yn?
MARC RICHIR
PHENOMENOLOGIE ET POESIE
"Clest l'expérience, muette encore, qu'il s'agit d'amener
a l'expression pure de son propre sens’, Telle est, on le
sait, la formule de Husserl, tirée des Méditations carté-
siennes, que Merleau-Ponty reprit, tout au long de son
oeuvre, comme le "leitmotiv' de la phénoménologie. Et
elle l'est en effet, si l'on remarque son caractére immédia-
tement aporétique: comment "faire parler" une “expérien-
ce", de soi muette, mais ayant déja "son propre sens", sans
trahir celui-ci dans l'expression langagiére, sans déja le
distordre par des "substructions" induites par la langue et
demeurant inapercues? Certes, il doit s'agir d'une "expres-
sion pure", mais qu'est-ce qu'une expression pure, 4 quoi
peut-elle se reconnaitre si c'est précisément la langue
seule qui peut amener le sens muet a sa maturité, et sur-
tout, 4 sa "re-connaissance"? En outre, cette formule ne
pourrait-elle pas aussi s'appliquer 4 l'art, et en particulier
4 la poésie, pour peu, en tout cas, quiils "traduisent" une
expérience? Qu'est-ce qui permettrait dés lors de distin-
guer expression phénoménologique de l'expression poé.
tique? La langue phénoménologique de la langue poéti-
que? Dira-t-on, ce qui est possible, que la premiére, étant
encore langue philosophique, est langue de I'universel
et/ou de essence, et que la seconde est langue du singu-
lier ou plutét de l'événement -événement de la rencontre,
se démultipliant en de multiples harmoniques, entre la
singularité du poéte et la singularité de ce qui fait "'évé-
nement poétique"? Méme si cette réponse a l'avantage de
ne pas réduire la singularité 4 la particularité d'un cas
SERTA99-4 —<——_—_—___——_—_— ss”PHENOMENOLOGIE ET POESIE
"illustrant" I'universel ou I'essence, elle ne peut satisfaire
dans la mesure oi elle réduit la langue philosophique 4
une certaine conception -qui existe- de la philosophie
(par exemple, celle de Hegel), et la phénoménologie 4
une pure et simple éidétique -ce qu'elle n'est manifeste-
ment pas, tout au moins purement et simplement.
lly a donc bien, sans se monter le coup par une empha-
se toute rhétorique, une parenté énigmatique entre
phénoménologie et poésie. Parenté que nous avons ren-
contrée, dans nos travaux, en problématisant, pour confé-
rer de l'opérativité a la formule de Husserl, ce que nous
avons nommé "réflexion phénoménologique sans con-
cepts" (réflexion du sens muet de l'expérience, qui n'abs-
trait pas ce sens muet comme une identité de concept ou
dlessence, et qui vise /époché, le suspens phénoménolo-
gique de toute substruction, de toute pré-conception de ce
sens muet). Mais précisément, comme il était "logique",
nous avons rapproché cette "réflexion sans concepts" de
celle qui, chez Kant (seul dans la tradition encore que,
nous allons le voir, Husserl J'ait tepris), était, avant sa
reprise logique dans le jugement sous la formule du "juge-
ment esthétique réfléchissant" (troisitme Critique), la
réflexion esthétique sans concepts, la finalité sans fin de
cette réflexion, ot la nécessité, ne provenant d'aucun con-
cept pré-donné, d'un contingent irréductiblement singu-
lier, nécessité ob se joue énigmatiquement la formation de
sens (Sinnbildung). Ce rapprochement est l'objet d'un
débat que nous entretenons depuis plus de dix ans avec
Tun de Nos poétes, qui est également philosophe et phé-
nomé€nologue, Jacques Garelli, Débat difficile, riche et si
complexe qu'il ne peut étre question, ici, d'en rendre
compte, mais dont notre présente contribution répercute
certainement quelques échos, sans que nous sachions
nous-mémes clairement par of et comment. Ce rappro-
chement entre réflexion phénoménologique sans con-
cepts et réflexion esthétique sans concepts est en effet
408 ——_______ ser Ta-99-4MARC RICHIR
extrémement problématique et crucial, et il ne peut signi-
fier identification. Entre les deux, il doit y avoir un hiatus
et une articulation, cela méme que nous nous proposons
d'explorer pour tenter d'y voir clair dans ce qui rapproche,
mais aussi oppose le poéte et le phénoménologue.
Sur ce chemin, Husserl nous apporte des éclaircisse-
ments décisifs, dans un texte de 1912 fort peu connu
—comme I'est du reste la plus grande partie de l'oeuvre du
fondateur de la phénoménologie '. Il s'interroge en effet
explicitement sur ce qui fait la différence entre l'attitude
phénoménologique et l'attitude esthétique, étant entendu
que cette derniére "porte sur l'apparition et sur l'objet
seulement eu égard a l'apparition" (Hua XXIII, 392), C'est
1a une conception trés proche de la conception kantien-
ne, comme l'indique aussi cet autre texte (ibid, 441):
dans I'attitude esthétique, "je parcours I'apparaissant
comme tel (ce qui ne veut pas dire que je pose le corré-
lat "apparaissant comme tel" [scil. l'objet] ), 'apparaissant,
comme il apparait. Je vis dans l'apparaitre, je “l'accom-
plis”. Mais je n'accomplis pas de prise d'attitude Gtel-
lungnabme) en vue de l'apparaissant (scil. l'objet), 4
moins que ce ne soit la prise d'attitude esthétique de I'es-
prit (Gemtity. II n'y est donc pas question de létre ou du
non-étre (de lobjet esthétique), qui sont mis entre
parenthéses ~2 tel point que I"image" (Bild) peut servir
de "support".
Le fond de la pensée de Husserl est ici le suivant: alors
que I'attitude esthétique est *“accomplissement” de Vappa-
raitre qui s'accompagne de "prises d'attitude" esthétiques
(clest beau, c'est laid, cela plait universellement sans con-
cept ou cela déplait, etc.) qui sont des "prises d'attitude"
1 Publié in E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstein, Erinnerung (Hua
XXIID, brsg. von E. Marbach, texte n.* 15, en particulier, pp. 386-392, et
Beilage XL, pp. 439-446, Nous citerons désormais, dans le cours de nowe
texte, par Hua XXIII suivi de Vindication de page.
SERTA-99-4. — $$ 409PHENOMENOLOGIE ET POESIE
du sentiment (Geftthl) esthétique, ces "prises d'attitude"
doivent @tre elles-mémes mises entre parenthéses dans
attitude phénoménologique. Si l'attitude esthétique porte
sur l'apparition en vue de |'apparition, clest-a-dire sur le
mode d'apparition, celui-ci comporte en lui-méme, porté
par des sentiments esthétiques, des *“yalorisations" esthé-
tiques: "Le mode d'apparition est porteur de caractéres de
sentiment esthétique’. (Hua XXII, 389) La réflexion esthé-
tique a dés lors ceci de particulier: "Je ne vis pas dans
ces caractéres, je n'accomplis pas les sentiments si je ne
réfléchis pas sur le mode d'apparition. L'apparition est
apparition de l'objet, l'objet objet dans l'apparition. De la
vie dans l'apparition, je dois revenir a |'apparition et
inversement, et c'est alors que le sentiment est vivant:
objet regoit [...] une coloration esthétique eu égard au
mode d'apparition, et c'est le retour (Riickwendung) a
l'apparition qui améne le sentiment d'origine a la vie".
(ibid.) Pour mieux s'expliquer encore, Husserl ajoute quiil
faut distinguer, par exemple, entre la joie apportée par un
objet et le plaisir esthétique, et que si un tel objet se pré-
sente dans une scéne esthétiquement appréhendée, "le
tout (scil. esthétique) a le caractére d'une joie esthétique
surélevée" (Hua XXIII, 390): on pense 4 la "sublimation"
freudienne dont le propos de Husserl pourrait étre une
"explication". Autre exemple, la contemplation esthétique
de la nature: "Je ne vis pas dans la conscience de la réa-
lie effective (scil. de la nature), cela ne veut pas dire que
je la mette hors circuit par le passage dans une "simple
teprésentation" correspondante, mais que je vis dans des
sentiments qui sont déterminés par le mode d'apparition,
et en plus par tel ou tel mode de conscience de Ja natu-
te, et que ces sentiments deviennent eux-mémes cons-
cients dans le regard jeté sur ces modes "subjectifs’ de
donnée et dans le passage de l'attitude objective 4 cette
attitude réflexive et inversement, et ce, en tant que déter-
minités de sentiment de l'objectif. Il peut se faire en cela
que la croyance en la réalité effective soit elle-méme esthé-
lau ‘SERTA-99-4MARC RICHIR
tiquement co-déterminante. Mais il faut alors observer
la grande différence: amour, joie et autres sentiments
d'objets (de réalité effective) du méme genre portent sur
des objets qui sont effectivement réels, et la croyance en
l'@tre fonde le sentiment. Elle n'est pas objet du senti-
ment, ne contribue pas 4 l'objet primaire de sentiment
comme moment déterminant. Il en va autrement pour les
sentiments esthétiques. La des prises d'attitude peuvent
@tre enchevétrées avec des modes d'exposition (Darste-
Hungsweisen) et autres choses du méme genre, et deve-
nir ensemble (in eins) objets du sentiment. Le mode d'ap-
parition plait, le genre et la maniére de mettre en mou-
vement la conscience dans une cohésion de prises diatti-
tude qui contrastent ou s'harmonisent, plait ou déplait, et
alors seulement "eu égard 4 cela", l'objectif de ces prises
dlattitude". (Hua XXIII, 391).
La structure de la réflexion esthétique (sans concepts)
est donc beaucoup plus complexe qu'il ne pouvait parai-
tre, et ce, dans la mesure od, pourrait-on dire, elle met en
jeu laffectivité a méme le phénoméne esthétique et od, si
le phénomeéne esthétique suppose une époché"esthétique"
(Garelli), celle-ci n'est pas radicale, pouvant mettre en jeu
des "prises d'attitude", y compris quant a la réalité effecti-
ve de l'objet. Est-ce 4 dire que latitude phénoménologi-
que, mettant hors circuit toute "prise de position" (affecti-
ve) pour la réfléchir 4 son tour dans l'ensemble du phé-
nomene, est une attitude purement théorique, dépourvue
de toute affectivité? Les choses seraient aussi simples, et
nous y reviendrons, si Husserl ne reconnaissait, dans le
méme texte (Hua XXII, 392) qu'il y a quelque chose du
plaisir esthétique dans "Iintéret théorétique", en prenant
exemple de la connaissance mathématique.
Commentons d'abord briévement la conception hus-
serlienne de la réflexion esthétique. Il s'agit bien d'une
réflexion, d'un va-et-vient entre la vie dans Happarition et
l'apparition, entre l'apparition de lobjet (esthétique) et
SERTA-99-46. 41PHENOMENOLOGIE ET POESIE
Vobjet dans apparition, et ce va-et-vient, immaitrisable,
est en fait, dans nos termes, clignotement pbénoménolo-
gique entre ces deux poles apparaissant/disparaissant,
Clest-a-dire phénoménalisation. Fixé alternativement dans
la pure apparition ou dans l'objet qui apparait dans cette
apparition, le phénoméne esthétique s'anéantirait. Il ne
syit", cest-a-dire ne se phénoménolalise, quien “battant’,
en "revirant” de l'un de ces péles anéantissants a l'autre,
dans une mobilité intrinséque qui ne peut précisément
pas se fixer, et que nous nommons clignotement *. Mais
dans le cas esthétique, ce clignotement mobilise, pour
ainsi dire, Vaffectivité. Non pas, pour utiliser la langue de
Kant, I'affectivité "pathologique", comme l'affect immé-
diatement suscité par la rencontre de tel ou tel objet
(Husserl prend l'exemple de la joie), mais une affectivité
esthétique, d'un statut original, qui "sublime" la premiere
—qui Ja transpose 4 son niveau (architectonique). Cela
permet de rendre compte, mieux sans doute gue le texte
de la troisieme Critique, de la phénoménologie extréme-
ment complexe de l'affectivité en jeu dans oeuvre d'art
-en particulier de toute la "thétorique" de laffectivité, des
ressources affectives utilisées par l'artiste (et le poéete)
pour atteindre son effet, et des mémes ressources sus-
ceptibles d'étre éveillées chez le non-artiste qui recoit l'o-
euvre. Or cette "rhétorique", nous allons y venir, fait
nécessairement partie de /'institution symbolique, non
seulement de /affectivité, mais encore de la langue que
"parle" [artiste- qu'il s'agisse de la "langue" picturale,
musicale, etc., ou de la langue de la poésie. Il se passe la
méme chose a propos de Ja contemplation esthétique de
2 Clignotement comme celui des étoiles: est-ce une pure lumiere sans
source, ou un objet par lui-méme lumineux? Il faut la science et ses ins-
traments pour en décider. Ft il ne faut pas, sur cet exemple, se laisse
abuser par I'exclusivité apparente de la métaphore optique. Pour nous,
le clignotement vaut pour tout phénoméne au sens phénoménologique,
qui n'est pas le sens "phénoméniste” traditionnel.
422. —— SERTA99-4MARC RICHIR
la nature, sauf que devient plus clair, dans l'analyse hus-
serlienne, le fait que le sentiment esthétique fait partie
intégrante du mode d'apparition, lequel peut étre aussi
bien mode d'apparition d'un objet réel (wirklich) que
mode d'apparition d'un objet imaginaire ou fictif (réelle-
ment figuré, par exemple sur la toile). Si l'affectivité pri-
maire, "pathologique" au sens kantien, procéde d'une
sorte d'investissement affectif du sujet qui ne contribue
pas 4 la constitution de l'objet réel-effectif, il n'en va pas
de méme pour l'affectivité esthétique qui se rencontre 4
méme le jeu clignotant de l'objet et de son apparition;
qui, bien plus, le constitue comme objet esthétique dans
son clignotement avec I'apparition: c'est dans ce clignote-
ment méme que nait le sentiment esthétique, le sentiment
du beau dans la cohésion harmonique (qui n'exclut pas
les contrastes) des sentiments mobilisés et transposés, par
cette méme cohésion, dés lors esthétique, de la cons-
cience, Kant avait vu juste quand il disait 4 peu prés que,
dans l'oeuvre diart, c'est le libre jeu des pouvoirs (Verm6-
gen, facultés) de !’4me qui, d'une certaine fagon se "con-
temple" lui-méme. Mais peut-étre n'a-t-il pas suffisam-
ment insisté, en Aufkldrer préoccupé d'harmonie, sur
toute la "thétorique” qui enchevétre en effet au méme
registre le pathos et le sentiment esthétique transposant
(sublimant) le premier.
Dés lors se comprend mieux que si la réflexion esthé-
tique sans concepts, avant le jugement esthétique dans sa
forme logique, est du méme coup schématisme libre sans
concept, ce schématisme, dans la mesur ot il est esthé-
tique, est aussi schématisme de laffectivité, qui implique,
en l'y organisant, I'affectivité pathologique, cependant
coupée de ses effets immédiats (“pathologiques") par la
transposition esthétique opérée plus globalement par le
schématisme. Or, cette dimension plus globale, c'est la
phénoménologie qui permet de la déceler, et en particu-
lier de mesurer, dans l'analyse elle-méme rendue possible
par le suspens phénoménologique de l'affectivité, com-
SERTA99-. $$$ 43PHENOMENOLOGIE ET POESIE
ment la "thétorique" des passions (pathé) se réélabore
dans toute oeuvre réussie tout en brouillant ses traces —on
sait que trop d'emphase conduit 4 l'enflure et au ridicule
et trop de discrétion a la sécheresse et a lindifférence.
Aucun art ne nait de rien, il est toujours pris dans la com-
plexité (extréme) d'une "langue", et dune tradition,
Clest-a-dire dans la complexité d'une institution symboli-
que, dont fait partie intégrante celle de liaffectivité. Tout
art, a savoir toute "création", est donc en méme temps
réélaboration symbolique de ce que cette institution, mal-
gré les apparences —celles d'étre exclusivement "détermi-
nante" —, laissait (avait laissé et laissera toujours) d’ouvert
quant a la formation (Bildung) du sens (Sinn). Dans cette
ligne, l'art, et en particulier la poésie, est une maniére que
nous avons, du dedans de l'institution symbolique, de
toucher au phénoménologique, et de l'utiliser sans y
séjourner. Car le phénoménologique requiert pour ainsi
dire une distance supplémentaire, /’époché phénoménolo-
gique est plus que /’6poché poétique, dans la mesure ob
elle prend a son tour du “recul" par rapport au phé-
noméne esthétique. Est-ce 4 dire qu'elle prétend s'instal-
ler dans latitude inhumaine? du suspens radical de tout
sentiment, et done de toute affectivité? Suspens radical
qui serait le réduit ultime, tant décrié aujourd'hui, de la
pure theéria?
Les choses seraient (trop) simples, si Husserl, bien
avant Heidegger, ne nous avertissait précisément qu'il y 2
quelque chose d'esthétique dans I'intérét purement théo-
rétique. En outre, il est impossible, dans la pratique de la
phénoménologie et de /époché phénoménologique, de
siinstaller dans la posture de la pure thedria, non seule-
ment parce que la phénoménalisation qui en est comme
Ieffet" en écho est un clignotement fonciérement insta-
ble dans lequel il est a la vérité impossible de s‘installer
> Fink I'a pensé, quoique d'une autre maniére.
a4 SERTA-99-4MARC RICHIR
comme en un point d'observation neutre et inaltérable,
mais encore parce que, plus simplement, la discipline
phénoménologique, héritiére de la discipline philosophi-
que, se doit bien, elle aussi, de parler une langue, la lan-
gue philosophique dont il lui reste 4 mesurer /a réélabo-
ration symbolique qu'elle doit elle aussi mettre en oeuvre
de l'institution symbolique de la philosophie -la phéno-
ménologie, dans son champ, n'échappe pas a la régle que
nous avons relevée pour l'art et la poésie. Mais c'est sans
aucun doute d'une autre maniére, interne la philosophie.
Problémes extremement vastes et extraordinairement
complexes, dont nous avons amorcé ailleurs * le traite-
ment, et qu'il ne peut étre question de reprende ici. En
tout cas, il serait tout aussi absurde, dans notre perspec-
tive, d'attribuer une prévalence a la poésie par rapport a
la phénoménologie que I'inverse: chanter la primordialité
de la "création" sur la "théorie", ou le contraire, c'est une
attitude purement rhétorique et idéologique qui, au
demeurant, a été prise avec le pathos nécessaire par cer-
tains philosophes contemporains qu'il est inutile de nom-
mer, tant chacun les aura reconnus.
On comprendra en tout cas que le rapport du phéno-
ménologue au poéte ne peut étre que difficile. Car si lin-
térét du phénoménologue, pour ne plus pouvoir étre,
comme il I'a été chez Husserl et le premier Heidegger, un
intérét "scientifique", n'en demeure pas moins attaché, et
est ce qui fait son énigme, 4 un autre intérét, si l'on veut
4 toute force) "théorétique", mais aussi, c'est indéniable, a
la dimension esthétique qui lui est sousjacente. Mais cette
dimension, précisément, et clest ce qui fait toute la diffi-
culté, n'est pas la méme que celle du poéte. C'est méme
celle qui, a la faveur de son recul, autorisera, au risque
“Bn particulier dans nos deux demiers ouvrages: Méditations phé-
noménologiques, Jérome Millon, Coll. "Krisis', Grenoble, 1992, et Lexpé-
rience du penser, Jerome Millon, Coll. "Krisis", Grenoble, 1996.
SERTA-99-4. ————_—____ 415PHENOMENOLOGIE ET POESIE
d'une sorte de sacrilége, une phénoménologie de I"acte"
poétique, voire méme, a la lecture ou 4 I'audition, la cri-
tique des "échecs" des poétes, fussent ils unanimement
célébrés - ce pourquoi, bien que séduit par eux, quiils
soient contemporains ou non, je m'abstiendrai ici de toute
citation: la difficulté doit empécher d'étre présomptueux.
La question sera toujours celle, non pas 4 proprement? de
I"affectivité théorétique" qu'il sera toujours trop facile de
réduire 4 une disposition rhétorique des passions du
phénoménologue, voire méme, sans comprendre ce que
cela veut dire et ce que cela implique, 4 une "sublima-
tion" de la "pulsion scopique" et de la "pulsion d'empri-
se"*, mais celle en quelque sorte plus primitive, de la
Stimmung ou de la Grudstimmung du phénoménologue,
au-dela et en dehors de la rhétorique heideggerienne de
Tangoisse ou de I'ennui®. Stimmung du sauvage, de l'im-
mémorial et de l'immature, pourrait-on dire, qui n'est pas
sans rapport avec une Stimmung de l'inbumain en I'hom-
me, du voyage dans les labyrinthes enchevétrés de ce qui
n'a jamais été exploré ou de ce qui, ayant déja été ren-
contré, change complétement de nature ou di'aspect
quand on s'en approche. Non pas, donc, fascination pour
la "belle" construction, comme en mathématiques (la
seule institution symbolique capable de mesurer et de
régler ses propres proliférations symboliques), mais fasci-
* Quitte a dire que la "sublimation" de ces "pulsions" (posées quasi-
dogmatiquement par Freud comme une nouvelle "glande pinéale") se
fait, dans le désintéressement théorétique, comme désintéressement esthé-
tique (Kant parle précis¢ment de "contemplation" esthétique): on n'aura
pas touché au plus profond, of Ia ‘contemplation’, précisément, n/a
plus rien & contempler, dans le clignotement phénoménologique des
phénoménes. Platon, déja, I'avait entrevu dans la Lettre VII, 344 b.
* Le recours 4 la langue du premier Heidegger se justiffe A nos yeux
en ce que la phénoménologie heideggerienne de laffectivité (Belind-
Hichkeit) est sans doute, bien plus que la dite "pensée de l'étre", 'apport
le plus original du philosophe a la phénoménologie. La "pensée de l!@-
tre" conduit en effet rapidement a une onto-théologie barrée ou trans-
Posée, avec toutes ses impasses pour la phénoménologie.
416 sip 99-4MARC RICHIR
nation, au contraire, pour tout ce qui se passe "en nous"
("I'expérience muette" de Husserl), mais qui se passe avec
une telle subtilité, une telle vitesse ou une telle lenteur
que, tout d'abord et le plus souvent, nous ne l'apercevons
méme pas. A ce titre, la poésie parait sans doute, 4 nos
yeux de phénoménologue, comme encore "trop humai-
ne", car trop liée aux anecdotes et aux intrigues qui se
nouent entre nos passions. Certes, dans la perte du réfé-
rent mythologique qui a, depuis les origines, été celui de
la poésie (ce référent est encore 14, mais en déshérence,
chez Hélderlin, quoi qu'il en soit par ailleurs des fantas-
magories heideggeriennes sur ce poéte qui y a littérale-
ment été absorbé), la poésie moderne, en France, depuis
Baudelaire, mais surtout depuis Rimbaud, s'est appro-
chée, et s'approche encore de ces confins sauvages. Mais
le recul phénoménologique demeure, énigmatiquement,
dés lors que l'on se demande ce qui "se passe" dans ces
approches qui ne cessent de nous fasciner.
On en prendra mieux la mesure si on réfléchit au fait
que la Stimmung de linhumain en I'homme - qu'il ne faut
pas confondre avec la situation, en réalité aux antipodes,
de la barbarie, organisée et planifiée jusque dans I'horreur
nue, de notre époque -, est en réalité la Stimmung du
sublime. Caractere encore esthétique au sens analysé par
Husserl puisqu'il y a aussi, depuis le romantisme, toute
une rhétorique, tout un pathos du sublime. Mais il faut
précisément remarquer que, pris rigoureusement et sur-
tout positivement, ce caractére est celui des confins, du
jeu des limites entre |'humain et l'inhumain comme jeu
ou clignotement phénoménologique de l'endega et de
lau-dela de ce qui est bumainement reconnaissable. Or,
ce clignotement coupe court, met hors circuit toute affec-
tivité "pathologique" susceptible d'étre transposte au
niveau esthétique. Les choses sont A cet égard paradoxa-
les et extraordinairement complexes puisqu'elles mettent
la phénoménologie dans la situation d'une hyperbole de
SERTA.99-4. ——_—<—_ 47PHENOMENOLOGIE ET POESIE
Uhybris qui, pour avoir ses "titres de noblesse" en philo-
sophie dans le doute hyperbolique cartésien, n'en pose
pas moins des questions, quant a sa spécificité par rap-
port au champ esthétique. Dans celui-ci, cette situation se
rencontre sans doute, au mieux, dans le kairos tragique
qui se joue entre /bybris, la démesure, et la mesure.
Méme si bybris tragique reconduit aux intrigues humai-
nes/inhumaines des dieux qui paraissent venir recoder
Yau-dela de ce qui est humainement reconnaissable et
acceptable depuis cet au-dela lui-méme, le moment du
Rairos, point de retournement ou de césure (Hélderlin),
proprement tragique ou sublime, est ce moment oi il n'y
a plus rien, of tout vacille, ot les passions s'anéantissent
dans la stupeur, et c'est 4 partir de 1a, depuis cette sorte
de point sublime qui est aussi époché radicale, que le
recodage en question, d'ailleurs de plus en plus problé-
matique d'Eschyle 4 Euripide, se réarticule comme reco-
dage symbolique qui tente, non pas, en général, pour le
héros, mais pour le poéte et ses spectateurs-auditeurs, de
redonner sens a une expérience qui n'en a plus, précisé-
ment parce qu'elle est devenue muette dans la stupeur. Et
c'est la mise en jeu de ce moment qui est, pourrait-on
dire, ce qui permettrait de distinguer l'esthétique du beau
de l'esthétique du sublime. Le paradoxe est dés lors que
tout se passe comme si la phénoménologie, par la mise
hors circuit de tout pathos susceptible d'étre retranscrit et
transposé au niveau esthétique, visait directement, en
quelque sorte sans "préparation", ce moment du kairos
od tout reste encore, dans I'imminence du retournement,
indécis et déja décidé entre la part muette, phénoméno-
logique, de l'expérience, et sa part "parlante", déja prise a
linstitution symbolique. Hybris bien moderne, la référen-
ce 4 Descartes en est I'illustration, mais, c'est non moins
paradoxal et tout a fait problématique, dégagée, il faut le
dire, par son époché initiale, et ce, malgré sa Stimmung
propre, de toute exaltation ou de toute rhétorique tragi
que. Signe, pourra-t-on dire, mais sans doute en précipi-
418MARC RICHIR
tant idéologiquement les choses, de l'inhumanité et de la
détresse de notre temps, qui conduit I'humain a prendre,
par /époché, du recul par rapport a elles, et A envisager la
situation dans ce qui a l'apparence d'une extréme "froi-
deur’: nous n'avons plus les dieux, ni non plus les idées,
pour nous aider 4 nous retrouver - les dieux, les idées,
clest-a-dire l'inhumain en nous, et sans que nous ayons eu
une part maitrisée et maitrisable 4 ce recodage, qui est
symbolique, énigmatiquement sans origine.
Il y a donc, de facon problématique, cela de plus dans
la phénoménologie que, larguant les amarres avec toute
transposition esthétique de l'affectivité "pathologique",
elle n’a plus @ faire en elle-méme, nous I'avons dit dans
nos travaux, la distinction (architectonique) entre le beau
et le sublime, le beau, comme déja chez Husserl, et, pour-
rions-nous ajouter, le sublime proprement esthétique
(que nous distinguons dés lors du sublime phénoméno-
logique), étant des phénoménes parmi d'autres, suscepti-
bles d'étre architectoniquement situés—ce qui ne veut pas
dire "expliqués"— dans l'ensemble de la phénoménologie.
Il y a bien, chez Husserl, une hybris bien moderne,
celle d'une sorte presque hallucinante de "vivisection" de
la conscience, et dans la phénoménologie en général,
celle d'analyser tout ce qui se passe en nous, mais dans
une part de nous si étrange et si étrangére (unbeimlich)
qu'elle a pu et peut encore paraitre comme se trouvant
ors de nous. Cela, certes, les poetes peuvent l'approcher,
et certains, méme, l'ont approché. Mais cest pour ainsi
dire par "fulgurances'", au fil de la singularité et de l'évé-
7 IL faut souligner aussit6t que cette apparente "froideur’ saccom-
pagne irréductiblement d'une confiance presque juvénile, done ‘chau-
fe" dans Vinnocence des origines. Cest dire combien la Gradstimmung
du phénoménologue, que l'on retrouve chez Husserl et Merleau-Ponty
(mais pas chez Heidegger, emporté par *thumeur sombre du tragique),
est complexe, Car il faut aussi se méfier de cette confiance.
SERTA-99-4. —$—$< a _PHENOMENOLOGIE ET POESIE
nement, voire méme de la singularité de l'événément,
dans une langue qui n'est pas, fort heureusement, celle
de la phénoménologie et encore moins celle de la philo-
sophie. On en revient dés lors, car tout se tient, a la trés
difficile question de la langue, et du caractére éidétique,
depuis Aristote, de la langue philosophique. Cela pose la
non moins difficile question de I"essence", du "Wesen”
(ester, qui n'est pas ipso facto celui d'un étant), comme si
le recul de /époché phénoménologique induisait une
sorte de flou désindividuant a la fois le singulier et lévé-
nement, sans que cela implique aussitét, ce qui reste 4
comprendre, leur subsomption sous le concept ou
lessence" au sens classique. Moment énigmatique de /é-
poché ot le brouillage du singulier et de l'événement
résonne comme en écho au brouillage éidétique (il n'y a
pas un eidos, mais, d'un coup, un tissu qui semble se tenir
de lui-méme, en abstraction, d'eidé, se renvoyant des uns
aux autres), les deux en un dans l'instabilité du clignote-
ment phénoménologique de la phénoménalisation. Sous
cet angle, la poésie paraitrait encore trop singuliére, et la
Philosophie déja trop conceptuelle ou abstraite. Mais tout
tient en fait A ce qui se joue dans le clignotement, dans
la pbénoménalisation. 1a, nul doute que les poétes
niaient a leur fagon des choses a apprendre aux phéno-
ménologues, mais nul doute non plus que les phénomé-
nologues niaient aussi des choses 4 apprendre aux pod-
tes. Méme si la rencontre, comme toute véritable rencon-
tre, est presque fatalement une rencontre difficile, od par
surcroit, comble de la difficulté, I'affectivité, la Stimmung
est un jeu.
$20 reer 99