Claire Joubert
Université Paris 8
Polart — Poétique et politique de l’art
Critique du signe et criticité du discours :
Saussure relit Derrida
En rendant possible une relecture « radicale » de Saussure — « radicale » au
sens épistémologigue du terme ou Saussure marque ce qui reste sa plus vive
actualité critique? —, la publication des Ecrits de linguistique générale donne
également a relire tout le débat sur le langage depuis le structuralisme. Ele
trace 4 travers cette formation discursive massive, pratiquement coextensive a
Yactivité entiére des sciences humaines des quarante derniéres années (pour ne
parler que dclles), une ligne de perspective qui fait ressortir avec une clarté
exceptionnelle les enjeux du rapport entre langage et pensée critique. Od
s‘éclairent done a neuf 4 Ja fois l’ambition critique des projets structuraliste,
post-structuraliste et postmoderne qui avaient fait de la question du langage le
moteur problématisant, transdisciplinaire, d’une réinvention des sciences de
Yhomme, et la relation explicite qu’entretiennent Jes discours actuels sur la
crise des savoirs avec la liquidation méthodique du linguisticisme. On percoit
dautant mieux Ja concomitance entre ces constats d’acriticité dans les pays
anglo-saxons comme en France, cette « gueule de bois théorique dl’une] géné-
ration 68 »? revenue du tournant linguistique et, par exemple, la moralisation
du ethical turn en cours dans la philoscphie et la théorie littéraire américaines,
telle qu’impulsée par Martha Nussbaum par exemple : cest bien la méme
tentative pour s/arracher a ’idéologie linguistique, pour faire une bréche dans
la totalisation sémiotique du champ anthropologique, qui a fait perdre, en
méme temps que la question du langage, son pouvoir critique singulier. Si la
sortie du tout-langage s’est faite par l'effacement du langage - du langage
1, Dans le Cows ¢ générale (CLG) a6
terme clé d’s ai 7, 180, ~ et y compr
premiére apparition dans Venseignement de Saussure, bien qu'il ait é
Cours. Voir note 136, 442).
radicalement » accompagne réguligrement le
comme I’a bien souligné Tullio de Mauro, & sa
cffavé par les éditeurs du
2. Marcel Gauchet, La Condition historique, Paris, Stock, 2003, 45.
74Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
comme question -, il n’y a peut-étre pas a s’étonner qu’il ne nous reste plus en
effet du critique que la crise. A reposer la question avec leur ténacité caractéris-
tique, et d’une maniére qui décale expressément le point de vue de la langue
vers le discursif, ces inédits de Saussure sont 4 méme de relancer vigoureuse-
ment I'appétit problématique — et il s‘agit de commencer a recueillir les effets
critiques de cet événement éditorial, comme I’événement scientifique qu’il est.
Lun des lieux carrefours les plus productifs du débat sur le langage
depuis extension structuraliste de la linguistique saussurienne a été la relec-
ture du Cours faite en 1967 par Jacques Derrida dans De la grammatologie (G),
comme tremplin pour la criticité nouvelle d’un « post-» & construire sur la
« rature » du structuralisme : une critique de la linguistique, pour lancer la
déconstruction de la métaphysique du signe. L'idée de prolonger ce dialogue
en 2004 - de faire résonner en lui les nouveaux textes de Saussure, les
nouveaux contextes ot la pensée derridienne trouve son efficace, et certains
des ouvrages que Derrida a plus récemment consacrés au langage depuis ses
préoccupations actuelles, infléchies vers ]'éthique et l’autobiographique —
repose sur la conviction qu'il continue a élucider ce qui se joue précisément de
la criticité du langage pour les sciences humaines. Relire la passion critique de
la déconstruction a Ia Iumire de la recherche épistémologique des Ecrifs, et
du Canrs lui-méme autrement éclairé : ce n‘est ni pour lisser cet étrange accroc
dans une linéarité de l'histoire intellectuelle, ni surtout pour fabriquer une
vérité rétrospective, corrective. Je men tiens aux termes anti-psychologiques
que se fixait déja Derrida : sans chercher a stabiliser I’« intention cachée » du
« veritable » Saussure (G, p. 107) il s’agit de composer les coordonnées discur-
sives d’un état présent de la question des rapports entre langage et critique,
dans un contexte théorique trés changé, et 4 un moment ot Ia reprise de cette
question peut produire une intelligibilité capable de faire sauter certains
verrous. Faire entendre, done, la pertinence de ces relectures croisées dans
une situation des sciences humaines ot la référence derridienne est mise au
service d’une essentialisation des plans politique et éthique, en cours dans
plusieurs des nouveaux théatres théoriques o@ la question du langage risque
Yescamotage. Dans le champ trés actif de la postcolonial theory anglo-saxonne
notamment, comme dans la mouvance du ethical turn, c’est sur un
«nouveau » Derrida que s’appuient les efforts pour reprendre en charge les
pans anthropologiques qui avaient - auraient ~ été exclus a I’Age du tout-
langage : un Derrida d‘aprés le tournant théorique qui I’aurait fait passer,
selon le récit qu’en installe Spivak, de la thématique de la « différance » a
«V'appel du tout autre », orienté par I’éthique de Lévinas, et vers des objets
qui se comptent en termes juridiques, politiques, culturels — théologiques*. On
peut entendre aussi dans la satisfaction de Nussbaum 4 voir le derridisme
3. Voir « The Setting to Work of Deconstruction », publié en appendice & A Critique of Postcolonial
Reason. Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Mass. et Londres, Harvard U.P.,
1999, 423-431.
Lan a es 75Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
américain entamer son propre tournant éthique & la fin des années 1980 tout
ce qui est en jeu dans ce déplacement du point de travail. Cette revanche de la
philosophie morale sur I’hégémonie textualiste et son nihilisme est délicate &
négocier pour les théoriciens derridiens : il s’agit de démontrer la visée
éthique du geste déconstructionniste tout en évitant la moralisation, « précri-
tique » (G, p. 90). De conserver I’activité déconstructionniste comme operation
sur et dans le langage, comme critique de la psychologie métaphysique. Et
est bien parce que la question du langage est ce qui garde suspendu cet
équilibre précaire entre éthique et moralisation, et entre anti-nihilisme anti-
formaliste et positivation, que l’intervention des Ecrits de Saussure est un
coup d’actualité pour la pensée : par la force conceptuelle du discursif,
capable de trancher a travers cette aporie du dualisme entre langage et valeur
~ occupée a « faire crouler ce dualisme de carton » (ELG, p. 166).
La tache sera donc de reprendre, depuis le cour de cette dépression théo-
rique, le noeud du débat entre les conceptions du langage de Derrida et de
Saussure. Je voudrais montrer que, bien que tous deux tirent leur puissance
reconceptualisante du fait qu’ils identifient le langage comme le point focal
de tous les enjeux, leurs conceptions mémes du langage déterminent des
modes, mais aussi des degrés, de criticité tres différents. La critique du signe
qu’entame Derrida a partir du Cours pour libérer au sein du logos le mouve-
ment déconstructif de l’écriture, conservant la réflexion dans les limites philo-
sophiques du concept de langue, programme I’épistémologie de
«Vimpossible » que la fin de Vocuvre développe, o@ le retour du théologique
— que la Grammatologie identifiait & la cible métaphysique ~ indique assez la
boucle paradoxale dans laquelle cette pensée amoureuse de I’aporie s'est
enroulée, tres délibérément*. Les Ecrits de Saussure, en poursuivant les
répercussions de Ja distinction entre langue et parole jusqu’au concept de
discours, aménent sa pensée du langage a sa pleine capacité comme disci
pline radicalement critique : une « sémiologie » critique a l'avance de tous les
sémiotismes, de toutes les fétichisations du langage comme de toutes les
épistémologies anhistoriques, et mue par la criticité propre du langage. Du
langage comme travail de Ja valeur. Pour commencer a dessiner la ligne de
créte qui départage les incidences épistémologiques et axiologiques de ces
deux pensées du langage, et tenter par 1a de comprendre I’étonnante acriti-
cité d’ume ambition qui s’était engagée avec l’audace qu’on sait dans le corps
a corps avec la culture métaphysique occidentale entiére, a la suite de la
Destruction heideggerienne, je m‘attacherai ici a un premier lieu de lecture :
le moment de la Grammatologie lui-méme, avec ses déclinaisons dans « Le
supplément de copule » et dans Positions’, o& la perspective des Ecrits donne
4. Voir pour exemple le développement récent sur « la possibilité de l'impossible » dans Fichus,
Paris, Galilée, 2002, 19-21.
8. « Le supplément de copule. La philosaphie devant Ia linguistique », in Marges
Paris, Minuit, 1972, 209-246 (Marges), et Positions, Paris, Minuit, 1972.
la philosophic,
76Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
maintenant a voir plus clairement que jamais la stratégie derridienne qui
s’appuie sur le concept saussurien de parole pour préparer I’absolutisation de
la langue. Un deuxiéme volet de ce travail se concentrera, ultérieurement, sur
le moment du Monolinguisme de Vautre, ou la prothése d'origine (1996), placé en
série avec « Circonfession » et Fichus®, o& la nouvelle pratique testamentaire
de I’écriture déconstructive, avec le concept de « langue de I’étranger »
comme actualisation de Vimpossible, rendent inévitable la mise en question
de la « performativité de I'aporie », qui reste la revendication critique de la
déconstruction.
1. LA CRITIQUE DU SIGNE, POUR LA DECONSTRUCTION DU LOGOS
« Grace a Saussure ct contre lui » (G, p. 86), Derrida rassemble les moyens
d’/ume critique du « concept de signe » (p. 14) dans intention de toucher au
coeur Tidéologie onto-théologique qui commande Ia métaphysique occidentale,
et qui oriente encore a leur insu, en tant que sciences mémes, Jes sciences
nouvelles qui prétendent rompre avec elle. A partir de la linguistique de Saus-
sure, et parce que justement celle-ci travaille « de l’intérieur le concept de
science lui-méme » (p. 67), c‘est « toute la tradition non-critique dont [Saussure]
est ’héritier » qui est visée — car le « probléme du langage » (p. 15) aura toujours
été le pilier central de la philosophie et, par 1A, Ja possibilité structurelle de
Vepisténe. Pour contrer cependant « la dévaluation méme du mot “langage” »
dans un moment scientifique ov il « avait envahi comme tel ’horizon mondial
des recherches les plus diverses et des discours les plus hétérogénes dans leur
intention, leur méthode, leur idéologie », il s‘agit avec la relecture de Saussure
de rendre le langage a son probleme : de montrer a J’époque historico-métaphy-
sique qu’elle « doif enfin déterminer conune langage la totalité de son horizon
problématique » (p. 15), et de lui faire entendre le logocentrisme qui bride
encore la pensée dans un ordre hiérarchique violent o¥ le privilége de la phon
(congue comme présence pleine et vérace de 1’étre dans la voix) sert a exclure et
« abaisser » I’écriture, ct par 14 4 mettre le langage sous la surveillance de la
vérité, OW le concept de signe, en entretenant l’exclusion du signifiant, garantit
Yempire du signifié transcendantal.
Dans le rapport de lecture étroit avec Saussure, Derrida forge un mode
critique original et puissant ~ cette méthode grammatologique qui cherche a
« produire [...] des problémes de lecture critique » (p. 7), et ot i] engage sa force
contre-dogmatique pour un programme intensif de lecture-écriture avec les dis-
cours de la pensée contemporaine autour du Jangage ~ Lévi-Strauss et Foucault,
Austin et Benveniste ~ et prend d’assaut les monwnenis de Ja philosophic -
6. Le Moualinguisme de Nautre, ou la prothése d'origine, Paris, Galilée, 1996 (abrégé en « M » pour Tes
références), « Circonfession », in Jacques Derrida, Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Paris,
Seuil, 1991, et Fichus, op. cit.
Lan aes 77Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
Platon, Kant et Hegel, en complicité avec Nietzsche ; mais aussi Husserl,
Heidegger, Lévinas. Son « “opération” textuelle » (Positions, p. 11) les « traversle]
patiemment et rigoureusement » (G, p. 73) et, par un travail intime dans les
marges de leur textualité, leur rend le jeu productif qui est Ie leur une fois accu-
sées, débordées, les « entraves théologiques et métaphysiques » (p. 13) qui les
pétrifiaient en place-tortes du phonocentrisme (p. 16). Et si la confrontation avec
Saussure est déterminante dans V’invention de cette pratique critique trés caracté-
risée, c’est qu’elle lui permet d’élaborer spécifiquement son levier conceptuel en
opposition avec ceux que propose le Cours: l'arbitraire du signe, la distinction
signifiant/signifié, Vopposition langue /parole. Le « probleme du langage», iden-
tifié maintenant a la phonétisation de lécriture (p. 12), servira donc de pierre de
touche pour I'interrogation du discours philosophique, et des discours épistémo-
logiques qui lui sont tributaires. Et l’effectivité du projet déconstructionniste
tient a cette visée d’une critique des discours : de « l'impensé » idéologique et des
modalités de sa « répression » (Positions, p. 15) qui accompagnent la théorie logo-
centrique du langage. Elle tient a cette sensibilité aux rapports du langage avec la
valeur, et le pouvoir, qui entraine dans le travail de Derrida une attention inin-
terrompue portée a histoire des institutions philosophiques, histoire des
sciences et des concepts — 4 histoire méme, désabsolutisante, de « la vérité de la
vérité » (G, p. 12), et au langage-logas comme concept, « occidental » (p. 16).
‘n cherchant dans la sémiologie
aussurienne la trace de cet impensé méta-
physique ~ en affiliant en particulier le concept de parole la tradition de la
phoné — Derrida offre deux premiéres indications trés éclairantes : il met Je
doigt, méme s'il n'est pas le premier A le faire, sur le caractére trés probléma-
tique de ce concept dans le Cours, mais surtout i identifie le point de discus-
sion que demande en effet le rapport 4 Saussure — ]a question de la criticité
dans les théories du langage -, et affiite 4 son contact son propre programme.
En faisant le recensement des régressions « précritiques » dans les développe-
ments sur la parole et I’écriture edu fameux eichapitre Vi du Cours, qu’il juge
« ouverts 4 tous les investissements non critiques » (G, p. 62), en concluant
« que toute une strate de son discours [...] n’était rien moins que scientifique »
(p. 67), i] caractérise la question du langage comme révélatrice des dogma-
tismes des discouss. Et De la granumatologie donnera a lire les prédéterminations
axiologiques du « discours de Ja linguistique » (p. 66), comme celles du
« discours classique » (p. 68) de la tradition occidentale ; du « discow's philoso-
phique » (Marges, p. 211). Le terme de « discours », tres présent dans ces
premiers textes, entre en synonymie avec « époque », « systéme », « tradition »,
et désigne particuligrement le caractére non « innocent » (G, 21) de corps
conceptuels conune systemes de valeurs institués, are-boutés par une méta-
physique de la langue. L’entreprise de Derrida trouve sa spécificité dans la
conviction qu'il n'y a pas de sortie envisageable de ces conditions discursives
et conceptuelles depuis une culture of le signe est « assignation » aux valeurs
qu'il véhicule — et que c'est au sein méme du discours logocentrique que la
force de rature que I’écriture replie dans les bords intimes du langage est seule
78Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
A méme de mener la « dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les signi:
fications qui ont leur source dans la [rationalité] du logos » (p. 21). Pour « faire
trembler les valeurs du signe » (p. 14), « détruire le concept de signe et toute sa
logique » (p. 16), la déconstruction semble proposer un travail sur les discours,
et au sein du discours, oi le langage trouverait en Iui-méme le pouvoir de se
détotaliser en dénoncant ses propres limites — non plus identifié au seul logos,
mais ouvert A une historicité que pourrait inaugurer I’écriture.
2. LA CRITIQUE DE LA PAROLE
POUR L’EFFACEMENT DU DISCOURS
Mais il importe de voir aussi qu’en faisant de la linguistique saussurienne
le seuil entre époque logocentsique et I’a-venir de sa clature, Ja Grammato-
logie ne fait pas qu’« essay[er] de reconnaitre » la « limitation saussurienne »
(p. 49): elle V'effectue. La toute fin du chapitre « Linguistique et grammato-
logie » indique combien le choix de Saussure est stratégique pour asseoir la
méthode déconstructionniste : « si nous avons choisi de démontrer Ja néces-
sité de cette “déconstruction” en privilégiant les références saussuriennes, ce
nest pas sculement parce que Saussure domine encore la linguistique et la
sémiologie contemporaines ; c’est parce qu’il nous parait aussi se tenir aux
limites : a la fois dans Ia métaphysique qu’il faut déconstruire et au-dela du
concept de signe (signifiant/signifié) dont il se sert encore » (p. 107). Car si,
par ses propositions sur « la différence comme source de valeur linguistique »
(p. 77), il « libére le champ d’une grammatologie générale » au sein de la
discursivité occidentale (p. 64), Cest pourtant depuis le cozur de cette contra-
diction « du geste et du propos », de cette régression dogmatique qui double
sa « productivité » d’un « aveuglement » a repérer (p. 44-45), et par la réserve
A la déconstruction la virginité du champ critique.
L’analyse incisive de la « mise en crise » derridienne du Cours proposée
par J.-L. Chiss et C. Puech a bien souligné la nature de cette opération de
« valorisation/dévalorisation »? qui inaugure la pratique déconstructionniste
comme investissement des failles internes d’un discours sans dehors, mais
aussi caractérise la nature profondément déshistoricisante d’un projet qui
cherche a se spécifier, pour se démarquer des positivismes structuralistes,
dans l’exigence d’une historicisation des discursivités scientifiques. Chiss et
Puech montrent comment Derrida, dans son analyse du structuralisme en
premier lieu, fait l'économie de la complexité historique « des discours et
pratiques divers qui en ont été les promoteurs et les tenants » (p. 95). Si le
concept de signe est « exemplaire » (G, p. 25) dans le moment inaugural de la
7. Jean-Louis Chiss et Christian Puech, « Derrida lecteur de Saussure : effets d'une “mise en crise”
philosophique du Cours de linguistique générale », in Foudations de la liugnistique, Bruxelles, De
Boeck, 1987, 91-104, 96.
Lan a es 79Linguistique et poétique du discours. A paniir de Saussure
grammatologie, c'est qu’il permet de retenir le signe saussurien dans les
limites du « vieux concept de signe » en effagant, dans J'identité du mot, la
distinction historique et critique des concepts. I] permet de reprendre Saus-
sure dans I’héritage métaphysique en diluant la pensée des rapports entre
signifiant et signifié qui lui est propre dans la « vieille grille » (p. 50) de la
« conceptualité grecque » déroulée dans I’opposition stoicienne puis médié-
vale de signans et signatum, superposée a la distinction entre le sensible et
Vintelligible, et ressuscitée dans la conception du aliquid stat pro aliquo de la
sémiotique structuraliste, avec la caution de Jakobson (p. 24). Cette déspécifi-
cation réintégre Saussure dans la logique métaphysique qui batit Yordre du
langage sur « un certain concept du signe [... nécessairement associé a] un
certain concept des rapports entre parole et écriture » (p. 14). Sur Ja naturalisa-
tion du rapport entre son et présence de I’étre, et I’exclusion concomitante de
Yécriture, dérivée. C'est aussi cette déspécification qui permet, au moins loca-
lement, de contenir la force critique des propositions de Saussure dans Jes
termes étonnants d’un « ethnocentrisme occidental, un primitivisme pré-
mathématique et un intujtionnisme préformaliste » (p. 59).
La neutralisation de la criticité du Cours est perceptible & tous les moments
ot Ja lecture derridienne travaille ainsi a rendre inaudible sa discursivité. En
rendant indiscernable le concept saussurien de signe dans la grande lignée du
signe comme simulacre de la présence, en ramenant la discussion de la langue
aux termes philosophiques de « I'unité de phoned, glossa, et logos », et celle de
Yarbitraire aux coordonnées connues du conventionnalisme comme I’ « oppo-
sition de la nature et de I'institution, de physis et de nomos » (p. 66), Derrida
écrase le « discours saussurien » (p. 64) sur un plan conceptuel qui n’est pas le
sien. En déconceptualisant les termes saussuriens de « valeur », de « psycho-
logie », mais principalement de « parole », il montre l’opération de la gram-
matologie pour ce qu’elle risque a chaque instant d’étre : une lecture-écriture
qui procéde non plus & « I’effacement » du signifiant dans la voix (p. 34), mais
a celui du discours dans l’analyse des discours.
Cest ce que le traitement des rapports entre parole et écriture dans Je Cours
montre sans doute le plus certainement. Car il y a bien un détournement du
probléme saussurien de la parole, remplacé par celui de la phone, qui encore
une fois permet a Derrida d’instituer son propre fer de lance critique, |’écriture,
et a partir d’une lecture déspécifiante de la conceptualité saussurienne.
L’analyse que Derrida consacre au chapitre VI du Cours est une curieuse entre-
prise pour couvrir la voix de Saussure en le lisant hors de son plan énonciatif.
Elle illustre cette « élimination quasi-principielle des débats, confrontations,
polémiques, hésitations, avancées, qui marquent une époque et sur Je fond
desquels s’enléve une décision théorique » qu’ont pointée Chiss et Puech
(« Derrida lecteur de Saussure », p. 97-98). Avec la question de I’exclusion
saussurienne de I’écriture comme condition constitutive du champ de la
linguistique, ot Derrida lit Je scénario phonocentrique millénaire - « Yopéra-
tion traditionnelle, qui fut aussi celle de Platon, d’Aristote, de Rousseau, de
80Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
Hegel, de Husserl, etc. » (Positions, p.36), consistant A « défendre le systéme
interne de la langue » -, c’est la méme lecture déshistoricisante qui est a
Yceuvre. En cherchant dans les protestations de Saussure contre « Ja tyrannie
de Ja lettre » (G, p. 57), contre « ‘usurpation » de I’écriture intervenant dans le
« rapport prétendument naturel entre la voix et le sens » (p. 65), la passion
symptomatique, et le « préjugé aveugle » (p. 58), d’un linguiste de I’arbitraire
agissant « en moraliste et en psychologue de trés vieille tradition » (p. 56), la
lecture de Derrida détache le travail du Cours de ses enjeux critiques, et obli-
tere la situation d’énonciation, pour confondre avec une fureur dirigée contre
une réalité langagiére la combativité inter-discursive qui fait le tranchant
critique de toute J’activité saussurienne dans sa patiente discrimination de
toutes les mystifications, « confusions » (CLG, p. 87-88), « illusions » (p. 45, 56)
et autres « cercles vicieux » (p. 89) qui embarrassent les théories du langage. Ce
qui est rendu indistinct, dans cette extinction de la discursivité du Cours, c’est
précisément le travail diacritique incessant qui s’y fait, et dont les Ecrits
miontrent toute l’obstination constamment reprise et reformulée, pour déta-
cher la pensée du langage de toutes les conceptions substantialistes (grammai-
rienne, philologique) — et pour préciser la tache du linguiste comme celle qui
consiste 4 déméler dans Je langage la substance de Ja valeur, et dans I’épisté-
mologie linguistique objet du concept.
Derrida note bien que sur cette question du privilége de la parole, Saussure
nest pas tout entier dans ’héritage de la métaphysique, et c’est & nouveau
Yexplication par la tension du dogmatique et du critique d’un linguiste @ la
limite qu'il doit « décidément [encore] opposer Saussure » 3 Jui-méme pour
reconnaitre aussi son travail d’exclusion du son et de son lien naturel au sens
(G, p. 77), et recentrer la lecture sur Jes concepts proprement saussuriens :
« Sans cette réduction de la matire phonique, la distinction décisive pour
Saussure, entre langue et parole, n’aurait aucune rigueur » (p. 78). Cette bifur-
cation de la lecture donne a entendre combien, en prenant Ja question de |’ écri-
te comme point de Vimpensé logucentrique chez Saussure, Derrida a déplacé
Ja discussion et contourné les concepts saussuriens — et perdu le concept diacri-
tique de langue/parole, comme celui de I’uité complexe que forment signifiant
et signifié dans leurs rapports. En isolant Ja parole, comme index de l’exclusion
de I'écriture, Derrida deéfait le concept de Saussure, et peut alors démonter son
ambition de constituer « pleinement et explicitement ce qui a nom “I'objet inté-
gral et concret de la linguistique” » (G, p. 64).
Cette contestation de la « linguistique générale » projetée par Saussure
(p. 58) — qu’il veut faire entendre comme une linguistique généralisée, aprés
avoir érodé sa spécificité conceptuelle et discursive - débouche sur une trou-
blante totalisation du « discours philosophique ». Le signe saussurien rabattu
sur « le concept de signe », le couple conceptuel langue/parole désolidarisé de
telle maniére que le concept saussurien d’arbitraire soit ramené au convention-
nalisme qui soutient en effet les métaphysiques de la langue, sont réintégrés
dans « le concept occidental de langage (en ce qui, par-dela sa plurivocité et
Lan aes 84Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
par-dela opposition étroite et problémetique de la parole et de Ja langue, le lie
en général a [...] Ja langue, a Ja voix, & Youie, au son et au souffle, a Ia parole) »
(p. 16) - dans « Vidéal de ’écriture phonétique et toute sa métaphysique impli-
cite (a métaphysique) » (p. 20) ; « la métaphysique dans sa totalité » (p. 24).
Dans « cette philosophie de la présence, c’ést-a-dire dans la philosophie »
(p. 24). La déconceptualisation de Saussure sert 4 imaginer I’extension imperia~
liste de ce discours jusqu’A ce qu’il « commande toute notre culture et toute
notre science » (p. 46), et en tant que « discours philosophique ». « Discours
classique » ~ dont Ja déshistoricisation se marque encore dans sa mise en syno-
nymie avec « la langue de la philosophie » (Marges, p. 211).
Des époques discursives de l’Occident au discours unique (et philoso-
phique), de analyse des idéologies métaphysiques soutenues par des concep-
tions du langage a I’érection du logos comme réel autoritaire de la langue,
tout un processus d’absolutisation s’est deployé — et c‘est le méme effacement
de la différence entre discours et langue qui est & oeuvre dans la polémique
avec Benveniste dans « Le Supplément de copule », of Derrida condamne Ja
« hate du savant dans J’abord du texte philosophique » (Marges, p. 226), cette
« précipitation non critique » (p. 225) du linguiste cherchant a dé-limiter Ja
philosophie du langage pour interroger les rapports des catégories a’ Aristote
avec les catégories de la langue grecque sans l’attention philosophique requise
a « une certaine historicité des concepts » (p. 217) — soit sans se savoir lui-
méme parlé par les présupposés logocentriques. C’est l'occasion pour Derrida
de confirmer Ja position de surplomb du discours philosophique, en lui réser-
vant le seul mode de criticité envisageable : « selon une loi qu’on pourrait
formaliser, la philosophie se réapproprie toujours Je discours qui la dé-
limite » (p. 211). S'il n’y a nul dehors au discours, c'est que la philosophie
parle partout. Qu’elle est avant tout discours, comme « présupposition » et
« prédétermination », « essentielle et irréductible » (G, p. 24), et qu’elle est
aussi seule 4 pouvoir porter le « travail critique » (Positions, p. 22) sur ses
propres limites, de Vintérieur, en englobant les propositions de la linguistique
dans « J’écriture généralisée » (G, p. 81) - en « remplalgant] séntiologie par
grammatologie dans le programme du Cours de linguistique generale » (p. 74), et
en assurant a ]’outil concu pour la rature des présences logocentriques le
statut d’« archi-écriture » (p. 83).
Le programme de la déconstruction aura-t-il été, avant tout, un coup, logo-
machique, pour la suprématie philosophique, & une époque od Je tournant
linguistique inaugurait des reconfigurations disciplinaires qui propageaient le
pouvoir critique contenu dans Ja question du langage largement au dela de
son exclusivité ? Quoi qu’il en soit, ce qui m'importe ici est de dégager
Vopération de déni du discours qui Je constitue, et qui fait 'ambiguité de sa
criticité. Chiss et Puech ont montré comment la substitution au concept saus-
surien d’arbitraire de celui, philosophiquement codé, de « convention » ou
d’« institution » (G, p. 68), légitime « ur. certain nombre de thémes contenrpo-
rains qui concernent la “maitrise” des sujets parlants sur Ja langue » — et
82Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
comment cette Jecture « conventionnaliste » raméne a ce que Derrida identifie
comme « trés traditionnellement, la loi de la Jangue ou du signifiant,
pensée comme un “esclavage” dont il faut s’affranchir » (Marges, p. 212). «On
ne s‘attardera pas ici [ajoutent-ils en note] sur les conséquences théoriques et
idéologiques d’une telle opération (en particulier la confusion qu’elle induit
entre Ja langue et Je discours) » (p. 102). C’est pourtant bien ce coin-la qu‘on
peut enfoncer dans le dialogue entre Saussure et Derrida pour prendre la
mesure de Ja relation entre cette confusion théorique et ses effets sur Ja criti-
cité de Ja pensée. Quand Derrida totalise le logocentrisme comme condition
sans dehors de la culture occidentale, il établit aussi « la domination d’une
forme linguistique » (G, p. 37), du signifié transcendantal et d’un « maitre-
signe » (p. 74) qui « commande » tout discours par la « violence » de
« contraintes », absolues, arbitraires, comme loi de Ja Jangue méme ~ du
« langage de la métaphysique » comme « langue de !Occident » (Positions, p. 19
~ je souligne). C’est dans les postulats du « Supplément de copule » que
semble se fixer ce que Derrida veut retenir de la question de l’arbitraire®, et
cest sans doute ]‘un des lieux ot le geste d’absolutisation — simultané avec
celui de I’élévation de la philosophie (grammatologique) « devant » les
pensées du langage - est le plus net. Ce texte de 1971, consacré au refoulé
métaphysique de Benveniste, a déplacé son point de réflexion sur les proposi-
tions saussuriennes : ce sont maintenant, elles aussi déspécifiées en métony-
mies I'une de l'autre, « lopposition [les oppositions, confondues dans le
singulier], naivement recuels], entre langue et parole, langue et discours »
(Marges, p. 211) qui sont convoquées pour I’analyse du « discours philoso-
phique », de « la philosophie comme |...] puissante chaine discursive » (ibid.)
~ et c'est bien explicitement le concept de discours de Benveniste, prolongé
depuis sa lecture du signe chez Saussure, qui est de suite balayé pour refaire
de la philosophie « une réserve de langue, réserve systématique d’une lexico-
logie, d'une grammaire ; d'un ensemble de signes et de valeurs [...] dés lors
limitée par les ressources et J‘organisation de cette réserve ». Pour poser la
question de « cette langue philosophique » en termes de « langue naturelle »,
ou de « code formel élaboré a partir de ces langues naturelles »
Ici encore, il s‘agit de dénier & Ja linguistique la capacité a parler depuis un
ailleurs épistémologique — dénier a Benveniste la latitude de « dominer le
rapport du “discours” philosophique a ses contraintes », et ré-englober « [le
linguiste] qui allégue I’appartenance du discours philosophique 4 la cléture
d'une langue » (grecque, ici) dans la « tournure » ow il ne peut qu’étre
contraint de « procéder encore dans cette langue et avec les oppositions
8. Méme si par ailleurs il continue & faire travailler le concept saussurien de différence conme
opérateur de détotalisation. Mais c'est précisément dans ce découplage entre « arbilyaire et dilfé-
rentiel » ~ 4 propos duquel il cite pourtant Saussure affirmant le rapport comme « deux qualités
corrélatives » (G, 77, note 18) ~ que doit se poser la question de son effectivité, quand il devient
« differance »,
Lan a es 83Linguistique et poctique du discours. A partir de Saussure
qu'elle lui fournit » Gbid.), « emmuré [a nouveau] dans Ja langue », et parlé
par les « contraintes linguistiques » (p. 212), arbitraire ‘e sémantique ou lexicolo-
gique, gramunaire et syntaxe (p. 213). Il n’y aura done qu'un discours, c'est
dire impossibilité méme de I/historicité discursive — que maintient encore Le
Monolinguisme de l'autre sous la formule de I’« “aliénation” a demeure »
(M, p. 47) : I'« asservissement & un ordre de signes dont on oublie qu’ils sont
“arbitraires” ». C’est dans les termes de I’expérience nietzschéenne que
Derrida recompose ici Ja notion « classique », herméneutique, de l'arbitraire,
comme préoccupation de la philosophic (« Rappeler Varbitraire du signe, n’est-
ce pas ce qu’a toujours fait la philosophie afin de poser l’extériorité contin-
gente et superficielle du langage A Ja pensée, la secondarité du signe par
rapport a l’idée, etc. ? », 212), et que seule Ja philosophie peut espérer inter-
roger « d’ume maniére radicalement nouvelle » (p. 220), par « me stratégie et
une stratification textuelles » (p. 214) ot Ja différance de I’écriture saura
trouver « I’émancipation de la pensée au regard d’ue langue ».
3. L'ECRITURE, POUR L’AMOUR DE LA LANGUE
La lecture derridienne effectue cette dé-criticisation de Saussure, en désa-
morcant dans le discours saussurien tout ce que le concept d’arbitraire radical
rendait possible dans le Cours pour la pensée du discursif : intelligence de la
nécessité historique du signe, et de la radicale historicité des systémes linguis-
tiques, explicitées pourtant avec une clarté immanquable dans le chapitre sur
V'« Immutabilité ct mutabilité du signe » qui suit immédiatement la présenta-
tion du concept, saussurien, du signe linguistique (CLG, p. 104-113). Légiti-
mant par le différentiel saussurien la constitution du concept de différance,
elle travaille a J'indifférenciation entre discours et langue et par Ia 4 l’essentia-
lisation qui voile la question du langage derriére celle, reprise, retournée,
entretenue, de « la question du sens de I’étre », dans ses déterminations
encore heideggeriennes et husserliennes (G, p. 73).
De l’écriture, diagnestiquée comme le refoulé du logos et sa « menace »
intérieure (p. 41), la grammatologie veut faire I'instrument d’une « subver-
sion » (p. 39), d’une « disruption » (p. 31), qui dé-limitent la métaphysique du
igne-présence : un « style » qui « de son éperon protégfe}] contre la menace
terrifiante et mortelle (de ce) qui se présente, se donne a voir avec entétement
la présence, done, le contenu, la chose méme, le sens, la vérité »°. Mais en cher-
chant a dégager au sein du langage une force de déplacement anti-dogmatique
des pensées et pratiques phonocentriques dont I’effet est justement de bloquer
Vhistoricité du discours, elle assure I’équivoque du concept de cléiure ot
Derrida investit son intention critique - et ot Ie recours actuel a Ja conceptua-
lité dervidienne pour penser le politique demande la circonspection la plus
9, Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, 30.
84Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
précise. Relevant elle-méme a moitié du concept et de la factualité empirique,
cherchant délibérément a déjouer la pureté de la distinction entre signifié et
signifiant (au sens ot Derrida l’analyse ici — soit entre sensible et intelligible),
elle entraine toute la pratique de la déconstruction dans son propre mouve-
ment de confusion du plan du discours, du langage, de la langue, et de celui
des réalités mondaines, qui aboutit a la réification du langage dans la
« langue » — au sens oi le terme fonctionne dans Le Monolinguisme de l'autre.
L’« écriture » reléve d/abord en effet, comme « concept courant, quotidien »
(p. 80), des « sciences positives et classiques de I’écriture » (p. 43), et sont dési-
gnés ici comme « grammatologues » des historiens, des épigraphistes, des
archéologues (p. 44). Sont encore pris sous Je terme « écriture », pour montrer
Vactualité d’un épuisement de l’époque phonétique, I’'usage mathématique de
la « graphie sensible » mais comme « trace opératoire », et les pratiques cyber-
nétiques de l'information ot le « message » n’a plus a étre « le transport d'un
signifié qui pourrait rester parlé dans son intégralité » (p. 20-21). Quand
Derrida s’engage dans le dialogue avec Saussure, « écriture » commence A se
défactualiser, et la discussion porte au niveau des systémes linguistiques, dans
les termes saussuriens. Mais au fur et & mesure que « I’écriture » se caractérise
dans sa conceptualité derridienne propre, comme avant du signe ~ « avant la
lettre » (p. 7) =, comme « premiére » (p. 17), comme « archi-écriture dont nous
voulons ici indiquer la nécessité ct dessiner un nouveau concept » (p. 83), est
trés explicitement qu’est entretenue l’indécision entre fait et concept : «le nom
d’écriture rest{e] A cet X qui devient si différent de ce qu’on a toujours appelé
“écriture”. Nous avons commencé a justifier ce mot, et d’abord la nécessité de
cette communication entre le concept d’archi-écriture et le concept vulgaire par
lui soumis déconstruction » (p. 89).
Phus « ’écriture » devient le concept de Derrida, plus elle prend en masse
les pensées du langage et la réalité du iangage — et dans ce travail d’amalgame,
de littéralisation, elle gagne la substitution de la problematique de I’étre a la
question du langage. Le cours de son élaboration donne a lire la traduction
progressive des concepts linguistiques de Saussure dans les termes phénomé-
nologiques ot V'arbitraire devient le principe de la non-identité ; de la re-
marque" comme « dé-présentation » (p. 91). Par la confusion qu’elle produit
entre le concept linguistique saussurien de différence et la matérialisation
d'une présence-absence dans le jeu de la « différence ontologique » heidegge-
rienne, elle donne antécédence a ’écriture sur le signe qui, d’opérateur séman-
tique, devient inscripiion et trace (p. 19) : « émission » instituante dans le
« monde comme espace d'inscription » (p. 65) d'une matiére ontologique
toujours-déja biffée, toujours-déja affectée par le défaut premier de la présence.
L’« élément sans simplicité » (p. 19-20), pré-signifiant et pré-humain, déja lancé
10. Le terme apparait dans « La Double séance » (La Dis
dans Le Monolinguisme de Nautre (49),
nination, 283), et est toujours en usage
Lan aes 85Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
dans le jeu vibratoire de la présence en sa différance. La critique derridienne de
la substance et de l’origine continue ainsi 4 rapporter toute la réflexion sur le
plan de l’étre. Déplacé dans la différance, la trace, et enfin l’espacement (p. 99)
~ «le devenir-espace de la chaine parlée » (Positions, p. 39) -, le concept saussu-
rien de différence comme rapport signifiant finit de se diluer dans la probléma-
tique intra-phénoménologique de l’ontologie et les tentatives contemporaines
pour son « ébranlement » interne (G, p. 103). Derrida indique clairement d’oa
procéde son choix du terme de « trace » sur lequel il boucle sa critique du
signe : de la pensée du tout autre chez Lévinas, associée a « une intention
heideggerienne » (p. 102), préoccupée par « la non-présence de l'autre inscrite
dans le sens du présent » (p. 103). L’éclipse de la valeur proprement séman-
tique du mot « sens » ici = comme dans Véquivalence entre « l’expérience »
(comme concept ratiré) et « Vorigine du sens en général » (p. 20) — fait assez,
entendre combien V’attention s’est détournée vers le seul jeu de la présentation.
« Jew du monde » (G, p. 73), et non plus « jeu des oppositions linguistiques »
(CLG, p. 168). On mesure alors combien i] est significatif que Derrida ait
continué son chemin philosophique en quittant ostensiblement le champ du
langage et du signe, pour élaborer une « éthique du don » ov i] prolonge Jes
implications du Es gibt heideggerien dans une réflexion sur la donation de la
présence ~ « en général ». C’est dans les termes de cette homogénéisation du
général, dont Je langage, dans le régime de I’étre, que Donner Ia mort (1990),
Sauf le now (1993), Spectres de Marx (1993), auscultent la responsabilité
qu’engage, au vu des apories qui la constituent, la décision de donner.
Théorisé comme force intra-discursive capable de dénoncer les effets de
vérité dans le discours métaphysique, et de déjouer le sens plein et I’écriture
naturelle, le concept d’écriture revient pourtant — au terme de son achemine-
ment vers la phénoménalité ~ a retourner le langage sur Iui-méme jusqu’a en
épaissir les implications en une substance hallucinatoire. Elaborée pour
désubstantialiser la présence par l'absence, par le jeu du retrait de ]’étre et du
retardement d’origine, elle produit pourtant, dans ses efforts d’entrelacement,
un effet d’incarnation du langage, qui se réifie comme non-présence ou
presque-présence du monde. Le « style » en quoi se congoivent « Je concept et
surtout le travail de la déconstruction » (G, p. 26) est pensé comme « tour
décriture » (p. 38) et « contorsion » (p. 90) des linéarités logiques, trope et
périphrase - toute la veine métaphorique de « Circonfession » parcourt les
enroulements de cette « phrase contournante » (« Circonfession », p. 17), ce
«tourer autour » (p, 69) des « confessions, conversions et autres contorsions
périphériques » (p. 133) — qui mime et croit effectuer, dans I'étre de la langue
et dans la langue comme étre, par sa littéralisation, la cléture du logos comme
« fournure » (Marges, p. 211). Tout le travail de Derrida sur la métaphore est
11. «cum Es gibt ; [...] de cet “il donne”, mame I'*étre” a encore besoin pour parvenir & son propre
en tant que venue en présence », Martin Heidegger, Acheininement vers la parole, Paris, Gallimar
1959, 246.
86Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
pris dans ce tournoiement qui léve la langue comme une colonne de sable,
mirage du signifiant-matiére. Le recours a la littérature (et a Ja littérature
comme rhétorique), question massive pour la compréhension de Ja dé-limita~
tion derridienne de la tradition philosophique ” mais qui ne peut étre
qu’effleurée ici, ou simplement située dans le mouvement de la littéralisation
déconstructionniste, sert 4 resserrer encore la texture du discours, devenu
langue, devenue muraille et chair phantasmatiques : « la Jettre des livres —
mouvement, infini, labilité et instabilité du sens enroulé sur soi dans !’écorce,
dans le volume » (L'Ecriture et la difference, p. 42), sera le soutien métaphorique
d’une réification de la langue comme surface d’inscription — de I’« incision »
du style-stylet, de I’« empreinte » du « couteau d’écriture » (« Circonfession »,
p- 227) - pour le fort-da de V’apparaitre ; comme corps a la spectralité exem-
plaire pour y phantasmer la scéne fétichiste de la dé-présentation. On appel-
lera alors « langue » ce théatre de Vespacement, oti se joue le drame
mélancolique de la trace et se rejoue sur le mode d’une jouissance dénégative,
se conserve amoureusement comme dénié, le réve métaphysique d’un signe-
présence. Dans cet espace du jeu du monde, ce qui disparait positivement,
sans retour, c’est la question du langage, en tant que telle. Elle s‘en trouve
fondue dans le paysage — dans la « contrée » ontologique du « en général », o8
tout ce qui était d’ordre sémantique devient moment du rythme de l’étre : 08
le terme de « signification » devient, comme « réserve de ce qui n’apparait
pas » au creux de la différance (G, p. 101), interchangeable avec « présenta-
tion » - méme si c’est comme « dé-présentation » - et de méme que la
« compréhension » heideggerienne nommait le cheminement de V’étre vers la
parole comme « tracé-ouvrant de l’apparaitre »",
4, L'IDIOME, POUR L’IMPOSSIBLE
En masquant le discours de Saussure sous la conceptualité phénoménolo-
gique, la lecture de Derrida verrouille aussi ce qui dans le Cours dégage la
place théorique pour penser le discours ~ elle fait retomber sur le concept de
valeur, qui permet de penser Ihistoricité de la signification, tout le poids de
Vétre. Bt la disparition de la référence saussurienne dans la réflexion de
Derrida donne a lire sa trace jusque dans ces textes qui semblent s’étre éloi-
gnés de la problématique du signe. Le dialogue avec Saussure, le rapport au
discours de et chez Saussure, travaille toujours la déconstruction, comme une
détermination théorique négative partout effective — l'oubli de Saussure y
continue Voubli du langage. C’est pourquoi la publication des Ecrits donne un
tel coup d’éclairage sur les enjeux d’une éthique du don, et d’une réflexion sur
12. Comme I’a démontré le travail d’Henri Meschonnic sur le concept d’écriture dans le discours
de Derrida (« L’écriture de Derrida », dans Le Signe et le potme, Paris, Gallimard, 1975, 401-492).
13, Acheminement vers la parole, op. cit., 238.
Lan aes 387Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
Vinstitution, qui barrent I’historicité de Ja valeur. Car l'enjeu théorique et idéo-
logique qui est mis en relief est celui du rétablissement de la transcendance.
Dans le Monolinguisme de l'autre, Vautobiographie d’un trauma culturel
explore le rapport entre langue et valeur, éthico-politique — et engage le travail
grammatologique, comme « speech act » (p. 45) politique, sur Jes conceptions
qui pensent en termes de simplicité positive « ce qu’on appelle tranquillement
une langue » (p. 35). Contre les « symboliques de I‘appropriation » (p. 121) et
les agressions nationalistes, il s’agit de faire manquer la culture a sa présence,
en décomplétant la langue : écrire un « plus de langue, plus d’une langue »".
Depuis I’expérience de I’« ex-appropriation » culturelle - « je n’ai qu’une
langue, ce nest pas la mienne » (p. 13) -, conceptualiser cette condition a alié-
nation 4 demeure du sujet dans la langue. La thése de cette « inculture radi-
cale » (p. 88) est montée contre les facilités de la « fraternité » et contre « Ja
pulsion coloniale qui aura commencé par s‘insinuer » en elle (p. 70).
Mais ce sera l'objet d’une analyse ultérieure que de suivre, en entrant de
pres dans le mouvement discursif du texte, les tours de cette absolutisation de
la valeur dans le langage ~ de cette rature de la différence historique des
cultures dans Ja proposition sur la « colonialité essentielle de la culture »
(p. 47), et du déni de la pluralité historique des langues dans la « langue de
I'étranger » comme tout-autre. Ot se détermine I’« effet paradoxal » d’une
visée critique spectaculairement décriticisée - cette « re-marque empirico-
transcendentale ou ontico-ontologique » (p. 115-116), explicitement épousée.
Je reléverai ici seulement deux noeuds de ce réseau — le « radical », la
« férance » ~ ot Veffacement du discours continue a se faire par Vabsolutisa-
tion des concepts de Saussure.
Le tour autobiographique du Monolinguisme se donne comme fonction de
creuser dans la langue le deuil de I'idiome impossible : il s‘agit d’« inventer
une premiére langue qui serait phutét une avant-premiére langue destinée a
traduire cette mémoire » (p. 118) d’un sujet d’avant son « ex-appropriation »,
« avant tout discours » (p. 50). Ce concept de Jangue comme premier lieu et
lieu du premier assure la substitution d’un temps de Marché a I'historicité des
valeurs dans le discours. Celui d’« inculture radicale », ot « radical » vaut
pour « absolu », raméne Ja question de la valeur culturelle dans le jeu désé-
mantisé et déshistoricisé entre présence et absence, L’oubli de Saussure y est
encore & l’c2uvre, quand, dans Ja suite du glissement de la différence (inguis-
tique) a Ja différance (ontologique), il fait passer a la férance (p. 49): de la
proposition saussurienne d’une désubstantialisation radicale de la langue, a
Vidée d'une langue intrinstquement portée, comme grande mére phallique et
archi-sujet, & effectuer Vex-appropriation violente des sujets. Il s’agit bien de
contourner Je concept saussurien d’arbitraire pour théoriser la violence intrin-
stque du signe pensé 4 nouveau comme simulacre et artifice, et fétichiser une
14. Le Monoliuguisme de autre, op. cit., « Prigre dinsé
88Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida
notion d’arbitraire comme caractére positif d’une langue fantasmée en grande
loi autoritaire, « portée, dés Yorigine, par cette jalousie vengeresse » (p. 85).
Théoriser, « douce, discréte ou criante, une terreur dans les langues » (p. 45) —
«la Jangue méme de la Loi. Et la Loi comme Langue » (p. 69), et Ja « colonialité
essentielle de Ja culture » (p. 47). La Grammatologie parlait de «la violence fatale
de l'institution politique » (G, p. 53) ; ici c’est encore la maitrise ex nililo du
nomos imposé, artificiel et précaire (M, p. 34), « imposition unilatérale » des
appellations par laquelle « toute culture s‘institue » (p. 68), qui fait l'objet du
« grief ». Par contraste, I’attention aux problémes du social et du politique dans
les Ecrits fait mieux entendre le soin apporté depuis le Cours a distinguer dans le
concept de loi linguistique, précisément parce qu’elle n’est pas d’ordre conven-
tionnel, toute notion de « force impérative » (ELG, p. 235). Seul un arbitraire du
signe pré-saussurien — contre-saussurien — peut cultiver cette figure de la
langue-loi, toute-puissante, castratrice mais « vénérable et vénérée, adorée dans
Yoraison de ses mots et dans les obligations qui s’y contractent » (M, p. 85).
La critique grammatologique du signe se constitue ainsi, dans le jeu du
paradoxe et de la littéralisation, en une « critique » du langage méme, qui
flatte la vérité en aimant douloureusement son négatif ; qui conserve et cultive
la logique du signe dans la cléture de la caverne platonicienne. Cherchant a
désubstantialiser la présence, elle aboutit dans les concepts d’inculture et fina-
lement d’in-linguisme absolus, ot une herméneutique de I’étre reprend son
empire. Le monolinguisme fait plus encore pour Je signifié transcendantal que
Vethnocentrisme du logos attaqué depuis De Ia grammatologie : il gomme le
concept d’eflmos méme par celui d’idiome, dénégation de V'altérité du langage
et dénégation de ce que Saussure appelle « la vie des peuples » (ELG, p. 149).
Et l’absolutisation de l’étranger produit un impossible dont on aura du mal a
concevoir la criticité politique : celui de penser la dimension collective et
historique de l’institution, au moment méme oti on cherche A penser la culture
et les cultures. Elle raméne au culte mélancolique de Ja « singularité irrempla-
cable », option solipsiste et supra-historique du politique. C’est a cet effet
dépolitisant, particuligrement au moment owt la déconstruction est mise en
avant comme modéle capable de conceptualiser I’actualité des reconfigura-
tions postnationales et interculturelles dans la politique mondiale, que doit se
mesurer ce qui a été détourné de la force des propositions saussuriennes sur
la langue comme systéme différentiel, et sur le discours comme « puissance
sociale » d’une « collectivité » (ELG, p- 290-291).
5. LE RADICAL, POUR L’HISTORICITE DES VALEURS
C’est précisément sur ce point que les Ecrits relancent Ja criticité du rapport
4 Saussure pour Derrida avec le plus d’acuité, et produisent un effet de lecture
en retour qui éclaire Join dans « le tréfonds de la notion de valeur » (ELG,
p. 336). Car Saussure y montre assez comment la question de I’historicité des
Lan aves 89Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
systémes linguistiques, dans leur mutabilité diachronique comme dans leur
variabilité dialectale géographique, invalide la linguistique de la convention.
Ce n’est pas seulement parce que les Ecrits désambiguisent par de nouveaux
développements la position saussurienne sur le phonologique que la discus-
sion avec Derrida trouve un nouveau potentiel problématisant, ni seulement
parce qu’ils replacent indiscutablement la réflexion sur le langage dans le
champ du social et de ’historique, loin du formalisme auquel la Grammato-
logie voulait réduire la « strate » anti-métaphysique du propos de Saussure.
Mais plutdt parce que la critique du signe qui y est entreprise explicitement
redonne tout leur relief critique aux propositions du Cours qu’une herméneu-
tique de I'étre doit occulter pour assurer la logique de la vérité. La critique du
conventionnalisme encore décelable chez Whitney, et I’insistance 4 montrer
« Virritante duplicité » de l'unité linguistique qui rend « entigrement illusoire
[toute tentative] d’opposer a aucun instant le signe a la signification » (ELG,
p- 96), rendent leur plein impact aux bases conceptuelles du Cours : le rejet de
la conception de la langue comme nomenclature (CLG, 97-98), et la spécifica-
tion d’un principe de l’arbitraire du signe qui n’est précisément pas arbi-
traire du nom oi s’enracine la méfiance platonicienne vis-a-vis du langage
~ «Le principe de arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est
souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui
revient. Le principe [du lien unissant le signifiant au signifié] domine toute la
Jinguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables » (CLG,
p- 100). La puissance critique de Saussure est toute tendue dans cette question
~indissociable, c'est a noter au passage, de « la différence entre les langues et
[de] I’existence méme des langues différentes » (ibid.) —: chercher 4 savoir of
Yarbitraire opére dans le langage. Savoir de quel arbitraire on parle.
Dés que le Cours le qualifie de radical (voir note 1), l'arbitraire du signe se
spécifie comme concept propre a Saussure, et opérateur central de la linguis-
tique repensée comme « science historique » (ELG, p. 148), soit conune
critique de toutes les absolutisations du langage — celle des néo-grammai-
riens qui lui étaient contemporains comune celles des lectures structuralistes
et sémiotistes que le Cours a lui-méme produites, avec les malentendus qu'on
a largement commencé & mesurer depuis les travaux de Godel sur ses
sources manuscrites. « Radical » nommera donc aussi l’effet critique d’une
pensée du langage qui continue son ceuvre de reproblématisation sur les
discours qui s‘attachent 4 penser J‘anthropologique. C’est cette valeur histo-
rique-critique du radical qui soutient Ja distinction entre langue et parole
puis discours, et fait de Saussure, comme penseur de la langue, un penseur dil
discours. Car en séparant la langue du langage, en décapant la Jangue de
toutes les valeurs (et la linguistique de tous les concepts substantialisants), ce
dont il s’agit est avant tout de discerner conceptuellement Je fonctionnement
15. « La langue séparée du langage » ~ c'est le titre que Saussure donne aux textes utilisés par les
Gditeurs comme base de l'introduction du Cours. Voir la note de Mauro, CLG, 438.
90Critique du signe e: criticité du discours : Saussure relit Derrida
différentiel de la valeur. Mettre a nu la « véritable immoralité dans la linguis-
tique ou dans la langue » (ELG, p. 37), pour donner a concevoir le discursif,
dans ses dimensions collective et historique, comme l’entrée en action de la
signification (p. 277) — comme I’activité de création de Ja valeur par la collec-
tivité (p. 291). Et se rendre ainsi capable de déconfondre minutieusement,
continiment, /a valeur linguistique dans son fonctionnement des valeurs
sémantiques éthiques et politiques en cours, soit le probléme de la loi linguis-
tique (arbitraire et inconsciente) de celui de la loi sociale (historique et
contractuelle) ; de déconfondre enfin le syst@me interne de la langue avec
toute valeur qui lui serait intrinstque. C’est aussi, symptomatiquement, de
cette conséquence théorique que la lecture de Derrida se détoume. Des déve-
loppements sur Jes sujets « inconscierts des lois de la langue » (CLG, p. 106)
parce que la langue est « & chaque moment I'affaire de tout le monde » (p. 107)
et « le résultat incessant de l’action sociale, imposé hors de tout choix » (ELG,
p. 102), la contre-lecture de Derrida tire un regain de légitimité pour décons-
truire l'idée de la présence du sujet dans la langue-logos par le concept du
«rapport du sujet A sa mort » dans I’écriture (G, p. 100). Mais la notion de
« essence testamentaire » de tout graphéme (ibid.), cette « absence originale
du sujet de I’écriture [comme] aussi celle de la chose ou du référent » (p. 100-
101), réinstalle Yarbitraire conventionnaliste qui ne peut manquer de mener,
dans Le Monolinguisme de Vautre, au « solipsisme intarissable » (M, p. 14) de
Vinculture radicale.
C’est peut-étre précisément sur la valeur épistémologique et critique du
concept de radicalité que s‘apprécie le plus distinctement la différence entre
les deux épistémologies. Le radical derridien est un absolu, originaire ~ chez
Saussure, la radicalité de l’arbitraire est justement ce qui fait la « vie du
langage », et son pouvoir critique ce qui démontre, au-dela de tout statisme
formaliste, que « tout dans la langue est histoire » (ELG, p. 149). Deux pensées
de Vhistoricité s‘opposent ici, et done deux pratiques critiques, dans le départ
entre différence et différance comme moteurs signifiants : le temps ontolo-
gique, conservateur et mélancolique, de la temporalisation phénoménolo-
gique dans la messianicité du « sens », et l’historicité radicale de la valeur
linguistique, ot les significations se refont « de moment en moment d’une
manitre infinie » (ELG, p. 88) en défaisant infiniment les essentialisations,
puisque la valeur « n’existe pas avant et en dehors » du processus discursif
collectif, « ni dans ses éléments décomposés ni chez les individus » (p. 291).
Le temps radical de la signification, « 4 chaque instant » (p. 44) et « de minute
en minute » (p. 68) elle-méme sa propre racine dans son fonctionnement
systématique, descelle le souci de origine qui tient en place la logique plato-
nicienne du signe, et dégage en effet la possibilité conceptuelle du temps du
discours, du présent de I’énonciation - et la critique du signe comme obstacle
épistémologique - que Benveniste a pu penser a partir de Vappréhension du
contraste, dans le Cours, entre le principe d’arbitraire compris de facon
conventionnelle et Ja conception de la langue comme systéme de valeurs
Lan aes 91Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure
relationnelles'®. Le concept de radical montre le discursif comme processus ot
la signification ne cesse de s’originer — jamais productrice de la présence méta-
physique, parce que toujours au présent. Ot la « langue vivante », comme le
ruisseau toujours naissant, n‘a jamais de source que son cours, ni d’origine
que ses transformations (ELG, p. 158-159), dans « Ja vie de la masse sociale »
(CLG, p. 108).
Derrida cherche & faire de Saussure un Jinguiste, et du linguiste un
penseur du signe. Mais c’est le glissement du radical historique de ’arbitraire
4 son radical absolu qui le garde lui-méme « prisonnier de la caverne » plato-
nicienne (M, p. 135), et laisse la question de la valeur & l’angoisse de |’absolu-
tisme ou du reJativisme. Celui-la méme que le ethical tin tache actuellement
d’endiguer en retirant la pensée de Ja valeur au champ du langage. Saussure,
dés Ja premiére distinction entre langue et parole, fait une proposition quant
au lieu de l’arbitraire qui « empéche de regarder Ja langue comme une simple
convention » (CLG, p. 113) et bouscule radicalement la pensée des rapports
entre langage, éthique et politique. Un linguiste, au sens saussurien, sera un
critique du signe et un penseur de la veleur et du systéme : son attention fixée
sur le fait que « tout objet sur lequel porte la science du langage est précipité
dans une sphére de la relativité, sortant tout a fait et gravement de ce qu’on
entend d’ordinaire par la ‘relativité’ des faits » (ELG, p. 66), i] devra pour-
suivre « les conséquences innombrables » de I’historicité de la signification
dans le discours, jusqu’a constituer une épistémologie capable de laisser
opérer le temps contre-dogmatique du radical. Si Whitney, premier a
proposer « une bonne généralisation sur le langage » (ELG, p. 204), est
distingué comme tel dans Jes Ecrits parmi Jes nombreux confréres ordinaire-
ment attaqués, c’est qu'il « ne s’est jamais lassé de répéter [que “Je langage et
Vécriture ne sont PAS FONDES sur un rapport naturel des choses" “| pour
mieux faire sentir que le langage est une institution pure » (ELG, p. 211). Il
permet par 1a de penser la spécificité « SANS ANALOGUE » du langage dans
les institutions humaines, et de distinguer en tant que tel le langage comme
question capable de soutenir I'effort épistémologique d'une « linguistique
générale » : une discipline historique et critique, qui cherchera a maintenir
comme tel le probléme du langage, dans sa globalité et dans sa spécificité,
toujours incontournable, intranscendable, comme levier critique contre toutes
les naturalisations dans la pensée des institutions humaines.
16, Emile Benveniste, Problémes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, 4
ambiguité que le travail critique sur I'édition du Cours d’abord, puis la publication des Ecrits,
identifient comme le lieu méme de « Iextréme malentendu » (ELG, 41) quia été le point de travail
de Saussure, et qui reste le point sur lequel les conséquences innombrables (CLG, 100) de sa
percée théorique gardent leur potentiel radicalement critique.
92