LA REVIE LITTERAIRE
Maurice Raphaël:
Une œuvre au noir
1. - C'est le nom d'un personnage très secondaire de Biscuit-L'amour, "que tout le monde
appelait "l'oncle" et qui était receveur des tramways en retraite» (p. 45).
lité insolite d'une écriture que l'expression «un noir d'encre» quali-
fie avec la plus grande justesse.
Cette «noirceur», Maurice Raphaël en définit les données et les
enjeux dans le Nota Bene ouvrant l'édition de La Croque au sel aux
Jeunes Auteurs Réunis, dans la collection «Contact» ; après avoir rap-
pelé que le néologisme «contacter» avait été employé, sous l'occupa-
tion, par les membres des réseaux de résistance, il écrit:
Aujourd'hui sous l'occupation de la république des lettres
par un certain nombre de gens de plume abusifs, les Jeunes
Auteurs Réunis, pleins d'excellentes intentions, organisent la
résistance aux formes sclérosées du roman traditionnel, en lan-
çant une nouvelle formule d'écrits, dite «Contact» [... J.
Le «Contact» est un fait brutal, un fait divers - et notre
époque est celle des faits divers et la littérature de cette épo-
que puisera sa source aux faits divers ou devra se résigner à
la gratuité [... J. Il est bon, il est nécessaire, il est urgent de
prendre «contact» avec le lecteur, autrement qu'en lui débi-
tant de l'illusion à tant la ligne.
[ ... J.
Il faut parfois semer le vent pour récolter de fécondes tem-
pêtes. Et seuls se sauveront ceux qui auront su à temps fouler
aux pieds le sacro saint respect humain des sociétésbourgeoises.
(p. 7-8)
4. - Voir Un Romancier dit son mol (Corrêa, 1948), La Main passe (Scorpion, 1947) et notre
thèse: Le Style de la fiction dans l'œuvre romanesque de Raymond Guérin, Atelier de reproduction des
thèses, Lille, 1990.
5. - Guérin emploie cette image pour définir son travail sur le style, Un Romancier dit son
mol, p. 110.
202 BRUNO CURATOLO
Une fois que l'on aura reconnu toutes les postulations de l'activité
écrivante que Maurice Raphaël parodie 7, l'on ne s'étonnera pas,
étant donnée l'invite finale, que l'auteur ait rencontré si peu de lec-
teurs favorables parmi ses «confrères». Il Yen eut un pourtant, Ray-
mond Guérin, décidément si proche, qui préfaça le roman, en louant
la forte originalité, y craignant toutefois le péril encouru par la lan-
gue écrite:
On a pu tout dire, puiser jusqu'au plus creux de ce qu'il
y a d'ignoble en nous tous. À ce titre, Ainsi soit-il se présente
comme un aboutissement, comme l'accomplissement final de
la monstruosité, comme un cul-de-sac, aussi. Mais justement
parce qu'il n'est sans doute pas un livre qu'on puisse dépas-
ser maintenant, je crois qu'on doit le considérer comme la der-
nière pierre de cette route infernale.
(p. 11) 8
Et on dit que la vie n'a pas de but, pas de sens. Mais si mon
con, un sens unique ... la fosse, fosse commune ... fosse
d'aisance.
... La mort. .. la merde.
(p. 90)
La véritable subversion est là, dans cette dérision des mots qui ne
figurent plus que la débâcle du signifié, plus rien que leur vanité même
en forme de bulle fétide.
Mais tel est le paradoxe que l'écriture transcende son inutilité par
sa vertu cathartique comme le découvre le protagoniste principal de
De deux choses l'une:
Un abcès semblait s'être débridé en lui et le pus coulait abon-
damment. Cela lui faisait du bien de cracher toute la sanie qu'il
avait en lui et pesait si lourdement, du bien de noircir des rames
de papier écolier et de les voir chaque jour s'empiler sur un
coin de la cheminée.
(p. 218)9
Bruno Curatolo
Db'on
BIBLIOGRAPHIE
Les références de nos citations renvoient aux éditions soulignées, s'il y a lieu.