11.
L’avénement de l’opinion publique
et le probléme de la représentation politique
(France, Espagne, Royaume-Uni)
Javier Fernindez Sebastiin
Université du Pays Basque (Bilbao)
Le point de départ de ce travail est un certain sentiment de perplexité et
d’interrogation intellectuelle. Depuis que j’ai commencé, il y a quelques
années, a m’intéresser au concept et au phénoméne de l’opinion publique, ce
qui m’a particuliérement frappé c’est la discordance temporelle qu’on observe
entre la France et le Royaume-Uni, quant aux théories et pratiques politiques
inhérentes 4 ce théme. En effet, il peut paraitre étonnant que ce soient des
auteurs frangais qui, les premiers, aient mis en avant cette idée-force
opinion publique et non les Britanniques comme il semblerait logique, étant
donné la précocité de la société anglaise du XVIlle siécle 4 s’ouvrir sur une
sphére publique moderne - définie comme lieu de débat et de critique
politique entre particuliers 4 travers les périodiques, les clubs politiques, etc.’
Face a une sphére publique expérimentée mais 4 peine théorisée (en
Grande-Bretagne), I’exemple frangais témoigne d’une publicité politique
naissante, minoritaire, et cependant source de réflexion, d’une opinion
publique plus théorisée que pratiquée en somme. Ce décalage appelle une
explication. Dans les pages qui suivent et qui reprennent en partie une analyse
antérieure’, je tenterai une approche historique des circonstances concrétes
pouvant l’expliquer.
A V’étude comparée des cas de la France et du Royaume-Uni, j’ajouterai
quelques considérations sur la naissance du concept d’opinion publique en
1, Dans son livre Strukturwandel der Offentlichkeit (Neuwied, 1962 ; version espagnole : Historia y critica
de la opinién publica. La transformacién estructural de 1a vida piiblica, Barcelone, Gustavo Gili, 1981,
p. 94 et suiv.), JOrgen Habermas fait commencer le développement de la sphére publique britannique avec
la Glorious Revolution, et le considére comme un « cas exemplaire »
2. « Opinion versus représentation : des Lumigres au libéralisme », in La Représentation dans la pensée
politique, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’ Aix-Marscille, 2003, pp. 219-240.Espagne. L’examen conjoint des trois processus devrait nous aider 4 mieux
comprendre chacun d’eux, et nous permettre en méme temps de faire la
lumiére sur les raisons de fond de I’engouement insolite pour cette notion
dans certaines sociétés et 4 certains moments. Notre but est d’offrir une vision
plus complete - et plus complexe - des origines d’un topique primordial de la
modernité politique dans le contexte plus large de "Europe occidentale des
derniéres décennies du XVIIle et du début du XIXe siécle.
Nous constatons tout d’abord que, malgré les efforts notoires de J. A. W.
Gunn pour relativiser ’apport des auteurs frangais et faire pencher la balance
du cété britannique!, il suffit d’un examen rapide des sources et de la
littérature critique sur ce théme pour s’apercevoir que ce fut bien dans Ia
société pré-révolutionnaire frangaise que se produisirent les apports et les
polémiques les plus substantiels 4 I’édification d’une théorie politique de
Popinion comme nouveau pouvoir virtuel. Ce n’est que quelques décennies
plus tard que les sources espagnoles et anglaises montrent un degré
d’engouement et de mythification semblable a celui qu’avaient précédemment
développé les voisins francais sur cette nouvelle notion-talisman.
Gunn, conscient malgré tout du contraste évident entre le relatif retard du
développement du topique de la public opinion dans les débats publics du
Royaume-Uni, au regard de la précocité d’une théorisation importante sur
Vopinion publique de Vautre cété de la Manche, suggére une piste de
recherche trés précieuse quand il observe avec beaucoup de justesse que « the
salience of a political concept may turn not on the presence of the condition of
which it speaks, but on its absence »”. En effet, nous pensons que pour bien
comprendre les causes de cette disparité entre l’ordre de |’expérience et
Vordre des discours d’un cété et de |’autre de la Manche nous pensons qu’ il
est nécessaire de rechercher les motifs plausibles de la présence ou de
Pabsence d’un concept dans les argumentations politiques d’un pays a une
1. John A. W. Gunn : Beyond Liberty and Property. The Process of Self-Recognition in Eighteenth-Century
Political Thought, Kingston-Montréal, MacGill-Queen’s University Press, 1983, pp. 260-315. Du méme
auteur, « Public opinion », in Terence Ball, James Farr et Russel L. Hanson, €d. Political Innovation and
Conceptual Change, Cambridge, Cambridge-University Press, 1989, pp. 247-265, et Queen of the
World : Opinion in the Public Life of France from the Renaissance to the Revolution, Oxford, Voltaire
Foundation, 1995. Bien qu’indubitablement “des auteurs comme John Locke («law of opinion or
reputation » : An Essay concerning Human Understanding, XXVIII, 10) ou David Hume (« the governors
have nothing to support them but opinion », On the First Principles of Government, in The Philosophical
Works of David Hume, Essays, T. Hill Green et Hodge Grose, éd., Londres, Longmans Green, 1875, I, p.
110), entre autres, donnent a l’opinion un role important a heure de fixer la norme morale ou de donner un
fondement aux gouvernements ; et bien qu’a l’époque de Bolingbroke et de Walpole certains textes de
périodiques fassent occasionnellement allusion & la public opinion ou, plus souvent, au public spirit, il
parait hors de doute que les auteurs britanniques du XVille siécle n’atteignirent pas le degré de
sophistication que les auteurs frangais développérent quant a la théorie de l'opinion dans le dernier tiers de
ce siecle
2.5. A. W, Gunn, « Public Opinion », art, cit, p. 252.
228époque donnée. Ou, dit autrement, qu’il est indispensable de nous interroger
sur le réle que ce recours argumentatif a pu jouer dans chaque contexte
historico-politique.
Pour aborder cette question, l’outillage méthodologique mis au point par
Reinhart Koselleck en histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) peut nous
étre d’une grande utilité. Nous pensons, notamment, aux catégories de champ
d’expérience et d’horizon d’attente. Ces deux instruments d’analyse nous
aident 4 comprendre comment les concepts fondamentaux, qui permettent de
mieux appréhender les expériences passées, agissent aussi comme de
puissants leviers transformateurs de la réalité, dans la mesure oi ils se
chargent d’attentes signalant ainsi des réalités virtuelles qui, surtout certains
moments d’accélération des changements socio-politiques, se battent pour
configurer le futur et se frayer un chemin dans I’histoire'.
Si nous appliquons ce schéma interprétatif au cas présent, on comprend
que dans certains pays, possédant un maigre bagage d’expériences concernant
la publicité politique comme Ja France ou l’Espagne, ait pu jaillir & un
moment donné, avec une force inusitée, le concept d’opinion publique et
qu’on en ait davantage débattu et plus en profondeur qu’en d’autres endroits,
qu’en Grande-Bretagne notamment, oi la «réserve » d’expériences sur ce
sujet était incontestablement supérieure, mais oi, pour cette raison
précisément, il semblait beaucoup moins nécessaire de le revendiquer. On ne
peut par conséquent affirmer aucune sorte de corrélation ou d’enchainement
mécanique entre notions et entités socio-politiques : un nouveau concept peut
se développer avec plus de rapidité et d’efficacité dans un milieu ot la réalité
en question est moindre, et vice-versa.
Bref, nous dirons que, si notre hypothése est valide, la public opinion dans
l’Angleterre des derniéres décennies du XVIlle siécle décrivait surtout un état
de choses, renvoyait seulement a certaines coutumes et pratiques quotidiennes
liées a la liberté de la presse et 4 la discussion sociale sur les affaires
politiques (y compris une certaine influence de la société civile sur le
gouvernement et la vie parlementaire). En France, en revanche, le point de
départ empirique était beaucoup plus ¢troit - la vraie liberté de presse faisant
défaut, espace d’expérience accumulée sur cette question était donc trés
limité - mais la mise en ceuvre de ce recours intellectuel dans le débat public,
dans un sens moins descriptif que désidératif, paraissait beaucoup plus
urgente a certains hommes politiques et philosophes inquiets. Aux yeux d’une
1. Reinhart Koselleck, « Dos categorias historicas : ‘espacio de experiencia’ y “horizonte de expectativa’ »,
in Futuro pasado. Para una seméntica de los tiempos histéricos,Barcelone, Paidés, 1993, pp. 333-357,
(version espagnole de Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichilicher Zeiten, Franfurt del Main,
Suhrkamp, 1979).
229poignée d’écrivains, pleins de confiance dans l’avenir, le tout nouveau
concept semblait ouvrir sur une perspective prometteuse grace a lessor
prévisible de opinion publique ; ils pensaient qu’il serait possible non
seulement de surmonter les difficultés de la politique frangaise - qui traversait
alors une phase particuligrement délicate - mais aussi de combattre la tyrannie
dans l'Europe tout entiére et de transformer ainsi de fagon substantielle le
panorama politique du vieux continent'.
Mais si nous voulons saisir les vrais enjeux sous-jacents a cette question, il
semble nécessaire d’introduire une autre variable politico-conceptuelle trés
lige & V’opinion. Nous faisons référence au concept de représentation,
certainement une des notions les plus complexes et les plus changeantes de
histoire de la théorie juridique et politique. On peut en dire autant du concept
dopinion publique, que certains des plus renommés dix-huitiémistes ont
contribué a élucider par des travaux déterminants depuis la fin des années
quatre-vingt. Ceux-ci, dans le sillage des ceuvres pionniéres de R. Koselleck et
de J. Habermas ont, durant la derniére décennie, consacré 4 ce concept une
importante série d'études d’historiographie politique, culturelle et
intellectuelle.
Ces deux notions, presque toujours dans une relation mutuelle d'équilibre
instable, se situent au cceur méme des systémes politiques que nous appelons
ordinairement démocraties et que, comme Ia souligné Bernard Manin, nous
devrions plutot appeler « gouvernements représentatifs » (bien que depuis le
milieu du XIXe siécle, se soit également répandu le terme de « régime
dopinion »). C’est pourquoi il ne parait pas exagéré d'affirmer que les
principes essentiels de cette forme de gouvernement pourraient se réduire en
derniére analyse 4 une combinaison de «représentation politique» et
«d'opinion publique», combinaison variable selon les différentes
constellations historiques et modalités institutionnelles. Ces deux idées sont,
certes, d'origine distincte - juridique pour la premiére, et philosophico-morale,
et plus tard sociologique pour la seconde - et se situent donc sur deux plans
intellectuels assez éloignés. Mais, en plus d'une occasion, elles ont été
analysées de la méme facon, considérées plutét comme de simples
métaphores, voire méme rejetées comme de purs sophismes ou des fictions
dépourvues de toute réalité.
Partant de telles prémisses et compte tenu du caractére polémique et
polymorphe de ces deux notions, on comprendra que, dans ces pages, notre
propos se limite 4 quelques aspects du vaste sujet qu’évoque le titre. En effet,
1, On trouve un bon exemple de cette altitude dans Je texte de Louis-Sébastien Mercier cité dans
introduction & ce volume : « Le concept d’opinion publique. Un enjeu politique euro-américain (1750-
1850)
230nous ne ferons que souligner certains traits dominants de l'interrelation entre
les deux concepts sur la scéne de I'Europe occidentale de la seconde moitié du
XVIlle et de la premiére moitié du XIXe siécle (c'est-d-dire au moment oi les
deux concepts sont en gestation et, par conséquent, font l'objet de discussions
incessantes et passionnées).
La thése centrale que nous soutiendrons dans ce texte, toute nuance mise a
part, dit plus ou moins ceci : dans ce creuset d'expériences et de langages
politiques que fut I'Occident de la fin du XVIIle et du début du XIXe siécle
(en temps et lieux ot se définissent les cadres intellectuels et les institutions
qui sont a la base de notre monde politique), les concepts d'opinion et de
représentation s'offrent comme deux voies alternatives - compétitives ou
complémentaires - pour exprimer un méme imaginaire d'unité sociale et de
cohésion nationale dans des sociétés de plus en plus complexes et souffrant de
fractures internes. La concurrence conflictuelle entre «opinion» et
« représentation » découlerait, en grande partie, du fait que les deux concepts
en viennent 4 occuper un espace symbolique semblable : celui qui prétend
fonder l'image unitaire d'une société politiquement active et homogéne, quand
la réalité du moment offre plutét le spectacle de divisions internes et de
reconversion des anciennes communautés organiques en simples agrégats
d'individus. Cela dit, par-dela ce dénominateur commun, le lieu qu'occupe
chacun de ces concepts dans le tissu discursif des Lumiéres et du libéralisme
varie considérablement selon les différents contextes et les diverses
orientations des discours présents sur le théatre politique européen dans ces
décennies cruciales de passage de I'Ancien au Nouveau régime.
Bien stir, 'effort d'abstraction qu'on se propose d'effectuer ici s'appuie sur
une base empirique, qui se référe surtout a la vie politique et intellectuelle en
France, au Royaume-Uni et en Espagne durant cette période, méme si
l'information consacrée a ces trois pays peut paraitre fragmentaire et allusive,
étant donné la briéveté de cet article sur un sujet qui a donné lieu a une si
vaste littérature politique. Ainsi, au risque de trop simplifier, nous
présenterons successivement, a grands traits, ces trois expériences nationales
durant la période mentionnée. Cependant, le cadre chronologique de référence
varie sensiblement d'un pays a l'autre, dans la mesure oi il s'agit ici de saisir
la phase culminante au cours de laquelle le concept d'opinion publique a fait
irruption dans le débat politique et est entré en opposition avec le concept de
représentation. Un fait que l’on peut saisir surtout A partir de deux indices :
1° La présence massive des appels 4 l'opinion publique dans les discours
et les publications politiques en tout genre du moment (Iidée de
représentation était déja présente auparavant, surtout depuis que Hobbes en
avait fait la pierre angulaire de l'unité du corps politique).
2312° L'abondance de ces sources mémes, de ces textes dans lesquels on
aborde, parfois de maniére sommaire et accidentelle, la dynamique souvent
conflictuelle, entre représentation et opinion, et le réle respectif qu'on attribue
Acchacune de ces notions dans le systéme politique.
A partir de ces données, il semble évident que les moments culminants od
sont débattues ces questions dans |'agenda politique de chacun des trois pays
sont les suivants :
- En France, a partir de la décennie de 1770 jusqu’a la Révolution, avec un
long épilogue qui se prolongerait méme au-dela de I'ére napoléonienne,
jusqu'a la Restauration (période durant laquelle l’argument de lopinion
triomphe définitivement, jusqu’a étre omniprésente dans le discours politique
libéral).
- En Espagne, nous décelons deux moments successifs, séparés par un
retour a l'absolutisme : une premiére phase de décollage rapide et d'apogée
des idées d'opinion et de représentation qui correspond au début de la
Révolution libérale, entre 1808 et 1814, suivie d'une seconde phase de
maturation du débat, durant les années 1820-23 (qui se prolongera dans la
presse politique espagnole avec le triomphe définitif du libéralisme, a partir de
1834).
- En Grande-Bretagne, d’aprés les critéres retenus, |’avénement du concept
est plus tardif et correspond a la période d'aprés-guerre qui va de 1815 a la loi
de réforme parlementaire de 1832, 4 un moment oi Ia diffusion et la maturité
du débat, au-dela des trois pays évoqués ici, ont déja rendu largement
populaire le topique dans toute I’Europe et le Nouveau Monde.
Si pour le premier de ces trois pays nous disposons d'une abondante
littérature historiographique (tant sur le theme de lopinion que sur celui de la
représentation), il n'en est pas de méme pour le troisiéme et encore moins
pour le second. Les études disponibles sont toutefois suffisantes pour
ébaucher un panorama général de la situation, et tenter de comparer ces trois
expériences pour en tirer quelques conclusions significatives. Nous essaierons
ensuite de récapituler les éléments marquants de chacun de ces trois cas.
Aux exemples contrastés de la France et de la Grande-Bretagne viendra
s'ajouter lexemple espagnol, moins connu, et qui offre sur ce sujet un
contrepoint intéressant.
L'énorme masse de publications dédiées a l'étude de la France pré-
révolutionnaire notamment, parmi lesquelles on compte les apports de
Frangois Furet, Mona Ozouf, Keith Baker et Roger Chartier, met en évidence
le réle déterminant de l'opinion dans la phase finale de l'Ancien Régime et
dans le déclenchement du processus révolutionnaire. Plusieurs de ces études
232soutiennent, d'une maniére ou d'une autre, que le caractére extrémement
thétorique du recours a l'opinion dans les débats politiques n'a pas empéché ce
concept de jouer un réle, certes changeant, mais fondamental, d'abord comme
moyen grace auquel on prétendait renforcer le crédit de la monarchie puis,
sans solution de continuité, comme instance de délégitimation globale de
VAncien Régime et d’argument pour justifier son renversement ; plus tard,
une fois passée la tourmente révolutionnaire, lopinion publique sera
considérée surtout comme un des piliers de I'édification du nouvel ordre
libéral.
A partir de 1770, et surtout de 1780, de ce discours protéiforme se dégage
une fonction dominante, mise en relief par ceux qui, - Jacques Necker,
ministre des finances, en téte - prétendent faire de l'opinion une sorte de
succédané de la représentation qui contribuerait a légitimer et en méme temps
a «modérery la monarchie absolue frangaise. En effet, dans les nombreux
écrits de Necker sur ce théme, l'opinion apparait comme un contrepoids, et en
méme temps comme un soutien au pouvoir de la Couronne (au point méme
que le roi et ses ministres devraient rendre des comptes au public de leur
gestion, en particulier dans le domaine financier). L'idée d'opinion qui se
dégage de la plupart des textes est celle d'une entité abstraite, aux contours
plutét flous, a laquelle on attribue une trés grande autorité et qui constituerait
une espéce de tribunal invisible dont les requétes et les sentences devraient
étre instruites et respectées par le gouvernement. Il s‘agit la de la vision des
physiocrates, convaincus que l'opinion aboutit nécessairement a un accord sur
la base d'une évidence rationnelle (évidence que le monarque, en tant que
représentant supréme de la nation, serait appelé a incarner et 4 exécuter)'.
Cest aussi la vision de Rousseau, la plus marquante et durable qui, a mi-
chemin entre la morale et la politique, se rattache au contréle social et a la
censure des meeurs. Dans la France pré-révolutionnaire, les nombreux
discours qui font appel a opinion publique, quoique différents, ont tous un
dénominateur commun. Nous serions, en somme, devant un produit - au
moins en partie - extra-institutionnel, consensuel, durable, incompatible avec
toutes sortes de factions et dont on postule que, grace A la publicité, il émet
des jugements fondés, basés sur la raison. Quelque chose comme une
opposition diffuse et non structurée, comme « la voix spontanée d'une société
civile & laquelle aucune existence politique n’était reconnue », définie par
1, Cependant, pour un représentant aussi caractéristique de Iécole physiocrate que Le Trosne, opinion
publique semble jouer un role secondaire : « égarée par des siécles d’erreur elle mettra trés longtemps a se
réformer », sous la houlette des « gens de lettres » et du « souverain » (Pierre Rétat, « Souverain, nation,
‘opinion publique: Le Trosne et la réforme de l'impot », in Opinion, Peter-Eckhard Knabe, éd. Berlin,
Berlin Verlag-European Science Foundation, 2000, pp. 253-263).
233Hegel comme « la fagon inorganique dont un peuple fait savoir ce qu'il veut et
ce qu'il pense »'.
Lhistoire intellectuelle a mis récemment en avant différentes raisons qui
pourraient expliquer de facon satisfaisante le succés fulgurant de I'idée
dopinion publique en France dans la deuxiéme moitié du XVIIle siécle et
parallélement l'abandon du concept de représentation (voire méme le rejet pur
et simple chez Rousseau pour qui, comme on le sait, la volonté générale ne
peut étre représentée). En plus des vertus inhérentes a I'idée méme d'opinion,
dont le premier développement théorique est inséparable du cercle des
encyclopédistes et du monde des salons, il y aurait au moins deux bonnes
raisons pour que l'idée de représentation - qui aurait pu éventuellement avoir
une fonction analogue dans l'imaginaire de lunité sociale - ait été écartée du
discours politique dominant.
Premiérement, ces années-la, on associe de plus en plus la notion nouvelle
de représentation, trés liée A lexpérience anglaise, au monde obscur des
intéréts particuliers. Ainsi, comme I'a souligné Keith Baker, face au risque
d'une représentation agitée et turbulente, dominée par la lutte des factions et
des partis, presque tous les auteurs frangais de |'époque croient de plus en plus
en un consensus permettant de mener A bien une politique rationnelle ; l'idée
frangaise d'opinion, en somme, permet d'imaginer une politique pacifique et
intégratrice, s'appuyant sur l'accord universel a partir d'un débat transparent et
serein*,
Deuxiémement, il convient de tenir compte du fait que dans un monde
comme celui de l'Ancien Régime, basé sur une logique juridico-politique
corporative 4 laquelle se superposait la souveraineté monarchique, seul le roi
incarnait symboliquement la représentation de tous, regroupant les structures
particularistes sous-jacentes (en effet, les délégués des Etats Généraux, liés
par un mandat strict et impératif, n'étaient pas a proprement parler des
représentants mais des députés’). Aussi dans les deniers moments de I'Ancien
Régime, la crise généralisée de la monarchie - querelles religieuses, conflits
1, Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1975, et 316 add,, p. 318, Il est tr significatit
que dans cet ouvrage Hegel aborde le theme de l'opinion publique dans la partie méme oi il traite du
pouvoir Iégislatif de I'Etat, (§ 315-317). Pour lu, si Popinion a bien toujours été une force active, cela tui
semble tout particulidrement vrai a son €poque.
2. Keith M. Baker, Au tribunal de Vopinion. Essais sur Uimaginaire politique au XVIIIeme sitcle, Pats,
Payot, 1993, pp. 219-265.
3. Puisque pour utiliser les termes consacrés par le droit public et la science politique, ces députés étaient
porteurs d'un mandat impératif, et non représentatif. Par ailleurs en faisant provisoirement abstraction de
Nevolution historique des concepts dopinion et de représentation, on pourrait dire que la substitution du
vieux mandat impératif par la nouvelle modalité du mandat représentatif (dont exemple classique est le
célébre discours d’Edmund Burke ses électeurs de Bristol en 1774) constitue un pas décisif vers
rémancipation de la représentation par rapport & Yopinion
234entre la Couronne et les parlements, difficultés fiscales... - fait que le roi
commence perdre lexclusivité de la représentation, une notion qui sera
bient6t remise en question avec apparition de différents acteurs qui
revendiqueront simultanément pour eux-mémes, non sans contradiction ni
cacophonie, le droit de parler au nom de toute la nation. La représentation de
la nation frangaise pouvait, en effet, étre réclamée et assumée - et, de fait, elle
fut réclamée - par diverses instances antagonistes, (par le roi, par les
parlements et par ceux qui pensaient qu'une fonction si éminente revenait
plutét aux Etats Généraux).
Face a I'énorme charge de conflits possibles que renferme le concept de
représentation, opinion (a l'égal de la volonté générale de Rousseau, avec
laquelle il lui arrivera trés souvent de se confondre), telle qu'elle fut théorisée
par une poignée de publicistes et de philosophes frangais de la seconde moi
é
du XVIlle siécle, avait I'avantage de renvoyer a un agent impersonnel, certes
difficile 4 cerner et localiser, mais néanmoins paisible et harmonieux. En
outre, une telle construction intellectuelle offrait un expédient beaucoup plus
conforme a la culture politique frangaise, et plus 4 méme de garantir une
certaine unité symbolique dans une société déchirée par les luttes intestines.
Cette prétendue opinion publique, parlant au nom de toute la nation, pouvait
alors jouer le réle d'une troisi¢me instance, réle d'arbitre, entre le roi et les
parlements, et constituer ainsi un point de rencontre idéal entre le monarque et
les sujets.
Mais, comme nous l'avons dit, la théorie de Necker, la plus ¢laborée,
établit clairement une relation d'opposition / complémentarité entre opinion et
représentation. Selon le banquier genevois, en I'absence d'un régime
constitutionnel 4 l'anglaise, l'opinion jouerait un réle éminent de contrdle sur
le gouvernement, un peu comme une voie alternative permettant la
participation des citoyens aux affaires publiques. Necker et ceux qui se
réclament de ses idées considarent que, dans les pays oi il n'existe pas de
véritable assemblée représentative, comme c’était le cas en France, l'opinion
publique (qui se réserve le droit « d'examiner, applaudir ou critiquer les lois »)
exerce un contréle informel et diffus, agissant alors a la fois comme une sorte
de conseiller collectif du roi et comme la « véritable balance du pouvoir
supréme » ; A travers sa politique d'information Necker aurait esquissé ainsi,
comme |’écrit Henri Grange, une sorte de « monarchie préconstitutionnelle ot
le réle joué par lopinion publique est assimilable en fait, sinon en droit, &
celui d'un parlement ». L'opinion publique serait donc en France un pendant,
mais non pas un équivalent, du parlement anglais’. Paraphrasant Duclos,
1. En ce sens, pour Necker, la relation entre régime parlementaire et régime d’opinion (pour utiliser deux
syntagmes qui, pour I'époque, auraient stirement été anachroniques) serait bien plutot signe d'un
235Necker - qui souligne plus d'une fois I'aptitude des coutumes frangaises 4
développer Yopinion (sociabilité raffinée, pratique quotidienne de la
conversation de la part des élites dans les salons, gotit des puissants pour
Yestime publique, etc...) - aurait pu dire : « l'opinion publique fait 4 Paris ce
que la représentation fait a Londres »'.
La réplique de Suard a John Wilkes, dans un débat entre eux cité par Garat
est, a cet gard, trés révélatrice. Face A l'apologie que fait I'Anglais de
Vopposition parlementaire et A son enthousiasme pour Ia lutte politique
constante en faveur de la liberté, Suard pose cette question rhétorique : « Que
signifie ce nom de représentation? Qu'est-ce que les représentants peuvent
représenter, sinon l'opinion publique? »”. L'opinion a la frangaise serait donc,
pour Suard, nettement supérieure a la représentation a l'anglaise, tant du point
de vue de la paix sociale et de la rationalité politique que du point de vue
d'une certaine « hiérarchie conceptuelle », puisque la premiére serait la source
véritable de la seconde.
Les événements révolutionnaires allaient trés rapidement mettre a
l'épreuve ces assertions. Avec I'entrée en action de I'Assemblée Nationale, les
discours politiques du moment durent nécessairement se charger de cette
dualité d'instances également « représentatives » de 'unité du peuple et de la
nation frangaise, et certaines contradictions apparurent immédiatement entre
représentation et opinion. Contradictions d'autant plus sensibles que, dés les
premiers événements révolutionnaires, ce serait un lieu commun d'affirmer
que le vrai déclencheur de la révolution était la marche inéluctable de
Yopinion. D'autre part, les structures hiérarchiques de la société d'ordres ayant
été abolies, il devenait particuligrement difficile de représenter I'unité d'une
société a la fois atomisée et homogéne, composée d'individus égaux.
antagonisme ou d’exclusion mutuelle que d’équivalence, comme ce sera le cas quelques décennies aprés
seulement. Au lieu du vieux principe juridique Quod omnes tangit debet ab omnibus approbari (ce qui
conceme tout le monde doit étre approuvé par tous) qui, d'une certaine manitre, est & la base du
gouvernement représentatif, on pourrait dire que la théorie de l’opinion de Necker s’appuie sur une maxime
alternative qu’on pourrait résumer en ces termes : Quod omnes tangit debet ab omnibus disputari (ce qui
conceme tout le monde doit étre connu et débattu par tous). Sur I'idée de Necker concernant l'opinion
publique. voir dans ce volume l'article de Lucien Jaume.
I. Voici la phrase de Duclos qui a pu inspirer cette paraphrase : « Les mccurs font a Paris ce que l'esprit du
gouvernement fait Londres ; elles confondent et égalisent dans la société les rangs qui sont distingués et
subordonnés dans I'Etat » (Considérations sur les meeurs de ce siécle, Amsterdam, 1751, pp. 19-20).
2. Dominique-Joseph Garat, Mémoires historiques sur le XVIlléme siécle et sur M. Suard. Paris, 1829,
2eme éd., vol. 2, p. 94. Ce passage-clef a retenu l'attention de plusieurs historiens : Mona Ozouf,
«Lopinion publique » in Keith/M. Baker, éd., The French Revolution and the Creation of Modern
Political Culture, vol. 1, The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p.429 ;
Keith M. Baker, Au tribunal de opinion. Essais sur Vimaginaire politique au XVIlleme siecle, Patis,
Payot, 1993, pp. 263-264; Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en
France, Paris, Gallimard, 1992, p. 159.
236Au cours de Ia Révolution on peut distinguer deux orientations principales
sur ce théme. D'une part, ceux qui, suivant les postulats de Sieyés,
commencent a théoriser l'idée moderne de gouvernement représentatif,
réservant une place essentielle, non exempte d'une certaine ambiguité, a
Yopinion. D'autre part nous trouvons la position typiquement jacobine,
hégémonique pendant la phase la plus radicale de la Révolution qui, sur le
modéle de la volonté générale rousseauiste, tend a définir l'opinion - ou plus
fréquemment I'esprit public - avant tout comme la vigilance et la censure
exeroées par le peuple sur I'assemblée représentative, afin que celle-ci légifére
en faveur des intéréts supposés du peuple. Tandis que les premiers tentent de
concilier - et de réunir - opinion et représentation, les seconds ont plutét
tendance a opposer ces deux ples d'expression de la souveraineté'.
Dans le discours politique de Sieyés, il faut comprendre opinion et
représentation comme deux notions complémentaires. Si, d'un cété, il affirme,
catégorique, « seul revient aux représentants d'interpréter la volonté générale
de la nation» puisque « dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la
France ne saurait |'étre), le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses
représentants », d'un autre cété il reconnait de maniére implicite que cette
représentation n'est pas autre chose que I'expression de l'opinion publique.
Selon lui, grace aux « progrés des Lumiéres» et A «cette masse d'idées
communes qui forment l'opinion publique », « 'empire de la raison » ne cesse
de s'étendre. Un fait que Sieyés attribue a la diffusion progressive des bons
principes définis par « les écrivains ». En définitive, c'est a la « puissance de
Yopinion que l'on doit peut-étre attribuer la plupart des changements vraiment
avantageux aux peuples »”.
I. La question, cependant, est plus complexe, et nous ne pouvons en donner ici toutes les nuances, Tandis
que, en octobre 1790, le monarchiste Mounier en appelle au « tribunal de l’opinion publique » européenne
contre les résolutions de I'Assemblée Nationale frangaise et que la position jacobine tend & considérer
opinion soit comme un appui pour la Convention (émanation idéale de la volonté générale), soit comme
‘un moyen pour « fixer» et diriger l'opinion depuis la chambre elle-méme, les Girondins semblent
Trinvoquer plutt pour mettre en place des structures destinées & favoriser une sorte d’instruction sociale
systématique ou de pédagogie politique auprés de la population. C’est ainsi qu’au printemps 1792, certains
pPériodiques de cette tendance proposent la création d'un Ministére de lopinion publique et que, quelques
mois plus tard, sera créé par l’Assemblée législative un «Bureau de lesprit publique » (sic) dont le
responsable est Frangois-Xavier Lanthenas (Gary Kates, The Cercle Social, the Girondins, and the French
Revolution, Princeton, Princeton UP, 1985 ; Edoardo Tortarolo, « Opinion publique tra antico regime ¢
rivoluzione francese. Contributo a un vocabolario della politica settecentesca », Rivista Storica laliana
102/1 (1990), pp. 5-23, pp. 16-20.
2. Emmanuel Sieyés, Ou'est-ce que le Tiers état?, éd. critique avec une introduction, par E. Champion,
Paris, Société de Uhistoire de la Révolution frangaise, 1888, pp. 36-37, 43-44, 54, 90-92. Liidée de
représentation de Sieyés s'appuie sur le principe smithien de division du travail, La fagon la plus adéquate
pour les sociétés modemes de se gouverner serait de faire du gouvernement une activité plus ow moins
professionnalisée dans laquelle le peuple, titulaire du pouvoir commettant, autorise et transfere d’en bas la
souveraineté effective a ses représentants (Pasquale Pasquino, « Emmanuel Sieyés, Benjamin Constant ct le
gouvernement des modemes », Revue Francaise de Science Politique, 37, 2, 1987, pp. 214-228). Ce que
237En Grande-Bretagne les choses se passent de fagon trés différente. Les
positions concrétes de tel ou tel théoricien mises a part, le débat s'inscrit,
Outre-Manche, dans un contexte politique et culturel bien distinct. Dans une
société qui doit compter avec I'émergence d'une classe moyenne dotée d'un
ample réseau de clubs politiques, d'une presse libre, et surtout, avec un régime
parlementaire en pleine transformation, les discours sur la représentation et
lopinion étaient forcément trés différents de ceux tenus en France. De plus,
une culture politique a caractére empiriste et utilitaire permettait aux Anglais
de concilier naturellement ces deux notions avec une vision pluraliste de la
réalité sociale considérée comme un composé d'opinions et d'intéréts
divergents. Dés lors, admettre qu'il était légitime de défendre des intéréts
particuliers ne posait aucun probléme, contrairement a ce qui se passait en
France. Alors qu'en France l'opinion fut presque toujours - de Rousseau a
Necker, en passant par les physiocrates - congue en termes de rationalité, de
consensus, voire méme d'unanimité, dans la tradition constitutionnelle
britannique de gouvernement mixte, les références a la « general opinion »,
par exemple, chez Hume ou Blackstone, renvoient plutét aux termes de
divergence et d'équilibre d'intéréts'.
De plus, comme le systéme politique britannique était centré sur le roi et le
parlement, I'idée de représentation pouvait suffire, dans des conditions
normales, 4 nourrir l'imaginaire de l'unité sociale. D'ot, entre les deux pays,
ce décalage frappant ou plutdt une discordance de « tempos » entre les plans
factuel et conceptuel que nous avons évoqués au début de ce texte. Contre
toute attente, les premiers A lancer I'idée-force d'opinion publique furent les
auteurs frangais, et non anglais comme il aurait pu paraitre logique étant
donné que - comme I'a signalé il y a des années Habermas - ce fut précisément
Sieyés Iui-méme appelait dans la décennie de 1770 «gouvernement par procuration» et aussi
«gouvernement par commission» sera théorisé a la Révolution par le méme auteur comme «gouvernement
représentatif» : «Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » (discours du 7
septembre 1789, Archives parlementaires, lére série, t. VIII, p. 595). Sur la place du concept d’opinion
publique dans les théories de Sieyés, voir l'article de Jacques Guilhaumou dans ces mémes pages.
1. Dans un dialogue implicite avec le libéralisme anglais, les physiocrates construisent, dans les décennies
qui précédent la Révolution francaise, « une théorie de lopinion publique comme mode de production de
Vunanimité », sorte de voie directe vers l'unique politique rationnelle qui aboutirait nécessairement a la
« découverte de l'évidence », car, comme le fait remarquer Mona Ozouf, chez les physiocrates « l'opinion
[cst] autre nom de l'évidence » (Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Histoire du suffrage universel en
France, Patis, Gallimard, 1992, pp. 155-157; Mona Ozouf, « L'opinion publique », art. cit, p. 426). Et la
volonté générale populaire unanime selon lidéal rousseauiste qui, comme on le sait, «ne peut étre
représentée » ne laisse pas davantage de place a V'expression légitime diintéréts particuliers (Du Contrat
Social, in Euvres Completes, Paris, Gallimard-La Pleiade, t. III, p. 286), car pour le Genevois, « comme
pour les physiocrates, {la représentation est] synonyme dintéréts particuliers » (Rosanvallon, op. cit
p. 165). Sur l'idée dopinion chez Hume et sur son r6le politique, voir Daniel Gordon, « Philosophy,
Sociology and Gender in the Enlightenment Conception of Public Opinion », French Historical Studies,
17/4 (1992), pp. 887-889.
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