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GEORGES CLEMENCEAU ET
 
 LES MAUVAIS BERGERS 
 
TROIS CRITIQUES THÉÂTRALES DE CLEMENCEAU
Sous la Troisième République, devenu personnalité politique et « homme du monde »,Georges Clemenceau peut se consacrer à lune de ses grandes passions ! le thé"tre# $ès %&'%, létudiant « monté » de (antes à )aris est initié à lart dramatique par celuiqui *ut son mentor en politique ! +tienne rago, che* de *ile de lopposition républicaine ethomme de thé"tre accompli
%
# insi, potache au -uartier latin, Clemenceau *ait ses premièresarmes dans les salles de spectacle, en participant au. grands chahuts du Second /mpire#$ébut %&'0, il perturbe avec enthousiasme les représentations de
Gaetana
, pièce d/dmondbout, «
véritable bête noire de toute l’avant garde littéraire
2
 »# 1 la *in du siècle, trente ans plus tard, le 2ournaliste reconnu, lhomme politique et lécrivainquil est, est invité régulièrement par les directeurs de salle, les comédiennes et les artistes#Clemenceau nest plus le 2eune rebelle condamné au balcon ou au « paradis » et réserve, par des billets gri**onnés entre deu. séances à la Chambre, moultes loges ou baignoires pour lessuccès du moment ! «
 Régulièrement, sortant de l’Opéra, du Français, Clemenceau montait,en habit, gilet blanc, le haut de orme sur l’oreille
!
# »
Toute*ois, dès %&'%, le caractère quasi boulimique de sa consommation thé"trale est pondéré par la pratique de la critique littéraire# (on seulement Clemenceau aime aller au spectacle pour lintrigue, lescostumes, les ors, les sièges rouges, le rideau darlequin, les petits coins tapissés et les bonbonsassortis, mais il veut de surcro3t *aire partager son plaisir et ses avis# Suivant les traces de $iderot etcelles de nombreu. écrivains, Clemenceau considère la critique dart comme un genre noble auqueltout 2ournaliste, digne de ce nom, doit sessa4er# Cest ainsi quil débute en écriture par la critiquedramatique, et, le 5 2anvier %&'0, dans le second numéro du
 "ravail 
, *euille éphémère hostile à (apoléon 666, éreinte
 #es $ariages d’au%ourd’hui
, comédie dnicet 7ourgeois et # $ecourcelledonnée au G4mnase, boulevard 7onne (ouvelle#
1 partir de %&&8, dans son 2ournal,
 #a &ustice
,
 
ou dans
 #’'urore, #e &ournal 
,
 #a (épêche, #e )loc*
,
 
il continue à écrire sur la peinture, la sculpture, les musées, avec une prédilection marquée pour lart de la scène# 6l sagit de séduire le lecteur tout en a**irmant saconception de la culture# )our Clemenceau, un bon spectacle est un spectacle o9 lennui estabsent, mais o9 le message est présent# Tous ses articles sont traversés par deu. grandsimpérati*s ! 2ouissance et engagement# /n %&:;<%&:&, par trois *ois, sa plume présente et anal4se
 #es $auvais bergers
, une pièce de son ami =ctave >irbeau#
1897 : « la ques!"# s"$!ale au %&'(e )* e#+!# ,
1
 ?rère du grand ph4sicien ?ran@ois rago, +tienne est scienti*ique à ses débuts# 6l devient littéraire en abandonnant ses *onctions de préparateur de chimie à l+cole )ol4technique pour *aire des études de lettres et dedroit# /n %&0:, directeur du thé"tre de Aaudeville, rago collabore avec 7alBac pour les romans de 2eunesse, sous le pseudon4me de $om Rago et publie, plus tard, de nombreuses pièces de thé"tre !
+ingtsept, 2- et 2.  %uillet 
, tableau épisodique des trois 2ournées en %&8,
 #a +ie de $olière
, vaudeville en  actes en %&0,
 #es  'ristocraties
, comédie en cinq actes et en vers, 2ouée en %&D; au Thé"tre<?ran@aisE /n %&D&, +tienne rago entame une carrière politique# =pposant déterminé à (apoléon 666, il conna3t le.il et ne rentre en ?rance quen %&5:# Fà, il devient critique thé"tral puis, le D septembre %&;8, est nommé à la mairie de )aris# Cest lui qui  permet à Clemenceau dtre désigné comme maire du HA666
e
 arrondissement#
2
 Fe.pression est de )ierre 7ourdieu dans
 #es Règles de l’art,
)aris,
 
)oints /ssais, chapitre %, p# %%:#
3
 Iean n2albert,
Clemenceau,
)aris, Gallimard, %:%, p# D#
1
 
$ans un récent article
D
, avec talent, Sonia nton étudie lamitié entre =ctave >irbeauet Georges Clemenceau# /n %&:, Gustave Ge**ro4, alors critique dart à
 #a &ustice
 etcicerone de Clemenceau dans le monde artistique et littéraire, présente =ctave >irbeau à sondirecteur# $emblée, nous révèle Sonia nton, «
 $irbeau semble avoir beaucoup admiréClemenceau/ 0l l’e1prime en tous cas dans des termes e1plicites et intenses 3%e suis dansl’admiration4, il 3me passionne4, 4m’enchante4, 3me ravit4, 3%e l’aime ininiment45, dans plusieurs lettres adressées 6 Gustave Georo7, 8aul 9ervieu, $allarmé et 6 Clemenceau luimême/
 »Clemenceau, qui sait tre tout aussi sentimental, mais moins e.pansi*, parle en revanche peu de >irbeau# $ans sa correspondance, une seule lettre, datée du 00 aoJt %&:D, suggère à>allarmé une rencontre «
che: notre ami $irbeau
 »# >ais demeurant entre %&:; et %:8%, lun proche de lautre, Clemenceau au & de la rue ?ranKlin et =ctave >irbeau au boulevard$elessert, il est possible quils aient eu, à loisir, des conversations de voisins# Cette absence de traces de >irbeau dans lintimité de Georges Clemenceau donneencore plus de pri. au. trois critiques quil lui consacre entre décembre %&:; et mars %&:&#+crites dans deu. 2ournau. di**érents, elles célèbrent la pièce
 #es $auvais bergers
, maissurtout permettent à leur auteur, alors écarté du pouvoir par son échec à la députation en %&:,de rappeler que la question sociale est et demeure au cLur de son combat politique# )arus, à huit 2ours dintervalle, le %; décembre, dans
 #’'urore
,
 
et le 05 décembre, dans
 #a (épêche,
les deu. articles de la *in dannée %&:; sont ceu. dun 2ournaliste invité dans lescolonnes de 2ournau. dont il nest pas le directeur# /n e**et, si dans
 #’'urore
, dirigé par /rnest Aaughan, lun de ses anciens collaborateurs à
 #a &ustice
, Clemenceau entre commesimple 2ournaliste, mais prestigieu. rédacteur, il endosse de surcro3t à
 #a (épêche
le costumede critique littéraire
 
et sen ré2ouit, non sans une once de *ausse modestie, dans son secondarticle du 2ournal du sud<ouest !
 0l parait ;ue %e débute dans la littérature/ C’est
Fa $épche
 ;ui l’annonce en destermes d’une bienveillance e1cessive/ +raiment, ai%e donc eu tant d’audace, et deviendrais%e moimême Gascon < =i l’aimable directeur de
Fa $épche
 m’avait dit > ?  &e vous ore mon %ournal pour vos débuts littéraires @, %e l’aurais remercié, et me serais soigneusement abstenu/ $ais le traAtre me demande d’un air bonasse si %e suis résolu 6n’écrire %amais ;ue sur la politi;ue, et moi, sottement, levant le ne: 6 l’amorce, %eréponds ;ue tout se tient, et ;u’il n’est pas possible d’avoir vécu pendant trente ans au plus ort de la mêlée parisienne, sans avoir une opinion sur les diérents aspects del’Bme humaine/  'lors vous erie: des articles sur tel su%et ;u’il vous plairait, en dehors de la politi;ue <   0l me semble ;ue cela m’amuserait/
D
6l est vrai quécrire dans
 #a (épêche
 est se mesurer sur un autre terrain que politique avec leFiseur, pseudon4me de Iean Iaurès qui, en première page, anime « la -uinBaine littéraire »depuis le %5 mai %&:# Fen2eu politico<médiatique dépasse lintért économique dun Clemenceau quelque peu désargenté et e.plique en partie le caractère redondant de larticle de
 #a
 
 (épêche/
 /ne**et, sil sagit, bien entendu, de vanter une seconde *ois les mérites de la pièce de >irbeau,vu limportance du su2et, il nest pas impossible que le duelliste dans l"me questClemenceau, ait la volonté de damer le pion au Fiseur, chantre sur le terrain et à la tribune dela question sociale et qui, le surlendemain de la représentation des
 $auvais )ergers,
 le %;
4
 Sonia nton, « Fes relations entre =ctave >irbeau et Georges Clemenceau au miroir de leur correspondance »,
Cahiers Octave $irbeau
, nM %&, 8%%, pp# %5<%DD#
5
 
 #a (épêche
, ' aoJt %&:D#
2
 
décembre %&:;, sintéresse parado.alement à la vie drthur Rimbaud racontée par )aterne7errichon# 1 la première lecture, les deu. articles sont quasi<identiques, ils comportent degrandes similitudes et la reproduction entière dun paragraphe# (éanmoins, malgré ce copier<coller avant la lettre, sur lequel il sera bon de sattarder, larticle de
 #a (épêche
, plus long,mieu. construit, développe le thème abordé par larticle de
 #’'urore
 et dépasse le.ercicecritique « à chaud », pour une ré*le.ion plus large sur la relation entre idée et action, entre artet politique# Fe %5 décembre %&:;, Clemenceau a vu la première du «
 grand drame d’humanité oE $irbeau a ordonné pour nous les cruelles péripéties de l’écrasement ;uotidien des aibles par les orts
 »# /nthousiasmé par le thème du spectacle, il veut que lon coure à celui<ci# 6l ledésire dautant plus que, dès le lendemain, la presse se divise# ccueillie par des «
ovations inatigables
 », comme le rapporte )ierre >ichel
'
 , deu.camps sa**rontent# Celui des amis de gauche, auquel appartient Clemenceau, et celui des gensde droite, dont )ierre >ichel démonte admirablement les arguments# Sensible sans adhérer au. idées libertaires de >irbeau, Clemenceau a dé2à prouvé son amitié lorsquil a pris, en*évrier %&:D, la dé*ense de lanarchiste Iean Grave condamné pour avoir réédité son ouvrage
 #a =ociété mourante et l’anarchie,
 puis, lorsque, le ' aoJt de la mme année, sest ouvert,suite à lassassinat du )résident de la République Sadi Carnot, le procès des Trente# $ans son 2ournal
 #a &ustice
, le : aoJt %&:D
;
, il mani*este haut et *ort son dégoJt pour les lois scélérateset son estime pour le groupe des intellectuels, dits «
malaiteurs associés
 », dont *ait partie>irbeau# >ais, au<delà de son soutien personnel, Clemenceau veut surtout *aire part de sonémerveillement pour lapparition sur scène du su2et qui, comme il le répète dans
 #a $êlée sociale
, paru en %&:5, est à lorigine mme de son engagement politique ! la question sociale#Cest donc par la phrase e.clamative ! «
la ;uestion sociale au théBtre 
 » quil débute sonte.te# 1 la *ois étonné et heureu. de constater que la *iction et lart de la représentation prennent en charge ce que Gambetta, rappelle<t<il, avait nié dans son discours du Navre, le %&avril %&;0, en pronon@ant la petite phrase ! «
il n’7 a pas de ;uestion sociale
-
 
 » Fa gratitude quil e.prime à >irbeau met en relie* le rOle *ondamental quaccordeClemenceau à la culture et au thé"tre# $ès %&50, dans
 #e
 
"ravail 
, il réclame un thé"tre populaire de qualité, a4ant pour modèle celui de Aictor Nugo, en *idèle héritier des goJts deson père qui, tout 2eune homme, a assisté à lune des représentations homériques d
 9ernani
#Re*usant les pièces engluées dans le réel petit bourgeois, au. personnages inconsistants etattendus, Clemenceau milite pour un thé"tre populaire o9 «
Ceu1 d’en bas
.
 » sont les héros#$e mme, dès %&50, lart de Aictor Nugo lui permet de la**irmer comme un mo4en devulgarisation, un medium pédagogique et non plus comme un simple divertissement# /n %&:%,lépisode de la censure de la pièce de Aictorien Sardou
"hermidor 
 accentue limportance queClemenceau accorde à la représentation thé"trale dans lécriture de lhistoire de la (ation# Fe
6
 )ierre >ichel,
 #es Combats d’Octave $irbeau
, )resses universitaires de ?ranche<Comté, %::5, p# %%'
7
 « Fe procès des Trente »,
 #a &ustice
, : aoJt %&:D#
8
 Clemenceau ici pratique, me semble t<il, lart 2ournalistique de « la petite phrase » tronquée et sortie de son conte.te# Clemenceau, qui a rompu avec Gambetta en %&;:, trans*orme et interprète à sa guise# /n réalité, Gambetta a dit « PEQ
 $ais tenonsnous en garde contre les utopies de ceu1, ;ui, dupes de leur imagination ou attardés dans leur ignorance, croient 6 une panacée, 6 une ormule ;u’il s’agit de trouver pour aire le bonheur du monde/ Cro7e: ;u’il n’7 a pas de remède social, parce ;u’il n’7 a pas
 
une question sociale
#
 0l 7 a une série de problèmes 6 résoudre, de diicultés 6 vaincre, variant avec les lieu1, les climats, les habitudes, l’état  sanitaire, problèmes économi;ues ;ui changent dans l’intérieur d’un même pa7s  eh bien  ces problèmes doivent être résolus un 6 un et non par une ormule uni;ue/
9
 Cette e.pression est emplo4ée dans
 #a $êlée sociale
#
3

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