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48 Spinoza ~ Théologie et politique \ nouvel entendement du nexus théologico-politique. Avant d’abord. ce nouveau probléme, il serait instructif de suivre Spinoza en son travail d’exégete, CHAPITRE 3 LA RELIGION D’ISRAEL Si nous acceptons le référentiel philosophique que nous avons proposé et qui situe la religion dans le premier genre de connaissan- ce, nous serons & méme de mieux saisir, en leur sens profond, les analyses, un peu sinueuses, du T.T.P. sur la religion d’Israél. En effet, ce premier genre comporte divers aspects qui correspondent, point par point, aux différents moments que distingue l'esquisse spinoziste — Ala connaissance par oui-dire se relient la révélation et fa prophétie ainsi que le mode de perception du prophéte (ch. 1, 2 €t3); — A la connaissance par signes se 161 Vexpérience du utiracle (ch. 6); ~ Ala pratique sous régime d’extériorité font écho Ia loi divine et les multiples prescriptions d'un cérémonial (ch. 4 et 5). Ces éléments définissent a structure d’une forme religieus dont la positivité s'est affirmée d'une maniére exemplaire dans le destin du peuple juif: peuple d'une geste miraculeuse, parce que peuple élu et séparé des autres peuples de par sa vocation d’excep- tion. Je me conformerai & ce schéma. Et je minterrogerai, pour conclure, sur la vocation du peuple juif, telle que Ia comprend Spinoza (ch. 3) 50 Spinoza ~ Théologie et politique I. Révélation et Prophétie 1, «La prophétie ou la révélation est la connaissance certaine d'une chose manifestée aux hommes par Dieu méme ». Et «le pro- phate est celui qui, orateur et interpréte, explique les révélations de Diew & ceux qui, de ces choses révéléés par Dieu, ne peuvent avoir tune connaissance certaine et qui, en conséquence, ne peuvent em- brasser que par la pure foi les choses révélées» (ch. I, p. 257). On remarquera, et l'on sent dans cette remarque une réaction assez vive de Spinoza, que cette définition de la révélation s'appli- querait aussi bien & la connaissance naturelle, qui révéle des « véri- tés communes» et éternelles. La nature de l'esptit est tele, en effet, qu'elle implique nécessairement l'idée de Dieu. De plus la connais.- sance de Dieu et la connaissance de la nature croissent du méme mouvement et en proportion directe. C'est uniquement parce que le vulgaire est prompt a admirer ce qui est rare, nouveau. ot exception- nel, que la «révélation» commune et naturelle est exclue de la définition. Cette composante d’admiration ou d’étonnenent que ous avons discemnée dans la mentalité religieuse souligne un trait original du spinozisme sur lequel il vaut la peine d'insister. Tradi- tionnellement, le savoir philosophique commence par l’admiration ou I'étonnement. Spinoza ne retient pas cet axiome grec, ou plutat ce postulat. L’admiration, en tant que liée l'exceptionnel, nous égare dans l'imaginaire, et dans ces idées inadéquates qui émergent un fond d’angoisse. Elle nous livre aux illusions du désir. La métaphysique, en effet, si elle pose la célébre question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutdt que rien », risque, par la coupure ontolo- gique entre I’étant et l'étre de I’étant, de nous détourner del'unicum ens, de'étant nique que nous ayons a considérer au bénéfice d'un transcendental, dont Spinoza nous a dit la nature purement verbale. L’étre de I’étant fait basculer I’étant dans une sorte de néant préalable, qui n’est rien de plus qu’une chimére dimagination, et que l'on peuple aussitét de possibles fictifs. Le véritable savoir Philosophique doit done faire I"économie de l’admiration, de I’éton- nement et de cet ensemble d’idées négatives qui leur sont le plus ordinairement liges. La métaphysique ne commence ni parla médi- tation du néant ni par la méditation de la mort. Bien que la « science naturelle » puisse étre dite «révétation » et révélation du «décret de Dieu » c’est-a-dire des lois de la nsture, on La religion d’Israél SI n'appeliera pas prophetes ceux qui enseignent ce savoir, justement parce que le décalage entre le prophéte qui percoit la révélationet le fidele qui recoit cette révélation dans la pure foi, n’existe pas entre le «savant» et celui qu’il enseigne, vu que celui-ci, de droit tout au moins, est apte & comprendre le «message» aussi bien que son maitre. 2. Nous n'avons plus aujourd'hui de prophites. Nous ne les encore, que nous pouvont expérer queue information aur he modes de la prophétie. A titre d’observation préliminaire, on notera aie «les Js ne menionnnt jamais es canes mans ou net Chains; ten’ ont cure, mas ar expt derlgon et de pet oa de devotion is ecourentcominlomenth ies 595 Ce ear, Qui nest point particulier Isa, nous oblige herpes sone pradence Forgineimméiatoment divine eta prephete, Gree Givine ue ts entendre allure percepivede a prope cee se élite en parle entendues cu imaging, ok gues Ge oa imaginées), ou sous les deux modes a fa fois. II serait intéressant de comparer sur ce point I’analyse de Spinoza avec celle de si ‘Thomas dans son tat dela prophtie Sanmevde Thcologie WIL 4g. 171-178). Mais je me contente de signaler cette piste de recherche, aul me parah promttcnse, De ces premiers éléments, nous pourrions tirer. ‘déja une typolo- gie rudimentaire : a) prophétes de la vision; b) prophétes de la parole (les apétres du Nouveau Testament); c) prophétes de la parole et de la vision (Moise en sera le repésentant par excaloncey Quast a Bess, dont Spinoza pare & ce propos, Hest innate, Vor de Diet ow Sagesse de Die, i ext pun qu'un pros, pegue sane |paroles et sans figures, il recevait immédiatement de Dieu le divin Joni se nourissi Spinoza nentend pas, pas cot ober aicton Tempter sur a theoogi mi enter dans ses gussellee I ave ne tin comprendre leurs sublités. Cequ'd affine: ik conete a partir de I’Beriture, laquelle ne dit nulle part que Dieu soit apparu au Crs ou ut ait pares lors qu la lol ancien n'a dots a hommes que par la médiation angélique. Disons simplement que «s 4 Moise para avee Dieu fice face, comm un honsne aves sou J compagnon done parm mediation de dun campy le Cheat cone | muniquait avec Dieu d’esprit a esprit » (p. 363-363). ] 32 Spinoza ~ Théologie et politique 3. Le mode de communication prophétique pose quelques pro- blémes difficiles a résoudre, méme en s’en tenant & la seule écriture. Comment s'expliquer, par exemple, qu’une créature, aussi dépen- dante de Dieu que les autres, puisse re-présenter Dieu en premiere Personne et prononcer: Je suis Jéhova ton Dieu? Question insi- dieuse ot perce l'inquiétude d’une raison exigeante qui comprend assez bien comment on peut parler et s’entendre d’homme & hom- me, mais qui voit mal comment un intermédiaire créé pourrait certi- fier l'existence de Dieu & ceux qui, ayant entendu a peine son nom, souhaiteraient en savoir davantage, et n'ont pour tout recours qu'une autre créature. L'idée sous-jacente & la discussion est en somme celle-ci: Dieu seul, et d'esprit a esprit, peut se communiquer a Phomme, Quoi qu'il en soit, il faut bien élucider I'idée «inspiration, puisque le prophéte est constamment «inspiré de Dieu». Mais le mot «esprit», dans I’Ecriture (ruah), signifie bien des choses et Spinoza s'intéresse a cette sémantique avec une étonrante patien- ce: « énergie, force; haleine, respiration; appétit, passions; esprit ou Ame » (p. 363-365). En synthétisant, en se souvenant toutefois que le goiit du superlatif domine chez les peuples jeunes :I'inspiré, dans les différentes périphrases qui le disent «rempli de I’esprit saint» se présente comme I’homme au dessus du commun, d’une piété exem- plaire, capable de percevoir d'une maniére privilégiée l'esprit de Dieu, c’est-i-dire ses lois et sentences (p. 369). On rapprochera ces textes, consacrés aux prophétes, des définitions que nous avons commentées plus haut de la vivacité et de la générosité. On se souviendra, cependant, que tout homme est inspiré de Dieu, en tant que doté d'une connaissance commune, et qu'il est capable de per- cevoir son esprit. Seule I’admiration, et lorgueil national permettent d'isoler en privilége et en mépris des autres ce qui, de soi, se prét une universelle participation, De la méme maniére qu'on dit: les, hommes sont libres, on dit aussi: les prophétes sont inspirés de Dieu. De part et d’autre, la croyance est fonction d'une ignorance des vraies causes, du libre arbitre dans un cas, de inspiration divine dans l'autre (p, 369). Ici encore, loin de le favoriser, 'admiration, tend a éteindre le savoir dans les nuages de l’imaginatre. 4, Nous pouvons ds lors caractériser avec quelque précision | La religion d’Israél 33 esprit prophétique, tel que nous le révéle I'Ecriture objectivement interrogée. — La prophétie (ou révélation) s‘opére_par le moyen de 'imagina- tion. Imagination supérieure qui permet de dépasser les communes ossibilités grace & une force combinatoire disposant de plus d'ima- ges et, conséquemment, d’une plus grande liberté d’association. — Cette prédominance de imaginatif explique la tournure 4’énigme et de parabole que prend souvent le discours du prophéte et dont obscure impropriété nous déconcerte aujourd'hui — Cette impropriété s’accommode fort bien a l'attente des audi- tours ou fidéles, et aux images que la foule se fait le plus habituelle- ment de Dieu, Si bien que le style des prophétes est toujours en complicité avec la demande du milieu social oi retentit leur voix. — Il s‘ensuit que ta prophétie ne saurait comporter de valeur théo- rique. Nous avons dja précisé que toute harmonisation entre les opinions « théologiques» des différents prophétes s'inspire d'un rationalisme naif, ignorant des vraies conditions du discours scriptu- raire. Le seul point de ralliement entre les prophétes est leur ensci- gnement moral — Vu le caractére d’inconstance de imagination, la prophétie ne peut étre qu’un charisme & éclipses. La rareté de la prophétie, ses intermittences contrastent singuliérement avec la constance du sage gui dure et perdure dans et par la seule force de la raison (p. 370 et L534): 5. Qu’est done le prophéte? Un homme doug non dune intelli gence plus parfaite, unis dune imagination plus vive. Ce que confirme du reste I'Ecriture qui accorde a Salomon Ie don de sa- gesse mais lui refuse celui de prophétie. On serait des lors tenté par une higrarchie simple : a) Moise + prophétie + premier genre de connaissance, b) Salomon — sagesse —» deuxiéme genre de connaissance, c) Jésus —+ science intuitive + troisiéme genre de connaissance. Salomon, et surtout Jésus, seraient donc & a limite de Vordre du religieux. Remarquons, de surcroit, que des hommes trés simples (des bergets) et des femmes (et la femme, pour Spinoza, est naturelle- 54 Spinoza ~ Théologie et politique ‘ment, c’est-&-dire par nature ou tempérament, inférieure & "homme, cf. T-P. ch. [1, par. 4), ont été élévés a la condition de prophéte. On pourrait done induire de I’Ecriture une loi de proportionnalit is verse: «ceux qui jouissent d'une tres grande imagination, sont ‘moins aptes & la pure intelligence des choses; et par contre ceux qui bénéficient d'une plus grande intelligence, et la cultivent au maxi- ‘mum, ont une imagination plus tempérée, plus soumise & lintellect qui la freine, de peur qu'elle ne se confonde avec l’entendement » (ch. 2, p. 371). Ce serait donc une erreur de chercher dans le prophete une authentique connaissance. Non seulement il est tot Jement incompétent dans les choses de la nature. Mais ine lest pas moins dans les choses spirituelles. Les théologiens, sans doute, n'ignoraient point que I'Fcriture ne nous révéle pas les secrets de la nature. Is croyaient, cependant, que sur la divinité et sur ame humaine, elle nous dispensait une authentique « information ». Er- reur pure et simple: la vraie théologie, au sens étymelogique, ne peut étre que le savoir de la philosophie. Que signifie, dans ces conditions, la certitude prophétique? T1n’y a pas de certitude au niveau de imagination, & moins que ne s'y ajoute le raisonnement (ch. 2, p. 371-373). Et des conclusions sans prémisses ne sont pas davantage des connaissances. Or les prophétes n’étaient point certains de la révélation par la révélation clle-méme. Il leur fallait 'additif d’un signe. C’est pourquoi, comme nous l'avons dit plus haut, la certitude prophétique ne peut étre que | mom, Sous cote expression de « ertinido morals >, ave Spinoza ‘epréid d'une vieille tradition scolastique qui distinguat: certitude métaphysique, certitude physique, certitude mathématique et certi- ude morale, il faut entendie, comme Mindique l'adjectit «moral» une certaine connaturalité, chez le prophéte, aux «choses de la vertu»; connaturalité qui fonde, en retour, la confiance que leur accordent les fidéles. Dans la séquence : vivacité imaginative-signe- moralité, le premier facteur appelle naturellement le second. Mais seul le troisi¢me donne aux deux autres leur poids de conviction Le signe reste cependant tres important. Ila valeur de persua~ sion :ilest, dans le genre de connaissance imaginative, le principe de verification. I varie en force probante selon les opinions du pro- phate et son tempérament. Ceci explique que ce qui vaut pour l'un est sans effet pour l'autre. Au prophéte joyeux échoit la révélation de la vietoire, de la paix et de tout ce qui met les hemmes dans | I La religion d'Israél 55 Veuphorie du corps et de esprit. Au prophéte. triste revient la prophétie de malheur. Cette typologie simple des tempéraments prophétiques et des signes correspondants, a pour fondement la théorie des passions fondamentales : joie-tristesse. De méme, selon la nature plus ou moins fine de I'imagination, le style prophétique change d’allure. Le paysan voit le plus souvent des vaches; le soldat contemple I’armée; le diplomate, la cour et les splendeurs du palais royal. Les opinions doivent, en conséquence, suivre les variations de ‘tempérament et de condition sociale. Il serait donc erroné de suppo- ser P'unité de la représentation prophétique du divin. Cette unité postulée est démentie par! Ecriture qui nous montre, entre prophétes et entre prophéties, des divergences insurmontables. La nature du prophéte dépend finalement de quatre variables le tempérament (facteur psycho-somatique), le style d'imagination (Elément littéraire), 1a condition sociale (facteur sociologique), les opinions de auteur (lement doxologique). Puisque la prophétie est & ce point conditionnée, on ne séton- nera pas que I'analyse de ses modalités confirme ce que laissait prévoir la nouvelle méthode exéxétique. a) La prophétie n’a pas pour but de rendre les prophétes plus doctes en «choses divines >. Elle les laisse intégralement a leurs préjugés Nous ne sommes done pas tenus de les suivre dans ce qui touche au théorique ou au spéculatif. b) Par.contre, dans ce qui releve des mceurs et de la piété, ils sont remarquablement concordants. La morale unit ce que la spéculation divise. Conclusion que on retrouvera plus tard chez un sociologue tel que Lévy-Bruhl qui constate & son tour & quel point les divisions philosophiques laissent intacte 'unité de fond sur le contenu de la morale. ©) L’Eecriture, dont la substance est faite de prophétie, ne révele rien de plus que lobéissance et la piété. La fin et la substance de la révélation sont d’ordre exclusivement moral et pratique (ch. 2, p. 383). Sur tout le reste nous ne sommes pas liés aux prophétes. Nous revenons & la distinction entre I'universel ou le constant et le parti culier contingent, Kant ne dira rien de plus lorsqu’il distinguera lui aussi l'universel et «le statutaire d'opinion privée». Le langage théologique ne peut étre que Ie langage de la conduite, performatif comme on dit aujourd’bui. 56 Spinoza ~ Théologie et politique IL. Lois et Cérémonies 1, La loi est une régulation de lagir, une détermination fixe et certaine qui s‘impose soit & un groupe restreint, soit 2 la totalité des ressortissants d’une espéce donnée, qu’ils soient hommes, étoiles, tomes, ou animaux (ch. 4,Van Vioten If, p. 1-2) Puisque la prophétie-révélation s'inscrit, exclusivement, dans la sphere de la conduite et de la morale, il est normal qu’elle se prolonge en un complexe de lois. Mais quand on parle de lois, on ne peut échapper, et Spinoza n’innove guére & ce sujet, & la division classique de la loi en naturelle et positive, division qui fait écho & la dichotomie grecque du Phusei et du Thesei. Spinoza récuse l'image d'un homme, centre d'univers et empire dans un empire. La loi positive doit donc rejoindre la loi de nature, et I’on serait tenté de croire que la distinction traditionnelle est un effet de notre ignoran- Mais si la puissance de la nature s’exprime dans la puissance humaine de faire des lois, i n’en reste pas moins que ces lois ont une physionomie propre et des causes appropriées. On ne peut donc s’en tenir & la simple «concaténation universelle » qui régit-tous les phénoménes du monde. Cette considération générale suffit d"autant moins que, dans notre ignorance de l’ordre universel, nous en. ye- rons & imaginer des « possibles » qui surplomberaient le nécessaire comme pour nous dispenser un espace de jeu. Et Spinoza d’écrire cette phrase étonnante : « Pour l'usage de ia vie, il est mieux, il est méme nécessaire de considérer les choses comme possibles » (p. 2). Les lois positives sont l’effet nécessaire d'une illusion sur le possi- ble. Elles sont pratiquement indispensables. Et nous ne parlons de lois de nature que par une sorte de transposition, La loi se définira des lors d'une maniére plus particuliére comme une «régle de vie que 'homme impose & soi-méme ou aux autres pour une certaine fin»; imposition susceptible du reste de transgression vu qu’elle restreint une puissance qu’elle contraint, en Vinvitant pour ainsi dire s'en évader. La fin intervient d'une maniére qui n'est plus la simple impulsion, par laquelle se définissait dans PEthique la «cause finale». Cette fin, cependant, est ignorée de la plupart qui ne vivent pas selon Ia raison. A la limite, c'est une autre fin que celle prévue par le Iégislateur qui tend & prédominer C'est en vue de la récompense & obtenir ou du chatiment & éviter que I'on se plie a ses prescriptions. On est alors sous l’esclavage de Ia loi La religion d'Israél 7 qui se définira en conséquence: «une régle de vie prescrite aux hommes par le commandement d'autres hommes». Nous sommes ici au point extréme de lextériorité et de laliénation. ‘Sinous reprenons la définition normale de la loi que nous avons donnée plus haut, on pourra distinguer, selon leurs fins propres, une Joi (positive) humaine et une loi divine. La premigre est «une regle de vie qui sert uniquement & Ia sécurité de la vie et de ordre public ». La seconde est « une régle qui concerne le seul bien souve- rain, c'est-i-dire la vraie connaissance et le véritable amour de Dieu » (p. 2-3). Cette loi divine rejoint, au plus profond de nous, la Joi naturelle fondamentale & savoir: leffort pour persévérer dans notre étre intelligent; effort qui s’accomplit en l'amour intellectuel de Dieu selon le troisiéme genre de connaissance. Cette loi divine naturelle, qui n'est autre que Ja loi de nature en tant que limitée & Tresprit humain, est tout intérieure et en deg de toute sanction. A peine se ressent-elle encore de l'obligation. Elle est & elle-méme sa propre sanction, et son commandement coincide avec I’élan de ame, dont nous avons dit qu’il est une vivacité jointe & la générosi- 16. Par opposition & la loi divine positive, d'origine mosaique, qui visait un peuple déterminé, cette loi se signale par son universalité, par son indépendance de toute révélation ou foi historique, ainsi que de tout cérémonial. Elle est & elle-méme sa récompense. Pour la mieux comprendre on se reportera au dernier théoréme du dernier livre de PEthique. 2. De ces premiéres analyses (p. 2-5) surgit, cependant, une assez grave question: «Est-ce que, en tenant compte de la seule lumizre naturelle, nous pouvons concevoir Dieu comme législateur ‘ou prince, prescrivant ses lois aux hommes»? (p. 5). Question typiquement spinoziste, dont la solution ne se fait guére attendre. Dans la mesure ol ’idée de Iégislateur suggére une distinction, en Dieu, entre intellect et volonté; ou encore, dans la mesure o¥ nous associons 2 un intellect, coritraint par les nécessités intelligibles des vérités étemelles, une liberté d’arbitraire, a fortiori si nous faisions de ces vérités étemnelles elles-mémes des produits dune décision arbitraire, Dieu ne saurait étre dit « prince » ou « Iégislateur ». Nou? savons que T'intellectualisme spinoziste répudie ces distinctions de facultés. Lidée est auto-affirmative. Et le possible n'est qu’illusion ance divine s'explique tout entiére, et sans résidu, 58 Spinoza ~ Théologie et politique dans le monde. Le triangle, en tant que vérité éternelle, est idée de Dicu; en tant qu’il procéde éternellement de la nature divine, nous le és & un vouloir divin, Mais il est bien entendu que ces formalités, quelque peu scolastiques, ne doivent pas insinser, par redoublement anthropomorphique, l'image dun prince administrant son empire. Penser Dieu en termes de législateur proprement dit ne peut done étre que I'effet de notre ignorance « populaire». Et c’est en raison de cette ignorance que le Décalogue fut compris par les Hébreux comme une loi. Les prophétes ne font pas exception. Eux aussi, si nous mettons & part la singularité du Christ, ont traduit en langage de contingence des vérités ou des nécessités éternelles. C'est ainsi, pour ne donner que cet exemple, que 'existence de Dieu, de vérité étemelle devient commandement divin. Nous re- trouvons & l'euvre cette inévitable inversion de I’éternité dans le temps, de la nécessité en contingence, de la liberté essen-ielle en libre arbitre de psychologie (p. 6-7) La seconde question : que nous enseigne I’Hicriture au sujet de cette loi divine naturelle? corrige, dans une certaine mesure, cette image trop humaine que nous nous faisons du divin. Car I’Ecritute, en plusieurs passages, insinue assez clairement qu'il faut faire le bien non parce qu'il est commandé, mais parce qu’il est le bien, qui s‘offre & nous sans contrainte, Faire le bien en tant que bien, n’est- ce pas, en germe, toute la loi naturelle? Il suffit de lire Salomon, ou les livres qui portent ce nom, pour sapercevoir que la Bible est loin etre étrangére A cette sagesse de Ia lumiére naturelle (p. 10-11). 3. Les cérémonies, qui complétent la législation, sont de carac- tere évidemment régional. Il faut sans doute les subordonner & la loi uuniverselle de la purification du coeur, de la justice et de la charité, que les prophétes ne cessent de rappeler. Mais, en tant que telles, elles visent avant tout la félicité temporelle et la cohérence du corps social, Elles confirment, par leur singularité, Ia vocation singuliére du peuple juif (ch. 5, p. 15-16). Si nous y regardons de plus prés, cependant, nous observerons que le but de ces cérémonies implique tune profonde legon de psychologie humaine. En enveloppant tous les détails de la vie quotidienne, elles rappellent que «les hommes ne doivent rien faire par leur propre décret, mais qu’ils doivent agir en fonction du précepte d’autrui, avouant ainsi, dans leurs actions et ‘méditations continuelles, qu’ils ne s’appartiennent nullemeat, mais La religion d’ Israél 59 qu'ils sont au contraire totalement sous le droit d’autrui» (p. 17-18). Extériorité maximum, incompatible avec la vraie béatitude; mais qui nous enseigne peut-étre une certaine vérité de l'obéissance comme excentration de soi, comme possibilité d’ouverture & autrui, et par Id comme approximation d'une premiére objectivité. Les cérémonies ne sont pas dissociables d’une histoire que racontent les «histoires d'Israél ». Spinoza souligne ici le pluriel Pourquoi ces histoires qu’on se raconte? Ces narrations entretien- nent la solidarité dans un méme devenir. Elles incitent 2 ta ferveur et consolident par li méme lobéissance aux lois. La pure rationalité est étrangére au peuple. L’expérience vague qu'il ré sément celle qui, en grande partie, se fonde sur le oui-dire de ce que Von raconte. Expérience confuse, lige I’autorité dune tradition qui se perd dans la nuit des temps, et qui s’affermit de sa propre répétition, Ces histoires sont donc nécessaires au peuple comme aux enfants qui raffolent des contes. Mais le sage n’en a pas besoin, Il vit dans la béatitude du concept. Bt la béatitude précéde elle-méme la vertu ou plut6t elle s'identifie & son exercice. Le vulgaire renverse ce rapport. IL espére Ia béatitude qu'il n'a pas, loin d’agir «en vertu de la-béatitude ». Les histoires ravivent l'espoir. Elles rejettent au futur 'éternité du salut: Humainement, trop humainement nécessai- res a la piété et a la discipline, elles restent inessentielles. La foi n'est done pas d'abord la « foi des histoires ». Elle ne consiste, nous Vavons dit, que dans la piété, la charité et la justice. Histoires et cérémonies n’ont done d’utilité qu’en raison des opinions salutaires qu’elles provoquent. Mais leur contenu ne peut étre qu’ext Vunique nécessaire (p. 21-22). IL. Les Miracles 1. A Phistoire et aux histoires se rattache étroitement la troi- siéme dimension de la structure « théologique » : le miracle en tant que production divine. (Euvre de Dieu, c’est-a-dire une «deuvre dont la cause est ignorée du vulgaire» (ch. 6, p. 22). (On sait, en effet, que le « vulgaire » ne pergoit la providence que sous les espéces de I'insolite. Tl faut, semble-t-il, que l’existence de Dieu se manifeste dans le désordre et I’ébranlement de la nature. A 60 Spinoza ~ Théologie et politique cette condition, Dieu, en étonnant l'esprit, s"impose & son admira- tion. L’Admirable et le Miracle vont done ensemble. L'imagination, dans la mesure od elle admire, fixe le singulier, le détache de Penchainement universel. C'est ainsi que l'admiration implique né- cessairement ignorance des causes. Le miracle est l'exception, au service du singulier exceptionnel : le peuple élu, produit par un Dieu «exception, unique en ce sens qu’il est la propriété privée de son unique bien-aimé, Le miracle devient par la signe d’élection et de prédilection. Signe aussi d’anthropocentrisme; projection, au se- cond degré, de Fllusion des causes finales (ch. 6, p. 23) On voit dés lors ce que Spinoza pense du miracle dans 'Eeritu- re, Sa réflexion, parfaitement cohérente avec sa métaphysique, s‘appuie & un axiome: «rien ne peut arriver contre la nature, qui maintient un ordre fixe et éternel ». De plus, et d’un point de vue pis immédiatement « théologique », « par les miracles nous ne pou- vons connaitre ni l'essence ni l'existence de Dieu, mais ces deux vérites peuvent étre mieux connues par ordre fixe et immuable de lanature». En troisi¢me lieu, on s’efforcera de « montrer, i partir de quelques exemples de I'Ecriture, que I’Ecriture sous les expressions « décrets de Dieu» et « Providence » n'entend rien d’autre que l'or- dre de la nature, ordre qui suit nécessairement de ses lo's éternel- | les», Enfin on traitera de la « maniére d’interpréter les miracles de 'Ecriture et de ce qui mérite d’étre noté au sujet des narrations de miracles » (p. 23-24). De ce programme considérable, les troisitme et quatriéme parties concernent aruvre exégétique. Les deux pre- miéres par contre sont d’ordre philosophique. Je m’attarderai, en fonction de notre axiome de départ, & la conception spinoziste de la nature, 2. Nous poserons quelques présupposés indispensables a) tout ce que Dieu veut enveloppe une vérité et une nécessi éternelles; b) la puissance, le vouloir et lintellect sont identiques en Dieu; c)les lois universelles découlent de la perfection et de la nécessité de Ja nature divine; 4) dés lors, si quelque chose arrivait «contre le cours de la nature >, ( |ieseomen irait contre la nature méme de Dieu. Le miracle, en + [[a’autres termes, c'est la mort de Dieu, l'athéisme; La religion d'Israél 61 ©) le miracle étant métaphysiquement impossible, reste qu’il soit a yin, un trou de contingence dans le tissu de lunivers qu'un vide "intelligence, créé par l'llusion du désir humain; ) loin de nous faire connaitre Dieu, il tend & le niers 2) il ne saurait se comprendre, anthropologiquement (car il ya bien 4, une «essence humaine» du miracle), que par les opinions déficientes, | des hommes, qui ne savent expliquer, par le cours ordinaire des | choses, un phénoméne insolite, étrange pour la mémoire et lhabitu- de. La mémoire et 'habitude sont en effet les modes coutumiers d’explication. On pourrait dire que explicable, pour le sens com- mun, c'est ce que nous n’avons pas & admirer (p. 25). Cette rété- Fence au sens commun, constante dans les récits de IEcriture, nous avertit suffisamment que nous ne devons pas prendre a la lettre ce qu'elle nous dit, comme si elle pouvait nous révéler ce qui s'est réellement passé, alors qu'elle fait simplement écho au retentisse- ment d'un fait surprenant dans la conscience populaire (ib.). Qu’est-ce donc que la nature dans la conception spinoziste? —La nature, au plus proche d'une expérience de ordre, cest Penchainement universel, «1a connexion des choses, en vertu de laquelle toute chose singuligre et finie, ayant une existence détermi- née, ne peut exister ni étre déterminge a agir si elle n’est déterminée a exister et & produire par une autre cause qui, elle aussi, vu sa finitude, est déterminée & étre et & agir par une autre cause et ainsi a Vinfini» (E. I, pr. 28). Ce que signifie cette proposition fameuse qui nous décrit le mouvement de proche en proche dans une figure univers, dont Spinoza a fait le mode infini du second genre eu égard a 'attribut d’étendue, c’est que l’univers est un systéme: les lois ne sont que l'expression anthropomorphique de cette connexion systématique. Cela signifie encore que la singularité d'une chose se définit adéquatement par sa position l'intérieur d'une série, exac~ tement comme un nombre n’existe en sa singularité spécifique que dans la sétie arithmétique qui le définit en raison de sa loi génératri- ce. La singularité remplace en quelque maniere la subjectivité, Cela signifie enfin que Punivers est un «tre unique» (unicum ens), un universel coneret dont le morcelage en classes out en ensembles ne répond qu’a des vues d'abstraction et dimagination (L. 12). Ce ‘nominalisme sans repentir qui singularise l'infini et infinitise le sin- aulier exclut tout halo de possibilité vague, de potentialité errante o2 Spinoza ~ Théologie et politique dans les interstices de univers. En termes d’aujourd’hui, et en transposant le langage du logicien, le monde est un systeme a la fois cohérent (L. 32) et saturé, Saturé, c’est-a-dire tel que toute adjone- tion de postulat indépendant rend le systéme contradictoire. Il en est de méme dans univers spinoziste : toute adjonction d’énergie exté- rieure au systéme le rend contradictoire, incohéren:: bref le fait voler en éclats. Cette analogie logico-mathématique me parait fort éclairante pour comprendre l'aversion de Spinoza & légard du mira~ cle. Le miracle, qu'il soit en dehors ou contre la naxure, rompt la chaine ou la connexion universelle. Or un trou de contingenee sur un point rend le tout impossible. A rigoureusement parler le miracle fait que l'univers n’existe plus, et que Dieu par la méme disparait puis- que, par la méme puissance qui le fait cause de soi il est aussi cause de univers. Il erée dans l'enchainement causal un vide aussi incon- cevable que le vide dans la matiére (ef. Principes Philosophie de Descartes, Il, pr. 3). Et de méme qu’une étendue sans substance corporelle, ou «un corps sans corps» se détruit d’slle-méme, de ‘méme tne causalité sans agent intra-mondain aboutit a une causalité sans cause, & une absurdité. L'irruption du miracle divise ee qui ne saurait étre divisé ou séparé (E. I, pr. 15 scholion). 3. Aun second niveau, la nature, ja fois naturés et naturante, coincide avec les modes infinis du premier genre (mouvement et repos eu égard a I'étendue, entendement intellectus) eu égard 2 Ia pensée) qui s'expriment & leur tour dans les modes infnis du second 9 reenre (figure de l'univers étendu d'une pat, figure du monde des \ Ames d’autre part). Il faudrait ici commenter les propositions 21-23 Nae la premigre partie de l'Ethique; propositions fort obscures mais qui abritent les cogitata metaphysica les plus spécifiques du spino- zisme. Il faut comprendre tout d’abord que «de la nécessité de la nature divine », dont la richesse plique une infinité d’attributs infinis, une « infinité » de dérivés doivent nécessairement s"ensuivre . 1, pr. 16). Il faut comprendre ensuite (pr. 21) que tout dérivé immédiat d’un attribut infini et étemel, ne peut étre, & son tour, qu'éternel et infini. C’est le cas, par exemple de lidée de Diew qui procéde, comme mode infini du premier genre, de I'attribut « pen- sée>, Supposons, en effet, que cette idée de Dieu soit finie en sa nature comme en sa durée. Si elle est finie, elle est limitée par la pensée puisque toute limitation doit étre homogene & ce quelle La religion d'Israél 63 limite, Mais elle ne saurait étre limitée par la pensée en tant que constitutive de cette idée. Elle ne lest done que par la pensée en tant que non-constitutive de cette pensée. Il faudrait dés lors conce- voir Ia pensée & Ia fois comme constitutive et non-constitutive de Vidée de Dieu. Ce qui, vu I’hypothése, ne peut étre que contradic- toire et absurde, Le méme raisonnement valant de tout attribut, en tant quill s'exprime dans son mode immédiat, il s'ensuit que ce mode immédiat est nécessairement infini et étemnel. Il faut comprendre enfin que le mode infini immédiat s'exprime {A son tour, et pour la. méme raison, dans un mode infini du second genre (E. I, pr. 22), de telle sorte que tout mode infini ou bien dérive un attribut infini, ou bien en dérive, par la médiation d'un mode infini du premier genre (E. I, pr. 23). Cette procession d infinis dans les divers plans ’expression des attributs divins permet de replacer toute singularité, existentielle et causale, dans son univers de réfé- rence. La connexion horizontale de proche en proche est surdéter- minée par la puissance intensive et verticale dont elle releve. La structure de connexion ordinale n'est que lenvers d'une infinité {génératrice. Das lors le miracle, en tant que singularité détachée qui nous hypnotise sur l'exceptionnel, aboutit & une négation des divers infinis oft s'inscrit chaque détermination, et par Ta, & la négation de Pinfinité divine. Il est bien, en ce sens, comme le prétend Spinoza, germe d’athéisme. 4. Aun troisitme niveau, la nature, qu'on la prenne comme connexion des choses ou comme mode infini, du premier ou du second genre, émerge elle-méme sur un fond plus vaste qui est «Vinfinité des attributs infinis». A cet égard le rationalisme spino- ziste est moins étriqué qu’on ne le suppose dordinaire, Notre uni- vers n'est qu'un univers dans la multitude infinie des univers qui composent le monde, dont lunité n’est pas plus compromise par cette multitude que celle de la substance par I'infinité des attributs infinis. 11 faut done poser une Nature naturante qui déborde infin ‘ment la nature que nous connaissons. Le miracle, parce qu'il répond au désir trop humain et & l'anthropocentrisme naif de notre imagi- nation, ne serait done que l'ignorance et le refus de la pensée de V'infini, prise en toutes ses dimensions. C’est par la, du reste, qu'il nous impose de Dieu une idée singulidrement « rapetissante ». Nous irions alors qu’il exprime la peur de cette immensité, que l'angoisse 64 Spinoza ~ Théologie et politique refuse, mais dont la raison, comme entendement de I'intellect infini, doit sans cesse restituer I'instance critique et promouvante On se demandera, cependant, si cette pensée de I'infini, tele que la congoit Spinoza, ne releverait pas de ces idées, vagues et inadéquates, qu'il avait condamnées, Spinoza edt sans doute, bien {que nous n’ayons pas sa réponse, entériné cette réflexion de Hus- serl: « L’idée d'une infinité motivée par essence n’est pas elle-méme une infinité; I"évidence selon laquelle cette infinité ne peut étre donnée n’exclut pas mais bien plutdt exige que soit donnée avec Evidence V'idée de-cette infinité » (deen I, par. 143, trad. Riceeur, Paris, 1950, p. 481). En d'autres termes, et pour prendre cet exem- ple, la série infinie des nombres entiers ne peut étre donnée sous le regard intuitif qui la totaliserait. Nous ne maftriseroas jamais l'er caetera impliqué dans la fonction « successeur de ». Mais si nous ne pouvons dominer en son étalement l'interminable succession, rien nempéche d’avoir I'idée adéquate de la loi de position qui motive cette infinité. L’idée adéquate de cette loi et puissance de position, c’estl"idée méme d’infiniintensif,telle, me semble-il, que Spinoza a tenté de la penser. Mais, & la différence de Hussert, il complete cette idée d’infini intensif par celle « d’infinité des attributs infinis ». Cette vision grandiose explique pourquoi le miracle, & moins de Minterpré ter comme il fe fait parfois, non sans quelque artifice (¢f. TP. ch. 6, p. 36), dans le sens dune Providence soucieuse de ’onire universel, ne peut étre qu'un défaut d’entendement, une pensée blasphématoi- re, indigne de Dieu et de la religion «en esprit et en vérité» IV. Vocation et Election d'Israél Prophétisme, miracle, lois et cérémonies ne sont que les ex- pressions diverses d’un privilege qui sépare Israél de tous les peu- ples de Ia terre, II faut done examiner la signification de cette lection, Et nous interroger ensuite sur Vidée d'unicité, si impor- tante dans I’Ecriture. 1, L'idée d’élection ou de vocation suscite la méfiance. Le philosophe y flaire la passion; plus exactement un préjugé de vaine gloire ou de superbe « qui consiste a s'estimer plus qu'il n'est juste, jet ce par amour de soi» (E. IIL, def. 28). On risque ainsi de dévelop- La religion d’Israél 65 per un égocentrisme, ou un égoisme, individuel ou collectif, qui croit naivement, dans une illusion de théologie-téléologie, que tout a été ordonné, depuis toujours, &l’apocalypse d'une existence qui sacrifie la nature «2 une aveugle cupidité et & une insatiable avarice » (E. 1, appendice). Les philosophes eux-mémes n’échappent pas a cette illusion quand ils croient que I'histoire de la pensée occidentale appelait, normalement, par son cours, apparition de leur philoso- phie. Par lexclusivisme qu’elle entraine, Vidée de vocation-élection laisse entendre que la Vraie béatitude consiste moins dans la jouis- sance du vrai bien que dans la gloire hyperbolique d°étre seul & en Jouir. Or un tel sentiment, s'il n'est pas puéril, ne peut naitre que de. Penvie et d'une mauvaise ame » (T.T.P., ch. 3, p. 384), dont la haine s‘attriste de la félicité d’autrui ou, inversement, se réjouit de son malheur (E. IIL, def. 23). Lorsque I’Ecriture nous dit que Dieu a choisi Israél, qu’il l'a appelé entre tant d'autres a le manifester sur la terre, qu’il lui est proche par ses prophétes, par ses lois etc..., il faut comprendre, en conséquence, qu'elle s'accommode, pédagogiquement, & un peuple-enfant, qui ignorait encore la vraie béatitude, car il n’edt pas &é moins heureux si Dieu avait appelé toutes les nations. Il s’agi sait done de s’attacher une nation en la flattant. La conscience d'élection ne serait ainsi que ignorance des causes par lesquelles une nation a pu persévérer dans son étre. 2, Sila Providence, dans une perspective spinoziste, n'est rien de plus, sous T'image des décrets divins, que lordre fixe et immua- ble des choses (p. 386), le «secours de la providence», en tant qu'inteme, s'identifie & ce que la nature humaine peut produire par sa seule puissance pour la conservation de son étre. En tant qu’ex- teme, il se résout dans «la puissance, utile aux humains, des re sources de la nature extérieure» (p. 386). En ce sens, I"élu ou Vappelé de Dieu est l'homme quelconque qui agit suivant ordre prédéterminé de la nature, c'est-i-dire, selon le gouvernement et le décret éternel de Dieu. Conerétement, pour comprendre ce que signifie I'élection d'Israél, il faut distinguer trois sortes de biens : la connaissance des choses par leurs raisons; la discipline des passions; la sécurité de } existence dans la santé du corps. Les moyens de la premiére et de 66 Spinoza ~ Théologie et politique la seconde catégorie sont de caractére universel: ils relévent de la nature humaine comme telle, sans distinction de race ou de nation. Par contre, les biens du troisitme genre dépendent de facteurs qui nous échappent, et que les anciens attribuaient & la bonne fortune. Mais ils nécessitent aussi intervention d'une société, avec ce que le terme évoque d'industrie, d'invention, de vigilance et ce ténacité. Une nation qui n'a pas ces qualités, et qui sen remet aux aléas de la bonne fortune, s'abandonne pour assurer son improbable survie aux attentions d'une providence. Il faudrait donc conclure, puisqu'Israél n'a brillé ni par le savoir, ni par la vertu, ni par les habiletés de Vindustrie, que la raison de son élection n’était autre que son im- puissance. En fait, la Bible nous montre qu’on remercie Dieu pour les avantages dont on ne dispose pas : bénédiction des champs par la rosée du matin, récoltes abondantes etc... Le privilége d'Israél est done fort circonscrit; et dans ses limites mémes est-il sir qu'il n’ait pas été partagé? Spinoza ne se prononce pas clairement. Mais cer- tains passages bibliques, selon lui, favoriseraient, loin de l'exelure, Uhypothése qu’il souléve en passant (p. 388). De toute maniére, puisque les nations se distinguent par l'état social et les lois qui les gouvernent, P’élection d’Israél ne concerne tout au plus que les avantages sociaux relatifs & sa conservation (p. 389). Quant au charisme de la prophétie, on peut montrer au contrai- re, par l'exemple de Balaam entre autres, qu'il n'est point singulier, et que d'autres nations ont eu, elles aussi, leurs prophetes (p. 391). Faudrait-l enfin attribuer a la générosité divine cette survie d'lsraél, & travers des siécles de dispersion, qui ne cesse de nous étonner? Toujours prudent, Spinoza ne semble guére frappé par cette impressionnante perpétuité. « Leur longue existence, note-til, na pas de quoi étonner, vu que les Juifs se sont séparés de toutes les nations de telle sorte qu’ils ont tourné sur eux la haine de tous (... Que cette haine des nations les ait bien conservés, c’zst ce que Vexpérience nous a déja enseigné» (p. 395-396). Le signe de la citconcision, signe de contradiction, a été aussi le signe de leur durée, Peut-étre serait le signe de leur restanration future, dans un royauume qui serait le signe de leur élection, L’allusion au cas analo- gue des Chinois n’éclaircit guére les choses. Et Spinoza conelut d'une maniére assez ind ise, en concédant la possibilité d'une lection, temporaire ou étemnelle, d'Israél, pourvu qu’on Ia limite aux seuls avantages, matériels, du corps et de Ia société; les seuls La religion d’Israél 67 indices, vraiment différentiels, qui distinguent entre elles les diffé- rentes nations (p. 396). 3. Ces considérations sans enthousiasme sur l'idée d’élection ravivent sans doute, chez leur auteur, les plus tenaces de ses appré- hensions contre un Dieu anthropomorphique qui choisit, qui aime ou qui hait; qui dispose de possibles dont il aurait & décider; qui prend les allures d'un sujet ou d'une personne, aux mceurs trop humaines, trop attentive aux prétentions égocentriques de ses élus. Mais, et tel est pour nous l'enjeu de cette nouvelle question, elles laissent planer sur idée méme dunicité un doute qui n’est point sans compromet- tre la cohérence de la doctrine. Dans la premiére partie de l'’Ethique, Vunicité de la substance et, conséquemment, de Dieu (cf. pr. 14) fait partie des vérités étemelles et démontrables. Par contre, dans les C.M., I ch. 6, une inquiétude perce : «un examen plus attentif, nous pourrions peut- @tre démontrer que Dieu ne peut étre appelé un et unique que d’une maniere impropre >. Doute que renforce dans le sens d'une décision impérative la lettre 50 o0 nous lisons: « Qui appelle Dieu un ou unique n'a de Dieu aucune idée vraie, oti bien parle improprement de Lui». Pourquoi? Qui dit «un», dit nécessairement « nombre ». Done l'unicité, qui conceme I’existence non I'essence, ferait chuter la divinité sous la catégorie du nombre. Le nombre Iui-méme n’en- globe que les choses que I’on peut ranger dans une classe sous une étiquette commune ou un nom commun. L'unique lui-méme n’est en effet pensable que si l’on congoit tout au moins un autre qui ait quelque convenance avec lui, La critique de l'unicité prolonge donc. la critique des universaux. Si l’existence de Dieu est son essence, et si, de cette essence singulitre, i ne saurait y avoir de concept tuniversel, il est impossible d’affirmer encore l'unicité de Dieu. 4. La question que je souléve n’engage pas seulement une discussion relative A la cohérence du spinozisme : on peut, &’infini, ‘opposer les textes de l’Ethique, confirmés par les Lettres 34 et 35, & ceux que j'ai cités, Elle touche aussi & un héritage, apparemment aussi indiscutable que le monothéisme. Dans un ouvrage, de pro- chaine publication, consacré précisément au probléme de l’unicit divine, et qui s'inspire des Grundlagen der Arithmetik (II* partie, par. 49) de Frege plus encore que de Spinoza, j'ai tenté d’aborder 68 Spinoza ~ Théologie et politique liaison avec ce chapitre 3 du T.T.P., élever le débat & sa véritable méme de Dieu dont Spinoza a voulu renouveler I’entendement, sans oublier ce qui lui paraissait étre la durable legon de le religion plus proton cut-<étre, comme je l’insinuais plus haut, c"est le faut nommer I’Un, qui est une maniére de parler et non un attribut ontologique de I"hénologie, semble échapper & son emprise, en dépit des réserves que marque I’Ethique (1, pr. 10 scholion). Le dieu de dans un dehors, méme si ce dehors ne le condamne pas 3 l’aliéna- tion. La dialectique hégélienne de l’intérieur et de l’extérieur me Mais je n’ai point l’intention de confier au poéte l'explication de Spinoza. Nous sommes invités 4 penser difficilement une dispersion Je nom commun de leur indépendance, quant a l’étre et 4 lintelligibi- Jité. On s’expliquerait ainsi que le spinozisme trace un chemin inédit entre les mystiques de I"Ineffable et les onto-théologies de la tradi- La religion d'Israél 0 V. Conclusions 1. Lareligion d'Israél, dans l'exégése spinoziste, répond, pour ensemble de ses traits spécifiques, & l'anticipation que nous en proposaient dune part la philosophic de la religion et la méthode dinterprétation d’autre part. A ceux qui s'en étonneraient, et qui accuseraient Spinoza d’a priori rationaliste, il faudrait répondre qu’une recherche de hasard n'a rien d'un authentique savoir. Il n'est point d'expérience sans idée préalable; comme il n’est point d’idée sans le corps d'expérience oi elle se vérifie. Ici encore, pensée et étendue, dans leur indépendance, rendent possible la réalité de Vhumain dans un texte d’écriture. 2 Les différents moments que nous avons discemnés dans la Religion d'Israél, dessinent une figure originale. La prophétie- révélation ne saurait se séparer de la loi sociale, vu qu'elle est ordre essentiellement pratique. L’élément moral de Ia prophétie n'a done de sens que par le politique qui linscrit dans le corps d’une nation, Et cette nation, & son tour, ne, peut exister que dans la mémoire d’un passé, oi! les gestes de Dieu dans les fulgurations du miracle confirment la singularité dune élection-vocation qui décide d'un destin d’exception. L’exception dans V'ordre de la nature re- fléte l'exception du privilege qui fait de I'Elu ta propriété du Dieu unique, et du Diew unique la quasi-propriété de son Elu et de son bien-aimé. La corrélation organique de ces éléments fonde la cohé- rence d'une « bonne forme», Ia solidité d'une existence théologico- politique, 3. L'existence théologico-politique d’une telle religion en mar- que les limites. Limites géographiques d'abord, qui en restreignent lampleur aux frontigres d’un pays et d'un peuple déterminé. Limi- tes psychologiques ensuite, que détermine la conscience collective dune position centrale dans l'histoire du monde. Limites éthiques, qui subordonnent les «biens spirituels » aux nécessités socio- économiques de la vie en commun. Limites gnoséologiques enfin, qui aisignent le «religieux» au premier genre de connaissance. 4. Ces multiples limitations ne doivent pas, cependant, atté- nuer la vection universaliste, par la loi de justice et de charité, que 70 Spinoza ~ Théologie et politique Spinoza n’a point manqué de repérer dans la révélation prophétique. 5. Il n'en reste pas moins que ce mouvement d'excentration reste lié (Comme on parle d’une variable lige) aux conditions régiona- les qui en freinent expansion. 6. On peut done concevoir un élargissement qui libére, en et pour elle-méme, l'essence morale de Ia religion d'Israél, 7. Cette libération s’affirme déja, pour Spinoza, dens ce qu'on appellera plus tard «I'essence du christianisme ». CHAPITRE 4 LES ECRITURES CHRETIENNES Je ne m’astreindrai pas, tout en le suivant de loin, au schéma qui m’a guidé dans étude de la Religion d’Israé|. J’adopterai, cependant, pour traiter des écritures chrétiennes, le fil conducteur que me fournit Ia théorie du premier genre de connaissance. Il faudra done, sur le cas chrétien, examiner ce que devient l'idée de révélation; puis, tenter de soulever le voile qui, pour Spinoza, abrite Vénigme du Christ. I sera possible alors de définir le «nouvel esprit» que nous associons au message évangélique; et de considé- rer, en conclusion, "essence et Ie destin du christianisme. On me permettra, au cours de cette étude, de ne point oublier qui je suis. L’absence totale de « préjugés » est un privilege divin qui ne saurait me convenir. I. Les deux Testaments 1, Spinoza n’ignore point, on s’en doute, la division tradition- nelle des livres saints en Ancien et Nouveau Testament. Pour un chrétien, cette division marque sans doute une coupure, qui est plus qu’épistémologique, mais sur un fond de continuité dont la recon- naissance commune rend hommage & la Source juive du Nouveau. Attentif aux différences, que nous marquerons par la suite, Spinoza est surtout préoccupé, de par ses théses de philosophie et d’« her-

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