Gomes-Ribeiro, Paula, Le Psychodrame Lyrique - la femme, l'hystérie et la pulsion de mort en tant que tensions créatrices dans le carrefour des arts au début du XXe siècle : incursion dans Erwartung de Schoenberg
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Gomes-Ribeiro, Paula, Le ‘Psychodrame lyrique' – la femme, l'hystérie et la pulsion de mort en tant que tensions créatrices dans le carrefour des arts au début du XXe siècle : incursion dans Erwartung de Schoenberg
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Gomes-Ribeiro, Paula, Le Psychodrame Lyrique - la femme, l'hystérie et la pulsion de mort en tant que tensions créatrices dans le carrefour des arts au début du XXe siècle : incursion dans Erwartung de Schoenberg
Gomes-Ribeiro, Paula, Le ‘Psychodrame lyrique' – la femme, l'hystérie et la pulsion de mort en tant que tensions créatrices dans le carrefour des arts au début du XXe siècle : incursion dans Erwartung de Schoenberg
Coordonné par
Walter Zidaric
Interculturalité,
intertextualite:
les livrets d’opéra
THEATRE ne LOPCRA
et lnterculturalitéInterculturalité, intertextualité : les livrets dof
LE ‘PSYCHODRAME LYRIQUE’ — LA FEMME, UHYSTERIE ET LA PULSION
DE MORT EN TANT QUE TENSIONS CREATRICES
DANS LE CARREFOUR DES ARTS AU DEBUT DU XX° SIECLE :
INCURSION DANS ERWARTUNG DE SCHOENBERG
ue faisje ici, toute seule 2... Dans cette vie infinie... dans ce réve sans
limites et sans couleurs... puisque le seuil de mon existence était la ou tu
Gtais... et toutes les couleurs étaient créées par tes yeux... La lumitre
viendra pour tous... et moi, seule dans ma nuit’ 2...
1 + Artet hystérie —un « théatre privé »
[...] Part appartient & linconscient'!
Arnold Schoenberg
La conjoncture socioculturelle du début du vingtigme siecle est caractérisée par 'émergence
de nouvelles propositions artistiques qui siinsurgent contre les dispositions autocratiques de 1a
raison, Lessor de la psychanalyse entraine des réflexions persistantes sur les limites du Moi,
dévoilant, par consequent, les possibilités créatrices infinies de inconscient. Limpact social produit
par ces théorisations engendre une anxiété inventive qui fait éclater les structures conventionnelles,
libérant « dangereusement » lexpression d'une nécessité ancestrale pulsionnelle de Vindividu : le
contact avec ses propres Gnigmes. Linconscient émerge dans 'Art avec une puissance extréme,
contestant des stéréotypes, altérité dotée d’une force difficilement controtable,
Le déclin de la grande narrative de la « figure totale » correspond 2 la mise en question aussi
violente qu’ambigué du logocentrisme. Au moment od les modeles de représentation de la figure
"Was soll ie allen hier tun 2. In diesem endiosen Leben... in diesem Traum ofine Grenzen und Farben... denn encine
Grenze war der Ort, an dem du wart. und alle Farben der Welt brachen aus deinen Augen...Das Light wie fale kom
‘men. aber ich allen in meiner Nach.» A. SCHOENBERG, M, PAPPENITEIM, Fraurtnng scene 1V)
‘A. SCHOENBERG, «Lette A Kandinsky, Vienne 24.1191», in Conérechamps, a° 2, Schoenberg Kandinsky
dance, cerits, Lausanne, UAge domme, avril 1984, p. 13,
A
259
corresponInterculturalité, intertextualité : les livrets d opera
humaine sont en train d’étre révisés dans les arts visuels comme dans le théatre et dans la vie, le
drame musical entreprend une fragmentation ou dilution de la persona en grande partie par la
répression des formules fermées et des impératifs d'un discours organisé fondamentalement autour
des propos de cohérence rationnelle, se découvrant des nouvelles solutions dramaturgiques. Ains
quand le théatre se fascine pour linconsistance de Fétre, introduisant un personnage en crise,
destitué de son controle permanent et total du langage, quand expression picturale se dirige vers des
idéaux esthétiques qui ne veulent plus reproduire la nature et la réalité telles qu‘elles se présentent
aux nerfs oculaires, quand lindividu sinterroge sur son intériorité, Vhystérie (comme question-
nement créatif) envahit les structures du drame lyrique, et on sent la pulsation d'un nouvel age
mental, La perturbation hystérique anime un des axes principaux de la réflexion sur l'étre humain en
tant que bindme conscient-inconscient, sur les limites de la communication et sur la convenance des
regles de sociabilité, dimensionnant toute la théatralité qui leur est inhérente. Pour la modernité,
cette névrose révele les inconsistances de Findividu, ses faiblesses, son pouvoir dramatique, exposant
les structures de séduction et les limites entre le normal et le pathologique. Vexhibition des
dysfonctions psychologiques, étudiées fondamentalement dans le genre féminin, captive un public
diversifié, ce que Yon peut constater dans le cadre prestigieux de la Salpetriere en tant que « musée
vivant » des hystériques, et dans le franc succes des mises en scene réguliéres de Charcot avee ses
atientes, Cette fascination ne surgit pas seulement comme un intérét scientifique, mais comme une
envie de contact indirect avec les structures de la cruauté de I¢tre. La pathologie soigneusement
étudiée par Charcot, Janet, Freud, Breuer parmi beaucoup (autres éminents médecins, représente
lairement une manifestation de réaction au controle social, de transgression aux codes établis et de
fugue aux structures de la conscience’. Dans les premieres représentations de Salome de Richard
Strauss, Vexposition d'un tel mélange de pouvoir séducteur, d'un corps loquace, qui se manifeste sans
restrictions, d'une attitude feminine qui ose s'affirmer, « symptémes » compris en tant qu‘hystérique:
éblouit et, en méme temps, effraye le public qui ne se sent pas I'aise, comme Fobserve un journaliste
new-yorkais: les femmes se détournent de la scene, les hommes se réfugient dans le foyer et fument’
On considere, ainsi, que Fhystérie n'est pas une pathologie individuelle, c’est une maladie sociale qui
expose, parfois violemment, une réaction aux limites et aux normes de la conduite de la femme. La
figure de Salomé est rendue plus autonome, volontaire, expressive, dans une ceuvre musico-
dramatique qui marque le modernisme, l'épisode de la danse se voyant souvent représenté comme
un véritable « grand acces hystérique’ » dans certaines mises en scene
Grace A ses caractéristiques translinguistiques, le drame lyrique sera un indicateur tres
puissant du bouleversement socioculturel qui lit la femme comme voie privilégiée d’expression de la
symbolique de Vinconscient. La trame opératique se consteuit en grande partie a travers le
questionnement de image féminine en tant qu'entité para-névrotique, conduisant a une lecture la
plus directe possible des stimuli, du Ca. Ce réseau psychopathologique, constitue la base naturelle de
* Martha Noet vans érit« En tant que manifestation de ce qui estinacceptable pour la conscience, Ihystériea toujours évo-
qué des reactions contraires de denégation dsolemet, de confinement et de conte (As manifestation of what is unae
exptable to consciousness, hysteria has consistently evoked counter reactions of denial, isolation, confinement and
control)» (M,N. EVANS, Flls ad starts — a genealogy of kysieria iu modern France, Ithaca, Landon, Cornell University
Press, 1991, p. 282),
"Critique parue dans le New Yark Times da 23 Janvier 1907 «[.] en dépit de cette confusion momeatanée, le decorum des
sexes ext finalement conserve. Les spectateuts et les spectutrices retrouvent des categories confortables, Les femmes
<étournent leur regard, es homes se rfagient dans le foyer qu leur est réservé et fument. Salome, qui ne correspond
aucune des deux classifications, est ctoutfe (| despite this momentary confusion, gendered decorum is finaly maintai-
ned. The men and women ofthe audience retreat vo comfortable categories, Wonnen turm assay: men retreat so manly eor-
ridors and smoke. Salome, who doesn fit either ciassifcation, i smothered)» (ia W. BASILANT,« Singing in tirek De
‘Gluck, Beir, Geonye Eliot in. E.BLACKMER,P]. SMITH (eds) Fir inaresti— Women, gender, subversion, opera, New
York, Columbia University Press, 1995, p20)
* Designation de Charcot. CES. FREUD, J. BREUER, Atues sur Uystérie, Pasi, PUB, 1996, p. 1
i
260Interculturalité, intertextualité : es livrets d opera
la composition du « psychodrame lyrique», comme Salome et Elektra de Richard Strauss, Le chateau
de Barbe-Bleue de Béla Bartok, Erwartung de Schoenberg ou, plus tard, Lvl Alban Berg,
Le discours de la fin du sidcle se féminise, comme observe Christine Buci-Glucksmann,
puisque les péles extrémes s‘effacent en fonction d'une préférence attribuée aux inflexions
intermédiaires et an goat par des strates diversifiées d’ambiguité. « La “féminisation” de la culture fin
de siecle — écrit Buci-Glucksmann — procéde a la fois du déclin de aura traditionnelle et de la
“deconstruction” des grandes antinomies philosophiques et épistemologiques issues de la
philosophie des Lumiéres ({éminin/masculin, réel/irréel, rationnel/irrationnel...) dans leur rapport
aux formes'.» Linconnu se cherche dans l'art par un « déréglement des sens », comme lobservait dé}
Rimbaud : « Le Poete se fait voyant par un long, immense et raisonné déreglement de tous les sens.
‘Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ...]. ineffable torture [...], ol il devient entre tous
le grand malade, le criminel, le grand maudit, ~ et le supréme Savant ! Car il arrive A Vinconnu’! »
La hiérarchie patriarcale, qui érige ses valeurs & faune de Vordre chrétien, et qui démontre
abord ses directives rationnelles au sein de fa cellule familiale, est défiée par emergence d'une
dimension difficilement maitrisable. C'est Breuer Iui-méme qui reconnait que sa patiente Anna 0.
était une femme remarquablement intelligente, et que ce qui Favait conduite vers un état de profonde
perturbation était, en grande partie, le devoir de se conformer aux regles sociales qui lui interdisaient
toute activité spirituelle. « Dans cette monotone existence familiale, la jeune fille, privée d'un travail
intellectuel approprié, voyait se décharger par des fantasmes continuels un exces inemployé d'activité
et d’énergie psychiques*», écrit Breuer, Cest la « réverie diurne » qui lui permettait de méditer et de
s'évader de ses contraintes vers un univers plus stimulant. Cet état, encore dans les limites de la
normalité, allait bientot devenir hallucinatoire et se compléter de toute une symptomatique
hhystérique. Ce sont ces mémes symptomes que présente la femme dZrwartung, en invoquant les
esprits dans son « théatre privé?»
Ce changement ne se manifeste pas seulement au niveau des contenus mais aussi dans celui
concernant les processus créatifs, Ia forme et la structure de leuvre musico-dramatique.
Linconscient travaille, se développe dans la création comme un outil précienx. Le recours & cette
dimension, camoufiée ou explicite, source d'appréhension et de charme, est le moteur des configu-
rations musico-théatrales qui voient le jour a laube du XX* sidele. Si Violetta meurt encore d'une
maladie physique, diagnostiquée par la société qui lentoure, Elektra s'évanouit dans une étrange
torpeur, vibration ultime de létre humain confronté a ses pulsions les plus dérangeantes. La jeune
Atride ne pouvait pas rester en vie, puisque la raison de son existence était Le matricide et sa
célébration dans le sang, symbole capital du drame, : était ainsi qu’elle prétendait rejoindre le Pere
‘mort et cependant omniprésent, Agamemnon. Le décés d'Elektra représente Iépuisement de lindividu
suite a la reconnaissance de la vigueur de son propre inconscient.
Un nouveau profil dannihilation féminine se dessine ainsi dans la premiére décennie du
XX*sigcle dans le drame lyrique : Salomé cherche sa propre mort, Elektra souffre d'un épuisement
psychosensoriel, Mélisande meurt parce quelle a donné naissance a un double qui peut finalement
* ¢ BUCLGLUCKSMANY, « Le comps-emme comme principe interprétatif de Fallégoric moderne», fa raison baroque —de
Bandetaire a Benjanin, Pass, Galle, 1984, p.204,
A. RIMBAUD, «Lettre Paul Demeny, mai 1871» in S. NAIR, « Rimbaud e voleur de feu », Courrier Unesco — Quiestecv gt
le moxierne 7 JuiteAott 1993, p.6870, (969.
CL S. FREUD, J BREUER, of ci, p. 30.
"Designation dna 0. sur ses eta allucinatires Cid. 15,
Sa net re
261Interculturalité, intertextualité : les livrets dopéra
étre dominé par la société masculine qui lentoure, La femme est convoquée par le psychodrame
musical afin dincarner ce mélange d'attraction et de peur que s‘approprie intelligentsia du début du
siecle : [Autre interne
2+ Lareprésentation du Ga
Mélisande incarne un moment charnigre de mise en évidence de la tragédie de Ia
représentation du personage : sa présence ambigué, assumée parla déconstruction d'une matérialité
sensorielle du corps, révéle langoisse de la cession du domaine absolu du Moi, La consistance
symbolique du sujet régit par des vecteurs rationnels se fragmente, et s’expose dans une poétique de
hesitation, soumise a une dramatisation générale de 'attente. On reformule la notion de
représentativité du Sujet.
Dominée par des symboles psychanalytiques, la rhétorique du drame lyrique qui concentre la
dissolution du personage au début du sidcle s‘établit dans quelques bindmes-clés, essences
interchangeables, bref:
création — réve
J femme —Linconscient, le Ga
le voile — le masque
Vhystérie — rAutre
Finstant —Pattente
Yombre — la lune
Erwartung propose une attitude scénique et musicale nouvelle, imbriquée dans une vérité
dramatique inattendue, celle de Fimmersion dans les perplexités de individu,
Cher lui [Schoenberg], l'aspect véritablement nouveau cest le changement
de passions feintes, mais on enregistre dans le médium de la musique des
mouvements de l'inconscient réels et non déguisés, des chocs, des traumas. Is
attaquent les tabous de la forme, qui soumettent de tels mouvements & leur censure,
les rationalisent et les transposent en images. [...] Les premieres oeuvres atonales
sont des “procés-verbaux”, au sens oi en psychanalyse on parlerait de proces-verbaux
de reves”.
Arnold Schoenberg ne se soumet pas aux regles instituées de la communication artistique, le
processus de conception de l'ceuvre ressemble au travail du réve, Vntuition et le stimulus inconscient
apparaissant comme le seul discours possible. Le compositeur s'adresse a Kandinsky ainsi : « C'est soi
méme que fon doit exprimer ! S'exprimer directement ! Non pas exprimer son goat, son éducation,
son intelligence, ce que on sait, ou ce que on sait faire, Aucune de ces qualités acquises ; mais les
qualités innées, instinctives". »
Le discours psychanalytique s'installe fermement dans le livret de Marie Pappenheim ainsi
que dans la structure musicale d'Arnold Schoenberg. Lanxiété du discours se renferme a l'intérieur
1: ADOKNO, Philosophie de fa nonelle musique, Paris, Gallimard, 1985, p. 50.
* A SCHOENBERG, « Lette & Kandinsky...» pf, p. 13
—~ RINI
ef CrInterculturalité, intertextualité : les livrets d'opéra
une femme perdue et perturbée. Des mémoires éparses et confuses forment le passé de cette femme
en blanc, la quéte de son mari étant son futur, Adorno écrit : « Les vestiges de cette révolution de
expression [...] sont des taches qui se fixent au méme titre en peinture qu’en musique, contre la
volonté del'auteur, comme autant de messagers du ¢a, troublant la surface sans pouvoir étre effacées
par des corrections ultéricures pas plus que les traces de sang dans le conte®. » Lanonymat de la
protagoniste contribue a linstauration d'une dimension d'absence de références, ou les limites de la
persona sont indéfinies, Vintérieur se mélangeant au monde extérieur, indétermination qui
S'approche de univers onirique’. Les territoires se confondent et, tel que observe Hans Heinz
Stuckenschmidt : « Le texte détourne Fattention du spectateur d'une quelconque action pour
aecentuer étude du psychisme de Punique personage”. »
Comment représenter sur scene un personnage qui n'est pas entier, un anti-sujet qui peut étre
une ombre prise dans une trame d'images subliminales d'une réalité entigrement psychique ?
Mélisande et la femme anonyme d’Erwartung sont, dans cette optique, particuligrement proches,
méme si elles proviennent d'univers esthétiques assez dissemblables. Elles sont des facies d'individus,
inachevés, des ombres, dans Vacception jungienne, voire des personages qui incarnent la
contrepartie de la vie consciente, les passions refoulées et les valeurs que la conscience rejette.
Pour représenter Ia femme d'Frwartung, il faut savoir administrer une atmosphere
simultanément nerveuse, passive, incomplete et centripete, il faut considérer la négation de
Vimpératif de rationalité. Le discours établit un parcours totalement intérieur qui se déroule comme
une séance de psychanalyse freudienne. Les didascalies sont tres précises en ce qui concerne la
description des états affectifs de 1a femme et de son comportement, ainsi que la définition de
environnement. Theodor Adorno affirme & propos de ce personnage : « Elle est livrée a la musique
comme une patiente 2 un traitement psychanalytique. On lui arrache Vaveu de sa haine, de son désir,
de sa jalousie et du pardon qu'elle accorde, et par surcroit, tout le symbolisme de Vinconscient, La
musique se rappelle son droit de consoler et de s‘opposer seulement au moment du délire de
Vhéroine®. » La continuité entre hallucination convulsive et le discours musical, crée une instance
« hystérique », oii le bindme corpsesprit est nettement exposé a des traumatismes violents, comme
Vobserve toujours Adorno : « Venregistrement sismogeaphique des choes traumatisants devient en
‘méme temps la loi technique de la forme musicale, qui interdit continuité et développement. Le
langage musical se polarise vers ses extrémes : et vers les gestes saccadés pour ainsi dire des
convulsions corporelles, et vers Fimmobilisation hagarde de celui que Vangoisse engourdit™
Intérieures et passives, les circonstances du milieu outrepassent le corps féminin, habitant
provisoirement un étre immatériel, fluide, aliéné,
les objets, les images, les souvenirs, parfois méme les circonstances, deviennent des
personnages, fragmentés, incomplets, partiels, présents comme des morceaux de peur. Schoenberg
Gcrit ; « Dans Erwartung, la plus grande difficulté est celle-ci : I est indispensable que Von voit
toujours la femme dans la forét, pour comprendre quelle a peur!!! ...] Cest pourquoi il faut que ce
soit une véritable forét et non pas simplement une forét “objective”, dont on peut avoir horreur, mais
dont on ne peut avoir peur". » Des ombres, des spectres, le cadavre, la deuxi¢me femme, des arbres,
"T ADORNO, op et, p50.
*GLP.G. RIBEIRO, Ledrame frique au debutdu XX’ siete —hystévie et mise en abime, Pacis, Ulkarmattan, 2002, p.
ILTL STUCKENSCIMIDT, Arnold Schoenberg, ia. Hans Hillenbrand, Pars, yard, 1998, p. 52.
"T, ADORNO, op. ct, 53.
thidem
"A SCHOENBERG, «Lerea nse Legal, Oper aun Plat der Republik in Correspondance I9HHI95L, Pars, Lats, 1983, p. 138,
— pec a eeInterculturalité, intertextualité : les livrets dopéra
des rameaux, et surtout la lune — immatériels et éphémeres, pénétrent l'état d’attente de la
protagoniste.
La femme n'est pas isolée dans cet environnement forestier, elle interagit avec les images de son
esprit qui sont des cémultiplications de soi-méme, le drame se déroulant entre des densités éthérées. On
pourrait admetire, suivant la pensée de Jung, qui sagit des éléments du psychisme inconscient, des
archétypes inhérents a la structure mentale, La nouvelle dramatis persona n’est pas définie en fonction de
ses actions, comme Fétait le personnage romantique, son profil étant précisé par un psychisme
spécifiquement énergique (qui peut s'extérioriser par une robuste inactivité), ou par des traits de
présence qui peuvent ne passe concentrer dans un profil humain. Elle peut étre un objet, un fragment, un
esprit, un fantasme voir un « archétype ». « Amour, mon amour, aide-moi.. (Liebster, mein Liebster, hilf
‘ir... », la femme invoque la protection de la figure de la Raison et de la sécurité qui est matérialisée
dans Ia construction de T'idéal d'un époux dévoué. Il faut Faider 2 dominer les effrayantes images
fantasmatiques qui la tourmentent, et qui sont pourtant convoitées par son propre inconscient, Les idées
de poursuite, dattente, de solitude, s‘entrecroisent dans une introspection angoissante
Lincommunicabilité caractérise la liaison entre la femme et les autres substances personnages, car celles
cine réagissent jamais, elles ne sont que des présences absentes, On doit remarquer qu'il ne s'agit pas Ii
d'un monde illusoire, dune dimension chimérique, mais d'une réalité psychique, produite par 1a
protagoniste et qui se déroule dans la consistance temporelle des réves, voire dans un espace-temps
‘modifié. Dailleurs, & propos de son ceuvre, Schoenberg affirme: «...] toute la pice peut se comprendre
comme un cauchemar" », Cest la vérité de la jeune femme 2 la robe blanche.
Le personnage se démultipli en fragments et interagit avec soimméme dans un jeu complexe
de forces internes. La dimension profonde sallonge vers espace dans une projection dynamique
Quelque chose de noir danse la-bas... cent mains...
Ne sois pas idiot ... c'est Fombre...
Oh! comme ton ombre s‘abat sur les mars blancs.
(Dort tanzt etwas Schwarzes... hundert Hande.
Sei nicht dumm... es ist der Schatten...
Oh! wie dein Schatten auf die wei8en Wande fillt..)
La lune, en tant que lumiére indirecte, est choisie pour gérer toutes les nuances d'illumina-
tion et d’obscurité de rceuvre, permettant, a travers la dissimulation des objets réels, le dévoilement
des fantasmes. Lascendance lunaire opprime 'espace-temps comme un filtre déformateur®
Le clair de lune... non, 1... tte téte affreuse... Ce spectre...
Sil disparaissait.. comme celui de la forét... Lombre d'un arbre, un rameau
absurde,,
La lune est trompeuse... parce quelle est anémiée, elle peint du sang rouge...
Mais il se dissoudra directement... Ne regarder pas... Ny faites pas attention..
Il disparaitra, sirement... comme celui dans la fret.
(Das Mondlicht... nein dort. Da ist der schreckliche Kopf... das Gespenst...
* Frevariung, see I
A. SCHIOENBERG, « Letire& rust Legal. 0p P13.
* Frwartung, scene I.
* Cf. P.G, RIBEIRO, op. cit, p. 313 et suivants,Interculturalité, intertextualité : les livrets dopéra
‘Wenn es nur endlich verschwiinde... wie das im Wald... Ein Baumschatten, cin
lacherlicher Zweig... der Mond ist tickisch... weil er blutleer ist, malt er rotes Blut.
Aber es wird gleich zerflieSen... Nicht hinsehen... Nicht drauf achten.
Ts zergeht sicher... wie das im Wald)"
La spontanéité d'Erwartung permet lexposition libre d'un imaginaire qui s‘organise comme le
réve. Les phrases sont entrecoupées par des silences, des hésitations, des pauses. Les fragments se
suceédent de fagon inattendue et délivrent des symboles de manque responsables du développement du
drame. Le déséquilibre trouve son apothéose au moment out la femme découvre le cadavre de son mari,
dans la derniére scene de laeuvre, qui occupe plus de trois quarts de sa totalité: «ne l'atelle pas elle-
meme assassiné ? » se demande Charles Rosen’. Flle déconstruit le corps de son mari avec le regard,
fragments corporels qui exposent encore une fois le probleme de la representation du sujet total :
lade la peau... yeux... cheveux.
Ses yeux... ila sa bouche.
(Bs hat Haut... Augen... Haare.
Seine Augen... es hat seinen Mund...)
3+ La femme, allégorie de Paltérité, et le temps
Lidée de mettre en scene la femme sans nom est celle dincarner [altérité radicale sur un
espace-temps instantané ou impossible. Cette minute interne que fon voit se dérouler en face de nous
comme une projection différée de simultanéités. Bachelard écrit que « le temps est une réalité
resserrée sur instant et suspendue entre deux néants® ». Dépourvue de dimension, cette demicheure
déroule précisément un ensemble d'images éphémeres, qui proviennent du néaat, qui s'achevent
dans le néant. La femme d'Erwartung est toujours entourée de symboles de naissance, de mort,
Winfini, elle devient la figure volontaire de la véhémence de 'instant. Dans son monodrame en
quatre scenes Schoenberg propose la perception instinctive d'un niveau dramatique complexe,
indéterminé au niveau temporel, représentation condensée d'un flux intuitif dans un moment
paradoxal”. « Dans Erwartung — écrit Schoenberg ~, le but est de représenter au ralenti tout ce qui se
passe en une seule seconde d'excitation spirituelle maximale, en lallongeant a une demie-heure
[..J*. » Un moment qui comprime des zones expressives, des plans pulsionnels dans une circularité
irtémédiable. Il sagit du paradoxe d'une synchronie durable, Le temps du drame s'approche du
«temps de Finconscient » et, selon Freud, « les processus du systéme inconscient sont atemporels, cest
2 dire ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifies par le temps quis'écoule, 1ront
absolument aucune relation au temps® »
Abandonnée dans un endroit inconnu, cette femme est la notion méme de lego perdu apres
tun temps d'héroismes, aussi facile a mettre en scene qu'une respiration, aussi complexe a cerner que
la folie du cham.
Frarartung, scene
2 ¢, ROSEN. Sahoeborg, rad P- Will, Pars, tons de Mint 1979, p45.
Frwcartung, scene
~ G.BNCIIBLARD, Lintution densa, Paris, tock, 1992, p13.
“CEP. G. RIBEIRO, op cp.
+ In raat ~ rt Schoener, the amis to represen in slow motion everything that occurs during. single second
of mama pial exctemen, stretching out half an hour .]» (4. SCHOENBERG, hl and idea, Loadon, Boston,
Taber and Faber, 184, p, 105).
*S. FREUD, Metopaychoogie, Pais Galas, 1968.7
ee
265Anterculturalité, intertextualit
les livrets d opéra
Chanter peut étre concu comme un ici que réside une partie de la postique
transgressive de Fopéra. Et, comme le remarque Susan MeGlary, « les connections entre la folie, les
fermes et la musique ne sont ni hors propos ni triviales[...}”»,affirmant que les moments excessits
des prime donne, convenablement folles — tel que Lucia ~, sont leur vraie raison d'étre, La vocalité
troublée de Ia femme en détresse de Schoenberg est la plus sensible hystéricisation du discours
musical. Parfois, a présence de la femme devient incommode dans le contexte proposé par Lopéra, tel
que Ion observe dans le cas de Mélisande, une étrangere dans un royaume qui ne 'accepte pas, et qui
se trouve des stratégies d’évasion trés particulieres.
La courte chanson que celle-ci a Voccasion de présenter a la fenétre du chateau, se
approche beaucoup des ballades d'Ophélie de Shakespeare en tant qwexpressions chargées de
contenu et trop lourdes de féminité, au point de préciser exces et la déraison. Mélisande est
excessive dans son profil d'absence, dans son inconstance, elle déploie le probleme d’ « étre-
femme », qui est tellement discuté par Sigmund Freud dans les années ott on voit débuter Pelléas
et Mélisande. Parce que Ia musique a toujours été lige 4 une certaine anxiété, quand elle surgit
comme miroir ou représentation interne, cela peut distinguer un moment particulier de névrose.
La ballade de Mélisande correspond a une introspection lyrique qui est en réalité un moment de
dépassement du monde rationnel,
On a envie de soigner cette femme qui attend. Elle réfléchit spécifiquement les conditions
socioculturelles de fépoque. Comme le remarque Paul-Laurent Assoun, « il fallait que la femme
apparaisse comme une figure de la Kultur. Mais 1a encore, Cest comme symptome qu'elle fonctionne
comme symptome du préjudice que la “morale sexuelle civilisée” porte précisément au desir
individuel® ». Entre désir et transgression, les faces de Vhystérie, voire de la folie, émergent
impétueuses. Et pour ce qui est de la folie, citons le psychiatre Edouard Zarifian : « le meilleur moyen
de Tempécher de pousser chez soi est de la cultiver chez les autres" ».
4» Attente et inaction
Dans le psychodrame lyrique, le sujet reste de plus en plus inactif, il se sent incapable,
il attend, Vattente qui entoure la figure de Mélisande et ensuite la protagoniste d'Erwartung est
celle qui caractérise le profil de Ia femme qui vient d'un état de minéralisation a une condition
hystérie passive. Minéral, tel est le cas de la pureté fictive des préraphaélites ou de Vesthétique
de Tantibiologisme de Baudelaire, passant ensuite par une condition d’hyperbolisation de la
feminité, et & son association 2 la déchéance et au fantasme de perte d'une image idéale — la
femme fatale — et arrivant, finalement, 4 un état d'hystérie évanescente qui se para
extérieurement en raison de labsence de motivation. Zrwartung est doté d'un espace-temps en
attente permanente parce qu'il joue avec le désir et linsaisissable, L'espace de Virreprésentable
est un espace d'attente, il ne peut pas influencer les personnages-ombres et ne peut non plus les
empécher d'étre,
«The links among madness, women and music are neither irrelevant nor trivil |. =(8.MeCL.ARY, «acess and ame sthe
‘musical representation of maibwomen.», Feminine endings —_music gender, and sexwality, Mnnesot, Oxo, Univesity
of Minnesota Press, 1991p. 81),
“Pel, ASSOUN, Prenat la fenrme, Paris, Payot, 1995, p. IS.
- ZARIFLAN, Les jardiniors dela foie Pais, Odile Jacob, 1998.Interculturalite, intertextualité : les livrets d opera
Le geste s‘élabore a partir d'une absence, lattente se mobilise dans une situation de
perpéwelle création de tension, Le desir de Phystérique est insatisfait dans cette circonstance
atemporelle, ot le silence devient musique. Et, « Combien menacant est le silence... » « Wie drohend
die Stille ist... »)*
Paula GOMES RIBEIRO
Castituto Superior de Estudos Interculturais
e Transdisciplinares, l. Piaget
et CESEM, Universidade Nova de Lisbonne)
* Bruartung, scene