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Pourritures Tome | 1932 = 1940 doen Dar El Oumma Malek Bennabi Pourritures Mémoires Tome! {1932 - 1940) Commence au Luat, te 01/03/51 & 11h de matin sete * INTRODUCTION Le lecteur a entre les inatus les néritnbles Mémoizes de Gennabi, encore que Uauteur nous avertisse gu‘i inoment on if les rédigeait, & partir de mars 1951 - 2 un des neomertts les plus pei apres avoir espéré trouver l'écoute de ses compatriotes natuntitent apris fa parution du Phénoméne coranique ef des Conditions de la Renaissance, afors que s‘intensifiait la guerre psychologique mw le coloiatisme menait contre lug = if était prématuré daborder certains aspects da sa tie sats qu'il nous en dise plus. ibles de sa vie, Cette partie de Pourritures que nous publions aujourd'hui provient de la copie ronéotypés que devrit publier, & la demande de Bennabi, in Mosquée des Etudiants de i” Université d'Alger. Mais la disparition de ce dernier len empicha, Dans sa préface de novembre 1948 aux Conditions de la Renaissance, fe Docteur Abdelaziz Khaldi écrit « je suis particulitre- anent tenté par une biographie Ia plus tourmentée et tn plus émouvante que je connaisse en Algérie. Mais il me faut y renoncer, Umuteur m'in- terdit formellement dy faire méme allusion. » Cependant deux ans ef demi plus tard, Bennabi se décide 0 rédiger son aulobiographie avce in ferme intention de ia publive puisqu’il nous avertit dans sa priface que sow lore se veut un témoignage et percu cormime tel « if n'est valable que s'il est contrOlé par les contemporain. Staon, if peut n‘étre que le mensonge d’outre-tombe d'ure maniaque de fa persdcution, d’un aspirant ¢ une auréole posthumie. » Pourquoi, aprés ces terribles phrases, auteur ne s‘est pas attelé @ sa publication ? Pett-on rajsonnabiement penser qu'un hontme conmie Bennabl poutaut igatorer les consequences et les diffiewltés dune telle publication ? Bennabt, grand conmatssenr de Nietzsche, sait que mémte ce dernier a été réduit & publier une das parties de san livre-phare Ainsi parlait Zarathoustra @ compte d'nutenr DYnitiewrs, i s‘apprétait a In inéme période a finaricer, au moins en partie, Védition arabe des Conditions de la Renaissance ax détrimenct de ses besoins les plas ctémentatres. Clest par une lettre ditde die 7 avril 1952 advessée au Dy Abdelaziz Khaidi que nous apprenons qu'il a confid une importante sontme dar gent & wit notable de Constantine, Mohanted Salat Benchicou, afin quiil ia remette & Abdelkader Mimount, ke directeur fondatesir des Editiens En-Nalidha, pour mener @ bien ce projet. Fait plus dtigmatique encore, Benmabi remef cette premire partie & Cheikh Abderrakmane Chibae et Cheikh Bralin: Mezhoudi, sur leur insistanee, apros qu’dl eftt songé ala détriire en aodt 1951. Estee selement, coneme le dit Bennabi, a cause de Vintensification de la répression policiare, on pour des raisons qu'il a estimd ne pas nous révéler ? Ces questions ne pourront treiver leurs réponses que dans uit fra- vail fouiilé et mninutiox d'une biographie de Bernabi qué ne s'appule pas naiquement sur seat autobiegraphie mais actilisera aussi, et surtout, des matériaux de diverses sources Hest despérer que I’ Liniwerstté algdrienne s'honorera ex: langant un pareil chantier. Alnst nous aurons des réponses i d'aufres questions come par exemple ia langue originale d'écriture de La Lutte idéologique. La récente « découverte » par ta famille de Bennabt d'un manuscrit en francais de La Lutte idéologique permet-olle, come certains lant affirnrd auiec légevefé, de remettre en curse Faffirmation de Bennabi on, dans son qvertissement, daté du Caine te 2 mai 1960, & |'édition arabe, i inforniait que ¢’fait la premibre fols qu’ rédigenit wn Livre directe ment on dangue arabe, Cette premitre partie de Pourritures vecoupe pratiquement le tome U des Mémoires d’un témoin du sitcle qué counre ia povinde 193)- 1939, Za promesse publique de ta farnille de Bennabi de publier prochai- nement, entres autres Inédits, Voriginal frangais du tome H des Mémoires nous permettra de contparer les deux textes, de mieux coni- prendre ce que Bennabi a véritablement vécw on distinguant ce qu'il a mis en lumiére dans le second et en consacrant certains éobnements et jugements pour le premier. Le choix des mots, ia tourmure des phrases utilisées serent un pré- cleux matérian pour cette compréhension. Jamnis, peut-étre, la sentence « éeris avec ton sang et fe sauras que le sang ost esprit » ne s'est appliqué avec autant dacuifé et d’intensité gut Bennabi, Le nteillewr témofgnage en est ce Here. Abderrahman Benamara Alger, le 21 aodt 2006 AVANT-PROPOS Cet avant-propos était nécessaire pour donmer une idée de latnosphére générale dans laquelle se situe le drame qui m'oc- cupe. Quelques détails biographiques sont nécessaires. Je stiis né en 1905, cest-a-dire 4 une époque ot les premiéres traces de la société nouvelle apparaissaient. Fappartiens donc 4 la généra- tion maudite qui clét Je cycle de décomposition de la vieille civi- lsation musulmane et inaugure une ére nouvelle of se mélan- gent deux « pourritures », la colenisebifité et la colonisation, mais of surgit aussi, ga et 14, ie signe précurseur d'un ordre nouveau encore indéfinissable. Mais cet oxdre nouveau se trouve fatalement en apposition, 2n contradiction violente avec tout ce qui veut maintenir ie statu que suit par habitude, comme fa colonisabilité, soit par intérét, cotaine le eclonialisme. Et s'il s'‘incarne en quelqu’un, i] est fatal aussi que celui-ci se trnive on butte aux colonisables et & leurs mattres qui, pour garder leurs créatures sous leurs bottes, en ont fait des « indigénes », cest-a-dire des étras ternes, asexuds, ni hommes, ni femmes, amoraux, immondes outils de leur coiont- sation... ly a d'ailleurs deux catégories d'indigénes. Ey a les traitres patents, genre Dr Bendjelloul, qui vivent de Targent du colonialisme et du mépris du peuple. Mais il y a aussi « les trai- tres dorés » qui vivent de Targent du peuple, en exploitant son ignorance, Tout compte fait, Jes premiers sont moins méprisabies et moins dangereux puisque leur fortaiture est affichée. est pourquoi, il ne sera question ici que des seconds. Pourquoi suis-je né pout étve, en Algérie, l'un des signes pré- curseurs de ordre nouveau et, par cela méme, un hotiume en g butte aux monstres de la colonisabilité et du colonialisme ? Je ne je sais pas et je opis, au demeurant, assez musulman pour accep- ter la destinge que le Dieu que jinvaque m'a donnée. Je sais seulement ce qu'il coitte 4 ua homme de venir trop en avant ou trop en retard de son épeque. Je zaconte donc simpie- ment ce que je sais pour llavoir vécu, vu, enfendu, et pensé. Le 01-03-51 Sh. 35 PREFACE Jai vu trop de choses, depuis vingt ans. Jen suis gorgé comme labeille de son miei quand elle a trop butiné. Matheureusement, le « miely que je veux déposer dans ces pages n'est pas du nectar de fleurs, mais le contenu d'une ame qu'on a voulu détruire par Ia contrainte physique et le poi- son moral, C'est histoire de cette ame, son expérience depuis vingt ans, qui est Je sujet de ce livre. En somme une Confession ou des Mémotres. D'autres titres encore nvont tenté. Mais j'ai choist celui qui les résume tous : Pourritures- Ce ttre coincide, en effet, avec Fimprassion que jemporterais certainement, d'un musée, d'une exposition oft les visages et les choses que jai connus, depuis vingt ans, sernient rangés, d'une maniére rétrospective, avec leur Kegende, leur éhiquette particu- ligre : ici, par exemple, Ia « galerie des traitres dorés », 12, celle des amis des musulmans, genre Massignon, 14 encore Ja « salle des choses de fa colonisabilité et des histoites indigénes », ail- leurs, Ja « salle du colonialisme et de la charité chrétienne », plus join, dans une ombre propice, la « salle des mystéres juils », et celle des « laborateires des poisons psychologiques. » En fait, il faudrait antant de chapitres dans ce livre pour don- fer, encore vaguement, j'impression que j'éprouve réellement en récapitulant, méme trés sommairement, mon expérience surtout depuis la fin de mes études. Mais il y auzait tellement de chases a dire que ma vie n’y suffirait plus, surtout s'il sagit de donner & chaque chose sa signification humaine réelle c'est-a-dire sa pot- tée sur la chair, sur Fame, sur l'intelligence, le coeur d'un étre humain. Pourrais-je décrire, comme il convient, mon état dame, en cette veille du 28 juillet 1947 quand devant ma fenétre, et la qt lumiére éteinte dans ma chambre, je croyais voir pow la demiére fois les étoiles du ciel, parce que le lendemain on devait, encore une fois, m'arréter et que jétais décidé 4 défendre ma conscience au prix de ma vie ? Le lecteur « indigéne » pourzait-il me com- prondre quand je voudrais lui résumer cet état dame par ce mot que je disais devant ma fenétre; en cette teizigme nuit de Ramadhan : « Aucune étoile, hélas, ne bouge pour venir A mon secours 2» Pourrait-il comprendre, le lecteur « indigine », ce que signifie pour une dime, digne ce ce nom, le regard doux et percant d'un enfant de cing ans qui n'a méme pas eu tin morceau de pain dans le ventre, pour aHlet se coucher ? Ce regard de mon petit neveu, Abdelhamid, est, cepencant, ce qu'il y a de plus tragique dans cette histoire, de plus peinant dans ce drame épouvantable, que ma famille et moi vivons depuis vingt ans. Car, la « charité chré- Hanne » mhésite pas : quand elle veut détruire une Ame, une pen- sée, une oeuvre, un homune, elle frappe, s'il le faut, toute une famille : 1a femme et l'enfant. ‘Ht te lecteur « indigéne » pourrait-ii, alors, comprendre que le regard de mon petit neveu est la plus horrible torture que le colonialisme a frouvée contre moi, aprés m/avoir torhuré par mon pére, par ma sceur dont ona jetd, i y a dix ans, le mari dans la rue et, aujourd hui, en jetant son gendre, le seul soutien de ses sept orphelins, 4 Ja porte de sen administration. Etcomprendrait-il, le lecteur » indigéne », que ce regatd d'en- fant n'est pas seulement, qu'une torture choisie contre mol par teux qui savent distiller le poison psychologique dans lame quills veulent détruire, mais aussi une terrible, une insupperta- ble accusation de deux yeux doux qu'ils posent sur moi me font baisser ie regard comme le responsable de tout ce drame. Mais supposer qu’ii comprendrait cela {sans méme parler de mes souffrances personnelles, qui vont, parfois, jusqu‘au délire} c'est supposer que le « traitre doré » est un authentique héros, que le « traitre en puissance » est un futur martyr, que la “calo- nilisabilité” est une vertu, que « Findigéne » est un étre humain. 12 Supposer cela, ce serait démentir mon expérience propre, celle de ma ferme. Car pour servir, elle aussi d'instrument de torhure contre moi, ma femme a connu la maladie sans meédecin ni reme- des, humiliation d'aller travailler au dehors pour subvenir aux besnins de note menage, fétais dans lincapacité totale de la faire vivre moi-méme, le colonialisme m'obstruant toutes les yoies du iavail, m8me comme manceuvre et, finalement, elle a connu la prison avec moi, Faire comprendre lout cela, méme avec le talent d'un grand écrivain et méme a des @tres normaux comme nos paysans, nos bergets, nos femmes si compréhensives, cest assurément diffi- cile. Mais tenter de le faire comprendre a des « indigénes » dant Tun est alem, Pautre docteur, Vautre encore éha, c'est une gageure. Et comme notre peuple de braves gens est encore ignorant, hélas, ce n'est pas davantage pour lui que jécris. Ce livre est simplement wn témoignage que je veux laisser aux générations qui viennent. Mais je Pécris de fagonm que ma génération, elle-méme, le connaisse, le discute et le critique. Car un témoignage n'est valable que s'il est contrdlé par les contem- porains. Sinon, i peut n’étre que le mensonge d'outre tombe diun maniaque de la persécution, d'un aspizant & une auréole posthume. Je le jette done a la face des « indigenes » de mon pays comme le témoignage de mon mépris. Je rvai pas 8 dire ce qu'il représente, par ailleurs, aux yeux des eréateurs de ces « indigénes », car I'« indigéne » n'est pas un homme mais un produit colonial fabriqué par le colonialisme. Ils le savent : eux qui sont les animateurs réels du drame moral, intellectuel et matériel, sur lequel je vais essayer de soulever, un tout petit peu, le ridean qui fe masque depuis vingt ans. Etje sais quel émoi peut causer aux « indigénes » d'Alpérie et a leurs seigneurs les colonisateurs, le seul fait de montrer un tout petit coin de ce drame qui iHusire d'une fagon saisissante les cr} tares précises de la colorisabilité et les objectifs précis du calenia- lisme. Jaurais pu, sans doute, adopter pour cet exposé unt ordre ana- lytique présentant tes choses par panoplies : celle de la colonisa- bilité et des indigenes, celle de fa colonisation et des civilisés colonialistes, etc. Mais j'ai préféré fordre chronclogique & tout autre. me sem- ble, en effet, que les dates sont nécessaizes pour marquer certai- nes étapes de l'évclution et le sens méme du drarne qui embrasse trois périodes de mon existence : ma vie d’étudiant, de 1931 4 1936, ma vie de paria errant de 1936 4 1945, et ma vie d'écrivain de 1546 4 ce jour, Je risquerai, sans doute de cette manire, de présenter mon exposé comme une masse de détails. Mais j‘éviterai cet écueil en laissant au lecteur noh « indigéne » le soin de deviner hatméme certains détails, cettaines nuances sans qu'il soit nécessaire de noter que ce qui peut dégager lunité et le sens du drame. D'ailleurs, a priori, certaines étapes de mon existence seront a peine touchées, car il serait prématuré d'aborder, dans tes cir- constances présentes, le sujet quelles concernent. 44 Premier Age VETUDIANT L'ARAIGNEE — Massignon voudraid te voir | Je ne savais pas ce que ce nom, que mon ami Ben Sai venait de prononcer négligemment, allait signer toute ma vie et la des finde de ma famille. Mais mon ami qui avait crachoté une ou deux fois sur le trottoir, 8 droite et autant 4 gauche, pour mar- qhter une pause, ajouta : — Gui, c'est Bournendjel qui me a annoneé hier, disant le tenir lni-méme de « quelgu'un » qu'il ne savait plus qui c/dtait. Massignon, Boumendiel, ou ... it m’a fallu des années de dure experience pour comprendre cette conjonction et trouver le sens de ce « queiqu’un » jeté simplement comme un voile sur ja liai- 80M significative entre le colonisateur et le colonisable, entre le fic qui se fait passer pour savant et méme saint homme et Vin dicatetw gui se fait passer pour patriote, puis sera canonisé shéros» algérien. Mais j'étais bien loin de me douter de tont cela, & cette épo- que. Nous dtions en 1932, et il régnait dans fe milieu estudiantin nord africain, & Paris, pas mai d'effervescence. Quelques années, auparavant, Tun des premiers ireligenes intellectualisés ou des intellectuels indigénisds, Chérif Mécheri, avait inauguré fa trahison intellectuelie. If avait monté com- ment, en denant un coup de paignard dans le dos du regretié et venerable Emir Khaled, lequet était pris A patti par Je journal W Le Républicain de Morinaud. alors député maire de Constantine, on peut devenir sous-préfet et faire lentement et paisiblement son chemin dans la « servilité » chaque fois gprelie demande une faveut pour !'un de ses rejetons qui pullulent, comme des puce- rons, dans fa région de Tébessa. Quoiqe'il en soit, Ja vole était donc tacde cf pas mal d'étur diants marchaient vaillamment sur les traces gloriewses de Mécheri Chérif, Chactin avait sa formide pour devenir sous-préfet. Linn sé christianise comme Iba Zizen qui terminait péniblement ses étu- des de droit. Lautre se francise comme Hosny Lahmec (isez Hocein El-Ahmak} qi avait tertaind les siennes et publié deja ses fameuses Lettres Algériemtes, ce livre que les pares blancs vert daient ewerémes aux visiteurs de l'exposition coloniale parce que, vous vous en étes deft doutés, if vagissait, en fait, d'une agervitité » dirigée contre islam. Iby avait fou ¥e Dr Moutoc ~ que la pitié ait son Ame - chargé de la mission de provocateur ; faisant ici de fa surenchére natio- naliste ef 1a de Vobstruction administrative, Ty avail, enfin, Naroun, chargé de scinder les étudiants et de séparer le clan algérien pour en étre le président. Dans fe clan tunisien i] y avait quelques figures sympathi- ques, du moins avant quellas ne fnssent gatées, fanées, be tries par le souffie de Bourguiba. Ben Slimane ouvrait ses deux yeux indulgents sur 58 future vie de Docteur. Ben Milad gérait je se sais quel secteur de f'Association des Etudiants, pour apprendre son futur iétier d’homme d'Etat tunisient. Ben Yoncef se pamait intérieurement quand on parlait d'islam ow qu'on disait une belle phrase. Ben Lahouan, déiste et maté- yialiste préparait secritement son confusionnisme doctoral. Hadi Nowira étudiait encore les intonations de sa voix mais préférant, toujours le trémolo. Tandis que Thamer - que Dien” ait son ame ~ tayonnait d’une douceur qui annongait le futur martyr Dans le clan marocain, c'était le mystére de Ja terre marocaine. En tirant sa tabatiére pour priser, Mohammed El-Fassi qui présidait alors l'Associations des Etudiants Nord-Africains, pre- nait en fait, avec le sens héréditaire de plusieurs géndrations de négociants ou cde courtisans de Fes, ie temps de réfléchir car sa pensée élait lente, calculée. Ben Lafradj était Fombre du prési- dent. L'un ef l'autre formaient le noyan du futur gouvernement marocain, Mais le premier, sachant que c'est fe présent qui pré- pate Yaveniz, avait déja des attaches avec Ben Ghabrit et des atta- ches - que je devais deviner plus tard - avec Massignon. Quant & ‘Torrés, i] était & lui seul un clan 4 part. Et, se sachant seul c'est juimeéme gui s'applaudit quand il parle - faisant Vorateur et le public, Au demeurant, t7és bon orateur et vrai patriote. Je nai pas connu Abdeldjallil qui, avant mon azrivée & Paris, avait été déja raflé par Massignon, séquestré, emmuré dans un séminaire chrétien dof i] sortira quelques années plus tard seu- fement, sous le nom de « pre Abdeldjalil ». C'est dailleurs peut étre, 1étudiant le plus intéressant qui, ayant vu la décomposi- tion, la pourriture de la bourgeoisie musulmane fil était lnk méme de cette bourgeoisie} s'était réfugié dans le christianisme par idéal ; Fidéal que Massignon avait su diriger sous ses yeux de néophyte. De ces trois clans, ie plus propre, c'était assurément celui des Tunisiens, le plus troublant, celui des Marocains et fe plus sale, celui des Alpériens. Il y avait, enfin, les étudiants qui ne s'estimaient d'aucune appartenance. Sahli n’était pas encore suffisamment dékabylisé et sa langue, aulant que sa psychologie, Iisolaient. Mohamed Ben Sai et moi-méme, nous avions apporté & Paris un bagage pan- islamiste qui nous isolait également de tous les autres, du moins moralement. Et nous avions, je cols, Ia vanité de notre isele- ment, Voila le petit monde de [intelligentsia nord-atricaine tel qu'il était en 1932 4 Paris avec, bien entendy, pas mal de figurants dont je n’ai pu garder les noms. 19 Mais quand mon ami Ben Sai m’annonca le désit de Massignon de me voir, jignorais que celui-ci avaiten mains tou- les les ficelles qui faigaient gesticuler notre petit monde, Taui- méme était, dailleurs, invisible comme une ataignée dans sa toile. Je dois dire, d'ailleurs, que je compris sur je champ pourquoi catte avaignée voulait mattirer a son filet of, quelques années phus bE, Abdeldjalit s'était trouvé pris, anesthésid et ligote. a H faut dire qu’en effet, & cette époque, l'Association des Fiudiants Musuimans Nord-Africains qui venait de nattve 4 Paris préfigurait un état de choses, contenait des virtualités, annonsait des perspectives qui ne pouvalent manquer d'inguid- ter le colonialisme qui commengait jastement et sitmultanément ses politiques de berbérisation, de lalinisation, de christianisa- tion et de francisation de l'Afrique du Nord. Le testament du pere de Foucauld était le bréviaire de tous les fonctionnaires, de tous les prétres, qui avaient regard, de prés on de foin, sur les « Affaires musulmanes ». Or, exécuteur testamentaire du pére de Foucanid était justement Massignon qui ne se eachait nuliement, ailleurs bien loin de 1a, de cet honnewr. Je compris done quill voulait me voir parce que j'étais préciaé- ment la mouche dont le bourdonnement agagait, dont les ailes frétillantes risquaient d'abimer sérievsement sa toile d'araignee. Ce qui importe 4 une araignée de bonne trempe, ce nest pas d'ailienrs de prendre une mouche, mais de la prendre sans gacher son précieux filet. Or, je le répéte, j'étais la mouche, sans daute inconsciente, mais qui venait témérairement de secouer ce précieux filet. Je venais en effet, quaire ou cing jours auparavant de donner, 4 Association des Btudiants, une conférence qui avait pour titre « Pourquoi nous somines Arabes ? ». Quand je dirais que Bern Youcef se leva, rouge d'émotion, pour membrasser on compren- dra, peut-&tre, Feffet que ma conférence produisit sur les trois clang de Tintelligentsia nord-africaine. 20 Je dois dire aussi, pour lintelligence de ce drame, que le clan algerien était Ii, en la personne de Boumendjel qui marqua par hasatd Ja contradiction, H me reprochait jusqt'au tte méme de la conférence. EL, mon sujet ayant dé développé sous la lumiére de Fhistoire générale de l'Afrique du Nord, le représentant du clan aigézien trouva que le passé ne pouvait rien nous enseigner sur favenir, Cette thése singuliére annonce déja, comme on te voit, celle que son futur co-hénos de La République Algérienne devait soulenir en 1936 en disant que «| histoire ne révéle pas la nation algérienne,» Mais laissons les choses venir en leur temps. Pour le moment, ma thése formait done une sacrée antithése avec les vues du berbdrisant, latinisant, christianisant et francisant Massignon. Et, elle n'éiait pas non plus dans Tesprit des futurs héros de l'Algérie, qui devaient, pour le moment, surveiller de loin un poste de sous-préfet ou quelque chose de semblable. En plus, i est significatif que ce soit justement le Bournendjel qui avait fait la contradiction qui vient annoncer, quatre ow cing jours, plus tard, le désir de Massignon de me voir Hest non moins significatif de noter som désty de cacher sa liaison avec leraigute du Collage de France. Liaison cachée, liaison coupable dit un proverbe que je crée. Quoiqu'll en soit, je reus, pour ma part, aucun désir de répondre 4 l'invitation de Texéeuteur testamentaize du pére de Foucauld. Non que jaie eu peur ; j€tais loin de me douter de Yhomme qu’était celui dont je recevais l'invitation. Et jPtais, dailleurs, assez téméraire pour que cette peur mame m'efit dicté, sur le champ, de ne pas y répondre. Mais javais été quelques jours grisé par mon succés. Jfavais méme pulverisd la contradiction de Bournendjel, si bien que Ben Youcef s'était jeté & mon cou et que Mohammed El-Fassi, alors président de TAssociation, patla de moi, entre deux prises, comme «doctrinaire de lunité notd-africainen, Et, mon Dieu, le «doctrinairey que j'étais ne voulait pas sondescendre A une invitation par personne interposée. It efit falla qu'on men fisse part, au moins, stir du bristol. a Jétais jeune et n’avais que les dons de la nature la ott if failait avoir une bonne education qui constitue la base stire sur laquelle s'édifie l'exptrience de Fhonune. Je haussai donc simplement Jes épaules et ne suis pas allé chez Massignon. D'ailleurs quelques jours aprés, je n'y pensai méme plus. Mais ta vie allait n’apprendre que hui ste tavait pas oublié, ne moubliera plus. [Yautant plus que je ne me faisais pas oublier, fordant constamment ses plates-bandes, je m’en doutais. Quelques jours aprés, c'était en effet le renouvellement du bureau de FAssociation of, Vaprés le vote unanime, de assem- blée générale, je devais étre portd a la présidence- Mais avec son ornbre Ben Lafredj, Mohammed El-Fassi, per- suada les uns et les autres qu'il ctait « politique » que ce soit un Marocain qui assuma la présidence, Et entre deux prises #1 se fit élire président en faisant porter sa candidature par Ben Lafredj, jequel me persuada que je serais un excellent vice-president’ Quoiqu’' en soft pour répondre & la modestie du président, je décidai de deécliner, de mon céte, Fhonneur d'étre son vice-prési- dent croyant que ce titre irait mieux a mon ainé, mon ami et mon maitre Mohamed Ben Sai. Jétais en effet un exemple complexe de sincere humilité et dinnocent orgueil. Mais je ne me doutais pas que mon « pitbiscite » a lassemblée générale des dindiants dtait un événement qui devait dre note s0i- gneusernent dans les registres du Deuxiéme Bureau, en meme tentps que mon attitude qui avait fait, justement avorter les manures adminisizatives de division dont Moufos était chargé. Mais pour comprendre cela, i fallait beancoup de raison et je niavais que de Virdelligence. Si bien qu’ mon insu - mais je le comprends A présent - j'étais un « individu 4 surveiller ». je ne men rendis méme pas compte lorsqu'un policier vint me trouver, Th) On aout vor, Peianrs, an malice de Fetmosphéra of te futur du “nallonalisee” va 88 preparer & son rélo, sachent quill ést toujours plus avantapeux et plus dlégant de aire porter sa candidature par son eonpére, piutdt pas sorména. Et is constitution OU premier panament manter quil n'a nas oubNé oes japon aretarant faire porter modestement sa candidature a Ja prdsidence op la Constituante algérienna par quaigu'un, 22 1 Union des Jeunes Gens Chrétiens oft je prenais mes Tepas, pour me poser quelques questions sur mes « moyens d'existence », sur l'enseignement que je fréquentais. Nor que je ne susse pas, sur le champ, ja cause de cette intrusion inopinge de la police dans ma vie, mais fe n'eus aucune idéw de 5a relation avec linvitation de Massignon, ni surtout de sa portée sur la sitnation de mon pére, et, par ricochet, sur celle de Péhudiant que fétais. D'ailleurs, cet étudiant n'était pas encore bien studieux, Je venais, d'un cété, de rencontrer ma femme et, de autre mon zéle pan islamiste ou simmpiement istamique débordait. A l'Union des Jeunes Gens Chreétiens fétais dja célébve comune missionnaire muusulman. Si bien que si quelqu'un avait um intérét quelconque de noter mes faite et gestes, il devait fata- lement noter que, non seulement, je n’étais pas wn élément assi- milable par le christianisme, mais que jétais, au contraire, « dan- gereux » pour les jeunes chrétiens que je fréquentais et auxquels je révélais un islam gui n'avail aucun trait commun avec Vislam indigéne dont on leur avait parlé. Et, de fait, m’étant moi-_méme désindigénisé dans ce foyer chrétien, j'y avais pris gotit pour la chose religicuse, ce qui manquait, ailleurs, ce qui manque tou- jours a la jeunesse musulmane. Hyun autre cdté, mon zéle allume a ce foyer, fallais porter sa flamme au Quartier Latin of le clan algérien passait de l'intrigue « politique » & Vintrigue d'amour avec une parfaile inconscience du passé, du présent et de l'aveniz. Et Cest, je crois dans ce réle de missionnaire entre dettx races, deux mentalités, deux jeunesses différentes que j'ai pris conscience de toutes les tares du monde musulman post-aling- hadien. Les jeunes chrétiens que je fréqueniais étaient infiniment plus sympathiques, plus riches moralement et intellectuellement que les indigénes, les Algériens surtout, que je rencontrais at ‘Quartier Latin. Parmi mes coteligionnaires, je n'avais, ailleurs, qu'un seul ami et confident & qui je faisais part de mes réflexions; <était Mohamed Ben Sai qui partageait inon amertume. Et le groupe que nous faisions & nous deux - et & fois plus tard quand Son frére Salah viendra & Paris - ne sen trouvait que plus isolé a3 encore des autres. Notre muraille de Chine nous protégera contre les contarninations de nos compatriotes. Mais dailleurs alle deviendra, finalement, si étouffante que Salah Ben Sai, fe premier, y fera une bréche, un jons, pour s‘évader, aprés un éclat avec son fréve dont le caractére sétait, peu a peu, effrite, som- brant dans Ja psychose de la persécution Mais cette muraille, derridre laquelle allait se passer notre vie studieuse et méditative, ne devait - je le comprends maintenant - qu’accentuer, aux yeux de l'Adeainistzation, lespéce de mys tere dans tequel nous vivions, nous signalant ainsi comme des « indi- vidus dangereux ». Il faut dire aussi, en se placant du point de vue administratif, que le danger était rée]. L'Administration voulait scinder les ctudiants nord-africains, pour parquet chaque clan a part. Mais Ben Sai et moi, nous avions fait avorter toutes les tentatives de Moufoc qui préchait Falgérianisme et créait, 4 tout instant, des incidents avec les ‘Tunisiens, de Naroun qui semait le gadinisme au moment of Godin dirigeait la fameuse officine de la rue Lecomte, cette espéce de commune auxte transportée A Paris, et de Boumendjel qui semait le socialisme de Blum et le kabylisme de Tahal. De mon cété, j'avais pris, au Quartier Latin, une part active a la lutte qui s’était engagée autour des Lettres Algériennes de Lahmec qui avait trouvé cette formule originale pour solliciter un poste de sous-préfet. Avec le regretté Ben Abdellah, qui devait finir sa vie, tragiquement, alors qu'il sera avocat & Blida, nous faisions, 4 Paris, écho de la carspagne de Lamine Lamoudi, quia si mal tourné depuis, mais qui menait alors, dans son jour- nal La Défense, Ja vie dure au candidat sous-préfet Ainsi, Ja petite mouche, pleine de vie mais si inconsciente, que j'étais, pergait chaque fois de ses ailes innocentes la toile de Varaignee. Et, pour couronner cette premigre année de mon séjour, & Paris, je devine conspirateur. a4 Et il y avait, en effet, 2 Paris un étudiant syrien qui doit étre, je crois, anjourd’tnu, le délégué de son pays & I'ONU. Je veux parler de Farid Zein Eddine, qui préparait alors son doctorat en droit 4 Ja Sorborme. C’était une valeur, yume grande valeur. Ty avait en lui Vintellectuel de qualité et 'homme viril. je crois qy'il avait fait le coup de fer avec le Sultan EE Attach, lors du fameux soullvernent des Druzes en 1924 ov: 1925. It était, par ailleurs, apparenté au regretté et noble exilé Chakib Arslan qui vivait alors a Genave ... Est-ce en raison de cette parenté suggestive ou prax idée personnelie, Farid Zein Eddine venait de fonder, avec le concours d'un Egyptien copte l’assaciation de la Ligue arabe. Eh oud, rien que cela. Et, pour comble, on décréte das la réu- nion préparatoize qui se tint dans un café du haut de St Michel que Vorganisation fut secréte. Or, j‘étais Iun des membres de cette organisation que dirigea, avec tant de tact, le copte égyp- Hen, Farid Salib, et oti je représenterai Algérie. Voila donc que je nYentourai d‘tn mysiére de plus. Dectrinaire de Yunité nerd-atricaine, missionmaire mustdman 4 [Union des Jeunes Chrétiens, militant pan-islamiste au Quartier Latin, et fra- lement conspirateur du pan-arabisme ! C’était le comble # Drailleurs, notre « conspiration » n’était secréte qu’anx yeux des quelques innocents idéalistes, comme j'étais moi-néme. J étais cependant circonspect. Je m’opposai, par exernple a Yadmission de Hadi Nouira simplement parce que le trémolo de sa Yoix ne me plaisait guére, non que je vis en lui un traitre mais un comédien. Ben Youcel, Torrés, Ben Lafredj, dtaient 14, Ben Milad, je crois aussi, Mais ily avait également, Mohammed El-Faasi. A nos réu- nions, toujours « secrétes », on Je voyait priser, sourire, applau- dir. C’était un conspiratewr attentif, irés attentif... C'est d’ail- jeurs, 4 cause de son attention je crois, qu’il deviendra par Ia suite, directeur des Karawiyins. Bref, nows nous sentions en sécurité dans notre inconscience admirable. 25 Mais quiconque avait un intérét quelconque 4 noter mes fails et gestes, en cette annde 193%, le bilan n’était pas insignifiant + chaque fois que Vardignde avait tendu le filet administratlf deux petites ailes J/avaient pereé, sans mime s'en douter. Motifoc ne faisait plus le simulacre du patriote aigerien offensé par les Tamisiens ou les Marocains. Lahmec avait disparu, définitive- ment. da Quartier Latin. Sahli de plus en plus dékabylisé deve- naif souriant...Boumendjel devenait plus distant avec son com- pare Naroun dont la Hquidation se préparait sérieusement, au sein dui demier carré d'individus qui voulaient, cotite que corte, figurer dans Ja défunte Association des Etudiants Musulmans Alpériens. Et, par ailleurs, je formais a l'Union des Jeunes Gens Chrétiens, nn « groupe » qui allait, un moment, faire parler de tui, Bref, Administration n’avait enregistré, cette annde-}k, que des échecs dans sa politique avec I’« clite » del Afrique du Nord. Et, somme toute, tous ces échecs devenaient, par Ja force des choses, coux du Conseiller technique, membre du Conseil inter- ministériel, professenr au Coilége de France et ami des Musulmans, je veux dire ML. Massignon, en personne. D’ailleurs, j'avais eu, entre temps Paccasion de voir de mes yeux cette personne, a deux reprises. ‘Une fois ¢’était dans un temple protestant, & l'occasion d'une Tournde de Vislam ou Massignon devait prendre la parole. Boumendjel était 18, Et un fait significatif me revient mainienant & T'esprit : Boumendjel était surveillant 4 Sainte-Barhe, quicongue était étudiant 4 Paris, se représente la faveur méme pour un francais d’étre surveillant, tout en faisant ses énades. Quoiqu’il en soit, je m‘étais donc rendu 4 cette conférence sur Vislam avec ma ferme et Ben-Sai, On nous donna, tout de suite 4 entendre que la conférence, n'était pas contradictoire. Je ne pense pas, Wailleurs qu'il s¢ trou- vat {A une seule personne qui serait venue pour contredire. Quant 4 mei, je remarquais simplement que Massignon pariait bien. Mais je remarquais surtout qu’il était trts bien informe sur Ja vie des musulmans a Paris... IE nous, raconta, entre autres, comment le propriétaire d’un café nord-africain qui s‘était a6 ouvert & Issy-les-Moulineaux, dans cette banlieve parisienme ou vivent beaucoup de ces misérables travailleurs que Afrique du Nond exporte parce que Jes colons n’en ont pas besoin, fut telle- ment tracassé par ta police sur la tenue de son établissement qu’ll faillit en devenig fou. Le bonhormme a’avait, en effet, ou ne croyait rien avoir 4 se reprocher sur la bonne tenue de son éta- blissement of, en bon musulman, d n’admettait ni jeux, ni bois- sons alcoolisées. Mais Massignon sut expliquer 4 Vauditoire que c'était précisément @ cause de la trop borne tenue du café que son propri¢taire avait des ennuis ef que dés que les jeux ef les alcools ¥ furent adinis, ies entuis cessérent automatiquerment. Cat exposé m‘arrachét, je dois le dire, un sentiment de sympa- thie et méme de respect pour homme a Vinvitation de qui je n’avais pas daigné répondre, quelques semaines auparavant... je comprends maintenant que son jeu était encore kop subtil pour le simple bon « petit indigéne » que j'étais, L'autre occasion de voir et d’entendie Massignen me fit don- née par une conférence que ce dernier venait donner, a l'invita- tion de notre association estuciantine. C’était dans une des sal- les de la Mutualité. J’y étais naturellement encore avec ma femme et les deux Ben Sai, car Salah était arrive entre-temps 4 Paris. Je ne me rappelle plus exactement le sujet de ia conférence, Foujours est-if qu'il y fit question de F'intraduction de Falphabet latin en Turquie. je me rappelle eneare qu’tl y ett coritroverse, a propos de Falphabet atabe. Ben Youcef voyait le salut des pays arabes dans ladoption des mesures que Kemal avait prises, dans gon pays. Massignon dtait pour l'alphabet arabe et le défendit vaillamment. Les suffrages étaient pattagés : certains allaient & Ben Youcef, je donnai le mien 4 Massignon, je ne comprenais pas encore que c'était simplement le flic qui venait noter les réac Hons du milieu intellectwel mrusulman. Féiais trop peu expért- mend, Et ce soir 1a Massignon, emporta encore ma sympathie méme aprés avoir évité de me répondre sur une question que javais jetée dans la conversation qu'il avait - autant qari men souvient: avec Ben Lafredj et Mohammed ElFassi qui faquinait sa kabatiére, a? Javais dit, en effet: =. Monsieur le professeuz, ne croyez vous pas que la déca- dence du monde nmsulman soit due, entre autres causes proba- blement, A une exégése coranique bourrée de mythologie grec- que et de sophistique israilite ? Je me rappelle qu'un éclair fugitif passa dans ses yeux, mais qu'il fit mine de n‘avoir pas entendu ma question, que je ne Vour lus pas répeéter, d’ailleurs. Mais 4 vrai dire, je n’avais nen saisi dans V'attitude de cet homme qui emporta, malgré teat comme je le dis, ma sympathie pour son opinion sur Falphabet arabe. Je comprends aujourd’hui toutes les raisons qui font qu’ a dit noter soigneusement ma question et mon nom, dés sa sortie de la conférence. Et maintenant que je sais mieux analyser les hommes ct leurs attitudes, je sais bien que Massignon me connaissait dé pour meltre mon nom sur mon visage. Bourendiel en souriant et El-Fassi en prisant ne mavaient sirement pas laissé un inconna pour tui : un voulant garder le pied a Sainte-Barbe et ‘autre voulant mettre ke sien & Katawiyin. Bref, en quittant Paris on juillet 1932, pour aller en vacances, javais copiensement Jaissé mon souvenir au Quartier Latin et dans l'esprit de Massignon. 26 PREMIERES VICTIMES En rentrant 4 Teébessa, pour y passer mes prersiéres vacances, ify avait deux ans qtie je n’avais pas revn mes parents, En effet, favais préféré passer celles de 193] 4 Pazis méme pour bacher jes mathématiques, car je me seitais trés enclin aux études tech- niques et n'avais, cependant pour tout bagage scientifique que les notions dlémentaires du certificat d'études primatres. Je ne dois pas compter les années de médersa qui ne mavaient donné qe’une culture arabe et une plus vague formation philosophi- que, que je m’étais d’ailleurs donnée moi-méme, au détriment da programme rudimentaire de « Fenseignement supérieur uisulman » donné dans les trois Médersas algériennes. D*ailleurs, j'arrivai 4 Tébessa avee un programme de vacan- ces assez chargé que m'avait tracé le Directeur de l'Ecole Supérieure de Mécanique et d'Electricité oft j‘Stais admis & sui- ve les cours de premiére année, Mais en arrivant chez moi, je trowvai ja situation de ma famille totalement changée. Mon pére, qui avait été khodja 4 la commune mixte de Tébessa durant vingt deux ans, avait été brusquement mis a la commune mixte d'‘Arris. J'appris alors gu’il avait di cette mesure coercilive ¢ Fadministrateur Batistini - celui-ci méme qui dira quelques années plus tard qu'il voulait enterrer Je Coran - et qui fut, ce n'est pas un hasard, formé a l'école Massignon dont il avait suivi, effectivement, les cours & Paris on 1931. Or mon pére ravait méme pas pu garder son poste 4 Arris A cause de Ja santé précaize de ma mere, grande malade qui avait gardé le Lit pone Gant quinze années et qui était menacée d'une rechute. Bref, mon pére avait demande sa mise en disponibilite pour tamener ma mére a Tébessa, quand j'y arrivai moi-méme pour mes premiéres vacances. 28 Je n’étais pas encore enclin 3 interpréter jes événements qui surviennent dans la vie d'une famille, en les rattachant a des causes systématiques. Je navais encore conscience d’aucun systéme. — Quelle malchance | me dis-je simpiement en me rendant compte que mes études allaient devenir difficiles sinon problé- matiques. Tailleuzs, jfavais une mére qui était maitresse femme ef un ange, a la fois. Elle s’ingenia, dés mon arrivée et malgrd son état de santé, 4 me montrer que rien ne pouvait, ne devait changer dans les dispositions de la famille au sujet de mes éhuides. Eile fit plus. Ele décida que nous irions, pendant mes vacan- ces, A la station thermale de Korbous, prés de Tunis. Le sourire invincible de ma mére et le changement de liew, ite Brent oublier momentanément la question matérielle qui se posait pour ma famille, D’aiHeurs, mon pére avait la conviction qu'il serait réin- tégré dans ses fonctions dés qu'il y aurait un poste vacant sts ceptibie de tui convenir, Ma confiance renaissait donc, téchaud- fée par la confiance volontaire de ma mire et la conflance inno- cente de mon pére, Et je me plongeat sereinement dans ja ther- modynamique, dans la mécanique et les dérivées. Quelques nouvelles me parvenaient 2 Korbous de mes cama- rades. Je sus par Brahim Ben Abdellah que le congrés annuel de notre association s‘était tenu & Alger Que Ben Sat Mohammed avait donng, A cette occasion, au Cercle du Progrés ol se pressait la fine fleur de la population alggrienne musulmane, une reten- fissante conférence on arabe, sous le titre « Ia politique comme jegon du Coran », Je comprends maintenant ce qu'un tel sujet avait de bouleversant, de révolutionnaire au sens propre du terme. Ben Sai avait réussi, en effet, le prodige de déduire du Coran les principes d’une « politique de Is victoire » Ge dirais aujourd hui une politique de Yedficacité) et de couler le tout dans une forme Iittéraire & laquelle n’étaient pas habitués les «ulémas» algériens. 30 ke connaissais d’ailieurs le texte que Ben Sai m'avait deja In, ime fois, dans tne chambre ‘hotel au Quartier Latin ot Vavait écouté, une autre fois, dans une conférence av local méme de Y Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains. Je dois dire, d’ailleurs, que cette conférence de Ben Sai en arabe et la mienne en francais, nous avaient intronisés dans cette association et (dois-je ajouter maintenant) avaient signalé notre groupe 4 Pattention de Massignon Quoiqu’ll en soit, j'étais ardent & juger par moiméme, sur place 4 Alger, de l'effet de la conférence de mon aini, car dans ma pensée elie devait marquer la vie algérienne — qui me paraissait déja st pauvre ~ 4 la fois inteHectuellement et moralement. Maintenant je me rends compte, qu’e Ben Sai et en moi- méme, il y avait vaguement, inconsciemment et innocemment, un téflexe de « sauveurs de Algérie », Mais, si Ben Sai aimait se reconnaitre comme fei, j'avone que je te combattais sur ce point afin, pensai-je, que les choses aillent comme Dieu les voulut e¢ aon comme nous les eussions voulu nous-mémes. Mais cela ne m'empéchaif pas d’avoir en mon ami une totale confiance, rhe croyant moi-méme assez digme d’étre son bras droit ou son conseiller tant je voyais cher lui d'inno- cence, de bonté, de ioyauté et de culture, mais en moi plus de duret, plus de perspicacité pratique. Je voyais dans cet ensem- ble de qualités un tout capable de faire une revolution spiri- tuelle, inteHectuelle et politique en Algérie. Aussi, étaisje atten OF A tout ce que faisait mon ami dont je me considérais frare, an méme titre que Salah qui ajoutait d’aillenrs ses qualités et ses défauts aux nétres, ainsi que mon cousin Ali Ben Ahmed, quoi que celuici (que Dieu ait son ame) me paraissait top orgueil- leux de sa réelle valeur pour étre efficace. Donc, j'étals ardent, je je répéte, A revoir Ben Sai et, aliparavant, 8 me rendre compte de ce qu'il avait pu faire & Alper. Drailleurs, la fin des vacances approchait et les regards de ma maére se fixaient pius longuement sur moi, comme pour garder at mon image, la fixer dans sa mémoize. La nostalgic de ma familie que j‘aillais encore quitter allait m’envahir par avance. Ma mére me faisait des recommandations pressantes sur ma santé. Mais je crois qu'elle avait déja devind par une sorte d’intuition qui est le privilége des méres, que j‘dtals marié. Dans ses recommanda- tions, je sentais en effet qu'elle faisait fa place dune personne qui Soccupait plus particuli@rement de mes soins | me poser des ventouges ou me passer une couche de feinture d'iode dans le das, si jen avais besoin. Enfin, le jour du départ arriva. Je quittai Korbous ait je laissai ma mére, mon pété ef ma jeune soeut. Je devais passer pat ‘Tébessa pour y prendre mes effets. ‘Mes sveurs maziges me préparérent mon linge et un copieux viatigue de voyage. Et je quittai Tébessa. En arrivant a Alger, mon premier soin ~ aprés avoir retenu ma chambre a Yhétel — fut de me rendre au Cercle du Progrés. Il y régnait encore une atmosphére d'Tslah. Mais je croyais voir aceroché au mur de la salle un portrait du gouverneur général Viollette. J'étais moi- méme encore naif sur beaucoup de choses. Mais je ne {ai jamais été au point de prendre wn Vicilette, par exemple, ou un Godin pour des « amis des Arabes », Et le portrait de l’ex-gouverneur général me chaqua beancoup. Quoiiqu’l en soit, je dus attendre El-Okbi qui devait alors donner, ce qu'il est convent d’appeler un cours dans Vane des mosquees d'Algez. En attendant, je lial connaissance avec quelques jeunes gens qui étaient 1a. Je me rappelie surtout un mozabite qui m'éonria par sa culture occidentale. Le milieu mozabite n’avait pas encore fourni, 4 ma connaissance, d’intellectuels en Algérie. Alors je m'étormais. Etait-ce Moufdi Zakaria, le futur héros national, agent du Deuxiéme Bureau ? Peut-étre. Moi-méme y vovais I’dtonmement de mes auditeurs que mes propos, mes réflexions piquaient. Je me rends compte a présent de ce que powvaient éprouver ces esprits épris de belles lettres, B comme I'étaient (comme le sont encore} beaucoup d’esprits algé- Hens, en présence du jeune homme que j'étais et qui powvait fus- tement ies capter par la forme élégante, aisée de son expression, mais qui jes bouleversait, d'un auize cété, par le contena quil ¥ meitait. En effet, depuis mon sdjour 4 Paris, je me sentais erés dif- ferent de mes coreligionnaires, méme dans le domaine religieux o& ma foi n'était pas contemplative mais agissante. J'étais devena Fesprit pragmatique et passablement selentifique dont le réalisme et la précision ne pouvaient que surprendre des esptits habituds 4 l‘imprécision et au surréalisme. Par ailleurs, mon séfour & Paris m'avait affine et révélé mon esprit. Et mon dynamisme intellectiel bousculait ta lourdeur de Vesprit algérien, depuis, sans doute qu'il est devenu « esprit indigéne ». Bref, on ne fut pas mécontent, d’un cdté comme de Tautre, de ce contact. Enfin, ELOkbi arriva et je m'en fus lui donner respectucuse- ment Vaccolade, car je le tenais en haute estime. Je dois mame avouer que je le considérais, alors, davantage que le Cheikh Ben Badis pour une double raison. Ce demier était un citadin et, dans mes convictions de I'époque, je voyais la décadence, davantage chez le citadin que chez le bédouin. EJ-Okbi était a mes yeux un bédouin. Enfin, je savais que ¢’était iui qui avait surtout mené la lutte contre le maraboutisme, dans fe journal qu'il publiait 4 Biskra L’Echa du Sahara. Et, comme moi-tnéme j'avais été foufours un anti nraraboutiste convaineu, je voyais donc en El-Okbi davan- tage le chef spirituel de Isiah qu’en Ben Badis. Je dois ajouter, il est vrai, que j/avais gardé & Vencontre de ce dernier un préjugé défaverable depuis un court entretien que jfavais eu avec lt, & Constantine, en 1927, tl est viai, en effet, que pour le jeune enthousiaste que j'étais et qui venait justement lui dire comment il avait opéré dans le sud oranais pour faire prendre conscience, aux gens de la tégion, du péril colonialiste pour ieurs terres, cétait une déception de ne rencontrer aucun écho chez le Cheikh, 33 Jattendais — comme un jeune de 22 ans —un encouragement etune félicitation, mais le Cheikh fut réservé, froid et ne mmvita pas, méme 4 masseoit, Etait-ce aussi, cette raisom qui, obscuré- ment, me faisait lui préférant El-Okbi ? Diew seul le sait. Drailleurs, je ne m'étais jamais caché de cette préférence au sujet de laquelle je me disputai, parfois avec Bon Sai. Je reconnais que c‘est lui qui avait raison. Mais nous n’etions qu’en $932 et El- Okbi auquel je venais de donner ma filiale accolade était au pinacle. On nous servit du thé et j'abordai mon sujet : — tors, Cheikh, dis-je & El-Okbi, que pensez-vous de la conférence de Ben Sai 7 On m’a déjé dit ici qu'elle fut retentis- saite. Le Cheikh gémissait sur sa fatigue, sur sa fatigue que lui don- naient ses cours 4 la Mosquée, sur la suewr qui fe couvrait d'une gaine de moiteur. Deja ces gémissements exagerés me choqnaient, car j'y voyais le témoignage de cette exagération du souci corporel qui est fa marque, la tare d'un aler qui veut impressionner les gens par son surmenage. Un alem qui ne se plaint pas de son hémorroide ov de son rhume, n'est pas un grand alem. Enfin, le Cheikh El-Okbi s‘arréta de gémir pour me dire dune voix mome : — Euh t Qui elle était bien la conférence de Ben Sai, mais

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