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Claire Joubert Université Paris 8 Polart — Poétique et politique de l’art Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida En rendant possible une relecture « radicale » de Saussure — « radicale » au sens épistémologigue du terme ou Saussure marque ce qui reste sa plus vive actualité critique? —, la publication des Ecrits de linguistique générale donne également a relire tout le débat sur le langage depuis le structuralisme. Ele trace 4 travers cette formation discursive massive, pratiquement coextensive a Yactivité entiére des sciences humaines des quarante derniéres années (pour ne parler que dclles), une ligne de perspective qui fait ressortir avec une clarté exceptionnelle les enjeux du rapport entre langage et pensée critique. Od s‘éclairent done a neuf 4 Ja fois l’ambition critique des projets structuraliste, post-structuraliste et postmoderne qui avaient fait de la question du langage le moteur problématisant, transdisciplinaire, d’une réinvention des sciences de Yhomme, et la relation explicite qu’entretiennent Jes discours actuels sur la crise des savoirs avec la liquidation méthodique du linguisticisme. On percoit dautant mieux Ja concomitance entre ces constats d’acriticité dans les pays anglo-saxons comme en France, cette « gueule de bois théorique dl’une] géné- ration 68 »? revenue du tournant linguistique et, par exemple, la moralisation du ethical turn en cours dans la philoscphie et la théorie littéraire américaines, telle qu’impulsée par Martha Nussbaum par exemple : cest bien la méme tentative pour s/arracher a ’idéologie linguistique, pour faire une bréche dans la totalisation sémiotique du champ anthropologique, qui a fait perdre, en méme temps que la question du langage, son pouvoir critique singulier. Si la sortie du tout-langage s’est faite par l'effacement du langage - du langage 1, Dans le Cows ¢ générale (CLG) a6 terme clé d’s ai 7, 180, ~ et y compr premiére apparition dans Venseignement de Saussure, bien qu'il ait é Cours. Voir note 136, 442). radicalement » accompagne réguligrement le comme I’a bien souligné Tullio de Mauro, & sa cffavé par les éditeurs du 2. Marcel Gauchet, La Condition historique, Paris, Stock, 2003, 45. 74 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida comme question -, il n’y a peut-étre pas a s’étonner qu’il ne nous reste plus en effet du critique que la crise. A reposer la question avec leur ténacité caractéris- tique, et d’une maniére qui décale expressément le point de vue de la langue vers le discursif, ces inédits de Saussure sont 4 méme de relancer vigoureuse- ment I'appétit problématique — et il s‘agit de commencer a recueillir les effets critiques de cet événement éditorial, comme I’événement scientifique qu’il est. Lun des lieux carrefours les plus productifs du débat sur le langage depuis extension structuraliste de la linguistique saussurienne a été la relec- ture du Cours faite en 1967 par Jacques Derrida dans De la grammatologie (G), comme tremplin pour la criticité nouvelle d’un « post-» & construire sur la « rature » du structuralisme : une critique de la linguistique, pour lancer la déconstruction de la métaphysique du signe. L'idée de prolonger ce dialogue en 2004 - de faire résonner en lui les nouveaux textes de Saussure, les nouveaux contextes ot la pensée derridienne trouve son efficace, et certains des ouvrages que Derrida a plus récemment consacrés au langage depuis ses préoccupations actuelles, infléchies vers ]'éthique et l’autobiographique — repose sur la conviction qu'il continue a élucider ce qui se joue précisément de la criticité du langage pour les sciences humaines. Relire la passion critique de la déconstruction a Ia Iumire de la recherche épistémologique des Ecrifs, et du Canrs lui-méme autrement éclairé : ce n‘est ni pour lisser cet étrange accroc dans une linéarité de l'histoire intellectuelle, ni surtout pour fabriquer une vérité rétrospective, corrective. Je men tiens aux termes anti-psychologiques que se fixait déja Derrida : sans chercher a stabiliser I’« intention cachée » du « veritable » Saussure (G, p. 107) il s’agit de composer les coordonnées discur- sives d’un état présent de la question des rapports entre langage et critique, dans un contexte théorique trés changé, et 4 un moment ot Ia reprise de cette question peut produire une intelligibilité capable de faire sauter certains verrous. Faire entendre, done, la pertinence de ces relectures croisées dans une situation des sciences humaines ot la référence derridienne est mise au service d’une essentialisation des plans politique et éthique, en cours dans plusieurs des nouveaux théatres théoriques o@ la question du langage risque Yescamotage. Dans le champ trés actif de la postcolonial theory anglo-saxonne notamment, comme dans la mouvance du ethical turn, c’est sur un «nouveau » Derrida que s’appuient les efforts pour reprendre en charge les pans anthropologiques qui avaient - auraient ~ été exclus a I’Age du tout- langage : un Derrida d‘aprés le tournant théorique qui I’aurait fait passer, selon le récit qu’en installe Spivak, de la thématique de la « différance » a «V'appel du tout autre », orienté par I’éthique de Lévinas, et vers des objets qui se comptent en termes juridiques, politiques, culturels — théologiques*. On peut entendre aussi dans la satisfaction de Nussbaum 4 voir le derridisme 3. Voir « The Setting to Work of Deconstruction », publié en appendice & A Critique of Postcolonial Reason. Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Mass. et Londres, Harvard U.P., 1999, 423-431. Lan a es 75 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure américain entamer son propre tournant éthique & la fin des années 1980 tout ce qui est en jeu dans ce déplacement du point de travail. Cette revanche de la philosophie morale sur I’hégémonie textualiste et son nihilisme est délicate & négocier pour les théoriciens derridiens : il s’agit de démontrer la visée éthique du geste déconstructionniste tout en évitant la moralisation, « précri- tique » (G, p. 90). De conserver I’activité déconstructionniste comme operation sur et dans le langage, comme critique de la psychologie métaphysique. Et est bien parce que la question du langage est ce qui garde suspendu cet équilibre précaire entre éthique et moralisation, et entre anti-nihilisme anti- formaliste et positivation, que l’intervention des Ecrits de Saussure est un coup d’actualité pour la pensée : par la force conceptuelle du discursif, capable de trancher a travers cette aporie du dualisme entre langage et valeur ~ occupée a « faire crouler ce dualisme de carton » (ELG, p. 166). La tache sera donc de reprendre, depuis le cour de cette dépression théo- rique, le noeud du débat entre les conceptions du langage de Derrida et de Saussure. Je voudrais montrer que, bien que tous deux tirent leur puissance reconceptualisante du fait qu’ils identifient le langage comme le point focal de tous les enjeux, leurs conceptions mémes du langage déterminent des modes, mais aussi des degrés, de criticité tres différents. La critique du signe qu’entame Derrida a partir du Cours pour libérer au sein du logos le mouve- ment déconstructif de l’écriture, conservant la réflexion dans les limites philo- sophiques du concept de langue, programme I’épistémologie de «Vimpossible » que la fin de Vocuvre développe, o@ le retour du théologique — que la Grammatologie identifiait & la cible métaphysique ~ indique assez la boucle paradoxale dans laquelle cette pensée amoureuse de I’aporie s'est enroulée, tres délibérément*. Les Ecrits de Saussure, en poursuivant les répercussions de Ja distinction entre langue et parole jusqu’au concept de discours, aménent sa pensée du langage a sa pleine capacité comme disci pline radicalement critique : une « sémiologie » critique a l'avance de tous les sémiotismes, de toutes les fétichisations du langage comme de toutes les épistémologies anhistoriques, et mue par la criticité propre du langage. Du langage comme travail de Ja valeur. Pour commencer a dessiner la ligne de créte qui départage les incidences épistémologiques et axiologiques de ces deux pensées du langage, et tenter par 1a de comprendre I’étonnante acriti- cité d’ume ambition qui s’était engagée avec l’audace qu’on sait dans le corps a corps avec la culture métaphysique occidentale entiére, a la suite de la Destruction heideggerienne, je m‘attacherai ici a un premier lieu de lecture : le moment de la Grammatologie lui-méme, avec ses déclinaisons dans « Le supplément de copule » et dans Positions’, o& la perspective des Ecrits donne 4. Voir pour exemple le développement récent sur « la possibilité de l'impossible » dans Fichus, Paris, Galilée, 2002, 19-21. 8. « Le supplément de copule. La philosaphie devant Ia linguistique », in Marges Paris, Minuit, 1972, 209-246 (Marges), et Positions, Paris, Minuit, 1972. la philosophic, 76 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida maintenant a voir plus clairement que jamais la stratégie derridienne qui s’appuie sur le concept saussurien de parole pour préparer I’absolutisation de la langue. Un deuxiéme volet de ce travail se concentrera, ultérieurement, sur le moment du Monolinguisme de Vautre, ou la prothése d'origine (1996), placé en série avec « Circonfession » et Fichus®, o& la nouvelle pratique testamentaire de I’écriture déconstructive, avec le concept de « langue de I’étranger » comme actualisation de Vimpossible, rendent inévitable la mise en question de la « performativité de I'aporie », qui reste la revendication critique de la déconstruction. 1. LA CRITIQUE DU SIGNE, POUR LA DECONSTRUCTION DU LOGOS « Grace a Saussure ct contre lui » (G, p. 86), Derrida rassemble les moyens d’/ume critique du « concept de signe » (p. 14) dans intention de toucher au coeur Tidéologie onto-théologique qui commande Ia métaphysique occidentale, et qui oriente encore a leur insu, en tant que sciences mémes, Jes sciences nouvelles qui prétendent rompre avec elle. A partir de la linguistique de Saus- sure, et parce que justement celle-ci travaille « de l’intérieur le concept de science lui-méme » (p. 67), c‘est « toute la tradition non-critique dont [Saussure] est ’héritier » qui est visée — car le « probléme du langage » (p. 15) aura toujours été le pilier central de la philosophie et, par 1A, Ja possibilité structurelle de Vepisténe. Pour contrer cependant « la dévaluation méme du mot “langage” » dans un moment scientifique ov il « avait envahi comme tel ’horizon mondial des recherches les plus diverses et des discours les plus hétérogénes dans leur intention, leur méthode, leur idéologie », il s‘agit avec la relecture de Saussure de rendre le langage a son probleme : de montrer a J’époque historico-métaphy- sique qu’elle « doif enfin déterminer conune langage la totalité de son horizon problématique » (p. 15), et de lui faire entendre le logocentrisme qui bride encore la pensée dans un ordre hiérarchique violent o¥ le privilége de la phon (congue comme présence pleine et vérace de 1’étre dans la voix) sert a exclure et « abaisser » I’écriture, ct par 14 4 mettre le langage sous la surveillance de la vérité, OW le concept de signe, en entretenant l’exclusion du signifiant, garantit Yempire du signifié transcendantal. Dans le rapport de lecture étroit avec Saussure, Derrida forge un mode critique original et puissant ~ cette méthode grammatologique qui cherche a « produire [...] des problémes de lecture critique » (p. 7), et ot i] engage sa force contre-dogmatique pour un programme intensif de lecture-écriture avec les dis- cours de la pensée contemporaine autour du Jangage ~ Lévi-Strauss et Foucault, Austin et Benveniste ~ et prend d’assaut les monwnenis de Ja philosophic - 6. Le Moualinguisme de Nautre, ou la prothése d'origine, Paris, Galilée, 1996 (abrégé en « M » pour Tes références), « Circonfession », in Jacques Derrida, Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, et Fichus, op. cit. Lan aes 77 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure Platon, Kant et Hegel, en complicité avec Nietzsche ; mais aussi Husserl, Heidegger, Lévinas. Son « “opération” textuelle » (Positions, p. 11) les « traversle] patiemment et rigoureusement » (G, p. 73) et, par un travail intime dans les marges de leur textualité, leur rend le jeu productif qui est Ie leur une fois accu- sées, débordées, les « entraves théologiques et métaphysiques » (p. 13) qui les pétrifiaient en place-tortes du phonocentrisme (p. 16). Et si la confrontation avec Saussure est déterminante dans V’invention de cette pratique critique trés caracté- risée, c’est qu’elle lui permet d’élaborer spécifiquement son levier conceptuel en opposition avec ceux que propose le Cours: l'arbitraire du signe, la distinction signifiant/signifié, Vopposition langue /parole. Le « probleme du langage», iden- tifié maintenant a la phonétisation de lécriture (p. 12), servira donc de pierre de touche pour I'interrogation du discours philosophique, et des discours épistémo- logiques qui lui sont tributaires. Et l’effectivité du projet déconstructionniste tient a cette visée d’une critique des discours : de « l'impensé » idéologique et des modalités de sa « répression » (Positions, p. 15) qui accompagnent la théorie logo- centrique du langage. Elle tient a cette sensibilité aux rapports du langage avec la valeur, et le pouvoir, qui entraine dans le travail de Derrida une attention inin- terrompue portée a histoire des institutions philosophiques, histoire des sciences et des concepts — 4 histoire méme, désabsolutisante, de « la vérité de la vérité » (G, p. 12), et au langage-logas comme concept, « occidental » (p. 16). ‘n cherchant dans la sémiologie aussurienne la trace de cet impensé méta- physique ~ en affiliant en particulier le concept de parole la tradition de la phoné — Derrida offre deux premiéres indications trés éclairantes : il met Je doigt, méme s'il n'est pas le premier A le faire, sur le caractére trés probléma- tique de ce concept dans le Cours, mais surtout i identifie le point de discus- sion que demande en effet le rapport 4 Saussure — ]a question de la criticité dans les théories du langage -, et affiite 4 son contact son propre programme. En faisant le recensement des régressions « précritiques » dans les développe- ments sur la parole et I’écriture edu fameux eichapitre Vi du Cours, qu’il juge « ouverts 4 tous les investissements non critiques » (G, p. 62), en concluant « que toute une strate de son discours [...] n’était rien moins que scientifique » (p. 67), i] caractérise la question du langage comme révélatrice des dogma- tismes des discouss. Et De la granumatologie donnera a lire les prédéterminations axiologiques du « discours de Ja linguistique » (p. 66), comme celles du « discours classique » (p. 68) de la tradition occidentale ; du « discow's philoso- phique » (Marges, p. 211). Le terme de « discours », tres présent dans ces premiers textes, entre en synonymie avec « époque », « systéme », « tradition », et désigne particuligrement le caractére non « innocent » (G, 21) de corps conceptuels conune systemes de valeurs institués, are-boutés par une méta- physique de la langue. L’entreprise de Derrida trouve sa spécificité dans la conviction qu'il n'y a pas de sortie envisageable de ces conditions discursives et conceptuelles depuis une culture of le signe est « assignation » aux valeurs qu'il véhicule — et que c'est au sein méme du discours logocentrique que la force de rature que I’écriture replie dans les bords intimes du langage est seule 78 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida A méme de mener la « dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les signi: fications qui ont leur source dans la [rationalité] du logos » (p. 21). Pour « faire trembler les valeurs du signe » (p. 14), « détruire le concept de signe et toute sa logique » (p. 16), la déconstruction semble proposer un travail sur les discours, et au sein du discours, oi le langage trouverait en Iui-méme le pouvoir de se détotaliser en dénoncant ses propres limites — non plus identifié au seul logos, mais ouvert A une historicité que pourrait inaugurer I’écriture. 2. LA CRITIQUE DE LA PAROLE POUR L’EFFACEMENT DU DISCOURS Mais il importe de voir aussi qu’en faisant de la linguistique saussurienne le seuil entre époque logocentsique et I’a-venir de sa clature, Ja Grammato- logie ne fait pas qu’« essay[er] de reconnaitre » la « limitation saussurienne » (p. 49): elle V'effectue. La toute fin du chapitre « Linguistique et grammato- logie » indique combien le choix de Saussure est stratégique pour asseoir la méthode déconstructionniste : « si nous avons choisi de démontrer Ja néces- sité de cette “déconstruction” en privilégiant les références saussuriennes, ce nest pas sculement parce que Saussure domine encore la linguistique et la sémiologie contemporaines ; c’est parce qu’il nous parait aussi se tenir aux limites : a la fois dans Ia métaphysique qu’il faut déconstruire et au-dela du concept de signe (signifiant/signifié) dont il se sert encore » (p. 107). Car si, par ses propositions sur « la différence comme source de valeur linguistique » (p. 77), il « libére le champ d’une grammatologie générale » au sein de la discursivité occidentale (p. 64), Cest pourtant depuis le cozur de cette contra- diction « du geste et du propos », de cette régression dogmatique qui double sa « productivité » d’un « aveuglement » a repérer (p. 44-45), et par la réserve A la déconstruction la virginité du champ critique. L’analyse incisive de la « mise en crise » derridienne du Cours proposée par J.-L. Chiss et C. Puech a bien souligné la nature de cette opération de « valorisation/dévalorisation »? qui inaugure la pratique déconstructionniste comme investissement des failles internes d’un discours sans dehors, mais aussi caractérise la nature profondément déshistoricisante d’un projet qui cherche a se spécifier, pour se démarquer des positivismes structuralistes, dans l’exigence d’une historicisation des discursivités scientifiques. Chiss et Puech montrent comment Derrida, dans son analyse du structuralisme en premier lieu, fait l'économie de la complexité historique « des discours et pratiques divers qui en ont été les promoteurs et les tenants » (p. 95). Si le concept de signe est « exemplaire » (G, p. 25) dans le moment inaugural de la 7. Jean-Louis Chiss et Christian Puech, « Derrida lecteur de Saussure : effets d'une “mise en crise” philosophique du Cours de linguistique générale », in Foudations de la liugnistique, Bruxelles, De Boeck, 1987, 91-104, 96. Lan a es 79 Linguistique et poétique du discours. A paniir de Saussure grammatologie, c'est qu’il permet de retenir le signe saussurien dans les limites du « vieux concept de signe » en effagant, dans J'identité du mot, la distinction historique et critique des concepts. I] permet de reprendre Saus- sure dans I’héritage métaphysique en diluant la pensée des rapports entre signifiant et signifié qui lui est propre dans la « vieille grille » (p. 50) de la « conceptualité grecque » déroulée dans I’opposition stoicienne puis médié- vale de signans et signatum, superposée a la distinction entre le sensible et Vintelligible, et ressuscitée dans la conception du aliquid stat pro aliquo de la sémiotique structuraliste, avec la caution de Jakobson (p. 24). Cette déspécifi- cation réintégre Saussure dans la logique métaphysique qui batit Yordre du langage sur « un certain concept du signe [... nécessairement associé a] un certain concept des rapports entre parole et écriture » (p. 14). Sur Ja naturalisa- tion du rapport entre son et présence de I’étre, et I’exclusion concomitante de Yécriture, dérivée. C'est aussi cette déspécification qui permet, au moins loca- lement, de contenir la force critique des propositions de Saussure dans Jes termes étonnants d’un « ethnocentrisme occidental, un primitivisme pré- mathématique et un intujtionnisme préformaliste » (p. 59). La neutralisation de la criticité du Cours est perceptible & tous les moments ot Ja lecture derridienne travaille ainsi a rendre inaudible sa discursivité. En rendant indiscernable le concept saussurien de signe dans la grande lignée du signe comme simulacre de la présence, en ramenant la discussion de la langue aux termes philosophiques de « I'unité de phoned, glossa, et logos », et celle de Yarbitraire aux coordonnées connues du conventionnalisme comme I’ « oppo- sition de la nature et de I'institution, de physis et de nomos » (p. 66), Derrida écrase le « discours saussurien » (p. 64) sur un plan conceptuel qui n’est pas le sien. En déconceptualisant les termes saussuriens de « valeur », de « psycho- logie », mais principalement de « parole », il montre l’opération de la gram- matologie pour ce qu’elle risque a chaque instant d’étre : une lecture-écriture qui procéde non plus & « I’effacement » du signifiant dans la voix (p. 34), mais a celui du discours dans l’analyse des discours. Cest ce que le traitement des rapports entre parole et écriture dans Je Cours montre sans doute le plus certainement. Car il y a bien un détournement du probléme saussurien de la parole, remplacé par celui de la phone, qui encore une fois permet a Derrida d’instituer son propre fer de lance critique, |’écriture, et a partir d’une lecture déspécifiante de la conceptualité saussurienne. L’analyse que Derrida consacre au chapitre VI du Cours est une curieuse entre- prise pour couvrir la voix de Saussure en le lisant hors de son plan énonciatif. Elle illustre cette « élimination quasi-principielle des débats, confrontations, polémiques, hésitations, avancées, qui marquent une époque et sur Je fond desquels s’enléve une décision théorique » qu’ont pointée Chiss et Puech (« Derrida lecteur de Saussure », p. 97-98). Avec la question de I’exclusion saussurienne de I’écriture comme condition constitutive du champ de la linguistique, ot Derrida lit Je scénario phonocentrique millénaire - « Yopéra- tion traditionnelle, qui fut aussi celle de Platon, d’Aristote, de Rousseau, de 80 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida Hegel, de Husserl, etc. » (Positions, p.36), consistant A « défendre le systéme interne de la langue » -, c’est la méme lecture déshistoricisante qui est a Yceuvre. En cherchant dans les protestations de Saussure contre « Ja tyrannie de Ja lettre » (G, p. 57), contre « ‘usurpation » de I’écriture intervenant dans le « rapport prétendument naturel entre la voix et le sens » (p. 65), la passion symptomatique, et le « préjugé aveugle » (p. 58), d’un linguiste de I’arbitraire agissant « en moraliste et en psychologue de trés vieille tradition » (p. 56), la lecture de Derrida détache le travail du Cours de ses enjeux critiques, et obli- tere la situation d’énonciation, pour confondre avec une fureur dirigée contre une réalité langagiére la combativité inter-discursive qui fait le tranchant critique de toute J’activité saussurienne dans sa patiente discrimination de toutes les mystifications, « confusions » (CLG, p. 87-88), « illusions » (p. 45, 56) et autres « cercles vicieux » (p. 89) qui embarrassent les théories du langage. Ce qui est rendu indistinct, dans cette extinction de la discursivité du Cours, c’est précisément le travail diacritique incessant qui s’y fait, et dont les Ecrits miontrent toute l’obstination constamment reprise et reformulée, pour déta- cher la pensée du langage de toutes les conceptions substantialistes (grammai- rienne, philologique) — et pour préciser la tache du linguiste comme celle qui consiste 4 déméler dans Je langage la substance de Ja valeur, et dans I’épisté- mologie linguistique objet du concept. Derrida note bien que sur cette question du privilége de la parole, Saussure nest pas tout entier dans ’héritage de la métaphysique, et c’est & nouveau Yexplication par la tension du dogmatique et du critique d’un linguiste @ la limite qu'il doit « décidément [encore] opposer Saussure » 3 Jui-méme pour reconnaitre aussi son travail d’exclusion du son et de son lien naturel au sens (G, p. 77), et recentrer la lecture sur Jes concepts proprement saussuriens : « Sans cette réduction de la matire phonique, la distinction décisive pour Saussure, entre langue et parole, n’aurait aucune rigueur » (p. 78). Cette bifur- cation de la lecture donne a entendre combien, en prenant Ja question de |’ écri- te comme point de Vimpensé logucentrique chez Saussure, Derrida a déplacé Ja discussion et contourné les concepts saussuriens — et perdu le concept diacri- tique de langue/parole, comme celui de I’uité complexe que forment signifiant et signifié dans leurs rapports. En isolant Ja parole, comme index de l’exclusion de I'écriture, Derrida deéfait le concept de Saussure, et peut alors démonter son ambition de constituer « pleinement et explicitement ce qui a nom “I'objet inté- gral et concret de la linguistique” » (G, p. 64). Cette contestation de la « linguistique générale » projetée par Saussure (p. 58) — qu’il veut faire entendre comme une linguistique généralisée, aprés avoir érodé sa spécificité conceptuelle et discursive - débouche sur une trou- blante totalisation du « discours philosophique ». Le signe saussurien rabattu sur « le concept de signe », le couple conceptuel langue/parole désolidarisé de telle maniére que le concept saussurien d’arbitraire soit ramené au convention- nalisme qui soutient en effet les métaphysiques de la langue, sont réintégrés dans « le concept occidental de langage (en ce qui, par-dela sa plurivocité et Lan aes 84 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure par-dela opposition étroite et problémetique de la parole et de Ja langue, le lie en général a [...] Ja langue, a Ja voix, & Youie, au son et au souffle, a Ia parole) » (p. 16) - dans « Vidéal de ’écriture phonétique et toute sa métaphysique impli- cite (a métaphysique) » (p. 20) ; « la métaphysique dans sa totalité » (p. 24). Dans « cette philosophie de la présence, c’ést-a-dire dans la philosophie » (p. 24). La déconceptualisation de Saussure sert 4 imaginer I’extension imperia~ liste de ce discours jusqu’A ce qu’il « commande toute notre culture et toute notre science » (p. 46), et en tant que « discours philosophique ». « Discours classique » ~ dont Ja déshistoricisation se marque encore dans sa mise en syno- nymie avec « la langue de la philosophie » (Marges, p. 211). Des époques discursives de l’Occident au discours unique (et philoso- phique), de analyse des idéologies métaphysiques soutenues par des concep- tions du langage a I’érection du logos comme réel autoritaire de la langue, tout un processus d’absolutisation s’est deployé — et c‘est le méme effacement de la différence entre discours et langue qui est & oeuvre dans la polémique avec Benveniste dans « Le Supplément de copule », of Derrida condamne Ja « hate du savant dans J’abord du texte philosophique » (Marges, p. 226), cette « précipitation non critique » (p. 225) du linguiste cherchant a dé-limiter Ja philosophie du langage pour interroger les rapports des catégories a’ Aristote avec les catégories de la langue grecque sans l’attention philosophique requise a « une certaine historicité des concepts » (p. 217) — soit sans se savoir lui- méme parlé par les présupposés logocentriques. C’est l'occasion pour Derrida de confirmer Ja position de surplomb du discours philosophique, en lui réser- vant le seul mode de criticité envisageable : « selon une loi qu’on pourrait formaliser, la philosophie se réapproprie toujours Je discours qui la dé- limite » (p. 211). S'il n’y a nul dehors au discours, c'est que la philosophie parle partout. Qu’elle est avant tout discours, comme « présupposition » et « prédétermination », « essentielle et irréductible » (G, p. 24), et qu’elle est aussi seule 4 pouvoir porter le « travail critique » (Positions, p. 22) sur ses propres limites, de Vintérieur, en englobant les propositions de la linguistique dans « J’écriture généralisée » (G, p. 81) - en « remplalgant] séntiologie par grammatologie dans le programme du Cours de linguistique generale » (p. 74), et en assurant a ]’outil concu pour la rature des présences logocentriques le statut d’« archi-écriture » (p. 83). Le programme de la déconstruction aura-t-il été, avant tout, un coup, logo- machique, pour la suprématie philosophique, & une époque od Je tournant linguistique inaugurait des reconfigurations disciplinaires qui propageaient le pouvoir critique contenu dans Ja question du langage largement au dela de son exclusivité ? Quoi qu’il en soit, ce qui m'importe ici est de dégager Vopération de déni du discours qui Je constitue, et qui fait 'ambiguité de sa criticité. Chiss et Puech ont montré comment la substitution au concept saus- surien d’arbitraire de celui, philosophiquement codé, de « convention » ou d’« institution » (G, p. 68), légitime « ur. certain nombre de thémes contenrpo- rains qui concernent la “maitrise” des sujets parlants sur Ja langue » — et 82 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida comment cette Jecture « conventionnaliste » raméne a ce que Derrida identifie comme « trés traditionnellement, la loi de la Jangue ou du signifiant, pensée comme un “esclavage” dont il faut s’affranchir » (Marges, p. 212). «On ne s‘attardera pas ici [ajoutent-ils en note] sur les conséquences théoriques et idéologiques d’une telle opération (en particulier la confusion qu’elle induit entre Ja langue et Je discours) » (p. 102). C’est pourtant bien ce coin-la qu‘on peut enfoncer dans le dialogue entre Saussure et Derrida pour prendre la mesure de Ja relation entre cette confusion théorique et ses effets sur Ja criti- cité de Ja pensée. Quand Derrida totalise le logocentrisme comme condition sans dehors de la culture occidentale, il établit aussi « la domination d’une forme linguistique » (G, p. 37), du signifié transcendantal et d’un « maitre- signe » (p. 74) qui « commande » tout discours par la « violence » de « contraintes », absolues, arbitraires, comme loi de Ja Jangue méme ~ du « langage de la métaphysique » comme « langue de !Occident » (Positions, p. 19 ~ je souligne). C’est dans les postulats du « Supplément de copule » que semble se fixer ce que Derrida veut retenir de la question de l’arbitraire®, et cest sans doute ]‘un des lieux ot le geste d’absolutisation — simultané avec celui de I’élévation de la philosophie (grammatologique) « devant » les pensées du langage - est le plus net. Ce texte de 1971, consacré au refoulé métaphysique de Benveniste, a déplacé son point de réflexion sur les proposi- tions saussuriennes : ce sont maintenant, elles aussi déspécifiées en métony- mies I'une de l'autre, « lopposition [les oppositions, confondues dans le singulier], naivement recuels], entre langue et parole, langue et discours » (Marges, p. 211) qui sont convoquées pour I’analyse du « discours philoso- phique », de « la philosophie comme |...] puissante chaine discursive » (ibid.) ~ et c'est bien explicitement le concept de discours de Benveniste, prolongé depuis sa lecture du signe chez Saussure, qui est de suite balayé pour refaire de la philosophie « une réserve de langue, réserve systématique d’une lexico- logie, d'une grammaire ; d'un ensemble de signes et de valeurs [...] dés lors limitée par les ressources et J‘organisation de cette réserve ». Pour poser la question de « cette langue philosophique » en termes de « langue naturelle », ou de « code formel élaboré a partir de ces langues naturelles » Ici encore, il s‘agit de dénier & Ja linguistique la capacité a parler depuis un ailleurs épistémologique — dénier a Benveniste la latitude de « dominer le rapport du “discours” philosophique a ses contraintes », et ré-englober « [le linguiste] qui allégue I’appartenance du discours philosophique 4 la cléture d'une langue » (grecque, ici) dans la « tournure » ow il ne peut qu’étre contraint de « procéder encore dans cette langue et avec les oppositions 8. Méme si par ailleurs il continue & faire travailler le concept saussurien de différence conme opérateur de détotalisation. Mais c'est précisément dans ce découplage entre « arbilyaire et dilfé- rentiel » ~ 4 propos duquel il cite pourtant Saussure affirmant le rapport comme « deux qualités corrélatives » (G, 77, note 18) ~ que doit se poser la question de son effectivité, quand il devient « differance », Lan a es 83 Linguistique et poctique du discours. A partir de Saussure qu'elle lui fournit » Gbid.), « emmuré [a nouveau] dans Ja langue », et parlé par les « contraintes linguistiques » (p. 212), arbitraire ‘e sémantique ou lexicolo- gique, gramunaire et syntaxe (p. 213). Il n’y aura done qu'un discours, c'est dire impossibilité méme de I/historicité discursive — que maintient encore Le Monolinguisme de l'autre sous la formule de I’« “aliénation” a demeure » (M, p. 47) : I'« asservissement & un ordre de signes dont on oublie qu’ils sont “arbitraires” ». C’est dans les termes de I’expérience nietzschéenne que Derrida recompose ici Ja notion « classique », herméneutique, de l'arbitraire, comme préoccupation de la philosophic (« Rappeler Varbitraire du signe, n’est- ce pas ce qu’a toujours fait la philosophie afin de poser l’extériorité contin- gente et superficielle du langage A Ja pensée, la secondarité du signe par rapport a l’idée, etc. ? », 212), et que seule Ja philosophie peut espérer inter- roger « d’ume maniére radicalement nouvelle » (p. 220), par « me stratégie et une stratification textuelles » (p. 214) ot Ja différance de I’écriture saura trouver « I’émancipation de la pensée au regard d’ue langue ». 3. L'ECRITURE, POUR L’AMOUR DE LA LANGUE La lecture derridienne effectue cette dé-criticisation de Saussure, en désa- morcant dans le discours saussurien tout ce que le concept d’arbitraire radical rendait possible dans le Cours pour la pensée du discursif : intelligence de la nécessité historique du signe, et de la radicale historicité des systémes linguis- tiques, explicitées pourtant avec une clarté immanquable dans le chapitre sur V'« Immutabilité ct mutabilité du signe » qui suit immédiatement la présenta- tion du concept, saussurien, du signe linguistique (CLG, p. 104-113). Légiti- mant par le différentiel saussurien la constitution du concept de différance, elle travaille a J'indifférenciation entre discours et langue et par Ia 4 l’essentia- lisation qui voile la question du langage derriére celle, reprise, retournée, entretenue, de « la question du sens de I’étre », dans ses déterminations encore heideggeriennes et husserliennes (G, p. 73). De l’écriture, diagnestiquée comme le refoulé du logos et sa « menace » intérieure (p. 41), la grammatologie veut faire I'instrument d’une « subver- sion » (p. 39), d’une « disruption » (p. 31), qui dé-limitent la métaphysique du igne-présence : un « style » qui « de son éperon protégfe}] contre la menace terrifiante et mortelle (de ce) qui se présente, se donne a voir avec entétement la présence, done, le contenu, la chose méme, le sens, la vérité »°. Mais en cher- chant a dégager au sein du langage une force de déplacement anti-dogmatique des pensées et pratiques phonocentriques dont I’effet est justement de bloquer Vhistoricité du discours, elle assure I’équivoque du concept de cléiure ot Derrida investit son intention critique - et ot Ie recours actuel a Ja conceptua- lité dervidienne pour penser le politique demande la circonspection la plus 9, Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, 30. 84 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida précise. Relevant elle-méme a moitié du concept et de la factualité empirique, cherchant délibérément a déjouer la pureté de la distinction entre signifié et signifiant (au sens ot Derrida l’analyse ici — soit entre sensible et intelligible), elle entraine toute la pratique de la déconstruction dans son propre mouve- ment de confusion du plan du discours, du langage, de la langue, et de celui des réalités mondaines, qui aboutit a la réification du langage dans la « langue » — au sens oi le terme fonctionne dans Le Monolinguisme de l'autre. L’« écriture » reléve d/abord en effet, comme « concept courant, quotidien » (p. 80), des « sciences positives et classiques de I’écriture » (p. 43), et sont dési- gnés ici comme « grammatologues » des historiens, des épigraphistes, des archéologues (p. 44). Sont encore pris sous Je terme « écriture », pour montrer Vactualité d’un épuisement de l’époque phonétique, I’'usage mathématique de la « graphie sensible » mais comme « trace opératoire », et les pratiques cyber- nétiques de l'information ot le « message » n’a plus a étre « le transport d'un signifié qui pourrait rester parlé dans son intégralité » (p. 20-21). Quand Derrida s’engage dans le dialogue avec Saussure, « écriture » commence A se défactualiser, et la discussion porte au niveau des systémes linguistiques, dans les termes saussuriens. Mais au fur et & mesure que « I’écriture » se caractérise dans sa conceptualité derridienne propre, comme avant du signe ~ « avant la lettre » (p. 7) =, comme « premiére » (p. 17), comme « archi-écriture dont nous voulons ici indiquer la nécessité ct dessiner un nouveau concept » (p. 83), est trés explicitement qu’est entretenue l’indécision entre fait et concept : «le nom d’écriture rest{e] A cet X qui devient si différent de ce qu’on a toujours appelé “écriture”. Nous avons commencé a justifier ce mot, et d’abord la nécessité de cette communication entre le concept d’archi-écriture et le concept vulgaire par lui soumis déconstruction » (p. 89). Phus « ’écriture » devient le concept de Derrida, plus elle prend en masse les pensées du langage et la réalité du iangage — et dans ce travail d’amalgame, de littéralisation, elle gagne la substitution de la problematique de I’étre a la question du langage. Le cours de son élaboration donne a lire la traduction progressive des concepts linguistiques de Saussure dans les termes phénomé- nologiques ot V'arbitraire devient le principe de la non-identité ; de la re- marque" comme « dé-présentation » (p. 91). Par la confusion qu’elle produit entre le concept linguistique saussurien de différence et la matérialisation d'une présence-absence dans le jeu de la « différence ontologique » heidegge- rienne, elle donne antécédence a ’écriture sur le signe qui, d’opérateur séman- tique, devient inscripiion et trace (p. 19) : « émission » instituante dans le « monde comme espace d'inscription » (p. 65) d'une matiére ontologique toujours-déja biffée, toujours-déja affectée par le défaut premier de la présence. L’« élément sans simplicité » (p. 19-20), pré-signifiant et pré-humain, déja lancé 10. Le terme apparait dans « La Double séance » (La Dis dans Le Monolinguisme de Nautre (49), nination, 283), et est toujours en usage Lan aes 85 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure dans le jeu vibratoire de la présence en sa différance. La critique derridienne de la substance et de l’origine continue ainsi 4 rapporter toute la réflexion sur le plan de l’étre. Déplacé dans la différance, la trace, et enfin l’espacement (p. 99) ~ «le devenir-espace de la chaine parlée » (Positions, p. 39) -, le concept saussu- rien de différence comme rapport signifiant finit de se diluer dans la probléma- tique intra-phénoménologique de l’ontologie et les tentatives contemporaines pour son « ébranlement » interne (G, p. 103). Derrida indique clairement d’oa procéde son choix du terme de « trace » sur lequel il boucle sa critique du signe : de la pensée du tout autre chez Lévinas, associée a « une intention heideggerienne » (p. 102), préoccupée par « la non-présence de l'autre inscrite dans le sens du présent » (p. 103). L’éclipse de la valeur proprement séman- tique du mot « sens » ici = comme dans Véquivalence entre « l’expérience » (comme concept ratiré) et « Vorigine du sens en général » (p. 20) — fait assez, entendre combien V’attention s’est détournée vers le seul jeu de la présentation. « Jew du monde » (G, p. 73), et non plus « jeu des oppositions linguistiques » (CLG, p. 168). On mesure alors combien i] est significatif que Derrida ait continué son chemin philosophique en quittant ostensiblement le champ du langage et du signe, pour élaborer une « éthique du don » ov i] prolonge Jes implications du Es gibt heideggerien dans une réflexion sur la donation de la présence ~ « en général ». C’est dans les termes de cette homogénéisation du général, dont Je langage, dans le régime de I’étre, que Donner Ia mort (1990), Sauf le now (1993), Spectres de Marx (1993), auscultent la responsabilité qu’engage, au vu des apories qui la constituent, la décision de donner. Théorisé comme force intra-discursive capable de dénoncer les effets de vérité dans le discours métaphysique, et de déjouer le sens plein et I’écriture naturelle, le concept d’écriture revient pourtant — au terme de son achemine- ment vers la phénoménalité ~ a retourner le langage sur Iui-méme jusqu’a en épaissir les implications en une substance hallucinatoire. Elaborée pour désubstantialiser la présence par l'absence, par le jeu du retrait de ]’étre et du retardement d’origine, elle produit pourtant, dans ses efforts d’entrelacement, un effet d’incarnation du langage, qui se réifie comme non-présence ou presque-présence du monde. Le « style » en quoi se congoivent « Je concept et surtout le travail de la déconstruction » (G, p. 26) est pensé comme « tour décriture » (p. 38) et « contorsion » (p. 90) des linéarités logiques, trope et périphrase - toute la veine métaphorique de « Circonfession » parcourt les enroulements de cette « phrase contournante » (« Circonfession », p. 17), ce «tourer autour » (p, 69) des « confessions, conversions et autres contorsions périphériques » (p. 133) — qui mime et croit effectuer, dans I'étre de la langue et dans la langue comme étre, par sa littéralisation, la cléture du logos comme « fournure » (Marges, p. 211). Tout le travail de Derrida sur la métaphore est 11. «cum Es gibt ; [...] de cet “il donne”, mame I'*étre” a encore besoin pour parvenir & son propre en tant que venue en présence », Martin Heidegger, Acheininement vers la parole, Paris, Gallimar 1959, 246. 86 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida pris dans ce tournoiement qui léve la langue comme une colonne de sable, mirage du signifiant-matiére. Le recours a la littérature (et a Ja littérature comme rhétorique), question massive pour la compréhension de Ja dé-limita~ tion derridienne de la tradition philosophique ” mais qui ne peut étre qu’effleurée ici, ou simplement située dans le mouvement de la littéralisation déconstructionniste, sert 4 resserrer encore la texture du discours, devenu langue, devenue muraille et chair phantasmatiques : « la Jettre des livres — mouvement, infini, labilité et instabilité du sens enroulé sur soi dans !’écorce, dans le volume » (L'Ecriture et la difference, p. 42), sera le soutien métaphorique d’une réification de la langue comme surface d’inscription — de I’« incision » du style-stylet, de I’« empreinte » du « couteau d’écriture » (« Circonfession », p- 227) - pour le fort-da de V’apparaitre ; comme corps a la spectralité exem- plaire pour y phantasmer la scéne fétichiste de la dé-présentation. On appel- lera alors « langue » ce théatre de Vespacement, oti se joue le drame mélancolique de la trace et se rejoue sur le mode d’une jouissance dénégative, se conserve amoureusement comme dénié, le réve métaphysique d’un signe- présence. Dans cet espace du jeu du monde, ce qui disparait positivement, sans retour, c’est la question du langage, en tant que telle. Elle s‘en trouve fondue dans le paysage — dans la « contrée » ontologique du « en général », o8 tout ce qui était d’ordre sémantique devient moment du rythme de l’étre : 08 le terme de « signification » devient, comme « réserve de ce qui n’apparait pas » au creux de la différance (G, p. 101), interchangeable avec « présenta- tion » - méme si c’est comme « dé-présentation » - et de méme que la « compréhension » heideggerienne nommait le cheminement de V’étre vers la parole comme « tracé-ouvrant de l’apparaitre »", 4, L'IDIOME, POUR L’IMPOSSIBLE En masquant le discours de Saussure sous la conceptualité phénoménolo- gique, la lecture de Derrida verrouille aussi ce qui dans le Cours dégage la place théorique pour penser le discours ~ elle fait retomber sur le concept de valeur, qui permet de penser Ihistoricité de la signification, tout le poids de Vétre. Bt la disparition de la référence saussurienne dans la réflexion de Derrida donne a lire sa trace jusque dans ces textes qui semblent s’étre éloi- gnés de la problématique du signe. Le dialogue avec Saussure, le rapport au discours de et chez Saussure, travaille toujours la déconstruction, comme une détermination théorique négative partout effective — l'oubli de Saussure y continue Voubli du langage. C’est pourquoi la publication des Ecrits donne un tel coup d’éclairage sur les enjeux d’une éthique du don, et d’une réflexion sur 12. Comme I’a démontré le travail d’Henri Meschonnic sur le concept d’écriture dans le discours de Derrida (« L’écriture de Derrida », dans Le Signe et le potme, Paris, Gallimard, 1975, 401-492). 13, Acheminement vers la parole, op. cit., 238. Lan aes 387 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure Vinstitution, qui barrent I’historicité de Ja valeur. Car l'enjeu théorique et idéo- logique qui est mis en relief est celui du rétablissement de la transcendance. Dans le Monolinguisme de l'autre, Vautobiographie d’un trauma culturel explore le rapport entre langue et valeur, éthico-politique — et engage le travail grammatologique, comme « speech act » (p. 45) politique, sur Jes conceptions qui pensent en termes de simplicité positive « ce qu’on appelle tranquillement une langue » (p. 35). Contre les « symboliques de I‘appropriation » (p. 121) et les agressions nationalistes, il s’agit de faire manquer la culture a sa présence, en décomplétant la langue : écrire un « plus de langue, plus d’une langue »". Depuis I’expérience de I’« ex-appropriation » culturelle - « je n’ai qu’une langue, ce nest pas la mienne » (p. 13) -, conceptualiser cette condition a alié- nation 4 demeure du sujet dans la langue. La thése de cette « inculture radi- cale » (p. 88) est montée contre les facilités de la « fraternité » et contre « Ja pulsion coloniale qui aura commencé par s‘insinuer » en elle (p. 70). Mais ce sera l'objet d’une analyse ultérieure que de suivre, en entrant de pres dans le mouvement discursif du texte, les tours de cette absolutisation de la valeur dans le langage ~ de cette rature de la différence historique des cultures dans Ja proposition sur la « colonialité essentielle de la culture » (p. 47), et du déni de la pluralité historique des langues dans la « langue de I'étranger » comme tout-autre. Ot se détermine I’« effet paradoxal » d’une visée critique spectaculairement décriticisée - cette « re-marque empirico- transcendentale ou ontico-ontologique » (p. 115-116), explicitement épousée. Je reléverai ici seulement deux noeuds de ce réseau — le « radical », la « férance » ~ ot Veffacement du discours continue a se faire par Vabsolutisa- tion des concepts de Saussure. Le tour autobiographique du Monolinguisme se donne comme fonction de creuser dans la langue le deuil de I'idiome impossible : il s‘agit d’« inventer une premiére langue qui serait phutét une avant-premiére langue destinée a traduire cette mémoire » (p. 118) d’un sujet d’avant son « ex-appropriation », « avant tout discours » (p. 50). Ce concept de Jangue comme premier lieu et lieu du premier assure la substitution d’un temps de Marché a I'historicité des valeurs dans le discours. Celui d’« inculture radicale », ot « radical » vaut pour « absolu », raméne Ja question de la valeur culturelle dans le jeu désé- mantisé et déshistoricisé entre présence et absence, L’oubli de Saussure y est encore & l’c2uvre, quand, dans Ja suite du glissement de la différence (inguis- tique) a Ja différance (ontologique), il fait passer a la férance (p. 49): de la proposition saussurienne d’une désubstantialisation radicale de la langue, a Vidée d'une langue intrinstquement portée, comme grande mére phallique et archi-sujet, & effectuer Vex-appropriation violente des sujets. Il s’agit bien de contourner Je concept saussurien d’arbitraire pour théoriser la violence intrin- stque du signe pensé 4 nouveau comme simulacre et artifice, et fétichiser une 14. Le Monoliuguisme de autre, op. cit., « Prigre dinsé 88 Critique du signe et criticité du discours : Saussure relit Derrida notion d’arbitraire comme caractére positif d’une langue fantasmée en grande loi autoritaire, « portée, dés Yorigine, par cette jalousie vengeresse » (p. 85). Théoriser, « douce, discréte ou criante, une terreur dans les langues » (p. 45) — «la Jangue méme de la Loi. Et la Loi comme Langue » (p. 69), et Ja « colonialité essentielle de Ja culture » (p. 47). La Grammatologie parlait de «la violence fatale de l'institution politique » (G, p. 53) ; ici c’est encore la maitrise ex nililo du nomos imposé, artificiel et précaire (M, p. 34), « imposition unilatérale » des appellations par laquelle « toute culture s‘institue » (p. 68), qui fait l'objet du « grief ». Par contraste, I’attention aux problémes du social et du politique dans les Ecrits fait mieux entendre le soin apporté depuis le Cours a distinguer dans le concept de loi linguistique, précisément parce qu’elle n’est pas d’ordre conven- tionnel, toute notion de « force impérative » (ELG, p. 235). Seul un arbitraire du signe pré-saussurien — contre-saussurien — peut cultiver cette figure de la langue-loi, toute-puissante, castratrice mais « vénérable et vénérée, adorée dans Yoraison de ses mots et dans les obligations qui s’y contractent » (M, p. 85). La critique grammatologique du signe se constitue ainsi, dans le jeu du paradoxe et de la littéralisation, en une « critique » du langage méme, qui flatte la vérité en aimant douloureusement son négatif ; qui conserve et cultive la logique du signe dans la cléture de la caverne platonicienne. Cherchant a désubstantialiser la présence, elle aboutit dans les concepts d’inculture et fina- lement d’in-linguisme absolus, ot une herméneutique de I’étre reprend son empire. Le monolinguisme fait plus encore pour Je signifié transcendantal que Vethnocentrisme du logos attaqué depuis De Ia grammatologie : il gomme le concept d’eflmos méme par celui d’idiome, dénégation de V'altérité du langage et dénégation de ce que Saussure appelle « la vie des peuples » (ELG, p. 149). Et l’absolutisation de l’étranger produit un impossible dont on aura du mal a concevoir la criticité politique : celui de penser la dimension collective et historique de l’institution, au moment méme oti on cherche A penser la culture et les cultures. Elle raméne au culte mélancolique de Ja « singularité irrempla- cable », option solipsiste et supra-historique du politique. C’est a cet effet dépolitisant, particuligrement au moment owt la déconstruction est mise en avant comme modéle capable de conceptualiser I’actualité des reconfigura- tions postnationales et interculturelles dans la politique mondiale, que doit se mesurer ce qui a été détourné de la force des propositions saussuriennes sur la langue comme systéme différentiel, et sur le discours comme « puissance sociale » d’une « collectivité » (ELG, p- 290-291). 5. LE RADICAL, POUR L’HISTORICITE DES VALEURS C’est précisément sur ce point que les Ecrits relancent Ja criticité du rapport 4 Saussure pour Derrida avec le plus d’acuité, et produisent un effet de lecture en retour qui éclaire Join dans « le tréfonds de la notion de valeur » (ELG, p. 336). Car Saussure y montre assez comment la question de I’historicité des Lan aves 89 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure systémes linguistiques, dans leur mutabilité diachronique comme dans leur variabilité dialectale géographique, invalide la linguistique de la convention. Ce n’est pas seulement parce que les Ecrits désambiguisent par de nouveaux développements la position saussurienne sur le phonologique que la discus- sion avec Derrida trouve un nouveau potentiel problématisant, ni seulement parce qu’ils replacent indiscutablement la réflexion sur le langage dans le champ du social et de ’historique, loin du formalisme auquel la Grammato- logie voulait réduire la « strate » anti-métaphysique du propos de Saussure. Mais plutdt parce que la critique du signe qui y est entreprise explicitement redonne tout leur relief critique aux propositions du Cours qu’une herméneu- tique de I'étre doit occulter pour assurer la logique de la vérité. La critique du conventionnalisme encore décelable chez Whitney, et I’insistance 4 montrer « Virritante duplicité » de l'unité linguistique qui rend « entigrement illusoire [toute tentative] d’opposer a aucun instant le signe a la signification » (ELG, p- 96), rendent leur plein impact aux bases conceptuelles du Cours : le rejet de la conception de la langue comme nomenclature (CLG, 97-98), et la spécifica- tion d’un principe de l’arbitraire du signe qui n’est précisément pas arbi- traire du nom oi s’enracine la méfiance platonicienne vis-a-vis du langage ~ «Le principe de arbitraire du signe n’est contesté par personne ; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe [du lien unissant le signifiant au signifié] domine toute la Jinguistique de la langue ; ses conséquences sont innombrables » (CLG, p- 100). La puissance critique de Saussure est toute tendue dans cette question ~indissociable, c'est a noter au passage, de « la différence entre les langues et [de] I’existence méme des langues différentes » (ibid.) —: chercher 4 savoir of Yarbitraire opére dans le langage. Savoir de quel arbitraire on parle. Dés que le Cours le qualifie de radical (voir note 1), l'arbitraire du signe se spécifie comme concept propre a Saussure, et opérateur central de la linguis- tique repensée comme « science historique » (ELG, p. 148), soit conune critique de toutes les absolutisations du langage — celle des néo-grammai- riens qui lui étaient contemporains comune celles des lectures structuralistes et sémiotistes que le Cours a lui-méme produites, avec les malentendus qu'on a largement commencé & mesurer depuis les travaux de Godel sur ses sources manuscrites. « Radical » nommera donc aussi l’effet critique d’une pensée du langage qui continue son ceuvre de reproblématisation sur les discours qui s‘attachent 4 penser J‘anthropologique. C’est cette valeur histo- rique-critique du radical qui soutient Ja distinction entre langue et parole puis discours, et fait de Saussure, comme penseur de la langue, un penseur dil discours. Car en séparant la langue du langage, en décapant la Jangue de toutes les valeurs (et la linguistique de tous les concepts substantialisants), ce dont il s’agit est avant tout de discerner conceptuellement Je fonctionnement 15. « La langue séparée du langage » ~ c'est le titre que Saussure donne aux textes utilisés par les Gditeurs comme base de l'introduction du Cours. Voir la note de Mauro, CLG, 438. 90 Critique du signe e: criticité du discours : Saussure relit Derrida différentiel de la valeur. Mettre a nu la « véritable immoralité dans la linguis- tique ou dans la langue » (ELG, p. 37), pour donner a concevoir le discursif, dans ses dimensions collective et historique, comme l’entrée en action de la signification (p. 277) — comme I’activité de création de Ja valeur par la collec- tivité (p. 291). Et se rendre ainsi capable de déconfondre minutieusement, continiment, /a valeur linguistique dans son fonctionnement des valeurs sémantiques éthiques et politiques en cours, soit le probléme de la loi linguis- tique (arbitraire et inconsciente) de celui de la loi sociale (historique et contractuelle) ; de déconfondre enfin le syst@me interne de la langue avec toute valeur qui lui serait intrinstque. C’est aussi, symptomatiquement, de cette conséquence théorique que la lecture de Derrida se détoume. Des déve- loppements sur Jes sujets « inconscierts des lois de la langue » (CLG, p. 106) parce que la langue est « & chaque moment I'affaire de tout le monde » (p. 107) et « le résultat incessant de l’action sociale, imposé hors de tout choix » (ELG, p. 102), la contre-lecture de Derrida tire un regain de légitimité pour décons- truire l'idée de la présence du sujet dans la langue-logos par le concept du «rapport du sujet A sa mort » dans I’écriture (G, p. 100). Mais la notion de « essence testamentaire » de tout graphéme (ibid.), cette « absence originale du sujet de I’écriture [comme] aussi celle de la chose ou du référent » (p. 100- 101), réinstalle Yarbitraire conventionnaliste qui ne peut manquer de mener, dans Le Monolinguisme de Vautre, au « solipsisme intarissable » (M, p. 14) de Vinculture radicale. C’est peut-étre précisément sur la valeur épistémologique et critique du concept de radicalité que s‘apprécie le plus distinctement la différence entre les deux épistémologies. Le radical derridien est un absolu, originaire ~ chez Saussure, la radicalité de l’arbitraire est justement ce qui fait la « vie du langage », et son pouvoir critique ce qui démontre, au-dela de tout statisme formaliste, que « tout dans la langue est histoire » (ELG, p. 149). Deux pensées de Vhistoricité s‘opposent ici, et done deux pratiques critiques, dans le départ entre différence et différance comme moteurs signifiants : le temps ontolo- gique, conservateur et mélancolique, de la temporalisation phénoménolo- gique dans la messianicité du « sens », et l’historicité radicale de la valeur linguistique, ot les significations se refont « de moment en moment d’une manitre infinie » (ELG, p. 88) en défaisant infiniment les essentialisations, puisque la valeur « n’existe pas avant et en dehors » du processus discursif collectif, « ni dans ses éléments décomposés ni chez les individus » (p. 291). Le temps radical de la signification, « 4 chaque instant » (p. 44) et « de minute en minute » (p. 68) elle-méme sa propre racine dans son fonctionnement systématique, descelle le souci de origine qui tient en place la logique plato- nicienne du signe, et dégage en effet la possibilité conceptuelle du temps du discours, du présent de I’énonciation - et la critique du signe comme obstacle épistémologique - que Benveniste a pu penser a partir de Vappréhension du contraste, dans le Cours, entre le principe d’arbitraire compris de facon conventionnelle et Ja conception de la langue comme systéme de valeurs Lan aes 91 Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure relationnelles'®. Le concept de radical montre le discursif comme processus ot la signification ne cesse de s’originer — jamais productrice de la présence méta- physique, parce que toujours au présent. Ot la « langue vivante », comme le ruisseau toujours naissant, n‘a jamais de source que son cours, ni d’origine que ses transformations (ELG, p. 158-159), dans « Ja vie de la masse sociale » (CLG, p. 108). Derrida cherche & faire de Saussure un Jinguiste, et du linguiste un penseur du signe. Mais c’est le glissement du radical historique de ’arbitraire 4 son radical absolu qui le garde lui-méme « prisonnier de la caverne » plato- nicienne (M, p. 135), et laisse la question de la valeur & l’angoisse de |’absolu- tisme ou du reJativisme. Celui-la méme que le ethical tin tache actuellement d’endiguer en retirant la pensée de Ja valeur au champ du langage. Saussure, dés Ja premiére distinction entre langue et parole, fait une proposition quant au lieu de l’arbitraire qui « empéche de regarder Ja langue comme une simple convention » (CLG, p. 113) et bouscule radicalement la pensée des rapports entre langage, éthique et politique. Un linguiste, au sens saussurien, sera un critique du signe et un penseur de la veleur et du systéme : son attention fixée sur le fait que « tout objet sur lequel porte la science du langage est précipité dans une sphére de la relativité, sortant tout a fait et gravement de ce qu’on entend d’ordinaire par la ‘relativité’ des faits » (ELG, p. 66), i] devra pour- suivre « les conséquences innombrables » de I’historicité de la signification dans le discours, jusqu’a constituer une épistémologie capable de laisser opérer le temps contre-dogmatique du radical. Si Whitney, premier a proposer « une bonne généralisation sur le langage » (ELG, p. 204), est distingué comme tel dans Jes Ecrits parmi Jes nombreux confréres ordinaire- ment attaqués, c’est qu'il « ne s’est jamais lassé de répéter [que “Je langage et Vécriture ne sont PAS FONDES sur un rapport naturel des choses" “| pour mieux faire sentir que le langage est une institution pure » (ELG, p. 211). Il permet par 1a de penser la spécificité « SANS ANALOGUE » du langage dans les institutions humaines, et de distinguer en tant que tel le langage comme question capable de soutenir I'effort épistémologique d'une « linguistique générale » : une discipline historique et critique, qui cherchera a maintenir comme tel le probléme du langage, dans sa globalité et dans sa spécificité, toujours incontournable, intranscendable, comme levier critique contre toutes les naturalisations dans la pensée des institutions humaines. 16, Emile Benveniste, Problémes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, 4 ambiguité que le travail critique sur I'édition du Cours d’abord, puis la publication des Ecrits, identifient comme le lieu méme de « Iextréme malentendu » (ELG, 41) quia été le point de travail de Saussure, et qui reste le point sur lequel les conséquences innombrables (CLG, 100) de sa percée théorique gardent leur potentiel radicalement critique. 92

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