Pourritures
Tome |
1932 = 1940
doen
Dar El OummaMalek Bennabi
Pourritures
Mémoires
Tome!
{1932 - 1940)
Commence au Luat,
te 01/03/51 & 11h de matinsete *
INTRODUCTION
Le lecteur a entre les inatus les néritnbles Mémoizes de Gennabi,
encore que Uauteur nous avertisse gu‘i inoment on if les rédigeait, &
partir de mars 1951 - 2 un des neomertts les plus pei
apres avoir espéré trouver l'écoute de ses compatriotes natuntitent
apris fa parution du Phénoméne coranique ef des Conditions de la
Renaissance, afors que s‘intensifiait la guerre psychologique mw le
coloiatisme menait contre lug = if était prématuré daborder certains
aspects da sa tie sats qu'il nous en dise plus.
ibles de sa vie,
Cette partie de Pourritures que nous publions aujourd'hui provient
de la copie ronéotypés que devrit publier, & la demande de Bennabi, in
Mosquée des Etudiants de i” Université d'Alger. Mais la disparition de
ce dernier len empicha,
Dans sa préface de novembre 1948 aux Conditions de la
Renaissance, fe Docteur Abdelaziz Khaldi écrit « je suis particulitre-
anent tenté par une biographie Ia plus tourmentée et tn plus émouvante
que je connaisse en Algérie. Mais il me faut y renoncer, Umuteur m'in-
terdit formellement dy faire méme allusion. »
Cependant deux ans ef demi plus tard, Bennabi se décide 0 rédiger
son aulobiographie avce in ferme intention de ia publive puisqu’il nous
avertit dans sa priface que sow lore se veut un témoignage et percu
cormime tel « if n'est valable que s'il est contrOlé par les contemporain.
Staon, if peut n‘étre que le mensonge d’outre-tombe d'ure maniaque de
fa persdcution, d’un aspirant ¢ une auréole posthumie. »
Pourquoi, aprés ces terribles phrases, auteur ne s‘est pas attelé @ sa
publication ? Pett-on rajsonnabiement penser qu'un hontme conmie
Bennabl poutaut igatorer les consequences et les diffiewltés dune telle
publication ?Bennabt, grand conmatssenr de Nietzsche, sait que mémte ce dernier
a été réduit & publier une das parties de san livre-phare Ainsi parlait
Zarathoustra @ compte d'nutenr
DYnitiewrs, i s‘apprétait a In inéme période a finaricer, au moins en
partie, Védition arabe des Conditions de la Renaissance ax détrimenct
de ses besoins les plas ctémentatres.
Clest par une lettre ditde die 7 avril 1952 advessée au Dy Abdelaziz
Khaidi que nous apprenons qu'il a confid une importante sontme dar
gent & wit notable de Constantine, Mohanted Salat Benchicou, afin
quiil ia remette & Abdelkader Mimount, ke directeur fondatesir des
Editiens En-Nalidha, pour mener @ bien ce projet.
Fait plus dtigmatique encore, Benmabi remef cette premire partie &
Cheikh Abderrakmane Chibae et Cheikh Bralin: Mezhoudi, sur leur
insistanee, apros qu’dl eftt songé ala détriire en aodt 1951.
Estee selement, coneme le dit Bennabi, a cause de Vintensification
de la répression policiare, on pour des raisons qu'il a estimd ne pas nous
révéler ?
Ces questions ne pourront treiver leurs réponses que dans uit fra-
vail fouiilé et mninutiox d'une biographie de Bernabi qué ne s'appule
pas naiquement sur seat autobiegraphie mais actilisera aussi, et surtout,
des matériaux de diverses sources
Hest despérer que I’ Liniwerstté algdrienne s'honorera ex: langant un
pareil chantier.
Alnst nous aurons des réponses i d'aufres questions come par
exemple ia langue originale d'écriture de La Lutte idéologique.
La récente « découverte » par ta famille de Bennabt d'un manuscrit
en francais de La Lutte idéologique permet-olle, come certains lant
affirnrd auiec légevefé, de remettre en curse Faffirmation de Bennabi on,
dans son qvertissement, daté du Caine te 2 mai 1960, & |'édition arabe,
i inforniait que ¢’fait la premibre fols qu’ rédigenit wn Livre directe
ment on dangue arabe,Cette premitre partie de Pourritures vecoupe pratiquement le tome
U des Mémoires d’un témoin du sitcle qué counre ia povinde 193)-
1939,
Za promesse publique de ta farnille de Bennabi de publier prochai-
nement, entres autres Inédits, Voriginal frangais du tome H des
Mémoires nous permettra de contparer les deux textes, de mieux coni-
prendre ce que Bennabi a véritablement vécw on distinguant ce qu'il a
mis en lumiére dans le second et en consacrant certains éobnements et
jugements pour le premier.
Le choix des mots, ia tourmure des phrases utilisées serent un pré-
cleux matérian pour cette compréhension.
Jamnis, peut-étre, la sentence « éeris avec ton sang et fe sauras que
le sang ost esprit » ne s'est appliqué avec autant dacuifé et d’intensité
gut Bennabi, Le nteillewr témofgnage en est ce Here.
Abderrahman Benamara
Alger, le 21 aodt 2006AVANT-PROPOS
Cet avant-propos était nécessaire pour donmer une idée de
latnosphére générale dans laquelle se situe le drame qui m'oc-
cupe.
Quelques détails biographiques sont nécessaires. Je stiis né en
1905, cest-a-dire 4 une époque ot les premiéres traces de la
société nouvelle apparaissaient. Fappartiens donc 4 la généra-
tion maudite qui clét Je cycle de décomposition de la vieille civi-
lsation musulmane et inaugure une ére nouvelle of se mélan-
gent deux « pourritures », la colenisebifité et la colonisation, mais
of surgit aussi, ga et 14, ie signe précurseur d'un ordre nouveau
encore indéfinissable.
Mais cet oxdre nouveau se trouve fatalement en apposition,
2n contradiction violente avec tout ce qui veut maintenir ie statu
que suit par habitude, comme fa colonisabilité, soit par intérét,
cotaine le eclonialisme. Et s'il s'‘incarne en quelqu’un, i] est fatal
aussi que celui-ci se trnive on butte aux colonisables et & leurs
mattres qui, pour garder leurs créatures sous leurs bottes, en ont
fait des « indigénes », cest-a-dire des étras ternes, asexuds, ni
hommes, ni femmes, amoraux, immondes outils de leur coiont-
sation... ly a d'ailleurs deux catégories d'indigénes. Ey a les
traitres patents, genre Dr Bendjelloul, qui vivent de Targent du
colonialisme et du mépris du peuple. Mais il y a aussi « les trai-
tres dorés » qui vivent de Targent du peuple, en exploitant son
ignorance,
Tout compte fait, Jes premiers sont moins méprisabies et
moins dangereux puisque leur fortaiture est affichée.
est pourquoi, il ne sera question ici que des seconds.
Pourquoi suis-je né pout étve, en Algérie, l'un des signes pré-
curseurs de ordre nouveau et, par cela méme, un hotiume en
gbutte aux monstres de la colonisabilité et du colonialisme ? Je ne
je sais pas et je opis, au demeurant, assez musulman pour accep-
ter la destinge que le Dieu que jinvaque m'a donnée.
Je sais seulement ce qu'il coitte 4 ua homme de venir trop en
avant ou trop en retard de son épeque. Je zaconte donc simpie-
ment ce que je sais pour llavoir vécu, vu, enfendu, et pensé.
Le 01-03-51
Sh. 35PREFACE
Jai vu trop de choses, depuis vingt ans.
Jen suis gorgé comme labeille de son miei quand elle a trop
butiné. Matheureusement, le « miely que je veux déposer dans
ces pages n'est pas du nectar de fleurs, mais le contenu d'une
ame qu'on a voulu détruire par Ia contrainte physique et le poi-
son moral,
C'est histoire de cette ame, son expérience depuis vingt ans,
qui est Je sujet de ce livre. En somme une Confession ou des
Mémotres. D'autres titres encore nvont tenté. Mais j'ai choist celui
qui les résume tous : Pourritures-
Ce ttre coincide, en effet, avec Fimprassion que jemporterais
certainement, d'un musée, d'une exposition oft les visages et les
choses que jai connus, depuis vingt ans, sernient rangés, d'une
maniére rétrospective, avec leur Kegende, leur éhiquette particu-
ligre : ici, par exemple, Ia « galerie des traitres dorés », 12, celle
des amis des musulmans, genre Massignon, 14 encore Ja « salle
des choses de fa colonisabilité et des histoites indigénes », ail-
leurs, Ja « salle du colonialisme et de la charité chrétienne », plus
join, dans une ombre propice, la « salle des mystéres juils », et
celle des « laborateires des poisons psychologiques. »
En fait, il faudrait antant de chapitres dans ce livre pour don-
fer, encore vaguement, j'impression que j'éprouve réellement en
récapitulant, méme trés sommairement, mon expérience surtout
depuis la fin de mes études. Mais il y auzait tellement de chases
a dire que ma vie n’y suffirait plus, surtout s'il sagit de donner &
chaque chose sa signification humaine réelle c'est-a-dire sa pot-
tée sur la chair, sur Fame, sur l'intelligence, le coeur d'un étre
humain. Pourrais-je décrire, comme il convient, mon état dame,
en cette veille du 28 juillet 1947 quand devant ma fenétre, et la
qtlumiére éteinte dans ma chambre, je croyais voir pow la demiére
fois les étoiles du ciel, parce que le lendemain on devait, encore
une fois, m'arréter et que jétais décidé 4 défendre ma conscience
au prix de ma vie ? Le lecteur « indigéne » pourzait-il me com-
prondre quand je voudrais lui résumer cet état dame par ce mot
que je disais devant ma fenétre; en cette teizigme nuit de
Ramadhan : « Aucune étoile, hélas, ne bouge pour venir A mon
secours 2»
Pourrait-il comprendre, le lecteur « indigine », ce que signifie
pour une dime, digne ce ce nom, le regard doux et percant d'un
enfant de cing ans qui n'a méme pas eu tin morceau de pain dans
le ventre, pour aHlet se coucher ? Ce regard de mon petit neveu,
Abdelhamid, est, cepencant, ce qu'il y a de plus tragique dans
cette histoire, de plus peinant dans ce drame épouvantable, que
ma famille et moi vivons depuis vingt ans. Car, la « charité chré-
Hanne » mhésite pas : quand elle veut détruire une Ame, une pen-
sée, une oeuvre, un homune, elle frappe, s'il le faut, toute une
famille : 1a femme et l'enfant.
‘Ht te lecteur « indigéne » pourrait-ii, alors, comprendre que le
regard de mon petit neveu est la plus horrible torture que le
colonialisme a frouvée contre moi, aprés m/avoir torhuré par
mon pére, par ma sceur dont ona jetd, i y a dix ans, le mari dans
la rue et, aujourd hui, en jetant son gendre, le seul soutien de ses
sept orphelins, 4 Ja porte de sen administration.
Etcomprendrait-il, le lecteur » indigéne », que ce regatd d'en-
fant n'est pas seulement, qu'une torture choisie contre mol par
teux qui savent distiller le poison psychologique dans lame
quills veulent détruire, mais aussi une terrible, une insupperta-
ble accusation de deux yeux doux qu'ils posent sur moi me font
baisser ie regard comme le responsable de tout ce drame.
Mais supposer qu’ii comprendrait cela {sans méme parler de
mes souffrances personnelles, qui vont, parfois, jusqu‘au délire}
c'est supposer que le « traitre doré » est un authentique héros,
que le « traitre en puissance » est un futur martyr, que la “calo-
nilisabilité” est une vertu, que « Findigéne » est un étre humain.
12Supposer cela, ce serait démentir mon expérience propre, celle
de ma ferme. Car pour servir, elle aussi d'instrument de torhure
contre moi, ma femme a connu la maladie sans meédecin ni reme-
des, humiliation d'aller travailler au dehors pour subvenir aux
besnins de note menage, fétais dans lincapacité totale de la
faire vivre moi-méme, le colonialisme m'obstruant toutes les
yoies du iavail, m8me comme manceuvre et, finalement, elle a
connu la prison avec moi,
Faire comprendre lout cela, méme avec le talent d'un grand
écrivain et méme a des @tres normaux comme nos paysans, nos
bergets, nos femmes si compréhensives, cest assurément diffi-
cile. Mais tenter de le faire comprendre a des « indigénes » dant
Tun est alem, Pautre docteur, Vautre encore éha, c'est une
gageure.
Et comme notre peuple de braves gens est encore ignorant,
hélas, ce n'est pas davantage pour lui que jécris.
Ce livre est simplement wn témoignage que je veux laisser
aux générations qui viennent. Mais je Pécris de fagonm que ma
génération, elle-méme, le connaisse, le discute et le critique. Car
un témoignage n'est valable que s'il est contrdlé par les contem-
porains. Sinon, i peut n’étre que le mensonge d'outre tombe
diun maniaque de la persécution, d'un aspizant & une auréole
posthume.
Je le jette done a la face des « indigenes » de mon pays comme
le témoignage de mon mépris.
Je rvai pas 8 dire ce qu'il représente, par ailleurs, aux yeux des
eréateurs de ces « indigénes », car I'« indigéne » n'est pas un
homme mais un produit colonial fabriqué par le colonialisme. Ils
le savent : eux qui sont les animateurs réels du drame moral,
intellectuel et matériel, sur lequel je vais essayer de soulever, un
tout petit peu, le ridean qui fe masque depuis vingt ans.
Etje sais quel émoi peut causer aux « indigénes » d'Alpérie et
a leurs seigneurs les colonisateurs, le seul fait de montrer un tout
petit coin de ce drame qui iHusire d'une fagon saisissante les
cr}tares précises de la colorisabilité et les objectifs précis du calenia-
lisme.
Jaurais pu, sans doute, adopter pour cet exposé unt ordre ana-
lytique présentant tes choses par panoplies : celle de la colonisa-
bilité et des indigenes, celle de fa colonisation et des civilisés
colonialistes, etc.
Mais j'ai préféré fordre chronclogique & tout autre. me sem-
ble, en effet, que les dates sont nécessaizes pour marquer certai-
nes étapes de l'évclution et le sens méme du drarne qui embrasse
trois périodes de mon existence : ma vie d’étudiant, de 1931 4
1936, ma vie de paria errant de 1936 4 1945, et ma vie d'écrivain
de 1546 4 ce jour,
Je risquerai, sans doute de cette manire, de présenter mon
exposé comme une masse de détails. Mais j‘éviterai cet écueil en
laissant au lecteur noh « indigéne » le soin de deviner hatméme
certains détails, cettaines nuances sans qu'il soit nécessaire de
noter que ce qui peut dégager lunité et le sens du drame.
D'ailleurs, a priori, certaines étapes de mon existence seront a
peine touchées, car il serait prématuré d'aborder, dans tes cir-
constances présentes, le sujet quelles concernent.
44Premier Age
VETUDIANTL'ARAIGNEE
— Massignon voudraid te voir |
Je ne savais pas ce que ce nom, que mon ami Ben Sai venait
de prononcer négligemment, allait signer toute ma vie et la des
finde de ma famille. Mais mon ami qui avait crachoté une ou
deux fois sur le trottoir, 8 droite et autant 4 gauche, pour mar-
qhter une pause, ajouta :
— Gui, c'est Bournendjel qui me a annoneé hier, disant le
tenir lni-méme de « quelgu'un » qu'il ne savait plus qui c/dtait.
Massignon, Boumendiel, ou ... it m’a fallu des années de dure
experience pour comprendre cette conjonction et trouver le sens
de ce « queiqu’un » jeté simplement comme un voile sur ja liai-
80M significative entre le colonisateur et le colonisable, entre le
fic qui se fait passer pour savant et méme saint homme et Vin
dicatetw gui se fait passer pour patriote, puis sera canonisé
shéros» algérien.
Mais j'étais bien loin de me douter de tont cela, & cette épo-
que. Nous dtions en 1932, et il régnait dans fe milieu estudiantin
nord africain, & Paris, pas mai d'effervescence.
Quelques années, auparavant, Tun des premiers ireligenes
intellectualisés ou des intellectuels indigénisds, Chérif Mécheri,
avait inauguré fa trahison intellectuelie. If avait monté com-
ment, en denant un coup de paignard dans le dos du regretié
et venerable Emir Khaled, lequet était pris A patti par Je journal
WLe Républicain de Morinaud. alors député maire de Constantine,
on peut devenir sous-préfet et faire lentement et paisiblement
son chemin dans la « servilité » chaque fois gprelie demande une
faveut pour !'un de ses rejetons qui pullulent, comme des puce-
rons, dans fa région de Tébessa.
Quoiqe'il en soit, Ja vole était donc tacde cf pas mal d'étur
diants marchaient vaillamment sur les traces gloriewses de
Mécheri Chérif,
Chactin avait sa formide pour devenir sous-préfet. Linn sé
christianise comme Iba Zizen qui terminait péniblement ses étu-
des de droit. Lautre se francise comme Hosny Lahmec (isez
Hocein El-Ahmak} qi avait tertaind les siennes et publié deja
ses fameuses Lettres Algériemtes, ce livre que les pares blancs vert
daient ewerémes aux visiteurs de l'exposition coloniale parce
que, vous vous en étes deft doutés, if vagissait, en fait, d'une
agervitité » dirigée contre islam.
Iby avait fou ¥e Dr Moutoc ~ que la pitié ait son Ame - chargé
de la mission de provocateur ; faisant ici de fa surenchére natio-
naliste ef 1a de Vobstruction administrative, Ty avail, enfin,
Naroun, chargé de scinder les étudiants et de séparer le clan
algérien pour en étre le président.
Dans fe clan tunisien i] y avait quelques figures sympathi-
ques, du moins avant quellas ne fnssent gatées, fanées, be
tries par le souffie de Bourguiba. Ben Slimane ouvrait ses
deux yeux indulgents sur 58 future vie de Docteur. Ben Milad
gérait je se sais quel secteur de f'Association des Etudiants,
pour apprendre son futur iétier d’homme d'Etat tunisient.
Ben Yoncef se pamait intérieurement quand on parlait d'islam
ow qu'on disait une belle phrase. Ben Lahouan, déiste et maté-
yialiste préparait secritement son confusionnisme doctoral.
Hadi Nowira étudiait encore les intonations de sa voix mais
préférant, toujours le trémolo. Tandis que Thamer - que Dien”
ait son ame ~ tayonnait d’une douceur qui annongait le
futur martyrDans le clan marocain, c'était le mystére de Ja terre marocaine.
En tirant sa tabatiére pour priser, Mohammed El-Fassi qui
présidait alors l'Associations des Etudiants Nord-Africains, pre-
nait en fait, avec le sens héréditaire de plusieurs géndrations de
négociants ou cde courtisans de Fes, ie temps de réfléchir car sa
pensée élait lente, calculée. Ben Lafradj était Fombre du prési-
dent. L'un ef l'autre formaient le noyan du futur gouvernement
marocain, Mais le premier, sachant que c'est fe présent qui pré-
pate Yaveniz, avait déja des attaches avec Ben Ghabrit et des atta-
ches - que je devais deviner plus tard - avec Massignon. Quant &
‘Torrés, i] était & lui seul un clan 4 part. Et, se sachant seul c'est
juimeéme gui s'applaudit quand il parle - faisant Vorateur et le
public, Au demeurant, t7és bon orateur et vrai patriote.
Je nai pas connu Abdeldjallil qui, avant mon azrivée & Paris,
avait été déja raflé par Massignon, séquestré, emmuré dans un
séminaire chrétien dof i] sortira quelques années plus tard seu-
fement, sous le nom de « pre Abdeldjalil ». C'est dailleurs peut
étre, 1étudiant le plus intéressant qui, ayant vu la décomposi-
tion, la pourriture de la bourgeoisie musulmane fil était lnk
méme de cette bourgeoisie} s'était réfugié dans le christianisme
par idéal ; Fidéal que Massignon avait su diriger sous ses yeux
de néophyte.
De ces trois clans, ie plus propre, c'était assurément celui des
Tunisiens, le plus troublant, celui des Marocains et fe plus sale,
celui des Alpériens.
Il y avait, enfin, les étudiants qui ne s'estimaient d'aucune
appartenance. Sahli n’était pas encore suffisamment dékabylisé et
sa langue, aulant que sa psychologie, Iisolaient. Mohamed Ben
Sai et moi-méme, nous avions apporté & Paris un bagage pan-
islamiste qui nous isolait également de tous les autres, du moins
moralement. Et nous avions, je cols, Ia vanité de notre isele-
ment,
Voila le petit monde de [intelligentsia nord-atricaine tel qu'il
était en 1932 4 Paris avec, bien entendy, pas mal de figurants
dont je n’ai pu garder les noms.
19Mais quand mon ami Ben Sai m’annonca le désit de
Massignon de me voir, jignorais que celui-ci avaiten mains tou-
les les ficelles qui faigaient gesticuler notre petit monde, Taui-
méme était, dailleurs, invisible comme une ataignée dans sa
toile.
Je dois dire, d'ailleurs, que je compris sur je champ pourquoi
catte avaignée voulait mattirer a son filet of, quelques années
phus bE, Abdeldjalit s'était trouvé pris, anesthésid et ligote.
a
H faut dire qu’en effet, & cette époque, l'Association des
Fiudiants Musuimans Nord-Africains qui venait de nattve 4
Paris préfigurait un état de choses, contenait des virtualités,
annonsait des perspectives qui ne pouvalent manquer d'inguid-
ter le colonialisme qui commengait jastement et sitmultanément
ses politiques de berbérisation, de lalinisation, de christianisa-
tion et de francisation de l'Afrique du Nord. Le testament du
pere de Foucauld était le bréviaire de tous les fonctionnaires, de
tous les prétres, qui avaient regard, de prés on de foin, sur les «
Affaires musulmanes ». Or, exécuteur testamentaire du pére de
Foucanid était justement Massignon qui ne se eachait nuliement,
ailleurs bien loin de 1a, de cet honnewr.
Je compris done quill voulait me voir parce que j'étais préciaé-
ment la mouche dont le bourdonnement agagait, dont les ailes
frétillantes risquaient d'abimer sérievsement sa toile d'araignee.
Ce qui importe 4 une araignée de bonne trempe, ce nest pas
d'ailienrs de prendre une mouche, mais de la prendre sans
gacher son précieux filet. Or, je le répéte, j'étais la mouche, sans
daute inconsciente, mais qui venait témérairement de secouer ce
précieux filet.
Je venais en effet, quaire ou cing jours auparavant de donner,
4 Association des Btudiants, une conférence qui avait pour titre
« Pourquoi nous somines Arabes ? ». Quand je dirais que Bern
Youcef se leva, rouge d'émotion, pour membrasser on compren-
dra, peut-&tre, Feffet que ma conférence produisit sur les trois
clang de Tintelligentsia nord-africaine.
20Je dois dire aussi, pour lintelligence de ce drame, que le clan
algerien était Ii, en la personne de Boumendjel qui marqua par
hasatd Ja contradiction, H me reprochait jusqt'au tte méme de la
conférence. EL, mon sujet ayant dé développé sous la lumiére de
Fhistoire générale de l'Afrique du Nord, le représentant du clan
aigézien trouva que le passé ne pouvait rien nous enseigner sur
favenir, Cette thése singuliére annonce déja, comme on te voit, celle
que son futur co-hénos de La République Algérienne devait soulenir
en 1936 en disant que «| histoire ne révéle pas la nation algérienne,»
Mais laissons les choses venir en leur temps.
Pour le moment, ma thése formait done une sacrée antithése
avec les vues du berbdrisant, latinisant, christianisant et francisant
Massignon. Et, elle n'éiait pas non plus dans Tesprit des futurs
héros de l'Algérie, qui devaient, pour le moment, surveiller de loin
un poste de sous-préfet ou quelque chose de semblable. En plus, i
est significatif que ce soit justement le Bournendjel qui avait fait la
contradiction qui vient annoncer, quatre ow cing jours, plus tard, le
désir de Massignon de me voir Hest non moins significatif de noter
som désty de cacher sa liaison avec leraigute du Collage de France.
Liaison cachée, liaison coupable dit un proverbe que je crée.
Quoiqu'll en soit, je reus, pour ma part, aucun désir de
répondre 4 l'invitation de Texéeuteur testamentaize du pére de
Foucauld. Non que jaie eu peur ; j€tais loin de me douter de
Yhomme qu’était celui dont je recevais l'invitation. Et jPtais,
dailleurs, assez téméraire pour que cette peur mame m'efit dicté,
sur le champ, de ne pas y répondre.
Mais javais été quelques jours grisé par mon succés. Jfavais
méme pulverisd la contradiction de Bournendjel, si bien que Ben
Youcef s'était jeté & mon cou et que Mohammed El-Fassi, alors
président de TAssociation, patla de moi, entre deux prises,
comme «doctrinaire de lunité notd-africainen,
Et, mon Dieu, le «doctrinairey que j'étais ne voulait pas
sondescendre A une invitation par personne interposée. It efit
falla qu'on men fisse part, au moins, stir du bristol.
aJétais jeune et n’avais que les dons de la nature la ott if failait
avoir une bonne education qui constitue la base stire sur laquelle
s'édifie l'exptrience de Fhonune.
Je haussai donc simplement Jes épaules et ne suis pas allé
chez Massignon. D'ailleurs quelques jours aprés, je n'y pensai
méme plus. Mais ta vie allait n’apprendre que hui ste tavait pas
oublié, ne moubliera plus. [Yautant plus que je ne me faisais pas
oublier, fordant constamment ses plates-bandes, je m’en doutais.
Quelques jours aprés, c'était en effet le renouvellement du
bureau de FAssociation of, Vaprés le vote unanime, de assem-
blée générale, je devais étre portd a la présidence-
Mais avec son ornbre Ben Lafredj, Mohammed El-Fassi, per-
suada les uns et les autres qu'il ctait « politique » que ce soit un
Marocain qui assuma la présidence, Et entre deux prises #1 se fit
élire président en faisant porter sa candidature par Ben Lafredj,
jequel me persuada que je serais un excellent vice-president’
Quoiqu’' en soft pour répondre & la modestie du président, je
décidai de deécliner, de mon céte, Fhonneur d'étre son vice-prési-
dent croyant que ce titre irait mieux a mon ainé, mon ami et mon
maitre Mohamed Ben Sai.
Jétais en effet un exemple complexe de sincere humilité et
dinnocent orgueil.
Mais je ne me doutais pas que mon « pitbiscite » a lassemblée
générale des dindiants dtait un événement qui devait dre note s0i-
gneusernent dans les registres du Deuxiéme Bureau, en meme
tentps que mon attitude qui avait fait, justement avorter les
manures adminisizatives de division dont Moufos était chargé.
Mais pour comprendre cela, i fallait beancoup de raison et je
niavais que de Virdelligence. Si bien qu’ mon insu - mais je le
comprends A présent - j'étais un « individu 4 surveiller ». je ne
men rendis méme pas compte lorsqu'un policier vint me trouver,
Th) On aout vor, Peianrs, an malice de Fetmosphéra of te futur du “nallonalisee” va
88 preparer & son rélo, sachent quill ést toujours plus avantapeux et plus dlégant de
aire porter sa candidature par son eonpére, piutdt pas sorména. Et is constitution
OU premier panament manter quil n'a nas oubNé oes japon aretarant faire porter
modestement sa candidature a Ja prdsidence op la Constituante algérienna par
quaigu'un,
221 Union des Jeunes Gens Chrétiens oft je prenais mes
Tepas, pour me poser quelques questions sur mes « moyens
d'existence », sur l'enseignement que je fréquentais. Nor que je
ne susse pas, sur le champ, ja cause de cette intrusion inopinge
de la police dans ma vie, mais fe n'eus aucune idéw de 5a relation
avec linvitation de Massignon, ni surtout de sa portée sur la
sitnation de mon pére, et, par ricochet, sur celle de Péhudiant que
fétais. D'ailleurs, cet étudiant n'était pas encore bien studieux,
Je venais, d'un cété, de rencontrer ma femme et, de autre
mon zéle pan islamiste ou simmpiement istamique débordait.
A l'Union des Jeunes Gens Chreétiens fétais dja célébve
comune missionnaire muusulman. Si bien que si quelqu'un avait
um intérét quelconque de noter mes faite et gestes, il devait fata-
lement noter que, non seulement, je n’étais pas wn élément assi-
milable par le christianisme, mais que jétais, au contraire, « dan-
gereux » pour les jeunes chrétiens que je fréquentais et auxquels
je révélais un islam gui n'avail aucun trait commun avec Vislam
indigéne dont on leur avait parlé. Et, de fait, m’étant moi-_méme
désindigénisé dans ce foyer chrétien, j'y avais pris gotit pour la
chose religicuse, ce qui manquait, ailleurs, ce qui manque tou-
jours a la jeunesse musulmane.
Hyun autre cdté, mon zéle allume a ce foyer, fallais porter sa
flamme au Quartier Latin of le clan algérien passait de l'intrigue
« politique » & Vintrigue d'amour avec une parfaile inconscience
du passé, du présent et de l'aveniz.
Et Cest, je crois dans ce réle de missionnaire entre dettx races,
deux mentalités, deux jeunesses différentes que j'ai pris
conscience de toutes les tares du monde musulman post-aling-
hadien. Les jeunes chrétiens que je fréqueniais étaient infiniment
plus sympathiques, plus riches moralement et intellectuellement
que les indigénes, les Algériens surtout, que je rencontrais at
‘Quartier Latin. Parmi mes coteligionnaires, je n'avais, ailleurs,
qu'un seul ami et confident & qui je faisais part de mes réflexions;
<était Mohamed Ben Sai qui partageait inon amertume. Et le
groupe que nous faisions & nous deux - et & fois plus tard quand
Son frére Salah viendra & Paris - ne sen trouvait que plus isolé
a3encore des autres. Notre muraille de Chine nous protégera
contre les contarninations de nos compatriotes. Mais dailleurs
alle deviendra, finalement, si étouffante que Salah Ben Sai, fe
premier, y fera une bréche, un jons, pour s‘évader, aprés un éclat
avec son fréve dont le caractére sétait, peu a peu, effrite, som-
brant dans Ja psychose de la persécution
Mais cette muraille, derridre laquelle allait se passer notre vie
studieuse et méditative, ne devait - je le comprends maintenant
- qu’accentuer, aux yeux de l'Adeainistzation, lespéce de mys tere
dans tequel nous vivions, nous signalant ainsi comme des « indi-
vidus dangereux ».
Il faut dire aussi, en se placant du point de vue administratif,
que le danger était rée].
L'Administration voulait scinder les ctudiants nord-africains,
pour parquet chaque clan a part. Mais Ben Sai et moi, nous
avions fait avorter toutes les tentatives de Moufoc qui préchait
Falgérianisme et créait, 4 tout instant, des incidents avec les
‘Tunisiens, de Naroun qui semait le gadinisme au moment of
Godin dirigeait la fameuse officine de la rue Lecomte, cette
espéce de commune auxte transportée A Paris, et de Boumendjel
qui semait le socialisme de Blum et le kabylisme de Tahal.
De mon cété, j'avais pris, au Quartier Latin, une part active a
la lutte qui s’était engagée autour des Lettres Algériennes de
Lahmec qui avait trouvé cette formule originale pour solliciter
un poste de sous-préfet. Avec le regretté Ben Abdellah, qui
devait finir sa vie, tragiquement, alors qu'il sera avocat & Blida,
nous faisions, 4 Paris, écho de la carspagne de Lamine Lamoudi,
quia si mal tourné depuis, mais qui menait alors, dans son jour-
nal La Défense, Ja vie dure au candidat sous-préfet
Ainsi, Ja petite mouche, pleine de vie mais si inconsciente,
que j'étais, pergait chaque fois de ses ailes innocentes la toile de
Varaignee.
Et, pour couronner cette premigre année de mon séjour, &
Paris, je devine conspirateur.
a4Et il y avait, en effet, 2 Paris un étudiant syrien qui doit étre,
je crois, anjourd’tnu, le délégué de son pays & I'ONU. Je veux
parler de Farid Zein Eddine, qui préparait alors son doctorat en
droit 4 Ja Sorborme. C’était une valeur, yume grande valeur. Ty
avait en lui Vintellectuel de qualité et 'homme viril. je crois qy'il
avait fait le coup de fer avec le Sultan EE Attach, lors du fameux
soullvernent des Druzes en 1924 ov: 1925. It était, par ailleurs,
apparenté au regretté et noble exilé Chakib Arslan qui vivait
alors a Genave ... Est-ce en raison de cette parenté suggestive ou
prax idée personnelie, Farid Zein Eddine venait de fonder, avec le
concours d'un Egyptien copte l’assaciation de la Ligue arabe.
Eh oud, rien que cela. Et, pour comble, on décréte das la réu-
nion préparatoize qui se tint dans un café du haut de St Michel
que Vorganisation fut secréte. Or, j‘étais Iun des membres de
cette organisation que dirigea, avec tant de tact, le copte égyp-
Hen, Farid Salib, et oti je représenterai Algérie.
Voila donc que je nYentourai d‘tn mysiére de plus. Dectrinaire
de Yunité nerd-atricaine, missionmaire mustdman 4 [Union des
Jeunes Chrétiens, militant pan-islamiste au Quartier Latin, et fra-
lement conspirateur du pan-arabisme ! C’était le comble #
Drailleurs, notre « conspiration » n’était secréte qu’anx yeux
des quelques innocents idéalistes, comme j'étais moi-néme.
J étais cependant circonspect. Je m’opposai, par exernple a
Yadmission de Hadi Nouira simplement parce que le trémolo de
sa Yoix ne me plaisait guére, non que je vis en lui un traitre mais
un comédien.
Ben Youcel, Torrés, Ben Lafredj, dtaient 14, Ben Milad, je crois
aussi, Mais ily avait également, Mohammed El-Faasi. A nos réu-
nions, toujours « secrétes », on Je voyait priser, sourire, applau-
dir. C’était un conspiratewr attentif, irés attentif... C'est d’ail-
jeurs, 4 cause de son attention je crois, qu’il deviendra par Ia
suite, directeur des Karawiyins.
Bref, nows nous sentions en sécurité dans notre inconscience
admirable.
25Mais quiconque avait un intérét quelconque 4 noter mes fails
et gestes, en cette annde 193%, le bilan n’était pas insignifiant +
chaque fois que Vardignde avait tendu le filet administratlf deux
petites ailes J/avaient pereé, sans mime s'en douter. Motifoc ne
faisait plus le simulacre du patriote aigerien offensé par les
Tamisiens ou les Marocains. Lahmec avait disparu, définitive-
ment. da Quartier Latin. Sahli de plus en plus dékabylisé deve-
naif souriant...Boumendjel devenait plus distant avec son com-
pare Naroun dont la Hquidation se préparait sérieusement, au
sein dui demier carré d'individus qui voulaient, cotite que corte,
figurer dans Ja défunte Association des Etudiants Musulmans
Alpériens. Et, par ailleurs, je formais a l'Union des Jeunes Gens
Chrétiens, nn « groupe » qui allait, un moment, faire parler de tui,
Bref, Administration n’avait enregistré, cette annde-}k, que
des échecs dans sa politique avec I’« clite » del Afrique du Nord.
Et, somme toute, tous ces échecs devenaient, par Ja force des
choses, coux du Conseiller technique, membre du Conseil inter-
ministériel, professenr au Coilége de France et ami des
Musulmans, je veux dire ML. Massignon, en personne.
D’ailleurs, j'avais eu, entre temps Paccasion de voir de mes
yeux cette personne, a deux reprises. ‘Une fois ¢’était dans un
temple protestant, & l'occasion d'une Tournde de Vislam ou
Massignon devait prendre la parole. Boumendjel était 18, Et un
fait significatif me revient mainienant & T'esprit : Boumendjel
était surveillant 4 Sainte-Barhe, quicongue était étudiant 4 Paris,
se représente la faveur méme pour un francais d’étre surveillant,
tout en faisant ses énades. Quoiqu’il en soit, je m‘étais donc
rendu 4 cette conférence sur Vislam avec ma ferme et Ben-Sai,
On nous donna, tout de suite 4 entendre que la conférence,
n'était pas contradictoire. Je ne pense pas, Wailleurs qu'il s¢ trou-
vat {A une seule personne qui serait venue pour contredire.
Quant 4 mei, je remarquais simplement que Massignon pariait
bien. Mais je remarquais surtout qu’il était trts bien informe sur
Ja vie des musulmans a Paris... IE nous, raconta, entre autres,
comment le propriétaire d’un café nord-africain qui s‘était
a6ouvert & Issy-les-Moulineaux, dans cette banlieve parisienme ou
vivent beaucoup de ces misérables travailleurs que Afrique du
Nond exporte parce que Jes colons n’en ont pas besoin, fut telle-
ment tracassé par ta police sur la tenue de son établissement
qu’ll faillit en devenig fou. Le bonhormme a’avait, en effet, ou ne
croyait rien avoir 4 se reprocher sur la bonne tenue de son éta-
blissement of, en bon musulman, d n’admettait ni jeux, ni bois-
sons alcoolisées. Mais Massignon sut expliquer 4 Vauditoire que
c'était précisément @ cause de la trop borne tenue du café que
son propri¢taire avait des ennuis ef que dés que les jeux ef les
alcools ¥ furent adinis, ies entuis cessérent automatiquerment.
Cat exposé m‘arrachét, je dois le dire, un sentiment de sympa-
thie et méme de respect pour homme a Vinvitation de qui je
n’avais pas daigné répondre, quelques semaines auparavant...
je comprends maintenant que son jeu était encore kop subtil
pour le simple bon « petit indigéne » que j'étais,
L'autre occasion de voir et d’entendie Massignen me fit don-
née par une conférence que ce dernier venait donner, a l'invita-
tion de notre association estuciantine. C’était dans une des sal-
les de la Mutualité. J’y étais naturellement encore avec ma
femme et les deux Ben Sai, car Salah était arrive entre-temps 4
Paris. Je ne me rappelle plus exactement le sujet de ia conférence,
Foujours est-if qu'il y fit question de F'intraduction de Falphabet
latin en Turquie. je me rappelle eneare qu’tl y ett coritroverse, a
propos de Falphabet atabe. Ben Youcef voyait le salut des pays
arabes dans ladoption des mesures que Kemal avait prises, dans
gon pays. Massignon dtait pour l'alphabet arabe et le défendit
vaillamment. Les suffrages étaient pattagés : certains allaient &
Ben Youcef, je donnai le mien 4 Massignon, je ne comprenais pas
encore que c'était simplement le flic qui venait noter les réac
Hons du milieu intellectwel mrusulman. Féiais trop peu expért-
mend, Et ce soir 1a Massignon, emporta encore ma sympathie
méme aprés avoir évité de me répondre sur une question que
javais jetée dans la conversation qu'il avait - autant qari men
souvient: avec Ben Lafredj et Mohammed ElFassi qui faquinait
sa kabatiére,
a?Javais dit, en effet:
=. Monsieur le professeuz, ne croyez vous pas que la déca-
dence du monde nmsulman soit due, entre autres causes proba-
blement, A une exégése coranique bourrée de mythologie grec-
que et de sophistique israilite ?
Je me rappelle qu'un éclair fugitif passa dans ses yeux, mais
qu'il fit mine de n‘avoir pas entendu ma question, que je ne Vour
lus pas répeéter, d’ailleurs. Mais 4 vrai dire, je n’avais nen saisi
dans V'attitude de cet homme qui emporta, malgré teat comme
je le dis, ma sympathie pour son opinion sur Falphabet arabe.
Je comprends aujourd’hui toutes les raisons qui font qu’ a
dit noter soigneusement ma question et mon nom, dés sa sortie
de la conférence. Et maintenant que je sais mieux analyser les
hommes ct leurs attitudes, je sais bien que Massignon me
connaissait dé pour meltre mon nom sur mon visage.
Bourendiel en souriant et El-Fassi en prisant ne mavaient
sirement pas laissé un inconna pour tui : un voulant garder le
pied a Sainte-Barbe et ‘autre voulant mettre ke sien & Katawiyin.
Bref, en quittant Paris on juillet 1932, pour aller en vacances,
javais copiensement Jaissé mon souvenir au Quartier Latin et
dans l'esprit de Massignon.
26PREMIERES VICTIMES
En rentrant 4 Teébessa, pour y passer mes prersiéres vacances,
ify avait deux ans qtie je n’avais pas revn mes parents, En effet,
favais préféré passer celles de 193] 4 Pazis méme pour bacher
jes mathématiques, car je me seitais trés enclin aux études tech-
niques et n'avais, cependant pour tout bagage scientifique que
les notions dlémentaires du certificat d'études primatres. Je ne
dois pas compter les années de médersa qui ne mavaient donné
qe’une culture arabe et une plus vague formation philosophi-
que, que je m’étais d’ailleurs donnée moi-méme, au détriment
da programme rudimentaire de « Fenseignement supérieur
uisulman » donné dans les trois Médersas algériennes.
D*ailleurs, j'arrivai 4 Tébessa avee un programme de vacan-
ces assez chargé que m'avait tracé le Directeur de l'Ecole
Supérieure de Mécanique et d'Electricité oft j‘Stais admis & sui-
ve les cours de premiére année,
Mais en arrivant chez moi, je trowvai ja situation de ma
famille totalement changée.
Mon pére, qui avait été khodja 4 la commune mixte de
Tébessa durant vingt deux ans, avait été brusquement mis a la
commune mixte d'‘Arris. J'appris alors gu’il avait di cette
mesure coercilive ¢ Fadministrateur Batistini - celui-ci méme qui
dira quelques années plus tard qu'il voulait enterrer Je Coran - et
qui fut, ce n'est pas un hasard, formé a l'école Massignon dont il
avait suivi, effectivement, les cours & Paris on 1931. Or mon pére
ravait méme pas pu garder son poste 4 Arris A cause de Ja santé
précaize de ma mere, grande malade qui avait gardé le Lit pone
Gant quinze années et qui était menacée d'une rechute.
Bref, mon pére avait demande sa mise en disponibilite pour
tamener ma mére a Tébessa, quand j'y arrivai moi-méme pour
mes premiéres vacances.
28Je n’étais pas encore enclin 3 interpréter jes événements qui
surviennent dans la vie d'une famille, en les rattachant a des
causes systématiques. Je navais encore conscience d’aucun
systéme.
— Quelle malchance | me dis-je simpiement en me rendant
compte que mes études allaient devenir difficiles sinon problé-
matiques.
Tailleuzs, jfavais une mére qui était maitresse femme ef un
ange, a la fois. Elle s’ingenia, dés mon arrivée et malgrd son état
de santé, 4 me montrer que rien ne pouvait, ne devait changer
dans les dispositions de la famille au sujet de mes éhuides.
Eile fit plus. Ele décida que nous irions, pendant mes vacan-
ces, A la station thermale de Korbous, prés de Tunis. Le sourire
invincible de ma mére et le changement de liew, ite Brent oublier
momentanément la question matérielle qui se posait pour ma
famille, D’aiHeurs, mon pére avait la conviction qu'il serait réin-
tégré dans ses fonctions dés qu'il y aurait un poste vacant sts
ceptibie de tui convenir, Ma confiance renaissait donc, téchaud-
fée par la confiance volontaire de ma mire et la conflance inno-
cente de mon pére, Et je me plongeat sereinement dans ja ther-
modynamique, dans la mécanique et les dérivées.
Quelques nouvelles me parvenaient 2 Korbous de mes cama-
rades. Je sus par Brahim Ben Abdellah que le congrés annuel de
notre association s‘était tenu & Alger Que Ben Sat Mohammed
avait donng, A cette occasion, au Cercle du Progrés ol se pressait
la fine fleur de la population alggrienne musulmane, une reten-
fissante conférence on arabe, sous le titre « Ia politique comme
jegon du Coran », Je comprends maintenant ce qu'un tel sujet
avait de bouleversant, de révolutionnaire au sens propre du
terme. Ben Sai avait réussi, en effet, le prodige de déduire du
Coran les principes d’une « politique de Is victoire » Ge dirais
aujourd hui une politique de Yedficacité) et de couler le tout dans
une forme Iittéraire & laquelle n’étaient pas habitués les «ulémas»
algériens.
30ke connaissais d’ailieurs le texte que Ben Sai m'avait deja In,
ime fois, dans tne chambre ‘hotel au Quartier Latin ot Vavait
écouté, une autre fois, dans une conférence av local méme de
Y Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains.
Je dois dire, d’ailleurs, que cette conférence de Ben Sai en
arabe et la mienne en francais, nous avaient intronisés dans cette
association et (dois-je ajouter maintenant) avaient signalé notre
groupe 4 Pattention de Massignon
Quoiqu’ll en soit, j'étais ardent & juger par moiméme, sur
place 4 Alger, de l'effet de la conférence de mon aini, car dans ma
pensée elie devait marquer la vie algérienne — qui me paraissait
déja st pauvre ~ 4 la fois inteHectuellement et moralement.
Maintenant je me rends compte, qu’e Ben Sai et en moi-
méme, il y avait vaguement, inconsciemment et innocemment,
un téflexe de « sauveurs de Algérie »,
Mais, si Ben Sai aimait se reconnaitre comme fei, j'avone que
je te combattais sur ce point afin, pensai-je, que les choses aillent
comme Dieu les voulut e¢ aon comme nous les eussions voulu
nous-mémes. Mais cela ne m'empéchaif pas d’avoir en mon ami
une totale confiance, rhe croyant moi-méme assez digme d’étre
son bras droit ou son conseiller tant je voyais cher lui d'inno-
cence, de bonté, de ioyauté et de culture, mais en moi plus de
duret, plus de perspicacité pratique. Je voyais dans cet ensem-
ble de qualités un tout capable de faire une revolution spiri-
tuelle, inteHectuelle et politique en Algérie. Aussi, étaisje atten
OF A tout ce que faisait mon ami dont je me considérais frare, an
méme titre que Salah qui ajoutait d’aillenrs ses qualités et ses
défauts aux nétres, ainsi que mon cousin Ali Ben Ahmed, quoi
que celuici (que Dieu ait son ame) me paraissait top orgueil-
leux de sa réelle valeur pour étre efficace. Donc, j'étals ardent, je
je répéte, A revoir Ben Sai et, aliparavant, 8 me rendre compte de
ce qu'il avait pu faire & Alper.
Drailleurs, la fin des vacances approchait et les regards de ma
maére se fixaient pius longuement sur moi, comme pour garder
atmon image, la fixer dans sa mémoize. La nostalgic de ma familie
que j‘aillais encore quitter allait m’envahir par avance. Ma mére
me faisait des recommandations pressantes sur ma santé. Mais je
crois qu'elle avait déja devind par une sorte d’intuition qui est le
privilége des méres, que j‘dtals marié. Dans ses recommanda-
tions, je sentais en effet qu'elle faisait fa place dune personne qui
Soccupait plus particuli@rement de mes soins | me poser des
ventouges ou me passer une couche de feinture d'iode dans le
das, si jen avais besoin.
Enfin, le jour du départ arriva. Je quittai Korbous ait je laissai
ma mére, mon pété ef ma jeune soeut. Je devais passer pat
‘Tébessa pour y prendre mes effets.
‘Mes sveurs maziges me préparérent mon linge et un copieux
viatigue de voyage. Et je quittai Tébessa. En arrivant a Alger,
mon premier soin ~ aprés avoir retenu ma chambre a Yhétel — fut
de me rendre au Cercle du Progrés. Il y régnait encore une
atmosphére d'Tslah. Mais je croyais voir aceroché au mur de la
salle un portrait du gouverneur général Viollette. J'étais moi-
méme encore naif sur beaucoup de choses. Mais je ne {ai jamais
été au point de prendre wn Vicilette, par exemple, ou un Godin
pour des « amis des Arabes », Et le portrait de l’ex-gouverneur
général me chaqua beancoup.
Quoiiqu’l en soit, je dus attendre El-Okbi qui devait alors
donner, ce qu'il est convent d’appeler un cours dans Vane des
mosquees d'Algez.
En attendant, je lial connaissance avec quelques jeunes gens
qui étaient 1a. Je me rappelie surtout un mozabite qui m'éonria
par sa culture occidentale. Le milieu mozabite n’avait pas encore
fourni, 4 ma connaissance, d’intellectuels en Algérie. Alors je
m'étormais. Etait-ce Moufdi Zakaria, le futur héros national,
agent du Deuxiéme Bureau ? Peut-étre.
Moi-méme y vovais I’dtonmement de mes auditeurs que mes
propos, mes réflexions piquaient. Je me rends compte a présent
de ce que powvaient éprouver ces esprits épris de belles lettres,
Bcomme I'étaient (comme le sont encore} beaucoup d’esprits algé-
Hens, en présence du jeune homme que j'étais et qui powvait fus-
tement ies capter par la forme élégante, aisée de son expression,
mais qui jes bouleversait, d'un auize cété, par le contena quil ¥
meitait. En effet, depuis mon sdjour 4 Paris, je me sentais erés dif-
ferent de mes coreligionnaires, méme dans le domaine religieux
o& ma foi n'était pas contemplative mais agissante. J'étais
devena Fesprit pragmatique et passablement selentifique dont
le réalisme et la précision ne pouvaient que surprendre des
esptits habituds 4 l‘imprécision et au surréalisme.
Par ailleurs, mon séfour & Paris m'avait affine et révélé mon
esprit. Et mon dynamisme intellectiel bousculait ta lourdeur de
Vesprit algérien, depuis, sans doute qu'il est devenu « esprit
indigéne ». Bref, on ne fut pas mécontent, d’un cdté comme de
Tautre, de ce contact.
Enfin, ELOkbi arriva et je m'en fus lui donner respectucuse-
ment Vaccolade, car je le tenais en haute estime. Je dois mame
avouer que je le considérais, alors, davantage que le Cheikh Ben
Badis pour une double raison. Ce demier était un citadin et,
dans mes convictions de I'époque, je voyais la décadence,
davantage chez le citadin que chez le bédouin. EJ-Okbi était a
mes yeux un bédouin.
Enfin, je savais que ¢’était iui qui avait surtout mené la lutte
contre le maraboutisme, dans fe journal qu'il publiait 4 Biskra
L’Echa du Sahara. Et, comme moi-tnéme j'avais été foufours un
anti nraraboutiste convaineu, je voyais donc en El-Okbi davan-
tage le chef spirituel de Isiah qu’en Ben Badis. Je dois ajouter, il
est vrai, que j/avais gardé & Vencontre de ce dernier un préjugé
défaverable depuis un court entretien que jfavais eu avec lt, &
Constantine, en 1927, tl est viai, en effet, que pour le jeune
enthousiaste que j'étais et qui venait justement lui dire comment
il avait opéré dans le sud oranais pour faire prendre conscience,
aux gens de la tégion, du péril colonialiste pour ieurs terres,
cétait une déception de ne rencontrer aucun écho chez le
Cheikh,
33Jattendais — comme un jeune de 22 ans —un encouragement
etune félicitation, mais le Cheikh fut réservé, froid et ne mmvita
pas, méme 4 masseoit, Etait-ce aussi, cette raisom qui, obscuré-
ment, me faisait lui préférant El-Okbi ? Diew seul le sait.
Drailleurs, je ne m'étais jamais caché de cette préférence au sujet
de laquelle je me disputai, parfois avec Bon Sai. Je reconnais que
c‘est lui qui avait raison. Mais nous n’etions qu’en $932 et El-
Okbi auquel je venais de donner ma filiale accolade était au
pinacle.
On nous servit du thé et j'abordai mon sujet :
— tors, Cheikh, dis-je & El-Okbi, que pensez-vous de la
conférence de Ben Sai 7 On m’a déjé dit ici qu'elle fut retentis-
saite.
Le Cheikh gémissait sur sa fatigue, sur sa fatigue que lui don-
naient ses cours 4 la Mosquée, sur la suewr qui fe couvrait d'une
gaine de moiteur.
Deja ces gémissements exagerés me choqnaient, car j'y voyais
le témoignage de cette exagération du souci corporel qui est fa
marque, la tare d'un aler qui veut impressionner les gens par
son surmenage. Un alem qui ne se plaint pas de son hémorroide
ov de son rhume, n'est pas un grand alem.
Enfin, le Cheikh El-Okbi s‘arréta de gémir pour me dire
dune voix mome :
— Euh t Qui elle était bien la conférence de Ben Sai, mais