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Gilles Deleuze Sur Le Pli. Leibniz et le baroque* En 1987, Francois Wahl—mon éditeur au Seuil depuis le début des années soixante - eut Uidée de créer un Annuaire philosophique, gui rendrait compte, chaque année, des livres parus qui nous semblaient le méri- ce sans aucun égard ni aux modes, ni & la Jfacilité des livres en question, geté de leur orientation. Qui était ce « nous »? Outre le maitre d'ceuvre, il y avait Christian Jambet, Guy ‘dreau, Jean-Claude Milner et moi-méme. Cette témoigner dans cet article, publié dans le numéro 2 de UAnnuaire, de mon admiration combinée pour un ancien (Leibniz) et un moderne (Deleuze), auxquels je n'ai cessé par ailleurs de m’affronter. fans son histoire, varié dans ses ramifié par ses conséquence: vaventure de Ia philosophie francaise do pensée, et selon la narration de ses usages. Il est inscrit comme loi, et du lieu, et de ce qui a lieu. Tl est ce dont il s’agit, ce sont les derniers mots de la dernidre page : « Il s'agit toujours de plier, déplier, replier » (p. 189). Une constante, et fine, et instruite du plus subtil détail, exposition de Leibniz sert de vectour ala pro- position conceptuelle de Deleuze. Lavant-dernier mot du livre est : « Nous restons leibniziens » (p. 189). Ce qui importe, on le voit, n’est pas Leibniz, mais que, astreints a plier, déplier, replier, nous, modernes, restions leibniziens. Tis‘agit de savoir ce que signifie ce « rester ». ‘Allons-nous discuter académiquement de V'exac- titude historienne (tres grande et tres belle : un parfait lecteur) de Deleuze? Allons-nous opposer in Leibniz nominaliste et retors, un éclectique rusé, a celui, si délicieusement mobile et profond, dont Deleuze exhibe le paradigme? Arpentage des textes? Querelle généalogique? Laissons cela. Ce livre, rare, admirable, nous pro- pose une vision et une pensée de notre monde. Tl faut en parler de philosophe & philosophe : béatitude intellectuelle, jouissance d'un style, entrelacs d’écri- ture ot de pensée, pli du concept et du non-concept. Nécessité aussi peut-étre d'une discussion, mais difficile en ce qu'elle commencerait par un débat sur le désaccord, gur I’étre du désaccord. Car pour Deleuze, apres Leibniz, il n'est pas du vrai et du faux, mais du possible au possible. Encore Leibniz y mettait-il quelque mesure divine (le principe du jneillour). Deleuze, point, Notre monde, celui d'un c chromatisme élargi », est une scéne, identique, «out Sextus viole et ne viole pas Lucrace » (p. 112). Un désaccord est le « et » de l'accord. Il suffit, pour en percevoir "harmonic, de se tenir dans la compa- raison musicale des « accords non résolus » (ébid.). ‘Deleuze. Sux Le Pli. Leibniz et le baroque garder attentive tension de la disputatio phique, il n'y a d’autre recours que de tenir du concept central, fiit-ce contre la sinuosité anime de Deleuze. Il faut, absolument, déplier le forcer & quelque immortel dépl érons dans le carcan d’un triplet, triple délasse- lacet oii Deleuze nous capture. Cest d’abord un concept antiextensionnel 1 Multiple, une représentation du Multiple comme labyrinthique directement qualitative, ictible & quelque composition élémentaire que est ensuite un concept antidialectique de ement, ou de la singularité. C'est un opéra~ de « mise & niveau » Pun de autre de la pensée ¢ Vindividuation. est enfin un concept anticartésien (ou ntilacanien) du Sujet, une figure « communicante » ntériorité absolue, qui s'égale au monde, dont st un point de vue. Ou encore : le pli autorise pense une énonciation sans énoncé, ou une fonnaissance sans objet. Le monde ne sera plus dés Jors le phantasme du Tout, mais l’hallucination per- onte du Dedans comme pur Dehors. s ces « anti » avec douceur, la mervoilleuse et se douceur du style d’exposition de Deleuze. irs affirmer, toujours raffiner. Diviser a linfini ion méme. Enchanter le multiple, invraisemblable, citer l'incongru. Mais coupons. Coupons court. Le Multiple, Vorganicité +t pas d’imposer avec brusquerie un ordre qui, 61, fait qu'on vient & bout de lesquive deleu- ‘Un exemple : le livre n'a pas encore vingt .s que nous tombons sur ceci : « Le multiple, ce ‘Waventure de 1a philosophic frangaise Ono, ce Mui est plié de heaucoup de farone | [on Pourrait Gtro tents d'objecter auacine’ akong {a composition d'un multiple ne so hau Pas de ses same: Mais do ses éléments. Ensuite, ¢ pensée jn pli est son étaloment-multiple, at réduction & Tappartenance élémentaire, tour fo méme que la pensée d'un nepud se donne dans son Sroupe algé- sans qualité? Cependant, que vaut cette ponctuation da tries aru eta dane tologie ensembliste des éléments ot de l'apparte- a elasatt PA eux récusée,etily aurait la cee ji lassique - de disputatio sur 'Un nt Je Mul La these de Leibniz-Deleuzo est que le point, élément, ne peut valoir comme utes de mai 4 Kunité de matidre, le plus petit élément de laby- inthe, est le pli, non pas le point (. 9). De la la blismo » résolu, qui tisse din vide i re 1 qui ¢ les plus id complexités, et réduit @ Vappartenance Metinbokee ates les plas enchevétrées, lais, @ peine constituée, cette ligne d'examen se [alnilte, se déplie, se complique, La renga Deleuze- Leibniz est de ne laisser en repos aucun couple opposition, de ne se laissor gagner, ou gager, par 30 Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et le baroque in schéme dialectique. Vous parliez de point, ment? Mais Letbniz-Delouze en distingue, c'est connu, trois especes : le point-pli matériel, ou que, qui est « élastique ou plastique » ; le point uthématique, qui est & la fois convention pure (en fant qu’extrémité de la ligne) et « site, foyer, lieu, lou de conjonction des vectours de courbure »; ef Shiin le point métaphysique, ame, ou sujet, qui Secupe le point de vue, ou la position, que le point mathématique désigne & la conjonction des points- plis. De sorte, conclut Deleuze, que vous devez dis. tinguer « le point d’'inflexion, le point de position, {© point d'inclusion » (p. 32). Mais qu’aussi bien, omme nous venons de le voir, il est impossible de les penser séparément, chacun supposant la déter. mination des deux autres. Quelle figure du Multiple n soi » opposer, sans niaiserie apparente, a cette osquive ramifiée du point sous Ie signe du pli? st que la philosophie, selon Deleuze, n'est pas une Inference, elle est plutét une narration. Ce qui dit du Baroque (p. 174) s'applique & merveille a son propre lyle de pensée : « La description prend la place de Vobjet, le concept devient narratif, et le sujet, point de Yue, sujet d’énonciation. » Vous n'aurez done pas un 's du multiple, mais une description de ses figures, ot plus encore du constant passage d’une figure & une utres vous n’aurez pas un concept du multiple, mais '4 narration de son étre-monde, au sens ot Deleuze lit tres justement que la philosophie de Leibniz est {a « signature du monde » et non plus le « symbole d n cosmos » (p. 174); et vous n’aurez pas non plus ne théorie du Sujet, mais ’écoute, V'inscription, du int de vue en quoi tout sujet se résout, et qui est lui- me le terme d'une série probablement divergente, 1 sans Raison De sorte que, quand Deleuze en vient & créditer bniz d’un « nouveau rapport de l'un et du mul- a1 Iaventure de la philosophie frangaise tiple » (p. 173), ¢’est surtout pour ce que ce rapport ade diagonal, de subverti, d’indistinct, en ceci que, « au sens subjectif » (donc, monadique), « il doit y avoir aussi multiplicité de l'un et unité du mul- tiple ». Finalement, le « rapport » Un/Multiple se trouve délié et défait dans de quasi-rapports Un/ Un et Multiple/Multiple. Ces quasi-rapports, tous subsumés sous le concept-sans-concept de Pli, T'Un-pli retournement du Pli-multiple, sont visés par description (@ quoi sert le theme du Baroque), narration (le jeu du Monde), ou position énoncia- tive (Deleuze ne réfute ni n'argumente, il énonce). Ils ne se laissent ni déduire ni penser dans la des- cendance fiddle de quelque axiomatique, ou de quelque décision premidre. Leur fonction est d’6vi- ter la distinction, l'opposition, la fatale binarité. Leur maxime d’usage est le clair-obscur, qui est pour Leibniz-Deleuze la teinte de U'idée : « Aussi bien le clair plonge dans l'obscur, et ne cesse dy plonger : il est clair-obscur par nature, il est déve- loppement de l’obscur, il est plus ou moins clair tel quo le sensible le révele » (p. 120). La méthode est typique de Leibniz, de Bergson, de Deleuze. Soit A marquer une hostilité (subjec- tive, énonciative) au théme idéal du Clair, qui va de Platon (I'Idée-Soleil) & Descartes (Vldée claire), et qui est aussi métaphore d'un certain concept du Multiple, celui ot, de droit, les éléments qui le composent se laissent exposer a la pensée en pleine lumiére de leur distinction d'appartenance. Leibniz~ Bergson-Deleuze ne dira, pas que c'est !Obscur qui vaut, il ne polémiquera pas frontalement. Non. Il va nuancer. La nuance est ici l'opérateur antidialec- tique par excellence. La nuance va dissoudre 'oppo- sition latente dont le Clair magnifie un des termes. On établira ainsi une continuité locale, un échange des valeurs en chaque point réel, de fagon que le 32 ‘Deleuze, Sux Le PUi. Leibniz et le baroque couple Clair/Obscur ne soit séparable, et a fortiori archisable, qu’au prix d'une abstraction glo~ bale, Cette abstraction sera d’elle-méme étrangere Ala vie du Monde. Si la pensée du Multiple, telle que la déploie Delouze-Leibniz, est si fuyante, si elle est le récit sans lacune ni dehors de plis et déplis du Monde, c'est qu'elle ne s’oppose & nulle autre ni ne s’éta- blit aux lisidres d’une autre. Elle cherche plutét & s’inséparer de toutes, & multiplier dans le multiple toutes les pensées possibles du multiple. Car « le réellement distinct n’est pas nécessairement séparé ni séparable », et « rien n'est séparable ou séparé, s tout conspire » (p. 75). Cette vision du monde comme totalité intri- quée, pliée, inséparable, telle que toute distinction ost une simple opération locale, cette conviction « moderne » que le multiple est tel qu'il n’est pas éme discernable comme multiple, mais seulement « activable » comme Pli, cette culture de la diver- gence (au sens sériel), qui compossibilise les plus idicales hétérogénéités, cette « ouverture » sans contrepartie (« un monde de captures plutat que de \étures », p. 111) ; voila ce qui fonde le rapport, mical et profond, de Deleuze a Leibniz. Le mul- tiple comme grand animal fait d’animaux, la res- piration organique partout inhérente & sa propre rganicité, le multiple comme tissu vivant, qui se ie comme sous l’effet de sa surrection vitale, au sbours, absolument, de I’étendue cartésienne, ponetuelle et réglée par le choc : la philosophie de Deleuze est, elle, la capture d’une vie a la fois oiale et divergente. On comprend qu’y soit loué ce Leibniz qui soutient, plus que tout autre, « l’affir- mation d'un seul et méme monde, et d'une diffé- ‘once ou variété infinies dans ce monde » (p. 78)- soutenue l'audace « baroque » par excellence, 33 ‘aventure de la philosophie francaise « une texturologie qui témoigne d’un organicisme généralisé, ou d'une présence des organismes par- tout » (p. 155). En fait, il n'y a jamais eu que deux schémes, ou Paradigmes, du Multiple : le mathématique et Porga- niciste, Platon ou Aristote. Opposer le Plial’Ensomble, ou Leibniz & Descartes, ranime le schémo organi. ciste. Qu’ll ait & se séparer du schdme mathématique, Deleuze-Leibniz n’oublie pas de le remarquer : En mathématiques, c'est Tindividuation qui constitue une spécification; or il n’en est plus de méme avec les choses physiques ou les corps organiques (p. 87). LAnimal, ou le Nombre? Telle est la croix de la métaphysique, et la grandeur de Deleuze-Leibniz, métaphysicien du Monde divergent de la modernité, est d’opter sans faiblesse pour l'animal. Au demeu. rant, « ce n’est pas seulement une psychologio ani- male, mais une monadologie animale qui se trouvent essentiolles au systéme de Leibniz » (p. 146). La vraie question sous-jacente est ici celle de la singularité : ott et comment le singulier croise-t-il le concept? Quel est le paradigme d'un tel croisement? Si Deleuze aime les stoiciens, Leibniz ou Whitehead, et s'il n’aime pas beaucoup Platon, Descartes ou Hegel, c'est en raison de ce que, dans la premire Série, le principe d'individuation occupe une place stratégique, qui lui est déniée dans la secondo. La « révolution leibnizionne » sera saluée, avec un enthousiasme stylistique rare dans la souple nar- ration deleuzienne, de « noces du concept et do la singularité » (p. 91), Mais @abord, qu’est-co qui est singulier? C'est & mon sens co probléme qui gouverne tout le livre de Deleuze, et c'est comme témoin du singulier qu’on y u Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et Ie baroque que Leibniz. Celui qui a aiguisé la pensée sur vule de l'infini des occurrences, des inflexions, paces et des individus. événement, la singularité apitre « Qu’est-ce qu'un événement? » occupe ‘tre du livre (p. 103-112), et il porte plus sur itchead que sur Leibniz, Mais avant comme aprés, égorie d’événement resto centrale, parce que elle qui soutient, enveloppe, dynamise celle de sularité. Deleuze-Leibniz part du monde comme d'inflexions ou d’événements : c'est pure émission de singularités » (p. 81). ne fois encore, la question centrale de la pen- do I’6vénoment, telle que Deleuze Vattribue & niz-Whitehead, intrigue et provoque. Citons : Quelles sont les conditions d'un événement pour tout soit événement? » (p. 103). tentation est grande d’opposer : si « tout est 6vénement », en quoi I’événement peut-il se distin- r du fait, du ce-qui-arrive-dans-le-monde selon loi de présentation? Ne devrait-on pas plutot emander : « Quelles sont les conditions d’un 6vé- ement pour que presque rien ne le soit »? Ce qui présente, en tant que présenté, est-il réellement ier? On peut soutenir aussi raisonnablement le train du monde n’expose, en général, que de généralité. 5 Comment done Leibniz-Whitehead-Deleuze peut-il du schéme organiciste du Multiple, une théo- ‘vénementielle du singulier, des lors qu’événe- \t veut dire : tout ce qui advient, en tant que tout ient? i L6énigme peut se dire simplement : alors qu’on tend ch eee ciaotnktls singularité rupture, Leibniz-Whitehead-Deleuze Pentend Waventure de la philosophie francaise comme ce qui singularise la continuité en chacun de ses plis locaux. Mais d'un autre ¢6té, pour Leibniz- Whitehead-Dolouze, « événement » désigne malgré tout l'origine toujours singulitre, ou locale, d'une vérité (d'un concept), ou ce que Deleuze énonco comme la « subordination du vrai au singulier et au remarquable » (p. 121). Ainsi ’événement est-il A la fois omniprésent et créateur, structurel et inoui. Du coup, les séries de notions afférentes 2 I'événe- ment no cessent de se disséminer et de se contractor au méme point. Donnons trois exemples. 1, Leibniz-Deleuze, ds lors qu’il pense ’événement comme inflexion immanente du continu, doit suppo- ser simultanément que c’est du point de cette imma- nence que nous parlons de l’événement (jamais « avant », ni « du dehors »), et que cependant une préexistence essentielle, celle de loi globale du monde, doit nous échapper pour que nous puissions en parler : « La philosophie de Leibniz [...] exige cette préexistence idéale du monde [...], cette part muette et ombrageuse de I'événement. Nous ne pou- Vons parler de 'événement que déja engagé dans Vame qui 'exprime et dans le corps qui leffectue, mais nous ne pourrions pas du tout parler sans cette part qui s’en soustrait » (p. 142). Est admirable et ajustée l'image de la « part muette et ombrageuse de I’événement ». Cependant, il faut voir que, pour Leibniz-Deleuze, co qu'il y a d’excessif’ ~ d'ombrageux ~ dans I'événement est le Tout qui lui préexiste. C'est que, dans une ontologie organiciste du Multiple, 'événement est comme un geste spon- tané sur fond obscur d'animalité enveloppante et glo- bale. Deleuze explique bien qu’ll y a deux aspects du « maniérisme » de Leibniz, maniérisme qui oppose au classicisme cartésien : « Le premier, c'est la spon- tanéité des maniéres qui s’oppose & l'essentialité de 36 Deleuze. Sux Le Pli. Leibniz et Ie baroque \ribut, Le second, c'est 'omniprésence du sombre «i qui s'oppose & la clarté de la forme, et sans quoi ) manidres n’auraient rien d’ot surgir » (p. 76). Pour Leibniz-Deleuze, la préexistence du Monde me « sombre fond » signe I'événement comme maniére, et ceci est cohérent avec l'organicité du jnultiple. Cette conception autorise que ce soit “ combinaison d'immanence et d’infinité oxcessive que procéde qu’on puisse « parler » d’un (vénement. Penser l’événement, ou faire concept du singulier, exige toujours que se conjoignent un ongagement et une soustraction, le monde (ou la situation) et l’infini. 2. Le chapitre le plus dense, et & mon sens le plus ‘accompli, du livre de Deleuze, est le chapitre rv, ui qui porte sur la « raison suffisante ». Pour- quoi Delouze est-il spécialement virtuose (et fidéle) dans ce passage? Parce que la version qu'il donne du principe, soit « Videntité de 'événement et du prédicat » (p. 55), qu'il résume mieux encore en : « Tout a un concept! », est en réalité la maxime de son propre génie, I'axiome sans lequel il se découra- serait de philosopher. ; Une fois encore, la détermination deleuzienne se astitue de brouiller par nuance une dialectique Glablio : Ie principe de raison permet de surimposer n chaque point le Nominalisme et 'Universalisme. | s’agit [A du programme de pensée le plus profond de Deleuze : Pour les uns, les Nominalistes, les individus seraient les seuls existants, les concepts n'étant que des mots bien régiés; pour les autres, les Universalistes, le concept a le pouvoir de se spé- cifier & Vinfini, individu renvoyant seulement & des déterminations accidentelles ou extra- 31 Laventure de la philosophie francaise conceptuelles. Mais pour Leibniz, & la fois, seul Vindividu existe et e’est en vertu de la puissance du concept : monade ou ame. Aussi cette puis- sance du concept (devenir sujet) ne consiste-t-olle pas a spécifier & l'infini un genre, mais & conden- ser et & prolonger des singularités. Celles-ci ne sont pas des généralités, mais des événements, des gouttes d’événements (p. 86). On accordera & Leibniz-Deleuze que le couple Uni- versalisme/Nominalisme doit étre subverti. Mais peut-il Pétre du point de I'énoneé « monadique » : tout a un concept? En fait, Deleuze retourne!'axiome commun, quoique caché, au Nominalisme et 2 I'Universalisme, axiome qui dit que rien du Multiple n'a de concept. Pour le Nominalisme, le Multiple existe, et le concept, donc ’'Un, n’est que langage; pour I'Univer- saliste, ’'Un existe selon le concept, et le Multiple est inessentiel. Letbniz-Deleuze dit : le Multiple existe par concept, ou : le Multiple existe dans l’'Un. Tel est exactement la fonction de la monade : découper de 'Un dans le Multiple, de fagon qu'il y ait con- cept de ce multiple. On établira ainsi une équivoque féconde entre « étre élément de », ou « appartenir & », catégories ontologiques, et « avoir une pro- priété », « avoir tel prédicat », catégories du savoir. Deleuze écrit en clair : « Finalement, une monade a pour propriété, non pas un attribut abstrait [...], mais d’autres monades » (p. 148). Parvenue a ce point, la pensée est soumise & la plus extréme tension : — ou le multiple est pur multiple de multiples, et il n’y a pas d’Un dont puisse se soutenir que « tout a un concept »; = ou le multiple « posstde » des propriétés, et ce ne peut étre au seul titre d’éléments, ou de multiples 38 Deleuze. Sur Le Pli. Leibnix et le baroque prdonnées : il faut qu'il y ait de l'inhérence ;ptuelle, done des essences. Doleuze félicite G. Tarde d'avoir repéré chez Leib- piz une sorte de substitution de l'avoir &l'étre : 6tre la monade ost la somme, l'inventaire nuancé, rarchisé, continu, de ce qu'elle « possede » : « ce qui est nouveau, c'est d’avoir porté analyse sur les ospdces, les degrés, les rapports et les variables de jn possession, pour en faire le contenu ou le déve- Joppement de la notion ¢’Etre » (p. 147). Cortes, Deleuze sait bien que « possession >, « avoir », « appartenance » sont ici des opérations inétaphoriques. Mais I'analytique de létre dans le yogistre de l'avoir (ou de la domination) sert & glis- yer du concept dans la trame du multiple sans avoir ‘ trancher clairement la question de I'Un. Le pro- _ hlime est du reste plus aigu pour Deleuze que pour bniz, car pour ce dernier il y a un langage total, ne série intégrative de toutes les multiplicités, qui st Dieu, Sans ce point d’arrét, la dissémination fait jdcessairement du concept, par défaut d’Un, une fiction (comme Vest, pour Leibniz, le concept crucial dio quantité évanouissante, ou infiniment petite). y asans doute une issue, que Deleuze emprunte yr segments. Elle revient a distinguer les opéra- ns du savoir (ou concepts encyclopédiques) et Ws opérations de la vérité (ou concepts événemen- jels). Du point de la situation, donc en immanence monadique », il est vrai que tout a un concept {oncyclopédique), mais rien n'est événement (il n'y a quo dos faits). Du point de l'événement, ily aura eu line vérité (de la situation) qui est lacalement « for- plo » comme concept encyclopédique, mais globa- nont indiscernable. Cost au fond de cette distinction qu'il s'agit quand ve-leibniz, discerne les « deux stages » de ensée du Monde, Vétage de V'actualisation ‘Waventure de la philosophie francaise (monades), et I'étage de la réalisation (les corps) (cf. p. 41). On pourrait dire que le monadique pro- cade a l'infini a la vérité-vérification de ce dont le corporel est I’effectuation. Ou que la monade est un foncteur de vérité, cependant que les corps sont des. agencements encyclopédiques. D’autant plus qu’a Yactualisation correspond la métaphore mathéma- tique d'une « courbe a inflexion infinie » (p. 136), et a la réalisation celle de « coordonnées qui déter- minent des extrema » (ibid.). On y reconnaitra sans peine le trajet « ouvert » de la vérité, au regard de la stabilité « en situation » des savoirs. Mais Deleuze va en méme temps s’efforcer de « recoudre », ou de plier l'un sur lautre, les deux 6tages ainsi discernés. Pour en tenir l’écart, il fau- drait que I’événement viene rompre en un point le «tout aun concept », il faudrait qu’il puisse étre une panne des significations. Or Leibniz-Deleuze entend bien établir que toute panne apparente, toute ponc- tualité séparée sont en fait des ruses supérieures de Ja continuité. Deleuze brille de tous ses feux quand il s'agit de « réparer » les apparentes béances de la logique leibnizienne. On a classiquement objecté a Leibniz que la mona- dologie interdisait toute pensée de la relation? Non, démontre Deleuze, Leibniz « n‘a fait que cela, pen- ser la relation » (p. 72). Et de produire au passage cette stupéfiante définition du rapport : « runité du non-rapport avec une matiére tout-parties » (p. 62), qui subjugue et persuade ~ sinon que, dans Ponto- logie mathématiquo, il faudrait remplacer tout-par- ties par multiple-vide. On a cru voir une contradiction insoutenable entre le principe de raison suffisante (qui exige que tout ait son concept et le réquisit de son activité, et qui donc lie tout & tout) et le principe des indiscernables Deleuze. Sur Le Pl. Leibniz et le baroque pose qu’il n'y a pas d’étre réel identique & un re, et qui donc délie tout de tout)? Deleuze, it : non, la connexion des raisons et 'inter- ion des indiscernables ne font qu’engendrer le leur flux, la continuité de type supérieur : « Le principe des indiscernables établit des coupures; les coupures ne sont pas des lacunes ou rup- »s de continuité, elles répartissent au contraire Jp continu de telle fagon qu’il n’y ait pas de lacune, ('est-2-dire de la “meilleure” fagon » (p. 88). C'est {out aussi bien la raison pour laquelle « on ne peut iis savoir ott finit le sensible et o% commence Uintel- wible » (ibid.) : on le voit, ’6vénementialité univer- © est aussi, pour Delouze-Leibniz, Puniverselle sntinuit6. Ou encore : pour Leibniz-Deleuze, « tout rive » veut dire ; rien n’est interrompu, et donc Wu a un concept, celui de son inclusion dans la ontinuité, comme inflexion-coupure, ou pli. | Quelle joie de voir Deleuze mentionner tout natu- ni Mallarmé, comme penseur-podte, de sen- qu'il le met au rang des plus grands! Page 43, Deleuze lenomme « grand podte baroque». juoi? Paree que « le pli [...] est 'acte opéra- iro » le plus important de Mallarmé, Et de mention- # l'éventail, « pli selon pli », les feuillets du Livre me « plis de la pensée »... Le pli serait « unité 6tre, multiplicité qui fait inclusion, collectivité ue consistante » (ibid). e topologie du pli est descriptivement incontes- Jo, Poussée dans ses conséquences, elle entraine Juze A écrire : « Le Livre, comme pli de l’événe- pnt, » Page 90, Mallarmé est convoqué derechef, en ‘umpagnie de Nietzsche, comme « révélation d'une Vensée-monde, qui émet un coup de dés ». Le coup ‘ie ds, dit Deleuze, « est la puissance d'affirmer le au L’aventure de la philosophic frangaise Hasard, de penser tout le hasard, qui n'est surtout pas un principe, mais l'absence de tout principe. Aussi rend-il 4 absence ou au néant ce qui sort du hasard, ce qui prétend y échapper en le limitant par principe ». Le but de Deleuze est clair : montrer qu’au-dela du baroque leibnizien ily a notre monde, oi le jeu « fait entrer les incompossibles dans le méme monde éclaté » (ibid.). Il est paradoxal de requérir Mallarmé au service d'un tel but, j'y reviendrai, Mais, par contraste, cette référence permet de comprendre pourquoi la liste des penseurs de I'événement selon Deleuze (les stoiciens, Leibniz, Whitehead...) ne contient que des noms que Y’on pourrait aussi bien citer au titre de leur opposition a tout concept de Pévéne- ment : adversaires déclarés du vide, du clinamen, du hasard, de la séparation disjonctive, de la rup- ture radicale, de I'ldée, bref, de tout ce a partir de quoi on peut tenter de penser I’événement-rupture, soit, d’abord, ce qui n'a ni intérieur ni connexion : un vide séparé. Au fond, « événement », pour Deleuze, veut dire tout le contraire : une activité immanente sur fond de totalité, une création, une nouveauté, certes, mais pensable dans l'intériorité du continu. Un élan vital. Ou encore : un complexe d’extensions, d'in- tensités, de singularités, qui est & la fois ponctuel- lement réfiéchi, et réalisé dans un flux (cf. p. 109). « Evénement » est le geste sans fin ni tenue qui affecte en d'innombrables points l'anarchique et unique Animal-Monde. « Evénement » nomme prédicat-geste du Monde : « les prédicats ou événe: ments », dit Leibniz. « Fvénement » est seulement pertinence langagiére du systéme sujet-verbe-com: plément, contre le jugement d’attribution, essentia- liste et éternitaire, qu'on reprochera & Platon ow Descartes. « L’inclusion leibnizienne repose sur w a2 Deleuze. Sur Le Pll. Leibniz et le baroque achéma sujet-verbe-complément, qui résiste depuis WAntiquité au schéma d'attribution : une gram- maire baroque, out le prédicat est avant tout relation énement, non pas attribut » (p. 71). Deleuze maintient 'immanence, exclut l'inter- fuption, la césure, et déplace seulement la quali- fication (ou le concept) du jugement d'attribution {one de l'étre-Un) au schéma actif, qui subjective 4. complémente. "ost que Deleuze-Leibniz, hors vide, veut lire le 6 qui arrive » dans la chair du plein, dans Vinti- 6 du pli. La clef dernidre de son propos est alors : Wriorité. Sujet, Vintériorité ouze entend bien suivre Leibniz dans son entre- 1 plus paradoxale : établir la monade comme ‘intériorité absolue », et procéder & la plus rigou- ise analytique qui soit des liens d'extériorité (ou possession), spécialement le lien de l'ame et du ps. Tenir le Dehors comme réversion exacte, ou jombrane », du Dedans, lire le Monde comme jure de l'intime, penser le macroscopique (ou le aire) comme torsion du microscopique (ou du liculaire) : ce sont sans doute ces opérations constituent la véritable effectivité du concept Pili, Par exemple : «I“unilatéralité” de la monade lique pour condition de cldture une torsion du «lo, un pli infini, qui ne peuvent se déplier confor- jont a la condition qu’en restituant l'autre cété, pas comme extérieur & la monade, mais comme ar ou le dehors de sa propre intériorité : une ne membrane souple et adhérente, coexten- le dedans » (p. 149). On voit que Deleuze avec le Pli, une figure de l'intériorité (ou du he soit ni la réflexion (ou le cogito), ni le 43 Laventure d-e la philosophie frangaise rapport-2, Ha vis6e (ou Vintentionalits), ni vide (oUt 6c lipse). Ni Descartes, Fete Une intériorité absolue, mais « retournée » de telle sorte qu'll© dispose d'un lien au Tout, d'un «lien pri- maire non localisable qui borde T'intérieur absolu » (p. 149). Ce lien primaire, par quoi l'intériorité abso- ue est pliGe on extériour total, Leibniz 'appelle le vinculum, et est par lui que intérieur monadique se subordomne, ou fait clarté, des monades « exté- rieures », $4inS avoir & « franchir » son intériorité Lanalyse que Deleuze propose, a la lumiére du pli, du concept axial de vinculum, est une pure mer- veille (tout Je chapitre vim). fly ala une intelligence comme excitée par son enjeu, par la traque d'une piste entidrement nouvelle : un Sujet qui articulerait directement la classique fermeture du Sujet réflexif (mais sans clarté réflexive) et la porosité baroque du Sujet emapiriste (mais sans passivité mécanique). Une intimité égalo au monde, une ame plige par: tout dans le corps : quelle heureuse surprise! voy Jez, comme Deleuze en récapitule les réquisits; 1) Ghagque monade individnelle poss? ante est inséparablos 2} chacane possbe an corps en tant qu’elle est le sujet constant du vi culum qui lui est fixé (son vinculum); 3) ce vi culum a pour variables des monades prises en foule; 4) €sfoules de monades sont inséparables @infinités de parties matérielles auxquelles elles appartiennent; 5) ces parties matérielles consti tuentla partie organique d'un corps, dont le culum envisagé par rapport aux variables assure ri spécifiaue: 6) ce comps est celut qu appar- at la. monade individuelle, il eee eerie: rico au vinculum envisagé maintenant par rap- port & la constante (p. 152). a Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz ef Ie baroque Cotte conception du Sujet comme intériorité dont xtérieur propre fait lien primaire au Multiple ini du monde a trois effets principaux. Premiérement, elle délie la connaissance de tout rapport a un « objet ». La connaissance opere par ymmation de perceptions immanentes, elle est un fot intérieur de « membrane », une subsomption ‘domination, de multiplicités prises « en foule ». ‘nnaitre, c'est déplier une complexité intérieure. n ce sens, Leibniz-Deleuze s‘accorde & ce que j'ai lé Ie probleme contemporain d'un « sujet sans ‘t » « Toujours je déplie entre deux plis, et, si ‘evoir, c'est déplier, je percois toujours dans les Toute perception est hallucinatoire, parce que Ia perception n’a pas d’objet » (p. 125). Deuxiémement, la conception de Deleuze-Leibniz du Sujet une série, ou un dépliemont de prédicats, non une substance, ou un pur point vide réflexif, soit en éclipse, ou en eorrélat transcendantal d’un bjet = x. Le Sujet de Leibniz-Deleuze est directement multiple, et cest sa force. Par exemple : « Tout réel ‘un sujet dont le prédicat est un caractére mis en , ensemble des prédicats étant le rapport ontre limites de ces séries » (p. 64). Et Deleuze ajoute = « on 6vitera de confondre la limite et le sujet », c@ qui st loin d’étre une simple remarque d’orthodoxie leib- onne ; "humanisme contemporain, celui dit des coits de Homme », est littéralement empoisonné ‘une conception muette du sujet comme limite. Or jet est en effet, au mieux, ce qui soutiont multi- -oisiemement, la conception de Leibniz-Deleuze du Sujet le point (de vue) d'oi il y a une vérité, ine fonction de vérité, mais le point de vue dou la est. Lintériorité est avant tout occupation tel point (de vue), Le vinculum est aussi la mise ordre des cas de vérité. Lvaventure de Ia philosophie frangaise Deleuze. Sur Le Pll, Leibniz et Ie baroque Deleuze a tout & fait raison de montrer que, s'il s'agit d'un « relativisme », il ne porte pas atteinte la vérité. Car ce n'est pas la vérité qui varie selon, lle grandeur a pour paradigme la Nature. ou avee, le point de vue (le sujet, la monade, l’inté- riorité). C'est le fait que la vérité est variation qui impose qu’elle ne soit telle que pour un point (de vue) : « Ce n'est pas une variation de la vérité d’apres Ie sujet, mais la condition sous laquelle apparait au sujet la vérité d'une variation » (p. 27). Cette conception « variante » (ou en processus) de la vérité impose en effet qu'elle soit toujours ordon- née en un point, ou selon ses cas. Le vrai ne se mani- feste que dans le trajet d’examen de la, variation qu'il est : « le point de vue est dans chaque domaine de variation puissance d’ordonner les cas, condition de la manifestation du vrai » (p. 30). La difficulté est sans doute que ces considérations demeurent rattachées a une vision « inséparée » de Y6vénement, done des points (de vue). Deleuze le note avec sa perspicacité coutumitre : « Certes il n'y a pas de vide entre deux points de vue. » (p. 28) Mais ce défaut du vide introduit entre les points de vue une compléte continuité. Il en résulte que la continuité, qui reléve du tout, s’oppose a la singu+ larité de la variation. Or une vérité pourrait bien étre, au contraire, le devenir-varié, Et, du fait que ce devenir est séparé de tout autre par le vide, une V6rité est un trajet livré au Hasard. C'est & quoi Leibniz. ni Deleuze ne peuvent & la fin consentir, parce que l'organicisme ontologique forclét le vide, selon la loi (ow le désir, c'est tout un) de la Grande Totalité Animale, i plut6t une philosophie-nature. Entendons par Ia description en pensée de la vie du Monde, telle cette vie, ainsi décrite, puisse inclure, comme ‘le ses gestes vivants, la description elle-méme. ables cris : Tout n'est pas poisson, mais il y a poissons partout (...] Iln'y a pas d’universalité, ls ubiquité du vivant » (p. 14). concept doit traverser I'épreuve de son éva- lution biologique, ou par la biologie. Ainsi du Pli: ‘est que les deux conceptions [épi- Inbse et préformation) ont en commun de conce- ir Vorganisme comme un pli, pliure ou pliage iginaux (et jamais la biologie ne renoncera a 0 détermination du vivant, comme en témoigne jourd’hui le plissement fondamental de la pro- globulaire) » (p. 15). # question du corps, du mode propre par lequel Pensée est affectée par le corps, est, pour nuze, essentielle. Le pli est une image adé- lite du lien incompréhensible entre la pensée et ¥orps. Toute la troisiéme partie, conclusive, du » de Deleuze porte pour titre « Avoir un corps ». y lit que « fe pli] passe aussi entre lame et le Ps, mais déja entre l'inorganique ot organique # e016 des corps, et encore entre les “espdces” do es du c6té des ames. C’est un pli extréme- nueux, un zigzag, uno liaison primitive non able » (p. 162). Nature et Vérité Lamplitude du projet philosophique de Deleuze e: extréme, si modeste et accueillante soit sa pros 46 a7 Iaventure de la philosophie frangaise Quand Deleuze mentionne les « mathématiciens modernes », il s'agit bien entendu de Thom ou de Mandelbrot, soit de ceux qui (outre quills sont dans leur partie, en effet, de grands mathématiciens) ont tenté une projection morphologique, modélisante, descriptive, de certains concepts mathématiques sur des empiricités, géologiques, organiques, sociales, etc. La mathématique n'est traversée, citée que pour autant qu'elle prétend s'inclure sans médiation dans une phénoménologie naturelle (cf. p. 22-23). Je n'utilise pas non plus description & la légbre. Description, narration, nous avons vu que Deleuze. revendiquait ce style de pensée, contre l’'argu- ment essentialiste ou le développement dialectique. Deleuze fait rdder la pensée dans le labyrinthe du onde, il laisse des marques, des fils, il monte des jéges montaux pour les bates et pour les ombres. Monadologie, nomadologie : il fait lui-méme cette permutation litiérale. Il aime que la question soit, indirecte et locale, que le miroir soit teinté, qu’un grillage serré oblige, pour voir le contour de I’étre, a cligner des yeux. Il s'agit d’afffiter la perception, de faire errer et circuler d’hypothétiques assurances. Enfin, quand on lit Deleuze, on ne sait jamais exac- tement qui parle, ni qui assure ce qui est dit, ou s’en déclare certain. Leibniz? Deleuze? Le lecteur de bonne foi? Lartiste de passage? La matrice (pro- prement géniale) que Deleuze donne des romans: de Henry James est une allégorie des détours de sa. propre ceuvre philosophique ; « Cela dont je vous. parle, et d quoi vous pensez. aussi, étes-vous a’ ace cord pour le dire de lui, 4 condition qu’on sache a quoi s'en tenir, sur elle, et qu’on soit d’accord aussi sur qui est lui et qui est elle? » (p. 30). C’est ce que. Fappelle une description pour la pensée. Limpor= tant est moins de trancher (Iui, elle, cela, etc.) que d’étre conduit au point de capture ou de visée oit Deleuze. Sur Le Pl Leibniz et Ie baroque déterminations agencent une figure, un geste, » occurrence. i Deleuze était moins prudent, ou plus direct, pout-étre risquerait-il de vastes descriptions ache- Gos, dans le style du Zimée de Platon, du Monde lo Descartes, de La Philosophie de la Nature de Hogel, voire de L’Evolution créatrice de Bergson. (ost une tradition. Mais il suggére plutét la pos- wibilité vide (ot limpossibilité contemporaine) de ‘os (entatives. Il la suggdre en en exposant les oncepts, les opérations, les « formants ». Le Pli | peut-étre le plus important de tous (aprés la illrence, la Répétition, le Désir, le Flux, le Molé- ire et le Molaire, l'image, le Mouvement, etc.). louze le propose, a travers des descriptions par- Ales, comme le décrivant possible d’une Grande tion, d'une capture générale de la vie du , qui ne sera pas accomplie. Wj ponctuations de ces lignes a fait ‘autre choix ontologique, la soustraction, du vide et du matheme. partenance et I'inclusion jouent pour lui le rdle ilu par Deleuze au Pli et au Monde. pondant, le mot « événement » fait signe, pour ot pour V'audre, d’un bord, ou d’un rebord, de que c'est & sa singularité que s'assigne le \quation ni structure. Elle est un processus origine aléatoirement en un point. io de tout cela un mixte étrange de proxi- nitésimale et d’éloignement infini. Je n’en ‘i que quelques exemples, qui vaudront 1 pour une réexposition contrastante de la » Deleuze. Lraventure de la philosophie frangaise 1. Lévénement Qu’il y ait exces (ombre ou lumitre, c'est la méme chose) dans Toccurrence événementielle, qu'elle soit créatrice, j'en conviens. Mais je distribuerai cet exeds au rebours de Deleuze, quile voit dans le plein inépuisable du Monde. Pour moi, ce n'est pas du monde, fiit-ce idéale- ment, que 'événement tient sa réserve inépuisable, son exces silencieux (ou indiscernable), mais de n'y étre pas rattaché, d’étre séparé, lacunaire, ou = dirait Mallarmé ~ « pur ». Et c'est au contraire ce qui aprés coup s’en nomme dans des mes ou s’en effectue dans des corps qui réalise la mondanisation globale, ou idéale, de 'événement (effet suspendu, que j'appelle une vérit6). L'excds 6vénementiel ne se rapporte jamais a la situation comme & un « sombre fond » organique, mais comme & un multiple tel que l’événement n'y est pas compté pour un. Tl en résulte que sa part silencieuse, ou soustraite, est une infinité a venir, une post-existence qui va rame- ner au monde le pur point séparé du supplément événementiel, sous la forme laboricuse et inache- vable d'une inclusion infinie. La ou Deleuze voit une « manidre » de l’étre, je dirais que la postexistence mondaine d'une vérité signe I’événement comme ‘séparation, et ceci est cohérent avec la mathéma- ticité du multiple (mais ne 'est en effet pas si l'on suppose son organicité). « Evénement » veut dire : il y a de I'Un, au défaut du continu, au suspens des significations, et donc il y a quelques vérités, qui sont des trajectoires hasar~ deuses soustraites ~ par fidélité & cet Un surnumé- raire - A l’encyclopédie du concept. 2. Essence, relation, Tout Dans sa lutte contre les essences, Delouze pros meut V’actif du verbe, 'opération du complément, Deleuze. Sur Le Pli. Leibniz et le baroque ‘o{ adosse ce « dynamisme » — opposé au jugement tribution ~ & P’inépuisable activité du Tout. Mais le primat relationnel du verbe sur l'adjectif Altribué suffit-il a sauver la singularité, & nous déli- yror des Essences? Ne faut-il pas plutot soustraire \6vénement & toute relation comme @ tout attri- hut, au faire du verbe comme a I’étre de la copule? Havoir-lieu de I'6vénement supporte-t-il d’étre en ¢ontinuité, ou en intervalle, entre le sujet du verbe ‘ot son complément? » Grand Tout annule tout aussi sGrement le geste Jocal de Ja singularité que 'Essence transcendante erase Vindividuation. La singularité exige V'abso- \\6 d'une distance séparatrice, donc le vide comme pint de VBtre. Elle ne supporte la préexistence itorne ni de I'Un (essence) ni du Tout (monde). 4) Mallarmé " Jixacte deseriptivement, la phénoménologie du Pli ‘jo peut servir A penser les enjeux du po’me mallar- on. File n'est qu'un moment secondaire, une tra- vs6e locale, une stase descriptive. Que le monde (i plié, pliure, dépli, soit; mais le monde-éventail, la yrre veuve ne sont nullement pour Mallarmé l'en- du podme, Ce qu'il s'agit de contraposer au pli est point stellaire, le feu froid qui met le pli dans 'ab- » et éternise ce qui, justement, « notion pure », »mpte nul pli. Qui peut croire que l'homme du gulme bloc », de la constellation « froide d’oubli et (iésustude », des « froides pierreries », de la téte jipée de saint Jean, du Minuit, etc., se soit donné 1@ de « plier, déplier, replier »? L'« acte yiratoire » essentiel de Mallarmé est la découpe, la uration, la survenue transcendante du point pur, ‘de qui élimine tout hasard, bref, le contraire du '! i métaphorise lohstacle et l'enchevétrement. # podme est le ciseau du pli. 81 Ltaventure de Ia philosophie frangaise ‘Deleuze. Sux Le Pli. Leibniz et Ie baroque \. La ruine de la catégorie d’objet ‘ost une des forces de Deleuze que de penser avec mniz une connaissance sans objet, La ruine de vatégorie d’objet est un processus majeur de la ernité philosophique. Cependant, dirait Pascal, Toree de Deleuze n'est que « jusqu’a un certain int seulement ». Pris dans les chicanes du Tout et i du vide, Deleuze assigne le défaut d’objot & Le Livre n’est pas « le Pli de l’Evénement est la notion pure de l’événementialité, soit lisole- ment postique de absent de tout événement. Plus généralement, Mallarmé ne peut servir au but de Deleuze (attester la divergence des séries du Monde, nous enjoindre de plier, déplier, replier), et ce pour les raisons suivantes : @ Le Hasard n'est pas absence de tout prin- cipe, mais « la négation de tout principe », et cette «nuance » sépare Mallarmé de Deleuze, de toute la distance parcourue en direction de Hegel. b) Le Hasard, en tant que figure du négatif, est le support principiel d’une dialectique (« Linnfini sort du Hasard, que vous avez nié »), et non d'un Jeu (au sens nietzschéen). ¢) Le Hasard est autoréalisation de son Idée, dans tout acte oi il est en jeu, de sorte qu’il est une puis- sance affirmative délimitée, et nullement une corré- Jation du monde (le terme « pensée-monde » est tout a fait inadéquat). @ Veffectuation, par la pensée, du Hasard, qui est aussi la pensée pure de ’événement, ne délivre pas des « incompossibles », ou du chaos ludique, mais « une Constellation », une Idée isolée, dont le schéme est un Nombre (« 'unique nombre qui ne peut pas étre un autre »). Ils’agit d'un appariement de la dialectique hégélienne et de 'Intelligible pla- tonicien. e) Il ne s’agit pas de renvoyer au néant ce qui s’op- pose au Hasard, mais de congédier le néant de fagon que surgisse V'isolement stellaire transcendant qui ‘autres « rapports do limites » qui s’inscrivont symbolise I'absolue séparation de I'événement. Le jamment dans une situation quelconque. J'ai concept clef de Mallarmé, est sirement pas le it Pli, pourrait bien étre la pureté. Bt la maxime cen trale, celle sur quoi se conelut Igitur : « Le Néant parti, reste le chateau de la pureté. » ce qu'une vérité est un processus de trouée dans ‘savoirs, plutdt qu’un processus de dépliement. fe ce que le sujet est la différentielle du trajet de {rouée, plutdt que 'Un du lien primaire aux multipli- wndainos. Deleuze me semble encore garder, ‘objet, du moins le tracé de Uobjectivité, des 's qu'il maintient le couple activité/passivité (ou plidAépli) au coour du probléme de la connaissance, st forcé de I'y maintenir, parce que sa doctrine Multiple est organiciste, ou vitaliste. Dans une fonception mathématisée, la généricité (ou le trou) {in Vrai n’implique ni activité ni passivité, mais plu- \Ot des trajets, et des rencontres. Sujet icuze a mille fois raison de penser le Sujet me rapport-multiple, ou « rapport de limites >, bn comme limite simple (ce qui raménerait au de 'humanisme. fois, il faut bion en venir & distinguer formel- Je sujet, en tant que configuration multiple, Test clair que, 4 suivre Leibniz, on a tout au ‘aire une intériorité — Une — dont le vinculum se donne des multiplicités infinies. 52 53 vaventuze de la philosophic frangaise Deleuze. Sur Le Pli, Leibniz et le baroque du Vide, Au flux, la séparation stellaire de V'événe- ment. A la description, Vinférence et TYaxiome. Au a la tentative, elle oppose Forganisation des ‘tgs. Au continu créateur, elle oppose la rupture fondatrice. Et finalement, elle ne conjoint pas, mais spare, voire oppose, les opérations de la vie et les actions de la vérité. Tst-ce Deleuze, ou Leibniz, qui assume ceci : «Lame est principe de vie par sa présence etnon par Son action. La force est présence et non pas action » {p. 162)? En tout cas, c'est le concentré de ce dont, J) ines yeux, Ia philosophie doit nous détourner. I faudrait pouvoir dire : « Une vérité est principe d'un sujet par le vide dont elle entretient action. Une Vérité est action et non pas présence. » ‘Cotolement insondable, dans ce qui a nom « phi- Josophie », de son Autre intime, de son adversaire jntérieur, de son détournement royal. Deleuze a rai- fon sur un point ; nous ne pouvons nous en séPa- for sans périr. Mais c'est aussi ce dont, & nous en gontenter convivialement, nous péririons. Le sujet de Deleuze, le sujot-pli, a pour formule numérique i, qui est 1a formule de la monsde, aaa a ga” partie claire est + (ef. p. 178). I arti- miie Un et Tinfini, Ma conviction est plutot ane cote formule finie exprime un Sujet, si elle est ia tférentielle iocale d'une procédure de vérité. On cerait alors renvoyé aux Nombres caractéristiques sorags procédures, ct de leurs types. En tout cas, formule + nous ramene certainement dans les Tots tr Sujet” dont Ie paradigme est Dieu, soit PUT. ffi, Crest le point ot 'Un prend sa revanche sur Infink oosif défaut dans Tanalytique de Evéne: somnt vai 'événement est réduit au fait, st « tout est remement », alors c'est le Sujet qui doit prendre cur tui, et ['Un, ot FTnfint. Leibniz-Deleuze ne peut échapper a cette regle. See ours de quoi il faut abandonner V'intériorité pure, méme retournée en extériorité coextensive, pir profit de la différentielle locate d'un Hasard, qui ae eran intérieur ni extérieur, étant l'appariemont tne finitude ot d'une langue Cangue qul « force > ti Mhnd de la variation du point-sujet de son devenir- vinké fini). Trop de substance, encore, dans le sujet we ieibniz-Deleuze, trop de Pliure concave. Il n'y que le point, et le nom. Pour conclure Deleuze cumule les moyens d'une « mathésis des- criptive », dont il teste les performances, locale- tment, sans engager sa valeur systématique. Wiais la philosophie peut-elle, doit-elle se tenir dang Veahanence d'une description de la vie du Monde? Cavautre vole, qui, crest vrai, renonce au Monde: une calle du salut des vérités. Elle est soustractive et “sive, quand eelle de Deleuze est présentifiante of A Plt, elle oppose I’enchevétrement étale

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