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Affaire Le Prince :

Edison a t-il commandité l’assassinat de l’inventeur du cinéma ?

L’histoire des débuts du cinéma est une galerie de portraits


extraordinaires qui paraissent sortir d’une tragédie de Sophocle joué
dans un théâtre conçu par Jules Verne. N’oublions pas le belge
Joseph Plateau, inventeur d’un jouet scientifique, le phénakistiscope
qui utilise le phénomène de la persistance rétinienne à la base des 16
images secondes du cinéma. Tel un Phaéton moderne, Plateau
deviendra aveugle après avoir observé le soleil pendant 25 secondes.
Il y aura l’étrange Muybridge, qui décompose le mouvement du
cheval, puis, tel un centaure pris de folie, tue l’amant de sa femme
d’un coup de revolver. Il y a le pathétique Frise-Green, Midas ruiné,
embastillé, qui meurt, totalement oublié, à la fin d’un d’une
conférence avec un Shilling dans la poche. Mais c’est l’affaire Le
Prince qui reste encore aujourd’hui le plus grand mystère de l’histoire
du cinéma. Originaire de Metz ou il est né en 1842, Augustin Le
Prince est un homme cosmopolite, capable d’évoluer aussi bien dans
une université allemande que dans la société savante victorienne. Il
s’installe à Leeds en Grande Bretagne ou il se marie avec Élisabeth
Whitney. Après avoir acquis une solide réputation comme spécialiste
de la photographie, il se rend aux USA en 1881 ou il réalise un chef
d’oeuvre, le diorama de l’affrontement du cuirassé Merrimac et
Potamac pendant la guerre de sécession. A Washington, en 1886, il
fait breveter une caméra à 16 objectifs. Inventeur prolifique et
homme d’affaire avisé, Le Prince décide de s’installer en Amérique à
la fin des années 1880. Il rentre à Leeds afin de liquider ses intérêts
mais il décide cependant de mettre au point sa dernière invention
avant de traverser définitivement l’Atlantique. Il s’agit d’une caméra à
un objectif utilisant des rouleaux de film avec des perforations en
croix de Malte. C’est une révolution technologique qui sert aussi bien
à la prise de vue qu’a la projection. Les essais sur le pont de Leeds et
dans la propriété de Roudhay en octobre 1888 avaient été concluants.
Il s’agit des plus anciens films existants. Aujourd’hui encore on peut
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admirer la fluidité de l’image et la précision des contrastes qui laissent
apparaître la fumée s’échappant d’une cheminée voisine. Le 11
Janvier 1888 une demande de brevet est déposée à Londres. Nous
savons qu’en août 1890 Le Prince fait une démonstration à l’opéra de
Paris devant un témoin. La caméra est techniquement prête et Le
Prince s’apprête enfin à partir pour l’Amérique afin d’y déposer un
brevet.

Mais avant de rentrer, l’inventeur décide de voyager une dernière fois


en France avec un couple ami de Leeds, les Wilson. Le 13 septembre
à Bourges, les amis se séparent car Le Prince veut aller voir son frère
à Dijon pendant le week-end. Il convient avec les Wilson, qu’il les
retrouvera le lundi 16 à Paris afin de rentrer à Leeds. Les Wilson
attendront en vain leur ami à la gare du nord. On ne reverra plus
jamais Le Prince. En Angleterre Scotland Yard est alertée, En France
la Sûreté est mise sur l’enquête. Une chose est sûr, Le Prince à bien
pris le train express Dijon Paris le lundi 16 septembre 1890. On
interroge les témoins, on fouille le long des voies. Augustin Le Prince
s’est volatilisé, on ne retrouve ni son corps, ni ses vêtements, ni ses
bagages. Il n’existe à l’époque aucune explication rationnelle à la
disparition de l’inventeur. La thèse de l’accident est écartée, puisque
ses bagages ont disparus et que son corps n’est pas le long des voies.
Une agression violente aurait elle aussi laissée des traces sans compter
qu’avec ses 1 m 90 et son allure à la Sean Connery Le Prince était une
proie difficile. On imagina une fugue, mais aucune raison valable ne
put jamais être avancée pour justifier cette disparition volontaire, pas
même certaines rumeurs infondées d’homosexualité ? Et si Le Prince
s’était suicidé pour raisons financières ? On sait pourtant que Le
Prince était riche et avait une bonne raison de s’enrichir encore grâce
à ses brevets. Crime familial ? On soupçonna son frère, dernière
personne à l’avoir vu vivant à la gare de Dijon, mais aucun mobile
sérieux ne fut jamais avancé pour étayer cette thèse. On avança
timidement l’hypothèse de l’enlèvement, mais à l’époque aucun
élément en possession de la police ne pouvait conduire à un mobile et
un coupable. La course à l’invention du cinéma était une guerre
secrète totalement inconnue des services de police. Apparemment, Le
Prince n’avait pas d’ennemis... Cependant la disparition de l’inventeur
français laissait un vide salutaire dans la guerre des brevets. Selon la
loi anglaise les objets ayant appartenus à un disparu sont mis sous
scellés pendant 7 ans. Cette interdiction inclue les brevets. Ceux ci
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sont donc inutilisables jusqu’en 1897. Madame Le Prince qui tenta
vainement de récupérer les brevets de son mari, en vint à la
conclusion selon le Manchester Guardian, que son mari avait été « éliminé
par l’action de personnes désirants s’assurer le contrôle de la situation
cinématographique
Techniquement l’enlèvement était réalisable puisque Le Prince avait
planifié son voyage plusieurs jours à l’avance. Les kidnappeurs
éventuels avaient donc 4 jours pour préparer un plan d’action et le
seul moment ou Le Prince pouvait être enlevé était effectivement le
16 septembre pendant le trajet Dijon-Paris. Il existait plusieurs arrêts
pendant le trajet et la possibilité selon laquelle un groupe d’hommes
armés auraient forcés Le Prince à descendre du train n’est donc pas
exclue. Ce n’est qu’en 1923 que KiIlburne Scott dans un article du
Photographic Journal émet l’hypothèse d’un complot “d’inventeurs
américains”. Qui sont-ils ? En 1890, “inventeurs américains” se résume à
un seul nom : Thomas Alva Edison, considéré comme le plus grand
inventeur de tous les temps. On le compara à son époque au
Napoléon de la science et en 60 ans de carrière il déposa plus de 1000
brevets dont l’ampoule électrique, le tramway électrique, le
télégraphe, les piles et le cinéma.
Edison affirmait lui même que le génie était 1% d’inspiration et 99%
de transpiration. Edison était ainsi devenu le spécialiste de la
récupération technologique qui consistait à reprendre les idées, les
inventions et les échecs de ses concurrents. Les laboratoires de
recherche d’Edison pratiquaient ainsi “l’invention collective” ou l’on
employait la technique dite du “trial and error” grâce aux capitaux
importants mis à leurs dispositions par de nombreux financiers. Or,
dans les années 1880-1890, Edison travaille sur un projet
technologique et financier appelé Kinétoscope ou « peep show »,
appareils forains et visionneuses sur lesquelles on regarde à travers
des jumelles pour voir des films. Mais la faible luminosité de l’appareil
rend impossible la projection cinématographique. Le Kinétoscope
ressemble à du cinéma mais n’est pas du cinéma. Edison rejette ainsi
l’idée du cinéma par projection pour des raisons économiques « Si
nous réalisons cette machine que vous demandez, affirme-t-il, cela ruinera tous nos
efforts. Nous sommes en train de fabriquer des machines à “peep show”. Nous les
vendons en grand nombre et nous réalisons un bon profit. Si nous sortions ce
projecteur, nous ne pourrions en vendre qu’une dizaine aux USA. Avec quelques
projecteurs vous pourriez montrer des films partout dans le pays. Nous serions
ruinés. Ne tuons pas la poule aux œufs d’or. »
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Edison, dans les années 1880 avait la volonté de devenir un membre
à part entière des grands prédateurs capitalistes du XIX e siècle. Il
joue intelligemment la rivalité des barons du rail Jay Gould et
Vanderbilt pour leur lutte pour la prise de contrôle de la Western Union
et il vend à cette dernière un téléphone à charbon contre une rente de
17 000 $ pendant 17 ans. Edison poursuit son rêve, celui de devenir
le plus grand baron du capitalisme. A n’importe quel prix... Pendant
des années il va s’évertuer à transformer la Général Electric en une
société multinationale dont l’objectif affiché est le monopole
scientifique qui tisse sa toile de l’Europe à l’Australie. En 1889 la
société continentale Edison, au capital de 50 millions de francs
rayonne sur toute l’Europe. Lors de la disparition de Le Prince, aucun
enquêteur de police ne pouvait faire le rapprochement entre les
inventions du français et les travaux concurrents des établissements
Edison. Mais à l’époque cette hypothèse était invraisemblable pour la
police nationale. D’autant plus invraisemblable qu’une concurrence
technologique ne semble pas suffisante pour commanditer un crime,
puisque les établissements Edison auraient apparemment survécu à
l’invention de Le Prince. Mais nous savons cependant aujourd’hui
que l’inventeur américain était aux abois et que le succès du
kinétoscope était lié à un projet mégalomaniaque : Estonia... Le grand
secret d’Edison était la recherche qu’il effectuait depuis des années
sur un procédé d’enrichissement artificiel du minerai de fer. Les
grandes mines de fer de l’Est arrivant en fin d’exploitation, Edison
avait le projet de rendre rentable les mines à faible rendement. Selon
ses calculs une telle mine suffirait à alimenter l’industrie américaine
pendant des centaines d’années... Après des essais concluant sur le
procédé, Edison achète en Caroline du nord, Estonia, une concession
minière immense mais pauvre en minerai. Il fait construire une
gigantesque usine de retraitement sur ce qui devait être le centre d’une
ville nouvelle spécialisée dans la science et la technologie : Edisonia. La
ville du futur, rêvé par Jules Verne, réalisé par Edison. Un admirateur
écrivit une lettre à l’inventeur en ces termes : « Vous êtes...le seul de votre
espèce, nécromancien, alchimiste, chef de guerre, sorcier. » La réputation et la
personnalité d’Edison commençait à s’infiltrer dans la société civile,
et des nouvelles d’anticipation en faisait leur héros démiurge comme
dans « Edison, conquérant de Mars » ou le Général Edison engage une
guerre contre les martiens. Même si Edison proteste contre
l’utilisation de son image, la vérité commence lentement à apparaître à
ses contemporains. Edison à le complexe de Robur le Conquérant. Il n’est
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pas seulement un inventeur, il est un magicien à la recherche de la
richesse éternelle. Edison est un homme dont l’ambition n’est rien
d’autre que la conquête capitaliste du monde. Il est le Napoléon de la
science. Folie ? Certains de ses détracteurs parlèrent effectivement de
la « Folie Edison ». Les investissements du projet Estonia étaient
gigantesques et s’évaluaient en millions de $ de l’époque ( 40 000$ en
1890 correspond à 1 million de $ aujourd’hui.). Pour Edison, au
moment ou ses liquidités commençaient à diminuer d’une manière
inquiétante, le kinétoscope avait une importance capitale puisque les
profits promis étaient fondamentaux à la réalisation du projet
Estonia. Le précédent brevet de Le Prince déposé en 1888, ainsi que
son nouveau prototype de caméra lié à son retour aux USA, était une
véritable catastrophe pour l’inventeur américain car Le Prince
personnifiait tout simplement la ruine de toute son oeuvre à venir. Il
était celui qui allait « tuer la poule aux oeufs d’or » De tous les mobiles
possibles qui conduisent au meurtre certain sont anodin et ridicules,
le mobile d’Edison se classe au contraire dans la catégorie supérieure
du crime, celui des crimes dits d’Etat... Le royaume scientifique d’Estonia.
On comprend dès lors le puissant dilemme qui devait agiter le Général
Edison face à ce petit inventeur français qui avait l’outrecuidance de
venir déposer son brevet à Washington. On peut d’ailleurs se poser
la question de savoir si un inventeur est prêt à tuer un être vivant au
nom de la science ? La réponse est évidemment positive...Il existe
ainsi une anecdote suffisamment explicite sur la mentalité d’Edison.
Lorsque Nikola Tesla inventa le courant alternatif, Edison, en
partisan fanatique du courant continu alla jusqu’à électrocuter un
chien pour prouver que le courant alternatif était dangereux... Nous
savons ainsi qu’Edison était capable de cruauté au point d’aller
jusqu’au meurtre (d’un chien) si un inventeur lui contestait son
opinion. Tous ces éléments font de Thomas Alva Edison le principal
suspect dans la disparition de Le Prince.
Etrangement, les biographes américain d’Edison citent très rarement
Le Prince, et passent très rapidement sur le projet Estonia comme
dans « Edison, the man who made future » (1977) de Ronald W. Clark,
quand a Edison, a biography de Matthew Josphson, il se contente
d’affirmer en toute mauvaise foi que la caméra de 1886 était
inutilisable. Six Ans après la « disparition » de Le Prince, les profits du
Kinétoscope baissent et Edison décide de racheter les droits du
projecteur « Armat » en espérant donner un coup d’arrêt aux succès
des frères Lumières qui s’apprêtent à arriver aux USA. Edison se
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déclare l’inventeur du Vitascope, c’est à dire du cinéma... S’ensuit une
guerre violente la Patent war. En 1898 un caméraman des frères
Lumière est arrêté à New York pendant qu’il filmait une bataille de
boule de neiges. Petit à petit Edison prend le contrôle de l’industrie
mondiale du cinéma. Le Trust Edison est né et toutes les compagnies
sont soumises à sa loi : Biograph, Vitagraph, selig, Lubin et Pathé. La
guerre contre les indépendants durera jusqu’en 1918 qui verra la fin
du Trust. La compagnie Biograph avait ainsi lancé une enquête sur Le
Prince, et il parait probable que ses découvertes ont favorisé la chute
D’Edison, mais ses conclusions ne furent jamais rendues publiques.
Entre temps, le projet Estonia et le Kinétoscope avait fait faillite,
mettant Edison à la merci des banques et des financiers. L’Empire
s’était écroulé comme un château de cartes et Le Prince était presque
mort pour rien...Pour les américains, Edison restera le génie et
l’inventeur officiel du cinéma. En aucune façon le fils prodigue de
l’Amérique ne pouvait être suspecté dans une affaire de grande
criminalité. A ce propos, il semble curieux que la sûreté française qui
à été contacté par Scotland Yard , n’ai jamais envisagé la piste du
crime économique conduisant à Edison ? Un inventeur comme le
Prince n’était certainement pas passé inaperçu aux yeux des services
de renseignements français, à une époque ou toute technologie était
dirigée vers un seul objectif : reprendre par tous les moyens sa
revanche sur l’Allemagne... Pour des raisons économiques et
politiques, il n’était certainement pas avisé que la justice française
pointe d’un doigt accusateur, le héros de l’Amérique... Celle-ci était
une alliée potentielle dans la préparation de la prochaine guerre... La
vie et la mort de Le Prince ne valait pas le prix à payer en terme
diplomatique. Ce n’était que du cinéma, quelques pas de danses dans
un jardin de Leeds. Quant à Edison, les armes qui sortiront de ses
laboratoires viendront un jour renforcer la machine de guerre
française et L’histoire prouva que c’était un choix habile lors de
première guerre mondiale. Mais un crime est un crime, et la mort de
Le Prince est une infamie quelle qu’en soient les raisons profondes
qui ont conduit à son exécution. La disparition de l’express Dijon
Paris du 16 septembre 1890, n’est pas une anecdote, il représente, si
Edison est effectivement le suspect n°1, le point de départ d’une
conquête technologique et politique de l’Amérique sur le reste du
monde. Lorsque Le Prince est enlevé le 16 septembre, il est probable
que lui même ne sait pas qu’il est au centre d’un processus
économique qui dépasse l’invention du cinéma On ne peut d’autant
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pas pardonner à ceux qui ont tué Le Prince, que celui ci était déjà un
américain de coeur. Que sa patrie rêvée était l’Amérique. Le Prince
est le crime fondateur de l’Amérique moderne. Il est la première
victime de la guerre économique et de la mondialisation.

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