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... devrait étre un roman La littérature n’est pas du langage écrit : elle ne Pest pas, tout moins, moins si l’écriture n’est pas une simple consignation aphique de la parole. L’écriture est antérieure a la parole et peut-étre méme au lan- zage. Un langage en effet n’est possible que dans une référence implicite mais constitutive 4 ’impossibilité de passer au-dessus de pour le fonder en un autre langage qui lui donnerait son sens. Un langage ne se fonde qu’en lui-méme, dans le renvoi circulaire ‘on propre code. Pas de métalangage est la formule de cette loi langage. Un métalangage ne serait pas un langage : il serait la manifes- tion pure de la chose et avec elle de son sens. En vérité, il ne serait méme pas question de « sens ». Il y aurait la chose et tout au plus un index tendu pour la montrer ou quelque dispositif de présentation, ce qui n’est méme pas certain puisqu’on discerne mal pourquoi il faudrait montrer ce qui se montre de soi-méme axiome qui définit la vérité pour Spinoza et au fond pour tous). Il est nécessaire de montrer seulement lorsqu’on est dans l’élé- ment du sens : ceci renvoie A cela, va vers cela, se fonde sur, se perd dans, etc. Le sens montre, il indique un horizon, une desti- nation. La vérité se montre : elle est elle-méme horizon ou la destination, 4 moins qu’elle ne se situe précisément au-dela de cout horizon et de toute destination (au-dela ou bien en deca, au us prés de nous). L’« écriture » est devenue dans les temps récents le nom ott se contracte cette formule : « il n’est point de métalangage ». Cela 79 Littérature signifie que I’écriture est devenue le nom de ce qui préctde lesens, ou de ce qui lui succéde, au lieu d’étre le nom d’une fagon de consigner le sens. Cela signifie en méme temps qu’elle est aussi, nécessairement, le nom de la vérité. Non pas de la vérité en tant que correspondance correcte avec un objet donné, mais la vérité en tant que ce qui se manifeste de soi. L’écriture désigne le roman de la vérité, le roman vrai, le vrai poéme. Ia fallu pour cela que l’opération de consignation — ou de correspondance — se trouve elle-méme déplacée ou transformée. De fait, le modéle d'une consignation s'est progressivement décomposé au profit de ce qu’on pourrait nommer Tinvention @une inscription, le frayage, 'engramme d'une trace. L’expres- sion de la réalité dans une forme langagiére a cédé la place a la production d’une fiction ott le réel se fraye un sens. Bien entendu, il s’agit 1a de représentations : nous nous repré- sentons que l’on croyait naguere 4 un langage traducteur du réel, nous nous représentons aujourd’hui le réel comme l'abime de notre création. Chacune de ces représentations est un échafau- dage élevé par un empressement idéologique. Quiconque écrit — depuis le conteur de la tribu (car cette oralité, on y reviendra, est « écriture » au sens qu’on examine ici) jusqu’a P’écrivain de récits et de poémes — s’embarrasse 4 peine de telles représentations. Il peut s’en servir lorsqu’on P’interroge sur son activité, mais elles ne guident pas son geste d’écriture. Nous sommes ici cependant dans la situation de Vinterrogé. On nous demande comment penser la littérature. Peut-étre devrions-nous déjouer la question. Peut-étre devrions-nous plutét... écrire? Friedrich Schlegel, lui, avait écrit cette phrase : « La théorie du roman devrait étre elle-méme un roman! », Autrement dit, L. I écrit dans sa Lettre sur le roman qu'il conviendrait de créer « une théorie du roman qui serait théorie au sens originel du terme: une intuition spirituelle de Pobjet dans un état d’ esprit entidrement paisible, serein, ainsi qu’il convient pour la féte joyeuse oit l'on contemple le jeu significatif des images divines. Une telle théorie du roman devrait étre elle-méme un roman qui restituerait en visionnaite chacune des tonalités éternelles de imagination visionnaire et qui 80 ++. devrait étre un roman... Schlegel posait qu’il y a un métalangage littéraire et qu'il est lui- méme littérature, par conséquent immédiatement dépourvu de soute prétention a faire métalangage ou métalittérature. Lemploi récent du mot « écriture » — glissé du sens de « gra- ie» & celui de « style » puis & celui d’engendrement textuel — gnifie seulement que nous cherchons a désigner comment la “ctérature s’engage avant toute littérature et méme avant tout lan- gage : elle s’engage dans un geste qui ouvre une trace. Une trace ordinaire succéde a un passage. La trace dont il Sagit précéde et fraye le passage. Elle est sa provenance, sa venue. C’est une piste ouverte : mais ouvrir une piste suppose simultanément une anticipation, le choix dune direction, et la précarité de la trace dont la nature est de tendre & peine tracée vers son efface- ment. Lui aussi, en quelque sorte, l’effacement, fait partie de ’'an- ticipation d’une destination : le destin d’un évanouissement s’y inscrit avec la tension d’une apparition et d’une avancée. Crest pour désigner cette contrariété interne que Derrida par- lait d’archi-trace (et darchi-écriture). L’archi west ici ni le plus ancien ni le supréme : ni archéologie ni architecture. II n’est pas primitif, il n’est pas premier. Il est immémorial — cette fois, c'est le mot de Blanchot. L’immémorial ne réside pas dans une mémoire antérieure & toute mémoire mais dans une absence de mémoire. Il s’agit de cela qui a précédé mais dont rien ne se relie au présent a titre de passé. C’est un passé si absolument passé qu’il n’est méme pas passé ou qu’il n’a pas passé : il n’a pas traversé un présent pour se déposer en présent passé, Il ne s’est jamais présenté. Cela aura précédé : voila ce qu’on dit souvent. C'est ce qu’on nomme un « futur antérieur ». Mais le futur antérieur se trouve en quelque sorte redoublé dans ce cas : non seulement cela aura eu liew mais ce qui aura eu lieu n’est désigné que comme le fait de précéder. Dans ce redoublement figurent deux attestations : d'une part, rien n’a eu lieu qu’un « avoir lieu » indéterminé (c'est un des s’égarerait 8 nouveau dans le chaos de la chevalerie » (traduit dans Ph. Lacoue- Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du roman- tisme allemand, Patis, Le Seuil, 1978, p. 328). 81 Littérature semble : la valeur de conjecture (il n’est pas absolument certain que cela ait eu lieu), la valeur demphase (il faut quait cu lieu un événement de taille), Ja valeur anticipation (qui suppose un Contexte tel que : « un jour il se révélera que cela aura eu lieu »). La conjonction de ces trois valeurs compose le sens que nous avons aujourd’hui donné 3 « écriture ». Si « écrire » ne consiste Pas a transcrire des données préalables — des événements, des situations, des objets, leurs Significations ~ mais 3 inscrire des pos- sibilités de sens non données, non disponibles, ouvertes par l’écri- ture elle-méme, alors il faut tenir ; ~ tout d’abord, qu’aucune donnée n’a précédé, sinon l’ouver- ture elle-méme, qui n’est Pas une donnée mais le don lui-méme ~ ensuite, que rien n’est certain au sujet de ce qui peut avoir précédé sans pourtant nulle précédence, nulle antériorité; « Ecrire Cest lire ow il nyarien' », écrit Philippe Grand; mais il se peut aussi bien que tout ait eu lieu, tout, le monde entier, et que nous lisions dans le grand livre de Dieu ou de Ta nature : tout revient au méme, c’est-a-dire ne revient nulle part; —enfin, que ce qui a eu lieu avant quait lieu quoi que ce soit ~ce livre vide ou cette absence de livre, cette absence de moi entre liew ou dont Pavoir-lieu ne peut que rester conjectural tant il est ... devrait étre un roman... ou bien emboitées l'une dans l’autre, la création du monde, I’ap- parition de l'homme, la trouvaille du langage. Par essence cet envoi précéde tout sens possible. Mais « pré- er » revient ici A disparaitre dans l’absence pure de toute anté- siorité, dans le déja-passé de tout passage. C’est ce que l’écriture et c'est ce qu’elle met en ceuvre. La littérature sait que rien n’a précédé. Chaque écriture ouvre trace. La méme trace qui signale le passage de rien, le passage de absent : celui qui m’a précédé. On peut le nommer « le mort ». Non pas « la mort », qui n’est ni une chose ni une personne, mais bien le mort, celui qui est parti, qui est passé, /e passé par excel- lence. On pourrait en faire le personnage principal, le héros du roman qui serait le roman de la littérature : Passé, /e Passé, Mon- sieur Passé'. Mais ce héros n’a pas pour autant été présent quelque part — ni dans l’existence ni dans les imaginations des Anciens : il est en effet lui-méme, il aura été l’Ancien absolument ancien. Blanchot parle de « I’effroyablement ancien » : effroyable parce que nous ne pouvons qu’étre saisis d’effroi 4 considérer Pobscurité vide de la nuit qui nous précéde. Nous sortons de cette nuit et nous entrons en elle, incessamment. Pass¢ — le Mort, personne donc, mais per- sonne ou le pas-un, pas-un-seul, identifié en tant que Personne, celui qui comme Ulysse pour Polyphéme s’appelle Outis, per- sonne, nobody, niemand, nessuno, nemo (tous personnages de récits, de po&mes ou de chansons). Passé, le Mort est celui qui sera toujours déja venu avant que je vienne, avant que quiconque vienne. Sa venue ouvre la trace de ce que C’est que venir en général : venir au monde, venir au jour, la venue du jour lui-méme. Se manifester, étre dans la manifestation des choses, jouir manifestation. Rien ne précéde la manifestation, de méme que rien ne lui succéde. « Littérature » vient 4 nommer cela, ce savoir de la manifesta- tion en tant qu'elle sort du non-manifeste, du celé, du rien. 1. Monsieur mon Passé est une chanson de Léo Ferré, mais ott le passé se voit plutdt prié de passer vraiment, de ne plus obséder le présent... 83 Littérature Depuis quand vient-elle 4 cette nomination aprés tout incompré- hensible au regard des significations antétieures du mot : le domaine du littéral, puis la chose lettrée, ensuite les « belles- lettres », puis & Pallemande l'ensemble des documents écrits sur un sujet, et aussi le « reste » de Verlaine, c’est-a-dire la prose pro- saique’, en méme temps que T’ivresse de Flaubert? et avant que bien plus tard Roland Barthes déclare que Pécrivain « frappe @enchantement le sens intentionnel, retournant la parole vers lune sorte d’en decd du sens? » (entre-temps, il est vrai, la réécri- ture de l’épopée se sera joyeusement désignée comme tne « bar- guigneuse encyclopédique et chaotique chronique‘ » — cest- a-dire que Ja littérature aura voulu rejouer sans réserve son propre sens, en deca et au-dela d’elle-méme ou du moins de Fidentité qu’on pouvait lui supposer) — depuis quand, donc, ce sens se dégage-t-il — aujourd’hui toutefois s éloignant d’une repré- sentation dominante qui veut le témoignage, le compte rendu du réel, le vécu_qu’on dit « autofictionné » comme pour signifier qu'il n’est pas du tout fictif, car nous sommes en mal de réel, nous nous croyons perdus dans le virtuel, le fantasme et les formes creuses — depuis quand, donc, sinon depuis toujours? I n’est aucun conteur, en effet, aucun faiseur ou récitant Vhis- toires, de mythes, de légendes, de grands-parlers ou de descentes Pune dictée divine, il n’en est aucun qui tout 4 la fois ne donne entire foi au conte et ne sache pourtant que lentiére substance de ce conte réside dans sa parole, dans sa profération qui est aussi son invention. Ainsi le fils cadet préféré de sa mére, par elle protégé du grand male de la horde, s’éveille un jour a la trouvaille de son propre exploit et raconte 4 tous comment il a tué celui qui devient ainsi 1. Derniére strophe de L'Art poctique : « Que ton vers soit la bonne aven- ture/ Eparse au vent crispé du matin/ Qui va fleurant la menthe et le thym.../ Et tout le reste est littérature ». 2. « Etourdissons-nous avec le bruit de la plume et buvons de Pencre, Cela grise mieux que le vin. » (Lettre & Ernest Feydeau, le 15 juillet 1861.) 3. Roland Barthes, Nouveaux Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1972, p. 175. 4. James Joyce, Ubsse, tr. ft. A. Morel et S. Gilbert, revue par Valery Lar- baud et auteur, Paris, Gallimard, 1948, p. 417. 84 «+. devrait étre un roman... © pére :.telle est 'origine que Freud se donne de la littérature, tel mythe explicite de invention du mythe, de la parole et de la bu tout ensemble. La littérature est trés exactement cette parole qui sait que son sens va de rien 4 Pinfini, qu’il la précéde et lui succéde, quil se ecéde lui-méme et se succéde 2 lui-méme. Cette parole qui va Mort — le Pére, la Figure insigne fictionnée comme immo- et d’abord de la Morte — la Mére, non pas figure mais par- de la parole — vers la possibilité de quelque sens commun. Ecoutons une fois encore le commencement de chacun des chants dont nous avons, Méditerranéens, inventé [invention sous le nom d’Homére en tant que nom et lieu natal de notre Setérature : Menin acide théa Peleiadeo Achileos.... Andra moi ennepe, mousa, polutropon... La colére, chante-la, 6 divine, du Péléade Achille. L’homme, raconte-le-moi, 6 muse, riche en tours et détours... En demandant son chant & la muse divine, le chanteur en déclare la fiction, mais la fiction par la est aussi déclarée sacrée : — inspirée, c'est-a-dire insufflée depuis un dehors que nul ne pourrait étre tenté de situer ailleurs qu’au plus intime du chant lui-méme!. Ce dehors est aussi désigné par le chant comme celui des évé- nements qui vont étre rapportés et célébrés : la colére de l'un, les maneeuvres et les périples de l'autre. Tout cela s’est passé quelque part et en quelque temps, et pourtant s'il faut en demander le recit — presque en une pritre — au souffle d’une voix plus qu’hu- maine, Cest qu’ona tout a apprendre de ces événements alors 1. Méme lorsque Virgile, par un déplacement décisif, commence & la pre- mitre personne — Arma virumgue cano... Les faits d’armes et ’homme je chante.... ~ cette personne s’entend elle-méme inspirée— aspirée— par le chant, Le je littéraire, fat-il celui de Rousseau, se sait toujours comme la fiction d'un sujet de la parole et/mais comme la vérité de-dans cette parole. II se sait issu de alle part et exposé de méme. 85 Littérature méme qu’on les nomme. Ce qui est & chanter — la colére, les manceuvres — est déja 1a mais encore & venir. Ce qui est & dire en_ li térature, en tant que littérature, est toujours déja lac et toujours ela a commencé bien avant le récit et cela se poursuit bien aprés lui. C’est la marque la plus propre du récit et du chant — de fait, prose et potme, parole et musique y sont ensemble enve- _ loppés — que d’avoir commencé avant que la bouche prononce. La page, P’écran ou la tablette sur quoi se trace une écriture figu- | rent trés A propos cette antécédence tout & la fois vierge et entamée — cette ouverture. Pareille ouverture engage, structure, déploie, excite toute la lit- térature. Elle commence et se poursuit hors d’elle-méme, elle rest elle-« méme » rien d’autre que cette antécédence et cette suc- cession inachevables. On n’achéve pas le sens. A chaque instant _0n croit poser une signification : le sens Tes dépose toutes et les “emporte ailleurs, vers un dehors antérieur et ultérieur. Patiem- ment, éperdument, cet ailleurs inscrit, excrit ses traces. (Mars 2012) « Priére démythifiée » * Pour Michel Deguy Qui peut demander une priére du temps présent et de nous aujourd hui, les sans-dieux qui vivons ce temps comme le nétre ? Il nest pas étonnant que ce soit un poéte qui ose le demander ou qui, du moins, ose demander ce que pourrait étre, si elle devait étre, une telle prigre. Ce poéte se nomme Michel Deguy, et il écrit : Citons Adorno ; qui écrit que la musique, « Pridre démythifide, délivrée de la magie de l’effet, représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-méme au lieu de communi- quer des significations ». Pritre démythifiée ? Voila un oxymore puissant, un mascaret od saffrontent le mouvement de la croyance (le credo de la priére) et le mouvement de la mé- ou dé- ou in-croyance: si la démy- thification se retire de la créance, de P’élan de la confiance ou cré- dulité en'. *Tout dabord composé pour un volume d’hommages & Michel Deguy préparé par Jean-Pierre Moussaron, et qui reste a paraitre (2005). 1. Sans retour, Paris, Galilée, 2004, p. 109. Ce passage remet en jeu, & nouveaux frais, plusieurs thémes non seulement dispersés ailleurs dans le livre, mais autres, ou les mémes, apparus dans Un homme de peu de foi, op. cit. I ne nfimporte pas de reconstruire la systématique plus ou moins serrée de ces 189 La Déclosion Michel Deguy est poéte, il est aussi philosophe, de formation et de pratique. Adorno est philosophe, il est aussi poéte jusqu’au point, du moins, ott touche inévitablement 3 la Poésie un philosophe qui fe peut se contenter de philosopher, quelle que soit sa Puissance puissance. Tenons que Philosophie et poésie indiquent ensemble quelque chose qu’elles nomment par ce mot de « priére ». Tenons aussi que Cest ainsi, sous ce nom, une modalité de langage qu’elles indiquent dont la propriété serait de Passer outre les ressources, les Possibilités et les horizons tant de la poésie que de la Philosophie. Adorno fait signe vers la musique — vers l'art toujours considéré comme au plus néglige, dans sa teprise, cette indication en faveur de la musique. II veut aller demblée 3 Pélément que désigne la « priéte », sans plus Sembarrasser de lui donner & Pavance un lieu, une localisation comment une priére démythifiée Peut-elle étre prigre ? Et, de maniére encore plus exigeante ; comment une prire démythifiée peut-elle prier ? themes. Il sufft de dire que ces phrases sur !a prigre ramassent Pessentiel d'une insistance : comment donner sens, ou, plus simplement, comment donner Cours ~ en s'abstenant de faire sens —- non Pas a de la religion péniblement res. nimée, mais & ces « reliques » (comme Deguy aime & dire, mettant ausivte 25 jeu et en émoi le sens dun terme religieux) que la teligion éteinte nous she. donne ~ telles que la pritre, la foi, leno de « Dieu » lui-méme et quelques autres témoins d'une irréductibilive de langage, 190

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