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Pierre-André TAGUIEFF
Directeur de recherche au CNRS
L’idée de progrès. Une approche historique et philosophique
Sommaire :
Paul Valéry
1 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1945 ; coll. « Idées », 1962, p. 173 (soul. dans le texte).
2 Pour la présente publication, j’ai retravaillé des textes de conférences empruntant beaucoup à mon livre Du progrès. Biographie d’une
utopie moderne, Paris, Librio, 2001. Ce travail s’inscrit dans le pôle « Pensée politique-Histoire des idées » du CEVIPOF, où j’ai eu
l’occasion, le 18 juin 2001, de présenter et de soumettre à la discussion les grandes lignes de mes recherches sur la question. Je
remercie Gil Delannoi, Alain Policar et Lucien Jaume de leurs observations.
3 William Pfaff, « Du progrès : réflexion sur une idée morte » [1995], tr. fr. J.-P. Bardos, Commentaire, n° 74, été 1996, p. 385.
conception de l’Histoire globale porteuse de promesses et d’espérances qui s’est formée entre le
début du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe. Plus précisément, il s’agit de définir en quoi ces
« progrès » techno-informationnels tant vantés s’inscrivent dans l’utopie historiciste moderne
constituée autour de l’idée de progrès. Ce qui paraît avoir lieu depuis le début des années 1970 en
Occident, c’est un processus de dissociation entre l’affirmation du progrès et la posture
révolutionnaire ou critico-utopiste - impliquant un scepticisme croissant vis-à-vis des « merveilles »
du progrès -, désimplication qui va de pair avec une tendance à la monopolisation de la vision
confiante du progrès par la nouvelle pensée libérale. La question est de savoir si l’on peut se
contenter de poser, sur le mode du constat, que l’idée de progrès, dans l’espace politique, est
passée de gauche à droite 4, ou, plus précisément, a émigré vers le camp de la droite libérale ou
de ce qu’il est convenu d’appeler le néo-libéralisme. La question se complique du seul fait que,
dans l’espace des gauches, se retrouve le clivage entre les partisans de la vision prométhéenne
du progrès et ses ennemis, d’où cette opposition très visible entre les néo-saint-simoniens et les
écologistes. Néo-libéraux et néo-socialistes, qui se rejoignent dans un nouveau centre, affirment
les uns et les autres leur volonté de « modernisation », forme euphémisée et sémantiquement
appauvrie de la vieille exigence de « progrès », et réitèrent indéfiniment leur impératif unique à
travers un petit nombre de mots ou d’expressions aussi vagues que magiques : « bouger », « faire
bouger les choses », « avancer », « faire avancer les choses », « changer les choses », « aller
plus loin », « aller plus vite », « accélérer la marche en avant », « s’adapter », « s’adapter au
mouvement », « réformer », « se réformer » 5, etc. Échos affaiblis de la « religion du Progrès »,
toujours présente à travers les reformulations ultra-réductrices de ses normes. Les appels
rhétoriques répétés à quelque chose comme « le changement », « la modernisation » ou « la
mondialisation » - disons plutôt sans fard la « modernisation aveugle » 6 - attestent que le cadavre
supposé du Progrès bouge encore, et dégage de vagues effluves normatifs. Ceux qui, dans la
mouvance libérale, appellent à passer de la société d’assistance à la société de confiance
paraissent négliger le fait de l’effacement de la culture du Progrès qui fondait l’espérance et la
confiance. Il importe donc de repenser les conditions d’une confiance sociale post-progressiste.
4 Voir Alain-Gérard Slama, « Précaution totalitaire et progrès libéral », Le Figaro, 10 septembre 2001, p. 16.
5 Pour plus de détails, voir mon livre Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et
une nuits, 2001, p. 65 sq.
6 Voir Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999.
7 Louis Weber, Le Rythme du progrès. Étude sociologique, Paris, Félix Alcan, 1913, p. 22-24.
« La notion de progrès suppose celle d’un état final ; cette dernière notion
une fois définie, dans l’absolu et dans l’abstrait, on peut déterminer si tel ou tel changement va
dans le sens de la réalisation de cet état final ou s’il correspond à un mouvement dans la direction
de cet état final. Dans ce cas, on parlera de “progrès” . (...). Le fait d’interpréter tel changement
historique comme un progrès ou non dépend d’un idéal, dont la valeur n’émane en aucune façon
des enchaînements historiques réels, mais est au contraire imposée à la réalité historique par la
subjectivité de l’observateur. 9»
C’est en imaginant ce qui doit être, ce qui selon nous constitue l’idéal
humain ou social, que l’on donne sa pleine signification au progrès, processus historique par
lequel se réalise l’idéal imaginé, avec ou sans notre aide. Si l’idée de progrès enveloppe l’idée
d’une perfection finale jouant au moins le rôle d’idéal régulateur, elle est inséparable de l’arbitraire
d’une subjectivité (pas d’idéal sans sujet qui le fabrique) qui laisse en outre entendre que la
réalisation de l’idéal suit une « ligne évolutive unique », comme dit encore Simmel 10. Le processus
linéaire et ascendant semble exclure la contingence : pour le sujet qui croit au Progrès, ce dernier
est un mouvement nécessaire, et s’il ne peut pas ne pas être, c’est, imagine-t-il, par l’efficace
d’une force assurant que le « cap vers l’idéal » 11 sera maintenu dans le futur comme il l’aurait été
dans le passé. Il y a ainsi dans la croyance au progrès une forte propension au nécessitarisme. Ce
qui est sûr, c’est que toute conceptualisation du progrès implique une évaluation, engage des
jugements de valeur, donc du subjectif, et qu’en conséquence la thèse du progrès n’est pas
simplement inférable de l’observation des phénomènes historiques saisis dans leur successivité.
Que l’idée de progrès enveloppe nécessairement une présupposition axiologique, dépende d’un
sujet évaluateur, le philosophe et logicien Georg Henrik von Wright l’a fortement réafffirmé à la fin
du XXe siècle :
8 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1947, p. 281, note 2
(soul. dans le texte).
9 Georg Simmel, Les Problèmes de la philosophie de l’histoire. Une étude d’épistémologie [1892], tr. fr. Raymond Boudon, (d’après la 3e
éd. allemande, 1907), Paris, PUF, 1984, p. 219-220.
10 Ibid., p. 223-224.
11 Ibid., p. 223.
établi par des arguments scientifiques ou bien d’une autre manière à partir des faits touchants la
chose en question. 12 »
12 Georg Henrik von Wright, Le Mythe du progrès, tr. fr. Philippe Quesne, Paris, L’Arche, 2000, p. 42.
13 e
Jean-Marie Guyau, La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines [1878], 3 éd. revue et augmentée, Paris,
Félix Alcan, 1886, p. 154.
14 William Pfaff, art. cit., p. 385.
15 Ibid.
16 Jimmy Carter, cité par Franck Tinland, L’Homme aléatoire, Paris, PUF, 1997, p. 110, note 3. Voir aussi mon livre L’Effacement de
l’avenir, op. cit., p. 39.
17 Voir Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
18 Voir Luc Ferry, « La société du risque est devant nous », Le Figaro, 11 janvier 2002, p. 12.
19 Luc Ferry, ibid., p. 1.
est derrière nous, c’est postuler que la principale forme économico-politique de la vision
progressiste du monde est désormais, pour parler comme Hegel, « chose du passé ». Au début
des années 1950, dans une conférence titrée « Progrès ou retour ? », Leo Strauss n’hésitait pas à
suggérer qu’à tirer les leçons de l’expérience du terrible XXe siècle, le progrès se dévoilait comme
un mauvais chemin, celui qui a conduit l’humanité moderne vers la catastrophe, en alimentant une
rebarbarisation techno-scientifique :
et d’autres sommités scientifiques, en 1992, l’année même où se tient le sommet de la Terre à Rio
de Janeiro :
25 L’Appel de Heidelberg est reproduit en annexe de la seconde édition du livre de Dominique Lecourt, Contre la peur, Paris, Hachette,
coll. « Pluriel », 1993.
26 Paul Bénichou, Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977 ; Reinhart Koselleck, Le Futur passé.
Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], tr. fr. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’École des hautes
études en sciences sociales, 1990.
27 Voir les réflexions de Stephen Jay Gould, Aux racines du temps [1987], tr. fr. B. Ribault, Paris, Grasset, 1990, p. 269, note 1 ; Id.,
L’Éventail du vivant. Le mythe du progrès [1996], tr. fr. C. Jeanmougin, Paris, Le Seuil, 1997.
résoudre les problèmes, mais d’élever le niveau du débat » 28. Je suppose plus précisément, quant
à la question ici privilégiée, qu’il est possible de distinguer clairement entre ce qui est mort et ce
qui est vivant (ou potentiellement vivant) dans l’héritage de ce qu’on appelle l’idéologie ou la
« religion du Progrès » - expression déjà banalisée au milieu du XIXe siècle. Reconstruire et
inventorier les pièces de l’héritage intellectuel, et inséparablement les soumettre à un examen
critique, telle est la tâche.
28 e
Albert O. Hirschman, « Deux cents ans de rhétorique réactionnaire : le cas de l’effet pervers », Annales E.S.C., 44 année, n° 1,
janvier-février 1989, p. 84.
29 Francis Bacon, Novum Organum [1620], livre I, aphorisme 3, tr. fr. Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, p.
157.
30 René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences [1637], éd. Étienne
Gilson, Paris, Vrin, 1970, p. 128.
« Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit : Soyez féconds, multipliez et
remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout
oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont
livrés entre vos mains. 31»
« La félicité de cette vie ne consiste pas dans le repos d’un esprit satisfait.
Car n’existent en réalité ni ce finis ultimus (ou but dernier) ni ce summum bonum (ou bien
suprême) dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes. (...). La félicité est une
continuelle marche en avant du désir, d’un objet à l’autre, la saisie du premier n’étant encore que
la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir
une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur.
Aussi les actions volontaires et les inclinations de tous les hommes ne tendent-elles pas
seulement à leur procurer, mais aussi à leur assurer une vie satisfaite. (...). Ainsi, je mets au
premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve
d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. 32»
sur la généralisation de l’idée d’évolution. Remy de Gourmont insistait justement sur le rôle de
Spencer dans cette généralisation d’un modèle scientifique emprunté à un secteur de la
philosophie naturelle, celui qu’on commence, au début du XIXe siècle, à appeler la biologie :
réglementer les unions de manière à en obtenir le meilleur rendement ? 37» Il n’est pas question,
pour les eugénistes, d’abandonner au hasard la procréation humaine. La sélection humaine
systématique est érigée en méthode de salut pour l’espèce humaine. Le projet eugéniste est fondé
sur la conviction idéologique selon laquelle « la méthode la plus efficace pour améliorer la société
consiste à améliorer l’hérédité de ses membres individuels » 38. À la volonté de créer la société
nouvelle fait écho celle de fabriquer l’homme nouveau. Question de progrès. Au « progrès
biologique » escompté s’articule un progrès moral conçu comme extension de l’altruisme. Leonard
Darwin concluait une conférence sur « l’eugénique pratique », prononcée au début des années
1920, par cette esquisse d’un éthique du futur : « L’idéal eugénique ne fait point appel aux intérêts
égoïstes. Nous ne saurions négliger nos devoirs envers ceux qui naîtront à l’avenir ; les eugénistes
ont donc raison de faire tout ce qui est possible pour l’intérêt de la postérité. 39» Le projet
d’amélioration s’applique à l’ordre social comme à l’ordre bio-anthropologique 40. La disjonction de
ces deux projets d’amélioration ne s’est opérée que dans la seconde moitié des années 1930,
lorsqu’il est devenu évident que le régime national-socialiste mettait en œuvre un programme de
« purification » de la population allemande mêlant le mythe racial de type aryaniste aux idéaux de
type eugéniste.
37 Georges Schreiber, « Eugénique et mariage », in Eugène Apert, Lucien Cuénot et al., Eugénique et sélection, Paris, Félix Alcan,
1922, p. 169.
38 Thomas F. Gossett, Race : The History of an Idea in America [1963], nouvelle éd., New York et Oxford, Oxford University Press,
1997, p. 162.
39 Major Leonard Darwin, « L’eugénique pratique », in Eugène Apert et al., op. cit., p. 199.
40 Voir par exemple le plaidoyer de Julian S. Huxley en faveur d’une eugénique jumelée avec un projet de réforme sociale : « Eugenics
and Society », Eugenics Review, 28 (1), 1936, p. 11-31 (tr. fr. Jules Castier : « L’eugénique et la société », in Julian S. Huxley,
L’Homme cet être unique. Essais, Paris, Oreste Zeluck, 1948, p. 47-101).
41 Julian S. Huxley, « Une utopie planétaire ? », Le Courrier de l’Unesco, 44e année, n° 2, février 1991, p. 41.
mais de demain ou d’après-demain ! L’homme est en retard sur le calendrier, voilà tout. Eh bien !
Nous en avons assez de ces bêtises ! » 47
47 Ibid., p. 206.
48 Voir Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Martin Heidegger, Essais et conférences, tr. fr. André Préau, Paris,
Gallimard, 1958, p. 80-115.
49 Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, 2e éd. augmentée, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000, p. 142.
50 Pascal Bruckner, « Y a-t-il une alternative au capitalisme ? », Esprit, n° 271, janvier 2001, p. 23. Voir aussi mon livre Résister au
bougisme, op. cit., p. 162-171.
51 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1793], éd. O. H. Prior, nouvelle édition présentée par
Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1970, avant-propos, p. 11.
52 Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif [1844], IIe partie, chap. I, § 46, Paris, Vrin, 1974, p. 97. Voir mon livre L’Effacement de
l’avenir, op. cit., p. 393 sq.
désordre. Les valeurs de sécurité et de rationalité sont donc au cœur de l’idée de progrès. Un
postulat fondamental organise le système des croyances progressistes : l’avenir ne fait rien d’autre
que dévoiler et développer ce qui est déjà dans le présent, dont le « germe » était dans le passé.
Un célèbre fragment de Leibniz, au XIXe siècle, fonctionne en tant que maxime : « Le présent est
gros de l’avenir » 53. Il est compris par les théoriciens progressistes du progrès, tel Pierre Leroux,
comme signifiant que le passé et le présent contiennent l’avenir. Le positiviste Littré écrit en 1852,
résumant la grande évidence « progressiste » : « C’est justement parce que le dogme nouveau a
une pleine intelligence du passé qu’il est apte à nous éclairer sur nos destinées futures. 54» D’une
façon plus diffuse, du début du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe, dans la haute culture européenne, le
futur, chargé de significations imaginaires, s’est transfiguré en avenir, explorable comme un champ
de possibles, saisissable par la pensée scientifique et désirable comme un ensemble de
promesses 55. Quoi qu’il en soit, le Progrès n’a cessé d’être imaginé comme un chemin qui mène
quelque part. Comme un bon chemin, sûr, allant sans détours inutiles vers son but. Si le Progrès
est traditionnellement métaphorisé comme une marche, voire une course, il l’est tout autant
comme une voie, une chemin, une route. Les hommes modernes se représentent comme des
êtres éclairés en route vers la liberté et la bonheur.
S’engager sur le chemin du progrès aura donc été, pour les Modernes, se
lancer dans une marche en avant indéfinie. Le culte de l’avenir et la foi dans le Progrès ont
longtemps assuré aux Modernes une indéfectible confiance dans le sens du devenir. Ensemble, ils
ont fondé l’espérance collective des sujets historiques que sont devenus les Modernes, sujets
d’une Histoire devenue elle-même universelle. Ensemble, ils ont donné aux Modernes l’assurance
qu’ils étaient sur la voie qui conduit inévitablement du moins bien vers le mieux, sur la route qui
mène d’un état initial d’impuissance et de frayeur à un état final marqué par la possession de la
puissance et l’accès au bonheur. L’Histoire devenait le chemin de la rédemption universelle. C’est
que, selon la remarque de Valéry, « l’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne
les moyens d’être pensé » 56. Les ennemis déclarés de la « religion du Progrès » ne s’y sont pas
trompés, tel le maurrassien Pierre Lasserre, qui notait en 1907 : « En même temps que le
dénigrement du passé civilisé, le Messianisme révolutionnaire imposait à ses sectateurs l’idolâtrie
de l’Avenir ou Religion du Progrès » 57. L’amélioration continue et indéfinie de la condition humaine
était devenue, dès le milieu du XVIIIe siècle, objet de certitude dans le monde des élites
intellectuelles, et la marche générale de l’humanité paraissait accomplir la promesse d’une totale
maîtrise, par l’humanité elle-même, de son destin. Promesse revenant à celle d’une abolition du
destin : connaître les causes, et agir sur ces dernières pour produire certains effets désirés, voilà
ce qui permettrait à l’humanité d’éliminer l’idée de l’inéluctable, de passer d’une ère où elle devait
se résigner devant la fatalité à une ère nouvelle où elle pourra déterminer ce qui doit être, définir
ce qu’elle voudra voir advenir, et pourra faire advenir. D’où la conviction de plus en plus répandue,
aux XVIIIe et XIXe siècles, que les hommes sont en route vers l’âge d’or. C’est cette nouvelle
conviction productrice d’enthousiasme messianique qui est ainsi exprimée par Claude-Henri de
Saint-Simon en 1814, dans un texte célèbre titré « De la réorganisation de la société européenne »
: « L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection
de l’ordre social ; nos pères ne l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour : c’est à nous de leur
en frayer la route. 58»
53 G. W. Leibniz, Les Principes de la Nature et de la Grâce fondée en Raison [1714], éd. André Robinet, Paris, PUF, 1954, § 13, p. 53.
Voir mon livre L’Effacement de l’avenir, op. cit., p. 254.
54 Émile Littré, Conservation, révolution et positivisme, Paris, Ladrange, 1852, p. XXIX.
55 Voir mon livre L’Effacement de l’avenir, op. cit.
56 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, op. cit., p. 13.
57 e
Pierre Lasserre, Le Romantisme français. Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIX siècle, nouvelle
ère
édition augmentée d’une préface, Paris, Calmann-Lévy, 1919 (1 éd., 1907), p. 417.
58 Claude-Henri de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne [1814], in Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris,
1865-1878, t. XV, p. 247-248.
59 Victor Hugo, préface (du 12 août 1859) de La Légende des siècles (première série).
60 e
Victor Hugo, Les Misérables [1862], IV partie, livre I, chap. V, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 447.
61 Voir Claude Lefort, « La Révolution comme religion nouvelle » (1988), repris in Claude Lefort, Écrire à l’épreuve du politique [1992],
Paris, Pocket, 1995, p. 247-260.
62 Charles Fourier, Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen qui promettent l’association et le progrès, Paris,
Bessange, 1831, p. 31 (cité par Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, Paris, Larousse, 1962, p.
385).
63 Alfred de Musset, Deuxième lettre de Dupuis et Cotonet, 25 novembre 1836, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1941, Prose, p.
853. Passage cité par Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social..., op. cit., p. 317 ; ainsi que par Marc Angenot, D’où venons-
nous ?..., op. cit., p. 29.
64 Alfred de Musset, Dupont et Durand, in A. de Musset, Poésies nouvelles, Paris, 1840, p. 351 (cité par Georges Matoré, Le
Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe [1951], Genève, Slatkine Reprints, 1967, p. 39, note 11).
65 Voir Jean Dubois, op. cit., p. 385.
66 Jean-Charles Bailleul, Dictionnaire critique du langage politique, gouvernemental, civil, administratif et judiciaire, Paris, Renard, 1842,
p. 626 (cité par Jean Dubois, ibid., p. 385).
« Il suffit d’en affirmer la réalité. Il n’est pas seulement la loi des choses
humaines dans la tendance vers le mieux ou le bien ; le progrès est une loi de l’ordre universel : il
a présidé à la formation de notre globe, à celle des séries d’êtres vivants qui l’ont successivement
habité ou qui l’habitent aujourd’hui ; il préside encore à la formation de chaque individu dans ces
espèces humaines. 68»
Soit donc les deux assises de l’imaginaire propre aux sociétés modernes :
la tension vers l’avenir et la foi dans le Progrès, présupposant une évaluation positive du
changement, et plus généralement une valorisation positive du temps orienté vers le futur. Leur
synthèse classique aura été, du XVIIe siècle commençant au XXe finissant, la croyance aveugle en
un avenir toujours meilleur. Le progrès imaginé global constitue un mouvement du moins bien vers
le mieux qui, depuis les Lumières, se confond avec la marche même de la civilisation ou de
l’histoire universelle, une marche ascendante supposée nécessaire et irréversible. Ou encore : un
mouvement linéaire ou rectiligne, continu et supposé inévitable. Un processus auquel on ne peut a
priori assigner une fin ou une limite : « La nature n’a mis aucun terme à nos espérances », affirme
Condorcet 72. C’est cette illimitation de l’amélioration à venir qui provoque un enthousiasme de
nature religieuse.
67 Voir Armand Cuvillier, P.-J.-B. Buchez et les origines du socialisme chrétien, Paris, PUF, 1948 ; François-André Isambert, Politique,
religion et science de l’homme chez Philippe Buchez (1795-1865), Paris, Éditions Cujas, 1967 ; Roger Reibel, « Les idées politiques
et sociales de P.-J.-B. Buchez », in Roger Reibel et Pierrette Rongère, Socialisme et éthique, préface de Jean-Jacques Chevallier,
Paris, PUF, 1966, p. 1-60. De Buchez, Paul Bénichou note justement que « cet esprit syncrétique entendit allier au saint-simonisme
une double fidélité au jacobinisme et à la doctrine catholique » (Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 135, note 1). Sur
Buchez et l’école buchézienne, voir Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, t. II : De Saint-Simon à nos jours,
Paris, Éditions Lethielleux, 1981, p. 89-134.
68 Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, Traité de politique et de science sociale, Paris, 1866, t. I, chap. III ; cité par Maxime Leroy,
Histoire des idées sociales en France, t. II : De Babeuf à Tocqueville, Paris, Gallimard, 1950, puis 1962, p. 246.
69 Charles Marie Leconte de Lisle, Catéchisme populaire républicain [anonyme], Paris, Lemerre, 1870, p. 8 (cité par Jean Dubois, op.
cit., p. 385).
70 Jean-Baptiste Millière, in Annales parlementaires, Journal officiel de la Commune, 10 mars 1871 (cité par Jean Dubois, ibid., p. 407).
71 Charles Renouvier, « Schopenhauer et la métaphysique du pessimisme », L’Année philosophique, III, 1892.
72 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1793-1794], Paris, Vrin, 1970, p. 205. Alexandre Koyré,
emporté par l’enthousiasme, célèbre ainsi l’ouvrage ultime de Condorcet : « L’Esquisse (...) est une fenêtre ouverte sur l’avenir. (...)
La temporalité progressiste est donc orientée vers le futur, pour autant que
celui-ci rapproche l’humanité d’un point de perfection, ou que celle-ci s’avance, dans l’histoire, vers
son achèvement ou son accomplissement. Croire au Progrès, c’est imaginer le devenir comme
orienté vers un but. C’est aussi postuler que toute progression est porteuse d’amélioration. L’idée
de progrès a ainsi permis de donner un sens à l’histoire sans postuler une Providence, et a par
ailleurs - pour le meilleur et pour le pire - nourri le « sens historique » dont on attribue parfois
l’invention à Herder dans Une autre philosophie de l’histoire (1774) 73, mais dont Flaubert notait
encore en 1859 qu’il était « tout nouveau dans ce monde » 74, ce « sens historique » que Nietzsche
présentait en 1882 comme « l’amorce d’une chose toute nouvelle dans l’histoire » 75, et qu’il
célébrait en 1886 comme « le sixième sens » du XIXe siècle européen, « le premier à [le]
connaître » 76. Toutes les représentations du « sens de l’histoire », dans les philosophies de
l’histoire qui commencent à surgir à la fin du XVIIIe siècle, sont dérivées de l’idée de progrès, dont
elles constituent des interprétations. D’où les représentations ordinaires du sens de l’histoire
comme ligne droite ou comme voie unique indéfiniment montante que prendrait inévitablement
l’humanité, sujet de l’histoire embarqué vers le mieux, pour le meilleur et sans le pire. Mais si l’idée
de Progrès donne son principe d’ordre à ce que Schelling appelait « ce vaste et mystérieux
enchevêtrement (Gewebe) que nous appelons l’histoire » 77, la lointaine provenance théologico-
métaphysique de ce principe d’intelligibilité de l’histoire n’est autre que le christianisme, dès lors
qu’il est saisi, à la manière de Schelling, comme étant « en son principe non moins qu’en son
développement une vision historique de l’univers » 78. S’il est vrai que « là où le christianisme n’est
pas, il n’y a pas d’histoire » 79, il est vrai tout autant que, sans l’héritage moderne du christianisme,
il ne saurait y avoir d’histoire conçue comme progrès indéfini.
N’est-ce pas par la vision de l’avenir, la pré-vision, (...) que se caractérise l’intelligence humaine ? N’est-ce pas par le fait qu’elle
détermine l’avenir et se détermine à partir de l’avenir que se caractérise son action ? Dans la personne de Condorcet écrivant son
e
Esquisse la philosophie du XVIII siècle a confirmé une dernière fois que c’est dans et par la prépondérance de l’avenir sur le
présent que l’homme, être raisonnable, affirme et réalise sa liberté. » (Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris,
Gallimard, 1971, p. 125-126).
73 Voir Hans Georg Gadamer, postface (Nachwort) à : J. G. Herder, Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit,
Francfort/M., Suhrkamp, 1967, p. 157 sq. ; Myriam Bienstock, « Le sens historique : un sens de la force ? Herder, Hegel et leurs
interprètes », in Pierre Pénisson (dir.), Herder et la philosophie de l’histoire, Paris, Société Herder, et Iasi (Roumanie), Editura
Universitatii « Alexandru Ioan Cuza », 1997, p. 165-182.
74 Gustave Flaubert, lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 février 1859, in Flaubert, Correspondance, choix et présentation de Bernard
Masson, Paris, Gallimard, 1998, p. 372.
75 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, livre IV, § 337, tr. fr. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1970, p. 274-275.
76 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, 7e partie, § 224, tr. fr. C. Heim, in F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t. VII,
Paris, Gallimard, 1971, p. 141.
77 F.-W. Schelling, SW, éd. Cotta, t. XI, p. 229.
78 F.-W. Schelling, Philosophie de la Révélation, tr. fr. J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1989, vol.1. Voir Pascal David,
Schelling. De l’absolu à l’histoire, Paris, PUF, 1998, p. 108-115.
79 F.-W. Schelling, cité par P. David, ibid., p. 111.
80 Charles Renouvier, Victor Hugo le philosophe [1900], 4e éd., Paris, Armand Colin, 1926, p. 144-145 (soul. par l’auteur).
81 Victor Hugo, Les Misérables [1862], 5e partie, liv. I, chap. 20, éd. B. Leuilliot, Paris, L.G.F., 1972, t. III, p. 291.
82 « La pente naturelle de son esprit, qui était pessimiste (...) » (Charles Renouvier, op. cit., p. 139).
idole commune du siècle » 83, le Progrès, et de n’avoir pas su échapper à l’« influence déplorable »
du « dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, qui a détourné des voies de l’expérience
et du bon sens tous les penseurs influents du XIXe siècle » 84. Affirmer le progrès universel, c’est
postuler à la fois l’unité de l’espèce humaine et l’unicité de son développement supposé : c’est,
pour le dire comme Pascal, « un même homme qui subsiste toujours et qui apprend
continuellement », c’est une seule et même humanité qui constitue le sujet universel de l’histoire
universelle. L’optimisme progressiste est par définition universaliste.
Ceux qui croient reconnaître un sens unique dans l’histoire résistent mal,
en effet, à la tentation de soumettre l’histoire à la nécessité, que celle-ci prenne la forme d’une
logique évolutive fondée sur un principe exclusif ou de « lois » de développement supposées
scientifiques. La foi scientiste est d’abord une totale confiance accordée au pouvoir qu’aurait
l’homme de prévoir scientifiquement l’avenir. En 1833, Buchez conçoit la « science de l’histoire »
comme fournissant une seule et même réponse aux trois questions qui taraudent l’humanité, en
référence aux trois dimensions formelles du temps (« D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où
allons-nous ? ») 85 : « Nous appelons Science de l’histoire l’ensemble des travaux qui ont pour but
de trouver, dans l’étude des faits historiques, la loi de génération des phénomènes sociaux afin de
prévoir l’avenir politique du genre humain, et d’éclairer le présent du flambeau de ses futures
destinées. 86» En excluant de l’histoire la contingence et le hasard, l’incertain et l’imprévisible, ceux
qui, depuis le XIXe siècle, la voient sous l’angle de la seule nécessité la soumettent en réalité au
destin. Les partisans du « socialisme scientifique » n’ont pas su eux-mêmes éviter le glissement
de leur conception déterministe revendiquée vers un fatalisme historique aussi sommaire que
dogmatique. En 1912, le marxiste Charles Rappoport énonce ainsi : « La méthode du socialisme
scientifique (...) consiste à démontrer que l’évolution historique aboutit nécessairement à une
nouvelle organisation de la société. Une évolution sans une direction déterminée est un non-
sens. 87» Le même Rappoport réaffirmera avec une indéfectible confiance, en 1929 : « La victoire
du prolétariat communiste n’est pas seulement désirable. Elle est aussi pratiquement possible et
historiquement certaine. 88» Le nécessitarisme des Modernes ressemble fort à un néo-fatalisme.
Quant à ceux qui, selon la formule de Merleau-Ponty, se donnent pour tâche de « transformer
l’histoire subie en histoire voulue » 89, ils peuvent bien sûr prendre la figure de minorités actives et
révolutionnaires donnant dans l’illusion de la toute-puissance de la volonté (c’est le mirage
volontariste), mais ils peuvent tout autant se contenter d’élargir au domaine social/historique le
champ d’application du projet baconien de maîtrise rationnelle des phénomènes par la
connaissance des lois qui les régissent, et, ce faisant, postuler qu’il y a des lois de l’histoire, donc
que celle-ci est soumise à la nécessité. Agir, dans ce cas, c’est simplement accélérer un
processus qui ne peut pas ne pas se produire. Ce qui est remarquable, c’est que volontaristes et
néo-fatalistes, comme en-deçà de leurs désaccords, puisent de concert dans le fonds de la culture
progressiste, dont ils privilégient la représentation d’une marche vers le mieux, les uns croyant
pouvoir imposer souverainement au devenir la norme d’amélioration, les autres reformulant la
vieille maxime de sagesse appelant les humains à suivre le destin, à accepter l’idée d’une marche
inéluctable de l’histoire, dont les humains pourraient cependant connaître les lois, et par là,
pourquoi pas, intervenir dans l’ordre de succession des événements, pour leur plus grand profit.
D’où l’oscillation permanente, chez ceux qui croient à un sens unique et mélioratif de l’histoire,
entre la résignation pieuse et le désir de maîtrise, entre la posture attentiste de ceux qui se
contentent d’être portés par le temps heureusement fléché et l’impatience de ceux qui, sur le
modèle de l’action technique, veulent prévoir, diriger ou infléchir le cours de l’histoire sur la base
d’une connaissance de ses « lois ». Le progressisme a ses contemplatifs et ses volontaristes.
Orientés l’un et l’autre par une tension explicite vers l’avenir, l’optimisme
révolutionnaire et l’optimisme progressiste se sont souvent entrecroisés, mais ils ont été parfois
clairement distingués, jusqu’à être opposés. Dans son texte d’introduction, daté de mars 1834, à
Littérature et philosophie mêlées, Hugo, après avoir affirmé que « l’esprit humain ne marche pas
d’un seul pied » 98, et posé que les progrès de la littérature suivent nécessairement ceux de la
société, lance : « Nous croyons donc fermement à l’avenir » 99. Près de trente plus tard, dans Les
Misérables, Hugo célèbre la vision progressiste de l’histoire, à travers, plus précisément, l’éloge de
ce qu’il appelle le « progrès en pente douce » :
« Aucune chute à pic n’est nécessaire, pas plus en avant qu’en arrière. Ni
despotisme, ni terrorisme. Nous voulons le progrès en pente douce. 100 »
« Dans les moments comme celui où nous sommes [« Tout est défait, rien
n’est refait »], le parti de l’avenir se divise en deux classes : les hommes de révolution, les
hommes de progrès. Ce sont les hommes de révolution qui déchirent la vieille terre politique,
creusent le sillon, jettent la semence ; mais leur temps est court. Aux hommes de progrès
appartient la lente et laborieuse culture des principes, l’étude des saisons propices à la greffe de
telle ou telle idée, le travail au jour le jour, l’arrosement de la jeune plante, l’engrais du sol, la
récolte pour tous. 101»
L’idée de progrès peut en effet être conçue soit comme évolution (ou
développement, transformation continue), soit comme révolution (impliquant ruptures, destructions,
bouleversements). Pente douce ou sentier escarpé. Hugo choisit sans ambiguïté la voie de
l’évolution, où il croit reconnaître le choix divin. Du « progrès en pente douce », Hugo n’hésite pas
à dire : « Dieu y pourvoit. L’adoucissement des pentes, c’est là toute la politique de Dieu. 102»
L’idée de progrès, née d’un mouvement de sécularisation de l’idée de Providence, semble ainsi y
97 L’expression est du géochimiste russe Wladimir I. Vernadsky (La Biosphère [1926], Paris, Félix Alcan, 1929 ; rééd., Paris, Diderot,
1997, puis le Seuil, 2002, p. 268).
98 Victor Hugo, « But de cette publication », in V. Hugo, Littérature et philosophie mêlées, Paris, chez Duriez et Cie, s.d., p. 9.
99 Ibid.
100 Victor Hugo, Les Misérables [1862] , IVe partie, livre I, chap. 5, éd. Yves Gohin, Paris, Gallimard, 1973, p. 448.
101 Id., « Sur Mirabeau », in op. cit., p. 347.
102 Id., Les Misérables, op. cit., p. 448.
revenir. Dans la conviction qu’un dessein se manifeste dans la succession des événements
historiques l’on peut observer la persistance d’un double héritage prémoderne : la thèse antique du
destin et la représentation judéo-chrétienne de la Providence. Ce double héritage paraît « coller »
aux conceptions modernes du progrès, qui oscille entre la référence à la « main invisible » et la
position d’une fatalité historique. Affirmer l’existence du Progrès, c’est affirmer que l’Histoire est
dotée d’un sens global, et d’un sens unique, imaginé comme un long processus d’amélioration de
la condition humaine.
103 Voir Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, tr. fr., avant-propos et notes par Michèle Le Dœuff, Paris, Gallimard,
1991, avant-propos, p. XVII-XVIII, LIX. L’ouvrage, paru en anglais à l’automne 1605, avait pour titre : The Two Bookes of Francis
Bacon of The Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane, to the King. En 1623, il est traduit en latin dans une
version augmentée : De Dignitate et Augmentis Scientiarum. Le titre anglais a ensuite été abrégé en : The Advancement of
Learning. En 1624, l’ouvrage est traduit en français par André Maugars sous le titre : Le Progrez et avancement aux sciences
divines et humaines. Le De Augmentis sera traduit en français huit ans plus tard (1632).
104 Jochen Schlobach, art. « Progrès », in Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, p. 905.
105 e
Sur le rôle de Bacon, voir Jules Delvaille, Essai sur l’histoire de l’idée de progrès jusqu’à la fin du XVIII siècle, Paris, Alcan, 1910, p.
163-173 ; John B. Bury, The Idea of Progress : An Inquiry into Its Origin and Growth, Londres, Macmillan, 1920, puis 1932, nouvelle
éd., New York, Dover Publications, 1955, p. 50-63 ; Reinhart Koselleck, « Fortschritt », in Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart
Koselleck (Hrsg.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Ernst Klett, 1975, t. 2, p. 392-393 ; Friedrich Rapp, Fortschritt.
Entwicklung und Sinngehalt einer philosophischen Idee, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992, p. 104 ; Robert A.
e
Nisbet, History of the Idea of Progress, 2 éd. augmentée, New Brunswick, N.J., Transaction Publishers, 1994, p. 112-115 ;
Dominique Bourg, Nature et technique. Essai sur l’idée de progrès, Paris, Hatier, 1997, p. 6.
106 Voir William Pfaff, art. cit., p. 388, qui s’inspire d’une étude de l’historien John Lukacs.
107 Dominique Lecourt, L’Avenir du progrès, Paris, Textuel, 1997, p. 17.
108 Ibid. Voir aussi Michèle Le Dœuff, op. cit., p. XVII.
109 Montaigne, Essais, livre II, chap. XII : « Apologie de Raimond Sebond ». Voir l’étude de Jean Larmat, « L’idée de progrès dans les
Essais de Montaigne », in : L’Idée de progrès, Paris, Vrin, 1982, p. 1-15.
« alternative », qui eût été celle du progrès moral-spirituel. Cette seconde voie synthétique sera
suivie, au XVIIe siècle, aussi bien par Pascal que par Bossuet, puis par Fontenelle, qui tous
imaginent analogiquement l’humanité comme un seul et même homme qui ne cesserait de
progresser, de s’améliorer moralement tout en accroissant ses connaissances, et en supposant de
plus en plus clairement que les progrès scientifiques et techniques déterminent les progrès du droit
et de la moralité, voire le progrès spirituel. Au milieu du siècle suivant, Turgot reprendra à son
compte l’image de l’humanité indéfiniment progressante, suivi en cela par Condorcet. La
conception baconienne, fondée sur le couplage de la science et de la puissance, aura donc
chassé la vision morale-spirituelle du progrès, en l’intégrant comme une simple composante de ce
qui deviendra une vulgate au cours du XIXe siècle européen.
Il est clair que, dès ses premières élaborations au XVIIe siècle, l’idée de
progrès enveloppe des références à l’accroissement du savoir, à l’augmentation du pouvoir
humain, à la marche vers le bonheur, ainsi qu’à l’amélioration des dispositions morales. La
conception baconienne des progrès du savoir comme augmentation du pouvoir de l’homme sur la
nature est la plus conforme au modèle descriptif, le plus neutre possible quant aux jugements de
valeur, qu’on peut construire de la « civilisation moderne », pour en montrer la nouveauté
singulière. Un tel modèle a été dessiné par Bertrand de Jouvenel : « Pendant quelque huit mille
ans, les pouvoirs du genre humain se sont accrus lentement et par paliers, et sans que des acquis
locaux fussent nécessairement diffusés ni même transmis. C’est seulement depuis une dizaine de
générations qu’ils ont pris un essor ininterrompu et successivement accéléré : c’est là ce qui
constitue le caractère essentiel et fournit la meilleure définition de la civilisation moderne. 110»
Caractère cumulatif, continuité, accélération des progrès, en tant que facteurs d’accroissement de
la puissance humaine : tels sont les premiers traits qu’on peut reconnaître à l’idée de progrès
comme création intellectuelle signant l’entrée dans la modernité.
110 Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux-vivre [1968], Paris, Futuribles, 1970, p. 204.
111 Voir Jules Delvaille, op. cit., p. 5-29 ; Robert A. Nisbet, op. cit., p. 47 sq.
112 Voir Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1969.
113 « La Religion du Progrès, c’est la foi en la nécessité du Progrès, soit qu’avec Condorcet on le considère comme “indéfini”, soit
qu’avec les panthéistes allemands, on lui enseigne une apogée, un point de consommation qui se définit suivant les systèmes,
“équilibre parfait de l’espèce avec son milieu”, “règne de la raison”, “conscience absolue de l’univers”. » (Pierre Lasserre, Le
Romantisme français, op. cit., p. 417).
représentation du temps historique sur le modèle d’une ligne droite et ascendante 114. Repensée
par Joachim de Flore, l’espérance millénariste est centrée sur l’annonce du « Troisième Âge »,
l’Âge de l’Esprit, qui, après ceux du Père et du Fils, sera le règne ici-bas de l’esprit évangélique,
l’avènement d’une spiritualité pure. À la première révélation, celle du Père (dans l’Ancien
Testament), a succédé celle du Fils (dans l’Évangile), laquelle doit être suivie par celle de l’Esprit-
Saint, troisième et ultime révélation, dont l’arrivée est imminente (le « Troisième Âge » devait
commencer, avec l’apparition de « l’Évangile éternel », vers 1260). Le sens de l’histoire est donc
celui de la révélation progressive de l’Esprit 115. Et la révélation a une histoire. Cette histoire stadiée
présuppose un temps fléché, condition nécessaire de la formation ultérieure de l’idée de progrès.
Joachim de Flore invente donc le mythe d’un âge d’or du futur, un âge d’or terrestre, caractérisé
comme une époque d’abondance et de liberté, sous le règne de la justice et de la paix.
114 Voir Auguste Luneau, L’Histoire du salut chez les Pères de l’Église. La doctrine des âges du monde, Paris, Beauchesne, 1964. Sur
Augustin et Joachim, voir Karl Löwith, Meaning in History, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1949, puis 1984, p.
145-173.
115 Voir Henry Mottu, La Manifestation de l’Esprit selon Joachim de Fiore, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1977.
116 Le livre de référence est celui d’Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, 1979 et 1981, 2
tomes. Voir aussi Richard A. Nisbet, op. cit., passim.
117 Claude-Henri de Saint-Simon, Nouveau Christianisme (1825), in Georges Gurvitch, op. cit., p. 154.
118 Pour une critique de la catégorie même de sécularisation, voir Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, tr. fr. M.
e
Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler (d’après la 2 éd. all., 1988), Paris, Gallimard, 1999, p. 11-131.
119 Nicolas Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique, tr. fr. M. Hermann, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 234.
120 Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, puis 1988, p. 221.
121 Ibid.
développement immanent de l’histoire est une idée moderne, née de la philosophie des Lumières :
on a vu naître à cette époque en Occident (...) cette interprétation inédite que le messianisme
garderait son pouvoir actif en notre temps sous la forme sécularisée de la foi dans le progrès. Mais
la rédemption est plutôt le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, une
intervention qui fait s’évanouir et s’effondrer l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une
source extérieure à l’histoire. 122»
Si, par exemple, l’on trouve bien des visions globales de l’histoire chez les
auteurs d’Apocalypses, ces visions sont orientées par un pessimisme radical. Le déroulement de
l’histoire, loin de constituer le mode de révélation de la transcendance, est bien plutôt un obstacle
qu’il s’agit d’éliminer : l’optimisme et l’espérance de ces auteurs, précise Scholem, « n’étaient pas
dirigés vers ce que l’histoire peut apporter mais vers ce qui surgira de ses ruines et se révélera
ainsi, après l’histoire, à la fin des temps » 123.
Ce qui peut être soutenu, c’est que le messianisme, soumis par la critique
rationaliste de l’époque des Lumières à une « sécularisation toujours croissante, s’est libéré des
forces de restauration », et « s’est chargé alors de l’idée du progrès continu de l’homme et de son
perfectionnement indéfini ». Le processus moderne de rationalisation a insufflé à l’idée
messianique une dimension utopique et une orientation universaliste. C’est ce que Scholem
interprète comme un effet majeur de la sécularisation du messianisme juif : « Les facteurs de
restauration ont perdu de leur force, au point que les composantes historiques et nationales du
messianisme ont pu laisser le champ libre à une interprétation purement universaliste » 124. Cette
universalisation du messianisme l’a rapproché de la conception d’un progrès infini du genre
humain, interprété comme le chemin de la rédemption. C’est pourquoi, par les « efforts conjugués
du libéralisme religieux et du libéralisme politique » au XIXe siècle, l’idée de rédemption a pu être
réinterprétée comme symbolisant « la possibilité et la réalisation de ce perfectionnement infini et
de ce progrès continuel » 125. L’histoire paraît aller dans un sens qui se révèle lentement, selon
l’ordre du temps.
parce que c’est le bien, et non pas pour la raison qu’il s’accompagne de certaines récompenses.
(...). Il viendra certainement le temps du nouvel Évangile, de l’Évangile éternel, qui, même dans les
livres de la Nouvelle Alliance, est promis aux hommes ! Peut-être même que certains rêveurs
enthousiastes, au XIIIe et au XIVe siècle, avaient été illuminés par quelques rayons de ce nouvel
Évangile éternel ; leur seule erreur fut de croire que son temps était tout proche. Leur division du
monde en trois âges n’était peut-être pas une vaine chimère (...). Disons, pour remplacer leurs
expressions par les miennes, qu’ils ne connaissaient qu’un seul plan d’éducation universelle du
genre humain. Mais ils précipitèrent ce plan ; ils crurent que leurs contemporains, lesquels étaient
encore à peine sortis de l’enfance, pouvaient, sans préparation, sans avoir été élevés à la lumière,
d’un coup, devenir des hommes, dignes de connaître ce qu’ils appelaient le troisième âge. C’est
justement pour cela que ce sont des rêveurs. Souvent un rêveur perce du regard le mystère de
l’avenir, mais il ne sait pas attendre. 128»
Mais, dans les gnoses modernes, au contraire des anciennes 132, le savoir
salvateur n’est pas un savoir en principe réservé à un petit nombre, il a perdu son caractère
ésotérique. Les connaissances secrètes sont supposées diffusables, et viser un auditoire
universel. Ceux qui les possèdent sont simplement les instituteurs de l’humanité tout entière - ou,
comme dans la version marxiste-léniniste de la gnose progressiste, les dirigeants éclairés et
éclairants du Prolétariat, incarnant « dialectiquement » l’humanité libérée de l’avenir. En ce qu’il
fonctionne comme gnose, le Progrès est donc à la fois clé de l’histoire (et plus largement du
devenir) et voie d’accès égalitaire au salut, la gnose progressiste étant destinée en principe à tout
individu humain. L’offre de régénération s’adresse à tous. Mais toute gnose implique un dualisme.
Dans la gnose populaire ou popularisée du Progrès, ce dernier nomme le bon principe, le principe
du bien, opposé au mauvais principe, au principe du mal, incarné soit par les obstacles au Progrès
(les « préjugés »), soit par les ennemis du Progrès (« les forces de l’obscurantisme » ou de
128 Ibid., §§ 85-90, p. 129 et 131. Voir Karl Löwith, Meaning in History, op. cit., p. 208 ; Mircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 222 ;
André Reszler, Mythes politiques modernes, Paris, PUF, 1981, p. 52-53.
129 Voir Eric Voegelin, La Nouvelle science du politique. Une introduction [1952], tr. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 2000, p.
160-190 ; Id., « La religion des modernes. Les mouvements gnostiques de notre temps » [1960], tr. fr. Françoise Manent,
Commentaire, n° 41, printemps 1988, p. 318-327 ; ainsi que mes livres : Les Fins de l’antiracisme, op. cit., p. 467-516 ; L’Effacement
de l’avenir, op. cit., p. 240-241.
130 Je m’inspire ici des analyses d’Alain Besançon, Les Origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 15, 24.
131 Voir notamment Eric Voegelin, Les Religions politiques [1938], tr. fr. J. Schmutz, Paris, Éditions du Cerf, 1994, en partic. p. 69-73, 87
sq. ; Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières » [1944], in R. Aron, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris,
Défense de la France, 1945, p. 287-318 ; Id., L’Opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955, p. 274 sq. ; Id., Les Désillusions
du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 264 sq. ; Serge Moscovici, L’Âge des foules. Un
traité historique de psychologie des masses, Paris, Fayard, 1981, p. 461 sq. ; Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions
politiques, Paris-La Haye, Mouton, 1982.
132 Voir Henri-Charles Puech, En quête de la Gnose, t. I : La Gnose et le temps et autres essais, Paris, Gallimard, 1978.
« la réaction »). Ainsi peuvent être expliquées les stagnations (non-progrès), les régressions
(mouvement contraire au progrès) et les inversions (anti-progrès). Dans la vision progressiste de
l’histoire, telle qu’elle est constituée à la fin du XVIIIe siècle, puis dans ses élaborations ultérieures
au XIXe, ce qui est progrès (« perfectibilité, « marche en avant », « perfectionnement »,
« développement », puis « évolution ») s’oppose à ce qui est ordre statique, « marche rétrograde »
(Condorcet), « réaction » 133, « mouvement rétrograde » 134, « rétrogradation », régression,
décadence ou dégénérescence. Sous le règne de Louis-Philippe, Balzac dit des mots
« résistance » et « mouvement » qu’ils constituent « l’abracadabra de notre politiquomancie » 135.
133 Voir Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Le Seuil, 1999, p. 285-355 (chap. 7 : « Réaction et
progrès »).
134 Voir Benjamin Constant, Des réactions politiques [1797], in B. Constant, De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de
s’y rallier. Des réactions politiques. Des effets de la terreur, éd. Philippe Raynaud, Paris, Flammarion, 1988, p. 98-99 : « Après que
de grands malheurs ont renversé de nombreux préjugés, elles [les réactions] ramènent ces préjugés, sans réparer ces malheurs
(...). Ce n’est donc pas assez d’avoir conquis la liberté, d’avoir fait triompher les lumières (...) ; il faut encore empêcher que le
mouvement rétrograde, qui succède inévitablement à une impulsion excessive (...), ne prépare le rétablissement de tous les
préjugés.» (Je souligne).
135 Honoré de Balzac, Lettres sur Paris, in Balzac, Œuvres diverses, dans : Œuvres complètes, Paris, L. Conard, t. XXXIX, p. 82 (cité
par Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société..., op. cit., p. 36).
136 Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie du Progrès [1853], « Première lettre : De l’Idée de Progrès » [1851], éd. Th. Ruyssen, Paris,
Marcel Rivière, 1946, p. 45.
137 Voir Eric Voegelin, From Enlightenment to Revolution (edited by John H. Hallowell), Durham, N.C., Duke University Press, 1975, p.
130 sq., 276 sq. ; John Passmore, The Perfectibility of Man, New York, Charles Scribner’s Sons, 1970, p. 212 sq.
138 Pierre-Joseph Proudhon, op. cit., avant-propos, p. 42-43.
139 Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 223.
mathématique. Par ses impressionnants succès, la science galiléenne, puis newtonienne, a inspiré
et nourri les premiers théoriciens du progrès aux XVIIe et XVIIIe siècles. La preuve semblait avoir
été administrée, par l’existence même de « l’avancement » des sciences, que le « progrès »
existait ; d’où l’idée qu’on pouvait, par inférence, opérer une généralisation du modèle
d’accumulation progressive qu’elles offraient 140. C’est pourquoi les multiples traits constitutifs du
concept de progrès n’apparaissent jamais auparavant dans leur co-présence significative et leur
cohérence définitionnelle. Aucun texte prémoderne ne permet de reconstruire une définition du
type : le progrès est un processus d’amélioration ou de perfectionnement général de la condition
humaine qui se présente comme linéaire, cumulatif, continu, nécessaire, irréversible et indéfini.
Tels sont les six traits constitutifs du concept moderne de progrès. On peut donc reconnaître à
l’idée de progrès des origines prémodernes lointaines, essentiellement judéo-chrétiennes, mais
ses commencements, l’articulation spécifique de ses composantes ainsi que ses fonctionnements
sont strictement modernes 141. Voilà qui engage à éviter de projeter naïvement « le schéma
“progressiste” sur l’histoire du Progrès » 142, par exemple en confondant celle-ci avec l’histoire de la
civilisation occidentale, voire avec celle du genre humain depuis l’invention de l’écriture.
140 Voir les remarques d’Éric Weil, « Qu’est-ce qu’une “percée” en Histoire ? » [1975], dans : Id., Philosophie et Réalité, Paris,
Beauchesne, 1982, p. 221-222.
141 Voir l’inventaire et la discussion des différentes interprétations dans mon livre L’Effacement de l’avenir, op. cit., p. 349 sq.
142 Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978 (puis 2001), p. 180.
143 Ce texte, rédigé vraisemblablement en 1623, fut publié par W. Rawley en 1627 (New Atlantis), l’année qui suivit celle de la mort du
philosophe, puis traduit en français en 1631. Voir Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950, p. 169-173 ; A.-L.
ère
Morton L’Utopie anglaise, tr. fr. J. Vaché, Paris, Maspero, 1964 (1 éd. angl., 1952), p. 65-71 ; Raymond Trousson, Voyages aux
pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1975, p. 78-83.
144 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, tr. fr., préface, notes et commentaire par Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, Paris, Payot,
1983, p. 72 ; nvelle éd., présentation critique (par M. Le Dœuff) complètement remaniée, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 119
(souligné par moi). Ce passage est cité élogieusement par le chimiste Charles Mayer dans un essai où il s’efforce de définir les
e
fondements d’une vision marxiste (et bien sûr « scientifique ») du progrès : « Au début du XVII siècle Francis Bacon a
admirablement défini ce qui doit être (...) le but supérieur de la Société (...) » (Matérialisme progressiste, Paris, Société française de
Presse, 1947, p. 26).
145 Cette distinction a été introduite par Lewis Mumford, dans son livre pionnier : The Story of Utopias : Ideal Commonwealths and
Social Myths, Londres, Bony and Liveright, 1922.
146 Dominique Bourg, Nature et technique. Essai sur l’idée de progrès, Paris, Hatier, 1997, p. 3.
147 Gérard Escat, Bacon, Paris, PUF, 1968, p. 61.
148 Ernest Lee Tuveson, Millennium and Utopia : A Study in the Background of the Idea of Progress, Berkeley, University of California
Press, 1949, p. XI-XII.
149 Ibid., p. 95.
Tel est le point de départ de ce qui deviendra, dès la fin du XVIIIe siècle,
l’objet de la foi commune de tous les « hommes de progrès », de tous les partisans du progrès
contre l’ordre (supposé établi) - mais aussi de ceux qui, tel Auguste Comte, veulent réorganiser la
société moderne sur le double fondement de l’ordre et du progrès 150 -, de tous ceux qui se veulent
« modernes », et bien sûr de tous les « révolutionnaires ». La vision de l’histoire comme progrès
finit par assimiler le récit utopique de la société parfaite, pays futur de l’humanité meilleure ou
améliorée. Le monde meilleur que requiert l’humanité « régénérée » est projeté dans l’histoire
future. L’accès à la Cité idéale devient le stade ultime de la marche de l’humanité vers sa
perfection 151. La dimension utopique de l’optimisme progressiste se manifeste différemment selon
qu’on met l’accent sur la vision de l’avenir ou sur le « refus inconditionnel du présent » 152, sur
l’idéalité à réaliser dans le futur ou sur l’« écart absolu » (Fourier) vis-à-vis du présent.
L’historisation de l’utopie a été rendue possible par l’interprétation progressiste de l’histoire,
élaborée au cours du XVIIIe siècle 153. C’est pourquoi l’optimisme historique des Lumières atteint
son point culminant avec les dernières anticipations de Condorcet, à savoir : la « dixième époque »
- traitant « des progrès futurs de l’esprit humain » - de l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit
humain (1793-94), et le Fragment sur l’Atlantide ou efforts combinés de l’esprit humain pour le
progrès des sciences, cet « hymne des temps futurs » 154 (composé aussi par le philosophe peu
avant sa fin tragique), où l’utopie baconienne fait l’objet d’une réinterprétation par le messianisme
révolutionnaire 155. Un siècle plus tard, Anatole France pouvait défendre comme une évidence le
rôle positif de la pensée utopique dans l’histoire : « L’utopie est le principe de tout progrès et
l’esquisse d’un avenir meilleur » 156. À la fin du XIXe siècle, les rêves de perfection n’étaient point
encore soupçonnés d’être particulièrement saisissables par l’effet pervers. L’écrivain célèbre
supposait que « des rêves généreux sortent les réalités bienfaisantes » - sans distorsion, sans
renversement dans le contraire. L’évaluation de l’utopie passera du positif au négatif lorsque, au
début des années trente, Aldous Huxley choisira de placer en épigraphe du Meilleur des mondes
(1932) un passage de Nicolas Berdiaeff stigmatisant la réalisation historique des utopies comme le
cauchemar du XXe siècle.
C’est dans le champ des réceptions du darwinisme qu’il faut chercher les
bases de ce qu’on pourrait appeler la nouvelle religion post-chrétienne des Modernes, la religion
fondée sur la science, une religion sans miracles présupposant le culte de la science. Les héritiers
des Lumières, après la parution de l’Origine des espèces (1859), croyait tenir enfin le socle solide
de leur « nouvelle foi », pour parler comme David Friedrich Strauss. Ce qui prime, chez les esprits
« éclairés » qui ne veulent plus se réclamer que de la science, c’est l’élévation d’un nouvel autel
sur la base des découvertes offertes par les sciences de la nature. En 1872, David Friedrich
Strauss écrit ainsi, sans cacher son enthousiasme :
150 Auguste Comte place en épigraphe de son Système de politique positive (Paris, L. Mathias, tome I, 1851) la maxime suivante :
« L’Amour pour principe ; l’Ordre pour base, et le Progrès pour but ». Traitant de la « conciliation positive de l’Ordre et du Progrès »,
Comte précise : « Pour la nouvelle philosophie, l’ordre constitue sans cesse la condition fondamentale du progrès ; et,
réciproquement, le progrès devient le but nécessaire de l’ordre » (Discours sur l’esprit positif [1844], § 43, Paris, Vrin, 1974, p. 89).
151 Voir John Passmore, The Perfectibility of Man, op. cit., p. 190-211.
152 Raymond Aron, « Du bon usage des idéologies » [1977], Commentaire, n° 48, hiver 1989-1990, p. 692.
153 Voir Bronislaw Baczko, « L’utopie et l’idée de l’histoire-progrès », Revue des sciences humaines, t. XXXIX, n° 155, juillet-septembre
1974, p. 473-491 ; Id., Lumières de l’utopie, op. cit., p. 153-232.
154 Georges Gusdorf, De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée, Paris, Payot, 1966, p. 73.
155 Voir Charles Coutel, « Utopie et perfectibilité : significations de l’Atlantide chez Condorcet », in Franck Tinland (dir.), Nouvelles
sciences. Modèles techniques et pensée politique de Bacon à Condorcet, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 1998, p. 158-169 ; Alain
Pons, « De la Nouvelle Atlantide au Fragment sur l’Atlantide : science et société chez Bacon et Condorcet », ibid., p. 170-184.
156 Anatole France, cité par Ernest Tarbouriech en épigraphe de son livre : La Cité utopique. Essai d’une utopie scientifique, Paris,
Stock, 1902. Tarbouriech était député et idéologue socialiste.
action de la nature ; il a ouvert la porte par laquelle une postérité plus heureuse doit chasser le
miracle à tout jamais. 157»
La « voie » est tracée, la « direction » est fixée. Si l’on sait désormais, dans
les trois dernières décennies du XIXe siècle, comment s’orienter dans la pensée et dans la vie, si
l’on croit le savoir dans les milieux de la « libre pensée », on le doit à la conception scientifique du
monde fondée sur l’idée d’évolution, donc à la science de la nature à laquelle Darwin, l’un des
« plus grands bienfaiteurs de l’humanité » 158, a donné ses véritables fondements 159. Strauss peut
ainsi lancer : « C’est là qu’on doit aller et qu’on ira, là où les fanions flottent joyeux au gré des
vents. 160» L’optimisme progressiste s’inscrit ainsi dans une idéologie scientifique qui se donne
pour le fondement d’une nouvelle « religion », laquelle fournirait à la fois les principes d’un
nouveau lien universel entre les hommes et les finalités dessinant un nouveau sens de l’histoire.
2. Politiques du progrès
Les projets politiques de la modernité, tels qu’ils prennent figure et
consistance du XVIe au XIXe siècle, ont fini par être tous structurés en référence à l’idée de
progrès : si le libéralisme, le socialisme et l’anarchisme se fondent sur le postulat de la
perfectibilité devenu le dogme du perfectionnement indéfini de l’humanité, expression d’une loi
naturelle ou objet (et fruit espéré) de la volonté - à ce titre devoir politique et moral -, le
nationalisme s’avère inséparable des idéaux de modernisation de la société - impliquant à la fois
la centralisation étatique et l’industrialisation, pensées comme figures du progrès-, l’impérialisme
colonial se transfigure comme réalisation de la mission universelle des peuples « éclairés » ou des
« races supérieures », celle d’apporter aux populations ou aux « races » dites inférieures les
moyens de gravir les échelons de « la civilisation », et, apparent paradoxe, le traditionalisme
contre-révolutionnaire et anti-moderne s’épuise à nier le progrès et à s’opposer aux partisans
157 e
David Friedrich Strauss, L’Ancienne et la Nouvelle Foi [1872], tr. fr. [modifiée] E. Lesigne (d’après la 8 éd. all., 1874), préface
d’Émile Littré (novembre 1875), Paris, Schleicher, s.d., p. 203-204.
158 Ibid., p. 204.
159 Ibid., p. 201.
160 Ibid., p. 203.
161 Voir Jean d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie [1751], éd. Michel Malherbe, Paris, Vrin, 2000, p. 125-130. Après avoir
fait l’éloge de Bacon, « le plus grand, le plus universel et le plus éloquent des philosophes » (p. 125), d’Alembert célèbre « l’illustre
Descartes », comme géomètre et comme philosophe (p. 127-130), puis passe à « ce grand génie » que fut Newton (p. 130-131),
immédiatement suivi par Locke, qui « créa la métaphysique à peu près comme Newton avait créé la physique » (p. 131).
162 Voir Robert Legros, L’Idée d’humanité. Introduction à la phénoménologie, Paris, Grasset, 1990, p. 242.
163 Ibid.
164 C’est en 1842 que, dans le dictionnaire de l’Académie française, le mot « confort » est défini, dans son sens moderne, comme
« bien-être matériel, aisances de la vie ». Voir Olivier Le Goff, L’Invention du confort. Naissance d’une forme sociale, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 1994.
165 Victor Hugo, Les Misérables, Ve partie, liv. I, chap. 20, op. cit., p. 297.
166 Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie du Progrès, op. cit., p. 43.
167 Ibid., p. 48.
168 Ibid., p. 49-50.
169 Benoît Malon, L’Internationale. Son histoire et ses principes, Paris, Propagande socialiste, 1872, p. 9 (cité par Jean Dubois, Le
Vocabulaire..., op. cit., p. 224).
170 Pour des illustrations tirées de la littérature des années 1869-1871, voir Jean Dubois, ibid., p. 73, 224.
ou plus exactement que nous devons faire par notre activité, un “pari” sur la réussite de nos
actions. 171 »
171 Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris,
Gallimard, 1955 (puis coll. « Tel », 1976), p. 99 (soul. dans le texte). Voir le commentaire de Michael Lœwy, Marxisme et
romantisme révolutionnaire. Essais sur Lukács et Rosa Luxemburg, Paris, Le Sycomore, 1979, p. 92-93.
172 Raymond Aron, Les Désillusions du progrès, op. cit., p. 264.
173 Ibid., p. 271.
174 Georges Bernanos, La Liberté pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, 1953, p. 97.
175 Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986, p. 189.
176 Ibid.
177 Jules Delvaille, op. cit., p. 236.
178 Voir, de Charles Irénée Castel (1658-1743), abbé de Saint-Pierre-Église, le fameux Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe,
Utrecht, Antoine Schouten, 1713, 2 vol. ; Id., Projet de Traité pour rendre la paix perpétuelle entre les souverains chrétiens, Utrecht,
e
A. Schouten, 1717, 3 vol. ; réédition en un vol., Paris, Fayard, 1986.
179 Abbé de Saint-Pierre, Observations sur le Ministère général, dans Ouvrajes de politique, Rotterdam, J. D. Beman, et Paris, Briasson,
1737, t. VI, p. 8 (cité par Jules Delvaille, ibid., p. 239).
180 Abbé de Saint-Pierre, Ouvrajes..., t. XI, p. 306 (cité par Frédéric Rouvillois, L’Invention du progrès. Aux origines de la pensée
totalitaire (1680-1730), Paris, Kimé, 1996, p. 393, note 129).
181 Abbé de Saint-Pierre, Observations sur le progrès continuel..., p. 311 ; Considération IV (cité par Jules Delvaille, ibid., p. 254).
182 Abbé de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle..., , op. cit. [1986], préface, p. 12-15, 18. Voir Denis de Rougemont,
Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961, p. 106-112.
183 Je reprends ici un résumé fourni par Frédéric Rouvillois, op. cit., p. 296, qui se réfère à plusieurs textes de l’abbé de Saint-Pierre.
Sur la thème de « l’histoire comme prétexte à l’utopie » chez l’abbé, voir Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, op. cit., p. 174-192.
184 Voltaire, lettre à Thériot, 20 décembre 1768. Sur la « mystique providentialiste » de Bernardin de Saint-Pierre, qui, dans le domaine
français, aurait été « l’exemple représentatif d’une philosophie romantique de la nature, aujourd’hui oubliée », voir Georges Gusdorf,
Fondements du savoir romantique, Paris, Payot, 1982, p. 340-346.
185 Claude-Adrien Helvétius, De l’esprit, IVe discours, ch. XXVI, Verviers, Éditions Gérard et C°, coll. « Marabout université », 1973, p.
199, note 110 (je souligne). Sur Helvétius, voir Jules Delvaille, op. cit., p. 635-650.
libéraux (ou des libéraux-libertaires radicaux) et des communistes (ceux du moins qui continuent
d’incarner la visée révolutionnaire). Et, non sans confusion, tout est présumé « démocratisable ».
Ce qui se traduit, dans la vulgate individualiste/égalitariste contemporaine, fondée sur la
revendication insatiable et l’affirmation des seuls droits (sans devoirs ni obligations), par l’exigence
d’une totale « ouverture » ou d’une « tolérance » sans restriction, et par le rejet de toute
« exclusion » comme de toute « sélection ». Jusqu’à l’absurdité : comment pourrait-on
« démocratiser » les préférences et les choix, par définition exclusifs, donc nécessairement
discriminatoires et inégalitaires ?
186 Louis Sébastien Mercier, L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, éd. C. Cave et C. Marcandier-Colard, Paris, La Découverte, 1999,
avant-propos, p. 27.
187 Formule placée en épigraphe de l’édition de 1771 de L’An 2440 (op. cit., p. 23). Voir G. W. Leibniz, Les Principes de la Nature et de
la Grâce fondés en Raison [1714], § 13, éd. A. Robinet, Paris, PUF, 1954, p. 53. Leibniz ajoutait aussitôt : « Le futur se pourrait lire
dans le passé... ».
188 Voir mon livre L’Effacement de l’avenir, op. cit., p. 254.
189 Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution [1856], livre III, chap. IV, Paris, Garnier-Flammarion, 1988, p. 267.
190 Dominique Bourg, « Les origines religieuses de l’idée de progrès », in D. Bourg, Jean-Michel Besnier (dir.), Peut-on encore croire au
progrès ?, Paris, PUF, 2000, p. 21, 22.
crainte de l’Enfer 191. Mais l’espérance peut aussi être retraduite par la prévision rationnelle. Si l’on
postule l’existence d’un enchaînement universel et nécessaire des événements, alors l’on peut
prétendre prévoir les événements futurs à partir de la connaissance des événements présents et
passés. Pour Condorcet et Comte, la prévisibilité des événements futurs ne faisait aucun doute. Et
nombreux furent les esprits éclairés qui, au XIXe siècle, suivirent Laplace dans l’affirmation du
déterminisme absolu : on sait que le physicien supposait qu’un démon, connaissant les états
initiaux de toutes les particules composant l’univers et toutes les forces y agissant, serait capable
d’en déduire la suite complète des états futurs 192. Or, cette conception dogmatiquement
déterministe a été directement mise en cause par le subtil physicien Maxwell 193, dans une
conférence prononcé le 11 février 1876 (et publiée en 1881) : « Le progrès de la science physique
conduit-il à accorder à l’idée de nécessité (ou du déterminisme) un privilège par rapport à celle de
contingence des événements et du libre arbitre ? » 194 Dans sa réponse, Maxwell aborde la
question de savoir quelles sont les conditions auxquelles doit satisfaire un système réel pour que
son avenir puisse être déduit de son présent, qu’il reformule de façon négative de la façon
suivante : quelles sont les conditions qui rendent une telle déduction impossible ? La réponse du
physicien est nuancée :
191 Hannah Arendt a justement insisté sur l’élimination de la crainte de l’Enfer dans la culture politique des Modernes, effet majeur de la
sécularisation (« Religion et politique » [1953], in H. Arendt, La Nature du totalitarisme, tr. fr. M.-I. B. de Launay, Paris, Payot, 1990,
p. 161-162).
192 Voir Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités [1814], Paris, Gauthier-Villars, 1921, p. 3 ; et mes
commentaires dans L’Effacement de l’avenir, op. cit., p. 393 sq.
193 Voir le bel article de Krzysztof Pomian, « Catastrophes et déterminisme » [1977], Libre, n° 4, 1978, p. 115-136.
194 Le texte de la conférence de Maxwell peut être lu dans Chapman E. Garnett, The Life of James Clerk Maxwell, With a Selection from
his Correspondence and Occasional Writings, and a Sketch of his Contributions to Science, Londres, Macmillan, 1882, p. 434-444.
195 J. C. Maxwell, cité par K. Pomian, art. cit., p. 122-123. Voir les remarques de François Lurçat, « Le chaos et l’Occident », in Bernard
d’Espagnat (dir.), Implications philosophiques de la science contemporaine, t. 1, Paris, PUF, 2001, p. 21 sq.
196 Friedrich Rapp, « Contraintes objectives et jugements de valeur », tr. fr. Denis Trierweiler, in Dominique Bourg (dir.), La Nature en
politique ou l’enjeu philosophique de l’écologie, Paris, L’Harmattan et Association Descartes, 1993, p. 37.
197 Ibid. Voir aussi Friedrich Rapp, Fortschritt. Entwicklung und Sinngehalt einer philosophischen Idee, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1992, p. 22-26.
que leurs théoriciens, subtils ou non, méconnaissent ou sous-estiment les effets pervers, en tant
qu’effets ni voulus ni prévus de l’action 198.
S’agit-il d’une religion sans Dieu ? Oui et non. Car du constat de la mort de
Dieu l’on ne saurait déduire l’impossibilité des métamorphoses du divin. Dieu peut se réincarner
dans le Progrès, et paraître s’effacer toutes les fois que celui-ci a « ses haltes », « ses
stations » 201, ses interruptions provisoires, ses détours et ses retards. C’est ce que suggérait Hugo,
qui attribuait au Progrès les attributs d’éternité et d’infinité : « Dieu est peut-être mort, disait un jour
à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le progrès avec Dieu, et prenant
l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être. Qui désespère a tort. Le progrès se réveille
infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché, même endormi, car il a grandi. 202» Le
progressisme prend ainsi la figure d’un fatalisme modernisé, dispensant un optimisme sécurisant,
infaillible remède aux maladies de l’âme : le Progrès est imaginé comme le moteur caché de
l’histoire, et qui ne cesse jamais de fonctionner, produisant une accélération continue. Hugo ne fait
guère ici que retrouver et retraduire une intuition fondamentale de Perrault, qui comparait le
progrès à un fleuve souterrain qui, à un certain moment, disparaît du regard, pour réapparaître
plus loin, enrichi de l’apport des affluents rencontrés sur son chemin 203. Tel est le principe de toute
dialectisation historique, dont la philosophie hégélienne de l’histoire, sur la base de la « ruse de la
Raison », illustrera la systématisation : le mal est dissous par son absorption dans la totalité
historique 204. Le mal est ainsi réduit à un moyen, le moyen plus ou moins secret par lequel le bien
se réalise dans l’histoire. Dans l’historicisme dialectique de Hegel, postulant que « le vrai est le
tout » et que l’Absolu est « essentiellement résultat », qu’il « est à la fin seulement ce qu’il est en
réalité » 205, chaque moment particulier du processus historique « se réalise en tant que pure
négativité, dont la baguette magique de la médiation dialectique assurera - mais à la fin - le
198 e
Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, 2 éd. mise à jour, Paris, PUF, 1979, p. 13-14.
199 Georges Friedmann, La Crise du progrès. Esquisse d’histoire des idées, 1895-1935, Paris, Gallimard, 1936, p. 12.
200 Ibid., p. 14.
201 Victor Hugo, Les Misérables, 5e partie, liv. I, chap. 20, op. cit., p. 291.
202 Ibid.
203 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, Paris, Jean-Baptiste Coignard,
1688, t. 1, p. 36.
204 Voir Michel Lacroix, « L’idée de progrès et la dialectique du mal et du bien », in Dominique Bourg, Jean-Michel Besnier (dir.), Peut-
on encore croire au progrès ?, Paris, PUF, 2000, p. 59. Chez Kant, l’opérateur de la dialectisation historique est l’idée d’ « insociable
sociabilité ».
205 G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, tr. fr. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1977, t. I, p. 18-19.
passage au positif » 206. Comme l’a bien vu Giorgio Agamben, la simplication de la pensée
hégélienne de l’histoire par l’historicisme progressiste, « qui domine l’idéologie du XIXe siècle »,
fait surgir l’évidence que « tout moment de l’histoire n’est qu’un moyen orienté vers une fin » 207. La
conception évolutionniste du progrès continuera de diffuser le message sommaire jusqu’à la fin du
XXe siècle 208.
S’il y a une religion du Progrès qui se constitue au XIXe siècle, elle est
indistinctement religion de la science et religion de l’avenir, pour autant que celui-ci est imaginé
comme promesse de bonheur (ou, plus grossièrement, de bien-être généralisé). Mais cette
nouvelle religiosité se caractérise par le fait qu’elle inclut la liberté de religion et de conviction, dont
206 Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, tr. fr. Yves Hersant, Paris, Payot, 1989,
puis Payot et Rivages, 2002, p. 205.
207 Ibid.
208 Voir Immanuel Wallerstein, Le Capitalisme historique [1983], tr. fr. P. Steiner et C. Tutin, Paris, La Découverte, 1985, p. 95-108.
209 Michel Lacroix, ibid., p. 56. La référence biblique est Genèse 45, 50.
210 Auguste Comte, lettre à Gustave d’Eichthal datée du 10 décembre 1824, passage reproduit dans l’ouvrage d’Émile Littré, Auguste
e
Comte et la philosophie positive, 3 édition, Paris, Aux bureaux de La Philosophie positive, 1877, p. 152-153. Comte avait eu
connaissance de l’opuscule de Kant par son ami Gustave d’Eichthal, qui lui en avait communiqué une traduction (ibid., p. 51).
211 Kant, Idée d’une histoire universelle..., 4e proposition, in Kant, La Philosophie de l’histoire (Opuscules), tr. fr. Stéphane Piobetta,
Paris, Montaigne, 1947, puis Gonthier, 1965, p. 32.
212 Peter L. Berger, La Religion dans la conscience moderne. Essai d’analyse culturelle [1967], tr. fr. J. Feisthauer, Paris, Le Centurion,
1971, p. 51 sq.
213 Mary Douglas, Naturals Symbols : Exploration in Cosmology, New York, Pantheon Books, 1970, p. 126.
la « difficile acculturation » 214 s’est opérée au cours du long XIXe siècle qui se termine en 1914. La
pensée de Renan en témoigne de façon contrastée, de ses enthousiasmes de jeunesse à ses
ultimes convictions. En 1848, dans L’Avenir de la science, Renan affirme qu’« il n’y a qu’un moyen
de comprendre et de justifier l’esprit moderne : c’est de l’envisager comme un degré nécessaire
vers le parfait ; c’est-à-dire vers l’avenir » 215. D’où le primat de la vertu d’espérance, ainsi affirmé
par Georges Sand : « L’espérance, c’est la foi de ce siècle » 216. En 1890, dans la préface de
l’édition tardive de ses « Pensées de 1848 », le vieux philologue-philosophe réaffirme son credo :
« Pour les idées fondamentales, j’ai peu varié depuis que je commençai de penser librement. Ma
religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science. 217 » Mais quant au
bonheur final de l’humanité, Renan demeurait sceptique. Et son scepticisme l’éloignait de
supposer un progrès fatal dans l’histoire. Alors qu’en 1848 Renan se faisait le chantre de l’« esprit
nouveau » et du progrès, et qu’il célébrait encore en 1851 la Révolution française comme la
preuve la plus indubitable de l’avènement de la raison dans l’histoire 218, le philologue-philosophe,
réfléchissant quelques années plus tard sur l’Exposition universelle de 1855, semble être passé
brutalement de l’optimisme progressiste à un pessimisme doublé d’une vision de la décadence,
celle-ci étant pensée à la fois comme disparition de toute « beauté morale », tarissement des
sources de la poésie et progression irrésistible de la « sottise » 219. L’idéal du monde contemporain
de l’Exposition universelle étant celui d’une « bonheur plat et vulgaire », il s’ensuit que le
« Progrès » célébré par ce monde n’est qu’une progression de la médiocrité et dans la médiocrité.
Le message est clair : « En toute chose, ce qui réussit de nos jours, c’est le médiocre » 220. En quoi
le « siècle du progrès » se dévoile comme le siècle où le bien comme le mal manquent de
grandeur et de force : « Le blâme (...) serait ici tout aussi déplacé que l’enthousiasme » 221. Le
raffiné Renan découvre l’horreur de l’utilitarisme moderne, l’extrême vulgarité du règne des seules
valeurs d’utilité et d’intérêt, avec pour unique horizon la satisfaction grossière des besoins les plus
grossiers. Le grand universitaire rejoint l’ironie du partisan de l’Art pour l’Art, de Théophile Gautier
lançant en 1834 à la face de son temps, à propos de son livre Mademoiselle de Maupin, ces
cinglantes questions rhétoriques, manière de faire parler la critique dite « utilitaire » : « À quoi sert
ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus
nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! Pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de
progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les
événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des
poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le
chemin de l’avenir ? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime, en présence de
si graves intérêts ? » 222 Quand à Renan, quelque vingt ans plus tard, il conclut sans ambiguïté :
« Notre siècle ne va ni vers le bien ni vers le mal ; il va vers la médiocrité » 223.
214 Jean Baubérot et Séverine Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France 1800-1914, Paris, Le Seuil, 2002,
p. 38. Sur cette question essentielle, voir ibid., pp. 37-69.
215 Ernest Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1890, p. 74-75 ; repris in E. Renan, Œuvres
complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1949, t. III, p. 787.
216 Georges Sand, citée par E. Renan, op. cit., 1890, p. 75.
217 Ernest Renan, ibid., préface [de 1890], p. VII ; O.C., p. 719.
218 Ernest Renan, « Dom Luigi Tosti, ou le parti guelfe dans l’Italie contemporaine » (18 août 1851), in E. Renan, Œuvres complètes,
Paris, Calmann-Lévy, 1948, t. II, p. 154-155.
219 Voir Ernest Renan, « La poésie de l’exposition » (Journal des Débats, 27 novembre 1855), in E. Renan, Œuvres complètes, Paris,
Calmann-Lévy, 1948, t. II, p. 239-251.
220 Ibid., p. 251.
221 Ibid.
222 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, Paris, G. Charpentier, 1880, préface (datée de mai 1834), p. 18. Pour situer cette
lle
fameuse préface-manifeste, voir l’édition critique qui en a été faite par Georges Matoré, La Préface de M de Maupin, de Th.
Gautier, Paris, Droz, 1946, ainsi que son grand travail sur Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe, op. cit.
223 Ernest Renan, « La poésie de l’exposition », in op. cit., p. 251.
224 Victor Hugo, Les Misérables, 4e partie, liv. VII, chap. 4, op. cit., p. 28.
prophète d’un bonheur inéluctable au terme de la marche infaillible du Progrès, renversant tous les
obstacles : « L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel, est un phénomène
divinement fatal » 225. Telle est l’assise fondamentale de l’espoir des Modernes.
225 Ibid.
226 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1688-1697, 4 vol. Voir Hippolyte Rigault,
Histoire de la Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Hachette, 1856, puis 1859 ; Hubert Gillot, La Querelle des Anciens et
des Modernes en France, Nancy, Imprimerie A. Crépin-Leblond, 1914 (rééd., Genève, Slatkine, 1968), en partic. p. 309-562 ; Marc
Fumaroli, « La querelle des Anciens et des Modernes. Sans vainqueurs ni vaincus », Le Débat, n° 104, mars-avril 1999, p. 73-88 ;
e e
Id., « Les abeilles et les araignées », in : La Querelle des Anciens et des Modernes XVII -XVIII siècles, éd. Anne-Marie Lecoq,
Paris, Gallimard, 2001, p. 7-218 ; Jean-Robert Armogathe, « Une ancienne querelle », in op. cit., postface, p. 801-840.
227 Ferdinand Brunetière, L’Évolution des genres dans la littérature française. Introduction [1890], éd. Béatrice Mousli, Paris, Pocket,
2000, p. 127. Voir le bel essai de F. Brunetière, « La formation de l’idée de Progrès (1680-1720 ) », in F. Brunetière, Études critiques
e e
sur l’histoire de la littérature française, 5 série, Paris, Hachette, 1893 ; 2 éd., 1896, p. 183-250.
228 Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1687. Voir H. Rigault, op. cit., p. 141 sq. ; H. Gillot, op. cit., p. 484 sq., 513 sq. ; Jacques Le Goff,
Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 73-74 ; Jochen Schlobach, art. « Progrès », op. cit., p. 906.
229 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Schleicher,1908, t. IV, p. 123.
230 Hubert Gillot, op. cit., p. 561-562.
231 Ibid., p. 561.
232 Voir les remarques de Georges Gusdorf, De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée, Paris, Payot, 1966, p. 48.
233 Charles Perrault, Parallèle..., op. cit., t. 2, 1690, p. 294. Voir Reinhart Koselleck, « Fortschritt », op. cit., p. 376.
234 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre V [1887], § 377, tr. fr. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, puis 1970, p. 353.
235 René Guénon, Orient et Occident, Paris, Payot, 1924 ; puis Paris, Les Éditions Véga, 1983, p. 27. Pour le penseur de la Tradition,
« cet esprit antitraditionnel (...) est une des particularités de l’Occident moderne » (ibid.).
236 Voir Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, puis 1990, p. 291-302.
237 Georges Gusdorf, « L’homme des Lumières », in Ilona Kovács (éd.), Les Lumières en Hongrie, en Europe centrale et en Europe
orientale, Budapest, Akadémiai Kiadó, et Paris, Éditions du CNRS, 1984, p. 34.
238 Jacques Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, à Monseigneur le Dauphin pour expliquer la suite de la religion et les
changements des Empires (...) jusqu’à l’Empire de Charlemagne, Paris, 1681.
239 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Armand Gasté, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1885, t. I, avant-propos, p. 3.
240 Voir Bossuet, Sermon sur la Providence, in Bossuet, Sermon sur la mort et autres sermons, éd. Jacques Truchet, Paris, GF-
Flammarion, 1996, p. 77-81, 94.
241 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, avant-propos, op. cit., p. 4.
qui paraisse dans les affaires humaines, quoique tout y semble emporté par l’aveugle rapidité de la
fortune, (...) tout s’y conduit par ordre, (...), un conseil éternel et immuable se cache parmi tous ces
événements que le temps semble déployer avec une si étrange incertitude. 242» Croire à la
Providence, c’est comprendre « quelle puissance nous meut et quelle sagesse nous gouverne » 243,
c’est croire que « Dieu est un Dieu de paix, et qui veut la tranquillité des choses humaines » 244.
C’est pourquoi, selon l’évêque de Meaux qui conçoit l’autorité royale comme sacrée, paternelle,
absolue et soumise à la raison, « chaque peuple doit suivre, comme un ordre divin, le
gouvernement établi dans son pays » 245. Il s’ensuit que « quiconque n’aime pas la société civile
dont il fait partie, c’est-à-dire l’État où il est né, est ennemi de lui-même et de tout le genre
humain » 246. La monarchie absolue à la française occupe le sommet de l’histoire non moins que la
place centrale dans le monde politique de l’époque. La toute-sagesse et la toute-puissance divines
règlent l’ordre éternel. Bossuet conclut ainsi le Discours sur l’histoire universelle : « Ce long
enchaînement des causes particulières dépend des ordres secrets de la divine Providence. Dieu
tient du plus haut des cieux les resnes de tous les royaumes. (...). Dieu règne sur tous les peuples.
Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous
couvrons notre ignorance. 247 » On comprend qu’Auguste Comte, frappé par le caractère
déterministe de l’histoire chez Bossuet, ait pu reconnaître « l’éminente valeur » 248 de cet « immortel
discours » 249 et se féliciter de « son heureuse influence ultérieure » 250. Le fondateur du positivisme
ne marchande pas ses éloges :
Bossuet montre donc la voie d’une histoire dotée d’une « véritable nature
scientifique », dans la mesure où il ne se contente pas d’accumuler des faits anecdotiques, comme
le font ceux qui donnent dans une histoire au « caractère essentiellement littéraire ou descriptif »,
mais définit un cadre général de l’histoire, faisant montre de cet « esprit d’ensemble » qui constitue
« le signe même de la positivité de la démarche historique » d’après Comte 252. Face à l’imposante
construction de Bossuet, le fondateur de l’école positiviste se montre donc partagé entre
l’admiration et la déception, car ce projet d’élaborer une « histoire universelle » a finalement
échoué. Comte juge, en référence à la loi des trois états (théologique, métaphysique, positif) qu’il
a lui-même formulée, que Bossuet « a tenté de concevoir les phénomènes politiques comme
réellement assujettis, soit dans leur coexistence, soit dans leur succession à certaines lois
invariables ; mais [que] la prépondérance du principe théologique a naturellement arrêté une
conception aussi avancée » 253. Mais peut-être Comte, concernant l’histoire, plaçait-il trop haut le
seuil de scientificité, en posant qu’une histoire dotée d’une « véritable nature scientifique » devrait
établir « une vraie filiation rationnelle dans la suite des événements sociaux, de manière à
permettre, comme pour tout autre ordre de phénomènes, (...) une certaine prévision systématique
de leur succession ultérieure » 254. Si le critère de la scientificité est la capacité de « prévision
rationnelle » 255, l’histoire ne peut devenir science qu’à la condition de formuler des « lois
naturelles », qui se présenteraient comme des lois de développement nécessaire. On en est
toujours fort loin...
253 Ibid., t. VI, p. 254. Voir Jules Delvaille, op. cit., p. 201.
254 e
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 47 leçon, t. IV, p. 148.
255 Ibid., p. 167.
256 Voir Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin, 1934-1935.
257 Charles Perrault, Parallèle..., op. cit., préface, p. IV.
258 Voir Frédéric Rouvillois, op. cit., p. 225.
259 « Finis saeculi novam rerum faciem aperuit » (cité par Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961, p. 121).
260 Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières [1932], tr. fr. P. Quillet, Paris, Fayard, 1970, p. 210-217.
261 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique [1696 ; 2e éd., 1702], article « Usson », remarque F, t. IV, fol. 2858 (cité par Ernst
Cassirer, op. cit., p. 216-217). Voir Paul Hazard, op. cit., p. 101-118. Pour une interprétation d’ensemble, voir surtout Élisabeth
Labrousse, Pierre Bayle, t. II : Hétérodoxie et rigorisme, La Haye, Mouton, 1964 ; Pierre Rétat, Le Dictionnaire de Bayle et la lutte
e
philosophique au XVIII siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
262 Voir l’article « Manichéens » dans le Dictionnaire historique et critique.
juste » 263. C’est pourquoi il convient de séparer rigoureusement le domaine de la pensée de celui
de l’action, et de ne pas chercher une « remède » politique dans la critique, qui n’est souveraine
que dans le domaine de la pensée. La critique ne doit donc pas s’exercer contre l’ordre établi ou
s’orienter vers l’instauration d’un nouvel ordre politique sans risquer de conduire à un état de
désordre ou de guerre civile. Si l’obéissance doit régner dans l’ordre de l’action, c’est, note Bayle
avec un certain pessimisme, parce qu’il « n’y a pas à choisir entre le mal et le bien, mais entre le
mal et le pire et [qu’]il arrive souvent que l’on choisit le pire lorsqu’on pense choisir le moins
mauvais » 264. Bayle semble ainsi reconnaître, pour s’en inquiéter dans un sens prudentiel ou
politiquement « conservateur », le phénomène de l’hétérogenèse des fins ou de l’effet pervers.
Comme le note Julien Freund, pour le philosophe, « la raison ne saurait être critique qu’à l’intérieur
d’elle-même, ce qui veut dire qu’elle doit être apolitique, car ce n’est que dans la mesure où elle
évite de s’attaquer à l’État qu’elle sera pleinement indépendante et libre » 265. Bayle a parfaitement
compris que la pensée critique, en faisant de toute solution un nouveau problème, conduisait à
une crise permanente, ou à une suite indéfinie de crises, de bouleversements, de troubles :
« En un mot, le sort de l’homme est dans une si mauvaise situation que les
lumières qui le délivrent d’un mal le précipitent dans un autre. Chassez l’ignorance et la barbarie,
vous faites tomber les superstitions, et la sotte crédulité du peuple, si fructueuse à ses
conducteurs, qui abusent après cela de leur gain pour se plonger dans l’oisiveté et dans la
débauche : mais en éclairant les hommes sur ces désordres, vous leur inspirez l’envie d’examiner
tout, ils épluchent, ils subtilisent tant, qu’ils ne trouvent rien qui contente leur misérable raison. 266»
Pour la pensée critique en exercice, « tout est toujours en devenir » 267, d’où
son hostilité à la métaphysique, et sa réorientation vers la philosophie de l’histoire, qui lui permet
de projeter dans un futur indéterminé la réalisation d’un ordre rationnel dans les deux domaines de
la pensée et de l’action. La critique favorise la projection de l’ordre vrai et juste dans l’avenir, et
conduit à l’imaginer comme un ordre idéal construit, instauré, créé. Bref, la pensée critique « ne
trouve son salut que dans l’utopie » 268, une utopie futurocentrique. Ou encore, après avoir été
transposée, à travers le processus de sécularisation, en une histoire du progrès, « l’eschatologie
se change en utopie » 269. Le primat du changement dans la perception de la temporalité va de pair
avec la primauté de la critique dans l’exercice de la raison 270. En 1771, Sébastien Mercier pourra
énoncer comme la conclusion d’une grande conquête intellectuelle : « Tout en ce monde est
Révolution » 271.
278 John B. Bury, op. cit., p. 50-51 ; Jules Delvaille, op. cit., p. 163.
279 Francis Bacon, op. cit.
280 Francis Bacon, De Dignitate et Augmentis Scientiarum [1623], livre VII, chap. 1.
281 Francis Bacon, Novum Organum [1620], livre I, aph. 81, texte latin in J. Spedding, R. E. Ellis et D. D. Heath, The Works of Francis
Bacon, Londres, 1858, vol. I, p. 188 ; tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 141.
282 Ibid.
283 Jean Le Rond d’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, op. cit., p. 126. Voir Chantal Jaquet (dir.), L’Héritage baconien au
e e
XVII et au XVIII siècles, Paris, Kimé, 2000.
284 Lucien Braun, Histoire de l’histoire de la philosophie, Paris, Éditions Ophrys, 1973, p. 168, note 102
285 Jules Delvaille, op. cit., p. 104-110 ; John B. Bury, op. cit., p. 24 sq.
286 Voir Hubert Gillot, op. cit., p. 30-34, 50 sq.
287 Étienne Dolet, cité par J. Boulmier, Estienne Dolet, Paris, 1857, p. 123 sq. ; H. Gillot, ibid., p. 32.
288 Voir Jules Delvaille, ibid., p 130-140 ; John B. Bury, ibid., p. 37 sq. ; George Huppert, L’Idée de l’histoire parfaite [1970], tr. fr. F. et P.
Braudel, Paris, Flammarion, 1973, p. 98-109 ; François Berriot, « L’idée de progrès chez Jean Bodin », in : L’Idée de progrès, Paris,
Vrin, 1982, p. 17-34. Dans le Methodus, voir surtout le chapitre 7.
Il s’agit donc pour Bacon, en visant à « augmenter la masse des arts et des
sciences », de munir le genre humain de nouvelles puissances d’agir et de nouveaux instruments.
Bacon postule que la connaissance humaine et le pouvoir humain marchent du même pas :
« L’homme, ministre et interprète de la nature, n’étend ses actions et ses connaissances qu’à
mesure de ses observations, par les choses ou par l’esprit, sur l’ordre de la nature ; il ne sait ni ne
peut rien de plus » 295. Le pouvoir humain dépend de la libido sciendi, condamnée par la tradition
chrétienne - de saint Paul disant : « La science enfle, et la charité édifie », à Jansénius écrivant :
« Il est une curiosité toujours inquiète que l’on a palliée du nom de la science : de là est venue la
recherche des secrets de la nature qui ne nous importent point, qu’il est inutile de connaître (...)».
La bonne nouvelle annoncée par Bacon est que « l’homme peut autant qu’il sait » 296, bref, que,
selon l’adage de ce qui deviendra la vulgate baconienne, « savoir, c’est pouvoir » (knowledge is
power) - le philosophe écrivait : « (...) ipsa scientia potestas est » 297. D’une façon plus précise,
Bacon affirme que « science et puissance humaines aboutissent au même » 298, car, ajoute-t-il,
« l’ignorance de la cause prive de l’effet », ou encore, « ce qui dans la spéculation vaut comme
cause, vaut comme règle dans l’opération » 299. Il s’ensuit qu’« on ne triomphe de la nature qu’en lui
obéissant » 300. Connaître la nature pour la transformer, et non plus seulement pour la contempler
ou en accepter la nécessité : c’est là manière d’intégrer « à la science l’idéal pratique de la magie,
en même temps qu’on en rejette les moyens, qui tendaient à faire violence à la nature » 301. Par
l’application de la science à toutes les affaires humaines, tous les possibles imaginables et
désirables vont pouvoir être réalisés 302.
Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées
incurables. (...). Augmenter la force et l’activité. (...). Transformer la stature. Transformer les traits.
Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer des espèces
nouvelles. Transplanter une espèce dans une autre. (...). Rendre les esprits joyeux, et les mettre
dans une bonne disposition. (...) » 303. L’action manipulatrice et transformatrice ne doit donc plus se
heurter à des interdits : nul phénomène naturel ne doit plus demeurer hors d’atteinte de l’action
humaine, qui semble vouée à parachever la Création. Par la connaissance et les « arts
mécaniques », l’homme a le pouvoir de tout améliorer, de tout perfectionner. On touche ici le cœur
de l’utopisme technicien, ainsi caractérisable : « Les sciences et les techniques recèlent le moyen
de transmuter du tout au tout la condition humaine » 304. L’impératif technoscientifique implique le
choix de l’exploration et de l’exploitation illimitées des possibles : « Il faut faire tout ce qu’il est
possible de faire, faire toutes les expériences, toutes les manipulations, actualiser tous les
possibles, développer toutes les puissances, toutes les potentialités de l’être : de la matière, du
vivant, du pensant » 305. Si c’est l’accès au bonheur qui constitue la finalité de l’action technique, cet
accès est religieusement pensé par Bacon comme un retour à la condition des hommes d’avant la
chute, dans cet Éden où le genre humain, incarné par Adam, régnait souverainement sur tous les
êtres naturels. Cette interprétation hérétique, d’origine pélagienne, suppose donc qu’est « possible
et imminente la restauration de la royauté initiale d’Adam sur la nature » 306.
« C’est (...) la vieillesse et le grand âge du monde qui doivent être tenus
pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque, non à l’âge plus jeune du monde,
qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé,
fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce 312.»
de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu’elle est un âge plus avancé
du monde, augmenté et enrichi d’une infinité d’expériences et d’observations » 313. Si le progrès est
une marche en avant qui repose sur des acquis, il suppose à la fois une temporalité
transgénérationnelle, donc une longue durée, et l’existence de modes de conservation des
acquisitions, ainsi que des institutions stables permettant de les transmettre aux générations
nouvelles. Il est donc clair qu’il « ne peut pas y avoir progrès sans conservation de ce qui est
acquis, sinon l’on repartirait toujours à zéro » 314. Telle est la dimension conservatrice du progrès
cumulatif. Mais il ne faut conserver qu’en vue d’ajouter et d’élargir, afin d’accroître le stock des
connaissances et des inventions. À l’époque des voyages et des « navigations lointaines », et
alors que les « régions du globe matériel » ont été « largement découvertes et explorées », ce
serait, ajoute Bacon, « une honte pour les hommes (...) que les limites du globe intellectuel restent
renfermées dans le cercle étroit des inventions des anciens » 315. Bref, il faut reconnaître que les
Modernes sont supérieurs aux Anciens, parce qu’ils sont plus « anciens » que ces derniers, qu’ils
ont accumulé des connaissances et des expériences que ne pouvaient posséder les penseurs des
« premiers temps ».
313 Ibid. Voir les remarques de W. von Leyden, « Antiquity and Authority », Journal of the History of Ideas, XIX (4), octobre 1958, p. 484-
485.
314 Michèle Le Dœuff, avant-propos à F. Bacon, Du progrès..., op. cit., p. XXI.
315 Francis Bacon, Novum Organum, op. cit., p. 191 (tr. fr., p. 144).
316 René Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, introduction et notes
par Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1970, p. 128.
317 René Descartes, Les Principes de la Philosophie [1644, en latin], IVe partie, § 203, in Descartes, Œuvres, éd. C. Adam et P.
Tannery, Paris, 1897-1913, t. IX, p. 321.
« [...] Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à
la vie, et [...] au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut
trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à
tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de
la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient
qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y
trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le
premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie : car même l’esprit dépend si fort
du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque
moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici,
je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. [...]. Il n’y a personne, même de ceux
qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien, à comparaison de
ce qui reste à y savoir, et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que
de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de
connaissance de leurs causes, et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. 318 »
l’infaillible moyen de « lever la malédiction divine » 321, de restaurer le pouvoir souverain d’Adam
(avant le péché originel) sur la nature. Exploiter la nature en maîtres, en propriétaires et en
bénéficiaires exclusifs, améliorer en conséquence leurs conditions de vie, conserver la santé et
allonger leur durée de vie, donc commencer à vaincre le vieillissement, voire la mort : telles sont
les nouvelles raisons d’espérer offertes aux hommes par le progrès des sciences et la
multiplication des inventions techniques 322. Déjà chez Descartes, la santé tend à remplacer le
salut. Il s’agit toujours bien de repousser les limites de la condition humaine.
321 Dominique Bourg, Nature et technique, op. cit., p. 11. Voir aussi Reinhart Koselleck, « Fortschritt », op. cit., p. 363-371 ; D. Bourg,
« Les origines religieuses de l’idée de progrès », in D. Bourg, J.-M. Besnier (dir.), op. cit., p. 21-40.
322 Pour des analyses plus approfondies, voir Jules Delvaille, op. cit., p. 177-189 ; John B. Bury, op. cit., p. 64 sq. ; Maxime Leroy,
Descartes social, Paris, Vrin, 1931 ; Robert A. Nisbet, op. cit., p. 115-117 ; Jean-Claude Beaune, L’Automate et ses mobiles, Paris,
Flammarion, 1980, p. 169-218.
323 Voir Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, op. cit., 1988, p. 72.
324 Voir Johann Christoph Gottsched, « Notes à la traduction allemande de la Digression (...) de Fontenelle » [1727], tr. fr. P.-F. Burger,
in : La Querelle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 324 (note 18).
325 Voir Jules Delvaille, op. cit., p. 203-209 ; John B. Bury, op. cit., p. 84 sq. ; Frédéric Rouvillois, L’Invention du progrès, op. cit., passim.
e
Dans la première moitié du XVI siècle, l’humaniste espagnol Luis Vives soutenait pour sa part que « ses contemporains étaient,
grâce aux anciens, plus élevés qu’eux » (J. Le Goff, ibid.). Voir aussi Jean-Robert Armogathe, in : La Querelle..., op. cit., p. 829-831.
En 1800, Mme de Staël pourra énoncer comme une évidence que « le progrès universel des
lumières » procède du « simple effet de la succession des temps » 326. Ce que suggérait Perrault
est devenu un dogme.
326 Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, éd. A. Blaeschke, Paris, Garnier, 1998, p.
40.
327 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 47e leçon, Paris, Schleicher, 1908, t. IV [1839], p. 123.
328Pascal, Fragment d’un Traité du vide [1647], in Blaise Pascal, Pensées et opuscules, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1968, p.
80.
329 Ibid.
330 Ibid., p. 80-81.
331 [Bernard Le Bovier de] Fontenelle, « Digression sur les Anciens et les Modernes » (janvier 1688), in Id., Rêveries diverses.
Opuscules littéraires et philosophiques, édition préfacée, établie et annotée par Alain Niderst, Paris, Éditions Desjonquères, 1994, p.
43. La « Digression... » constitue un « texte capital pour l’histoire de l’idée de Progrès », note justement Frédéric Rouvillois
(L’Invention du progrès, op. cit., p. 77).
Si l’antiquité d’une idée n’est pas le signe de sa vérité, c’est parce que les
philosophes anciens étaient plus jeunes que les contemporains ; or, veritas filia temporis, non
auctoritatis, rappelle Malebranche 340. Loin d’avoir été infaillibles, Platon et Aristote avaient, plus
que les philosophes modernes, des raisons d’être abusés par la force contagieuse de l’imagination
et l’équivocité des mots. La supériorité des « nouveaux philosophes », lorsqu’ils pratiquent le doute
méthodique et respectent les « règles qu’il faut observer dans la recherche de la vérité », vient de
l’accumulation des connaissances et de l’augmentation du stock des vérités connues. Pour
Malebranche comme pour Pascal, les anciens philosophes sont donc comme des enfants en
philosophie :
« La raison veut (...) que nous les jugions plus ignorants que les nouveaux
philosophes, puisque, dans le temps où nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans, et
qu’il a plus d’expérience que dans le temps d’Aristote et de Platon (...) ; et que les nouveaux
philosophes peuvent savoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées, et en trouver
encore plusieurs autres. 341 »
Affirmer en effet que les anciens, tout comme les « premiers hommes »
dont l’ignorance et l’imagination vive furent à l’origine des fables 342 - qui se réduisent à « l’histoire
des erreurs de l’esprit humain » 343 -, étaient, ignorants et crédules, conduits par l’erreur et
l’imagination, c’est légitimer un renversement des hiérarchies de valeurs et de vénérations. Le
primat de la raison et du savoir vrai implique ce grand renversement de l’échelle des préférences
et des admirations : les penseurs anciens n’ont pas à être respectés pour leurs inévitables erreurs
et leur peu de savoir véritable ; ce sont les générations à venir plutôt que les anciennes qu’il faut
vénérer, en ce que nous sommes assurés qu’elles seront plus savantes et moins crédules. Le
chemin qui va de l’absurdité à la vérité, ou de l’imagination et de la mémoire (toujours mémoire
des erreurs premières) à la correcte « manière de raisonner », ce chemin est long, les « progrès »
sont « lents », et ce, « encore aujourd’hui » 344. Ainsi la critique malebranchienne de l’imagination,
appliquée aux philosophes anciens, conduit-elle Fontenelle à reprocher à ces derniers de n’avoir
su raisonner qu’avec « feu », donc mal, contrairement aux principes et aux règles de la
méthode 345. La prise en considération du fait des progrès cumulatifs de la connaissance
scientifique paraît bien à l’origine de la formation du paradigme du progrès. Ce qui implique de
distinguer clairement entre science (vraie) et non science. Supposant, en bon disciple de
Malebranche, une stricte opposition entre la raison et l’imagination, Fontenelle pose en ce sens
une distinction fondamentale entre l’éloquence et la poésie, insusceptibles de progrès, et les
sciences qui, dans leur diversité, se perfectionnent indéfiniment :
« comme un même homme », désormais banalisée : « Le genre humain, considéré depuis son
origine, paraît aux yeux d’un philosophe un tout immense qui, lui-même, a, comme chaque
individu, son enfance et ses progrès » 347. C’est cependant chez Leibniz qu’on trouve, dès la fin du
XVIIe siècle, la version la plus achevée de la vision optimiste du progrès indéfini, nécessaire et
constant vers le mieux, vision justement qualifiée par Kant d’eudémoniste : « Pour que la beauté
et la perfection universelles des œuvres de Dieu atteignent leur plus haut degré, tout l’univers (...)
progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu’il s’avance toujours vers une
civilisation supérieure. (...). La destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d’un
plus grand bien. (...). Le progrès ne sera jamais achevé » 348. Mais Leibniz ne méconnaît pas pour
autant l’inquiétude qui procède du désir, à l’origine du « progrès perpétuel » : « Notre bonheur ne
consistera jamais et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à
désirer et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs
et de nouvelles perfections. 349» C’est leur éternelle inquiétude qui pousse les humains à l’action.
L’inquiétude est à la fois, chez l’homme, le grand principe de ses changements et la condition de
ses progrès, elle est même pour lui « essentielle » à sa « félicité », précise Leibniz, car « la félicité
des créatures (...) ne consiste jamais dans une parfaite possession qui les rendrait insensibles et
comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à de plus grands biens, qui ne
peut manquer d’être accompagné d’un désir ou du moins d’une inquiétude continuelle » 350. Le très
peu leibnizien Voltaire reconnaîtra lui-même toute l’importance de l’« inquiétude qui exige une vie
active » 351.
347 Anne-Robert-Jacques Turgot, « Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain » (1750), in : Œuvres de Turgot,
éd. Gustave Schelle, Paris, Félix Alcan, 1913, t. I, p. 215.
348 G. W. Leibniz, « De la production originelle des choses prises à sa racine » (1697), in : Id., Opuscules philosophiques choisis, tr. fr.
Paul Schrecker, Paris, Vrin, 1962, p. 92.
349 G. W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, § 18, éd. André Robinet, Paris, PUF, 1954, p. 65.
350 G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain [1703], liv. II, chap. XXI, § 36, éd. Jacques Brunschwig, Paris, Garnier-
Flammarion, 1966, p. 161. Pour des analyses plus détaillées, voir Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles
mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. I, p. 213-287 ; Jon Elster, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, Paris, Aubier, 1975, p.
218 sq. ; Huguette Courtès, « La conception leibnizienne du progrès », in Bertrand Binoche et Franck Tinland (dir.), Sens du devenir
et pensée de l’histoire au temps des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 33-52.
351 Voltaire, Les Singularités de la nature, chap. 38, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères, 1877-1882, t. XXVII, p. 190.
352 Pascal, Fragment d’un Traité du vide, op. cit., p. 79.
« Dès que dans ce chemin [de la réflexion] nous avons fait un premier pas,
nos progrès n’ont plus de bornes. Car le propre des réflexions, c’est de s’élever les unes sur les
autres ; de sorte qu’on réfléchit sur ses réflexions jusqu’à l’infini. (...). C’est ainsi que
d’observations en observations, les inventions humaines se sont perfectionnées. (...). Après six
mille ans d’observations, l’esprit humain n’est pas épuisé ; il cherche et il trouve encore, afin qu’il
connaisse qu’il peut trouver jusqu’à l’infini, et que la seule paresse peut donner des bornes à ses
connaissances et à ses inventions. 353»
Alors que les animaux n’ont rien ajouté, « depuis l’origine du monde, à ce
que la nature leur avait donné », et qu’ils « vont toujours un même train » 354, l’homme, par ses
découvertes et ses inventions, n’a cessé d’ajouter à la nature et de la modifier. Dans le Sermon
sur la mort, aussitôt après avoir confié qu’il n’était pas « de ceux qui font grand état des
connaissances humaines », Bossuet y allait d’une confession : « Je ne puis contempler sans
admiration ces merveilleuses découvertes qu’a fait[es] la science pour pénétrer la nature, ni tant
de belles inventions que l’art a trouvées pour l’accommoder à notre usage. L’homme a presque
changé la face du monde (...). Dieu ayant formé l’homme (...) pour être le chef de l’univers, d’une
si noble institution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un certain instinct de chercher ce
qui lui manque dans toute l’étendue de la nature. C’est pourquoi (...) il fouille partout hardiment
comme dans son bien, et il n’y a aucune partie de l’univers où il n’ait signalé son industrie. 355 »
L’homme, n’étant « produit que pour l’infinité » (Pascal), est pour la même
raison voué à cet autre propre de l’homme qui, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sera
appelé la perfectibilité. Le néologisme « perfectibilité » est introduit en 1755 dans l’espace public
par Rousseau, dans un contexte culturel où le mot « progrès » signifie encore couramment
« progression », au sens normativement neutre du terme : il s’agit d’une avancée, en bien ou en
mal 356. Le mot « perfectibilité », tel que Rousseau le définit dans le Discours sur l’origine de
l’inégalité, n’est pas un simple synonyme de « perfectionnement » : cette « qualité très
spécifique » qui distingue l’homme de l’animal, la « faculté de se perfectionner » ou
« perfectibilité », précise Rousseau, est la « faculté qui, à l’aide des circonstances, développe
successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu » 357.
C’est la perfectibilité qui fait sortir l’homme de son « état primitif » ou de sa « condition
originaire » 358, qui le tire de l’état de nature, le vouant à se transformer. Ce qui est irréversible, c’est
la transformation : l’état de nature est définitivement perdu, bien que son image puisse être
réveillée et gardée vive dans la mémoire des hommes 359. Rousseau puise au même jeu
d’observations et d’évidences que Pascal, mais en tirant argument de la perfectibilité de l’homme
pour affirmer en même temps la thèse de sa corruptibilité 360. L’ambivalence des effets de la
perfectibilité est aussitôt fortement mise en évidence par Rousseau dans le second Discours :
c’est « cette faculté distinctive, et presque illimitée » de l’homme, qui, « faisant éclore avec les
siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-
même, et de la Nature » 361. Il est donc clair, comme le note Jean Starobinski, qu’aux yeux de
353 Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, chap. V, § 8, Paris, Hachette, 1879 [ouvrage posthume, 1722], p. 257-259.
354 Ibid., p. 259.
355 Bossuet, Sermon sur la mort, éd. Jacques Truchet, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 139-140.
356 Voir Florence Lotterie, « L’année 1800 - Perfectibilité, progrès et révolution dans De la littérature de Mme de Staël », Romantisme,
n° 108, 2000, p. 10.
357 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], éd. Jean Starobinski, in
Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, puis 1985, t. III, p. 142.
358 Ibid.
359 Je m’inspire ici d’une analyse de Jean Starobinski, texte d’introduction au second Discours, op. cit., p. LVII ; repris dans Jean-
Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, 1971, puis coll. « Tel »,
1976, p. 344.
360 Voir Reinhart Koselleck, « Fortschritt », op. cit., p. 377-378.
361 Jean-Jacques Rousseau, ibid.
Rousseau « le progrès est ambigu » et qu’« il n’y a rien de nécessaire (...) dans le passage de la
perfectibilité au perfectionnement ; l’homme est libre de le vouloir ou de le refuser, ou, à tout le
moins, de l’accélérer ou de le ralentir » 362. Il ne s’agit nullement d’en conclure que le « retour à la
nature » est la seule bonne voie : l’homme, à demi dénaturé par les effets de la perfectibilité, doit
au contraire être totalement dénaturé, car c’est seulement « dans l’art perfectionné » que l’on peut
espérer trouver « la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature » 363. Dans le manuscrit
de Genève constituant la première version du Contrat social, Rousseau écrit dans le même sens :
« Loin de penser qu’il n’y ait ni vertu ni bonheur pour nous, et que le ciel nous ait abandonnés sans
ressource à la dépravation de l’espèce ; efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le
guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association
générale. 364» Ainsi que l’a montré admirablement Jean Starobinski, Rousseau a recouru à la
« métaphore du remède-dans-le-mal pour formuler l’intuition fondamentale de sa philosophie
politique » 365, dont l’orientation générale est en quelques mots la suivante :
362 Jean Starobinski, in Rousseau, op. cit., p. LVII, LVIII ; Id., Jean-Jacques Rousseau..., op. cit., p. 344.
363 Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques, in Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 479.
364 Jean-Jacques Rousseau, Du Contract social, dans op. cit., p. 288.
365 Jean Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, p. 177.
366 Ibid., p. 177-178.
367 Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., p. 478.
368 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau..., op. cit., p. 345.
369 Hans Blumenberg, ibid.
370 « La langue de convention n’appartient qu’à l’homme. (...). Voilà pourquoi l’homme fait des progrès soit en bien soit en mal, et
pourquoi les animaux n’en font point » (Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues [rédigé entre 1755 et 1761], éd. Ch.
Porset, Bordeaux, Guy Ducros, 1968, p. 39).
« Il fallait que l’écriture fût inventée pour que le savoir, les tentatives, les
expériences heureuses ou malheureuses de chaque génération fussent accumulées, et qu’à partir
de ce capital, il devînt possible aux générations suivantes, non pas seulement de répéter les
mêmes tentatives, mais d’utiliser celles qui avaient été faites auparavant pour améliorer les
techniques et accomplir des nouveaux progrès. 373»
371 Turgot, introduction au « Plan de deux Discours sur l’Histoire universelle » (date incertaine, vers 1751), in : Œuvres, op. cit., t. I, p.
276.
372 Claude Lévi-Strauss, in Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon et Julliard, 1961, p. 29 (entretiens
diffusés sur l’antenne de la R.T.F. en octobre, novembre et décembre 1959).
373 Ibid., p. 30.
374 Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 173-202.
375 Ernest Renan, L’Abbesse de Jouarre, Paris, Calmann-Lévy, 1886 ; repris dans les Œuvres complètes d’Ernest Renan, Paris,
Calmann-Lévy, 1949, t. III, p. 611.
376 Turgot, Œuvres, op. cit., t. I, p. 276.
377 Denis Diderot, art. « Éclectisme » [1755], Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. Alain
Pons, Paris, GF-Flammarion, 1986, vol. 2, p. 8.
siècles », et la perfectibilité de l’espèce humaine, qui désigne les « progrès de la civilisation dans
toutes les classes et dans tous les pays » 378. La nécessité d’une telle problématisation du concept
de perfectibilité s’est imposée au cours de la discussion que Roederer, en 1803, a baptisée la
« querelle de la perfectibilité » 379.
378 e
Mme de Staël, De la littérature..., préface de la 2 éd., op. cit., p. 8. Voir Florence Lotterie, « L’année 1800... », art. cit., p. 11.
379 Journal de Paris, 21 fructidor an XI (4 septembre 1803) ; cité par Florence Lotterie, art. cit. [2000], p. 9.
380 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1793-1794], Paris, Vrin, 1970, p. 239.
381 Ibid., p. 9.
382 Voir les remarques d’Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté » (1958), in Id., Éloge de la liberté, tr. fr. J. Carnaud et J.
Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 213. Voir l’analyse de cet essai faite par Jean Leca, dans Oliver Duhamel et Évelyne Pisier
(dir.), Dictionnaire des œuvres politiques, nouvelle éd., Paris, PUF, 1995.
383 Condorcet, ibid., p. 228. Pour nuancer la thèse d’un Condorcet dogmatiquement optimiste, voir Laurent Loty, « Condorcet contre
l’optimisme : de la combinatoire historique au méliorisme politique », in Pierre Crépel et Christian Gilain (dir.), Condorcet
mathématicien, économiste, philosophe, homme politique, Minerve, 1989, p. 288-296.
384 Voir Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, tr. fr. P. Andler, Paris, Fayard, 1991, p. 239-270 ; Id., « La
rhétorique progressiste et le réformateur », Commentaire, n° 62, été 1993, p. 303-309.
385 Albert O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion. Essais, tr. fr. P.-E. Dauzat, Paris, Fayard, 1995, p. 99, 101, 105, 321.
386 Ibid., p. 321.
« Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce,
si la volonté était toujours dirigée par l’intelligence ! Qui sait jusqu’à quel point l’homme pourrait
perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique ? Y a-t-il une seule nation qui puisse se
vanter d’être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre tous les hommes non
pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservation, à
l’épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l’abondance des subsistances, par les
aisances de la vie, et les facilités pour leur propagation ? Voilà le but moral de toute société qui
cherche à s’améliorer. 390»
« Les progrès des sciences assurent les progrès de l’art d’instruire, qui
eux-mêmes accélèrent ensuite ceux des sciences ; et cette influence réciproque, dont l’action se
renouvelle sans cesse, doit être placée au nombre des causes les plus actives, les plus puissantes
du perfectionnement de l’espèce humaine. 396»
391 Ibid.
392 Maupertuis, Éloge de Montesquieu, Paris, 1755 ; cité d’après Émile Callot, Maupertuis. Le savant et le philosophe, présentation et
extraits, Paris, Marcel Rivière, 1964, p. 166. Voir P. L. Moreau de Maupertuis, Essai de philosophie morale, sans lieu d’édition, 1751.
393 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’Éducation [1762], éd. François et Pierre Richard, Paris, Garnier, 1962, livre V, p. 564 : « Il
faut être heureux, cher Émile : c’est la fin de tout être sensible ; c’est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne
nous quitte jamais ».
394 Maximilien de Robespierre, « Sur le gouvernement représentatif » (10 mai 1793), in Robespierre, Textes choisis, préface,
commentaires et notes explicatives par Jean Poperen, Paris, Éditions Sociales, 1957, t. II, p. 141.
395 Helvétius, De l’homme, section IV, chap. 2.
396 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, op. cit., p. 231.
C’est là, aux yeux de Condorcet, une vérité désormais établie, « par le
raisonnement et par les faits », que les perfectionnements de l’humanité ne sont pas soumis à des
limites a priori : « Il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; (...)
la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; (...) les progrès de cette perfectibilité (...) n’ont
d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés » 399. Si donc le but est fixé (la
perfection), le processus mélioratif est dénué de terme, il est indéfini. Ce processus constitue le
moteur de l’histoire. Mais l’histoire n’est telle que si elle est histoire universelle. C’est l’espèce
humaine qui est le vrai sujet collectif de l’histoire, comme mouvement de perfectionnement continu
(à quelques exceptions près) et irréversible (à quelques interrogations près). Mme de Staël est ici
encore un bon témoin philosophique, qui croit pouvoir lire dans le grand livre de l’histoire une
finalité civilisatrice, attestant ainsi qu’il n’est de philosophie de l’histoire que téléologique :
« progrès vers le mieux » dans la nature humaine, tout en constituant elle-même, en tant
qu’événement-signe qui « ne s’oublie plus » 404, « un tel progrès, dans la mesure où il peut être
actuellement atteint » 405. Voilà pourquoi l’on peut désormais, selon Kant, prédire au genre humain
que « sa marche en avant vers le mieux ne connaîtra plus de régression totale » 406. En tant qu’il
constitue la réalisation dans l’histoire de fins morales, le progrès est illustration et fruit de la liberté,
et la considération de la Révolution française autorise à poser qu’il sera continu et irréversible.
l’homme comme animal paradoxal, voué à devenir sujet et acteur de son histoire - ce « chemin
infini » vers la perfection, « but final inaccessible » - parce que dénué de nature :
Leroux n’oublie pas Saint-Simon qui, selon lui, « fit, au nom de cette doctrine, appel à l’avenir » 422.
Si l’humanité marche vers le bonheur, c’est parce qu’elle est fondamentalement insatisfaite,
inquiète, anxieuse, au point d’être mue par l’aspiration, qui est « l’état permanent de notre être » 423.
L’aspiration est infinie parce qu’elle vise l’éternité, et se traduit par l’espérance. Leroux écrit en
1831, marquant ainsi le « lien entre le dogme de la chute et celui du paradis futur » 424 : « Douleur
dans le présent, donc crime dans le passé, mais espérance et justice dans l’avenir » 425.
L’espérance constitue la conversion positive de l’inquiétude : elles dessinent les deux faces de la
disposition futurocentrique du messianisme progressiste 426. Voilà qui permet à ce « croyant de
l’avenir » 427, si jaloux de son indépendance, de se rallier à une école, certes non institutionnalisée :
« En tant que nous appartenons à une école, nous sommes de cette école ; car c’est par elle que
nous avons été éclairé, et que nous sommes venu à la philosophie » 428. Chez Leroux, l’idée de
progrès intervient comme un modèle explicatif non moins que comme un principe normatif, et ce,
dans l’ordre de l’ontogenèse autant que dans celui de la phylogenèse : « Le développement de
l’humanité nous apparaît, dans l’humanité et dans l’individu même, sous l’aspect de progrès et de
perfectibilité » 429. Pour le philosophe français, la « doctrine du progrès et de la perfectibilité »
constitue un « idéalisme » élaboré par la seule pensée française moderne : « Le résultat des deux
grands siècles de la France a été de produire (...) un Idéalisme de la vie du nous comparable et
parallèle à l’Idéalisme de la vie du moi qui occupait les Allemands » 430. L’école française, ajoute-t-il,
« a fini par se résumer dans ces mots : Perfectibilité indéfinie du genre humain » 431.
Leroux refait les chemins de ceux qui interprètent le Progrès comme une
promesse de rédemption. La vraie richesse, c’est d’avoir en perspective l’âge d’or à venir : « Je
n’étais pas pauvre alors, puisque je possédais le paradis en espérance », écrit-il en 1831 432. En
1840, dans De l’Humanité, le philosophe peut résumer sa doctrine en affirmant que l’homme n’est
pas seulement un « animal sociable », ce qu’avait reconnu Aristote et rappelé Montesquieu, mais
qu’il est encore et surtout « un animal perfectible » : « L’homme vit en société, ne vit qu’en
société, et l’homme se perfectionne dans cette société perfectionnée ». C’est là, ajoute-t-il, « la
grande découverte moderne » et « la suprême vérité de la philosophie » 433. Dans sa Réfutation de
l’éclectisme, Leroux retrace aussi à sa manière la genèse spéculative de l’idée de progrès, en
partant de ce qu’il appelle les « deux mouvements généraux de l’humanité », le spiritualisme et le
matérialisme, dont il s’applique à « chercher les conséquences ». La doctrine du progrès et de la
perfectibilité est pour ainsi dire déduite des deux « mouvements », elle incarne le troisième terme
définissant « la vérité relative de notre époque » :
Dans cette esquisse d’une histoire de son esprit, par laquelle il s’efforce de
justifier le recours à l’idée de progrès, Leroux semble céder à la tentation, récurrente dans la
tradition doctrinale progressiste, de naturaliser l’objet de son admiration et le motif de son
enthousiasme. Le progrès tend ici à jouer le rôle du point de jonction entre la nature et l’histoire, il
permet d’historiciser la nature tout en naturalisant l’histoire. Il y a là une tentation spéculative,
doublée d’une illusion persistante 435.
observable dans ses formes diverses au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, s’est
bien plutôt nourrie de la multiplicité des événements qui, loin de réaliser les promesses du
Progrès, ont semblé illustrer les prédictions les plus sombres des penseurs de la décadence finale.
Des exterminations massives aux catastrophes écologiques, des dictatures sanguinaires à la
robotisation de l’existence humaine, sans oublier la menace d’une destruction de toute vie sur la
planète par de nouveaux « apprentis sorciers », les indices ne manquent pas qui permettent non
seulement de douter du Progrès, mais encore et plus significativement de diagnostiquer sa mort
ou son inversion diabolique.
L’illusion nécessitariste
Ce qui est mort, dans l’héritage du progressisme, c’est d’abord la croyance
au progrès automatique, c’est la foi dans l’enchaînement nécessaire et harmonieux de tous les
ordres de progrès (du scientifique et du technique au moral et au politique), cette conviction naïve
que toutes les « bonnes choses» vont de pair et avancent de concert. C’est là donner raison à
Rousseau qui, contre les tenants de l’optimisme historique, s’était appliqué à démontrer que le
progrès des sciences et des arts ne produit pas le progrès de la moralité, ne s’accompagne pas
d’un perfectionnement du sens moral 442. Privée de ses attributs principaux (la linéarité, la
nécessité, l’irréversibilité, l’univocité, etc.), l’idée de progrès tend à se réduire à un mot vide, mais
qui reste sonore, encore bon à servir de pivot pour les formules creuses lancées rituellement dans
les banquets et les meetings politiques. Ce qui est mort, dans la vision progressiste, c’est ensuite
l’idéal de la table rase, cette expression du ressentiment à l’égard du passé, ce désir frénétique
d’en finir avec tous les héritages, de faire magiquement disparaître toutes les figures du donné
culturel, toutes les créations historiques dotées d’une certaine permanence, pour enfin « aller de
l’avant ». La disqualification du révolutionnarisme a entraîné celle de l’optimisme progressiste, qui
lui fournissait sa vision de l’histoire. Qui pourrait dire, sans faire aussitôt mourir de rire son
interlocuteur, que « toutes les routes mènent au communisme » ? L’utopie de la route des routes
440 e
Voir le bel article de Georges Canguilhem, « La décadence de l’idée de progrès », Revue de Métaphysique et de Morale, 92 année,
n° 4, octobre-décembre 1987, p. 437-454.
441 Thomas H. Huxley, cité par Charles Lumsden et Edward O. Wilson, Le Feu de Prométhée. Réflexions sur l’origine de l’esprit [1983],
tr. fr. Paul Alexandre, Paris, Mazarine, 1984, p. 11. Les co-auteurs du livre, écrit pour défendre et justifier l’approche sociobiologique
des comportements humains, reprennent à leur compte la formule de Huxley, qu’ils présentent comme « la véritable règle d’or des
scientifiques » (ibid.).
442 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts [1750], éd. Jacques Roger, Paris, GF-Flammarion, 1992.
s’est effacée, et, corrélativement, l’incrédulité vis-à-vis des thèses de l’historicisme dogmatique
s’est diffusée dans le monde des élites. Plus fondamentalement, dans la perspective du
progressisme éradicateur, il s’agissait de nier théoriquement et pratiquement la nature humaine
pour gagner l’illusoire liberté de façonner une post-humanité de rêve, une humanité améliorée, une
surhumanité ou une espèce nouvelle mieux adaptée à l’âge post-historique. L’utopie terroriste de
« l’Homme nouveau » supposait l’accomplissement de la table rase, l’espèce humaine devait
devenir matière première pour pouvoir être refaçonnée, refondue, sur le mode de la production ou
de la fabrication d’objets. Pour pouvoir réaliser l’utopie révolutionnaire, il fallait faire de l’homme
une cire molle ou de la société une page blanche : tout réduire, tout abolir, pour tout refaire et tout
reconstruire. Stade suprême de l’artificialisme, dénué de toute mesure. Si l’on définit l’idéologie
progressiste comme le « dogmatisme du progrès », on peut en identifier la puissance d’illusion
centrale dans sa propension à « nous faire croire que l’on pourrait déployer sans cesse de
nouvelles branches pendant que les racines pourriraient » 443. Métaphore végétale boiteuse : la
croissance de l’arbre-progrès se limiterait aux branches. L’illusion consiste ici à s’imaginer qu’un
progrès puisse se produire indépendamment de tout héritage, de toute tradition, bref, sans
présupposer une conservation. En outre, selon les dogmatiques du progrès révolutionnaire, l’acte
de destruction des traces du passé et du « vieil homme » avait valeur rédemptrice pour qui le
réalisait. L’acte de rupture avec le passé « archaïque » devait être total, sans réserve et sans
reste. Le passé devait devenir quelque chose comme une terre étrangère, face à laquelle
l’ignorance devait être de rigueur. Ce désir d’annihilation relève de la volonté de vengeance, telle
que Nietzsche l’a identifiée : « Ceci, oui, ceci seul est la vengeance même : le ressentiment de la
volonté envers le temps et son “ce fut” » 444. La destruction rédemptrice s’est historiquement
manifestée dans un certain nombre de domaines, elle s’est illustrée au XXe siècle par des
processus idéologico-politiques de type totalitaire, parmi lesquels on retiendra pour leur fonction
répulsive maximale la révolution communiste et la révolution nationale-socialiste, celle-ci
entrecroisant le projet utopique d’une refonte eugéniste de l’espèce humaine et la variante
aryaniste ou « nordique » du mythe de la race. S’interrogeant sur la puissance d’illusion de
l’idéologie révolutionnaire, Claude Lefort notait en 1975 : « La racine de l’illusion, c’était la
croyance en un point de rupture radicale entre passé et avenir, en un moment absolu (...) dans
lequel se livre le sens de l’histoire » 445.
perpétuel, sans horizon de sens, sans fins dernières (disparaissent ainsi la visée d’une
émancipation, celles de la réalisation de la justice, du bonheur, etc.), le changement couplé avec la
vitesse. Et c’est l’adaptation au mouvement. La marche en avant vers le mieux est devenue course
effrénée dans le vide des valeurs et l’absence des fins. On court après la vitesse... La vision qu’en
1930 Paul Morand avait de la grande ville moderne semble s’être réalisée planétairement dans
l’histoire récente : « New-York c’est un homme qui court, qui tombe et se relève. 447»
Dans cette course aveugle érigée en norme l’on peut voir le degré zéro de
l’idéologie du progrès, ou encore l’absence de tout projet travestie en pseudo-projet, à droite
comme à gauche. Car le chant de sirène de la « mondialisation heureuse » ne rencontre pas de
résistance dans la classe politique, pas plus que dans la classe médiatique. Néo-libéraux et néo-
socialistes communient dans la norme ultra-pauvre de « correction » ou de « régulation » des
processus mondialisateurs, sans pouvoir préciser jusqu’où il convient d’aller dans les limitations,
les corrections ou les régulations. Les fronts de résistance apparaissent ailleurs, à partir
d’expériences collectives - et douloureuses - de la rebarbarisation du monde 448, que l’utopie
mondialisatrice voile et transfigure à la fois. L’individu idéal qu’elle projette sur tous les écrans,
c’est l’individu de nulle part, sans mémoire ni inscription historique, réduit à sa faculté d’adaptation,
et de plus en plus à son aptitude à la sur-consommation. Capable de se conformer à toutes les
normes, de s’adapter à tous les contextes, de varier avec toutes les variations conjoncturelles.
L’être planétaire ultra-mobile et jubilatoire, heureux dans l’instabilité et l’insécurité perpétuelles.
Comme si la mondialisation communicationnelle, technologique et économico-financière
représentait la voie du salut, à la portée de tous. Comme si l’utopie de la communication
immédiate et « authentique », en cours de réalisation par l’internet, rendait enfin possible
l’unification de l’humanité. Louis de Bonald nous avait pourtant alerté sur cette illusion récurrente :
« Rapprocher les hommes n’est pas le plus sûr moyen de les réunir » 449. La métaphore privilégiée
est celle de l’ « autoroute sans sortie », soit celle de la voie unique sur laquelle on ne peut
qu’avancer indéfiniment. Après l’utopie de « l’Homme nouveau » surgit donc celle de « l’Homme
mobile » 450, l’utopie de l’individu sans héritages ni appartenances, sans mémoire et sans histoire,
mais ultra-mobile, hyper-malléable et indéfiniment adaptable. Il est sans famille, sans ascendance
ni descendance, il n’est responsable que de lui-même, de sa vitesse et de sa flexibilité. Il n’a
d’identité que provisoire, éphémère ; il rêve même d’en changer comme de chemises. Il s’idéalise,
dans le discours publicitaire contemporain, en « nomade » et en « métissé », il se célèbre comme
un « hybride » toujours « en mouvement ». Le ciel de la publicité propagandiste (j’entends par là
« engagée » en faveur du globalisme) est étoilé de trois termes incitatifs : change, échanges,
mélanges. Voilà ce qui serait l’avenir de l’humanité, ce qui déterminerait la voie unique du futur. Il
s’agit bien de la diffusion d’un nouvelle utopie, centrée sur la célébration d’un type humain fictif,
pur produit d’une spéculation abstraite qu’on peut mettre au compte de ce que Jules de Gaultier a
théorisé sous le nom de « bovarysme », soit « l’incapacité des humains de vivre sans se concevoir
autres qu’ils ne sont » 451.
447 e
Paul Morand, New-York, Paris, Flammarion, 1930 ; cité par Manuel Burrus, Paul Morand, voyageur du XX siècle, Paris, Séguier,
1986, p. 117.
448 L’Effacement de l’avenir, p. 217 sq., 459-467. Voir aussi mes livres Résister au bougisme, op. cit., et La Nouvelle judéophobie, Paris,
Mille et une nuits/Fayard, 2002.
449 Bonald, cité par Alexandre Koyré, « Louis de Bonald » (1946), in A. Koyré, Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris,
Gallimard, 1971, p. 143.
450 En 1937, Paul Valéry écrivait : « Voilà donc que l’homme mobile s’oppose à l’homme enraciné. Nous assistons à une lutte
désespérée entre l’antique structure et le pouvoir croissant de déplacement. » (« Notre destin et les lettres », in Paul Valéry,
Regards sur le monde actuel, op. cit., p. 235-236).
451 Voir Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, 1902 (ouvrage judicieusement rappelé par Marc Angenot, D’où
venons-nous ?..., op. cit., p. 165).
devenir en destin, à travers son discours unique et répétitif sur les « contraintes inévitables » et les
«évolutions irréversibles », que résume la formule favorite du nouveau terrorisme intellectuel
globaliste : « Il n’y a pas d’alternative ». La nécessité qu’elle met en avant se réduit à un ensemble
de contraintes naturalisées. C’est la marche automatique du progrès sans les fins du progrès. Le
« mouvementisme », c’est le progressisme totalement déshumanisé, définalisé, désublimé.
Georges Sorel écrivait en 1908 : « Le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc
condamnée à ne plus avoir de morale » 452. Je dirais volontiers, près d’un siècle plus tard, que le
sublime meurt une seconde fois dans l’hyper-bourgeoisie, la nouvelle classe élitaire délocalisée et
délocalisante. L’expertocratie trans-nationale n’a ni politique ni morale. Elle « bouge », consomme,
communique et s’enrichit. Il est clair que le « mouvementisme » ou le « bougisme » constitue la
dernière en date des métamorphoses du progressisme éradicateur, après la mort du Progrès.
Décomposition d’un cadavre. On ne saurait aller contre le sens de l’histoire, disait-on naguère. On
ne saurait aller contre le mouvement de la mondialisation, dit-on aujourd’hui. D’un fatalisme à un
autre. Cette métamorphose idéologique n’est peut-être pas la dernière, mais elle est certainement
l’instrument d’une nouvelle mystification. Après sa mort quasi naturelle, le Progrès fait encore des
ravages.
Méliorisme ?
Nous avons fait la part de ce qui est mort (l’idée du progrès automatique) et
ce qui est mort-vivant (le « mouvementisme ») dans l’héritage du progressisme. Mais ce qui est
mort du progressisme, la conception nécessitariste du progrès, n’en aura été que la conception
dominante. Rien n’empêche de repenser le progrès comme une exigence morale, par-delà toutes
les formes de sa naturalisation (telles les illusoires « lois de l’histoire »), bref, en reconnaissant
l’incertitude, l’indétermination, la contingence et l’imprévisibilité qui caractérisent les phénomènes
historiques. C’est la voie de ce que, après d’autres, j’ai appelé le méliorisme. Car l’amélioration de
la condition humaine demeure une fin pour l’action, une raison d’agir dans l’ordre éthique comme
dans l’ordre politique, et une raison d’espérer 453. À condition d’abandonner la prétention de réaliser
ici-bas l’idée de perfection, de se départir de tout esprit de vengeance à l’égard du passé et du
donné (donc d’oublier le rêve de table rase), d’accepter dans sa réalité imparfaite et ambivalente la
nature humaine - serait-elle indéfinissable -, de renoncer au désir d’abolir toutes les limites du
pouvoir humain. Nous devons faire nôtre l’interrogation inquiète de Diderot sur une éventuelle
limite à l’accroissement des connaissances, et l’étendre à d’autres domaines : « On ignore, à la
vérité, quelle est cette limite. On ne sait jusqu’où tel homme peut aller. On sait bien moins encore
jusqu’où l’espèce humaine irait, ce dont elle serait capable, si elle n’était point arrêtée dans ses
progrès. 454 » Le sens du tragique peut ainsi venir corriger de l’intérieur l’optimisme progressiste.
L’attitude mélioriste, qui suppose un engagement éthique et politique, me paraît définir ce qu’il y a
de vivant ou de potentiellement vivant dans l’héritage du progressisme. Quelque chose comme un
pari, sans assurance de succès. Alors qu’il suffisait au nécessitariste de s’embarquer sur le
vaisseau confortable du Progrès, le mélioriste, nageant dans les eaux du possible et du
souhaitable, est voué à parier. Il doit prendre des risques, sans oublier la prudence, voire la
précaution (celle dont on s’efforce de définir le « principe ») : face aux menaces pesant sur
l’environnement, il importe d’agir sans attendre d’avoir acquis une certitude scientifique 455. Se
452 Georges Sorel, Réflexions sur la violence [1908], Paris, Marcel Rivière, 1972, p. 301.
453 Voir mes livres : L’Effacement de l’avenir, op. cit., p. 469-478 ; et Résister au « bougisme ». Démocratie forte contre mondialisation
techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001, p. 142-202.
454 Denis Diderot, art. « Encyclopédie » [1755], in : Encyclopédie..., éd. Alain Pons, vol. 2, op. cit., p. 49 ; voir Jochen Schlobach, art.
« Progrès », op. cit., p. 907.
455 Voir Dominique Bourg, Jean-Louis Schlegel, Parer aux risques de demain. Le principe de précaution, Paris, Le Seuil, 2001.
risquer donc à agir. Faire des choix. Avoir ce courage. Devenir responsable, dans ses décisions et
de ses actes. Se sentir responsable de ce qui dépasse l’individu, a fortiori l’Homo œconomicus : la
nature, travaillée ou non par l’homme, et la diversité culturelle sous toutes ses formes, soit
l’ensemble des manières relativement stables d’être, de sentir, de faire, de penser. Ces héritages
et ces traditions, il importe de les respecter dans leurs spécificités, lorsqu’elles ne portent pas
atteinte à la dignité humaine 456. L’impératif est de préserver, non de restaurer. Conserver ce qui
mérite de l’être, après inventaire, évaluation et tri ; améliorer, dans la mesure qui convient, ce qui
nous paraît devoir l’être. Après l’époque de la transformation frénétique, insouciante,
irresponsable, dont les effets destructeurs sont désormais attestés, l’époque de la préservation
intelligente pourrait s’ouvrir, fondée sur la volonté consensuelle de respecter le passé humain et de
ménager la terre. D’où la tâche intellectuelle qui s’impose : définir les principes d’un conservatisme
critique.
456 Je pense par exemple aux pratiques traditionnelles de lapidation des femmes adultères dans certains pays musulmans, ainsi qu’aux
pratiques rituelles d’excision dans certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient, qui me semblent précisément porter atteinte à la
dignité humaine, sans parler des évidentes violations de l’intégrité corporelle des victimes. Ces spécificités culturelles relèvent de
l’intolérable : mutilations, actes de torture, mises à mort. Il n’en va pas de même pour le maintien, par exemple, des règles
alimentaires dans certaines communautés culturelles.
457 Voir Martin Heidegger, Acheminement vers la parole [1959], tr. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976,
puis coll. « Tel », 1981, passim.
458 Voir Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Climats, 1999, p. 132 ; le
philosophe se réfère à J.-P. Courty, En arrière toute ! Lettre ouverte à la Revue Actuel 48 à propos de la Lozère et son entrée dans
e
le XXI siècle, décembre 1997.
459 George Steiner, Entretiens (avec Ramin Jahanbegloo), Paris, Éditions 10/18, 2000, p. 128.
460 George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, op. cit., p. 155.
461 « Misologie » est un terme utilisé par Platon (Phédon, 89 d), repris par Kant pour désigner la haine de la raison (Fondements de la
métaphysique des mœurs [1785], I, tr. fr.Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1965, p. 92).
462 Voir Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, op. cit., p. 257-516.
de l’humanité de l’homme. Il constitue l’un des biens communs de l’humanité qu’il importe de
défendre 463.
Quoi qu’il en soit, c’est un fait que l’entrée dans le XXIe siècle ne se fait pas
sous le signe de la confiance et de l’espérance longtemps portées et nourries par l’idée de
progrès. La machine folle qui fonce vers le futur provoque l’inquiétude, voire l’angoisse, plutôt que
l’enthousiasme. L’âge d’or n’est plus devant nous. Il n’est pas pour autant derrière nous. Le retour
global en arrière nous est interdit en même temps que la fuite en avant nous paraît suicidaire. Il ne
saurait s’agir de restaurer, bien qu’il soit hautement nécessaire de ménager et de protéger.
Tocqueville avait parfaitement vu la principale conséquence de l’individualisation radicale,
destructrice de la chaîne des générations, annulatrice du passé : « Le passé n’éclairant plus
l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » 464. Déracinement, désaffiliation, désorientation : avec
l’émergence de l’individu sans liens et sans attaches, figure du pur consommateur, la
désocialisation tend à se normaliser. Mais Tocqueville ne pouvait prévoir que la vitesse
deviendrait, pour les individus mobiles en compétition perpétuelle dans les sociétés sans citoyens
produites par la mondialisation techno-informationnelle et marchande, le facteur sociétal
déterminant et l’objet d’un véritable culte. L’individu réduit à sa mobilité « court après le temps »,
comme on dit justement, ce pourquoi il « n’a pas le temps ». La vitesse est facteur de pouvoir et de
profit. Les moyens deviennent les fins : échange, communication, vitesse, accélération. Et les
individus insularisés, prisonniers des impératifs de la concurrence ou du désir de bien-être, n’ont
plus à « perdre du temps » en se donnant au lien social. Le « J’ai hâte » d’Auguste Comte pourrait
être le slogan du bougisme contemporain. Les fins se perdent dans le trou noir de la « hâte »
généralisée, travers de la modernité érigé en norme dans la modernité tardive 465. Le désir
d’appartenance est alors entièrement pris en charge par les entrepreneurs de ressentiment, en ce
que celui-ci « recrée (...) une solidarité entre pairs rancuniers et victimisés et valorise le repli sur le
communautaire » 466. Communautés fictives vouées à prendre la triste figure de « sectes
identitaires portées à la rumination exclusiviste » 467. Lorsque la possibilité même d’une référence à
des valeurs communes s’efface, et que l’imaginaire social ne peut plus se nourrir de perspectives
partagées qui seules permettent de vivre avec un horizon de sens, fondateur de tout projet, on
entre dans l’âge de « l’individualisme postsocial » 468, caractérisé par la multiplication d’êtres qui se
ressemblent tous sans le savoir, soumis à leurs pulsions, conduits par le désir de consommer,
motivés par la volonté de paraître, dont la quête éperdue de la reconnaissance médiatique n’est
que l’indice le plus visible 469. L’hyper-individualisation est une déshumanisation paradoxale, en ce
qu’elle constitue une contrefaçon de l’autonomisation humanisante.
En ce début du XXIe siècle, nous courons de plus en plus vite dans les
ténèbres, nous nous activons de façon insensée dans une temporalité flottante qu’Orwell avait
caractérisée, en référence au monde totalitaire, comme un « présent perpétuel sans passé ni
avenir » 470. Il faut réapprendre à habiter le temps. Sans esprit de vengeance envers le passé, sans
fuite aveugle vers un avenir radieux. Mais sans naïveté : dans l’univers techno-communicationnel
où nous entrons, la durée est comme suspendue par l’instantanéité, tandis que la temporalité du
projet est mise en pièces par la chaotisation du devenir mondial. Il faut aussi réapprendre à habiter
la terre, ce qui engage à la ménager. Aucune forme d’habitation ne va plus de soi. Forçons le trait :
face aux turbulences et aux contingences, face aux indéterminations, aux instabilités et aux
ruptures imprévisibles, voire improbables de l’histoire, l’idée de chaos est devenue, pour les
interprètes désarmés que nous sommes, la plus redoutable concurrente de celle de progrès.
L’idée de progrès régnait sur la conception dominante de l’Histoire, le chaos s’impose en tant que
schématisation spontanée de la post-histoire. Les promesses d’une unification rationnelle et
paisible de l’espèce humaine, signe d’une fin de l’Histoire, se sont évanouies. Peut-on échapper à
l’emprise du progrès résiduel, techno-utilitairement réduit ? Peut-on en même temps se soustraire
à la fascination postmoderne du chaos ? Peut-on échapper au vertige ? Rappelons, après Roger
Caillois, qu’il convient d’entendre par vertige « toute attraction dont le premier effet surprend et
stupéfie l’instinct de conservation », si bien que « l’être se trouve entraîné vers sa perte et comme
convaincu par la vision même de son propre anéantissement de ne pas résister à la persuasion
puissante qui le séduit par l’effroi. 471» S’il est vrai que le vertige est comparable à une force qui
« ravit le pouvoir de dire non » et pousse au « consentement à l’irrémédiable » 472, la résistance au
vertige implique une désacralisation du grand processus sans sujet qu’est la mondialisation
« fatalisée », en vue de définir les conditions nouvelles d’un contrôle par l’humanité de son destin,
qui inclurait désormais une « maîtrise de la maîtrise ». L’alternative la plus visible est attristante :
ou bien se prosterner, comme le font les mondialisateurs heureux, devant la nouvelle figure
techno-marchande du destin, ou bien se réfugier, à la manière des sectes millénaristes dont
l’esprit renaît dans les milieux de l’« anti-mondialisation », dans les rêveries qu’incarnent les
utopies ultra-faibles nées de la déception et du ressentiment - sachons décrypter en ce sens le cri
sloganisé des âmes souffrantes : « Un autre monde est possible ! ». Le désir d’arrière-monde se
satisfait désormais de bien peu. La diffusion et la consommation de ces nourritures psychiques
opiacées ou de ces sucreries utopistes ne sauraient transformer le monde, elles permettent
seulement de mieux en digérer la part croissante d’indigeste. Ce qui risque de provoquer de
véritables ulcères. Lermontov notait en 1841 : « On a trop nourri les gens de douceurs, tant et si
bien qu’ils en ont l’estomac gâté. Ils ont besoin maintenant de remèdes amers, de vérités
cruelles. 473» Il est certes plus facile de fuir vers les arrière-mondes et de s’endormir en chemin,
l’esprit embrumé par un excès de drogues de qualité médiocre et de bonbons sucrés.
La course vers le pire des mondes n’est pourtant pas inéluctable. Mais il
faut vouloir 474.
Et vouloir tout autre chose. Vouloir aussi sans ubris. Peut-être suffit-il, très
classiquement, de se laisser guider par la volonté de bonheur qu’on peut supposer commune à
tous les hommes. Beatos nos esse volumus, disait Cicéron. Serait-ce faire preuve encore de trop
d’optimisme que de supposer que nous voulons tous être heureux ? Une
470 George Orwell, cité par Jean Chesneaux, Habiter le temps. Passé, présent, futur : esquisse d’un dialogue politique, Paris, Bayard
Éditions, 1996, p. 71, 87.
471 Roger Caillois, « Vertiges » [1943], in R. Caillois, Instincts et société. Essais de sociologie contemporaine, Paris, Gonthier, 1964, p.
46.
472 Ibid.
473 M. Y. Lermontov, Un héros de notre temps [1840], tr. fr. Boris de Schlœzer, Paris, Gallimard, 1976, préface [1841], p. 108.
474 « Pour vouloir, il faut le vouloir et pour le vouloir (...), il faut vouloir vouloir... » (Vladimir Jankélévitch, Le Mal, Paris et Grenoble, B.
Arthaud, 1947, p. 154).
telle volonté est par principe non violente. J’imagine que les sceptiques eux-mêmes pourraient
reconnaître avec un brin d’humour, à la suite de Tourgeniev, que, « même sans compter le
bonheur, il y a beaucoup de choses bonnes dans la vie » 475. Rien de plus, rien de moins. Mais la
vie elle-même, en elle-même, est-elle bonne ? Telle est la vraie question. Insignifiante et
fondamentale. Métaphysique. En attendant, m’efforçant de rester humble et patient, j’emprunterai
volontiers à Lermontov cet autre éclat de sagesse, à portée d’être humain : « Il (...) suffit d’indiquer
la maladie. Mais Dieu sait comment la traiter ! 476»
475 e
I. S. Tourgueniev, cité par Wladislav Tatarkiewicz, « Désirons-nous être heureux ? », Revue de Métaphysique et de Morale, 71
année, n° 1, janvier-mars 1966, p. 34.
476 M. Y. Lermontov, ibid.
BACON (Francis), The Two Bookes of Francis Bacon of The Proficience and Advancement of Learning
Divine and Human, to the King (1905), trad. latine : De dignitate et augmentis scientiarum (1623) ; Novum
Organum (1620) ; New Atlantis (1627, posthume).
BOSSUET (Jacques Bénigne), Discours sur l’histoire universelle (1681) ; Sermon sur la Providence ;
Sermon sur la mort ; Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte (1709, posthume) ; De la
connaissance de Dieu et de soi-même (1722, posthume).
BUFFON (Georges Louis Leclerc, comte de), Des Époques de la nature (1779).
CASTEL DE SAINT-PIERRE (Charles Irénée, abbé), Ouvrajes de politique, 1733-1740, 14 vol. ; en partic. :
Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713) ; Projet de Traité pour rendre la paix perpétuelle
entre les souverains chrétiens (1717) ; Observations sur le progrès continuel de la Raison universelle
(1737).
COMTE (Auguste), Cours de philosophie positive (t. I, 1830 ; t. IV, 1839) ; Discours sur l’esprit positif (1844)
; Système de politique positive , t. I (1851), tome III (1853) et tome IV (1854).
CONDORCET (Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de), Vie de Monsieur Turgot (1786) ; Vie de
Voltaire (1787) ; Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1793).
DESCARTES (René), Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les
sciences (1637) ; Les Principes de la Philosophie (1644).
DIDEROT (Denis), Prospectus et articles de l’Encyclopédie ; Réfutation d’Helvétius ; Histoire des deux
Indes ; Pensées détachées.
FONTENELLE (Bernard le Bovier de), « Digression sur les Anciens et les Modernes » (1688).
477 Cette ébauche d’une orientation bibliographique constitue un instrument de travail présupposant les analyses et les
problématisations présentées dans mes livres : L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000 ; Du progrès. Biographie d’une utopie
moderne, Paris, Librio, 2001. Je tiens à remercier Jean-François Dunyach pour sa lecture attentive et très efficace d’une version
intermédiaire de cet essai bibliographique. Je remercie également Sylvie Mesure de m’avoir éclairé sur les positions ambiguës de
Wilhelm Dilthey et Thierry Paquot pour ses lumières sur l’utopie.
478 Pour les textes classiques de cette première section, nous ne mentionnons ni le lieu de publication, ni l’éventuelle maison d’édition.
Nous supposons que le lecteur est suffisamment avisé pour se référer à une bonne édition historique et critique de chacun de ces
textes de référence.
HERDER (Johann Gottfried von), Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de
l’humanité (1774) ; Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791).
HOLBACH (Paul Henri Thiry, baron d’), Système de la nature ou Des lois du monde physique et du monde
moral (1770).
KANT (Immanuel), « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784) ; « Conjectures
sur les débuts de l’histoire humaine » (1786) ; Projet de paix perpétuelle (1795) ; Le Conflit des Facultés
en trois sections (1798).
LEROUX (Pierre), Réfutation de l’éclectisme (1839) ; De l’Humanité, de son principe et de son avenir (1840,
1845) ; Doctrine de la perfectibilité et du progrès continu (1851).
MAUPERTUIS (Pierre-Louis Moreau de), Lettre sur le progrès des sciences (1752).
e
MICHELET (Jules), Introduction à l’histoire universelle (1831) ; Histoire du XIX siècle (1872).
MONTESQUIEU (Charles-Louis de Secondat, baron de), De l’esprit des lois (1748), livre XX.
PERRAULT (Charles), Le Siècle de Louis le Grand (27 janvier 1687) ; Parallèles des Anciens et des
Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences (1688-1697, 4 vol.).
SAINT-SIMON (Claude-Henri de Rouvroy, comte de), Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains
(1803) ; Mémoire sur la science de l’homme (1813) ; De la physiologie sociale (1813) ; De la
réorganisation de la société européenne (en colllaboration avec Augustin Thierry, 1814) ; Catéchisme
des industriels (IV, juin 1824) ; Le nouveau christianisme (1825).
SMITH (Adam), An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776)/ Enquête sur la
ère
nature et les causes de la richesse des nations (1 tr. fr. par l’abbé Blavet, 1781).
SPENCER (Herbert), Social Statics (1851) ; « Progress : its Law and Cause » (avril 1857)/« Le Progrès : loi
et cause du Progrès », tr. fr. A. Burdeau, in H. Spencer, Essais de morale, de science et d’esthétique,
vol. I : Essais sur le progrès, 1ère éd., Paris, Germer Baillière, 1877 (2e éd., Paris, Félix Alcan, 1886, p. 1-
79) ; Les Premiers Principes (1862), tr. fr. É. Cazelles, Paris, Germer Baillière, 1871.
STAËL (Mme de), De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800).
TURGOT (Anne, Robert, Jacques), « Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des
sciences et des arts ou réflexions sur l’histoire des progrès de l’esprit humain » (1748) ; « Tableau
philosophique des progrès successifs de l’esprit humain » (discours prononcé le 11 décembre 1750) ;
plan de deux « Discours sur l’histoire universelle » (1751).
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479 Certains philosophes mentionnés dans cette seconde section (tels Alain, Bergson, Cournot, Quinet, Renan, Renouvier ou
Tocqueville), un auteur tel que Gustave Le Bon ou un scientifique-penseur comme Jean Rostand, s’ils ont bien contribué à
l’élaboration et à la diffusion de l’idée de progrès, n’en ont pas moins soumis l’idéologie progressiste à un examen critique plus ou
moins radical.
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480 L’astérisque précédant certaines entrées indique que l’ouvrage ou l’article recensé est plus particulièrement consacré aux
thématiques de la décadence (« déclin », « dégénérescence », etc.) ou du pessimisme. Lorsque l’étude mentionnée ne porte pas
spécifiquement sur l’idée de progrès (« évolution », « développement », etc.) ou sur ses critiques, je m’efforce de préciser les parties
ou les passages relevant de mon champ d’investigation.
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