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CHAPITRE 5 LA VIE POLITIQUE ET SES FONDEMENTS. L'essence de la foi, que nous découvre la nouvelle méthode d’exégese appliquée aux Feritures judéo-chrétiennes, nous a done acheminé vers la solution du probléme théologico-politique. Si l'on ‘me permet cet anachronisme, je dirais volontiers que Spinoza a anticipé l'Essence du Christianisme de Feuerbach. A sa maniére. qui n'est point celle de I’allégorie et du commentaire spéculatif, dont Feuerbach réactualise la tentation sans rien changer & sa substance, il opere la distinction entre l’essence dogmatique et I'essence anthro- pologique ou morale de Ia religion. Or T'essence dogmatique du religieux, que représente le catholicisme, est elle-méme solidaire de régimes politiques, tel que la monarchie absolue, de moins en moins ‘compatibles avec les postulations véritables de la communauté poli- tique. L’essence anthropologique ou morale de la religion rend possible par contre Pavénement d'une authentique démocratie. Cette harmonie entre les deux extrémes, jusqu’ici en conflit, re~ quiert toutefois que la réforme de lentendement sur le plan des Ecritures se complete d'une réforme de l’entendement politique. Or cette intelligence renouvelée du politique appelle une réflexion sur ses fondements. J'essaicrai d’élucider ces fondements, en liaison tant avec les chapitres 16 et 17 du T.T.P. qu’avec leurs symétriques dans les chapitres 2, 3 et 4 du T.P. Je m’interrogerai sur la genése du politique: sur I’état et le droit de nature; sur le passage & la commu- nauté politique par le pacte social; ainsi que sur les limites d’un transfert qui sont aussi les limites imprescriptibles du pouvoir. 100 Spinoza ~ Théologie et politique I. La gendse du Politique 1. Les anciens, Aristote en particulier, nous ont transmis la définition, indéfiniment reproduite : 'homme est un animal p. gue. Animal raisonnable er animal politique. Les deux définitions se complétaient dans une réciprocité d’implication formelle, qui laissait incertain sur la priorité respective de l'une ou de l'autre des proprié- tés, Spinoza, sans les contester directement, puisqu’elles répondent & «quelque chose», se méfie de ces définitions génériques qui laisseraient croire soit des qualités occultes soit & un immé tisme, tant du rationnel que du politique, incompatible, selon ui, avec la réalité des faits. Si "homme nait « animal », il devient rai- sonnable comme il devient politique. La véritable définition devrait done étre génétique et non plus générique. Elle décrit un processus et une loi de genése, un peu comme Ia definition du cercle. L'étre politique ne se comprend bien que comme résultante d'un agir. L’évidence du donné risque de nous faire oublier le probléme. Si Yon peut admettre a la rigueur une aspiration naturelle des hommes AT'état de société (T.P. ch. 6, par. 1), on se souviendra surtout quills se conduisent moins par la raison que par impulsion ou affect, et par la crainte en particulier. L’étrange de la condition humaine est précisément que le fait et le droit n'y coincident jamais. Le rationnel est moins un départ qu'une conclusion. Une victoire improbable sur des forces & maitriser (ib.) et qui prend, paradoxalement, les allures dune contrainte, ob Varbitraire individuel se subordonne, malgré les réticences de la subjectivité, & Vimpératif de Puniversel et du commun salut » 2. Au commencement, il y avait la violence, c'est-autire le régne des affects, C'est & partir de 1a qu’on retracera la genése du politique, ou d'un homo sapiens dans Vordre du politique. 1 im- porte, cependant, de bien comprendre de quoi il s’agit. L’origine dont nous parlons n'est ni biologique ni historique au sens étroit od Phistorien prend ce dernier qualificatif. Quand il essaie de montrer partir de quelles conditions la respublica a pu avoir lieu, Spinoza ne se réfere & aucun événement, localisable en un espace et en un temps précis. Ils'intéresse avant tout au fait de raison qui a décidé, dans une genése transcendentale, d’un certain exode, du passage décisif d'un état de fait & un état de droit, Plus exactement, ce fait de La vie politique et ses fondements ite un état de nature raison s‘appui 3. Cet état de nature, hyperbole du passionnel, est la résistar ce, ou le «choc » que se donne le penseur pour faire naitre un certa monde. A Vorigine, cous ne trouvons ni V'informe du chaos, ni paradis des mythologies. L’état de perfection adamique, dont réve! les théologiens, rend impossible la chute ou Ie péché originel q Paurait suivi. Les explications qu’on en donne ou bien redouble: dans une ombre maléique un désordre germinal incompatible ave Vhypothétique innocence que I’on postule; ou bien condamnent théoricien & une régression sans terme qui d’Adam nous renvoie Eve, d'Eve au serpent, du serpent au diable, du diable au bon die etc. (T-P. ch. 2, par. 6). I serait aussi dangereux, du reste, « substituer 'enfer au paradis. Car Vorigine interdit tout jugemet moral: elle est en dega de nos jugements de valeur éthiques. ? harmonie paradisiaque de "homme avec Dieu, avec la nature et ave ses semblables; ni désordre proprement dit, mais lutte de to. contre tous et droit du plus fort. C'est ’excs méme de ce conilit q sollicite, pour ainsé dire, Intervention de la raison pour que la vier s‘achéve pas dans ur. Suicide collectif. Ce fait de raison, c'est pacte social qui émerge sur ce fond de ténébres passionnelles. Sp ‘noza n'est pas un peaseur dialectique. Le négatif, a-t-on souve remarqué, a’y tient aucune place. Reconnaissons toutefois que : théorie du politique ne peut se passer d'un négatif’T'&tat de nature IL, L’état de nature 1. « Sila nature humaine avait 6té telle que les hommes eusse: 1 sous le seul impératif de la raison, et n’eussent poursuivi rie dautre dans leur effort, le droit de nature, en tant que propre « genre humain, serait déterminé par la seule puissance de la raison (T-P. ch. 2, par. 5). Mais on sait que les hommes sont menés par lei aveugle cupidité. Ces cupidités infra-rationnelles sont des passior plus que des actions. Mais ces passions sont aussi des forces, di impulsions qui empruatent & la nature la force qui permet & tout « qui est la persévérance dans son étre, L’histoire et l'expérienc renversent donc loptimisme naivement rationaliste qui confond ¢ 102 Spinoza ~ Théologie et politique qui est et qui vaut en soi avec ce qui est. effectivement, pour nous Gars Ta réalité quotidienne, L’état de nature n'a rien «'idyllique. Non seulement il exclut toute nostalgie édénique, mais il récus aussi bien cette « bonté » naturelle, cette spontanéité amicale que les scolastiques, méme partisans du pacte social, accordaient aux hommes du commencement. En cet état que Spinoza n'invente pas (Hobbes et bien d'autres Vavaient précédé sur ce point), et qui efléte rétrospectivement, en la projetant dans un « passé » intempo- rel, la dure expérience d'un quotidien trop humain, ce qui deviendra raisonnable n'est, provisoirement, que le lieu de passage d'une puissance inhumaine, d'une nature «dont nous sommes une Partie », une partie « inconcevable sans les autres parties ». L’état de nature mérite bien son nom, dans la mesure ot "homme y patit le jeu de forces anonymes. II correspond, en gros, au premier genre de connaissance, mais a la condition d'y accentuer limpulsion plutét que la connaissance, la crainte ct la terreur plutot que la simple représentation. 2. De ces indications sommaires nous pouvons déyager les twaits caractéristiques de l'état originel a) L’état de nature privilégie des forces plus que des individus. Entendons par Ia que les singuliers ne sont que les remous dune puissance qui vient de plus foin et de plus profond. L’homme y est traverse par un élan qu'on ne saurait maitriser ni comprendre par- faitement. Disons, en écho a une formule célébre, que homme y est n proie & un «sublime dynamique » b) L’état de nature plonge homme totalement, et sans résidu de transcendance, dans les forces de l’univers, Contrairement aux trax ditions religieuses qui réservent 'origine de I’ame en la confiant & une création ex mihilo, il faut affirmer la soumission intégrale de Thumain aux causes naturelles. Pas d’empire dans un empire, nous Fappelle Spinoza qui ajoute: «Il n’est pas plus en notre pouvoir d'avoir un esprit sain qu'un corps sain». La transcendance de Vorigine signifiait, pour le thomisme, lindépendance ontologique et Je pouvoir d’autodétermination dans l’ordre de Magir: pouvoir ma- gnifique qui edt 68 & son acmé aux premiers jours de humanité (Cesi cette erreur que l'on dénonce ici, La perfection n'est jamais au début, Si -homme, corps et ame, est euvre de univers, a fortior’ La vie politique et ses fondements 103 Vest-il dans l'état de nature, qui ne connait rien d’analogue & ce que les philosophes chrétiens ont appelé « spiritualité de l'ame» (T.P. ch. 2, par. 6), et libre arbitve dindifférence. ¢) Cet état de nature est un régime d’appétit et non de raison. Ce n'est point que la raison n'y joue son role; mais c'est une raison au service de la passion. C'est la raison rusée et cruelle que norme la seule puissance du désir. II n'y adone la ni obligation ni sanction. Ce pré-rationnel est un état généralisé de conduite passionnelle, 4) Ce pré-rationnel est aussi pré-religieux. Spinoza est formel «Vétat de nature est, par nature et dans le temps, antérieur la religion» (T.T.P., ch. 16, p. 128). La religion commence quand les hommes transférent & Dieu (comme on le voit dans la Bible) leur droit de nature. En conséquence, dans cet état originel, il ne saurait etre question dobéissance a Dieu. Cette obligation, seule la révéla- tion nous Venseigne. Et si l'on place au début un ordre religieux, la révélation devient superfiue, Or seule la révélation qui se référe au culte de Dieu comme prince (et non a la vérité des choses) nous apprend a obéir & un supérieur, tout au moins imaginé comme tel. A fortiori, ne mettrons-nous pas dans le coeur des premiers hommes le «pur amour de Dieu» dont parlait le quiétisme. Cet amour qui supprime lobéissance, et « qui surgit de la vraie connaissance aussi nécessairement que la lumigre du soleil», ignore le prince et le Iggislateur. II fait partie des vérités éternelles, et ces vérités n’appar- tiennent et ne sauraient appartenir & I"état de nature (T.T.P. ch. 16, . 129-130 et note marginale 34). ©) Pourtant, ce pré-religicux a quelque chose de divin. On a peine & le croire. Mais il faut savoir s'élever jusqu’a ce point sublime de désintéressement et dobjectivité oi, par dela le bien ct le mal, le raisonnable et Ie déraisonnable, nous contemplons Vordre de la ature dans la totalité de ses lois et de ses puissances. Rien alors ne nous apparaftra comme absurde ou horrible. Aussi nécessairement ue les poisons sont déterminés & nager, aussi nécessairement les plus forts et les plus gros sont déterminés & manger les plus petits et les plus faibles (cf. T.T.P. ch. 16, p. 121). Le biologiste, le philoso- phe lui-méme sont parfois frappés de stupeur par le spectacle de la nature et de Ia lutte pour la vie. Le marxiste, qui est par ailleurs assez proche de Spinoza, aurait cuelque raison de s'inquiéter de cet état, dans la mesure oi il restitue lui aussi "homme a la nature, au 104 Spinoza ~ Théologie et politique liou d’en faire un empire dans un empire. Ce ne sont Ia pourtant que des réflexes anthropomorphiques ou anthropocentriques, qui projet tent humain dans univers au lieu de l’y replonger. Il faut done s‘excentrer, s*habituer 2 l'autre en tant qu’autre, je veux dire & cet inhumain qui habite la nature et "homme lui-méme en tant qu’ fait partie de la nature. Il faut qu'il y voie Dieu lui-méme: Deus sive natura, Car la puissance divine s'exprime, se déploie dans ce carna- ge, dans cette persévérance tétue, dans cet effort inoui pour mainte- nir et promouvoir son étre. En effet, tout ce qui est dans la nature, et dont existence ne procéde pas nécessairement de son essence, n’existe et n’agit que par la puissance éternelle de Dieu (T-P. ch. 2, par. 2 IIL. Le droit de nature 1. Cette expression, consacrée par une longue tradition, risque de nous induire en erreur. Pour éviter les confusions, on devrait recommander au lecteur, le De Lege de Suarez (édition Vives, vol. 5, livre 2, ch. 17-20). On y trouvera quelques précisions utiles sur le droit comme faculté (Jus ut facultas) et le droit comme loi (Jus lex); sur le droit naturel (Jus naturale) commun aux animaux et aux hommes; sur le droit des gens (Jus gentivm) « commun aux hommes seuls», et qui ne se fonde pas sur la seule nature humaine, puisqu’il tient compte de conditions ou de situations historiques nécessitant, par exemple, une division des propriétés, que n'imposerait pas, par sa seule force, le droit naturel. Le droit des gens constitue ainsi une sorte dintermédiaire entre droit naturel et droit positif. Mais le droit naturel demeurait jadis l'ultime instance, 'universel et le nécessaire qui sauvait de larbitraire la positivité des lois. Norme pré-juridique de tout ordre juridique, il taitI’« esprit des lois ». Le droit des gens se présente comme la conclusion dune prémisse de raison (« il faut vivre pacifiquement ») et d'une prémisse d’expérience («i Nn des biens favorise les querelles sans fin»). La proprié devient, dans ces conditions, une nécessité humaine. Spinoza, qui n’ignore pas les juristes de son temps, n'est pas totalement étranger & ces préeédents historiques, pas plus que Hob- bes du reste. Pourtant Ie droit naturel dont il parle (Jus naturae) La vie politique et ses fondements 105 nest ni le droit naturel ni te droit des gens de l'antique tradition, reprise par Ia scolastique. On notera toutefois que l'aspect de puis sance ou de « faculté » Jus ut facultas) est particuligrement accen. tué dans les deux traités. A vrai dire, on ne peut dissocier ni le puissance de Ia loi ni la loi de la puissance, vu que la nature elle-méme, qui transparait dans ['expression « droit naturel» est & la fois puissance et régulation par la loi. Mais s'il retient, en juste higrarehie, les deux composantes de l'antique «jus naturae », Spi- noza en rejette tout le contenu éthique, tout au moins au niveau de Vétat de nature. Ni moral ni immoral (de telles qualifications se: raient, A son égard, rigoureusement non-sensées), le droit de nature spinoziste ne saurait méme se définir par une permissivite illimit ‘Toutes les catégories qui nous sont familigres, et qu’on a essayé récemment de retraduire dans une logique des normes (ou logique déontique) sont dés lors hors circuit. On peut regretter, dans ces conditions, que le T.T.P. et le T.P. utilisent une terminologic équi: voque et qui peut faire constamment illusion. $'il !'a maintenue. ainsi que Hobbes lui-méme dont il dépend pour une bonne part. c'est parce que, me semble-til, se plagant au point de vue de société dgja faite pour concevoir la société « qui avait & & cru devoir penser le pré-juridique et le pré-social en un langage social et juridique. Mais aussi, et cette raison n’est point secondaire parce que, d’une certaine maniére, le régime démocratique qui aurs ses faveurs, restitue antique état de nature et le droit qui lu correspond. 2. Nous formulerons, en conséquence, une premigre proposi: tion fondamentale: dans état de nature, la puissance de chaque chose n’a pour restric‘ion que les seules limites de sa nature. Li deuxitme, aussi imporsante, précise que la puissance de nature qu fait exister et agir chaque chose, en tant que partie de notre univers n'est autre que la puissance de Dieu, infinie et «absolument libre» c’est-A-dire « déterminée par sa seule essence & exister et & agir». I svensuit que le droit neturel n’est, en toute chose, que la puissanci d'etre et d’agir qui siidentifie & son essence, & son effort pow persévérer dans son étre. Il exprime donc en chaque nature le droi illimité de Dieu, son infinie puissance, mais sous un mode fini. On s« demandera quelle est la différence entre droit (Jus) et puissance (Potentia) tant en Dieu que dans la nature. Je risque cette réponse 106 Spinoza ~ Théologie et politique droit et puissance sont la méme cho vue tantot en son dynanisme de puissance, tantot en sa liberté U’auto-régulation ou de loi interne (cf. T.P. ch. 2, par. 2-5), Si lon ne craignait un anthro- pomorphisme, on dirait que le droit de nature c'est I'affirmation de soi, sans obligation ni sanction, c’est-A-dire dans |"arbitraire absolu Derniére conclusion: le droit de nature s‘étend aussi loin que la puissance, On comprend par Ia la corrélation sémantique qui unit, dans les deux traités, les expressions: lex naturae, jus naturae, potentia naturae. La puissance se relie effort ou conatus ontolo- ‘gique et ontogénique, immanent & tout étre; le droit, & la liberté ou aux degrés de liberté de cette puissance; la loi, & la détermination inteme de agir. En un sens dérivé mais cohérent avec nos prémis- ses nous pouvons définir I’état de nature comme la sphére d’exerci- ce, le rayon d'action du droit de nature ainsi entendu (T.P. ch. par. 4), 3. Si nous envisageons ordre d’exercice, et non plus de spéci- jeation, il nous faut considérer diverses situations. En principe, ‘

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