eo ia yaa UNE CRISE, DEUX POPULISMES La grande récession de 2008 a vu |émergence de mouvements populistes a droite comme a gauche. lis ont en commun la prétention a incarner le peuple et I’hostilité a '’égard des élites. Mais vient s’ajouter a droite la stigmatisation des étrangers. LeuvRE The Populist Explosion: How the Great Recession Transformed American ‘and European Pitics (4 Vexplosion populist Comment la Grande Récesion atranstormé fa poltique “améicaine et européenne »), Columbia Global Reports, 2016, 184. vauTEUR Le jouralste américain John 8. Judisacontibué 3 fonder la revue Socialist Revolution en 1968, I 2 rejoint dans les années 1980 le magazine [New Republic, dont a démissionné en 2014. 1a Dublié plusieurs ouvrages sur lavie politique américaine. 50 — Books 85| septembre-octobre 2017 MANUELA LATCHOUMAYA. es deux cétés de 'Atlan- tique, les populistes ont le vent en poupe depuis que Ia « Grande Récession », comme on appelle dans le monde anglophone la crise financiéxe de 2008, a ébranlé Téconomie mondiale. Is se placent ala fois la gauche eta la droite de Véchiquier politique, mais sincarnent pas une idéologie spécifique. Leur Jogique tend 2 mobiliser « le peuple » contre une dlite jugée figée, corrompue et responsable de Térosion du lien représentatif avec Télectorat. A Timage de Syriza en Grice ou du Fidesz de Viktor Orbén en Hongrie, certains partis populistes ont méme réussi a sinstaller au pouvoit. Lavietoire de Donald Trump aux Etats-Unis renforce la nécessité de comprendre le phénoméne. La crise économique de 2008 est-elle responsable de Virruption de partis et mouwvements populistes sur la scene pol tique ? Cest la these quavance le jour- naliste et essayiste John B,Judis dans un livre au titre pour le moins acerocheur. Selon lui, la crise a considérablement transformé la scéne politique en Europe et aux Etats-Unis. Les échecs du néo- libéralisme et les « fausses promesses de prospérité de Union européenne » ont contribué a radicaliser une partic de Félectorat de plus en plus réceptive a Vappel du populisme Redevite comme A gauche, et popae listes se présentent comme les « cata Iyseurs du changement politique ». Ils formalent les eraintes des citoyens ordi- naires, défendent contre lestablishment lesintéréts de « Henk et Ingrid» comme fon saver remantr ie pepule le dit Geert Wilders, dirigeant du Parti pour la liberté (PVV) néerlandais, ou plus généralement de la gente~ cest-i- dire «les gens », «Te peuple », terme uti- lisé d'abord par Beppe Grillo, leader du Mouvement 5 étviles en Italie, puis par Pablo Iglesias fondateur de Podemos en Espagne (sur lessor du populisme en Eu- rope, lire «Les dss ans ui ont fait basculer TRurope », Books, mai juin 2017). Se féicitane de son usage de Twitter et de sa supposée proximité avec les inter nautes, Donald Trump sest autoprocla- iné le « Hemingway des 140 earactéres» En janvier 2015, Pablo Iglesias et Alexis ‘Tsipras célébraient la victoire de Syriza aux élections législatives en dansant sur une chanson de Leonard Cohen devant une foule en liesse, Tous aspirent done ‘créer un lien direct avec « le peuple » lutionner les études théoriques sur populisme, Il affiche un objectf plus modeste, mais non moins essentiel retraces le développement historique du populisme occidental afin de miewe com prendre son pouvoir dattraction actuel. Reprenant une thése classique mais non unanimement partagée, Panteur considére les Etats-Unis comme le ber eau du populisme : « Le populisme fest une création américaine, qui s'est ‘ensuite propagée en Amérique latine et ‘en Europe. »¥ I voit la premigre manifes- tation du phénoméne dans la création dt Parti populiste dans les années 1890. Issu d'un mouvement de révolte de paysans, ce dernier entendait corriger les falls dt systéme capitaliste de « lasser-fuire » ct formalait des demandes aux antipodes de la politique taditionnelle incarnée parle Parti démocrate et le Parti républicain, Jie B. Judis ne cherche pas & rév0-Mais, contrairement au multipartisme fréquent en Europe,le systéme américain a favorisé le bipartisme, ee qui diminuait les chances des nouveaux partis, Les deux partis dominants ont pench¢ iné luctablement vers le centre, favorisant tun consensus sur le role de T'Etat dans Yeconomie. Cesont les moments de récession éco- nomique ou de guerre qui introduisent des phases de éalignement. De nouvelles idées politiques émergent alors dans le débat public et le populisme trouve @ sexprimer. Témoin la campagne de réé- lection de Franklin D. Roosevelt en 1936. Soumis a la pression de Huey Long, le gouverncur de la Louisiane, dont les idées progressistes étaient saluées par tune classe moyenne redoutant de se lassée, Roosevelt dut revoir son discours. Il singénia tout au long de sa campagne a défendre les intéréts de «Vhomme moyen » (the average man) contre les « royalistes éeonornighes » Judis montre que la shétorique popu: liste de George Wallace, gouverneur de Alabama dans les années 1960, ajeté les bases de ce qui constituerait parla suite Ia remise en eause par Donald Trump de « lorthodoxie ibérale », Wallace 1a pas uniquement lutté de fagon vehé mente contre le mouvement des droits civiques,il a brandi ses prises de position racistes comme une forme de défense de Américain moyen contre la « tyrannie des bureaucrates de Washington ». En 1967, le sociologue Donald Warren introduisat le concept de « middle Ame rican radical» et présentaitune typologic des sympathisants de Wallace :ce groupe politique nétait identifiable ni par le li- vvage droite-gauche, ni par l distinction entre ibéraux et conservateurs, mais piu- tot par un profond sentiment détre né- glige par une classe politique favorisant 2 la fois les plus aisés et les plus pauvres Cinquante ans plus tard, Ies Etats Unis allaient connaitre la campagne présidentielle la plus marquée de réfé- renees au populisme de le Le terme « populiste » a été utilisé de raniére récurrente par les médias partir de 2014, pour désigner les deux candidats J histoire. Athanes, juillet 2025. Le Premier ministre grec Alexis Tsipras fat un dscours 2 valle u réterendum sur les formes ex gées pr les dancers dela cece. libéral, un a droite et Pautre a gauche Donald Trump et Bernie Sanders. En juillet 2015, la rédaction du Huf= _fington Post Washington communiquait sa décision de traiter la eampagne de Donald Trump dans la rubrique diver tissement. Des mois plus tard, ce der~ ner remportat primaire aprés primaire. Comment en est-on arrivé 1a ? Selon Jtdis,le mécontentement croissant d'une partic de la population dans le sillage de la « Grande Recession », laguelle s'est ajoutée & quarante ans de stagnation des revenus et 4 une forte progression des inégalités, explique en grande partic ce succes inattendu, LL sreptite cent ge since fun terreat propice au tiomphe du néolibéralisme. La dérégulation finan- cite, Padoption de politiques budgé- taires régressives, la délocalisa grand nombre d'usines et augmenta tion rapide de Pimmigrationillégale ont alimenté une frustration populaire que Donald‘Trump a exploitée. Dans ee adn Books n° 85 | septembre-octobre 2017 — stson manifeste de 2011, Time Get Tough, il accusait notamment les grandes entreprises de tirer profit des différents accords commerciaux pour délocaliser leur production et se disait fermement opposé a Alena (Accord de libre-échange nord-américain),jugé responsable la suppression de nombreux cemplois aux Etats-Unis. Avant Vavénement du phénoméne Trump, Ic explosion populiste » sétait déja manifestée avec apparition de mouyements moins institutionnalisés, comme le'Tea Party, constitué en réaction aux dépenses publiques effectuées par administration Obama. Fédérant des ‘groupes locaux, le Tea Party rejetait tant Tes mesures vsant &sauver Te secteur ban- ‘aire aprés la crise financiére que celles qui avaient pour object d'instaurer un systéme national d’assurance-maladie. Ce qui conduit Judis& sinterroger sure role de la présidence de Barack Obama dans la montée des mouvements popu liste et le «virage & droite de felectorat » ‘Mais la montée d'une forme de popu- lisme a gauche en découlerait également. Le mouvement Occupy Wall Street ft réguliérement qualifié de populiste, car opposant les citoyens ordinaires au «1%», savoir élite des Américains les plus siches. « Nous sommes les 99 % », criaient les manifestants 1s dénongzient notamment le manque de fermeté d Obama face aux abus du ‘apitalisme financier et protestaicnt, comme le'Tea Party, contre ses plans de sauvetage des banques, auteur soutient quele radicalisme d' Occupy Wall Street cst par la suite réappatu sous une forme plus organisée avec la candidature de Bernie Sanders aux primaires démocrates (lire « Lephenemine Bernie Sanders» page ‘i-contre) Concernant ’Europe, Judis engage tune analyse fouillée des conséquences du revirement économique qui 2 suivi les Trente Glorieuses, période de crois- sance économique durant laquelle tous les grands partis étaient favorables 3 msg Inne degre ass feWorakz en alu stor rial Mose sertlame dn soputene postman n, dans lequelle cage ration etree et gaihe st ages ‘4 ‘ste que le pole 7 rei salt, 206) 52 — Books n° 85 | septembre-octobre 2017 ‘Donald Trump en meeting élecoral dans le Michigan. La cse de 2008, la stagnation ges revenus {tune ere progression des négaltés exolquent en grance parti sa vir, Vimmigration, Marquees par la sta tion, les années 1970 voient la montée ds populisme européen, qui s'accompagne lune remise en cause ala fois de VEtat- providence et de Pimmigration. Cest le début dane nowvelle ére. Les restric tions slarilesintroduites parle Premier ministre travalliste James Callaghan en septembre 1978 au Royaume-Uni et le « tournant de la rigueur » de ‘Mitterrand en mars 1983 sonnent le glas du consensus keynésien. Cest 4 cette Epoque que les patis populistes prennent Jeur esso, souvent issus de mouvements plus anciens mais hostiles notamment Fimpot sure revenu, comme le Parti du progrés au Danemark, exéé en 1972 (sur Iepepulisme dans ce pays, lire « Danemark, tere décucils , Books, mai 2016). Liinfluence de ces partis est restéelimi- tée jusquvau début des années 1990 puis a été dopée par la progression des taux immigration, le ralentissement durable de Féconomie, le déclin des partis com- munistes (accéléré par Teffondrement du bloc soviétique), [élargissement de YBurope et Fextension de ses pouvoirs bureaucratiques. Aprés quoi, la fin des années 2000, a conjonction des attaques terroristes, de la récession et de la crise financiére a porté le mouvement 4 son paroxysme, Le Danemark, P Autriche, Jes Pays-Bas, la France et le Royaume Uni, pourne citer que les pays abordés de Frangois fagon exhaustive par Panteur, ont vu leur paysage politique se transformer avec la percée de parts populistes se présentant comme la solution face a la supposée déferlante de Vimmigration. Tous se mo- bilisent contre lélite dirigeante : aucune de ses composantes rest ménagée, des partis traditionnels domestiques @ la technoeratie bruxelloise. Certains, 4 V'instar du UKIP au Royaume-Uni (fondé en 1993), ont en ‘outretiré parti de facteurs domestiques les tensions au sein du Parti conservateur entre une minorité profondément euros ceptique et le Premier ministre David ‘Cameron ont conduitce demicr convo- quer un référendum sur le maintien du pays au sein de 'Union européenne. Les pays directement touchés par la crise de la dette souveraine ont pour leur part connu un essor du populisme dde gauche. Les plans d'aide aux pays en diffculté mis en place par la Troika en échange de adoption de mesures d'aus- térité ont eu pour conséquence politique Virruption de partis populistes contestant Ia legitimité de ces accords et condam: nant le manque de fermeté des éltes en place. La rhétorique populiste de ces partis ainstauré une dichotomie morale ‘entre leurs peuples respectifs et Union ‘européenne. En Gréce, le parti Syriza, fondé en 2004 sous la forme d'une coalition,bascule clairement dans le populisme en 2012. Lors de son fameux discours élec~ toral de juin, son dirigeant, Alexis Ti ras, ne mentionne pas moins de 51 fois ale peuple » (sur le papulisme de Tripras, lire Lentreten avec Andreas Pantazopeulos, Books, mai-juin 2017). En Espagne, le professeur de sciences politiques Pablo Iglesias annonce la exéation d'un nou- veau parti en janvier 2014, Sinspirant de la « vague rose » en Amérique latine, notamment de fexpérience Chavez2, mais aussi de la pensée postmmarxiste d’Emesto Laclau et de Chantal Mouffe?, Podernos se présente comme une force poli- tique capable de capturer lénergie des Indignés, qui avai auparavant contre les mesures d’austrité de José Luis Rodriguez Zapatero. Dans ces deux pays, la crise de la dette souveraine a pointé des disparités trop souvent ignorées par les Btats les plus puissants de la zone curo, Longtemps considérée par les ditigeants grecs et espagnols comme une « bénediction absolute», la participation a la zone euro se trouwva soudain mise en cause en pro- fondeus,ce qui généra une veritable crise existentielle, questionnant la viabilité du projet cur Comme dautres analysts, Judis invite a réfléchir sur la nature du populisme. Employe sans précaution dans le langage courant, le terme résste aux tentatives de LE PHENOMENE Enjarvie 2016, le journalist New Yorkeriohn Cassidy éervat, dans un ate intulé « Berne Sanders et le nouveau populisme » : « De ce (Bt€ de Ftlantique, ls andes qui ont imme diatement sui ffondrement et le renfouage des bangues ont vu Fmergence Occupy Wall ‘Street et du Tea Party Les deuxmouverents tra Auisaient une aversion croissant & Fégard des poltciens trationnels, jugés top lis aux nt ‘ts fanciers, Aucun eux tat suisamment puisant pour réerun nouveau part pltique ou prendrelecontrledun ancien, mass ont ais eur emprente, Maitenant nous avons Bernie Sanders et Donald Trump, qui aptent pour une large prt les mémes sentiment populates Ce nowweau popuisme, comme on peut e nom ‘er, exrime une profonde suspicion aTégard des ites politiques, économiques et méciatiques ; ambition de moblisr des personnes restées en hors de a poliique; et la volonté eater esmots tre poltiques qui powaient sembler epuistengtemps sannis. Aerie, cela vest tra définition. Il ne désigne pas une catégo- Fie aux earactéristiques elaires. Présent 3 gauche ot droite de léchiguier politique, Ie populisme reléve plus d'une logique politique que dane idéologie. Pour tenter de mettre de Tordre dans cette complenité, auteur marque une distinction de nature théorique entre le populisme de gauche et le populisme de dite. Le premier est « dyadique », en Les populistes peuvent-ils gouverner de facon effective une fois le pouvoir conquis ? ce sens qui noppose pour lessentiel que deux categories, le peuple et Télite. Le second est « triadique » en ce que lite, establishment, est de surcroit accusée de défendre un groupe tiers (communé- ‘ment les étrangers, qui ne sont pas « le peuple») Lauteur aborde trop briévement la ‘question du populisme au pouvoir. Les populistes nétant autorisés dexister poli- tiquement que par leur contestation du pouvoir en place, peuvent-ils gouverner de fagon effective, une fois le pouvoir conquis ? Liattrait des populistes semble sévaporer une fois que leur parti cesse etre un parti de protestation, Lorsquien, juillet 2015 Alexis Tsipras se résignait & accepter les conditions de la Troika, il pouvait sembler réduire Syriza a un parti BERNIE SANDERS Aut par des propositions hastiles aux immigrés, ‘auxmusulmansetauxousiers" de toute sorte -Agauche, parla demande de dure tale des ndesbangues, deréprimer les multinatonales pratiquent erasion sale, de passer 3. unis ‘ame fiscl beaucoup pls progressifettengager des mesures sreuses pour rie les émissons de gaz effet de sre Sanders dit qu'l prendra toutes ces mesures. Imai cequilecistingue vaiment, cenvestpasson programme paltque - que fon pourat eval fier de tentative fviente es ftats-Unis vrs le odie de la socialdéroratiescandinave pls rapidement que ne e feaient Clinton et autres, démocrates~ est sa rhtorique enlamée, En appelant’ une «révolution poitique », en ata- quant «la classe des millareaires», en aborant Fetiquette de "sodaiste démocrate™ Sander tt lise unlangage gui avat jamais ét utlisé dans Une primaire du Part démocrate », © = Rooks ordinaire ayant approuvé un plan de sauvetage qualifé par léconom Krugman de « folie» répétant les actions de ses prédécesseurs du parti conserva- teur Nouvelle Démovratie puis du parti socialiste Pasok. Quand, e 23 juin 2016, Jes Britannigues décident de pousser la porte de sortie de Union européenne, Ia raison détre du Ukip se dissipe : sans lune sérieuse redéfinition de ses prineipes directeurs, le parti de Nigel Fa rage risquait détre relégué a un séle marginal. Mais, dans ses cha- pittes consaerés a TEurope, Judis passe sous silence Fexpérience po puliste en Hongrie. Or, comme Ya fait valoir universitaire allemand Jan Werner-Miller dans un essai remar- quable installation de Viktor Orbin au pouvoir en 2010 a démontré que les po- pulistes peuvent, non seulement atteindre Te pouvoir, mais le conserver ~ et done surmonter leur crise Pidentté la fin de son livre, le journaliste éricain interroge les liens entre populisme et fascisme. Mais ne vous y ‘romper. pas: sie populisme est par fois considéré comme un danger pour la démocratie il nest pas pour autant synonyme de fascisme, En dépit de cer tines similitudes ~ le réle d'un leader charismatique, la désignation de boucs émissares - le populisme opére la pla- part du temps dans le cadre de la démo- crate représentative, et, contrairement au fascisme, exprime plutdt un repli sur soi qu'une ambition hégémonique Le populisme a une vertu, soutient Judis : il tire la sonnette dalarme en mettant accent sur des problémes inimisés par les partis traditionnels, Ses prédictions pour Vavenir sont pes simistes : « Les pressions engendr par les partis popalistes de gauche et de droite vont augmenter et pourraient atteindre le point oi différents pays, 4 Tinstar du Royaume-Uni, décideraient de se ruer vers la sortie de Union euro- péenne. » En méme temps, mesure que séloignent le souvenir de la « Grande Recession » et celui des réfagiésarrivant en masse en Europe, les pressions pro- pices a Texpansion da populisme pour~ Manuela Latchoumaya ex eudiante 3 FMastinar dees politique de Pais Cat article lata val de recevit le prc BavbSciences Po de Tesi ctque 2017, Books n° 85 | septembre-octobre 2017 — 53