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2008 (2005 Liern Suge Moder ON ucla Sanne SSS bt Introduction Premiére partie Chapitre 1 : La musique dans Ia salle Nécessité 7 Répertoires Le journal de Paul Fosse Compositions pour le film Synchronisation Le son optique ‘Chapitre 2 : Musiques de films Musiques d'écran Premiers soufiles ‘Musique et bruits ‘Comédies musicales Populaire et savant Symphonisme Renouvellemett La musique exploitée Le Dolby Stéréo Chapitre 3 : Pouvoirs de la musique Quetles musiques ? Modalités d'apparition Musique ct montage De Ia fosse 4 l'écran Valeur ajoutée Temps Espace ‘Conclusion Introduction Dans La Chambre du fils, Giovanni (Nanni Moretti), désesperé apes ie oct accidentelle d’Andrea (Giuseppe Sanfelice), son fils, entre dans un magasin Ge Gisaues oo celui-ci avait ses habitudes. Pour l'achat d’un cadeau desting, dit-il, a un ami @' Andres a demande conseil au vendeur qui, sans hésiter, choisit By the River, de Brian Eno. Giowanns ext soudain seul dans le plan, concentré sur la voix sereine du chanteur devenue la voix proche <= lointaine d’ Andrea, La chanson continue dans le court moment oi I’on retrouve Giovanni dans la rue, puis dans son appartement. Ces quelques notes ont suffi a faire revivre Andrea et a créer une intimité bouleversante entre le pére et le fils. By the River sera entendue @ nouveau a la toute fin du film, dans son intégralité cette fois, quand Giovanni et sa famille pourront enfin commencer le travail de deuil et envisager sereinement un avenir commun. L’équilibre fragile de La Chambre du fils dépend la maniére dont Moretti fait circuler cette chanson, de I’écoute partagée de la séquence du disquaire au générique de fin. Evoquer une simple chanson pour introduire un ouvrage sur la musique au cinéma, c’est affirmer que la musique n’est ici qu’un élément parmi d’autres dans l’architecture complexe qui est celle du film, et que sa puissance dépend bien plus de la maniére dont elle prendra place dans cette architecture que de sa qualité intrinséque de musique. Dés les premiers années de l’existence de ce que l’on appelait alors le cinématographe, les tentatives de synchronisation ont pour but d’inventer des relations entre musique et images, de «contrdler » une musique qui ne se soumet guére aux événements qui se suecédent a l’écran, La musique échappe, vit sa vie, toujours dans l'image et ailleurs. Beaucoup de grands cinéastes du début du parlant (Jean Renoir, Fritz Lang, Howard Hawks) ont peu utilisé la musique. Non qu’ils la jugeaient inutile ou néfaste, mais cette économie était nécessaire pour lui permettre de déployer toute sa puissance. Chaplin, on le sait, se méfiait du son, de la parole qui imposait sa propre temporalité & l'image. Mais il louait la possibilité de maitriser enfin la musique, et c’est peut-étre cet amour-la qui lui a donné la force de continuer & tourner : quel que soit le bruit du monde, le poids terrible des mots, la musique est 1a, pure poésie. Pendant ces mémes années trente, la puissante Hollywood impose la grande forme : orchestre symphonique, virtuosité des compositeurs au service des studios, partitions fondées sur une utilisation de plus en plus savante du Jeitmotiv. Mais les régles du « symphonisme hollywoodien » sont vite contestées par les francs-tireurs (Orson Welles) ou les bricoleurs de génie du film noir, avec la complicité d’une nouvelle génération de compositeurs : Bernard Hermann, Elmer Bernstein, Alex North. En France, les cinéastes de ia Nouvelle Vague, inspirés par les maitres d’outre-Atlantique, réinventent a leur tour les relations entre le son et les images tout en poursuivant les expériences « musicales » de Jean Renoir, Jacques Tati ou Robert Bresson qui écrit dans ses Notes sur le cinématographe : « Aujourd’hui, je n’assistai pas a une projection d’images et de sons ; j’assistai a I’action visible et instantanée qu’ils exergaient les uns sur les autres et & leur transformation. La pellicule ensorcelée ». Quelle plus belle expression peut-on inventer pour définir le pouvoir de la musique au cinéma ? Premiére partie Chapitre 1 La musique dans la salle Nécessité 2 Si les toutes premiéres séances «non commerciales » du Cinématographe des fréres Lumiére ont lieu sans musique, les affiches et les programmes font rapidement état du pianiste qui accompagnera les «tableaux» qui se succéderont sur I'écran. Les raisons de cette présence, qui devient vite un élément du spectacle, sont multiples et complémentaires Couvrir le bruit du projecteur, rassurer les spectateurs dans le noir, créer un continuum dans le but d’unifier la succession discontinue des films, occuper l’oreille et la rendre ainsi: moins attentive aux sollicitations sonores de la salle: autant d’hypothéses parmi lesquelles il n’est pas nécessaire de choisir. On peut ajouter & cette liste non exhaustive le caractére forain du Cinéma des premiers temps, caractére qui rend presque naturel l’accompagnement musical ‘Le musicien serait done chargé d’occuper Voreille pour libérer ceil, sans aucune préoecupation du contenu des images. Jouer imperturbablement son répertoire personnel tle et sa peu glorieuse mission. Mais la musique a aussi un réle essentiel dans la perception des images muettes: faire ressentir au spectateur une durée. L’irréalité des ombres qui s'agitent sur Péeran donne une dimension trés abstraite a I’écoulement du temps : « il manquait au film tine sorte de battement qui efit permis de mesurer intérieurement le temps psychologique du drame en le rapportant 4 Ia sensation primaire du temps réel! », Cette question du temps sera, nous le verrons, essentielle pour comprendre I'impact de la musique sur la perception du spectateur. ‘L’avénement des petits films burlesques scénarisés provoque _l'apparition occasionnelle d’un bonimenteur et d’un bruiteur qui témoignent d’une relation nouvelle entre sons et images. Désormais attentifs aux sons, les spectateurs seront aussi plus sensibles a la musique. Les pianistes de salles, devenus « tapeurs », livrés & eux-mémes, essaient tant bien que mal de tenir compte des «ambiances » des différentes séquences, tandis qu’aux Btats- Unis Porgue Wurlitzer, avec ses multiples bruitages musicaux, s'impose dans les salles obscures. Des réflexes et des habitudes naissent au fil des projections mais la diversité des films et le succés rapide du nouveau divertissement rendent nécessaires quelques régles de conduite. Répertoires Les producteurs de films prennent peu A peu conscience de l'importance, de Paccompagnement musical et tentent de venir en aide aux pianistes et organistes, aux chefs Corchestre et aux exploitants de salle. En 1909, les films Edison éditent Suggestion for ‘Music, catalogue dans lequel chaque action ou émotion est associée 4 une ou plusicurs mélodies extraites du répertoire classique. La Sonate au clair de lune accompagnera T Jean Mitr, Esthétique et psychologie du cinéma, vol. 2, Pars, Editions universitaires, 1965, p. 117. ‘déalement une nuit paisible, ! Ouverture de Guillaume Tell conviendra 3 Peruse nuptiale de Mendelssohn aux noces. Les ouvrages se succédent chez les editors Playing to Picture de W. T. George en 1912, Sam fox Moving Picture Music Volumes 5 Zamacki en 1913, la Kinothek de Giuseppe Becce en 1919 (six volumes suivont. samgu"e= 1933), puis le Motion Picture Moods for Pianists and Organists. A RapadReteremce Collection of Selected Pieces de Em Rapee en 1924. Des pices classiques et dex compositions originales sont soigneusement minutées et étiquetées. Henri Colpi cite les souvenirs de George Van Parys : « quelques compositeurs se mirent & écrire ce que, dane notre jargon, nous nommions des incidenfaux. Chacun de ses morceaux se référait 4 un genre Nettement déterminé. Les titres disaient toujours bien l'utilisation qu’on devait en faire - Poursuite dramatique, désespoir, amoroso cantabile, visions d'horreur, promenade champétre” ». Avec ces catalogues d’incidentaux naissent les premiéres compositions pour le cinéma. Ces recueils ne sont pas les seuls outils dont disposent les musiciens de salles : des instructions précises sont glissées dans les boites de film, accompagnées des partitions correspondantes et de feuilles de minutage. La société Gaumont présente ainsi ces livrets : «Le guide musical Gaumont a été établi dans le but de faciliter grandement la ache de MM. Les Chefs d’Orchestre qui, n’ayant pas toujours le temps matériel de minuter exactement les films, en sont réduits malgré eux A des adaptations de fortune. Ce guide musical, composé avec le plus grand soin par le Chef d’Orchestre de notre Salon de Visions, vous sera délivré chaque semaine par notre agent régional en méme temps que vous louerez vos films. Noubliez pas de le réclamer et notez bien qu’il s'applique a tous les orchestres.* » Ce passage progressif de l’approximation (la musique comme simple fond sonore) & la détermination (les partitions associées 4 un film) signale une attention de plus en plus grande portée aux relations entre musique et cinéma. Ce constat ne doit pas masquer la diversité des situations : les petits exploitants n'ont sans doute guére les moyens de payer des répétitions et d’employer des musiciens capables de lire & vue les partitions. Bien des pianistes sont aussi caissiers ou ouvreurs de salle et l'amateurisme des premiéres années a sans aucun doute persisté dans nombre de petites salles. Ce n’est pas le cas dans les lieux prestigieux des grandes villes, comme Vatteste le précieux joual de Paul Fosse, directeur musical de Pimmense Gaumont Palace, le «plus grand cinéma du monde» inauguré place Clichy a T’automne 1911. Le journal de Paul fosse Le directeur musical est chargé de composer et de diriger l’orchestre puis de choisir, aprés visionnage des films, les musiques qui accompagneront les différentes séquences. Ces musiques sont empruntées au répertoire des catalogues, arrangées par Paul Fosse lui-méme. Son joumal est constitué de deux épais volumes intitulés Adaptations musicales des films du Gaumont-Palace, le premier couvrant les années 1911-1919, le second les années1920-1928°, Dix-sept années durant, Paul Fosse a méticuleusement noté les titres des films et la liste des morceaux qui les accompagnent. Outre la diversité des ceuvres jouées, ce document permet de 4 Henri Colpi, Défense et ilustrarion de la musique dans le film, Lyon, SERDOC, 1963, p. 25 } Collection du Musée Gaumont, “Ces deux volumes sont déposés la BIFI. Hs ont fit l'objet du mémoire de maitrse de musique de Lénaick Le Glatin Musique et cinéma muet : exploration et analyse du répertoire du Gaumont-Palace, Université de Rennes 2, 2001. Des extraits du journal de Paul Fosse sont proposés dans la partie « documents » de ce volume. constater un changement progressif dans le travail des directeurs musicaux, de plus en plus attentifs aux événements qui se déroulent sur I’écran. Dans les premigres années, Fosse se contente, aprés le titre du film, d’énumérer ses choix musicaux : gauche, le titre de l’ceuvre, suivi si nécessaire de la partie jouée (numéro de mouvement par exemple) puis, & droite, le nom du compositeur. Les références aux films sont inexistantes : il s'agit en fait d’une succession d’ambiances générales repérées par Fosse pendant le visionnage. A partir de 1915, des indications plus précises sont parfois notées aprés le titre des morceaux : « j. entrée au chateau’ » ou «}. la danse dans le parc », indications beaucoup plus présentes aprés 1917. Dans le second volume, |’évolution de I’attitude de Paul Fosse est remarquable : le film est découpé en unités de plus en plus petites. L’accroissement du nombre d’extraits musicaux est dia la durée des films mais aussi cette recherche de correspondances musique/images. Ce ne sont plus les intertitres mais des événements tres précis qui justifient les changements de séquence musicale : la sortie d’un personage, une chute ou un coup de feu. Le directeur musical, s'il fait toujours appel & des ceuvres préexistantes, se comporte désormais en compositeur de cinéma, avec une évidente volonté de servir le film en inventant des rapports complémentaires entre la musique et les images. Il ne s'agit d’occuper I’oreille du spectateur mais de proposer une lecture musicale du film. Paul Fosse élabore de véritables scénarios, collages improbables d’extraits qui prennent, bien avant les audaces de Jean-Lue Godard, de singuliéres distances avec I’« intégrité » des ceuvres, fussent-elles des plus grands compositeurs. Compositions pour le film Durant les deux premiéres décennies, les grands noms de la composition musicale ne s'intéressent guére au divertissement populaire qu’est le cinéma. La composition en 1908 de Camille Saint-Saéns pour L’Assassinat du duc de Guise de Charles Le Bargy et André Calmettes® fait figure d’exception. La Société Le Film d’Art, créée en 1907, est a l’origine de ce film dont l'ambition est de donner une légitimité artistique au cinéma: Saint-Saens y cétoie Wélite de la Comédie Frangaise et des grandes scénes parisiennes. Si la dizaine de minutes que dure L'Assassinat du duc de Guise rend possible une composition originale, ce n'est guere le cas pour les longs métrages : le coat d’un tel travail pour des représentations ‘res peu nombreuses, voire uniques, n’incite guére les producteurs & multiplier les créations. Dans les années vingt, quelques séances prestigieuses associent les noms de Arthur Honegger, Jacques Ibert, Darius Milhaud ou Paul Hindemith & ceux d’Abel Gance, René Clair, Marcel L’Herbier ou Hans Richter. Encore faut-il préciser qu’il s’agit 14 d’adaptations de musiques préexistantes tirées soit du répertoire du compositeur Iui-méme, soit des ceuvres d'autres artistes, parmi lesquelles viennent se glisser quelques fragments de compositions originales. Pour La Rowe (1920) d’Abel Gance, Honegger présente ainsi sa collaboration avec Paul Fosse pour les représentations du Gaumont-Palace: « Tout en gardant autant que possible le "peu connu”, sinon I’anonymat des morceaux, nous avons puisé uniquement dans des ceuvres modemes dune haute tenue musicale [...]. Ce que nous avons cherché a été la correspondance absolue entre l’esprit animateur d'un fragment du film et sa confirmation rythmique musicale” ». Dans l’évocation du prélude, composé pour introduire La Roue, Honegger fait preuve d’une belle intuition: «ce court prélude ne veut que présenter les personnages et suggérer les atmosphéres oi ils vont évoluer. Pour la composition d'une partition totale, ces motifs auraient été développés symphoniquement. Tels quels, je les 5 Le «j.» remplace « jusqu’a ». 6 Cette ceuvre est aujourd'hui répertoriée sous le titre Opus 128 pour cordes, piano et harmonium. ” arthur Honegger, « Adaptations musicales », Gazette des Sept Arts, n° 2, 25 janvier 1923, p. 4, indique comme des croquis aidant les personages comme des Jeitmotive*. » Honegger pressent ici ce que seront les grandes compositions symphoniques qui accompagneront les films parlants, notamment 4 Hollywood. Si nous n’en sommes pas encore la, ’état des recherches sur la synchronisation entre les images et le son annoncent I’avénement du cinéma «sonore », Synchronisation Quelle que soit 1a bonne volonté du chef d’orchestre et des musiciens, le mariage de la musique vivante et de la projection mécanique des images est soumis a un nombre tres important d’aléas. Les fluctuations dans la vitesse de déroulement des films, dues notamment 4 Pinstabilité de l’approvisionnement du courant électrique, sont considérables. De plus, le minutage des séquences ne tient pas compte de I’état des copies qui se détériorent trés vite. Le nombre trés restreint de répétitions devant I’écran achéve de mettre les musiciens dans des situations trés périlleuses : changements précipités de morceaux, variations brusques de tempi et chef d’orchestre paniqué devant l’inadéquation criante entre la musique et les images. La prise de conscience de la nécessité d’une parfaite synchronisation incite les chercheurs & multiplier les expériences. En réalité, les tentatives existent depuis l’apparition du cinéma. Des appareils permettant de relier mécaniquement le Gramophone ou le Phonographe et le projecteur furent présentés en démonstration dés I’Exposition de Paris en 1900. C’est le cas du Phono-Cinema-Théatre qui propose avec beaucoup de succés des films courts od 'on peut voir et entendre les grands acteurs de théatre ou de music-hall. Le Chronophone de Léon Gaumont puis le Chronomégaphone, sa version améliorée, s’imposent 4 leur tour dans les salles avec un catalogue de cent cinquante phonoscénes variées : acteurs déclamant des textes classiques, mais surtout chansons, extraits d’opéras ou d’opérettes, danses ou choeurs. Ces phonoscénes ou saynétes de quelques minutes sont projetées en attraction en cours de programme. Outre l'amplification médiocre, le systéme n’est pas d’une fiabilité A toute épreuve : « les risques principaux liés a l'emploi du Chronophone étaient les ruptures (et les réparations consécutives) du film, qui, manifestement, affectaient la synchronisation, et, par ailleurs, l'usure du disque Gramophone qui rendait difficile un départ précis dans le bon sillon, Le manuel d’ instructions donne des indications précises pour réparer Tes films cassés de maniére 4 ne pas entraver Ia synchronisation, et recommande le remplacement des disques usés’ ». ‘A c&té de ces procédés qui se multiplient aussi bien en Europe (le Biophon d’Oskar Mester) qu’aux Etats-Unis (le Kinetophone d’Edison), les tenants de la musique vivante ne désarment pas face & la musique mécanique : « il faut défendre les droits de l’orchestre », écrit le critique musical Emile Vuillermoz en 1923'°. En 1921, Pierre Chaudy met au point son Visiophone qui permet, grice a un frein électro-magnétique, de réguler la vitesse de éfilement entre dix & vingt-huit images par seconde. Le chef d’orchestre, aidé par un assistant ou un instrumentiste, module 1a vitesse de déroulement de Ia pellicule sur une réglette graduée : la musique prend ainsi le pouvoir sur le film qui doit se soumettre au rythme de l’orchestre. DYautres chercheurs proposent de profiter du fait que les films sont trés souvent tounés avec des musiciens sur le plateau. Leur but est de reprendre exactement la méme partition et de la faire rejouer dans la salle de projection. En 1923, Charles Delacommune invente son « ciné-pupitre ». La partition est reportée sur une « bande musicale » qui défile “Id. ° David Robinson, Musique et cinéma muet, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1995, p. 95. "" « Le synchronisme », Le Temps, 9 mars 1923, devant le chef d’orchestre a la méme vitesse que la pellicule du projecteur & laquelle elle est lige par un procédé mécanique. Delacommune pressent ainsi que musique et images doivent défiler ensemble, méme si les supports sont ici différents. Expérience plus singuliére encore que celle de Raoul Grimoin-Sanson qui grave en bas de l'image une baguette sensée étre celle run chef dorchestre invisible. Le veritable chef doit donc, pour faire jouer Ia partition du ‘ctoumage », se conformer au rythme de cette baguette. Tous ces procédés ingénieux, qui tentent dimposer, comme I’écrit Vuillermoz, un «métronome au cinéma'' », sont des échecs : impossible de garantir une pulsation fiable avec le défilement irégulier de la pellicule et les nombreux accidents de projection. Mais on n’est pas loin de la solution. La baguette de Grimoin-Sanson est déja une tentative pour rassembler musique et images sur un méme support. Le son optique Enregistrer le son sur le film par voie photographique, telle est, dés 1903, l'ambition du Frangais Lauste puis de I' Américain Lee de Forest, inventeur de Ia lampe triode qui permet amplification électrique des sons. Les premiéres démonstrations des Phonofilms de Tee de Forext ont lieu en 1923 mais, devant les bouleversements prévisibles de V'apparition du catia sonore, l'industrie du cinéma ne réagit guére. Aprés Te succts, en 1926, du procédé Vitaphone avee amplification électrique du son et disques synchronisés électriquement ayer le projecteur, le triomphe un an plus tard de The Jazz singer d’ Alan Crosland impose le cinéma parlant. En quelques années, le procédé son optique par piste photographique latérale ravjent le stendard qui, prés dun siécle plus tard, est toujours en vigueur. Les cinéastes (ou Jes producteurs) ont désormais le contrdle sur les voix, les bruits et Ia musiane devenus Nervonts constitutifs de I'euvre. Les musiciens quittent rapidement les salles pour rejoindre les orchestres de studio... ou pour grossir les rangs des chomeurs. 1 ¢L enlisement », Comardia, 13 avril 1923, Chapitre 2 Musiques de film Musiques d’écran'* Alors que toutes les expériences des années 10 et 20 ont pour objet la synchronisation entre la musique et les images, quelques paroles échangées entre le héros de The Jazz Singer et sa chére maman'* déclenchent le mouvement irréversible vers le cinéma sonore. L’expression vite acceptée de « révolution du parlant » confirme le réle déterminant de la parole. La musique devra désormais trouver sa place entre les voix et les bruits. La musique symphonique, qui deviendra une véritable image de marque des studios hollywoodiens, ne s’imposera qu’a partir de King Kong (Merian C. Cooper et Emest B. Schoedsack, 1932). Avant cette date, les moyens techniques ne permettent pas encore de monter simultanément et de maniére satisfaisante les paroles, les bruits et la musique : les moments musicaux et les séquences parlées se succédent, les dialogues avec musique de fond continuelle n’existent pas encore. Deux tendances cohabitent dans ces premiéres années : la premiére donne une place prépondérante a la parole en multipliant, par exemple, les piéces de théatre filmées, la seconde exploite les scénarios dans lesquels la musique d’écran joue un role essentiel. Les situations musicales sont de plusieurs types : numéros intégrés dans des spectacles de cabaret dans L.’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930) ou de music-hall dans Paris-béguin (Augusto Genina, 1931), conventions liées 4 des genres comme I’opérette dans Parade d'amour (Ernst Lubitsch, 1929) ou la comédie musicale dans Hallelujah (King Vidor, 1929) ou encore simples prétextes 4 chansons sans véritables justifications scénaristiques. Nombre de ces films, qui se comptent par dizaine aprés les succés d’Al Jolson dans Le Chanteur de jazz puis dans Le Fou chantant (Lloyd Bacon, 1928), se contentent de tirer parti de la popularité des vedettes de la scéne, relayés en cela par la trés florissante industrie phonographique. Ce n’est pas le cas dans Hallelujah, film entiérement joué par des Noirs venus des spectacles musicaux qui triomphent a Broadway. King Vidor rend un hommage respectueux & tune culture dans laquelle la musique tient une remarquable place. Que ce soit dans les villes au bord du Mississippi, dans les champs de coton ot les work songs rythment les gestes quotidiens, dans les préches oi la parole incantatoire du héros devient peu a peu un spiritual repris par toute Ia communauté, dans les honky tonks ott résonnent le ragtime, le blues et les petits orchestres de new orleans, chaque séquence est un témoignage de la diversité et de la richesse de la musique noire. Avec Hallelujah, Vidor démontre dés 1929 que le synchronisme entre sons et images ne marquent pas la fin de la poésie et du lyrisme des meilleurs films muets : les paroles, les cris, les bruits et la musique participent ici du méme mouvement aisément qualifiable de « musical », Outre la parfaite maitrise des modalités apparition de la musique d’écran, Hallelujah témoigne aussi d'une prise de conscience tres précoce de Vimportance du hors-champ sonore. Dans une des premiéres séquences du film, un mariage ” Nous reprenons ici la terminologie de Michel Chion qui oppose « Musique d'écran » (musique identifiée ‘comme « émanant d'une source présente ou suggérée par l'action ») et « Musique de fosse » (musique émanant d'une fosse d’orchestre imaginaire). ' L'échange est en fait réduit @ un simple monologue d’Al Jolson, sa mére se contentant de quelques ‘onomatopées trés sommaire a lieu dans la cour de la petite ferme d’un pasteur. Dans une pice voisine, & Vabri des regards, la servante joue de Vorgue pour accompagner la cérémonie. Le fils ainé de la famille, amoureux de la jeune fille, en profite pour tenter de l’embrasser. Elle céde volontiers et l’expression sans équivoqae d’un désir physique partagé est accompagnée par la voix du pasteur qui, hors champ, prononce une union religieuse. Cette présence, dans le méme plan, du geste profane et de la parole sacrée acquiert, par la simultanéité des deux actions, une force extraordinaire. Toujours dans Hallelujah, la séquence tragique de la poursuite et du meurtre dans les bayous est montée sans musique : ce silence, seulement troublé par le souffle des personnages et leurs pas dans la vase, doit sa terrible puissance & I'avénement du cinéma sonore. Nous ne sommes qu’en 1929 et King Vidor représente parfaitement tous ces metteurs en scéne qui usent avec beaucoup d’habileté des nouvelles potentialités offertes par le son. Premiers souffles Contrairement & quelques idées regues, 1a musique n'envahit pas sans retenue les écrans au tournant des années trente. Beaucoup de cinéastes, et non des moindres, semblent sen méfier au point d’exclure de leurs films la musique de fosse, hormis pendant le générique. C'est le cas en 1931 de Fritz Lang dans M le Maudie et de Howard Hawks dans Scarface gui associent tout deux les pulsions de mort de leur personnage a un sifflement : M siffle un air de Peer Gynt de Grieg, Scarface un air d’opéra italien, seuls éléments musicaux significatifs des deux films. La vue d’un enfant accompagnée, hors champ, des quelques nots de Grieg suflit & donner au spectateur le sentiment de Ia menace : le tueur est la, autour dit plan, partont et nulle part. Mais ce sifflement est autre chose qu'une simple présence. L'accélération de la mélodie est le signe de la montée de la crise de folie, de ’imminence du meurtre : nous sommes en quelque sorte dans le corps de M, dans sa schizophrénie, et nous ressentons presque physiquement la prise de pouvoir du mal. L’air d'opéra italien précéde de Ta méme fagon les meurtres de Scarface. Hawks joue alors sur l’opposition entre la douceur, la décontraction du sifflotement qui marque le détachement du criminel et Ia violence des crépitements de la mitrailleuse : Scarface tue comme il respire. Pour Hawks comme pour Lang, il s’agit de donner & percevoir la folie intérieur des deux assassins. ‘La méme année 1931, Jean Renoir fait preuve d’un semblable économie de moyens dans La Chienne en limitant les interventions musicales & un phonographe, une chanson de rue et quelques notes de piano jouées par un personnage secondaire. « Sois bonne, 6 ma belle inconnue » d’Eugénie Buffet est chantée par un chanteur de rue devant l’immeuble ot Maurice Legrand (Michel Simon) assassine Lulu (Janie Maréze). La ritoumelle n’a pas pour seule fonction de faire exister le hors champ, elle donne un subtil éclairage & la séquence du ‘meurtre, Les paroles amoureuses semblent & certains moments suivre action, a d’autre la précéder, tel un commentaire ironique qui, selon la belle analyse de Jean-Louis Leutrat, «ouvre sur plusieurs moments du temps et sur plusieurs temporalités'* »: la chanson d’Eugénie Buffet scelle le destin de Maurice Legrand. ‘Le phonographe, présent au début de La Chienne, est une autre maniére d’éviter le recours A une musique de fosse. Comme beaucoup de cinéastes du début du parlant, Renoir fera usage a plusieurs reprises de ces « musiques mécaniques » : un phonographe 4 nouveau dans La Grande Illusion (1937) puis, au milieu d’une collection de boites 4 musique, dans La Régle du jeu (1939), la radio dans ce méme film ou encore un juke-box dans son film ‘américain L'Homme du Sud (1945). Les exemples abondent dans le cinéma frangais, de ta radio de Cordier dans Tout a ne vaut pas l'amour (Jacques tourneur, 1931) au piano 1 qSois bonne, 6 ma belle inconnve... (Sur ritourelle et galop dans La Chienne) », Cinémas, automne 1992, p.20.

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