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Coordonné par Walter Zidaric Interculturalité, intertextualite: les livrets d’opéra THEATRE ne LOPCRA et lnterculturalité Interculturalité, intertextualité : les livrets dof LE ‘PSYCHODRAME LYRIQUE’ — LA FEMME, UHYSTERIE ET LA PULSION DE MORT EN TANT QUE TENSIONS CREATRICES DANS LE CARREFOUR DES ARTS AU DEBUT DU XX° SIECLE : INCURSION DANS ERWARTUNG DE SCHOENBERG ue faisje ici, toute seule 2... Dans cette vie infinie... dans ce réve sans limites et sans couleurs... puisque le seuil de mon existence était la ou tu Gtais... et toutes les couleurs étaient créées par tes yeux... La lumitre viendra pour tous... et moi, seule dans ma nuit’ 2... 1 + Artet hystérie —un « théatre privé » [...] Part appartient & linconscient'! Arnold Schoenberg La conjoncture socioculturelle du début du vingtigme siecle est caractérisée par 'émergence de nouvelles propositions artistiques qui siinsurgent contre les dispositions autocratiques de 1a raison, Lessor de la psychanalyse entraine des réflexions persistantes sur les limites du Moi, dévoilant, par consequent, les possibilités créatrices infinies de inconscient. Limpact social produit par ces théorisations engendre une anxiété inventive qui fait éclater les structures conventionnelles, libérant « dangereusement » lexpression d'une nécessité ancestrale pulsionnelle de Vindividu : le contact avec ses propres Gnigmes. Linconscient émerge dans 'Art avec une puissance extréme, contestant des stéréotypes, altérité dotée d’une force difficilement controtable, Le déclin de la grande narrative de la « figure totale » correspond 2 la mise en question aussi violente qu’ambigué du logocentrisme. Au moment od les modeles de représentation de la figure "Was soll ie allen hier tun 2. In diesem endiosen Leben... in diesem Traum ofine Grenzen und Farben... denn encine Grenze war der Ort, an dem du wart. und alle Farben der Welt brachen aus deinen Augen...Das Light wie fale kom ‘men. aber ich allen in meiner Nach.» A. SCHOENBERG, M, PAPPENITEIM, Fraurtnng scene 1V) ‘A. SCHOENBERG, «Lette A Kandinsky, Vienne 24.1191», in Conérechamps, a° 2, Schoenberg Kandinsky dance, cerits, Lausanne, UAge domme, avril 1984, p. 13, A 259 correspon Interculturalité, intertextualité : les livrets d opera humaine sont en train d’étre révisés dans les arts visuels comme dans le théatre et dans la vie, le drame musical entreprend une fragmentation ou dilution de la persona en grande partie par la répression des formules fermées et des impératifs d'un discours organisé fondamentalement autour des propos de cohérence rationnelle, se découvrant des nouvelles solutions dramaturgiques. Ains quand le théatre se fascine pour linconsistance de Fétre, introduisant un personnage en crise, destitué de son controle permanent et total du langage, quand expression picturale se dirige vers des idéaux esthétiques qui ne veulent plus reproduire la nature et la réalité telles qu‘elles se présentent aux nerfs oculaires, quand lindividu sinterroge sur son intériorité, Vhystérie (comme question- nement créatif) envahit les structures du drame lyrique, et on sent la pulsation d'un nouvel age mental, La perturbation hystérique anime un des axes principaux de la réflexion sur l'étre humain en tant que bindme conscient-inconscient, sur les limites de la communication et sur la convenance des regles de sociabilité, dimensionnant toute la théatralité qui leur est inhérente. Pour la modernité, cette névrose révele les inconsistances de Findividu, ses faiblesses, son pouvoir dramatique, exposant les structures de séduction et les limites entre le normal et le pathologique. Vexhibition des dysfonctions psychologiques, étudiées fondamentalement dans le genre féminin, captive un public diversifié, ce que Yon peut constater dans le cadre prestigieux de la Salpetriere en tant que « musée vivant » des hystériques, et dans le franc succes des mises en scene réguliéres de Charcot avee ses atientes, Cette fascination ne surgit pas seulement comme un intérét scientifique, mais comme une envie de contact indirect avec les structures de la cruauté de I¢tre. La pathologie soigneusement étudiée par Charcot, Janet, Freud, Breuer parmi beaucoup (autres éminents médecins, représente lairement une manifestation de réaction au controle social, de transgression aux codes établis et de fugue aux structures de la conscience’. Dans les premieres représentations de Salome de Richard Strauss, Vexposition d'un tel mélange de pouvoir séducteur, d'un corps loquace, qui se manifeste sans restrictions, d'une attitude feminine qui ose s'affirmer, « symptémes » compris en tant qu‘hystérique: éblouit et, en méme temps, effraye le public qui ne se sent pas I'aise, comme Fobserve un journaliste new-yorkais: les femmes se détournent de la scene, les hommes se réfugient dans le foyer et fument’ On considere, ainsi, que Fhystérie n'est pas une pathologie individuelle, c’est une maladie sociale qui expose, parfois violemment, une réaction aux limites et aux normes de la conduite de la femme. La figure de Salomé est rendue plus autonome, volontaire, expressive, dans une ceuvre musico- dramatique qui marque le modernisme, l'épisode de la danse se voyant souvent représenté comme un véritable « grand acces hystérique’ » dans certaines mises en scene Grace A ses caractéristiques translinguistiques, le drame lyrique sera un indicateur tres puissant du bouleversement socioculturel qui lit la femme comme voie privilégiée d’expression de la symbolique de Vinconscient. La trame opératique se consteuit en grande partie a travers le questionnement de image féminine en tant qu'entité para-névrotique, conduisant a une lecture la plus directe possible des stimuli, du Ca. Ce réseau psychopathologique, constitue la base naturelle de * Martha Noet vans érit« En tant que manifestation de ce qui estinacceptable pour la conscience, Ihystériea toujours évo- qué des reactions contraires de denégation dsolemet, de confinement et de conte (As manifestation of what is unae exptable to consciousness, hysteria has consistently evoked counter reactions of denial, isolation, confinement and control)» (M,N. EVANS, Flls ad starts — a genealogy of kysieria iu modern France, Ithaca, Landon, Cornell University Press, 1991, p. 282), "Critique parue dans le New Yark Times da 23 Janvier 1907 «[.] en dépit de cette confusion momeatanée, le decorum des sexes ext finalement conserve. Les spectateuts et les spectutrices retrouvent des categories confortables, Les femmes <étournent leur regard, es homes se rfagient dans le foyer qu leur est réservé et fument. Salome, qui ne correspond aucune des deux classifications, est ctoutfe (| despite this momentary confusion, gendered decorum is finaly maintai- ned. The men and women ofthe audience retreat vo comfortable categories, Wonnen turm assay: men retreat so manly eor- ridors and smoke. Salome, who doesn fit either ciassifcation, i smothered)» (ia W. BASILANT,« Singing in tirek De ‘Gluck, Beir, Geonye Eliot in. E.BLACKMER,P]. SMITH (eds) Fir inaresti— Women, gender, subversion, opera, New York, Columbia University Press, 1995, p20) * Designation de Charcot. CES. FREUD, J. BREUER, Atues sur Uystérie, Pasi, PUB, 1996, p. 1 i 260 Interculturalité, intertextualité : es livrets d opera la composition du « psychodrame lyrique», comme Salome et Elektra de Richard Strauss, Le chateau de Barbe-Bleue de Béla Bartok, Erwartung de Schoenberg ou, plus tard, Lvl Alban Berg, Le discours de la fin du sidcle se féminise, comme observe Christine Buci-Glucksmann, puisque les péles extrémes s‘effacent en fonction d'une préférence attribuée aux inflexions intermédiaires et an goat par des strates diversifiées d’ambiguité. « La “féminisation” de la culture fin de siecle — écrit Buci-Glucksmann — procéde a la fois du déclin de aura traditionnelle et de la “deconstruction” des grandes antinomies philosophiques et épistemologiques issues de la philosophie des Lumiéres ({éminin/masculin, réel/irréel, rationnel/irrationnel...) dans leur rapport aux formes'.» Linconnu se cherche dans l'art par un « déréglement des sens », comme lobservait dé} Rimbaud : « Le Poete se fait voyant par un long, immense et raisonné déreglement de tous les sens. ‘Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ...]. ineffable torture [...], ol il devient entre tous le grand malade, le criminel, le grand maudit, ~ et le supréme Savant ! Car il arrive A Vinconnu’! » La hiérarchie patriarcale, qui érige ses valeurs & faune de Vordre chrétien, et qui démontre abord ses directives rationnelles au sein de fa cellule familiale, est défiée par emergence d'une dimension difficilement maitrisable. C'est Breuer Iui-méme qui reconnait que sa patiente Anna 0. était une femme remarquablement intelligente, et que ce qui Favait conduite vers un état de profonde perturbation était, en grande partie, le devoir de se conformer aux regles sociales qui lui interdisaient toute activité spirituelle. « Dans cette monotone existence familiale, la jeune fille, privée d'un travail intellectuel approprié, voyait se décharger par des fantasmes continuels un exces inemployé d'activité et d’énergie psychiques*», écrit Breuer, Cest la « réverie diurne » qui lui permettait de méditer et de s'évader de ses contraintes vers un univers plus stimulant. Cet état, encore dans les limites de la normalité, allait bientot devenir hallucinatoire et se compléter de toute une symptomatique hhystérique. Ce sont ces mémes symptomes que présente la femme dZrwartung, en invoquant les esprits dans son « théatre privé?» Ce changement ne se manifeste pas seulement au niveau des contenus mais aussi dans celui concernant les processus créatifs, Ia forme et la structure de leuvre musico-dramatique. Linconscient travaille, se développe dans la création comme un outil précienx. Le recours & cette dimension, camoufiée ou explicite, source d'appréhension et de charme, est le moteur des configu- rations musico-théatrales qui voient le jour a laube du XX* sidele. Si Violetta meurt encore d'une maladie physique, diagnostiquée par la société qui lentoure, Elektra s'évanouit dans une étrange torpeur, vibration ultime de létre humain confronté a ses pulsions les plus dérangeantes. La jeune Atride ne pouvait pas rester en vie, puisque la raison de son existence était Le matricide et sa célébration dans le sang, symbole capital du drame, : était ainsi qu’elle prétendait rejoindre le Pere ‘mort et cependant omniprésent, Agamemnon. Le décés d'Elektra représente Iépuisement de lindividu suite a la reconnaissance de la vigueur de son propre inconscient. Un nouveau profil dannihilation féminine se dessine ainsi dans la premiére décennie du XX*sigcle dans le drame lyrique : Salomé cherche sa propre mort, Elektra souffre d'un épuisement psychosensoriel, Mélisande meurt parce quelle a donné naissance a un double qui peut finalement * ¢ BUCLGLUCKSMANY, « Le comps-emme comme principe interprétatif de Fallégoric moderne», fa raison baroque —de Bandetaire a Benjanin, Pass, Galle, 1984, p.204, A. RIMBAUD, «Lettre Paul Demeny, mai 1871» in S. NAIR, « Rimbaud e voleur de feu », Courrier Unesco — Quiestecv gt le moxierne 7 JuiteAott 1993, p.6870, (969. CL S. FREUD, J BREUER, of ci, p. 30. "Designation dna 0. sur ses eta allucinatires Cid. 15, Sa net re 261 Interculturalité, intertextualité : les livrets dopéra étre dominé par la société masculine qui lentoure, La femme est convoquée par le psychodrame musical afin dincarner ce mélange d'attraction et de peur que s‘approprie intelligentsia du début du siecle : [Autre interne 2+ Lareprésentation du Ga Mélisande incarne un moment charnigre de mise en évidence de la tragédie de Ia représentation du personage : sa présence ambigué, assumée parla déconstruction d'une matérialité sensorielle du corps, révéle langoisse de la cession du domaine absolu du Moi, La consistance symbolique du sujet régit par des vecteurs rationnels se fragmente, et s’expose dans une poétique de hesitation, soumise a une dramatisation générale de 'attente. On reformule la notion de représentativité du Sujet. Dominée par des symboles psychanalytiques, la rhétorique du drame lyrique qui concentre la dissolution du personage au début du sidcle s‘établit dans quelques bindmes-clés, essences interchangeables, bref: création — réve J femme —Linconscient, le Ga le voile — le masque Vhystérie — rAutre Finstant —Pattente Yombre — la lune Erwartung propose une attitude scénique et musicale nouvelle, imbriquée dans une vérité dramatique inattendue, celle de Fimmersion dans les perplexités de individu, Cher lui [Schoenberg], l'aspect véritablement nouveau cest le changement de passions feintes, mais on enregistre dans le médium de la musique des mouvements de l'inconscient réels et non déguisés, des chocs, des traumas. Is attaquent les tabous de la forme, qui soumettent de tels mouvements & leur censure, les rationalisent et les transposent en images. [...] Les premieres oeuvres atonales sont des “procés-verbaux”, au sens oi en psychanalyse on parlerait de proces-verbaux de reves”. Arnold Schoenberg ne se soumet pas aux regles instituées de la communication artistique, le processus de conception de l'ceuvre ressemble au travail du réve, Vntuition et le stimulus inconscient apparaissant comme le seul discours possible. Le compositeur s'adresse a Kandinsky ainsi : « C'est soi méme que fon doit exprimer ! S'exprimer directement ! Non pas exprimer son goat, son éducation, son intelligence, ce que on sait, ou ce que on sait faire, Aucune de ces qualités acquises ; mais les qualités innées, instinctives". » Le discours psychanalytique s'installe fermement dans le livret de Marie Pappenheim ainsi que dans la structure musicale d'Arnold Schoenberg. Lanxiété du discours se renferme a l'intérieur 1: ADOKNO, Philosophie de fa nonelle musique, Paris, Gallimard, 1985, p. 50. * A SCHOENBERG, « Lette & Kandinsky...» pf, p. 13 —~ RINI ef Cr Interculturalité, intertextualité : les livrets d'opéra une femme perdue et perturbée. Des mémoires éparses et confuses forment le passé de cette femme en blanc, la quéte de son mari étant son futur, Adorno écrit : « Les vestiges de cette révolution de expression [...] sont des taches qui se fixent au méme titre en peinture qu’en musique, contre la volonté del'auteur, comme autant de messagers du ¢a, troublant la surface sans pouvoir étre effacées par des corrections ultéricures pas plus que les traces de sang dans le conte®. » Lanonymat de la protagoniste contribue a linstauration d'une dimension d'absence de références, ou les limites de la persona sont indéfinies, Vintérieur se mélangeant au monde extérieur, indétermination qui S'approche de univers onirique’. Les territoires se confondent et, tel que observe Hans Heinz Stuckenschmidt : « Le texte détourne Fattention du spectateur d'une quelconque action pour aecentuer étude du psychisme de Punique personage”. » Comment représenter sur scene un personnage qui n'est pas entier, un anti-sujet qui peut étre une ombre prise dans une trame d'images subliminales d'une réalité entigrement psychique ? Mélisande et la femme anonyme d’Erwartung sont, dans cette optique, particuligrement proches, méme si elles proviennent d'univers esthétiques assez dissemblables. Elles sont des facies d'individus, inachevés, des ombres, dans Vacception jungienne, voire des personages qui incarnent la contrepartie de la vie consciente, les passions refoulées et les valeurs que la conscience rejette. Pour représenter Ia femme d'Frwartung, il faut savoir administrer une atmosphere simultanément nerveuse, passive, incomplete et centripete, il faut considérer la négation de Vimpératif de rationalité. Le discours établit un parcours totalement intérieur qui se déroule comme une séance de psychanalyse freudienne. Les didascalies sont tres précises en ce qui concerne la description des états affectifs de 1a femme et de son comportement, ainsi que la définition de environnement. Theodor Adorno affirme & propos de ce personnage : « Elle est livrée a la musique comme une patiente 2 un traitement psychanalytique. On lui arrache Vaveu de sa haine, de son désir, de sa jalousie et du pardon qu'elle accorde, et par surcroit, tout le symbolisme de Vinconscient, La musique se rappelle son droit de consoler et de s‘opposer seulement au moment du délire de Vhéroine®. » La continuité entre hallucination convulsive et le discours musical, crée une instance « hystérique », oii le bindme corpsesprit est nettement exposé a des traumatismes violents, comme Vobserve toujours Adorno : « Venregistrement sismogeaphique des choes traumatisants devient en ‘méme temps la loi technique de la forme musicale, qui interdit continuité et développement. Le langage musical se polarise vers ses extrémes : et vers les gestes saccadés pour ainsi dire des convulsions corporelles, et vers Fimmobilisation hagarde de celui que Vangoisse engourdit™ Intérieures et passives, les circonstances du milieu outrepassent le corps féminin, habitant provisoirement un étre immatériel, fluide, aliéné, les objets, les images, les souvenirs, parfois méme les circonstances, deviennent des personnages, fragmentés, incomplets, partiels, présents comme des morceaux de peur. Schoenberg Gcrit ; « Dans Erwartung, la plus grande difficulté est celle-ci : I est indispensable que Von voit toujours la femme dans la forét, pour comprendre quelle a peur!!! ...] Cest pourquoi il faut que ce soit une véritable forét et non pas simplement une forét “objective”, dont on peut avoir horreur, mais dont on ne peut avoir peur". » Des ombres, des spectres, le cadavre, la deuxi¢me femme, des arbres, "T ADORNO, op et, p50. *GLP.G. RIBEIRO, Ledrame frique au debutdu XX’ siete —hystévie et mise en abime, Pacis, Ulkarmattan, 2002, p. ILTL STUCKENSCIMIDT, Arnold Schoenberg, ia. Hans Hillenbrand, Pars, yard, 1998, p. 52. "T, ADORNO, op. ct, 53. thidem "A SCHOENBERG, «Lerea nse Legal, Oper aun Plat der Republik in Correspondance I9HHI95L, Pars, Lats, 1983, p. 138, — pec a ee Interculturalité, intertextualité : les livrets dopéra des rameaux, et surtout la lune — immatériels et éphémeres, pénétrent l'état d’attente de la protagoniste. La femme n'est pas isolée dans cet environnement forestier, elle interagit avec les images de son esprit qui sont des cémultiplications de soi-méme, le drame se déroulant entre des densités éthérées. On pourrait admetire, suivant la pensée de Jung, qui sagit des éléments du psychisme inconscient, des archétypes inhérents a la structure mentale, La nouvelle dramatis persona n’est pas définie en fonction de ses actions, comme Fétait le personnage romantique, son profil étant précisé par un psychisme spécifiquement énergique (qui peut s'extérioriser par une robuste inactivité), ou par des traits de présence qui peuvent ne passe concentrer dans un profil humain. Elle peut étre un objet, un fragment, un esprit, un fantasme voir un « archétype ». « Amour, mon amour, aide-moi.. (Liebster, mein Liebster, hilf ‘ir... », la femme invoque la protection de la figure de la Raison et de la sécurité qui est matérialisée dans Ia construction de T'idéal d'un époux dévoué. Il faut Faider 2 dominer les effrayantes images fantasmatiques qui la tourmentent, et qui sont pourtant convoitées par son propre inconscient, Les idées de poursuite, dattente, de solitude, s‘entrecroisent dans une introspection angoissante Lincommunicabilité caractérise la liaison entre la femme et les autres substances personnages, car celles cine réagissent jamais, elles ne sont que des présences absentes, On doit remarquer qu'il ne s'agit pas Ii d'un monde illusoire, dune dimension chimérique, mais d'une réalité psychique, produite par 1a protagoniste et qui se déroule dans la consistance temporelle des réves, voire dans un espace-temps ‘modifié. Dailleurs, & propos de son ceuvre, Schoenberg affirme: «...] toute la pice peut se comprendre comme un cauchemar" », Cest la vérité de la jeune femme 2 la robe blanche. Le personnage se démultipli en fragments et interagit avec soimméme dans un jeu complexe de forces internes. La dimension profonde sallonge vers espace dans une projection dynamique Quelque chose de noir danse la-bas... cent mains... Ne sois pas idiot ... c'est Fombre... Oh! comme ton ombre s‘abat sur les mars blancs. (Dort tanzt etwas Schwarzes... hundert Hande. Sei nicht dumm... es ist der Schatten... Oh! wie dein Schatten auf die wei8en Wande fillt..) La lune, en tant que lumiére indirecte, est choisie pour gérer toutes les nuances d'illumina- tion et d’obscurité de rceuvre, permettant, a travers la dissimulation des objets réels, le dévoilement des fantasmes. Lascendance lunaire opprime 'espace-temps comme un filtre déformateur® Le clair de lune... non, 1... tte téte affreuse... Ce spectre... Sil disparaissait.. comme celui de la forét... Lombre d'un arbre, un rameau absurde,, La lune est trompeuse... parce quelle est anémiée, elle peint du sang rouge... Mais il se dissoudra directement... Ne regarder pas... Ny faites pas attention.. Il disparaitra, sirement... comme celui dans la fret. (Das Mondlicht... nein dort. Da ist der schreckliche Kopf... das Gespenst... * Frevariung, see I A. SCHIOENBERG, « Letire& rust Legal. 0p P13. * Frwartung, scene I. * Cf. P.G, RIBEIRO, op. cit, p. 313 et suivants, Interculturalité, intertextualité : les livrets dopéra ‘Wenn es nur endlich verschwiinde... wie das im Wald... Ein Baumschatten, cin lacherlicher Zweig... der Mond ist tickisch... weil er blutleer ist, malt er rotes Blut. Aber es wird gleich zerflieSen... Nicht hinsehen... Nicht drauf achten. Ts zergeht sicher... wie das im Wald)" La spontanéité d'Erwartung permet lexposition libre d'un imaginaire qui s‘organise comme le réve. Les phrases sont entrecoupées par des silences, des hésitations, des pauses. Les fragments se suceédent de fagon inattendue et délivrent des symboles de manque responsables du développement du drame. Le déséquilibre trouve son apothéose au moment out la femme découvre le cadavre de son mari, dans la derniére scene de laeuvre, qui occupe plus de trois quarts de sa totalité: «ne l'atelle pas elle- meme assassiné ? » se demande Charles Rosen’. Flle déconstruit le corps de son mari avec le regard, fragments corporels qui exposent encore une fois le probleme de la representation du sujet total : lade la peau... yeux... cheveux. Ses yeux... ila sa bouche. (Bs hat Haut... Augen... Haare. Seine Augen... es hat seinen Mund...) 3+ La femme, allégorie de Paltérité, et le temps Lidée de mettre en scene la femme sans nom est celle dincarner [altérité radicale sur un espace-temps instantané ou impossible. Cette minute interne que fon voit se dérouler en face de nous comme une projection différée de simultanéités. Bachelard écrit que « le temps est une réalité resserrée sur instant et suspendue entre deux néants® ». Dépourvue de dimension, cette demicheure déroule précisément un ensemble d'images éphémeres, qui proviennent du néaat, qui s'achevent dans le néant. La femme d'Erwartung est toujours entourée de symboles de naissance, de mort, Winfini, elle devient la figure volontaire de la véhémence de 'instant. Dans son monodrame en quatre scenes Schoenberg propose la perception instinctive d'un niveau dramatique complexe, indéterminé au niveau temporel, représentation condensée d'un flux intuitif dans un moment paradoxal”. « Dans Erwartung — écrit Schoenberg ~, le but est de représenter au ralenti tout ce qui se passe en une seule seconde d'excitation spirituelle maximale, en lallongeant a une demie-heure [..J*. » Un moment qui comprime des zones expressives, des plans pulsionnels dans une circularité irtémédiable. Il sagit du paradoxe d'une synchronie durable, Le temps du drame s'approche du «temps de Finconscient » et, selon Freud, « les processus du systéme inconscient sont atemporels, cest 2 dire ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifies par le temps quis'écoule, 1ront absolument aucune relation au temps® » Abandonnée dans un endroit inconnu, cette femme est la notion méme de lego perdu apres tun temps d'héroismes, aussi facile a mettre en scene qu'une respiration, aussi complexe a cerner que la folie du cham. Frarartung, scene 2 ¢, ROSEN. Sahoeborg, rad P- Will, Pars, tons de Mint 1979, p45. Frwcartung, scene ~ G.BNCIIBLARD, Lintution densa, Paris, tock, 1992, p13. “CEP. G. RIBEIRO, op cp. + In raat ~ rt Schoener, the amis to represen in slow motion everything that occurs during. single second of mama pial exctemen, stretching out half an hour .]» (4. SCHOENBERG, hl and idea, Loadon, Boston, Taber and Faber, 184, p, 105). *S. FREUD, Metopaychoogie, Pais Galas, 1968.7 ee 265 Anterculturalité, intertextualit les livrets d opéra Chanter peut étre concu comme un ici que réside une partie de la postique transgressive de Fopéra. Et, comme le remarque Susan MeGlary, « les connections entre la folie, les fermes et la musique ne sont ni hors propos ni triviales[...}”»,affirmant que les moments excessits des prime donne, convenablement folles — tel que Lucia ~, sont leur vraie raison d'étre, La vocalité troublée de Ia femme en détresse de Schoenberg est la plus sensible hystéricisation du discours musical. Parfois, a présence de la femme devient incommode dans le contexte proposé par Lopéra, tel que Ion observe dans le cas de Mélisande, une étrangere dans un royaume qui ne 'accepte pas, et qui se trouve des stratégies d’évasion trés particulieres. La courte chanson que celle-ci a Voccasion de présenter a la fenétre du chateau, se approche beaucoup des ballades d'Ophélie de Shakespeare en tant qwexpressions chargées de contenu et trop lourdes de féminité, au point de préciser exces et la déraison. Mélisande est excessive dans son profil d'absence, dans son inconstance, elle déploie le probleme d’ « étre- femme », qui est tellement discuté par Sigmund Freud dans les années ott on voit débuter Pelléas et Mélisande. Parce que Ia musique a toujours été lige 4 une certaine anxiété, quand elle surgit comme miroir ou représentation interne, cela peut distinguer un moment particulier de névrose. La ballade de Mélisande correspond a une introspection lyrique qui est en réalité un moment de dépassement du monde rationnel, On a envie de soigner cette femme qui attend. Elle réfléchit spécifiquement les conditions socioculturelles de fépoque. Comme le remarque Paul-Laurent Assoun, « il fallait que la femme apparaisse comme une figure de la Kultur. Mais 1a encore, Cest comme symptome qu'elle fonctionne comme symptome du préjudice que la “morale sexuelle civilisée” porte précisément au desir individuel® ». Entre désir et transgression, les faces de Vhystérie, voire de la folie, émergent impétueuses. Et pour ce qui est de la folie, citons le psychiatre Edouard Zarifian : « le meilleur moyen de Tempécher de pousser chez soi est de la cultiver chez les autres" ». 4» Attente et inaction Dans le psychodrame lyrique, le sujet reste de plus en plus inactif, il se sent incapable, il attend, Vattente qui entoure la figure de Mélisande et ensuite la protagoniste d'Erwartung est celle qui caractérise le profil de Ia femme qui vient d'un état de minéralisation a une condition hystérie passive. Minéral, tel est le cas de la pureté fictive des préraphaélites ou de Vesthétique de Tantibiologisme de Baudelaire, passant ensuite par une condition d’hyperbolisation de la feminité, et & son association 2 la déchéance et au fantasme de perte d'une image idéale — la femme fatale — et arrivant, finalement, 4 un état d'hystérie évanescente qui se para extérieurement en raison de labsence de motivation. Zrwartung est doté d'un espace-temps en attente permanente parce qu'il joue avec le désir et linsaisissable, L'espace de Virreprésentable est un espace d'attente, il ne peut pas influencer les personnages-ombres et ne peut non plus les empécher d'étre, «The links among madness, women and music are neither irrelevant nor trivil |. =(8.MeCL.ARY, «acess and ame sthe ‘musical representation of maibwomen.», Feminine endings —_music gender, and sexwality, Mnnesot, Oxo, Univesity of Minnesota Press, 1991p. 81), “Pel, ASSOUN, Prenat la fenrme, Paris, Payot, 1995, p. IS. - ZARIFLAN, Les jardiniors dela foie Pais, Odile Jacob, 1998. Interculturalite, intertextualité : les livrets d opera Le geste s‘élabore a partir d'une absence, lattente se mobilise dans une situation de perpéwelle création de tension, Le desir de Phystérique est insatisfait dans cette circonstance atemporelle, ot le silence devient musique. Et, « Combien menacant est le silence... » « Wie drohend die Stille ist... »)* Paula GOMES RIBEIRO Castituto Superior de Estudos Interculturais e Transdisciplinares, l. Piaget et CESEM, Universidade Nova de Lisbonne) * Bruartung, scene

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