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e livre est un pur exercice de style.

L'idée centrale m'est venue en écoutant un morceau de


Charlélie Couture qui s'appelle "les pianistes d'ambiance". Je me suis beaucoup inspiré de cette
chanson pour commencer le livre... A tel point que le titre même "l'artiste de la famille" est
directement piqué à ce morceau.

Il s'est agi, pendant presque un an d'écrire au jour le jour des séries de textes "à chaud" sous
forme de journal intime. Je n'avais pas forcément l'idée d'en faire un livre. C'était plus pour essayer de
mettre à plat des évènements, des réflexions, des questions... A la relecture, tous avaient un point commun:
ils traitaient de l'interaction entre la vie quotidienne et le développement de mon travail artisitique.

A ce stade, il n'était pas question de mettre tout ce matériel d'introspection personnelle en forme.
L'idée de commencer un livre s'est faite presque par accident. J'ai commencé à imprimer ces textes rédigés
sur ordinateur puis à dessiner dessus. Je ne cherchais absolument pas à les illustrer, j'étais simplement
fasciné par le contraste entre les caractères imprimés, rigides, et la sensualité des traits que j'apposais
autour. Je me suis aperçu au bout de quelques pages noircies que certains dessins pouvaient faire écho au
texte sans que ce soit volontaire. Ce décalage de temps et d'humeur entre textes et dessins m'a semblé intéé
ressant à explorer.

J'ai alors extrait au hasard des "chapitres", je les ai mis en forme par ordinateur, ne me souciant
absolument pas de ce que ça racontait ni de la manière dont j'allais les dessiner. La seule contrainte que je
me suis fixé a été de garder sur l'ensemble des pages, une chronologie exacte. Quand tous les textes ont été
imprimés, je me suis mis à dessiner directement sur ces pages, abandonnant complètement mes soucis
habituels de lisibilité, de cohérence, de rythme, etc... Je n'ai retouché aucun texte et n'ai fait aucun crayonné
ou mise en place pour les dessins.

Voilà ce que ça donne...


Le “A” majuscule.
le 15 mai 2000
Je suis l'artiste de la famille.
Pendant longtemps, on n’a pas trop su où
me caser... Feignant, timide, introverti, peu-
reux, inadapté... Rien que des mots pour pas
dire celui qui fait peur...

...Fou.
Aujourd’hui que je gagne de l’argent, je
ne suis plus tout ça. Je suis Artiste.
Avec tout ce que ça
trimballe de clichés
périmés.

Les mêmes qui me trouvaient feignant hier


disent aujourd'hui: "ça doit être beaucoup
de travail pour réussir dans ce métier."
Aujourd'hui, ça fait le quatrième jour
Et putain ouais que
consécutif que je n'ai pas mis les pieds hors
c'est du travail! De la
de chez moi.
misère et de la joie.

Rien que l'idée de sortir


Beaucoup de misère, me donne envie de
quand même. vomir. Alors je dessine,
j'écris, je fume.
Je dors mal... C'est comme si je continuais à
travailler pendant mon sommeil. Je me
réveille vers 14 heures, la tête qui lance, la
gueule qui pue. Je ne me suis pas lavé
depuis deux semaines et c'est pas pour me
donner un genre... Simplement, j'ai pas le
courage, les trucs du quotidien me semblent
tellement désolants. Et fatigants, aussi. Mon
atelier est un bordel immense. C'est une
lente descente aux enfers que de retourner à
ma table. Mais il n'y a tellement rien d'autre
à foutre. Et puis, au fond, je trouve une
étrange exaltation à m'abrutir de gribouillis,
à me perdre dans les traits. J'aime ça.
Je ne suis plus vraiment conscient... Je ne
me soucie plus de ce qui m'entoure.

Les formes se mêlent, je


ne maîtrise plus trop les
choses. Tout s'enchaîne
comme une évidence.

Il y a des mondes dans


chaque trait.
Mais contrairement à ce que pensent les
crétins, le dessin n'est pas une thérapie et
encore moins un apaisement.

Quand je dessine comme


ça, sans but, je suis en
dehors du monde. Je ne
réagis plus à rien. Je ne
pense plus.

C'est juste une autre


partie de moi qui prend
le dessus.
Dans la vraie vie, je m'épuise malgré Je suis fractionné, divisé
moi à être conscient en permanence. par les événements...

Conscient à chaque instant de ne pas savoir


si je pense par moi-même ou si je ne fais
que réagir par habitude.
J'ai noirci des pages entières.
Je suis fatigué et en même
temps surexcité. J'ai besoin
de prendre un anxiolitique
parce que je sens gronder
l'angoisse. Mes mains s'en-
gourdissent et j'ai du mal à
respirer.
Je cherche frénétiquement
qui je pourrais appeler. Mais
on ne réveille pas les gens à
cinq heures du matin pour
leur dire que rien ne va.

Le dessin, c'est pas pour


les tapettes. Ca fait mal.
Le pays exotique.
le 07 septembre 2000
J'ai travaillé toute la journée.
Ca fait quatre jours que je
n'ai pas mis le nez dehors. Je
décide de sortir et d'aller
traîner dans ma ville.

Je dérive.
Je ne comprends pas ceux qui
vont faire des croquis dans des
pays extraordianires...

Il y tellement à dessiner en bas de chez moi.


Tout se mélange dans un chaos vertigineux... La
pauvreté, la violence, la peur. Comment raconter
ça? Je suis trop limité. Et plus je m'améliore, plus
le désespoir prend le dessus... Jamais je ne pourrai
dessiner les choses telles que je les ressens.

Jamais je ne pourrai rendre ce


que j'y vois. Je ne suis pas
assez fort.
Je n'éprouve aucun plaisir à me retrouver
dans ces lieux, mais il faut bien que je sorte
de chez moi, sinon je vais péter un plomb.
J'ai beaucoup fumé. Les choses sont bizarres.
Je commence à avoir peur, pour rien, comme
ça, comme si c'était le signal de rentrer .

Je rentre donc.
Le représentant.
le 27 janvier 2001
Je regarde beaucoup la télé... Plus c'est mauvais,
plus ça me plaît. J'aime regarder les gens se
démener pour gagner des trucs débiles. Tout ça
sent la misère. Le sordide. On est rien, en somme.
Que des gagne-petits. Et l'Espoir? Fatigué,
l'Espoir. Tiraillés qu'on est entre nos aspirations
et nos besoins. Ca sent la mort lente, la maladie,
la pourriture... C'est sans fin, vingt quatre heures
sur vingt quatre, sept jours sur sept, les images
défilent. Pas de pause, pas d'arrêt. Je vous le dis:
ça sent la fin.
Toutes mes dents se cassent depuis
quelques mois... La jeunesse me
fout le camp par la gueule.

Je vais deux fois par semaine chez le dentiste. La


salle d'attente est un supplice. Ca sent le propre,
le sain. Les parfums des vieilles se mélangent.
L'odeur universelle des riches. Je la connais, c'est
l'odeur des endroits où il faut attendre. Patienter.
Les gens passent à leur tour, mais jamais lui. Je le regarde
ouvertement. Il est comme bouffé par ses vêtements. Une
chemise bleu clair. Une veste marron. Une cravate avec des
oiseaux. Jaunes, oranges et bleus.

Il y a là un type. Il a une sacoche


noire en cuir. Un agenda. Il écrit des
choses dessus...
Dans sa sacoche, il y a plein de boîtes de médica-
ments... Je comprends que c'est un représentant en
produits pharmaceutiques.
Je lui donne cinquante cinq ans... Il doit être plus
jeune, mais il transpire tellement la lassitude... De
ses milliers de petites rides suintent les stages de
force de vente, les séminaires de communication, les
cadeaux d'entreprise, la résignation enfin.
L'aide médicale vient chercher les patients un à un
sans lui adresser un regard. Et lui il attend.
Sagement. Comme les carcasses d'abattoir.
Je l'admire.
Je serai mort qu'il
sera toujours là. A
attendre qu'on
daigne s'intértesser
à lui. Qu'on veuille
bien l'écouter par-
ler de ses pilules.
Je ne serai jamais
meilleur que ce
type.

Je serai rentré chez moi depuis longtemps


qu'il sera toujours là. Demain et après...
Les carcasses
le 16 février 2001
J'ai passé une nuit étrange.
J'ai fait un cauchemar. Le plus étonnant,
c'est que je m'en souvienne.
D'habitude, je ne me rappelle jamais
mes rêves.
J'ai perdu cette mémoire en même temps
que j'ai appris les divisions à l'école.

Je me souviens que mon cerveau a


refusé catégoriquement de
s'ouvrir à l'hypothèse mathématique
selon laquelle on pouvait diviser les
choses et le monde.
C'est à partir de là que les mathématiques
m'ont été absolument hermétiques.

Autant l'addition et la soustraction


me paraîssaient naturelles, autant la
division m'était intolérable. J'ai alors
refusé absolument de m'intéresser à
cette science qui semblait vouloir
fractionner l'univers.
Il me semble encore aujourd'hui que
trois tiers d'une pomme ne font pas
forcément une pomme.
Quoiqu'il en soit, j'ai fait un cauchemar
cette nuit, dont je me rappelle certains
passages. Il était essentiellement question
de carcasses d'animaux.
Des hommes d'une
maigreur extrême
recouvrent les
cadavres de chaux
vive. Une odeur
atroce monte du
charnier.
charnie

Une odeur de terre et de chair brûlée.


Infecte.
Le parfum de la mort sordide, celui de la
guerre, de la sauvagerie, de la pauvreté.
La nausée vient par vagues. J'ai peur qu'un des inciné-
rateurs ne me confonde avec une carcasse.
Je regarde mes avant-bras et mes mains. Ils sont
comme ceux des momies, desséchés, rêches, morts...
Il me vient à l'esprit que je ne pourrai plus dessiner
avec ces mains-là. Je décide alors que j'écrirai des
choses que d'autres dessineront. Je suis content, je
pourrai encore travailler.
De loin en loin, j'en-
tends un tempo
immonde. Sourd.
Grave et menaçant.

Je l'entends dans tout mon corps. C'est le


son des coups, des os qui cassent, des
crânes qui se fendent. Quelque part, on
tranche dans des corps, on taillade en
rythme, on lacère, on évide...
J'essaye de dessiner sur le sol, à côté des restes
d'un cheval. Je n'ai plus de bras.
Je fredonne: "Tu joues seulement pour gagner."

Soudain, l'idée que d'autres


dessinent ce que je pense me
semble intolérable.
Je me réveille.
La momie Inca.
le 23 avril 2001
Je vais bientôt déménager à Lyon. C'est loin. C'est
tellement loin que ça me parait pas possible.
Ca fait un bon bout de vie que j'habite ici. Je m'y suis
agité dans tous les sens. Gamin. Mes pires années. Je
prends pourtant ma voiture pour aller regarder vivre
ma ville. Pas pour me souvenir mais plutôt pour être
sûr que j'ai raison de partir.
parti
Les gens portent sur eux les
plaies du travail. La fatigue
les unit. La résignation aussi.
Je juge pas, je suis pareil.
Les habitants du centre commercial se télescopent,
s'enragent, se fusillent du regard faute de mieux... Ils
branlotent leurs caddies comme des poussettes. C'est
pas eux qui parlent, c'est leur estomac.
J'aimerais être sûr que j'ai l'air moins triste quand je
vais faire mes courses. Moins sordide. Mais faut être
raisonnable, on a tous l'air d'avoir
d' cent ans avec des
sacs plastiques à la place des mains.
Je vois une fille accroupie par terre, le dos
contre la vitrine de la boutique de parfums.
Elle me fait signe des mains, comme si elle
voulait m'agripper...

Quelqu'un m'appelle.
Je réalise qu'elle me parle:
-"Alors qu'est ce que tu deviens?"

Je m'approche. Elle est laide. Elle me fait


penser à une momie Inca, l'élégance en
moins. Si on l'essorait, il n'en sortirait
rien. Son corps semble être vide d'eau. Je déteste cette question. J'ai toujours
D'ailleurs elle semble vidée de tout. envie de répondre que je deviens rien.
Que quand on voit ce qu'on devient, on
ferait mieux de pas être trop fier.
La marée des conducteurs de caddy nous regarde
bizarrement. Ca gronde là-dedans, à l'intérieur
des têtes. Ca mate de biais, ça reproche, ça se
dégoûte, ça se renfrogne. Je suis gêné.

-"Tu me reconnais pas?


C'est Agnès..."
J'ai connu une Agnès. Une fille nerveuse,
plutôt jolie, qui faisait partie de la petite
bande qui suivait tous nos concerts, il y a
une dizaine d'années.

Je lui demande si c'est bien elle. Elle dit que oui. Un silence.
Puis elle dit qu'elle sort tout juste de l'hôpital psychiatrique,
qu'elle n'a pas envie de se laisser baîllonner par le système,
qu'elle veut être libre, que la révolution viendra des femmes,
que la cocaïne est à la mode parce que tout le milieu
artistique en prend mais que l'héroïne c'est la drogue des
vrais punks, qu'elle attend sa mère qui est allée acheter du
parfum, qu'elle va bientôt hériter de sa grand mère, que la vie
chez ses parents est pénible, mais qu'elle profite de leur fric,
que c'est sa manière de combattre, d'avoir de la méthadone
gratuite, que je ne ressemble plus vraiment à un punk, que je
me suis peut-être rangé, que j'ai abandonné le combat.
Je fuis. Je ne peux pas
porter ça. C'est trop
lourd. C'est pas humain
de vieillir comme ça, de
trente ans en dix. Ca
devrait pas être permis
que les gens s'abîment à
ce point-là. Ca pue le
charnier à plein nez, c'est
pas une vie.

Quant à mon déménagement, je ne sais


pas si j'ai raison de partir mais je sais
que j'ai raison de ne pas rester.
Les limites.
le 10 mai 2001
Cette nuit, j'ai lu "un justicier dans l'ennui",
dessiné par Christophe Blain. Je n'arrive pas à
me défaire de ses images. Elles m'obsèdent, je
les vois en permanence. Il faut que je dessine.
Pour essayer de comprendre ses traits, pour me
débarasser de ses images à lui, ou plutôt pour
les intégrer,
int les digérer.
Je n'aime pas ces périodes où je suis
sous l'influence des images d'un autre.
Pourtant, il n'y a que comme ça que je
fonctionne. Il n'y a plus que ça qui me
permette de continuer.

Mon dessin me dégoûte. Mes limites me


désolent. Alors pourquoi faire ce métier?
C'est une vraie question. Je ne sais toujours
pas pourquoi je fais de la bande dessinée.
D'ailleurs, en y réfléchissant, j'ai
l'impression que je n'ai jamais
rien eu à raconter que du vide.

C'est le travail des autres


qui me nourrit. J'aime leur
imaginaire. Sans eux je ne
peux rien raconter qui me
soit propre...
J'ai beau me triturer l'âme, il en suinte toujours
du vide, des malentendus, des regrets...
Je n'ai pas de langage, je n'ai que des habitudes.
Les traits s'enchaînent, noirs, dans une frénésie
et un chaos mental indescriptibles.
Je ne parviens pas à savoir ce que je veux
exprimer. Rien, probablement. Il me faut
évacuer, faire couler la plaie...

Le dessin est vraiment quelque chose de


mystérieux... Il m'arrive d'avoir besoin
de dessiner comme j'ai besoin de me
défoncer. Pour me retrouver à l'intérieur
des choses.
Je suis en rage. Comment font-ils, les autres, pour
réussir là où j'échoue systématiquement? Pourquoi
leurs traits me parlent-ils si clairement alors que les
miens restent désespérément muets?
L'échec.
le 29 mai 2001
Pourquoi vouloir absolument s'acharner à
descendre au fond pour extirper les trophées
macabres que j'exposerai au passant qui,
forcément, s'y reconnaîtra?
C'est de la branlette.
C'est le trait qui parle. C'est lui
qu'il faut écouter.

Le reste c'est pour épater le chaland... Pour faire


mon intéressant. Pour qu'on me voie autrement
que comme un clown.
Le problème, c'est qu'il est possible qu'il y ait
plus de sincérité dans une seule case de Bill
Baroud que dans tout ce livre...
Alors pourquoi publier tout ça?
Pour tendre une main de mendiant à
ceux qui me méprisent mais dont le
travail me fascine?
-"Regardez... Moi aussi, je peux être
grave, je peux faire de l'underground,
comme vous... Vous allez me parler,
maintenant, hein? Vous allez arrêter
de m'ignorer..."

Quelle rigolade!
J'arrête le massacre.

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