique, cette conception donne une nouvelle
signification concrète aux vieilles idées. Elle signifie que seule la création d'attitudes personnelles
chez les individus permet d'affronter avec succès les puissants ennemis actuels de la démocratie.

10
Nous reviendrons sur ce que nous devons inférer du fait que les « situations problématiques » que nous devons
gérer sont des « situations problématiques complexes » au moment d’examiner ce que peuvent nous enseigner les
termes et les enjeux de la controverse entre John Dewey et Walter Lippmann.
11
Il est extrêmement désolant de constater que perdure l’idée qu’être un bon citoyen, avoir un comportement
« civique », se mesure à participer aux élections.
12
« Une manière personnelle de vivre », le primat de la personne est à nouveau réaffirmé.
13
Ces réflexions anticipent sur la nécessité de prendre en compte les valeurs et les « buts ultimes » qui, en arrière-
plan, motivent la participation de « personnes concernées » par des « situations problématiques complexes ».
14
John Searle ne dit pas autre chose (Cf. La construction de la réalité sociale ).
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 36
Elle signifie que nous devons surmonter notre tendance à penser que des moyens extérieurs -
militaires ou civils - peuvent défendre la démocratie sans l'apport d'attitudes si ancrées chez les
individus qu'elles en viennent à faire partie intégrante de leur personnalité.

La démocratie est un mode de vie régi par une foi agissante dans les possibilités de la nature
humaine.15 La croyance en l'Homme du commun est un article familier du credo démocratique.
Cette croyance est dépourvue de fondement et de signification si elle n'est pas foi dans le potentiel 16
de la nature humaine telle que cette nature se manifeste en tout être humain, sans égard à sa race, à
sa couleur, à son sexe, à sa naissance, à sa famille, à sa richesse matérielle ou culturelle. Cette foi
peut être inscrite dans des lois, mais elle reste lettre morte si elle ne s'exprime pas dans les attitudes
que les êtres humains ont les uns envers les autres dans tous les aspects et les rapports de la vie
quotidienne. Dénoncer le nazisme17 parce qu'il est intolérant, cruel et haineux revient à encourager
l'hypocrisie si, dans nos rapports personnels, dans nos occupations et conversations quotidiennes,
nous sommes animés par un préjugé de race, de couleur ou quelque autre préjugé de classe - en fait,
par quoi que ce soit d'autre qu'une croyance généreuse dans les possibilités 18 des êtres humains,
croyance dont découle l'obligation de créer les conditions 19 propices à l'épanouissement de ces
capacités. La foi démocratique en l'égalité est la conviction que chaque être humain,
indépendamment de la quantité ou de la gamme de ses dons personnels, a droit à autant de chances
que tout autre de les faire fructifier.20
La notion démocratique de l'autorité est généreuse. Elle s'applique à tous. Elle est la conviction
que chacun est capable de mener sa propre vie sans avoir à subir de contraintes ni à recevoir de
commandements de quiconque, du moment que sont mises en place les conditions nécessaires.

La démocratie est un mode de vie personnel qui est régi non pas simplement par la foi en la nature
humaine en général, mais par la conviction que, placés des conditions propices, les êtres humains
15
Il nous faudra quelques pages pour cerner à partir de quelles conceptions héritées une phrase comme celle là peut
avoir une signification.
16
Soulignons le rôle clef du terme « potentiel » nécessairement associer à la foi créative dans le fait que ce
« potentiel » peut être « actualisé », et l’engagement éthique qu’il « doit » l’être.
17
Une des raisons pour lesquelles la pensée de John Dewey a subi un oubli après les années 1940 (et, par exemple, ne
revient sur la scène de la médiatisation philosophique aux USA et dans le monde que sous une forme ironique dans les
travaux de Richard Rorty) est dans cette inaptitude historique de John Dewey à avoir été clairvoyant sur l’impératif de
lutter (y compris militairement) contre le nazisme, sans faire dépendre cette lutte d’une exemplarité pacifiste et
démocratique. Voir sur ce point précis : The promise of pragmatism de John Patrick Diggins, The University of
Chicago Press, Chicago, 1994.
18
Et ici le terme « possibilités » qui confirme que la valeur se construit dans une dynamique vers un possible et non
pas dans un « respect » de l’existant.
19
Nous reviendrons sur ce principe d’une intervention d’activation par des actions « créant » ou « établissant des
conditions ».
20
John Dewey, dans cette optique est favorable à une politique interventionniste (qui n’est pas une prise en charge
par l’État) visant à contrebalancer les inégalités découlant de la concentration du capital et des moyens de production
de richesses. L’ouvrage Liberalism and Social action est central sur ce point.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 37
sont capables de juger et d'agir intelligemment.21 J'ai été accusé plus d'une fois, et par des camps
opposés, d'avoir une confiance excessive, utopique dans les possibilités de l'intelligence et de
l'éducation en tant que corrélat de l'intelligence. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas inventé cette foi. Je l'ai
acquise de mon entourage dans la mesure où cet entourage était animé par l'esprit démocratique. En
effet, qu'est-ce que la foi démocratique dans le rôle que jouent la consultation, la persuasion, la
discussion dans la formation de l'opinion publique22 - laquelle, à long terme, se corrige d'elle-même
- sinon la conviction que l'homme du commun peut faire preuve de sens commun face au libre jeu
des faits et des idées que permettent des garanties réelles en matière de liberté d'examen, de liberté
de réunion et de liberté de communication ?

Je veux bien laisser aux tenants des États totalitaires de droite et de gauche l'idée selon laquelle la
foi dans les capacités de l'intelligence est utopique. En effet, cette foi est tellement ancrée dans les
méthodes inhérentes à la démocratie que, pour un soi-disant démocrate, renier cette foi, c'est trahir
son adhésion.

Quand je songe aux conditions dans lesquelles hommes et femmes vivent aujourd'hui dans
beaucoup de pays étrangers - la peur de l'espionnage, le danger de se réunir en privé pour de
simples conversations entre amis - j'incline à croire que le cœur de la démocratie, sa garantie ultime,
se trouve dans la possibilité de s'arrêter spontanément au coin de la rue pour discuter avec ses
voisins de ce qu'on a lu ce jour-là dans des journaux non censurés et dans la possibilité de converser
librement dans un salon avec des amis. L'intolérance, les insultes, les mauvais traitements pour des
divergences d'opinions en matière de religion, de politique ou de commerce, et en raison de
différences de race, de couleur, de fortune ou de degré de culture sont des trahisons du mode de vie
démocratique. En effet, tout obstacle à une communication libre et complète23 dresse des barrières
qui séparent les individus en cercles et en cliques, en sectes et en factions antagonistes, et mine par
le fait même le mode de vie démocratique. Les lois garantissant les libertés civiles telles : la liberté
de conscience, la liberté d'expression ou la liberté de réunion, ne sont guère utiles si, dans la vie
courante, la liberté de communiquer, la circulation des idées, des faits, des expériences sont
21
C’est là où John Dewey est en rupture avec Walter Lippmann. L’aveuglement dans lequel resta John Dewey durant
la seconde guerre mondiale, insistant « dogmatiquement » pourrait-on dire sur la valeur de la négociation avec les nazis
comme méthode faisant confiance à l’intelligence ne lui "a pas donné historiquement raison. (Voir à nouveau : The
promise of pragmatism de John Patrick Diggins, The University of Chicago Press, Chicago, 1994). Rapellons que ce
texte a été lu pour la première fois en 1939.
22
Nous retrouverons ces questions au moment d’aborder The public and its problems.
23
Nous verrons que notre méthodologie de « gestion de l’information et de la communication » ne correspond pas à
cet « idéal » d’établissement de conditions qui annulent tout « obstacle à une communication libre et complète ». Nous
sommes ici au cœur du sujet de l’équilibre recherché dans la pratique d’activation du développement socio-politique
entre : l’organisation de conditions favorables à une libre et large participation aux processus de délibérations, la
valorisation des formes légales d’exercice du pouvoir politique par délégation, et la gestion efficiente de la prise de
décision et de son application intégrant les connaissances et savoirs des experts, savants et techniciens.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 38
étouffées par le soupçon, l'injure, la peur et la haine. Ces choses détruisent la condition essentielle
du mode de vie démocratique avec encore plus de sûreté que la coercition pure, qui - l'exemple de
l'État totalitaire en témoigne - agit seulement lorsqu'elle parvient à nourrir la haine, la méfiance et
l'intolérance dans l'esprit des individus.

Enfin, étant donné les deux conditions susmentionnées, la démocratie en tant que manière de vivre
est régie par la foi personnelle en la collaboration quotidienne entre les individus. La démocratie est
la conviction que, même si les besoins, les fins et les conséquences diffèrent d'une personne à
l'autre, l'habitude de la coopération amicale - qui n'exclut pas la rivalité et la compétition comme on
en retrouve dans le sport - est en soi un ajout inestimable à la vie.24 Soustraire autant que possible
les inévitables conflits à un climat de force et de violence pour les placer dans un climat de
discussion,25 sous le signe de l'intelligence, c'est traiter ceux qui sont en désaccord avec nous -
même profondément - comme des gens de qui nous pouvons apprendre et, par là même, comme des
amis. Avoir une foi authentiquement démocratique en la paix, c'est croire possible de mener les
controverses et les querelles comme des entreprises de coopération26 où chacune des parties apprend
en donnant à l'autre l'occasion de s'exprimer, au lieu que l'une des parties l'emporte sur l'autre en la
réprimant - la répression étant violente même si elle se fait par des moyens psychologiques tels la
dérision, l'abus, l'intimidation plutôt que par l'emprisonnement ou l'enfermement dans des camps de
concentration. Coopérer en donnant aux différences et aux différends une chance de se manifester
parce que l'on a la conviction que l'expression de la différence et du désaccord est non seulement un
droit d'autrui, mais aussi un moyen d'enrichir sa propre expérience de vie, fait partie intégrante de
l'aspect personnel du mode de vie démocratique.

On trouvera peut-être que tout ce que j'ai dit est une série de banalités morales, de lieux
communs.27 Alors, je répondrai que c'est justement pour cela que je l'ai écrit. Se départir de
l'habitude de considérer la démocratie comme quelque chose d'institutionnel et d'extérieur à soi,
acquérir l'habitude de la traiter comme un mode de vie personnel, c'est comprendre que la

24
La description de principes d’intervention dans une optique de gestion de situations de coopération compétitive
confirmera ces conceptions d’arrière-plan.
25
On se doit de signaler ici les prémices des théories de J. Habermasou de K.O.Appel.
26
Encore une fois, en pensant au fait que ce credo a été lu en 1939, on comprend que la « doctrine » de John Dewey
mérite d’être réévaluée à l’aune des enjeux historiques de la seconde guerre mondiale. Les limites de la pensée de John
Dewey seraient donc inhérentes au fait qu’elle s’inscrit en prolongement des conditions historiques de l’exercice d’une
pratique d’intelligence démocratique sur la terre américaine. L’hypothèse serait à vérifier le fait que l’expérience de la
Guerre de Sécession a permis d’établir ces conditions aux USA et que l’Europe « a eu besoin » des deux Guerres
Mondiales pour atteindre une maturité d’expérience socio-politique équivalente.
27
Sur ce point, nous trouvons chez Dewey une consolation au constat de ce que, nous-mêmes, par obligation de
professionnalisme et y compris dans des travaux de théorisation, nous devons exposer des lieux communs pour établir
des outils intellectuels à même d’interagir effectivement avec la vie commune et non pas nous en tenir à un partage de
discours entre membres de la communauté académique.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 39
démocratie est un idéal moral et que, dans la mesure où elle devient un fait, elle est un fait moral.
C'est se rendre compte que la démocratie est une réalité uniquement si elle est réellement un lieu de
vie en commun.

Puisque j'ai consacré ma vie d'adulte à la pratique de la philosophie, je vous demanderai d'être
indulgents si, pour conclure , je définis brièvement la foi démocratique en recourant au langage
même de cette discipline. Formulée ainsi, la démocratie est croyance en la capacité de l'expérience
humaine de générer les buts et méthodes qui permettront à l'expérience ultérieure d'être riche et
ordonnée. Toutes les autres formes de foi morale et sociale reposent sur l'idée que l'expérience doit,
à un moment quelconque, être soumise à une forme de contrôle extérieur, à quelque "autorité"
censée exister en dehors des processus de l'expérience. La démocratie est la conviction que le
processus de l'expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier - les résultats
particuliers ayant une valeur ultime uniquement s'ils servent à enrichir et à ordonner la suite du
processus. Puisque le processus de l'expérience28 peut être éducatif, la foi en la démocratie est
inséparable de la foi en l'expérience et en l'éducation. Toutes les fins et toutes les valeurs qui sont
coupées de ce processus constant deviennent des arrêts, des formes de fixation. Elles tendent à figer
ce qui a été gagné au lieu de s'en servir pour ouvrir la voie à des expériences nouvelles et
meilleures.

Si on me demande ce que j'entends par expérience dans ce contexte, je répondrai qu'elle est cette
libre interaction des individus avec les conditions environnantes, en particulier avec
l'environnement humain, qui aiguise et comble le besoin et le désir en augmentant la connaissance
des choses telles qu'elles sont. La connaissance des choses telles qu'elles sont est la seule base
solide de la communication et du partage; toute autre communication signifie la sujétion de
certaines personnes à l'opinion d'autres personnes.29 Le besoin et le désir - sources de nos desseins
et guides de notre énergie - vont au-delà de ce qui existe, donc au-delà de la connaissance, au-delà
de la science. Ils ouvrent constamment la voie à l'avenir, à ce que nous n'avons pas encore exploré,
à ce que nous n'avons pas atteint.

28
Là où John Dewey parle de « processus de l’expérience », dans le contexte strict de l’activation de développement,
nous parlons de « procès d’intervention » ; étant entendu nous n’idéalisons pas comme John Dewey le fait la valeur de
l’expérience. Procédure et processus, prise en charge et libre participation, fermeture au dialogue avec des personnes
injustes et ouverture à des discussions qui peuvent remettre en cause l’existant, interfèrent au moment d’exercer une
responsabilité de gestion de l’information et de la communication.
29
Cette situation correspond à ce que l’on a l’habitude d’appeler « relation d’autorité ». On mesure l’anarchisme
radical sous-jacent à la philosophie défendue ici par John Dewey, qui n’est pas sans rappeler celui du saint-simonien
Proudhon. Les études de cas que nos exposerons montrent que si cette relations d’autorité doit être radicalement
révisée : l’autorité devenir « autorité de direction » au bénéfice de personnes qui doivent être encouragées à acquérir
des capacités de décisions et du « pouvoir de faire », diriger en faisant, (ou du moins commençant à faire) étant une
procédure coopérative attendue.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 40
De toutes les manières de vivre, la démocratie est la seule qui croit sans réserve30 au processus de
l'expérience en tant que fin et moyen; en tant que ce qui est capable de générer la science, seule
autorité sur laquelle on puisse se fonder pour guider l'expérience future, et en tant que ce qui libère
les émotions, les besoins et les désirs de manière à faire advenir les choses qui n'existaient pas dans
le passé. En effet, tout mode de vie insuffisamment démocratique limite les contacts, les échanges,
les communications, les interactions par lesquels l'expérience se raffermit tout en s'élargissant et en
s'enrichissant. Cette libération et cet enrichissement sont une tâche à laquelle il faut se consacrer
jour après jour. Comme ils ne peuvent avoir de fin tant que dure l'expérience elle-même, la tâche de
la démocratie consiste pour toujours à créer une expérience plus libre et plus humaine que tous
partagent et à laquelle tous contribuent.31

30
Ce « sans réserve » est-il bien raisonnable et en accord avec la méthode de l’intelligence retirant des enseignements
de l’expérience (incluant spécialement, répétons-le, l’expérience historique) ?
31
La dernière partie de notre livre défendra l’idée selon laquelle ces idéaux peuvent être mieux atteints si, dans la
gestion du déroulement de l’expérience :
- la valeur et les principes de liberté sont éclairés par les capacités d’expertise, (avec des confrontations et arbitrages
possibles),
- le but de « rendre l’expérience plus humaine » est traduit dans des termes concrétisables et progressifs,
- l’idée selon laquelle « tous » partagent et « tous » contribuent à l’expérience doit être révisée en fonction : d’une
part de la libre volonté de « toutes » les personnes a priori concernées par l’expérience, à contribuer à l’expérience,
d’autre part des limites concrètes d’organisation du partage et de la contribution à l’expérience.
David CAPES Connaître & activer des potentiels sociopolitiques 41

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