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Edmond CARY COMMENT FAUT-IL TRADUIRE? introduction michel ballard Presses Universitaires de Lille Edmond Cary Comment faut-il traduire ? Introduction, bibliographie et index de Michel Ballard PRESSES UNIVERSITAIRES DE LILLE WODERN LANGUAGES FACULTY LiPeRRY TAYLGA INGTITUTION DKFORO 0. HAY ‘Le cours d’Edmond Cary est publié avec l’aimable autori- sation de !'U.R.T.I, Université Radiophonique et Télévi- suelle Internationale Je tiens & exprimer mes remerciements 8 Madame Marthe Nochy, qui m’a donné accés & de nombreux et précieux docu- ments, aux parents et amis d’Edmond Cary qui ont accepté de répondre & mes questions ou de me préter des documents Madame Anne Rebérioux, Georges Mounin, Madame Claude Noél, Monsieur Jean Blot. (© Presse Univestares de Lille ISBN 2-05839-312-9 (2 ein revue et cori) ISBN 2-05939-270-X(1~ edition) Liereimprimé on France Avant-propos Colui qui s’intéresse aujourd'hui a la réflexion sur la traduction ne peut manquer de rencontrer le nom d’Edmond Cary dans le texte ow dans les bibliographies des travaux publiés sur ce sujet jusgu’a ce jour. Trois de ses publications sont citées par Georges Mounin dans Les Problemes Théoriques de la Traduction (Paris : Gallimard, 1963). La biblio- graphic éablie par Eugene Nida pour Toward a Science of Transla- ting (Leiden : Brill, 1964) contient, outre Vouorage fondamental de Cary : La Traduction dans le Monde Moderne, un relevé abon- dant de ses articles et des compte-rendus qu'il a effectués pour (a revue Babel. La Stylistique Comparée du Frangais et de l’Anglais (Paris : Didier, 1958) de J.P. Vinay et J. Darbelnet renvoie d quatre publications de Cary. Reuben A, Brower inclut La Traduction dans le Monde Moderne dans la bibliographie de On Translation (Har- vard U.P., 1959). George Steiner dans Aver Babel (O.U.P., 1975) imentionne également cet owvrage et son article sur « Les Théories Sovidti- ques de la Traduction ». Charles Bouton dans son « Que Saiszje ? » sur La Linguistique Appliquée (Paris : P.U.F., 1978) cite un article important de Cary paru dans Diogene. Louis Kelly dans The True Interpreter (Oxford : Blackwell, 1979) réserve cing entrées au nom de Gary. Jean-René Ladmiral dans Traduire : Théortmes pour la ‘Traduction (Paris : Payot, 1979) inelut également La Traduction dans le Monde Moderne. En 1980 un article de Jacky Martin : « Traduction et Interprétance » para dans la reoue Sigma renvoie d Voworage dont Cary avait assuré la publication avec R.W. Jumpelt Quality in Translation. Jacqueline Guillemin-Flescher dans sa thise de doctorat publide aux éditions Ophrys sous le titre de : Syntaxe com- parée du Francais et de I’Anglais — Problémes de Traduction (1981) fait figurer deux articles de Cary. Dans L Analyse du Dis- cours comme Méthode de Traduction (Otawa : éditions de Université, 1982) Jean Delisle renvoie a trois publications de Cary. Efim Eikind dans Un Art en Crise : Essai de Poétique de la Tra~ duction Poétique (Gendve : L'Age d’Homme, 1982) fait référence @ un article de Cary et d un autre de ses ouorages : Les Grands Tracue- teurs Frangais. Enfin pour clore cette liste qui n'est sans doute pas exhaustive, nous signalerons la thise de Georges Garnier parue en 1985. sous le titre de Linguistique et Traduction (Caen : Paradigme) qui consacre neuf entrées de sa bibliographic awe trasaux de Cary. Cette prérennité dans les mentions bibliographiques s accompagne sou- vent de réferences précises ou implicites aux éeits etd la pensée d’Bdmond Cary. Vingt ans apres sa disparition il est possible de prendre la mesure de sa place dans le moucement de réflexion sur les problémes de la tradue- tion qui s'est développé apris (a guerre. Cette place est exceptionnelle en raison de la personnalité et de la culture de Vindividu, en raison aussi de ses activités de traducteur et dinterprite, d’écrivain et de journalist. Cary est un professionnel qua aime son métier et qui a envie den parler, ce n'est sans doute pas un hasard s'il a réalisé pour |’ Université Radiopho- nique Internationale la série de conférences qui fait Uobjet de cette publica- tion. Alors que Vensemble de son aruvre est aujourd'hui pratiquement inaccessible (sauf en bibliothéque) il nous a paru important de rendre public cet inédit ot Von retrouve exposés autour d une idée maitresse nom- bre de ses thémes fondamentaux. L introduction que nous avons adjointe ce cours tente modestement de metireen lumizre la carrire et les activites de ce professionnel militant et de faire apparaitre la nature et Vimportance de son apport é la traductologie. Introduction Le 24 janvier 1966, un Bosing d’ Air India en provenance de New Delhi s’écrasait contre le Mont Blanc. Parmi les victimes se trouvait Cyrille Znosko-Borovski, interpréte auprés de V'U.N.E.S.C.O. Il demeure aujourd’hui connu sous le nom d’Edmond Cary (anagramme du diminutif russe de son pré- nom ; Kyra) en tant qu’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur la traduction. Né le 2 aot 1912 & St Pétersbourg, Cyrille Borovsky était issu d’un milieu intellectuel et artistique. Sa mere était actrice et son pere un champion du monde d’échecs dont les ouvrages font encore autorité dans ce domaine. (Gitons par exemple la traduction anglaise de l'un d’eux parue en 1964 chez Pitman and Sons : How to play the Chess Openings, by Eugene A. Znosko- Borovsky). Aprés la Révolution, sa famille émigre en France et se fixe & Paris. Cyrille Borovsky y fait de brillantes études : Licence és Lettres puis Sciences Politiques. Pendant la guerre il entre dans la résistance. En 1944, il est dénoncé, arrété et interné A Fresnes. Aprts la libération, il commence & travailler comme inter- preéte indépendant et c’est a ce titre qu’il effectue ses premitres prestations auprés de I'U.N.E.S.C.O. avant d’y devenir per- manent en 1962. La fonction d’interpréte est trés ancienne et représente certainement, pour des raisons évidentes, la forme originelle de la traduction. Cary en fait remonter les premitres formes officielles connues aux « Chefs-Interprétes », princes accompagnant les pharaons de I’Ancien Empire dans leurs déplacements et dans leurs guerres (cf. Chap. XIII de la Tra- duction dans le Monde Moderne pour Vhistorique de cette profes- n). Linterprétation de conférence naquit aprés la premiére guerre mondiale. Chargé pendant les hostilités d’assurer les relations entre le ministre de l'armement francais et Lloyd George, Paul Mantoux devint le premier interpréte internatio- nal lors de la Conférence de la Paix, en 1919. Cette profession était appelée & se développer avec la création et la multiplica- tion des organismes internationaux. L’interprétation fut Wabord consécutive et consistait en une paraphrase, parfois réductrice, des propos de l’orateur. Vers 1930, naft ’interpré- tation simultanée (7.M.M. p. 149). Aprés la seconde guerre mondiale, les négociations, la création de 'O.N.U. et de divers autres organismes accroissent les besoins en interprétes et surtout imposent le russe comme langue internationale & cété du frangais et de l'anglais. Parfaitement bilingue en russe et en francais, Edmond Cary s’orienta tout naturellement vers une profession qui lui permettait d’utiliser ses dons de poly- glotte : outre le frangais, le russe et l'anglais qui constituaient ses langues principales de travail, il parlait aussi couramment Pallemand et V'italien et s'était initié au chinois (dont la poésie Pattirait — cf. l'utilisation qu’il en fait dans ses articles sur la traduction de la poésie). Interpréte brillant et traducteur non moins remarquable, il se montra soucieux d’affirmer la noblesse une activité épuisante mais qui risquait par sa nature méme de sombrer dans l’anonymat d'un mécarisme déshumanisant. Le titre de son article « Noblesse de la Parole », paru dans le 10 numéro spécial de Baéel sur l’interprétation de conférence (1962, n° 1), est & cet égard trés significatif, de méme que ses considérations sur l'interprétation de conférence exposées dans La Traduction du Monde Moderne et dans Les Grands Traducteurs ‘Frangais : Ia fallu attendre le xx* sitcle pour que la radio et le cinéma rappel- lent la vitalité de la parole articulé, ila falls la technique impression- hante des congiés internationaux pour que Te publie sente qu'une forme orale de la traduction peut exiger des vertus et un art non moindres que ceux qui s'attachent aus formes éerites (G. 7.F:, p. 6). Par ailleurs s’il prenait le soin de mettre en valeur les quali- tés que l’exercice de sa profession exigeait au niveau de la per- formance, Edmond Cary n’oublia jamais, parallélement, de défendre de fagon tangible les droits des traducteurs et des interprétes. Une part importante de son activité fut consacrée & promouvoir une déontologie et un statut de la profession. En 1947, il participe A la fondation de la Société Frangaise des ‘Traducteurs (il en fut le vice-président), puis en décembre 1953 avec Pierre-Frangois Caillé, & la mise en place de la Fédération Internationale des Traducteurs dont il fut le secrétaire général pendant dix ans. En liaison avec ces activités, il participe & la exéation et & l’animation de la revue Babel, émanation de la F.LT,, et dont le premier numéro parut en septembre 1955. ‘Au sein de ces différents organismes, Edmond Cary mena non seulement une action de structuration et de défense des droits de la profession, il fut aussi soucieux d’y promouvoir la réflexion et Panalyse, sans parti pris et & l’échelle la plus large. Cette influence s’exerca par le biais de ses nombreux articles publiés dans les revues Babel, Diogine, La Parisienne et La Nowselle Critique On peut faire remonter & 1949 le début de sa_pro- duction & caractére linguistique, avec la parution de : « Défense u de la France, Défense de la Langue Francaise » dans la Nowele Critique (n° 3, fév. 49). Cet article mérite qu'on s'y arréte un instant, non pour y laisser tomber une larme émue, mais parce qu'il n’a pas vicilli et annonce les préoccupations qui seront celles de Cary a propos de la traduction. Nous reléverons tout d'abord un passage sur la défense des parlers populaires et dia- lectaux que bien des particularistes reprendraient volontiers & leur compte de nos jours : Hamlet est-il traduit en breton ? L'idée méme d’une parcille traduc- tion ne paratt-elle pas comique ? Enseignement, presse, radio, cinéma, administration, tout concourt & étouffer les idiomes autres que Ia langue nationale. Ges idiomes sont ridiculisés, d'autant plus gu'ils comportent toujours un aspect social : la bourgeoisie tendra & s'exprimer en francais, abandonnant l'idiome local au vulgaire. En présence d'un « étranger » un paysan éprouvera quelque géne & user d'un patois qui lui est cher pourtant et qui lui paraft plus riche et coloré que le francais d’école (N.C., p. 9). Outre son cbté contestataire et revendicatif, cette constata- tion n’est pas sans incidence sur la traduction. Elle fonde ce que Cary dans La Traduction dans le Mond: Moderne, appelle un bilinguisme général et naturel qui donne & tout un chacun « le sens du traduit », notion capitale selon nous et qui mériterait détre exploitée au niveau d’une pédagogie de la traduction. La troisitme partie de son article est centrée sur les proble- mes de débordements de l'anglais sur le francais par le canal des mauvaises traductions (en particulier celles des films et de la presse enfantine) et du « franglais » adopté par un certain nombre de journalistes : Un sabir analogue régente la Radiodiffusion « francaise ». Ne partons pas des émissions bilingues multipliées & plaisir et des musiques hot, swing, bebop etc. dont ’accompagnement parlé est truffé de termes et 12 [ee te de titres anglais. Mais Voffciel « Journal parlé » n’affecte-til pas les anglicismes les plus absurdes (par exemple virtullement et éoentuellement dans le sens anglais de « en réalité » et « en fin de compte ») ? Speakers ct speakerines se piquent de prononcer & la yankee les noms propres anglo-saxons, alors qu’ils ne se génent pas d’estropier les noms fran- sais (« Ségon » pour Saigon parait s"étre imposé jusque dans les « Nouvelles de l'Union francaise »). Dans Le Monde, Albert Dauzat a 46 amené a protester vigoureusement contre cette manie dintroduire dans la phrase frangaise, qui posséde son harmonie et son débit pro- pres, des déplacements d’accent conique et des sons normalement inexistants chez nous (N.C., p. 16). Gette préoccupation, manifestation ponctuelle d’un mouve- ment plus large qui trouvera son expression la plus marquante avec le Parlez-vous franglais ? d’Eticrnble (Gallimard, 1964), constitue en fait un aspect des problémes que pose la traduction en tant que situation de bilinguisme et ceci méme encore de nos jours malgré les efforts menés par certains gouvernements dans la réglementation de la terminologie. Il y a assurément dans cette lutte & mener contre les interférences un fragment de réponse A ceux qui s’interrogent sur, ou contestent 'utilité de pratiquer la traduction comme exercice scolaire et universitaire (& condition bien entendu que cette pratique soit assortie d’une analyse et d’une réflexion justificatives) L’action militante d’Edmond Cary en faveur de Vorganisa- tion de sa profession et du développement de la réflexion sur cette activité se manifesta également de facon coneréte dans organisation d’une série de réunions internationales. Citons Ie Colloque des Traducteurs d’Extréme-Orient & New Delhi en 1956, et surtout le congrés de Bad Godesberg en 1959, au théme combien évocateur, et dont les actes furent rassemblés par ses soins et ceux de J.D. Jumpelt sous le titre de : La Qualité en Matitre de Traduction — Quality in Translation (Pergamon 13 Press : 1963). Enfin il a rassemblé ses vues sur la traduction dans deux ouvrages : Les Grands Traductewrs Francais (1963) qui adopte une perspective historique et La Tiaduction dans le Monde Moderne (1956), aujourd'hui épuisé et qui mériterait bien une réimpression en raison de la pertinence des vues qui y sont exposées. Son Cours Radiodiffusé, par son option pédagogique, se situe au carrefour de ces deux ouvrages L’éclectisme d’Edmond Cary apparait dans toute son importance quand on sait qu’outre I’Interprétation de Confé- rence, la traduction de romans, la défense et l’organisation de sa profession, la réflexion théorique sur son activité, il s’inté- ressait beaucoup & la poésie et & sa traduction. En juillet 1965, la Finlande désireuse d’instituer une formation pour ses tra~ ducteurs organise un colloque & Jyvaskyla auquel sont invités des spécialistes de toutes nationalités. Cary y fait deux commu- nications sur la traduction de la poésie francaise. Par ailleurs, il profita de ce séjour pour soumettre & l’appréciation de traduc- teurs et théoriciens russes (dont Efim Etkind) des traductions des potmes d’Eluard qu’il avait réalisées dans sa seconde lan- gue maternelle. Lui-méme écrivain, il travaillait & un roman métaphysique, situé en Inde, lorsqu’il accepta sa dernitre mis- sion, pour 'U.N.E.S.C.O, & New Delhi. La pensée d’Edmond Cary, en matitre de traduction, s’est développée par rapport & un certain nombre de parametres une solide culture, une connaissance remarquable des langues, un contact étroit et permanent avec la réalité de l’interpréta~ tion et de la traduction, une conscience aigué de I’importance de la traduction comme fait de société et le désir, assez rare chez les professionnels, de mener une réflexion d’envergure sur sa pratique “4 Le cours radiodiffusé fut professé en 1958, c’est-A-dire posté- rieurement & la publication de La Traduction dans le Monde Moderne et antérieurement a celle de Les Grands Traducteurs Fran- gais (1963). Son caractére didactique et surtout l’approche méthodologique indiquée par le titre : Comment faut-il Traduire ? Vaménent & intégrer les perspectives synchronique et diachro- nique qui caractérisent respectivement les deux ouvrages préci- tés. L’étudiant (et en particulier celui de premitre année) qui se plongerait dans le Cours d’Edmond Cary au simple vu de son titre risquerait d’tre quelque peu déconcerté. En effet il n’y trouvera pas d’indications sur la manitre de faire son théme ou sa version, sur Vutilisation des dictionnaires, sur ce qu’il est courant d’appeler les difficultés de traduc- tion et les maniéres de les résoudre. En d’autres termes voici un cours bien différent de la Stylistique Comparée du Francais et de l'Anglais de Vinay et Darbelnet (Didier, 1958). Ce n’est pas que Cary se désintéresse des aspects purement Tinguistiques de la traduction ou qu’il les néglige, Il montre suffisamment par ses analyses d’exemples concrets dans ce cours, et par ses considérations sur la naissance ct l’évolu- tion des divers outils ou auxiliaires du traducteur (ef. la T.M.M. ; « Mécanismes et Traduction », Babel, oct. 56), qu'il éait sensible & cet aspect du probléme, mais il faut bien considérer que de manitre générale il s’intéresse & la traduction et non & Vutilisation qui en est faite comme exer- cice de langue dans les lycées et les universités. En d’autres termes il estime, a la suite d’Etienne Dolet, nécessaire que «le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de Pautheur qu’il traduict et soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se mect A traduire » (Babel, I, 1, sept. 15 55), précepte qui vaudrait également la peine d’étre médité dans I’établissement d'une pédagogie de la traduction. Son « cours » donc ne s’adresse pas (tout au moins a priori) aux étu- diants, mais aux « étudiants-traducteurs » et aux traducteurs en général, La traduction telle qu’on la pratique dans I'ensei- gnement se trouve définie et brocardée en ces termes dans la quatriéme causerie, sur « les classiques, les pitces de théAtre, les livres d’enfants » : « par ces exercices (le théme ct la ver sion), Venseignement vise & faire connaitre une langue, une culture : ’objectif premier n’est certes pas d’enseigner l'art de traduire. Disons que l’enseignement se sert de la traduction mais ne prétend pas la servir ». Cary soutient méme qu’il la dessert dans la mesure oi Ja fascination du « travail d’analyse » risque de nuire a « la synthése que doit constituer la traduction véritable », Enfin quand on Ventend a la suite de Theodore Savory (The Art of Translation, 1957) critiquer le fait que « les maftres partent en général de I’axiome qu’é un certain texte correspond une traduction idéale et une seule », on se demande si c'est un auteur & mettre entre toutes les mains. Que cette question soit encore d’actualité est évident quand on voit la manitre dont Jean-René Ladmiral se sent obligé d’y revenir dans ses Théorémes (pp. 73-76, 7.1. La performance magistrale ct 7.2. Le concept de « quasi-perfection »), Ce n'est pourtant pas faire preuve d’un masochisme excessif que d’en recom- mander la lecture & des étudiants, car son discours, par la hau- teur de vue et la compétence dont il procéde, constitue sans nul doute un contrepoids salutaire & une approche trop purement linguistique qui risquerait de réduire la formulation des problé- ‘mes & des schémas par trop inertes. La premitre régle qui ressort de ce cours, et ce & la simple lecture de la table des matiéres, c'est qu’il n'y a pas de régle 16 (Pee absolue et valable dans tous les cas de traduction, Il n'y a pas « La» traduction, mais des « genres de traduction » qui ont des impératifs spécifiques. On ne traduit pas de la méme facon un roman, un poéme, un film, une conférence internationale ; C'est évident direz-vous, encore faut-il le dire et le souligner, tout comme il a fallu que Saussure formule avec clarté Ia linéa- rité des énoncés linguistiques et la nature des rapports que les signes entretiennent entre eux tant sur le plan paradigmatique que syntagmatique. L’un des grands mérites d’Edmond Cary est sans doute davoir percu par le biais de sa profession (éclairée par ses lec- tures) que de méme qu’il convient de distinguer entre une lan- gue orale et une langue écrite il convient de distinguer entre tune forme de traduction orale et une forme de traduction écrite. Dans les deux cas, la forme orale précede la forme écrite et obéit & des reégles différentes Historiquement, l’interprétation fut sans doute la premitre forme de la « traduction » (et de traduction orale) pratiquée entre les hommes (cf. La T.M.M., Babel n° spécial sur I’Inter- prétation de Conférence, 1962, Diagine, 1962). Aprts avoir connu I’éclipse ct les fonctions subalternes, elle revient en force et sous une forme spectaculaire avec la traduction dite « simul- tanée » et les diverses formes d’interprétations, On peut d’une certaine maniére y rattacher la traduction cinématographique et théatrale. Ces trois formes de traduction ont en commun de porter sur du langage oral et de confronter le traducteur comme le public avec la situation a laquelle correspond I’énoncé. L’herméneuti- que s’en trouve parfois simplifiée, mais la tension est renforeée entre un message porté par un vecteur-source et les impératifs linguistico-culturels, parfois contradictoires, du vecteur-cible. Cary souligne la platitude et le caractére propreme: de certaines traductions universitaires ou ass cinéma impose une gestuelle, des mouvements de levres qui exigent ce qu’il appelle « une traduction totale ». Enfin Pinter- prétation demande une vivacité, une « identification » telle avec Vorateur qu’elle fait de ’interpréte un véritable artiste. Il y a chez Gary une sorte d’obsession de valoriser I’interprete, sans cesse, dans ses livres, ses articles, les mots « art » et « artiste » reviennent ponctuer toute évocation, d'une profes- sion qui exige de grandes qualités, mais qui précisément, parce qu'elle travaille sur la langue orale, ne laisse jamais la trace tangible d’un résultat qui sera apprécié et valorisé en tant que recréation artistisque. A propos de la traduction écrite, il souligne également sa diversité ; romans, poésie, textes techniques, livres enfants (auxquels il conviendrait dajouter la traduction de presse, commerciale et officielle qu'il examine dans les chapitres X, XII et XII de La Traduction dans le Monde Moderne et surtout le fait que pour son succes, la traduc- tion obéit a des impératifs différents dans chaque cas et de nature extra-linguistique). C’est A propos des textes litté raires qu’il fait intervenir la notion de destinataire et de contexte spatio-temporel : « Que traduisez-vous ? Quand, ‘oi, pour qui? Voila les vraies questions dont s’entoure Vopération de traduction littéraire. Le contexte linguistique ne forme que la matitre brute de l'opération : c'est le contexte, bien plus complexe, des rapports entre deux cul- tures, deux mondes de pensée et de sensibilité qui caracté- rise vraiment la traduction ». (2° causerie). Ce principe est déja apparent dans La Traduction dans le Monde Moderne (au chapitre dont le titre préfigure celui du Cours), il fait de la traduction quelque chose de souple et d’évolutif’ parce 18 qu’elle doit prendre en compte des notions vivantes et réelles telles que les gotits du public et impact de l’ceuyre ainsi trans- posée. On en retrouve une formulation différente dans Les Grands Traducteurs Francais : «les théoriciens ont volontiers campé le traducteur en face de l’auteur tantdt comme un rival, tantét comme un serviteur. Bien peu ont apercu le terme com- plémentaire de l’équation, & savoir le rapport qui existe entre le traducteur et ses lecteurs. » (Les G.T-F., p.21) Le principe directeur de ce cours qui vise & établir au nom de Ja réalité que la traduction ne saurait se réduire & une opé- ration linguistique mérite d’étre replacé dans son contexte historique et a tout intérét & étre envisagé dans une perspec- tive diachronique, tant il est vrai que prise au pied de la lettre et de manitre figée, cette opposition entre une composante linguistique et les facteurs extra-linguistiques de la traduction risque d’érre préjudiciable & une juste appréciation de la pen- sée de Cary Lorsqu’il rédige son cours, il s’oppose aux théses de Fédorov parues en 1953 sous le titre : Introduction & une Théorie de la Tra- duction. En 1957, dans le numéro 4 de la revue Babel, Edmond Cary fait paraftre un article de onze pages sur les « théories soviétiques de la traduction » qui permet de micux saisir sa position et qui donne la mesure du sérieux et de I’étendue de sa documentation. Analysant l'ouvrage de Fedorov, il donne un accord sans réserves 4 des approches qu’il pratique Ini-méme sans cesse (mais sous des formes diverses) dans ses écrits sur la traduction : «un panorama de caractére historique, ... qui esquisse une évolution des formes de traduction et de la pensée théorique », et un examen des différents genres de traduction. Mais la 02 il ne le suit pas, c’est sur la voie de la recherche d’un dénominateur commun qui unisse ces différents genres et qui 19 se trouverait dans la linguistique. Sa critique ct alternative qu'il oppose & Fédorov sont ainsi formulées : La méthode marxiste, sans cesse invoquée par V'auteur, contient ourtant le principe fondamental de dalectique quis applique 8 mer ville & l'étude de V’opération de traduction. Au lieu de soutenir bru- talerent que tout est blane dans a these (possibilité de traduction), et que tout est noir dans l'antithése (impossibilité de traduction) et s‘arréter & cela, ne fallait-il pas se hasarder & faire le saut vers la synthése et montrer que la traduction valable s!appuie sur cette con- tradietion estentielle pour prendre son vol en la surmontant ? De méme, Fédorov répite sentencicusement les maximes connues sur Ie ‘mot & mor et la traduction daprés le sens profond, sans s’apercevoir 4qu’elles ne nous ménent nulle part car chacun est libre de les interpré- ter sa guise, C’est dans la mesure of ’on reconnait la double dépen- dance vis-a-vis de ces deux facteurs contradictoires que I'on peut ‘exercer cette « activité créatrice » dont il parle sans la définir autre- iment, C’est alors aussi que Von échappe au danger de faire eroire ‘qu'il existe une traduction qui soit « la » traduction objectivement valable, la norme ne varitur, abstraction faite des pays et des temps, des genres et des lecteurs. Danger auquel Fédorov n’échappe certes pas, dans son désir de poser des régles scientifiques d’ une traduction satisfaisantc. (Babel, n° 4, 1957, pp. 186-187). On notera que cette image de I'envol est reprise en conclusion de la causerie sur ’interprétation de conférence et qu’en fait elle sous-tend sa propre dialectique de facon trés marquée dans deux causeries au moins : la premitre oi Ia traditionnelle qui tion sur la possibilité de la traduction sert & poser I’impossibi- lité de parler de « la » traduction au singulier. La cinquitme ot la traduction des textes techniques sert en fait & introduire la notion de « sensibilité » et de « facteur humain ». Cary manie avec stireté et efficacité le paradoxe pour déniaiser ses audi- teurs. En fait dés 1954 une « contre-offensive énergique » était diri- 20 6c contre les conceptions de Fédorov lors du deuxiéme con- grés de l'Union des Ecrivains Soviétiques, et Fédorov donnait en 1958 une seconde édition remaniée de son ouvrage, dont Cary fit un compte rendu favorable en mars 1959 (Babel, vol. V, n° 1). Dans le méme numéro de cette revue, Cary annon- gait la préparation du congrés qui devait se tenir A Bad Godes- berg du 27 au 30 juillet de la méme année avec pour théme : « La Qualité en Matiére de Traduction », Lors de ce congrés, Georges Mounin, anticipant sur sa thése (Les Problimes Théoriques de la Traduction, Gallimard, 1963) sefforca de situer Cary par rapport a Fédoroy : En fait, ces vues nient moins la thése de Fédorov qu'elles ne la com- pletent a juste titre : la traduction (litéraire) n’est pas seulement une ‘opération linguistique, qui puisse &tre épuisée par l'analyse scientfi- que des problémes ‘de lexique, de morphologic et syntaxe. Lorsqu’ Edmond Cary, pour libérer la traduction dune inféodation totale a la linguistique, s'appuie sur le fait que les linguistes eux- rmémes tendent A s'éloigner des conceptions étroitement formelles de naguére pour concevoir la langue et ses différentes composantes ‘comme autant de fats liés & tout un contexte culturel et se dissolvant en lui, nul ne le contredira parmi les linguistes. On tui répondra seulement que, pour des raisons méthodologiques, & cété de la lin- suistiue interne (étude des structures lexicales,’ morphologiques, syntaxiques) il faut considérer — mais distinguerscrupu- Jeusement — la psychologic linguistique, ou psycholinguistique, et la sociologie linguistique, ou sodolinguistique (englobant ainsi toute Vanthropologie culturelle, et tout ce que nous appelons la « civilisa- tion », gui sous-tend une cuvre littéraire), D’autre part, en dist sguant la linguistique proprement dite (vude des structures qui consti tent le code, ou systeme de communication, d'une langue) d’avec la stylistique (Etude de ses moyens propres d’expression, des plus soc Jement figés jusqu'aux plus génialement individuels), les linguistes eux-mémes indiquent le passage de la linguistique & Vesthétique. Is suggérent eux-mémes la réponse & notre question préjudicelle : la at traduction, comme Varchitecture ou la médecine (ou tant d'autres activités humaines ayant pour objet I"homme) est, ou peut-ttre, ou doit étre & la fois une science et un art: un art sous-tendu par une science, C'est la linguistique elle-méme qui nous enseigne le plus clai- rement que les opérations de traduction comportent & la fois des pro- blémes linguistiques et des problémes non-linguistiques (extra: linguistiques, ou comme on dit, & tort, métalinguistiques). (La Qualité en Matiie de Traduction — Quality in Translation, p. 51). Et dans sa propre intervention, Cary commentait ainsi cette (re)définition de la linguistique Dans ce débat entre la linguistique et la litérature, bien des ments demeurent confus. Que faut-il entendre au juste par « line guistique », par exemple ? Nous soupconnons fori ici un flotte- ment de terminologie qui risque de provoquer de sérieux malen- tendus. Féderov parait employer ce mot dans un sens étroit que récuseraient la plupart des linguistes occidentaux (ce qui confére A sa thése, développée dans la premiére édition de son traité, une rigueur dogmatique impressionnante). En défendant la position Tinguistique, Georges Mounin, dans sa réponse & I'Enquéte, est amené & Glargir singulitrement les cadres, jusqu’a y faire entrer le « contexte » et la « situation » qui déterminent « la totalité du message », Dans leur récent livre, Vinay et Darbelnet démontent dans le méme esprit les rouages du passage de l'anglais en fran Nous soupconnons fort que, pour la plupart des critiques soviétiques, leurs observations releveraient directement dune étude litéraire et non linguistique, comme ils prétendent, Et si Von relit Ogden, qui élargit étude de la langue jusqu’aux fron- tidres les plus reculées de la pensée, de la culture, de la vie sociale, oui, dans ce cas la chose est claire : tout ce qui touche & la traduction s'y perd comme une goutte dans la mer: mais la litérature aussi, et tout ce qui touche & homme ne se dissout-il pas dans cette linguistiques? (La Qualité en matitre de Traduction — Quality in Translation, p. 32) Et la réalité d’aujourd’hui rendrait sans aucun doute plus attrayante encore « cette linguistique-Ia », od Cary acceptait de 2 se reconnaitre. C'est dessein que nous avons donné ci-dessus un (trés léger) coup de crayon linguistique a la présentation des parambires dont le traducteur, comme médiateur de communi cation doit tenir compte, et nous renvoyons ici A Maurice Per- gnier, dont Cary eut certainement fort apprécié la thése sur Les Fondements Sociolinguistiques de la Traduction. (H. Champion, 1980). Le grand mérite d’Edmond Cary, et il n'est pas mince, reste d’avoir contribué d’une part & développer de manitre sérieuse et compétente la réflexion sur la traduction dans les milieux professionnels et d’autre part a élever le débat sur la théorie de la traduction, Sa solide culture, perceptible dans ce cours & tra- vers ses nombreuses références, lui permettait de donner au probléme une dimension historique sans en négliger les impli- cations linguistiques. Ce cours était sans doute polémique par certains aspects, mais il était salutaire et méme nécessaire dans Ja mesure ol son auteur était pour « une théorie de la traduc- tion » au sens le plus large du terme : En matitre de traduction, la pensée théorique doit abjurer tout scl matisme, toute simplification arbitraire. Sous peine de se disqualifier, cle doit cesser d’étre parcellaire. Si utiles et si légitimes que deme rent assurément les diverses recherches particuléres, c'est seulement 2 condition d’admettre de bonne foi comme objet d'étude la traduc- tion dans son ensemble et sa varigté, dans sa complenité et ses var tions, que pourra se constituer une théorie générale, & la mesure du développement vertigineux qui anime notre époque les activités pratiques de traduction, (Diggine, 1962, p. 120). 23 La Traduction est-elle possible ? Comment faut-il traduire ? Présomptueuse question, A laquelle nous tenterons, au cours d'une série d’entretiens, de donner au moins quelques répon- ses partielles, Mais, avant de nous lancer dans le vif de notre propos, force nous est de poser une question préalable : la tra- duction est-elle possible ! Depuis des sitcles, en effet, les meilleurs esprits n'ont pas hésité A proclamer que la traduction constituait en soi une impossibilité. Cervantés, en Espagne, compare une traduction & un tapis mis &’envers : tous les motifs sont 1a, mais rien de leur beauté n'est perceptible. Dante affirme en Italie : « Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne se peut transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et harmo- nie». En Allemagne, Humboldt proclame « Toute traduction me parait étre incontestablement une tentative de résoudre une tache irréalisable » et Schlegel « La traduction est un duel & mort ot périt inévitablement celui qui traduit ou celui qui est traduit ». En Angleterre, George Borrow : « La traduction est, au mieux, un écho ». 25 Et d’innombrables en France, depuis Joachim du Bellay jusqu’A Victor Hugo, en passant par Voltaire, orfévre en la matire, qui estimait que les traductions augmentaient les fau- tes d’un ouvrage et en gataient les beautés, Opinions péremptoires, semble-t-il, et ’on serait prét & tirer échelle, si des esprits excellents n’avaient, en revanche, hau- tement proclamé la possibilité de la traduction, son utilité, voire sa beauté. Perrault soutenait méme qu’on pouvait mieux juger un auteur par les traductions de son aeuvre ; Lamartine affirmait qu'il avait toujours eu plus de plaisir lire un potte étranger en traduction qu’en original ct Swinburne lancait le paradoxe que Byron n’était supportable qu’en traduction, ‘Nous voici done tentés de renvoyer dos & dos contempteurs et apologistes. N’est-ce pas la réalité qui décide : 1a traduction existe et se développe de sitcle en sidcle. Quoi qu’en aient les théoriciens, il faut donc qu’elle soit possible De fait, sil’on analyse micux les critiques adressécs & la tra- duction, on s’apercoit qu’elles visent la mauvaise traduction les mauvais traducteurs et que c'est en partant de cette sorte arguments, ou d’arguments tirés de la pratique de certains genres particuliers (tels que la traduction poétique), que cer- tains font le saut pour conclure plus ou moins explicitement & Pimpossibilité de la traduction en général. Nous voila délivrés d'un souci théorique, mais ce n'est que pour en retrouver un autre, plus épineux encore, devant nous ‘Que faut-il entendre au juste par traduction ? Pour ne pas errer entre des mots recouvrant des réalités fort éloignées les umes des autres, ne devons-nous pas nous rappeler que, sclon les pays et les temps, la traduction a pu désigner des opérations 26 fort différentes. Parlant de traduction, les uns penseront au «Gimetitre marin » de Paul Valéry traduit par Cecil Day Lewis ou aux successives versions d’Homére dans nos langues modernes, d’autres a la traduction d’un brevet technique n’est-on pas libre d’invoquer aussi le Western doublé en fran- ais pour nos écrans, la conférence internationale se déroulant simultanément en plusieurs langues ? Toutes ces opérations, si dissemblables, relévent-elles de la traduction ? Ou bien faut-il restreindre sévérement et n’admettre, par exemple, que le pas- sage en une langue moderne des pottes grecs ou latins de Vantiquité, comme le voulait un académicien du xvut siécle ? Nous voici donc aux prises avec des questions de définition, questions scabreuses entre toutes, Si, nous laissant guider une fois de plus par la réalité moderne, nous résolvons de ne rien exclure qui se pratique effectivement de nos jours et de nous montrer aussi Jarges que possible dans notre examen, surgit tune difficulté nouvelle. Si, pour notre étude, nous acceptons aussi bien la traduction littéraire que la traduction technique, la traduction poétique que l’interprétation de conférences, la traduction commerciale que le doublage de cinéma, quel est le signe d’unité que nous hasarderons de poser entre ces opérations diverses ? Quel dénominateur commun peut exister entre elles, qui nous per- mette de les étudier toutes ? Des penseurs se sont penchés sur ce probléme et ont prétendu le résoudre. Dans un ouvrage paru en 1953, l’éminent théoricien russe Andréi Fédorov a avancé comme fondement de toute étude scientifique de la traduction le principe que toute traduction est essentiellement-une_opération linguistique et doit ¢tre-étudiée comme telle. Les recherches dans le domaine de la traduction doi- vent faire partie du corps des disciplines linguistiques. 27 Cette prise de position parait étre inspirée par le bon sens méme. L’étude comparée des langues apporterait ainsi les clés des innombrables opérations de traduction et permettrait de dégager les régles objectives de ce travail dans son apparente diversité. En effet, quelle différence entre la traduction des podtes et celle des brevets techniques, la traduction des romans et le dou- blage des films, la traduction publicitaire et l’interprétation de conférences ! Ow trouver le dénominateur commun qui en autorise l'examen sous un méme titre, si ce n’est dans le fait que la traduction est toujours et par-dessus tout une opérat ordre linguistique ? Si séduisante que puisse paraftre une telle présentation, elle résiste mal & I'épreuve des faits. Et c’est justement lorsque I’on considere la diversité des opérations de traduction que pratique notre Xx* sitcle qu'on est amené & s’en convaincre. En effet pour peu que I’on étudie chacun des genres fonda~ mentaux de la traduction, on est forcé de reconnaitre que celui- cist doté d'une originalité propre qui le rend irréductible & un autre, On ne résout rien en disant que doublage de cinéma et traduction littéraire sontT’un comme autre des opérations lin- “Buistiques : & Ia vérité, c'est l’exemple de la fausse définition, (qui ne nous fait pas avancer d’un pas et n’enrichit nullement notre connaissance de la nature réelle de chacune de ces deux a Sans doute, pour jouer du violon, faut-il commencer par avoir un violon en main, pour écrire un roman, faut-il avoir du papier et une plume ou une machine & écrire et faut-il savoir former des mots et des phrases, Mais I’essentiel de la musique, Vessentiel de la littérature est ailleurs — et c'est cela qui importe, Pour traduire, que ce soit des poétes ou des brevets techniques, il faut connaftre peu ou prou deux langues au moins : mais ce n'est J qu’un point de départ, une des don- nées initiales, mais non point le fondement objectif par excel- lence de toute étude scientifique approfondie. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’essence de chacune des opérations diverses de la traduction et les régles qui Ini sont propres. Chaque genre, on s’en apercoit 4 ’épreuve, posstde une originalité si marquée, constitue une opération sui generis si nette qu’on est amené A la considérer séparément et a faire pas- ser au premier plan les caractéristiques plutét que les dénomi- nateurs communs — dat la logique formelle en soutffrir. lest assez curieux de constater que, dans le méme temps, les linguistes eux-mémes tendent a s’éloigner des conceptions étroitement formelles de naguére pour concevoir la langue et ses différentes composantes comme autant de faits liés & tout un contexte culturel et se dissolvant en lui. Ge qui a pu paraitre une base objective ferme devient A son tour mouvant et incer- tain, Dans les causeries qui suivent, nous essayerons de passer en revue quelques-uns de ces genres principaux qui, de nos jours, composent immense domaine de la traduction. Nous exami- nerons la traduction littéraire puis, spécialement, la traduction des pottes, la traduction technique et certains genres trés modernes, ues particuliers, comme le doublage des films et Vinterprétation de conférences. Chaque fois, sur des exemples précis, nous essaierons de répondre & cette question : « Comment faut-il traduire ? » Peut-étre cette suite d’idées pratiques et dénuées de parti- pris nous permettra-t-elle d’avancer dans l'intelligence de ce 29 gu’est l'opération de traduction en général, et, de l’infini diversité, passer & la profonde et mystéricuse unité qui Vaccompagne malgré tout 30 Comment faut-il traduire les oeuvres littéraires ? ‘A rangle de la Grande Place et de la rue Garibaldi, la prérure de Porto Manacore fait face au palais de Frédéric II de Souabe. C’est un batiment nu, & quatre étages : au rez-de-chaussée la prison, au pre- rier le commissariat de police, au deuxidme le tribunal, au troisieme Pappartement du commissaire de police, au quatriéme celui du juge. A Pheure de la sieste, au mois d’aodt, la petite ville est déserte, Seuls les chmeurs, les disocupati, les désoccupés sont A leur poste, tout autour de la Grande Place, debout le long des murs, les bras au corps, immobiles, muets. Derrigre les jalousies de la prison, entrebaillées vers le ciel, les prison- ners chantent 5 Toure, ma beauté, towne Les désoccupés éeoutent chanter les prisonniers, mais ne chantent pas. Ce début de /a (oi, notre dernier prix Goncourt, est peut-étre déja a Vheure actuelle traduit : il le sera & coup sf, et en de nombreuses langues. Plus ou moins attentivement, plus ou moins adroitement, plus ou moins heureusement Vous venez d’entendre ces quelques lignes, peut-étre votre oreille a-t-elle été accrochée au passage par tel mot insolite, telle image vous a-t-elle fait hésiter, mais la lecture du texte vous a emporté, 31 Vous est-il arrivé de songer & celui qui ne peut jamais se lais- ser emporter par la lecture, qui n’a jamais le droit de glisser, qui doit sonder chaque mot jusqu’en ses profondeurs sans per- dre pour autant le mouvement qui anime le texte et qui vous avait entrainé, heureux lecteur, qui doit fouiller les racines sans ternir le bruissement du feuillage — nous avons nommé le traducteur. A quoi se mesurera le succés de sa traduction ? A quelles dif ficultés se heurtera-t-il, quels pitges devra-t-il déjouer ? Pour certains artisans de la traduction, la difficulté premitre sera tout bonnement, la fameuse barritre des langues qu’ ils devront franchir. En d’autres termes, ils auront a déchiffrer le texte et, tant bien que mal, A comprendre ce que les mots veu- lent dire. Ge seront eux qui commettront ces bourdes monumentales : «dear, dear, » traduit par « chere, chére », « un tour de valse au bras d'un cavalier », traduit par une « épine au bras » par confusion sur le mot anglais spin (nous avons trouvé dans Jude VObscur, de Thomas Hardy), Vous souriez. Certes, en 1958, en France, un traducteur d’anglais est tenu de connaitre parfaitement la langue qu’il tra~ duit, Mais sera-t-on aussi sévére pour un traducteur de russe ? Ou de chinois ? Ou de malayalam ? N’est-ce pas I’an dernier seulement qu’est sorti le premier grand roman classique chi- nois traduit directement en notre langue ceux que nous lisions jusqu’a présent |’étaient de langlais ou de allemand, par double traduction. Le traducteur de Roger Vailland en Angle- terre ou en Espagne se posera sans nul doute des questions tres différentes de celles qui préoccuperont le traducteur japonais ow indien Un traducteur pour qui le francais n’est pas une langue aussi 32 familidre que sa langue maternelle se demandera par exemple ce que, dans ce texte, signifie exactement l’expression « les bras au corps » qui vous parait toute simple ; dans certains pays, il aura des doutes quant aux « jalousies de la prison, entrebaillées vers le ciel» : comme son dictionnaire traduit « jalousie » par volet en bois & claire-voie, il aura quelque peine a se décider pour le treillage mobile que les Anglais appellent store vénitien. Pour le traducteur de nombreux pays, le batiment & quatre étages constituera un pitge, car il y aura lieu de traduire quatre par cing — le rez-de-chaussée comptant, dans ces pays pour un étage. Ge ne sont Ja, au hasard de ces dix-sept premiéres lignes du livre, que quelques exemples de difficultés brutes, mais il en est de plus frappantes. Des ces dix-sept lignes, on peut relever deux néologismes, qui sont en fait des italianismes : préture, pour Iequel le Laroussc donne « dignité, fonction de préteur ; sa durée » et qui désigne ici un batiment, et « désoccupés », que Pauteur a soin de mettre en valeur et d’expliquer, pour utili ser ensuite constamment. Faudra-t-il, en traduisant, mettre partout le mot italien ? Ou essayer de forger un néologisme dans la langue de traduction ? Et cette notation de chanson : « Tourne, ma beauté, tourne » ; Est-ce une invention de l’auteur ou une chanson: connue ; une allusion littéraire, somme toute ? Plus loin, les prisonniers chanteront « parlez-moi d’amour », et tel traduc- teur se retrouvera sans doute en pays dle connaissance. A trois pages du début, Pauteur donne un commentaire : « Les soirs ’été un haut-parleur diffuse sur la Grande Place tout le pro- gramme de la radio italienne Secondo et le répertoire des prison- niers est infini ». Voila qui satisfera sans doute le lecteur fran- 33 ais, pour qui, en 1957, les initiales R.A.I. sont aussi familid- res que le sigle R.A.F. il y a une quinzaine d’années. Les Anglais, fiers du « troisitme programme » de la BBC se retrou- veront aussi en pays de connaissance. La phrase sera-t-elle aussi aisément comprise partout ? Des mots ct des expressions, des difficultés proprement lin- guistiques, nous avons imperceptiblement glissé a des préoccu- pations fort différentes. La langue, ici, est simple et dépouillée et ne présente pas de difficultés de vocabulaire et de syntaxe : les pitges sont ail- leurs. Et il suffit dune trés rudimentaire expérience de la tra~ duction pour reconnaftre qu’il en est bien ainsi dans la quasi totalité des cas. Ce qui se remarque immédiatement cans le texte que nous avons pris comme exemple, c’est qu’il est daté. C’est le livre d’un écrivain frangais 4 Iheure oii la France du xxt siécle a fait la découverte de I'Italie : « jalousies, radio Secondo, désoccu- pés » sont le tribut payé a cette découverte. L’action se passe en Italie, comme aussi l’action morale de cet autre prix litté- raire de la méme année qu’est fa Modification de Michel Butor. La Rome de Butor n'est pas celle de Valery Larbaud ou de Stendhal : c’est celle qu’ont arpentée et que reconnaissent avec ravissement des millions de touristes francais actuels. « Rejoin- dre le Largo Argentina avec sa tour médiévale et dans une ample fosse au milieu, surpeuplée de chats faméliques, ses qua- tre temples en ruines d’époque républicaine » est une phrase riche, pour eux, d’évocations précieuses, car ils se sont stire- ment penchés sur cette fosse et ont consulté leur petit guide bleu et savent de quelle époque républicaine on leur parle. Cette phrase-la ne pouvait étre écrite que de nos jours : vingt ans plus t6t, vingt ans plus tard peut-étre, elle aurait paru inu- 34 tile ou déplacée ou prétenticuse : elle est parfaitement vivante pour nous, aujourd’hui : comment la rendre telle pour le lec- teur russe ou japonais ou hindi sans verser dans l’exotisme ou Vérudition vaine ? De quelle langue traduisez-vous et en quelle langue ? Telle est la question que l'on pose en général tout d'abord et T’on croit avoir tout dit, ia ‘Que traduisez-vous ? Quand, oi, pour qui ? Voila les yraies questions dont s’entoure l'opération de tra raire. ~qe-Contexte linguistiquéyne forme que 14 matitre brutesde Popération "este contexte; bien plus comple apports> -sentre deux cultures) deux mondes de pensée et de sensibilité qui Caractérise vraiment la traduction. Pour définir d’un mot la nature de cette opération, disons elliptiquement qu’elle cons- titue une opération littéraire ‘On ne traduit pas, chez nous, les romans chinois de la méme plume que les romans anglais et on ne les lit pas avec les mémes yeux. Les oeuvres anglaises ne rendaient pas le méme son aux oreilles de Voltaire qu’aux nétres, et les traducteurs devaient tenir compte de cette différence d'acoustique. Pour illustrer cette continuelle évolution des gods et des usa- ges en matitre de traduction, selon les époques et les pays, pre~ nons un exemple, fameux entre tous, celui des traductions suc- cessives des Mille et une Nuits. Révélé & l'Europe par l’orientaliste Antoine Galland au début du xvur sitcle, ce livre avait &é présenté par ce merveilleux tra- ducteur dans I'accoutrement propre & sécuire le public de son temps. Galland avait paré le texte de més classiques graces de style et en avait banni tout ce qui pouvait parattre ose. ‘Aux environs de 1900, la version de Mardrus restitua notamment les passages escamotés par Galland, non sans une 35 sorte de délectation — et non sans prendre des libertés grandes avec unc foule d’autres passages qui n’avaient pas la galanterie pour dominante. ‘Vers 1840, cependant, Torrens et Lane avaient donné du recueil arabe une version anglaise — franchement expurgée quarante ans plus tard, John Payne s’attacha, au contraire, reproduire le pittoresque des Nuits, n’hésitant pas a forger des mots de son cru, 4 recourir & des archaismes etc., dans unc édi- tion a tirage volontairement restreint. Plus intéressante encore est la version, publiée en 1885-1886, par Richard Burton, Non conformiste impénitent, Burton se fait une joie de choquer les Victoriens, ses contemporains. Comme Galland, il avait vécu dans les pays arabes. Il s'était pénéiré non seulement de la con- naissance de ’Orient, mais de l’esprit qui est celui de ces con- tes. Dans une langue un peu lourde mais truculente et drue, il retrace les péripéties des mille personnages sans rien en omet- tre, soulignant volontiers de notes documentaires les passages les plus scabreux, mélant I'érudition & une gaminerie de pince- sans-rire, et produisant en fin de compte un texte qui demeure fort apprécié, Nous passons sur les traductions faites en d'autres langues pour en arriver a celle, produite en russe, il y a moins de trente ans. Le texte de Salié est sans conteste le plus fidéle & l’original. Complet et linguistiquement exact, il manque cependant de cette ardeur joviale qui anime les Mille et une Nuits, et qui justi fie les passages les plus scabreux. La littérature russe est tradi- tionnellement chaste, disons méme prude ; le naif ct savant Grotisme des Mille et une Nuits, reproduit avec la scrupuleuse fidélité d’une édition critique, y perd la grace allusive et dis- eréte de Galland, la polissonnerie de Mardrus, Ia truculence de Burton — encore que chaque mot y soit & sa place et franche- 36 ment traduit, En revanche, le texte russe réussit le tour de force de rendre les innombrables citations poétiques dans le metre prosodique de original, ce qu’aucune traduction jusque-la n’avait tenté de faire. Chacune des versions successives, ainsi, avait donné au méme livre une image adapite aux gotits et aux possibilities de perception d'une époque. Les plus exactes matériellement sont-elles les plus fidéles ? On ne saurait le dite: Chacune a res- titué certaines couleurs, certains accents, ét Galland — dont la traduction est un exemple de « belle infidéle », n’aura pas eu pour seul mérite celui d'une découverte, Son texte demeure valable et d’une grande beauté — et les versions les plus com- pletes sont encore incapables de nous faire pénétrer pleinement jusqu’au coeur de original — nous faire sentir, par exemple, la bigarrure qui combine l’écriture précieuse et le parler trivial ct, de manitre générale, la distinction subtile et la platitude alfectée. Mais n’est-ce pas le propre d’une grande ceuvre litté= raire de ne Tévéler ala lecture ses différentes faces que peu & peu— s'il ne s‘agissait que d'vine-simple opération linguisti- _que, la perfection relative serait vite atteinte, Comme il s'agit d'une opération d’ordre littéraire, la création demeure conti- nue’: de mémé taduit-on inlassablement Homére sans que s’épuise l’intérét de l’opération, de méme que peut se lire et se relire avec fruit chaque grande ceuvre. 37 Comment faut-il traduire les poétes ? Dans notre précédente causerie, nous nous sommes attardé & comparer plusieurs traductions de ce livre extraordinaire que sont les Mille et une Nuits. Si nous feuilletons la version du Dr Mardrus, notre regard sera immanquablement attiré par les lignes en italique repro- duisant les citations poétiques dont I original arabe est émaillé. La présence de ces évocations poétiques au milieu du récit constitue sans nul doute un piment particulier que nous gofite- rons A la lecture du livre de Mardrus et nous permet d’entre- voir une originalité supplémentaire propre au recueil arabe. Comment ont agi, en présence de ce probléme particulier, les différents traducteurs que nous avons examinés céte & céte ? Galland, l’aimable Galland qui, le premier, a fait connaitre Veeuvre en Europe, a purement et simplement supprimé ces citations. Lorsque les mots donnés en vers sont indispensables a Vintelligence du récit, il les incorpore dans le texte en prose, cn les résumant dans toute la mesure du possible et sans que rien nous permette de deviner qu’en arabe il y a, & cet endroit, une rupture de ton, recours & un procédé particulier, allusion ou citation quelconque. Si nous prenons ainsi les trois premiers récits (Vintroduction, le récit proprement dit du pécheur et 39 Vhistoire du prince ensorcelé), nous trouvons que sur les dix- sept petites poésies du texte arabe, il ne s’en retrouve pas une chez Galland — & une exception prés, traitée comme nous venons de le décrire. Si Richard Burton, truculent et picaresque, ne s'est guére embarrassé des divagations poétiques du texte. Des dix-sept poésies qui nous intéressent, il n’en a retenu que cing, dont trois sont la répétition d’un méme distique, qu’il a traduit non sans verve. Chez Mardrus, huit citations se retrouvent en italique, plus une courte phrase incorporée au texte en prose : la moitié, en somme, de original. Ces citations ne manquent pas d’allure et sont bien évocatrices de poésie orientale. Un peu trop, peut- étre, diront les critiques pointilleux. En effet, ce que I’on pour- rait reprocher & Mardrus, c’est de chercher non point tant une traduction fidéle qu’une évocation encore plus orientale que Voriginal. Le procédé de digression poétique était une source de coulcur locale et le traducteur n’a pas négligé d’y puiser & pleines mains, répandant parfois avec désinvolture sur ses flots des teintes qu’on ne retrouve pas dans I’criginal. Ce faisant, il a néanmoins pris soin de ne jamais dépasser la mesure de Vacceptable pour son public. Il sent, par exemple, que certaines habitudes des conteurs orientaux peuvent lasser et agacer le lecteur francais. Le disti- que dont nous avons parlé, que les petits poissons du lac enchanté répétent trois fois dans des circonstances légerement différentes avant de sauter hors de la poéle, posait un de ces petits problémes de dosage. La phrase est indispensable & Pintelligence des événements. Galland la donne donc, sans y laisser deviner des vers : « les quatre poissons levérent la téte tous ensemble, et lui dirent trés distinctement : oui, oui, si 40 vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes nous payons les nétres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous som- mes contents ». Au deuxiéme épisode, il supprime la citation grace & la périphrase : « ils Iui firent tous la méme réponse en levant la téte », mais donne de nouveau le texte complet (un peu plus complet, méme, que la premitre fois) au troisitme et dernicr Episode. Burton, nous I’avons dit, toujours prét & choquer son audi toire, a pris, semble-+-il, un malin plaisir & donner ce distique, en le répétant scrupuleusement trois fois, alors qu’il a sans la moindre géne sacrifié presque toutes les autres citations poé ques : Come back and so will I! Keep faith and so will 1! But if ye fain forsake, I'll requite till quits we ery ! Deux lignes qui portent sa griffe : adroites, vives, colorées, encore qu’alourdies d’archaismes un peu superflus. Mardrus a dai se dire que la répétition identique des deux vers rompra l’envotitement. Le public oriental est habitué 4 ce procédé mais le lecteur francais risque de froncer le sourcil devant le retour, qui lui paraitra mécanique, de la petite phrase trois fois sur deux pages. Il ne retranche rien mais tourne la dif ficulté en variant un peu son texte. « Si tu reviens sur tes pas, disent ses petits poissons, nous t’imiterons ; si tu remplis ta promesse, nous remplirons la ndtre ; mais si tu essaies d’échapper, nous insisterons jusqu’a ce que tu sois exécuté. A ladeuxieme reprise, ils disent « si tu accomplis ton serment » et «si tu tiens ta promesse » & la troisitme ; «si tu renies tes engagements » et « si tu regimbes », ect, La version russe de Salié, dont nous avons dit la fidélité, tra- a \ duit scrupulcusement les dix-sept poésies ; les trois distiques Prenons le cas, que nous qualifierons de normal, du traduc- sont reproduits sans variations & chacune des trois reprises. Ce teur qui prend en main un potme avec l’intention de le tra- qu’il importe surtout de souligner, c'est que cette version est la “duire. seule qui vise & reproduire la forme méme de l’original, réali- \ Deux attitudes fondamentales sont imaginables. sant le tour de force de respecter les cadences de la prosodie “| Oubien on le traduit comme de la prose, ou bien on te tra arabe, fort Gtrangres a la versification russe. Ce rapide coup d’cril nous apporte ainsi quelques réponses aux premiéres questions qui se posent & notre esprit Comment traduit-on les poétes ? Galland en main, et sans chercher le paradoxe, nous sommes en droit de dire qu'il y a une premitre fagon qui consiste & ne pas les traduire du tout. La tra- duction de Galland, modéle des belles infidéles mais qui n’en demeure pas moins & ce jour une des plus belles qui soient, a choisi ce parti, et il ne faudrait pas croire que son cas soit isolé. duit comme de la poésie. Attention : nous ne disons pas én vers) L& n’est pas la ques- tion. Dans la premitre hypoth’se, nous disons simplement que, souvent, pour traduire un poéme, on proctde exactement comme on le fait pour une ceuvre en prose. On commence par traduire le sens des mots et des phrases, et, cela fait, on estime avoir fait l'essentiel. On passe bien entendu ensuite aux détails ; détails linguistiques de nuances Dans les lettres frangaises, notamment, peut-étre en raison sémantiques d’une part, finesses de style, touches de couleur et de la difficulté technique de transposer en prosodie francaise subtilités de sentiment. Que reste-t-il encore & faire ? Les plus des vers étrangers, la tentation est grande pour le traducteur, exigeants font un pas encore : ils s’inquittent de sonorités, de chaque fois que prose et poésie s’entrelacent, soit de couper cadences, voire entreprennent de traduire en vers, parfois en purement et simplement les partics poétiques, soit de les esca~ vers rimés. moter en les incorporant & la prose au point de les rendre indis- Un auteur australien nous confie en toute candeur sa cernables. méthode pour traduire Carducci. I commence par noter une ‘Tant et si bien que, pour une ceuvre comme les Mille et une sorte de traduction juxtalinéaire alignant le maximum de Nuits, o8 la présence de ces vers constitue une des originalités synonymes pour chaque mot. Il tate les rimes possibles — en fondamentales, od le contrepoint, lalternance, le contraste du travaillant & grands coups de dictionnaires (trois dictionnaires texte prosaique souvent relaché, familier, goguenard et des & la fois, nous dit-il). Aprés deux heures et demie de travail sur vers élégants, précicux, irisés de sentiments délicats, fait partie un sonnet, il obtient de la sorte une ébauche dont les deux qua- de la structure intime du mode d’ expression, l’ceuvre se trouve trains se dégagent peu peu. Aprés quatre heures, il tient aussi dans une grande mesure faussée. les tercets et n’a plus besoin que d’une heure de polissage. Admettons néanmoins que cette premitre manitre de résou- Total : cing heures. Le plus étonnant, avouons-le, est que le dre le probléme ne représente qu’un cas limite somme.toute résultat est loin d’étre négligeable, car le traducteur ne manque assez exceptionnel. pas d’adresse et de sensibilité, 2 48 In’en reste pas moins que, tout en entreprenant de traduire en vers, et en vers réguliers, il a abordé le texte comme on aborde un texte en prose Pour traduire un potme, ne vaut-il pas mieux essayer de se placer d’emblée sur un autre terrain, qui est celui de auteur de Poriginal, et aborder ce texte comme ce qu’il est en réalité : de la poésie ? Sans doute, nous répondra-t-on, mais qu’est-ce a dire au juste ? Eh oui, c’est l& que git le litvre. C’est en cela que réside, en France surtout et & notre époque, la vraie, la seule difficulté Le fait grave est qu’il n'y a pas accord sur ce qu’on doit entendre par ce simple petit mot de poésie. A certaines époques, dans certains pays, cet accord se réalise sans peine, soit sur des caractéristiques formelles, des regles de prosodie, ou sur des particularités musicales, ou sur un jeu images et d’évocations visuelles, voire sur une charge affec- tive sensible dans le texte. Le traducteur, pour rendre le podte étranger, dispose d’un certain arsenal admis, d’une langue poétique admise par le public pour lequel il travaille. Son pro- bléme est de faire passer un texte du mode poétique de Vorigi- nal dans celui de son pays et de son temps. Il est certain que si ces deux modes sont proches l'un de Pautre, la difficulté technique inhérente 4 Popération de tra- duction s’en trouvera aplanic d’autant. Une certaine poésie aura été rendue par une poésie semblable ; si les deux langages poétiques sont proches et également vivants de part et d’autre, le but sera atteint que prescrivait comme axiome le pote polo- nais Adam Wazyk : Une poésie traduite n'est valable que si elle n’est pas ressentie par le lecteur comme une traduction Prenons un exemple précis. “4 En Allemagne et en Russie, malgré les bouleversements lit- ‘téraires survenus depuis un siécle et demi, les formes poétiques du début du xix: siécle restent vivantes. Un poéme célébre de Gethe, admirablement traduit par Lermontov, demeure parmi les joyaux de la poésie tant en Russie qu’en Allemagne et ne date pas. Ecoutons les deux textes : Uber allen Gipfein Gornyie verchiny Ist Rub, Spiat vo t’mié notchnot ; In allen Wipfeln ‘Tikhie doliny Spiirest du Polny sviejet mglot ; Kaum einen Hauch ; ie pylit doroga, Die Végelein schweigen im Walde, Nie drojat listy Warte nur, balde Podojdi niemnogo, Rubhest du auch. Otdokhnieeh i ty ‘On pourra observer que le contenu a subi quelques modifi- cations : le pote russe a précisé que la scéne se situait la nuit, a introduit un vers « la route ne poudroie pas » et une fraiche brume dans les vallées. On remarquera aussi que le rythine ‘és libre de l’original a fait place A un vers plus régulier. Al nig reste pas moins que nous nows trouvons en présence d'un chefd’ceuvre et qui est bien un chef-d’ceuvre de tradue- tion et non d’adaptation. Car l'essence de l’ceuvre, sa podsie est tuts fidélement rendue et ce n’est que dans le choix des moyens de détail que la traduction s’écarte par endroits de original. Si nous passons & la France, oi s'est perdu l’accord unanime sur ce qu’il faut entendre par poésie, od le vers classique, le vers libre, le parnasse, le surréalisme et bien d’autres formules possédent leurs farouches et irréductibles tenants, que pouvons-nous constater dans un cas analogue ? Du temps de Goethe et de Heine, un Gérard de Nerval a donné en observant les préceptes de son temps, des traductions 45 fort belles des pottes allemands, Quand nous les lisons aujourd'hui nous sentons que ces textes francais datent, Ils ont vieilli bien plus que les originaux allemands, non par la faute de Gérard, mais parce qu’en France a évolué la conception de la poésie. 1 était un roi de Thule A qui son amante fidtle Reste un trés\joli morceau d’anthologie, mais ce n’est plus pour nous de la poésie vivante. On hésiterait, aujourd'hui, & traduire de cette plume-li A Poceasion d’une précédente causerie, nous avons signalé un cas contemporain de réussite remarquable, celui du « Cimetitre Marin » de Valéry traduit en anglais par Cecil Day Lewis. Nous ne citerons ici qu’une seule strophe rent, Pavenir est paresse. Liinsecte net gratte la sécheresse Tout est brOlé, défait, regu dans Tair A je ne sais quelle sévere essence La vie est vaste Giant ivre d’absence, Et Pamertume est douce, et Vesprit air La version anglaise mérite une attention soutenue Now present here, the future takes its time ‘The brittle insect scrapes at the dry loam ; Allis burnt up, used up, drawn up in air To some ineffably rarefied solution Life is enlarged, drunk with annihilation, And bitterness is sweet, and the spirit clear Test indubitable que la poésie de V’original a été captée et restituée. Ce n’est plus que sur des points de détail que l'on peut discuter. Et la, le phénoméne qui se présente & nous 46 est inverse de celui que nous avons constaté pour Geethe tra- duit par Lermontov. Le potte russe avait mis plus de rigueur (dans le metre et dans les rimes) qu’on en trouve dans original. Et cela est sans doute pleinement justifié par les habitudes respectives de la poésie allemande et de la poésie russe de ce temps. Day Lewis se départit un peu de Vextréme rigueur de Valéry en matitre de prosodie, Dans l’ensemble du poéme, il s‘efforce de trouver des rimes, sans se croire absolument lié par cet impératif, et nous avons cité dessein une stro: phe non rimée, ob des assonances souvent & peine perce bles en tiennent lieu: «time» et «loam», «air» et «clear », « solution » et « annihilation », Si l'on pense que a poésie anglaise, de nos jours, est, bien plus que la poésie frangaise, accueillante au vers tes régulier, tres classique, aux rimes les plus conventionnelles, n'y a-t-il pas, dans ces quelques libertés prises avec la sévérité valérienne, un péché grave ? Pour étre tres exact, ces menues libertés passent pour ainsi dire imapercues du lecteur francais connaissant bien l'anglais mais habitué au climat poétique francais et pour qui la traduction de Day Lewis est d’une fidélité par faite, mais ne frappent-elles pas au passage le lecteur anglais en lui présentant de Valéry une image spécicuse ? Répétons-le, de telles questions ne se présentent A Vesprit que lorsque nous nous trouvons en présence d’une traduction authentiquement poétique, c’est-a-dire d’un potme traduit comme tel ou prenant sa place dans univers poétique de la culture d’arrivée. De tout temps, la traduction a fécondé la poésie des diverses langues — mais dans la mesure seulement oi elle a été menée sur son terrain vrai, qui est celui de la poé- sie. 47 Sans doute est-il difficile, en matitre de poésie, de prétendre dégager des régles quelles qu’elles soient, au moment méme ot, dans une culture comme celle de la France régne un si pro- fond désaccord des gotits et des conceptions. (Ce qui est clair, Cest que le genre de la traduction poétique a ses lois propres, qui relévent de la poésie. Si l’on traduit un brevet d’invention d’un nouveau procédé de polymérisation et que I’on se préoccupe plus de Ja musique des phrases que de la précision des termes techniques, on aura fait une mauvaise tra- duction. Si l’on traduit un roman d’aventures passionnant en une langue fidéle mais dune illisible lourdeur, si l’on rend Proust en unc prose sautillante — on aura fait de mauvaises traductions. Si,.d’un po&me, on rend soit le sens littéral, soit la forme prosodique, mais que la valeur poétique de ce posme soit justement située ailleurs on aura fait une mauvaise traduc- tion. Gertes, il n'est pas facile de sentir et de savoir rendre cette essence poétique des podtes les plus divers. Certes, il faut pour réussir, sentir s"allumer en soi un peu de la flamme sacrée qui consumait I'auteur original. Mais ce n’est qu’a la lumitre de cette lammie que l'on peut travailler, Fidélité des mots et des sonorités viendront peut-€tre de surerott : elles ne sauraient fournir de point de départ str. Comment traduit-on les classiques, les piéces de théatre, les livres d’enfants ? Traduit-on de la méme plume Tacite, Tarzan ct Labiche ? Pareille question fait sourire, La réponse parait évidente. Flle 'est, en effet, & condition qu’on admette la justesse du principe que nous avons avancé, selon lequel la traduction ne ‘se réduit pas & une opération linguistique, mais que chaque “genre, possede ses regles propres - jes critéres linguistiques dominaient tous les. autres, si Putilisation donnée 4 un texte ne constituait qu’une contin- gence accessoire et n’affectait pas la nature méme de l’opéra- tion, Ja traduction dans une langue donnée d’un texte d’une autre Iangue dépendrait par-dessus tout des rapports existant entre les deux langues.. ‘Or, prenons une comédie de Plaute, par exemple. On con- viendra Sans-peine-qu’il serait assez vain de parler, pour cha- que réplique, d’une traduction « en soi », Tl est évident que le taducteur travaillera, sera tenu de travailler, dans un esprit trés dilférent selon qu’il préparera tne grave édition critique, une publication illustrée destinée 2 la jeunesse ou un spectacle donné sur une sctne parisienne Restons-nous, cependant, dans chacun de ces cas, dans le domaine de la traduction proprement dite ?.Ne nous égarons- nous pas dans la brousse de V'adaptation ? Sar 49 Cette distinction est, sans contredit, dune grande impor- tance et mérite que nous nous arrétions. Entre la traduction proprement dite et I’adaptation, la ligne de démarcation est fort malaisée & tracer. Elle est mouvante et tres diversement située par les différents peuples et les différen- tes 6poques. A la vérité, jusqu’2 des temps récents, on n’éta- blissait en général pas de distinction nette entre les deux opéra- tions. L’époque moderne nous a habitués & une rigueur accrue, nos idées se sont précisées, mais le risque est apparu de juger en fonction de définitions arbritairement posées, et, au nom d’une logique formelle, de nous trouver contredits par la réalité des choses Dans I’exemple que nous avons choisi, celui d’une comédie de Plaute quelle traduction méritera ’honneur d’étre appelée la traduction authentique, la traduction vraiment valable ? Est-ce la version qui nous permet de tout savoir de la syntaxe de original, ou celle qui peut étre jouée sur une scéne ? La notion de fidélité doit-elle nécessairement s’appliquer 4 la forme s€mantique d’un texte et lui sacrifier la vie de Ge texte, ce “quittursa raison d’étre > . De nos jours, la traduction des auteurs classiques est presque exclusivement réservée aux universitaires et traitée comme un genre de moins en moins vivant. L’enseignement, en général, fait un grand usage des versions et des themes. Par ces exerci ces, l'enseignement vise & faire connattre une langue, une cul- ture : Pobjectif’ premier n'est certes pas d’enseigner l'art de traduire. Disons que l’enseignement se sert de la traduction mais ne prétend pas la servir Unauteur anglais, Theodore Savory;note trés finement que les maitres partent en général de l’axiome qu’A un certain texte \ [correspond une traduction idéale et une seule. L’échelonne- ment des notes mesurera I’écart entre la copie de I’éléve et cette traduction parfaite dans l’absolu. Tne serait nullement absurde, si e’était un enseignement de traduction que ’on recherchait, de concevoir un exercice don- nant d’un méme original dix traductions différentes, toutes également valables. La traduction idéale, arbitrairement choisie par le maitre ef, érigée par lui en parangon de perfection objective, est essenticl) \ Iement fonction de ses connaissances et de ses préoccupations linguistiques. Cette regle une fois admise en classe est ensuite! sans la moindre hésitation étendue a la pratique de la traduction en général. Pour ses éléves, le maitre est eae les constructions grammaticales, de sonder la valeur de chaque mot et de chaque nuance de sens. Ce sont ces détails qu’il s’attache & leur faire sentir. Trop souvent, quand il entreprend de faire qeuvre de traducteur, ile sent-pas-qu’il' doit surmonter cette « cuisine », indispensable certes, mais qui n'est pas encore la traduction. Fasciné par son travail d’analyse, il reste en deca de _ la synthésé que doit constituer latraduction véritableé. rex de We, par excés @amour pour Vorigital, Pun versitaire est toujours exposé au danger de compliquer_ ct » dalourdir ce qui est simple et léger, de perdre l‘unité desouffle e de'son auteur. ‘ ‘Daris son récent livre des Belles Infidéles, Georges Mounin, lui- méme éminent universitaire comme I’est, du reste, Theodore Savory, écrit ainsi que ces traducteurs font preuve d'une « insensibilité quasi totale aux disparates ». Paul Mazon, grand esprit et traducteur admirable, a donné de I’Tliade une version francaise qui abonde en trou- vailles savoureuses «Sac a vin! Mouche a chien ! », s’interpellent ses héros. « Mets-le toi bien en téte! Ah, pauvre folle ! Prophéte de malheur » .. Mais parallélement & cette langue vivante et drue, brusque- ment un tour affecté, archaique déja au xvur sigcle : la peste « dont les hommes allaient mourant ». Voici, en pleine prose, un alexandrin racinien « Et je me vois, scigneur, pleurante & vos genoux ». Voici une exclamation digne de La Chanson de Roland : « Las ! le grand deuil qui vient la terre achéenne ». On saute de Giraudoux a Villon, de la Fontaine a Leconte de Lisle .., encore est-ce 14 une des plus belles traductions qui soient. La poursuite du détail pour Je détail améne Ades ruptue res de ton que ne commettrait pase, ‘égligent. ~-Or,-clest-cette-manitre dé traduire au microscope qui est systématiquement donnée en exemipleaux érurtiant® et qui sert A fonder les critéres de valeur de la traduction en général. La moindre infraction & cette passion de dissection est relevée avec indignation comme I'a moniré la polémique engagée autour d'une récente traduction des aeuvres de Shakespeare Si, aux yeux de certains, c’est le contresens qui constitue le péché mortel, le vice rédhibitoire, & coté de quot palissent tou= “ies Tes Tourdeureet toutes les maladresses, il faut bien se rappe- ler-que, “selon une optique non moins estimable, les valeurs peuvent se trouver renversées. Pour un traducteur de pices de théatre, qui veut donner d’un succts étranger une Version: par- faitement fidéle, le souci est de ne pas trahir !’auteur quant & effet produit sur le public.-Un contresens peut passer la rampe : une fausse note risque de faire de la piéce un four. Pour le traducteur théAtral, la difficulié n’est pas seulement d’ordre linguistique. Elle est aussi d’ordre culturel et moral Telle pitce étrangére, répondant aux préoccupations de son public, peut trouver un accueil indifférent en France. Quel- ‘ques années passeront — et elle sera « redécouverte ». Parlant du Révizor de Gogol, Mérimée disait d’un mot : « L’impres- sion de cette pitce ne saurait étre la méme & Paris qu’’ Mos- cou ». On aura beau traduire la langue, on n’aura pas traduit la pitee. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un succts plus ou moins retentissant. I] s’agit bel et bien de compréhension véritable, c’est-a-dire de possibilité de traduction pleinement valable. Constamment, nous voyons les époques successives découvrir certains auteurs du passé, s’engouer d’un Pepys ou dun Aris- tophane, non parce que les deux langues se seraient rappro- chées rendant possible une traduction meilleure, mais parce que, soudain, une communion s’est établie par-dessus les sit- cles et les frontigres. La traduction thédtrale estiplus sensible cet aspect de la tra- duction parce qu’elle est nécessairement congue en vue d’un spectacle, en vue d’un public de chair ct de sang, dune repré- sentation donnée en un certain lieu, 4 une certaine date. Elle est vivante ou elle n'est pas~@"est pourquoi elle préfére sou- vent se qualifier elle-méme d’adaptation, alors méme que I’on Beara Un peTeHee ZUNE Hathicton, fort hocndiciee reypec: tueuse de l’original. Instinctivement, le traducteur adopte uné attitude inverse de celle du traducteur univershaire de textes classiques. poo A Nouveau changement lorsque I’on considére un genre devenu majeur depuis une génération qui est la traduction des livres d’enfants. Jusqu’A une époque récente, ce genre ne se distinguait pas de la traduction littéraire courante, sans doute parce qu’on nayait pas découvert l'art d’écrire spécialement pour les enfants. L’édition pour la jeunesse faisait sa pature de certaines ceuvres plus ou moins expurgées : les Trois Mousquetaires, Robin- 53 son Grusoé, voire les Mille et une Nuits. C'est sous nos yeux qu’est apparue une littérature spécifi- quement enfantine, qui charrie le meilleur et le pire, V'ignoble feuille illustrée et l'album de vers digne de figurer parmi les chefi-d’ceuvre de notre temps. Pour le traducteur, cette production présente des exigences rts particuligres, que l'on peut assimiler dans une certaine mesure & celles qui surgissent dans la traduction des pottes. Un. @ément nouveau s’y ajoute en général du fait de illustration, et cet élément est souvent tyrannique. Le texte anglais parle de « traffic jam » (embouteillage) et joue sur le mot « jam », qui signifi aussi confiture. Le tradue- ‘eur aurait la partie belle avec les doubles sens du mot embou- tcillage, avec les voitures en carafe, que sais-je encore. Mais Vimage montre, d’une part des autos et, de l'autre, un magnic fique pot de marmelade. Dirons-nous paresseusement que nous nous trouvons IA en présence d’une phrase « intraduisible » comme il s’en rencon- tre bon nombre si Pon donne a la traduction un sens strict ? Gette notion de passages intraduisibles a été étudiée par de nombreux auteurs : les conclusions auxquelles ils sont arrivés ne nous aident guére A comprendre la nature intime de la tra~ duction. A la vérité cette notion ne devient une géne que dans la mesure ou l'on est résolu d’avance & réduire la traduction & un exercice mort de stérile linguistique. Une traduction vivante ne connait guére d’intraduisibles. wantin En parlant de traduction vivante, nous ne pensons pas nécessairement aux genres libres, proches de I’adaptation. Nous aurons, par exemple, l'occasion d’examiner un des gen- res les plus vivants A ’époque actuelle et qui, néanmoins, serre au maximum les définitions les plus rigoureuses que l’on peut 54 donner & la notion de traduction — de plus prés encore que la traduction littéraire la plus fidéle ou la traduction universitaire Ja plus pointilleuse. Nous voulons parler de la traduction tech- nique : c’est A cet immense sujet que sera consacré notre pro- chain entretien. 55 Comment faut-il traduire les textes techniques ? La traduction technique occupe de nos jours une part sans cesse croissante du vaste domaine des traductions. En quoi consiste le travail du traducteur technique ? Quelle sorte de textes passent entre ses mains ? En voici, au hasard, un échan- tillon. « La rayonne viscose & haute ténacité, utilisée dans les pneu- matiques des véhicules 4 moteurs, des machines agricoles et de transport, peut étre employée en filament continu sous forme de fil retors simple ; le filament peut étre étiré dans les tissus ou les chaines, permettant une répartition plus régulitre de la charge sur chaque fil du pneu. I! en résulte une économie de fil et une ténacité absolue plus grande, une meilleur tenue aux chocs sur routes accidentées. La fibranne viscose & haute ténacité est employée pour les talons de pneumatiques de véhicules & moteur ... » Un texte de ce genre est monnaie courante dans le domaine qui nous occupe. Il n’offre pas de difficultés spéciales. La lec- ture rapide que nous venons d’en donner révéle certaines caractéristiques du travail que devra s’imposer le traducteur placé en face de cette page. Il tombe sous le sens que ce traducteur sera tenu d’aborder Yoriginal dans un esprit radicalement différent de celui qui 37 anime le traducteur littéraire. Le traducteur technique peut se sentir délivré, dans la pratique, du souci de forme qui hante son confrére littéraire. I] n’a cure des élégances de style, des harmonies sonores qui poursuivent le traducteur de romans Loin de rechercher la variété d’expression, il s'indignera, si un autcur ne désigne pas toujours la méme chose par un terme identique. Son souci dominant est celui de l’exactitude et de la préci- sioi durvocabulaire, Test tenut de savoir sans 'ombre d’une hésitation ce que signifient des expressions telles que « talon de pneumatique » ou « fil retors simple » et comment elles se rendent dans la lan- gue dans laquelle il traduit. Pour travailler, il s’entoure de dic- tionnaires sérieux, de livres de référence abondants et lui- méme se spécialise dans une branche de plus en plus étroite de cet immense empire des techniques. « Talon de pneumatique », « fil retors simple », « tenue aux chocs » sont des formules relativement simples et qu’un bon ionnaire est 4 méme d’apporter. Mais il existe des difficul- tés de vocabulaire beaucoup plus subtiles. Le texte que nous avons lu parle de rayonne. Tous les dic- tionnaires donnent comme équivalent anglais « rayon » et comme équivalent allemand « Reyon » ou « Kunstseide ». Techniquement parlant, ils commettent de lourds contre-sens tant en anglais qu’en allemand. La rayonne se présente sous la forme de fils continus, a la différence de la fibranne, constituée de fibres discontinues. Pour distinguer ces deux aspects d'une méme matitre, on emploie en francais deux mots distinets (e rayonne » et «fibranne ») alors que Vanglais dit «rayon yarn» pour rayonne et « rayon staple » pour fibranne. Le mot anglais 58 « rayon » posstde done un sens beaucoup plus large que son homonyme francais : les deux ne sont pas interchangeables. L’allemand, de son cété, posséde bien deux termes distincts selon la longueur des filaments — « Kunstseide » et « Zell- wolle »— correspondant a « rayonne » et & « fibranne », mais il ne les utilise tels quels que pour les filaments & base de viscose. Si les fibres sont & base d’acétate, il dira plus volontiers « Aze- tat », sans trop s’occuper de la dimension des fibres, englobant sous cette désignation de matiére aussi bien la rayonne d’acé- tate que la fibranne d’acétate. Le décalage de sens est ici diffé- rent de celui que nous avons noté pour l'anglais. Traduire « Kunstscide, Zellwolle und Azetat » par « rayonne, fibranne et acétate » ne serait pas correct. Il est plus juste de dire « rayonne et fibranne de viscose ou d’acétate » Cette énumération correspond, en gros, & ce qu’on entend en frangais sous le terme générique de « fibres artificielles ». En regard de quoi, le dictionnaire donnera en anglais : « man- made fibres ». Mais attention ! Le terme anglais est, encore une fois, plus large. Il recouvre non seulement les fibres dites artificielles, telles que la rayonne et la fibranne de diverses matiéres, mais le nylon, ’orlon, le dacron, le perlon et toutes ces fibres qu’on appelle synthétiques. Pour traduire « man- made fibres », on dira donc si’on veut étre exact « fibres artifi- cielles et synthétiques ». L’allemand posséde un équivalent & peu prés fidéle du terme anglais « man-made fibres » dans « Chemiefasern », mot & mot : fibres chimiques. S’il entend préciser qu’il n'a en vue que ce que nous appelons les fibres artificielles, le traducteur dira, par exemple « die klassischen Chemiefasern » ; pour dési- gner le nylon, le perlon, ctc., il parlera des « fibres cent pour cent synthétiques » qui correspondent, en réalité en fran- 59 gais au fibres synthétiques sans aucune désignation de pour- centage. Si, dans une traduction frangaise, on opposait les tis- sus 100 % synthétiques & d'autres, le lecteur croirait qu’on pense d'un c6té un tissu de nylon pur et, de Pautre & un mélange de nylon et coton ou de nylon et fibranne par exem- ple, et serait de ce fait induit en erreur, car allemand pense en réalité aux fibres synthétiques vraies dans un cas et, dans Vautre, aux fibres artificielles sans le moindre pourcentage de nylon. Aucun dictionnaire ne sera en mesure de vous éclairer sur ces nuances-la. Or, on I’a vu, le sens dun texte peut changer du tout au tout si l’on se borne A inscrire mécaniquement en face de certains mots des équivalents donnés par le dictionnaire ou méme de répéter sans réfléchir l’équivalence une fois trou- vée sans prendre garde au contexte. Le traducteur technique est donc tenu & une intelligence tres sire du sujet traité. C’est par ce biais que se retrouve et s‘impose la spécialisation qui régit tout notre sitcle, si bien que certains posent comme axiome que le spécialiste d’une techni que sachant traduire est préférable au traducteur plus ou moins initié a la technique donnée. Remarquons en passant qu’en aucun cas il ne saurait étre question d’un spécialiste connaissant simplement les deux lan- gues. Les connaissances linguistiques seules ne suffisent pas qu'il soit traducteur professionnel ou ingénieur faisant occa~ sionnellement de tels travaux, l'intéressé doit avoir un don que, faute de mieux, nous nommerons pour I’instant le don de traduire, si bien que opposition entre traducteur et ingénieur s'ayére en fin de compte assez fallacieuse. Ge que nous devons remarquer par-dessus tout est que la simple somme de connaissances acquises dans un domaine 60 technique ne suffit pas & mettre ce traducteur — amateur ou professionnel — en mesure de pénétrer tous les textes qui peu- vent lui étre soumis. Le texte le plus anodin peut comporter une part d’innovation, qui en constituera la raison d’étre. Si Von part enfermé dans la cuirasse de son savoir acquis, on est assuré de ne pas apercevoir l’étincelle de vie qu’on est censé révéler. La condition du succés est donc avant tout l’aptitude a pren- dre appui sur la documentation, sur le savoir acquis d'une maniére ou dune autre, pour saisir @’un cil sfir la nouveauté, Ja nuance, la différence par rapport au passé. On attend du tra- dueteur une compréhension autant qu’un bagage. ‘On raconte la mésaventure de ce traducteur qui, traitant de mines de charbon, avait confondu un appareil utilisé dans les puits et se déplaant a la verticale avec un appareil, portant en allemand un nom identique mais utilisé dans les galeries en déplacement horizontal. I] en était résulté une conversion de 90 © dans toutes les opérations décrites. Partant d’une pré- misse erronée et fort de ses connaissances acquises, il avait ins- tinctivement corrigé ce qui lui paraissait discordant, de maniére & tout remettre & |’horizontale. Le résultat obtenu fut monstrueux : faut-il en accuser un défaut d’information ou un vice autrement profond de compréhension non seulement tech- nique mais beaucoup plus générale 2 Le francais parle volontiers defers Je diverses sortes Ia 02 il s’agit d’aciers et od, en anglais, if est obligatoire de dire _ «steels, Sentir qu'il ne faut pas. traduire, dans ces. Se « iron » ne proctde pas seulement d’une solide connaissance a languespas seulement dune connaissance sérieuse du sujet; mais"aUSsi d’une manitre de sensibilité & tout un contexte réel. Voili qui nous raméne % la notion dart dont nous nous 6 Comment s’effectue le doublage cinématographique ? On entend par doublage I’opération qui permet de traduire d'une langue dans une autre un film parlé. Les paroles dites dans la langue de Voriginal sont remplacées par des paroles dites dans une autre langue, cependant que l'image originale du film demeure inchangée. Grosso modo, nous nous trouvons en présence d’un genre de traduction qui se rattache a la traduction théatrale et qui est de méme soumis & des impératifs d’efficacité de spectacle, de pré- n des réactions du public etc. Une circonstance nouvelle est introduite par la persistance de l'image originale. Le spectateur, en entendant le texte tra- duit voit néanmoins des acteurs dont la bouche continue d’arti- culer des mots d’une langue différente. Une servitude supplé- mentaire surgit de ce fait. Alors qu’au théatre le dialoguiste est libre de son texte, libre de fixer souverainement les correspon dances entre son texte et original, dans le film doublé cette liberté est étroitement bridée par les nécessités de ce qu'on appelle le synchronisme. Le dialoguiste cherche & traduire aussi exactement que possible, mais sa traduction doit se mou- ler non seulement sur le sens des mots ; mais sur les mouve- ments des Ievres que l’on discerne sur P’écran. Par souci du synchronisme, le doubleur est parfois obligé de 65 torturer son texte, de s’éloigner de Voriginal pour que soit atteinte entre les articulations des personnages et son texte unc coincidence suffisante pour que son texte paraisse plausible. Si, pour le texte théatral, on hésite souvent & parler de traduc- tion au sens propre du terme, n’en est-il pas & plus forte raison ainsi du doublage ? Ne vaut-il pas mieux déclarer d’emblée que le doublage n'est pas de la traduction, que c’est une adaptation ts libre, qui ne retrouve la fidélité que par hasard. ‘Nous avons déj considéré, aux limites de la traduction, la traduction des livres d’enfants, soumise a la tyrannie dé I'illus- tration, ou celle des pottes, préoccupée des régles de prosodie. Le doublage ne réunit-il pas toutes ces inies, n’est-il pas une adaptation au nitme degré 2T) Se aes dans album d’enfants, cadredmpéricuxd un compte de sylla- bes comme dans le vers classique, souc du public comme au théAtre, tout s'y retrouve: peut-on prétendre qu'il s'agit encore de traduction ? Nous serions tentés de récuser ce genre et de prononcer une exclusive de principe contre le doublage, si de curieuses obser- vations ne s’imposaient & notre esprit. Sil’on prétend fonder objectivement la notion de traduction sur des crittres linguistiques et agréer ou rejeter les genres selon leur degré de fidélité linguistique & original, le doublage ne pourrait-il pas revendiquer au contraire une primauté dans la fidélité ? Ne devrait-on pas reconnafire que le doublage est Ja traduction par excellence ? En effet, alors que dans la plupart des genres que nous avons examinés, la transposition ne visait guére que la langue écrite, dans le cas du doublage, la fidélité doit s’étendre & la langue parlée aussi — non seulement dans le sens théAtral de vérité et de naturel d’expression, mais dans le sens strict du respect de la 66 prononciation, d’équivalence phonétique. En poésie, Ie traducteur peut, dans une certaine mesure, s’efllorcer de respecter certaines sonorités : rimes, allitérations, jeux de voyelles ou de consonnes. Dans le doublage, ce respect est minutieux, incessant et draconien, II-n’est pas possible d’intervertir des ouvertures et des fermetures de bouche, de dire « a» I ob Vécran dit « b » Si l'on s'en tient aux crittres linguistiques, tous les autres genres ne constituent qu’une demi-traduction, seul le doublage est une traduction complite Il faut convenir que nous voici jetés sur un terrain fort hasar- deux, c'est que les théories de la traduction échafaudées en grand nombre depuis la Renaissance sont toutes viciées par le fétichisme du langage écrit. Nous vivons depuis quatre sitcles ~dans Ta civilisation du livre et avons peine A concevoir une civi- lisation différente. Or, de nos jours justement, le langage parlé connait une résurrection — grace a la radio, a la télévision, au cinéma, grace aux conférences internationales et 2 l’essor de Vinterprétation, Dans notre prochaine causerie, c'est juste- ment de I’interprétation de conférences que nous aurons & par- ler. Si donc, on entreprend d’examiner la traduction dans sa mouvante variété et si l’on cherche A dégager les fondements d'une étude objective réaliste, on ne saurait, sans arbitraire, exclure les formes orales de la traduction. Des réserves séricu- ses peuvent s’imposer & propos du doublage cinématographi- que : les aspects fondamentaux de ce genre ne sauraient pour- tant étre purement et simplement ignorés. ‘Le doublage, évidemment, louvoie constamment entre la traduction proprement dite et l'adaptation, Il présuppose une grande souplesse d’expression, que ce soit par souci de 67 synchronisme ou pour d’autres raisons. Mais il reste extréme- ment malaisé d’y séparer traduction et adaptation, si l’on veut se garder de définitions arbitraires. Car s'il est une constata- tion qui s’impose, c’est bien celle que nous avons déja formulée a occasion des précédents entretiens quel que soit le genre, on ne se trouve jamais en présence d’une transposition abstraite delangue-® langue, d’un rapport d’équivalence unique, sus- ‘ceptible d'une solution théoriquement parfaite et immuable: Mille contingences entrent toujours en jeu, et ce sont elles qui conditionnent Voriginalité et la nature propre de chacun des genres de la traduction Dans un film, une réplique peut se rendre par dix équiva-~ lents, tous valables. Les équivalents proposés doivent, bien entendu, respecter Ie sens —de_J’criginal, mais cette correspondance-I4 n’est quéun point de départyce n'est pas 1a @ile Hous touverons un étalon de perfection. Le respect du synchronisme constitue un autre impératif, plus exigeant encore, mais qui ne saurait non plus étre érigé en régle abso- lue. Le doubleur doit parfois savoir transcender et le synchro- nisme brut et la fidélité au sens pour produire une traduction qui soit une bonne traduction, « See Naples and die », dit le personnage d’un film. G’est-a-dire « voir Naples et mourir » Mais le dernier mot, en anglais est « die », prononcé avec une large ouverture de bouche. « Mourir» se prononce, & Vinverse, avec fermeture de bouche. La tentation serait grande, pour le dialoguiste, de tourner la difficulté en écrivant un mot qui respecte aussi bien le sens que le synchronisme « Voir Naples et décéder ». On conviendra que c'est & peu pres la pire des traductions. Du reste, quand on parle du synehronisme, on ne doit pas penser au seul mouvement des lévres. En regardant le film, le 68 spectateur suit une mimique, une gesticulation qui nuance le texte, le ponctue, le met en valeur. Une phrase parfaite en fonction de la seule articulation labiale peut se trouver boule- versée par un coup de poing mal placé. « C'est 1A que nous attaquerons », dit le général du Tournant décisif. Le geste de la main doit coincider avec l’adverbe « la » et une négligence sur ce point sera autrement grave qu'un défaut de synchronisme brut. Que faut-il done pour bien traduire les films, pour réaliser des doublages estimables ? 11 faut connattre les deux langues, sans doute, et les sentir dans leurs moindres nuances. Comme pour les autres genres, cette connaissance est un point de départ, Oserons-nous suggé- rer tout bas qu’a la vérité la connaissance de la langue de Vori- ginal n’est pas absolument indispensable ? Le dialoguiste, en cffet, bénéficie d’un avantage immense, d’un privilege uni- que il a toujours a sa disposition les personages authentiques de la version originale, qui sont toujours préts & rejouer devant Iui chaque scéne, & articuler chaque réplique, & remcher cha- que intonation. Il peut toujours, pourvu que les producteurs lui en laissent le temps, faire passer et repasser sur une vision- neuse de laboratoire les répliques de son choix, en scruter les hésitations, les accélérations, les teintes affectives et sonores. Méme s'il ne connait pas la langue de ’original, pour peu qu’il ait en main une traduction littérale du dialogue, il est & méme d’en capter la vie or: Tl pourra donc la reproduire, & certaines conditions. Il le peut A condition d’en respecter le sens, bien entendu. A condition de respecter le synchronisme, et aussi les gestes, les jeux de scéne, les expressions de visage. En un mot, & la condition que son texte soit de ceux qui passent la 69 rampe. Il doit faire un dialogue de cinéma. Nous avons vu un Hamlet remarquablement doublé, et qui avait pris le parti de sacrifier délibérément le sacro-saint synchronisme : en dix secondes le spectateur s’adaptait & ce qui devenait une convention supplémentaire de ce théatre filmé. Nous avons vu des acrobaties sémantiques ébouriffan- tes, qui ne nuisaient en rien aux qualités du doublage. Nous avons vu, avouons-le, une foule de films mal doublés, et qui respectaient pourtant et le sens et les rudiments du synchro- nisme. N’en déplaise aux snobs qui ne veulent connaitre que les versions originales, fussent-elles japonaises ou bengali, nous avons vu aussi des doublages admirablement réalisés, des tex- tes acquérant une vigueur nouvelle en traduction et des réles mieux joués que dans la version originale On met des mois et des années a préparer un dialogue de film et & le réaliser. C’est en quelques jours, presque en quel ques heures que I’on exige habituellement un dialogue traduit, qui s’accompagne pourtant de servitudes matérielles dont est libre le texte original. Faut-il s’étonner que les bons doublages soient rares ? Qu’il en existe pourtant, que parfois se réalise le miracle d’une image se mettant a jouer, & articuler les mots tra~ duits inventés par un dialoguiste, suffit pour nous convaincre du fait que le doublage du cinéma peut constituer une traduc- tion pleinement valable Ge genre mérite de figurer parmi les formes de traduction les, plus hautes, les plus artistiques — a la condition expresse qui se maintienne sans défaillance & la hauteur et dans le domaine de l’art qui est le sien et qui est I’art cinématographique. ‘Une fois de plus, nous voici ramenés & ce paradoxe qui est la vérité premiére en matitre de traduction ; Ja traduction ne se realise qu'en s'exprimant dans des(domaines arfistiques spéci- 70 fiques et variés. La traduction poétique estavant toutaffaire de poésie, la traduction littéraire affaire de littérature, le doublage | de films affaire de cinéma, Rene n Comment s’effectue Pinterprétation de conférences ? Uy ade cela un peu plus de mille ans, le savant alchimiste arabe Rhazts, qui avait traduit Galien, recut la visite d’un let- tré chinois qui venait d’apprendre la langue arabe. « Lisez-moi, je vous prie, votre version de Galien, dit le visiteur ; Jje voudrais en faire profiter mes compatriotes en Chine » La proposition divertit fort Rhazés, qui mit le visiteur & Pépreuve en lui lisant quelques pages du livre qu’il avait mis des années & traduire. Le visiteur nota rapidement au fur et & mesure de la lecture. Au bout d’un moment, Rhazés linvite & répéter — en arabe bien entendu — ce qu'il venait d’entendre Quelle ne fut pas sa stupeur en entendant son texte initial reproduit fort correctement par le Chinois ! Si un interpréte de conférences écoute notre causerie, il sou- rira, il aura reconnu la scene familiére de ces délégués tout sur- pris d’entendre répéter leur discours dans une ou deux autres langues avec une fidélité quasi absolue sitdt qu’ils ont fermé la bouche. rest ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’ hui « interpré- tation consécutive », et rien ne manque au tableau, pas méme le trait final du chroniqueur expliquant que le Chinois avait usé d’une espéce de sténographie. Pour noter en chinois le texte arabe qu’il entendait, notre 3 lettré avait sans doute recouru & l’écriture ts’ao-hsie, cursive rapide qu’il serait cependant erroné d’assimiler & une sténograt phie. L’écriture chinoise, en effet, est idéographique dans son principe, et c’est bien ce qui rend I’anecdote valable pour notre propos, Les quelques notes parcimonicusement jetées sur le papier par l’interpréte de conférences pendant que parle le délégué ne figurent point des sons, mais des idées. C’est 1a un principe fondamental, hors duquel il ne saurait y avoir d’interprétation efficace. C'est ce qui permet aussi, 2 partir d'un méme schéma, de donner du texte des versions en plusieurs langues — comme le fit notre chinois en revenant & l'arabe de Ia lecture De nos jours, |'interprétation de coniérences devient un métier de plus en plus courant, un enseignement est né, des livres théoriques ont été composés, certains spécialement con- sacrés & la prise de notes dans V'interprétation consécutive. Ce que doit noter V’interpréte, ce sont des idées centrales, mais aussi les articulations du discours, les enchainements et les oppositions : la modeste conjonction aura souvent une importance plus grande dans ses notes que tel long membre de la phrase, Ses abréviations et ses signes ne seront pas tant des raccourcis phonétiques que des symboles de sens: notion d’accroissement, de diminution, d’explication, de causalité, et ainsi de suite, Nous sommes loin, on le voit, de la sténographie. La gymnastique intellectuelle & laquelle se livre linterpréte doit lui permettre de disséquer et de recréer un discours qui peut durer une demi-heure, une heure, deux heures, de maniére & le reproduire ensuite presque littéralement en une autre langue. Car la prise de notes n’est que le tremplin de son envol. Il osc ceca " oxtons | doit, partant de la, se montrer capable de restituer ce qu'il a fixé. Il doit pouvoir parler avec aisance — @tre orateur et un peu comédien aussi en ce sens qu’il doit posséder une présence, qui fait, comme on dit, passer la rampe, une réceptivité aigué ct, par-dessus tout, l'aptitude & se modeler totalement sur le délégué qui a parlé Au congrés technique succtde une conférence juridique, dans une méme réunion, divers délégués se succédent et se contredisent : ce n'est done pas une seule thése qu’il est appelé a développer ni & ian seul personage qu’il doit s'identifier. Sa premitre taractéristique sera donc une disponibilité de l’esprit, une vivacité & saisir le coeur d’un probléme et la personnalité d’un homme. I n'est pas rare de voir les interprétes reproduire un discours sans presque jeter les yeux sur leurs notes, et l'on retrouve chez certains non seulement le contenu du discours dans ses méan- dres et ses nuances de pensée, mais jusqu’aux inflexions de voix, jusqu’aux menues hésitations qui permettent a I’idée de se former, s’affirmer et frapper ’'auditoire. Un pas de plus, et il verserait dans un pastiche, dans la comédie proprement dite, péché mortel pour un interpréte ... Soit, nous dira-t-on, mais comment se fait-il que vous n’ayez pas parlé de la technique de traduction, des recherches d’équi- valences, Eh oui, voila encore une des caractéristiques premi res de cet art : le passage d’une langue dans une autre doit s'y faire si naturellement qu’on est presque tenté d’oublier que cette opération-a aussi peut n’étre pas des plus faciles. On le constate particulitrement dans cette variante qu’on appelle V'interprétation simultanée. Le procédé est de plus en plus répandu de nos jours. Tandis que, dans la salle, l'orateur parle devant un micro, un interpréte assis dans une cabine 5 insonorisée regoit le discours aide d’écouteurs et le traduit simultanément en parlant dans un micro euquel sont reliés les auditeurs qui peuvent, a leur gré se brancher sur le micro de Vorateur ou sur ceux des diverses cabines qui donnent les ver- sions francaise, anglaise, allemande, espagnole, russe de l’ori- ginal prononcé & la tribune. LA encore, le profane s’arréte aux menues difficultés aux- quelles il pense tout d’abord et qui sont ordre linguistique. Langlais place adjectifs et substantifs dans un ordre diffé- rent du frangais, l’allemand rejette les verbes a la fin des subor- données : est-il possible de transposer de telles constructions instantanément ? Test exact que ces particularités constituent des génes. Mais nullement des impossibilités. D’une langue & l'autre, les tances sont plus ou moins grandes et Tes chausse-trappes plus ou moins Hombreuses ; nulle combinaisom linguistique n’en est exempte, nulle ne s’en trouve arrétée net. Test exact, par ailleurs, que la simultanéité mécanique n’est jamais attcinte : elle n'est jamais recherchée, car il serait évi- demment absurde de vouloir suivre un mot A mot strict entre phrases de langues différentes. Entre Vorateur et Pinterpréte, il se produit inévitablement un certain décalage. Ce décalage, toutefois, peut prendre la forme soit d’un retard, soit d’un devancement Souvent, pour une raison ou une autre, 'interpréte préfere attendre qu’une phrase ow une idée soient complétement énon- cées pour commencer a traduire. Ne croyez pas que cette attente facilite sa tache : pendant qu’il répétera ce qui aura été dit, Porateur continuera de parler et l'interpréte, tout en repro- duisant & retardement devra écouter le discours qui se pour- suit 6 Le décalage inverse est, en réalité, presque aussi fréquent. IL n’est pas rare de voir linterpréte terminer une phrase un ins- tant avant Porateur, trouver avant lui le mot juste ou Ta cita- tion Ientement amenée, Faut-il parler d’un don de divination 2. Nous avangons ce mot sans paradoxé ni ironie. A vrai dire, "est ici que nous pénétrons dans le vif de notre sujet L’intelligence de tout-discours-est faite-d’une part de divina-_ tion, Quand vous lisez une page imprimée, il est de notion cou- rante que les yeux ne lisent pas effectivement chaque lettre de chaque mot et c’est une opération normale pour l’esprit que de reconstituer un ensemble & partir de données fragmentaires. De méme, quand on suit un discours parlé, il n'est nullement indispensable de percevoir et d’enregistrer chaque syllabe pour avoir effectivement tout entendu, et compris. Dans des expres- sions comme « les pays insuffisamment développés » ou « le programme élargi d’assistance technique des Nations Unies », la dixiéme ou la vingtitme partie de expression fournit la clé sans possibilité d’erreur. Un calcul de probabilités nous indiquerait du reste des valeurs numériques mesurant ce que nous avons qualifié de divination. Dans exemple cité, il est évident que la dernitre syllabe des mots « les Nations Unies » est déterminée & 100 % par ce qui précéde. Dans la formule « programme élargi dassistance technique », les trois premitres syllabes entratnent a peu prés nécessairement les sept qui suivent, Cette constata- tion est manifeste dans des formules simples de ce genre qui expriment un concept unique et fréquemment répété, mais, au cours d’un débat, ce sont des pans entiers de raisonnements qui reparaissent de manigre récurrente et que V'interpréte, pour peu qu’il soit « dans le bain », reconnaft sans peine. Nous tous, quand nous entendons le début d’une citation n t connue le reconnaissons et la terminons mentalement : Pinter préte doit avoir tout simplement une vivacité de reconnais- sance plus développée et une sfireté desprit suflisante pour ne pas s'embrouiller entre les divers fils qui soffrent sans cesse & hails a en may TLy ala, remarquons-le, une opération totalement distincte d’un jeu de hasard, de « guesswork » comme on dit en anglais En fait, si une syllabe permet souvent d’identifier les neuf qui suivent, il suffit parfois de manquer le mot elé pour ne plus pouvoir fixer dans son esprit le sens d’une longue phrase, dont tous les mots vous échappent encore qu’on les ait parfaitement entendus. C'est bien & une sorte de divination qu’est ds le départ tenu Pinterpréte de conférences, mais & une divination d’ordre intellectuel et hautement raisonnable. « The technical assistance », c’est l’assistance technique, et il suffit d’en avoir entendu une bribe pour reconstituer l’expres- sion. Mais si l'orateur dit « the technical assistance pro- gramme », une pause intempestive peut empécher l’interpréte de saisir assez tt qu’il s'agit du « programme d’assistance technique ». Ajoutez & la suite le mot « funds », et il faudra dire en frangais « les fonds du programme d’assistance techni- que ». Imaginez que l’orateur prononce : « the technical assis- tance (pause) programme (pause) funds » : il y a gros a parier que 'interpréte butera et se reprendra, induit en erreur par ces deux pauses fautives. Est-ce une difficulté d’ordre linguistique ? Qui, en partie Mais en réalité, la difficulté n'est pas venue de Vinversion anglaise mais du fait que l’orateur a mal coupé sa phrase, que sa pensée a hésité, et cest cette hésitation qu’a reproduite, en Vamplifiant, Vinterpréte 78 ‘Méme dans ce cas, il n’est pas interdit d’espérer qu’un bon interpréte se sera si bien pénéiré de la manire de penser de son personage (n’ayons pas peur de ce mot) que ’hésitation de voix aprés les mots « technical assistance » ne I’aura pas pris au dépourvu qu’il aura su attendre le mot « programme », et que la nouvelle pause apres « programme » n’aura pas non plus trompé sa perspicacité. En entendant le mot « funds », le mot de la fin, il aura eu la satisfaction d’avoir senti juste, et expression « les fonds du programme d’ assistance technique » aura alors jailli de sa bouche. Les considérations proprement linguistiques sont, on le voit passées au second plan. Pour interpréter, plus encore que pour traduire il faut connattre les langues, mais cette connaissance ne constitue qu’une donnée initiale de 'opération, un Wem— pliner tesaut He s"effectue que lorsqu’on ala force tle s’en arracher:—-— aS 79 Comment faut-il traduire ? Au cours de sept entretiens, nous avons parcouru quelques- tunes des provinces qui constituent le vaste Foyaume de la. trax duction, Hous en avons constaté la diversité, Pirréductible ori- ginalité. Aux paysages arides de la traduction technique ont succédé les méandres gracieux de la traduction poétique, Vinterprétation de conférences avec ses particularités frappan- tes y a été annexée de méme que le doublage de cinéma. Avions-nous le droit d’englober une si grande variété de for- mes sous un méme vocable ? Ge royaume existe-t-il, posstde-t- ill des frontitres qui en assurent Punité, puisqu’aussi bien, & chaque fois et avec force, nous avons proclamé que chaque genre était, par sa nature, différent des plus voisins ? Pour considérer ce probleme a sa juste valeur, nous devrons rappeler tout d’abord que la notion de traduction est en effet trés complexe, non seulement parce que, de notre temps, elle a acquis cette surprenante variété, mais aussi parce qu’elle a sans cesse varié au long des sidcles. O’est peut-étre cela qui a obs curci les raisonnements de nombreux auteurs qui, reprenant ou discutant les opinions de leurs prédécesseurs, ne remar- / quaient pas qu’ils ne parlaient pas toujours les uns et les autres déméme objets Nous avons mentionné, par exemple, la place occupée pen- aL f- dant des millénaires par Ja traduction orale. Il est de fait que cclle-ci a doming jusqu’a la Renaissance. Ce n'est guére que depuis quatre cents ans que la manie de la chose écrite s'est ins- tallée dans nos moeurs au point qu'on a de la peine, aujourd’hui & se persuader que le mot méme de « traducteur » est de création récente, qu’il a été forgé au xvi sitcle par Etienne Dolet pour désigner une réalité nouvelle. Pendant des sigcles, d’autre part, traduction, adaptation, imitation, paraphrase et création personnelle ont été menées sans que personne trouvat a y redire ni s'avisit d’établir des lignes de démarcation. De nos jours, encore, dans certains pays de Orient, par exemple, il n’est pas facile de faire admet- ire A un traducteur qu’il doit se borner & rendre scrupuleuse- ment les phrases, disons, d’un Aristote sans jamais se permet- tre de les corriger quand cela lui paraft séant. Sans doute est-ce I’habitude et le respect de la chose écrite qui nous ont amenés & plus de rigueur en matibre d’étude de textes et d’appréciation de la traduction. La diffusion des connaissances linguistiques contribue cer- taincment, de son cété, & nous rendre beaucoup plus exigeants que par le passé envers les traducteurs. Aux époques oii étaient extrémement rares les hommes qui possédaient une connais- sance assez sire de deux langues, ot les hommes qui savaient écrire fiit-ce une seule langue, étaient exceptionnels, tout ind vidu capable de baragouiner un idiome étranger pouvait s’improviser traducteur ou interpréte. Il ne trouvait guére de critiques, C’est encore ce qui se passe de nos jours pour cer- tains idiomes rares : nous avons vus les avatars successifs des Contes des Mille et une Nuits depuis un sitcle, nous voyons sous nos yeux se former une traduction vivante du chinois inexis- tante hier, 82 La diffusion de l’écriture et de Pimprimerie, la généralisa- tion de instruction ct le développement de Penseignement des langues et des littératures rendent possibles la constitution de disciplines telles que la littérature comparée et, de nos jours dans quelques pays, I’étude scientifique de la traduction. Ajoutez A cela la multiplication des traductions qui parais- sent effectivement dans le monde ; en vingt ans le nombre des traductions publiées en librairie a triplé en France, quadruplé en Tehécoslovaquie ou en Allemagne. L’Index édité par PU.N.E.S.C.O. en recense désormais plus de 27 000 par an sur une cinquantaine de pays. Une Fédération internationale des Traducteurs est née, qui groupe une vingtaine d’associa- tions nationales et qui se prépare & son oisitme Congrés L’étude scientifique devient done possible, et c'est ainsi que des efforts ont été faits pour dégager certains fondements théo- riques objectifs pouvant lui servir d’assise. Ge que les théoriciens ont souvent méconnu, cependant, c'est que la langue ne se confond pas avec le don de traduire. Cela seul, peut-étre, aurait pu les mettre en garde contre la tentation de trouver a tout prix dans la philologie les bases objectives de tout travail de traduction. D'autre part si, en se développant, la traduction s'est impo- sée partout et & tous, elle s'est diversifiée et fragmentée ainsi que nous l’avons vu sur de nombreux exemples. La notion de traduction s'est graduellement précisée dans Pesprit des hommes au cours des sitcles et chacun de ceux qui se mélent d’en parler s’en fait une notion fort claire. Le mal- heur est qu’il existe autant didées claires que d’hommes et que ces notions sont contradictoires entre elles. Dissertant de la traduction, les différents auteurs ont, en effet, pensé & tel genre particulier ou & tel autre, et c'est en 83 fonction du genre choisi par eux qu’ils ont échafaudé des prin- cipes dont ils croyaient de bonne foi la valeur absolue. Au temps de la Renaissance, traduire, c’était mettre en langue dite vulgaire un auteur ancien, grec ou latin. Pour de nombreux modernes, la traduction se réduit essentiellement & la traduc~ tion littéraire, pour d’autres, la seule valable est la traduction scientifique ou technique. Les tentatives d’atteindre une unité objective échouaient parce que les auteurs ne songeaient pas A embrasser toute la Hifi 2a rolls eral Loh Vali rT SeeaTRC lca? traire de circonscrire le plus étroitement possible leur domaine. Leurs axiomes, de ce fait, péchaient toujours d'une fagon ou d'une autre. Ge n'est qu’au xx* sitcle que, lomniprésence de la tradue- tion s’imposant aux esprits, il a pu paraitre légitime de ne rien exclure de ce qui se pratiquait effectivement et de rechercher dans la variété méme des fondements communs d’étude objec- tive. Le monde actuel est un monde en mouvement ; la tradue- tion, qui est elle-méme passage, est une des composantes eS8¢i= tielles de notre civilisation, Nous vivons lage de la traduction celle-ci est devenue indispensable & l’accomplissement de tou- tes les activités humaines. A certaines épeques plus statiques, il a pu paraitre possible de figer le mouvement, de réduire la tra- duction, pour mieux ’étudier, & un genre fixe, arbitrairement désigné et délimité. De nos jours, une étude abjective se doit dembrasser le monde entier de la traduction sans aucune exclusivité, La traduction posséde aussi un autre aspect fondamental que nous n’aurons garde d’oublier et qui se retrouve dans tous les genres que nous avons examinés. Si elle est un art et si nous at avons une idée «rts élevée de sa mission et des exigences aux- quelles elle doit chaque fois faire face, nous avons le devoir de souligner qu'elle n’est jamais une création ex nikilo, qu’elle ne peut constituer un exercice gratuit. Elle ne tire pas de soi sa substance et n’est pas une fin en soi. En 1370, un des pres de la traduction en France, Nicolas Oresmes, écrivait dans sa préface aux oeuvres d’Aristote : « Le roi a voulu pour le bien commun faire les translater en fran- cois ». La traduction a été et reste au service des hommes. Elle n’existe qu’en fonction d’un service A rendre. Ce service peut étre strictement utilitaire, comme dans la traduction technique. Le doublage est fonction des mille ser tudes du cinéma autant que des lignes du texte original. La tra- duction théAtrale est lige aux réactions de deux publies diffé- rents. Toujours, quelle que soit la forme choisie, la dépendance est une des caractéristiques de sa nature profonde, Essaierons-nous de donner & notre tour une définition de la traduction, entreprise périlleuse si l’on songe & la diversité des genres que nous nous sommes fait fort d’embrasser. Nous dirons queda traduction est une opération qui cherche & établir_ des équivalences entre deux textes exprimés en des langues di férentes, ces équivalences étant toujours et nécessairement fonction de la nature des deux textes, de leur destination, des rapports existant entre la culture des deux peuples, leur climat moral, intellectuel, affectif, fonction de toutes les contingences propres 4 l’époque et au licu de départ et datrivée. Ne retenir de cette gamme d’équivalences que le rapport entre les deux langues, c'est limiter arbitrairement Ie probleme 4 un rapport formel et s'interdire de pénétrer Ja nature des diverses opérations concrétes par quoi la traduction se mani- feste dans la réalité 85 Un méme texte traduit a des fins différentes doit l’étre diffé- remment. Imaginez, dans un roman, un personage lancant une phrase bourrée de termes techniques. Vous traduirez ces lignes tout autrement s'il s’agit d’une page authentique d’un manuel destiné & des ingénicurs. Et autrement encore si ces lignes doivent s’incorporer & un potme ou a un dialogue de film. Et si c’est un vénérable auteur classique qui a rédigé ce texte, l'édition critique de ses ceuvres le traitera encore diffé- remment. La méme page francaise ne se taduira pas de méme en anglais et en bantou. Le distance existant entre deux cultures laisse une empreinte inévitable sur la fagon de traduire, bien plus que les rapports purement linguistiques. Un méme texte traduit dans une méme langue A deux ou trois sigcles de distance changera entitrement d’allure, méme si la langue n’a presque pas varié. Voyez la poésie : on ne peut plus taduire comme au temps de Mme Dacier — bien que la langue ait A peine bougé. Crest & mesure que se développent et s'approfondissent nos connaissances linguistiques que nous sommes amenés & pren- dre conscience de ces réalités et A attacher une importance acerue & ce qui pouvait parattre hier une série de contingences accidentelles Au temps od homme qui parlait unc langue étrangre était un demi-dieu, on pouvait prétendre tout expliquer par des notions étroitement linguistiques. Nous nous apercevons aujourd'hui que ces facteurs n’atteignent pas I’essentiel, La traduction litéraire reléve de la littérature, la traduction | postique de la poésie, le doublage du cinéma et ainsi de suite, | sans que, pour autant, le linguiste puisse se désintéresser d’aucun de ces genres. L’étude linguistique reste toujours un 86 préalable, jamais une explication exhaustive de la nature pro- fonde de l'opération. Lunité y est-elle concevable ? Oui, & base de diversité L’étude scientifique en est-elle possible ? Oui, dans la mesure ot reste sinctrement reconnue V’originalité de chaque genre. Le monde moderne, ainsi, repose sur la combinaison des con- traires, son unité et sa permanence se fondent sur la variété et le changement. 87 Bibliographie Traductions du russe Asxenov, A, Les Organes Suptricurs du Powoir en U.R.S.S. Pais, 1948, 36 Tevunsxov, Boris, Le Tournant Déif, Pais, 6d. Roger Seban, 1948, 157 Seénario du film de Frédéric Ermler, La page de tre porte la men- tion « adaptation frangaise de E, Cary ». E. Cary a par ailleurs adjoint au texte une préface, pp. 7 — 22, oi il parle du scénario et du film lui-méme, qu’il site dans la produetion soviétique. Potevoy, Boris Nikolaevic, Un Homme Variable, Paris, éditeurs Francais Réunis, 1950, Totstot, Alexandre, Léon Tolstoi mon pire, Paris, Amiot-Dumont, 1956, 495 p., dont une préface de 9 pages par Ed. Cary oi il situe Paeuvre Alexandra Tolstoi parmi les biographies sur Tolstoi et of il parle également des problémes d’ ordre linguistique que pose la traduction du russe en frangais. On retiencra en outre la formule ; » ce voyage fen sens interdit qu’est la traduction », p. 12. Oworages sur la traduction — La Traduction dans le Monde Modern. Geneve, Georg & Cie, 1956, 196 p. = Les Grands Traducleurs Frangais. Geneve, Georg & Cie, 1963, 133 p, = En collaboration avec R. W. Jumpelt : La Qualité en matire de Traduction — Quality in Translation. London, Pergamon Press, 1963, 544 p. Contient les Actes du troisitme Congrés de la F.1.T, & Bad Godesberg (1959), dont la propre intervention de Cary : L’indispensable Débat, pp. 21-48. 89, Articles En accordant une place toute particuliére aux articles parus dans Babel, nous avons voulu non seulement montrer ’impor- tance de I'action de Cary au sein de cette revue mais la diver- sité de ses intéréts. La Nouvelle Critique no 3 Février 1949, « Défense de la France, défense de la Langue Frangaise », pp. 7-17. n°7 Juin 1949, '« Défense et Hlustration de I’Art de Traduire », pp. 82-93, signé : Edouard sic Cary. La Parisienne ne 45 Avril 1957, «De I'abbé Gedoyn & Saint-Jéréme-City, pp. 416-434 Diogine ne 40 1962, « Pour une Théorie de la Traduction », pp. 96-120. Journal des Traducteurs L's anettre » de la revue Mela a publié, avec 'autorisation de Diogine le texte de « Pour une théorie de la traduction » en deux parties : Vol. 7, n® 4, oct.-déc, 1962, pp. 118-127. Vol. 8, n° 4, janv-mars 1963, pp. 3-11 Babel Vol. 1, n° 1 Septembre 1955, « Etienne Dolet, 1509 — 1546 », pp. 17-20, «La Fédération Internationale des Traducteurs », pp. 29-31, non signé, mais attribuable & Cary en raigon du style et des thémes abordés. Les Belles Infdiles de Georges Mounin p. 33, ¢.r Vol. Vol. Vol. Vol. Vol Vol. Vol. Vol Vol. Vol. Vol Vol. Val, Vol Vol Vol. 1m, m1, IV, vi, VI, vu, vu, IX, n° 2 Décembre 1955, « Le droit d’auteur appliqué au Tra- ducteur », pp. 69-71 « La Société Frangaise des Tradue- teurs », pp. 87-89 n? 1 Mars 1956, « Index Translationum » Vol. 7, pp. 36-37 n° 2 Juin 1956, « Aprés le Congrés », pp. 70-72. n° 3 Octobre 1956, Numéro Spécial ? Machines & Traduire, « Mécanismes et Traduction », pp. 102-107 n° | Mars 1957,« Traduction et Poésie », pp. 11-32 n° 2 Juin 1957,'« Theodore H. Savory : The Art of Transla- tion », p. 89, c.€ n® 4 Décembre 1957, « Théories Soviétiques de la Tradue~ tion » avee bibliographie, pp. 179-190. n° 4 Décembre 1958, « Le Congrés de Bad Godesberg », p. 201-203. n°t Mars 1959, « Qualité », pp. 9-5 ; « Andréi Fédorov Introduction & la Théorie de a Traduction », pp. 19-20, c.r. ; Par- ticipation & diverses rubriques de comptes rendus. n° 2 Juin 1959, « Premier Bilan », pp. 103-106. n? I-Mars 1960, « De la Traduction considérée comme un des Beaux-Arts», pp. 19-24. Comptes rendus concernant L’Art de la Traduction, Moscou 1959, et On Translation, textes réunis par R.A. Brower. 1n® 3 Septembre 1960, Numéro Spécial : Cinéma et Tradue- tion, « La Traduetion Totale », pp. 110-115. n° 1 1962, Numéro Spécial : L’Interprétation de Confé- rence, « Noblesse de la Parole », pp. 3-7. n? 4 1962, The Craft and Context of Translation, W. Arrowsmith, R, Shattuck », pp. 198-199, c.r. n° 12, 1963, Numéro Spécial : Traduction des Textes Sacrés, « The Word of God into the Languages of Men », pp. 87-91 n° 1 1964, « G.R. Gatchétchiladeé : Le Problime de la Traduc- tion ralise », ¢., pp. 31-38 91 Index AUTEURS (Hommes de lettres, traducteurs ou théoriciens) cités & propos de la Traduction, Boueay, Nicolas, 62. Borrow, George, 25, BuRTON, Richard, 36, 40, 41 Cervantes, Miguel de, 25, Daciek, Anne, 86, DanTE, Alighieri, 25. Doter, Etienne, 82 Dv Brtzay, Joachim, 26, Féonoy, Andiéi, 27. GALLAND, Antoine, 39-37, 39, 40, 2, Hugo, Vietor, 26 Humsorpr, Karl Wilhelm, baron de, 25. LaMarrine, Alphonse de, 26, Lane, Edward-William, 30, LerMowTov, Mikhail, $5, 47 Laws, Cecil, Day, 27, 46, 47 93 ‘Maxpaus, Charles:Joseph, 35, 36, 39-41 ‘Mazon, Paul, 51 ‘Menintée, Prosper, 53, Mount, Georges, 51 NERvAL, Gérard de, 45-46, ‘Onesmes, Nicolas, 85. Payne, John, 36. Perravitr, Charles, 26 Ruazts, 73. SaUié, Mikhail A, 36, 41, 42. Savory, Theodore, 50-51. ScHLEGEL, Wilhelm von, 25. SwiNBURNE, Charles, 26 TonRENS, Henry, 36. Vouraine, 26, 35, Wazve, Adam, 44 GEUVRES ET AUTEURS dont les textes ou les styles sont mentionnés comme sujet de traduction, AnisToPHANe, 53, Mille ee Nuits (Les), 35-37, 39-42, Anistore, 82, 85, 2, ‘BurOR, Michel ; Le Modification, 34 Pers, Samuel, 53 BYRON, George Gordon, 26, PLAUTE, 49, 50. Paha ree Proust, Marcel, 48, Chanson de Roland (La), 52 Gimavooux, Jean, 52 Gaui, Clade, 73 Gorrie, Wolfgang, 5,47 Gocot, Nicolat Le’ Rei, 53. Tactrs, 4, Hanpy, Thomas; Jude Obs, 32. Senge ‘Heine, Heinrich, 45. a Mere (hes Hows, 36; Lae, 91:52 Pesala) LABICHE, Eugene, 49. VAILLAND, Roger ; La Lei, 31-35, LA Fontaine, Jean de, 52 Vauény, Paul ; « Cimetiere marin », Lansaup, Valéry, 34. 21, 46, 47, Leconte pe Listt, Charles, 52 Vition, Frangois, 32. Robinson Cruse, 53, SHAKESPEARE, 52 ; Hamlet, 70, STENDHAL, 34, 33, 4 Table des matiéres Avant-Propos. INTRODUCTION La Traduction est-elle possible ? Comment faut-il traduire les ceuvres littéraires ?. Comment faut-il traduire les pottes ? Comment traduit-on les classiques, les pices de théatre, les livres d’enfants ? Comment faut-il traduire les textes techniques ? Comment s’effectue le doublage cinématographique ? Comment s’effectue I’Interprétation de Conférences? Comment faut-il Traduire ? BisuioGRaPHIE INDEX. 49 37 65 3 81 89 93 ACHEVE p'1wpainteR AUX PRESSES DE L'UNIVERSITE DE. LILLE It OUVRAGE FACONNE PAR L'NPRIMERIE CENTRALE DE L’ARTOIS RUE Se MARGUBRITEA ARRAS POT LEGAL + TRIMESTRE 1998

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