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Léopold Sédar SENGHOR Abdoulaye SADJI LA BELLE HISTOIRE DE LEUK-LE-LIEVRE Illustrations de Marcel Jeanjean mt 001882 LA BELLE HISTOIRE DE LEUK-LE-LIEVRE wf es nouvelles Editions Africaines EDICEF ‘du Sénégal 58, rue Jean-Beuzen P. 260 DAKAR 92178 VANVES Cedex 001882 STEELE TATA Publié avec l'aide du ministre frangais chargé de la Culture © NEA/EDICEF, 1990 / ISBN : 978-2-84129-832-7 Tous droits de traduction, de reprodu: "7 ion ré ‘ 7 ction et d’adaptat - vés pour tous pays. f Paneer SHAT 1. Le plus jeune animal Cest au temps oi les animaux de la brousse aiment a se réunir pour causer et discuter de leurs affaires. Certain jour, ils se rassemblent, sous l’arbre des palabres, pour désigner le plus jeune ani- mal. Oncle Gaindé-le-lion préside la séance. On connait le plus fort de tous les animaux: cest Gaindé-le-lion, roi de la brousse. On connait le plus vieux: c’est Mame-Gneye-l’élé- phant. On connait aussi le plus malhonnéte et le moins intelligent: c’est Bouki-lhyéne. Mais on ne connait pas le plus intelligent. Tout le monde veut passer pour le plus intelligent de tous les animaux. Oncle Gaindé-le-lion dit: « Si nous connaissons le plus jeune d’entre nous, nous connaitrons en méme temps le plus intel- ligent. » Alors ceux qui croient étre les plus jeunes Jévent la main, pour demander a dire la date ou T’époque de leur naissance. « Moi, je suis née l’année de la grande séche- 3 resse, c’est-a-dire il y a trois ans », déclare la Biche. « Moi, je suis né il y a trois lunes », affirme le Chacal en dressant ses oreilles pointues. « Et moi, dit le Singe en se grattant, tenez, je viens de naitre. » Tout le monde applaudit, et le Singe se croit vainqueur lorsqu’une voix crie du haut d’un arbre: « Attention! Je vais naitre. Un peu de place pour me recevoir. » Et Leuk-le-liévre, lachant la branche a laquelle il s’est accroché, tombe au milieu des animaux étonnés. Tout le monde reconnait que Leuk-le-liévre est en effet le plus jeune, puisqu’il vient de naitre au milieu de Ia discussion. Done il est reconnu en méme temps comme le plus intel- ligent. Oncle Gaindé-le-lion se léve et s’approche de Leuk-le-liévre: « Je te proclame le plus intel- ligent des animaux, lui dit-il. Tu as réussi a nous prouver que tu es le plus jeune. Tu n’es peut- &tre pas vraiment le plus jeune, mais ton intel- ligence est supérieure a celle des autres, » Du NRGanEnaanentcagaas 2. Leuk découvre la brousse Leuk-le-ligvre va voir s’il est vraiment le plus intelligent des animaux. Il veut découvrir de nouveau la brousse, la regarder maintenant avec les yeux de quelqu’un qui sait beaucoup de choses. Il s’en va donc a travers bois, 4 travers champs. Et il voit que les buissons s’ouvrent devant lui; les feuilles des arbres lui disent bonjour en murmurant; les roseaux et les herbes hautes se baissent A son passage. Au pied d’un grand arbre qu’on appelle cail- cédrat, il léve les yeux. Et que voit-il? Un écureuil 4 la queue empanachée", qui semble se moquer de Iui. Leuk veut avoir une queue pareille et savoir monter aussi haut dans les airs. « Viens donc & moi, toi gui es le plus intel- ligent des animaux, lui dit ’'Ecureuil. Grimpe le long du cailcédrat et viens causer avec moi. — Hélas! répond Leuk, je ne sais pas grim- : we Alors, mon pauvre ami, dit l’Ecureuil, tu 5 n’es point le plus intelligent des animaux, puisque tu ne peux pas trouver le moyen d’arti- ver jusqw’a moi. » : En disant ces mots, l’Ecureuil fait tomber sur la téte de Leuk un gros fruit, vert et dur. Leuk, en gémissant, s’enfuit loin de VEcureuil, qui se met a rire de bon coeur. «Je me vengerai un jour », se dit Leuk en tatant la bosse faite sur sa téte par le fruit du caileédrat, vert et dur. Aprés avoir quitté le méchant écureuil, Leuk traverse un profond et noir sous-bois. Le soleil perce difficilement le feuillage des arbres, qui forme comme un grand parasol. La terre est entigrement couverte de feuilles séches. Le silence régne partout. Tout a coup, Leuk entend une voix fine qui appelle: « Leuk! Leuk! arréte-toi un instant et écoute. » La voix vient d’en haut. Elle est douce et trainante. « Qui a prononcé mon nom? » dit Leuk, un peu inquiet A cause du coup regu sous le grand cailcédrat. « C’est moi, Diargogne-l’araignée, répond la voix. Je ne te veux que du bien. N’aie aucune crainte. Considére-moi plut6t comme ton ami et ton frére. — Que me veux-tu donc, mon ami, mon frére?_ — Ecoute-moi bien. Si tu es plus intelligent 6 UUVLVUC ECT que moi, je suis certainement plus savante que toi. Je sais des choses que tu ignores. Regarde cette toile au milieu de laquelle je me balance. Chacun des nombreux fils qui la composent est uncable qui peut me renseigner quand je désire connaitre l’avenir. Je le fais vibrer et il se met parler un langage clair pour moi seule. Veux-tu, si tu n’es pas pressé, que je te prédise ton avenir? — Je ne suis pas tellement pressé, répond Leuk. Mais, simon avenir cache des dangers qui me menacent, je préfére ne pas le connaitre. — Aucontraire, mon frére, il faut connaitre ces dangers pour pouvoir les écarter 4 temps. — Et que veux-tu m’apprendre sur mon ave- nir? » Diargogne-l’araignée fait vibrer un, deux, trois des fils soyeux qui composent sa belle toile. Elle écoute l'une aprés l'autre leurs vibrations, qui sont différentes. Puis, s’adressant & Leuk, elle lui dit: « Tes ruses te feront avoir beaucoup @histoires. Sans doute tu sauras toujours te tirer daffaire, mais tu rencontreras parfois de sérieuses difficultés. » 3. Les conseils de Diargogne-l’araignée « Ainsi, continue Diargogne-laraignée, tu feras la connaissance de Homme. C’est un animal dangereux, qui se tient droit comme un filao et qui se déplace sur deux pattes seule- ment. Méfie-toi surtout de son air bon enfant. ai, moi qui te parle, longtemps habité sous son toit. Je l'aidais 4 se débarrasser des nombreuses mouches qui souillaient* ses aliments, aggra- vaient ses plaies, agagaient son sommeil. Mais Vingrat ne m’a marqiié aucune reconnaissance. Au contraire, un beau jour il a pris un balai, a crevé ma toile et a failli m’écraser. — _C’est tout ce que tu as'A me dire sur mon avenir? dit Leuk, un peu dégu. — Non, attends un peu, mon frére. Ce n’est pas tout. Je t’ai conseillé d’étre tras prudent & Pégard de ’Homme. Je te conseillerai aussi de Pétre a V’égard de certains animaux qui ne sont pas meilleurs que l’Homme. Ces animaux sont aussi ingrats et plus féroces que lui. Tu te méfieras du lourd pied de Gnéye-’éléphant, de 8 HAE la patte et de la machoire redoutables d’Oncle Gaindé-le-lion, des griffes puissantes et acérées de Ségue-le-léopard et de Téné-la-panthére — Tes conseils n’ont aucune importance pour moi, se moque Leuk-le-livre. Je te croyais plus savante que cela. Dis-moi plutdt, si tu le sais, le moyen de me venger de l’offense que m’a faite Hodiok-l’écureuil. — Sic’est ainsi, mon ami, que tu comprends mes paroles de sagésse, mieux vaut que tu continues ton chemin. Je n’aime pas qu’on se moque de moi. — Eh bien, tant mieux, ricane Leuk-le- livre. Je n’ai pas besoin de tes conseils de prudence. Je suis assez grand et assez intelligent pour me défendre quand iJ le faudra contre Nit-homme, Mame-Gnéye-l’éléphant, Oncle Gaindé-le-lion, contre la dent des uns et la griffe des autres. 4. Leuk découvre la forét Aprés avoir quitté Diargogne-l’araignée, Leuk marche encore longtemps. longtemps, sourd aux nombreux appels que la brousse lu; adresse. Il arrive ainsi a a lisiére de la forét. La, brusquement, les arbres deviennent plus hauts, plus larges et plus serrés. Leuk hésite d’abord avant de franchir la lisitre de la forét. Car, maintenant, les conseils de Diargogne-l’arai- gnée lui reviennent Ala mémoire. Ilse demande ce qui va lui arriver. I pénétre enfin dans la forét, se déplacant avec précaution, levant les yeux a chaque instant, tournant la téte a droite et gauche pour ne pas étre surpris par un ennemi caché. Leuk sait qu’il se trouve a présent dans le domaine oi vivent les seigneurs de espace animale: les fauves. Tout a coup, il s’arréte. En travers du sentier qu'il suit, un énorme tronc d’arbre est couché, portant des feuilles et des bourgeons encore 10 CEL EECUUUUULL LAL verts. Pour ne pas perdre de temps, oe contourne pas. Ii se coule dessous et le passe en rampant. Alors une voix faible parvient & ‘illes. . one Qui vive? crie-t-il, étonné. — Cest moi, M’Bonate-la-tortue. — Et que fais-tu en ce lieu, cachée comme un alfaiteur ? . malta suis née prudente, mon bon ami. oo — Si tu es prudente, tu dois étre sage aussi + — Je le suis et personne n’en doute. — Et si tu es sage, tu dois pouvoir me ren- a sees suis A ta disposition, mon bon ami. — Eh bien, dis-moi ot trouver, dans cs immense forét, la demeure d’Oncle a - i lion, celle de Mame-Gnéye-l éléphant, fae Ségue-le-léopard, celle de Téné-la-pant a — Ah! ah! ah! fait M’Bonate-la-tortue, do: t la carapace est secouée par ce gros rire. Tu peux passer ton chemin, mon bon ami. Je vois Cee veux Poccuper des grands de la terre. oi, jaime mieux rester tranquille dans coquille. » cae 5. Leuk découvre la mer Beaucoup d’animaux ont entendu parler de la mer. Mais bien peu l’ont vue. Leuk, aprés avoir découvert la forét, se pro- pose de faire un long voyage pour connaitre aussi le royaume des eaux. ai pense qu’au retour de ce voyage, il pourra réunir tous les animaux pour raconter ce qu’il a vu et avoir plus de considération de leur part. Mais il ignore la rgute a suivre pour arriver A la mer sans s’égarer. Il va donc demander conseil 4 Sceur M’Bélar-Phirondelle, qui a par- couru la terre entiére, en tous sens. M’Bélar-Vhirondelle lui dit: « Pour arriver a la mer sans te perdre, il faut que tu saches t’orienter. Tu sais que le point de la terre o¥ le soleil se léve s’appelle Lest, le point oii il se couche l’ouest. Ces deux points suffisent pour le voyage que tu veux faire. Carla mer se trouve a l’ouest du pays que nous habi- tons. Done tu marcheras toujours droit vers Vouest. Le soleil sera ton meilleur guide. 12 PREC EEE EEC COTE — Et que faire quand il n’y aura pas de soleil? — Puisque tu dois partir au mois de mars, répond M’Bélar-Vhirondelle, le vent d’est te guidera dans la forét. Ce vent, chaud et sec, souffle en effet de lest vers Pouest. Ainsi pour- ras-tu suivre sa marche. Quant au soleil, en cette saison, il n’est jamais caché. » Leuk est trés intelligent, mais il ignorait tout cela. Il pense que la science de M’Bélar-V’hiron- delle est vaste. « Si tu voyages la nuit, ajoute celle-ci, tu auras, pour compagnes et pour guides, la lune et les étailes. Dés ce soir, je te ferai remarquer certaines étoiles qui se lévent toujours au nord et d'autres qu’on apercoit toujours a l’est. — Merci, ma sceur, de vos précieux ren- seignements, dit Leuk, je saurai m’en servir. — Je te trouverai peut-étre la-bas, répond M’Bélar-Vhirondelle. Car, bient6t, ce sera pour nous la saison d’émigrer” vers les pays frais que baigne la mer immense. » Au bout d’un voyage long et pénible a travers savanes, foréts et clairiéres, plaines, collines et ravins, Leuk arrive devant la mer immense. Leuk se demande quelle est cette chose mugissante qui a lair de lui barrer la route. Mais il continue d’avancer, poussé par la curio- sité. Bientét la terre finit. Une étendue plate et bleue la remplace. Cette étendue se confond, & Phorizon, avec le bleu du ciel. 13 « Voila la mer, se dit Leuk. Je suis arrivé au bout de mon voyage. » Il respire de soulagement. Il plonge son regard dans l’immensité qui, devant lui, fuit de toutes parts. Toute la masse de ce grand désert liquide bouge. La mer semble vivre et respirer par saccades". Leuk réfléchit un moment et dit: « Il faut que j’apporte a tous les animaux la vu la mer. Sinon personne ne me croira quand je le dirai. » Sur la grave", il y a des coquillages, gros et blancs. Leuk en ramasse quelques-uns. Il veut ramener au pays deux ou trois crabes vivants, une douzaine de moules. Mais les crabes fuient devant lui avec des airs apeurés et s’enfoncent dans les flots. Quant aux moules, elles dispa- raissent brusquement dans le sable mou de la gréve. Avant de quitter-la mer, Leuk veut savoir quel godt a son eau. Il mouille le bout d’une de ses pattes dans la mousse d’une vague qui vient @arriver. Il y passe Ia langue: « Aie! crie-t-il aussitét, l'eau de la mer est donc si amére, si salée! » Et, sans plus tarder, il repart pour le pays de ses ancétres, emportant, dans sa hotte, le plus grand nombre de témoignages, pour prouver qu’il a vu la mer. « Ils seront étonnés, se dit-il avec fierté. Et ils me croiront plus intelligent encore que je ne suis! » 14 SEES OETTTTTT LLL LLL 6. Leuk découvre ?Homme Revenu de la mer, Leuk se Tepose De quelques jours. Ce long voyage I’a fatigue. Mais il ne restera pas longtemps au lit, car maintenant son grand désir est de connaitre eee quill sent que ses forces sont rien prépare un aouveau voyage, qui doit le conduire auprés de Nit-’homme. ; Ce dernier habite loin des animaux, hors dela brousse et de la forét, en des endroits décou- ver uk se rappelle les paroles de Diargogne- Paraignée, qui lui a dit: « Tu feras la connais- sance de Homme. C’est un animal dange- rey] part un beau matin, Chemin faisant, i observe les changements d’aspect du sol. découvre de vastes champs entourés de Sevic et de haies vives. Partout, il remarque e sentiers qui s’entrecroisent. Ces sentiers portent des traces de pas que Leuk n’a jamais vues. 15 Le premier homme qu’il apergoit est un ber- ger dont le troupeau erre ¢a et la. Dés qu’il le voit, il s’arréte pour l’observer a distance. L’Homme a un long baton en travers des épaules. Il se déplace de temps en temps et il chante sans cesse. Parfois, il crie en direction des animaux. Alors ces derniers se rapprochent les uns des autres. « Diargogne-l’araignée a raison, pense Leuk. Cet animal doit étre tres dangereux, puisque, de sa simple voix, il commande & des bétes plus grosses que lui. » Leuk apergoit un autre animal qui resemble fort a ceux de la brousse et qui court de-ci, de-la, en hurlant autour du troupeau. _< Il doit étre un auxiliaire” de 'homme, se dit-il. Lui aussi est certainement dangereux comme son maitre. » Leuk veut mieux connaitre Homme, le voir de plus prés, savoir comment il vit, parle, s’occupe de sa famille. Pour cela, il lui faut pousser plus loin jusqu’a cette agglomération qui se dessine 1a-bas. 16 ~~ - o- -_ -_ - 7. Les serviteurs de VY Homme A mesure que Leuk avance, la silhouette des cases pointues qui forment Vagglomération devient plus nette et plus haute. On dirait que le village tout entier accourt au-devant de lui. De ce village, montent différents bruits: des appels sonores, des éclats de rire, des coups de pilons, de marteaux, de battoirs. Leuk voit des hommes et des femmes qui vont et viennent, des enfants qui jouent, tombent et se relevent, gesti- culent comme des diablotins. . En s’approchant, il arrive auprés du monti- cule oi le village vient déposer les ordures. Sur ce monticule, il remarque un grand nombre d'animaux domestiques: poules, pintades, canards, chiens, chats, etc. Les uns grattent et picorent ; les autres fouillent avec leur museau, ou se roulent dans la poussitre. Lorsqu’ils voient Leuk, tous se dressent, étonnés, l’ceil rond et le cou droit. « Bonjour, mes fréres! » dit gentiment I’hote de la brousse. 17 Alors les poules se mettent & caqueter, les canards a trompeter, les chiens & hurler, les moutons et les chévres 4 béler d’épouvante. Leuk, mécontent de cet accueil, s’éloigne aussi vite qu’il peut et s’enfonce dans la cour de la premiére maison venue. Dans cette cour, il trouve deux gamins qui jouent avec de la terre et des cailloux. Les gamins n’ont jamais vu de livre. Cependant ils nvont pas peur. Leuk leur parait gentil et mignon. « Approche done, lui disent-ils. Tu es vrai- ment sympathique. Laisse-nous te caresser un peu. » Leuk s’approche volontiers et les enfants pro- ménent leurs petites mains sur son poil lisse. « On dirait un jeune agneau, fait l'un. — On dirait plutét un chaton », fait autre. PELLETED b 8. La captivité de Leuk Vers la fin de la journée, au moment oi le soleil va se coucher, le pére des deux gamins rentre des champs. «Pere, nous avons gagné un nouvel ami, s’écrient-ils, joyeux. — Unnouvel ami? » dit le pére, sans trop les croire. Il va vers eux, et, dés quill voit Leuk, il s’arréte. « Quoi? C’est ¢a que vous appelez un nouvel ami? dit-il en riant. Apprenez, mes chers enfants, que vous avez affaire la au plus rusé des animaux de la brousse. Il faut vous méfier de ui, car il est capable de vous jouer de vilains tours. « Pour commencer, ajoute le pere, je men vais Yenfermer dans le réduit ot nous gardons les récoltes. La, il se nourrira bien et engrais- sera. Aprés quoi, nous reparlerons de lui. » Toute la famille alertée vient regarder Leuk avec des yeux moqueurs. Et les deux enfants se mettent & pleurer A chaudes larmes. 19 Dans le sombre réduit od il est enfermé, Leuk réfléchit longuement sur son imprudence. Les paroles de Diargogne-I’araignée lui reviennent a la mémoire. Le voila prisonnier de Homme, qui va peut-étre le rétir et le manger. Leuk passe toute la nuit sans fermer l’ceil. pense qu’il ne reverra plus la belle forét, la savane tranquille et ses amis les animaux. Le lendemain, un des enfants vient le trouver. « Je veux te sauver, mon ami, lui dit-il. — Comment réussiras-tu 4 me sauver? répond Leuk. — Passe-moi tes oreilles entre ces deux lattes” et sois courageux. » Leuk fait ce que lui demande enfant. Celui-ci, tirant de toutes ses forces sur les oreilles de Leuk, d’un élan vigoureux, l’arrache a la prison. Rapide comme une fléche, Leuk s’élance en direction des champs. Mais on lache aprés lui tous les chiens de la Maison, qui lui donnent la chasse. Au moment od il va disparaitre dans un pais buisson, l'un des chiens lui happe la queue et han! la lui coupe Presque a ras. 20 CEEEEEEEEE Let rsitsrsrieee: 9. Mame-Randatou, la fée a souvent entendu parler de Mame- Radiaton, la fée. Tout le monde, au royaume des animaux comme au pays des oe connait la renommée de ae eee e dit qu’avec sa baguette magique elle a fo! me les chats en princes galants, les, citrouilles . équipages et les souris en pages’. On a ee dune simple caresse de sa main, elle peut chan- ger la forme de n’importe quel organe, guérir es maladies les plus graves. On dit... Mais aui pourrait dire tout ce qu’on raconte ey le gran pouvoir de Mame-Randatou, la fée? pare Aprés avoir soigné ses plaies et les dou! eure de ses membres Tompus, Leuk va trouve e-Randatou, la fé« : : . Mame sais le but de ta visite, dit celle-ci, a t6t que Leuk franchit le seuil de sa porte. C’est Homme qui t’a causé les maux que je vois sur ton corps: ee rae queue coupée, ere déformées. Pate Set ‘exact, répond tristement Leuk, en baissant la téte. 21 — Je peux refaire ces membres comme tu les avais auparavant, poursuit Mame-Randatou. Mais je peux aussi les laisser comme ils sont, en les arrangeant de belle facon. — Que faut-il préférer? interroge Leuk. — Si tu gardes tes longues oreilles, tu enten- dras mieux ; si tu gardes tes longues pattes, tu courras mieux ; et ta queue écourtée te permet- tra de mieux sauter. — Je préfére done conserver ces membres tels qu’ils sont maintenant. — Je te préviens, dit Mame-Randatou, que mon travail cofitera cher. II me faut un peu de lait d’éléphant, un peu de lait de baleine, une dent de lion et une griffe de panthére. Mais la dent et la griffe que je veux ne devront pas étre prises sur des cadavres. — Marché conclu! » dit Leuk, qui se fait traiter et qui s’en va en répétant sa promesse. GEE itittion 10. Les caractéres des animaux Revenu dans la brousse, Leuk est méconnais- sable. Partout, on lui pose la méme question: « Qui es-tu? » Et il répond toujours: « C’est moi, Leuk-le-ligvre. » Mais personne ne veut le croire. Leuk se dit: « Puisqu’ils ne me reconnaissent pas, je pourrai mieux les tromper. » ‘Avant de chercher comment faire pour trou- ver les choses promises 4 Mame-Randatou, la fée, il veut connaitre d’abord le caractére de chacun des animaux auxquels il va avoir affaire. Il fait une longue enquéte et réussit a les connaitre parfaitement, 'un aprés l'autre. Leuk sait que ’Eléphant est le plus gros des animaux, mais quv’il n’est ni sanguinaire*, ni féroce. Il est doux et débonnaire’. Méme lorsqu’ll veut se venger, on peut facilement le battre a la course et lui échapper, parce qu’il est lourd et maladroit. Le Lion est fort et a l’air majestueux. On doit éviter sa patte terrible et sa gueule puissante. Il 23 n’attaque généralement pas quand il n’a pas faim. I n’aime pas qu’on le provoque. Par contre, il adore les beaux discours et les flatte- ries”. La Panthére est, avec son cousin le Léopard, le plus féroce de tous les animaux. Elle dévore la chair chaude de ses victimes et les abandonne lorsqu’elles ont cessé de vivre. Elle est trés agile. Sans attendre d’étre offensée, elle attaque Presque toujours ceux qui se trouvent a sa portée. « Quant a la Baleine, se dit Leuk, je n’ai rien a craindre d’elle. Elle ne se nourtit que de poissons. » Les autres animaux n’intéressent pas Leuk. Il sait que toujours et partout il pourra tromper MPill-la-biche, étourdie et craintive; Till-le- chacal, voleur et bavard ; N’Diamala-la-girafe, naive et bonasse; Golo-le-singe, malin mais capricieux ; M’Bam-Ala-le-phacochére, tétu et borné ; enfin Bouki-hyéne, méchant mais inin- telligent. 24 we —_ —_ —_ -_ - - -_ - or —_— -_ — ad —_ —_ - —_ 11. Leuk, l’Eléphant et la Baleine Leuk va d’abord trouver I'Eléphant. «Bonjour, Mame-Gneye, dit-il respectueu- sement en se prosternant” terre. Je suis venu a vous parce que vous étes le plus généreux des animaux. Le bon Dieu vient de me donner un trésor. Mais ce trésor se trouve trés loin d'ici. Je suis incapable de le déplacer. Il se trouve au bout d’une corde dont voici le bout. Tirez, tirez toujours, et vous le verrez a la fin. Je vous en fais cadeau. En retour, je ne vous .demanderai qu’un tout petit peu de lait pour V’offrir 4 celui qui m’a donné ce trésor. » Et Leuk, aprés avoir pris 8 Mame-Gnéye du lait qu'il enferme dans sa gourde, s’enfuit sans tarder. Il va ensuite trouver N’Gaga-la-baleine, qui, ce jour-la, est venue respirer sur le rivage de Vocéan. « Bonjour et respect, 6 N’Gaga, reine de toutes les mers! dit-il en s’inclinant profondé- ment. 25 — Bonjour et amitié, habitant de la terre! répond fort gentiment N’Gaga-la-baleine. Que me veux-tu donc? — Je suis venu vous apporter le cadeau que les animaux de mon pays, réunis, ont choisi pour vous. Son poids surpasse mes forces. Il se trouve attaché au bout de la corde que voici. ‘Vous n’aurez qu’a tirer, tirer toujours. Il vien- dra a la fin. » N’Gga-la-baleine pousse un grand soupir, et sa respiration fait monter deux jets d'eau formi- dables. « Envoyé de la brousse, dit-elle, tu diras un grand merci, de ma part, aux gens de ton pays. — Je transmettrai votre merci, dit Leuk. Mais les gens de mon pays m’ont dit: “Tu nous apporteras un peu du lait de N’GAga-la-baleine pour nous prouver que tu lui as remis le cadeau.” Pouvez-vgus me donner un tout petit peu de votre lait? — Bien volontiers, brave habitant de la terre! » Aussit6t la baleine fait sortir, d’une de ses mamelles, du lait pour remplir une outre*. Elle remet Poutre A Leuk, qui s’éloigne en faisant des révérences. 26 saseaaaaaaaaaanaanenaanage 12. La rencontre de VEléphant et de la Baleine Gnéye-l’éléphant tirait fort sur la corde en disant: « Quel gros cadeau! » N’Gaga-la-baleine faisait craquer la corde en s’écriant: « Quel présent magnifique! » Chacun avait Pimpression que le bout invi- sible de la corde qu’ tenait était nou a quelque chose d’immobile. Aprés plusieurs mois d’effort et de fatigue, Gnéye-l’éléphant et N’Gaga-la-baleine décident, chacun de son cété, d’aller a la recherche du cadeau promis. L’Bléphant quite la forét de ses ancétres et la Baleine les bords humides de son océan. Is marchent l’un vers l’autre sans se deviner. La corde tendue leur sert de guide et trace leur chemin. ‘Un beau matin, ils se rencontrent nez A nez, aussi gros ’'un que Pautre. Furieux, I’Eléphant dit & la Baleine: « Comment oses-tu retenir cette corde au bout de laquelle se trouve un trésor qui m’a été offert? » 27 Noire de colére, la Baleine répond: « Quelle audace as-tu de te mettre entre moi et mon cadeau? » Ils se regardent un moment. Vont-ils tomber Tun sur autre? Non, car PEléphant dit sage- ment a la Baleine: « Ne nous emportons pas si vite, ma sceur. Expliquons-nous en paix et Vaffaire sera éclaircie. Pour moi, c’est bien simple: Leuk-le-ligvre m’a promis un grand trésor que j’allais chercher aprés avoir essayé en vain de l’attirer 4 moi. — Moi aussi », dit la Baleine. L’Eléphant et la Baleine comprennent que Leuk les a trompés tous les deux. Ils font la paix sur-le-champ*. « C’est bien facile de se venger, dit /Eléphant a la Baleine. Empéchons Leuk de manger sur mes terres et de boire dans tes eaux. » Mais Leuk, ayant appris cette décision, cherche une dépouille de chévre, dont il se couvre. I pourra ainsi prendre sa nourriture sans étre reconnu. 28 TELL LLLL LIL 13. Leuk chez Oncle Gaindé-le-lion Porteur d’une gourde pleine de lait d’élé- phant et d’une outre contenant du lait de baleine, Leuk se rend tout droit chez Oncle Gaindé-le-lion. Des que ce dernier P’apergoit, il crie de sa voix de tonnerre: « Que viens-tu faire dans ma demeure? — Oncle Lion, Roi des rois, fait Leuk d’une voix caressante, que Votre Majesté ne s’emporte pas contre moi. Je viens lui rendre un grand service. — Quel service un galopin comme toi peut-il me rendre? — Un grand malheur va tomber sur le pays, dit Leuk. La plus terrible des épidémies est signalée par un marabout venant de l’Orient. “Cette épidémie, a-t-il dit, fera mourir tous les étres vivants si on ne fait rien pour I’éloigner. Je demande aux grands de la brousse @’offrir ce qui est nécessaire pour me permettre de l’arréter.” « Ce marabout, continue Leuk, m’a choisi pour vous transmettre la commission. 29 — Et que demande-t-il pour arréter I’épidé- mie? — Pas grand-chose, Majesté! I] lui faut du lait d’éléphant, du lait de baleine, une dent de Votre Majesté et une griffe de panthére. — Etqu’est-ce qui prouve que tu ne me mens pas? — Lapreuve, la voici », dit Leuk, en ouvrant Voutre et la gourde. Oncle Gaindé examine fort attentivement le contenu des deux récipients. « Tu as raison », fait-il. Le Lion réfléchit un instant. «Je ne serai pas moins généreux que les autres, dit-il. Quelle est celle de mes dents que veut le marabout? — N’importe laquelle, Sire. — Eh bien, justement une dent me fait mal depuis longtemps. Qu’on fasse venir un forge- ron pour qu'il Penléve! » Ainsi dit, ainsi fait. Leuk emporte une grosse molaire d’Oncle Gaindé-le-lion, dont la racine est encore sai- gnante. 30 CEEHTEEEEiiaaiiiey 14. Leuk et Ségue-le-léopard Tlest impossible & Leuk de jouer, a S€gue-le- léopard, les mémes tours qu’a I’Eléphant, a la Baleine et 8 Oncle Gaindé-le-lion. Leuk le sait bien ; et c'est pourquoi, depuis quelques jours, il réfléchit, hésite. Avoir la griffe de Ségue-le-léopard, ce n’est pas une petite affaire! Leuk finit par se décider: il ira provoquer Ségue-le-Iéopard. Il pense que ce dernier, quand il est en colére, perd la téte et tombe souvent dans les piéges qu’on lui tend. Ea chemin, il monte son plan et le trouve parfait. Cest midi, ’heure oii les bétes de la forét font leur sieste. Leuk apergoit Ségue-le-léopard qui somnole 4 lombre d’un figuier sauvage. Leuk observe qu’en face du figuier sous lequel repose Ségue-le-léopard se trouve un autre figuier. Le tronc de celui-ci est large et tendre. A pas feutrés”, Leuk va s’y adosser, face a 31 Segue-le-Iéopard. Puis il se baisse, ramasse un gros caillou qu’il lance dans la direction du fauve endormi. Au bruit que fait le caillou en tombant, le Léopard se réveille en sursaut. Ecarquillant” les yeux, il apercoit Leuk. Alors tout son corps est secou€ d’un vif tremblement. Les muscles ban- dés' » il prépare son élan; et, d’un bond €élas- tique, il s’élance vers Leuk, toutes griffes dehors. Mais Leuk l’évite en se jetant brusque- ment de cété. Ségue-le-Iéopard se trouve collé au figuier, les griffes enfoncées dans l’écorce. I fait des efforts douloureux pour les dégager. Mais il a les quatre pattes prises comme dans un étau. Pour augmenter sa colére, Leuk se met A le cravacher avec une branche longue et flexible. Puis, au bon moment, il s’éloigne et disparait dans la forét. I revient peu apres. S¢gue-le-léopard a réussi & se dégager, mais trois de ses griffes sont restées dans le figuier. 32 CCEA 15. Leuk revoit Mame-Randatou, la fée Dare-dare*, Leuk-le-liévre, chargé d’un lourd fardeau, s’en va vers Mame-Randatou, la fée, qui se trouve alors & sa résidence d’été, 4 Pan- thior. « Salut a vous, princesse des génies, dit-il en se jetant a terre, le front dans la poussiére. — Reléve-toi, mon petit, et prends place sur ce sitge. Que m’apportes-tu? — Je vous apporte cette gourde pleine de lait d’éléphant, cette outre remplie de lait de baleine. Voici une grosse molaire dont la racine vous dira qu’elle sort fraichement de la machoire du Lion. Enfin, au lieu d’une, voici trois griffes de léopard. — Bravo! s’écrie la fée, en levant les bras. Tues un as, mon petit. J’ai voulu voir ce dont tu étais capable. Maintenant, je sais ce que tu vaux. Désormais, je serai ta marraine et tu seras mon filleul. Je te protégerai contre les grands et les petits, contre le mauvais ceil et la mauvaise langue. 33 « Partout, quand tu seras en difficulté, il te suffira de prononcer ces mots: « Mame-Randa- tou, lumiére des lumiéres, viens vite a mon secours! » « Mais, ajoute la fée, ma récompense ne doit pas s'arréter 1a. Je sais que tu es intelligent et tusé. Je veux toutefois augmenter ton savoir. Approche et avance ton front. » Leuk obéit et Mame-Randatou y pose le bout de son index. Quand elle enléve son doigt, le front de Leuk est marqué, en son milieu, d’une étoile blanche, signe d’un savoir trés étendu. Ayant quitté Mame-Randatou, la fée, Leuk réfléchit trés longuement. Oui, il peut compter sur la protection de la fée. Mais il sait que les grands de la brousse ne manqueront pas de chercher & se venger de Iui. A quoi bon lutter avec eux? A quoi bon se créer des histoires a ren plus fii Leuk pense qu’il vaut mieux s’éloigner de ses ennemis. « Prudence est mére de sireté », dit-il sage- ment. CEE TELE 16. Le séjour a Doumbélane Quand les animaux étaient tous d’accord, ils vivaient en paix 8 Doumbélane et s’aimaient les uns Jes autres. Les plus forts protégeaient les plus faibles. Les besoins de chacun étaient satis- faits grace 4 leffort de tous. Mais bient6t, dans cette belle République de paix et d’amour, un perfide* animal entra, que personne ne soupconnait. Il avait esprit du mal et les maniéres d’un faux frére. Cet animal, était Bouki-l’hyéne. Ecoutez comment il fit entrer le malheur dans la République de Doumbélane. Les animaux avaient Vhabitude d’aller, de trés bon matin, a la recherche de leur nourri- ture. Ils abandonnaient dans le méme camp leurs petits: lionceaux, éléphanteaux, bichettes, li€vreteaux ; les nouveau-nés et ceux qui mar- chaient déja ou se trainaient a terre. Le soir, au retour de leur randonnée, les méres chantaient pour inviter les petits a la tétée. Chacune chantait un air différent de celui des autres. 35 La lionne disait: Petit roi de la jungle Viens téter ta mére, chéri. Téteras comme il faut Et retourneras 4 Doumbélane Tout doux, tout doux. Son petit lionceau accourait a elle et se réga- lait. A Vimitation de la lionne, les autres méres appelaient leurs petits, qui bondissaient et se régalaient de méme. Tout doux, tout doux! Bouki-Vhyéne se dit: « Je n'ai plus besoin Waller si loin pour chercher ma nourriture. Je Vai tout prés. » Le lendemain, il revient A Doumbélane plus t6t que les autres animaux. II appelle son petit: O petit N’Diour Viens téter ta mére, chéri. Teéteras comme il faut Et retourneras a Doumbélane Tout doux, tout doux. Le petit se présente. Bouki le caresse d’un coup de langue et le met de cété. Puis, imitant fort bien la voix de la biche, il appelle Bichette, et lorsque celle-ci arrive, croyant répondre a sa mére Biche, Bouki-l’hyéne Vemporte et dispa- rait. 36 CELLET 17. Les crimes de Bouki-l’hyéne Le soir venu, tous les petits animaux sont présents, sauf Bichette. Et tous répondent Vappei de leur mére, sauf Bichette. Les petits animaux, interrogés, ne savent que répondre. Ils ont vu sortir Bichette du camp, mais iis ne Pont pas vue revenir. « Qui a bien pu appeler ma Bichette? san- glote la Biche. — Qui a pu venir ici aprés nous? » inter- rogent les animaux en cheeur. Mystére. Le jour suivant, et toujours en Tabsence des animaux, Bouki revient au camp. Cette fois, c’est la voix de la Girafe qu’il imite. Alors, le petit de celle-ci s’approche en vacillant sur ses longues jambes. Bouki lui casse le cou et lemporte. Le soir venu, la Girafe, ne voyant pas accou- rir son petit 4 son appel quelle lui adresse, se met a verser des larmes. Les animaux se posent de nouveau la méme question: « Qui done vient au camp aprés notre départ? » 37 Le Lion tient conseil et dit: « Quelque chose @anormal se passe 8 Doumbélane. Y a-t-il un criminel parmi nous? Tout le monde sait que nous vivons ici en fréres. Le coupable doit done Stre un étranger. Il faut qu’une garde vigilante soit montée pour empécher que ces crimes tecommencent. » Tous les animaux se mettent d’accord pour prendre chacun un tour de garde. Mais, au bout de quelque temps, la paix étant revenue et les animaux ayant oublié les deux crimes précédents, on cesse de monter la garde autour de Doumbélane. Et Bouki recommence sa mauyaise action. Pour ne pas étre pris, il opere de temps en temps seulement. Ainsi, aprés Bichette et le petit de la Girafe, le camp se vide peu a peu. Bouki s’attaque d@abord aux petits animaux inoffensifs, sans pattes, ni dents, ai griffes puissantes. Ensuite, il attire les jeunes fauves et les dévore tour A tour. 38 CETEECE LOGUE aiiccen 18. La ruse de Liévreteau A la fin, il ne reste que Liévreteau. «Hum! se dit Bouki, ou je me trompe, ou tous mes malheurs viendront de ce fils du diable. Comment réussirai-je a le croquer comme les autres? C’est pourtant le meilleur moyen de Pempécher de parler. > Revenu en face du camp, il fait un grand effort pour imiter la voix de la Hase”. Il chante: O Leuk Séne, . Viens téter ta mére, chéri. Téteras comme il faut Et retourneras 4 Doumbélane Tout doux, tout doux. oe « Ma mére n’a pas une voix nasillarde > fait Liévreteau; et elle n’a pas les oreilles si courtes. > Bouki s’en va chercher de longues oreilles. Tl fait de grands efforts pour ne plus nasiller en chantant. Aprés quoi, il retourne vers le camp. De nouveau, il appelle Liévreteau, qui s’approche 39 «Tu as peut-étre a présent la voix de ma mére, dit ce dernier; mais les oreilles de ma mere ne sont pas faites de deux semelles collées aux tempes! — Inutile d’insister », se dit Bouki. Les animaux sont étonnés, le soir venu, de voir que Liévreteau est sain et sauf*. « Il doit pouvoir nous renseigner! » gronde le Lion en le saisissant de sa patte rude. « Dis- nous, tout de suite, la vérité, ou tu ne téteras plus jamais ta mére. » Ligvreteau raconte ce qui s'est passé. Tous sont indignés. « Pourquoi n’as-tu pas voulu nous renseigner plus tot? A mort! a mort! crient-ils. — Ne tuez pas mon fils, supplie Leuk effrayé. J’ai le moyen de faire punir Bouki et de vous rendre tous vos petits qu’il a dévorés. — Pas de promesse, disent en chceur les animaux. Nous garderons ton fils loin de toi jusqu’au moment o¥ nous retrouverons nos petits. » Sans perdre une minute, Leuk se met donc a imaginer ce qu’il faut faire pour livrer Bouki aux animaux et sauver son cher Ligvreteau. 40 CHET EE 19. Le chatiment de Bouki Quand Leuk se présente chez Bouki-Vhyéne, celui-ci le regarde de travers en grognant sour- dement. Il flaire quelque chose de louche. « Que me veux-tu? dit-il en nasillant. — Une terrible épidémie vient de dévaster Doumbélane, répond Leuk de sa voix la plus triste: Tous les animaux sont morts. Toi et moi sommes les seuls survivants. Je te: félicite d’ avoir quitté le pays 4 temps. Moi-méme, jétais en voyage et voila pourquoi je suis épargné. «Ii faut voir ce grand nombre de corps éten- dus A travers la forét de Doumbélane. Une question m’est venue a l’esprit: « Heériterai-je tout seul de toute cette viande? » Mais une voix m’a dit: « Non, Oncle Bouki est l’ainé. > — Tu as raison, fait Bouki, tu es né entre mes mains. Mais, dis-moi, qu’est devenu Lié- eau? . . — Hélas, Oncle Bouki, il fait partie des vic- times! Je Pai retrouvé raide et mort comme les autres! 41 — Hola, crie alors Bouki, qu’ : 's >qu’on se prépare et qu'on prenne tout ce qui peut contenir de la viande. Tous les animaux sont je sui seul héritier! aan — Nous devons faire vite, conseill ; le Leuk, avant que les cadavres ne pourrissent! , — Ne parle pas de malheur! s’emporte Bouki. Holi! qu'on se dépéche pour partir! » Quelle joie chez Bouki, ce jour-la! En longue file, toute la famille de Bouki chargée de récipients, prend le chemin de Doumbélane. Pour égayer la compagnie, Leuk Propose de chanter une chanson que toute la Fone ae aprés lui, en choeur. «Parfait! C'est une excellente idée, fai Bouki. Ainsi le chemin & it semblers mnoing ann parcourir semblera cpitlors Leuk, de sa meilleute voix, entonne la Tous les animaux étant moris Je me suis demandé: H€riterai-je ou n’hériterai Mais une petite voix m’a di Non, Oncle Bouki est Vainé. _A leur arrivée devant Dou: silence lourd pése sur Pancienne République des animaux. Ces derniers font les morts, éten- dus au soleil et la gueule béante. Voici Vénorme ctiniére de Gaindé-le-lion, barbouillée de pous- sire. Voici le pelage tacheté de Ségue-le-léo- 42 ETT TELE eree pard, dont le corps souple ne bouge plus. L’énorme masse de Gnéye-l’éléphant domine le tas de cadavres. Mais Bouki pense que leur chair doit étre amére. Et c’est vers les herbi- vores a la chair douce qu’il porte son regard. Son appétit est excité par la vue de la Girafe au corps luisant, de la Biche aux cuisses longues. Bouki contemple tout cela, triomphant. Les mains aux hanches, il proméne son regard sur ce tableau de chasse magnifique. Puis il s’écrie, ivre de bonheur: _ « Ah! ah! qu’étes-vous a présent, vous tous qui me faisiez la guerre? Qu’as-tu fait de ton orgueil, 6 toi, Gaindé-le-lion? Et toi, Segue-le- léopard, et toi, Téné-la-panthére, qu’avez-vous fait de votre fierté? » Il passe pour les inspecter tous, de trés prés. i ouvre un ail par-ci, secoue une oreille par-ld. Lorsqu’il arrive devant le corps de Gaindé-le- lion, il se baisse, souléve une des paupiéres de celui-ci. Voyant que I’ceil du roi des animaux est encore sanglant, il comprend et veut se sauver. Mais il n’en a pas le temps. A V’instant, le Lion le saisit et Fimmobilise. En méme temps, tous les animaux, réveillés brusquement, se relévent et viennent entourer Bouki. Le naif et méchant animal est honteux et tremblant. Chacun veut le mettre A mort. Des cris s’élévent de partout et Vétourdissent. « Que faut-il faire maintenant pour retrouver nos fils? demande-t-on & Leuk-le-liévre. 43 — Que Mame-Gnéye ouvre de haut en bas le tronc sec d’un arbre, et qu’on y enferme le ventre de Bouki. » Ainsi dit, ainsi fait. Bouki, coincé dans le tronc d’un arbre au bois sec et dur, rale et rend Pun aprés autre tous les petits animaux qu’il a mangés. POETS 20. La fin du séjour a Doumbélane Leurs petits retrouvés, les animaux manquent de confiance les uns dans les autres. Hs connaissent maintenant la haine et la méfiance. Chacun se dit: « Les tours que Bouki vient de nous jouer, un autre animal peut les recommen- cer. Mieux vaut fuir ce pays et s’installer ail- leurs. » Les animaux se séparent done, et la Répu- blique de Doumbélane, si unie et si paisible, se trouve dispersée. Désormais les plus forts poursuivent les plus faibles, les tuent sans pitié et les dévorent. Les plus faibles creusent des terriers, se cachent dans les épais fourrés ou s’installent dans le haut des arbres. Ils paraissent avec le soleil, et tremblent de peur dés que la nuit envahit la savane et la forét. Les uns comptent désormais sur la puissance de leurs dents et de leurs griffes, sur la force et la souplesse de leur corps et de leurs membres. Ce sont les grands fauves, maitres de la brousse. 45 Les autres comptent sur la finesse de leur ouie ou de leur odorat et sur le jeu rapide de leurs muscles. Ce sont les petits animaux sans défense. Pour échapper au danger, ils ont appris a voir loin, 4 entendre les bruits les plus faibles, a sentir les odeurs qui signalent la présence de leurs ennemis, enfin a échapper a ces derniers. D’autres, comme Leuk-le-liévre, ne comptent que sur leur intelligence pour vivre, échapper aux grands et tromper les petits. Aprés le séjour 2 Doumbélane, Bouki et Leuk se feront une guerre a mort. Bouki cher- chera toujours le moyen de se venger de celui qui l’a livré aux animaux. Mais Leuk est tran- quille, car il sait que Bouki n’est pas de taille a le tromper. Cest ainsi que la belle histoire de Leuk-le- liévre va se continuer par les ruses de ce dernier, et aussi par les maladresses et les sottises de Bouki. * 21. Leuk et les petits forgerons Un forgeron, qui n’avait pas besoin de ses enfants pour pousser les soufflets ou tenir, sur Venclume, les barres rougies au feu, les envoyait, chaque matin, garder un vaste champ de haricots. | . Les enfants faisaient bien leur travail. Mais, quand le soleil était haut dans le ciel, un animal se présentait 4 eux et chantait: Enfants de forgeron, ; Votre pére a dit, votre mere a dit De miattacher a l’endroit du champ Ou les haricots sont le plus serrés. Cet animal, c’était Leuk-le-liévre. | Les petits forgerons, sans réfléchir, le condui- saient a Pendroit le plus fourni du champ, et I’'y attachaient. Et quand le soleil tapait dur et que Leuk avait la gorge serrée par la soif, il s’adres- sait de nouveau aux petits forgerons en chan- tant: Enfants de forgeron, 47 Votre pére a dit, votre mére a dit De m’apporter de Veau pour me désaltérer. Les petits forgerons lui portaient 4 boire, et, jusqu’au soir, il continuait a se régaler de gros haricots verts et succulents. Enfin, & la tombée du jour, Leuk s’adressait pour une troisiéme fois aux naifs petits forge- Tons: Enfants de forgeron, Votre pére a dit, votre mére a dit De me détacher et de me laisser partir. Et les petits forgerons le détachaient et le libéraient sans arriére-pensée. Chaque jour il en était ainsi. Mais, certain soir, au cours de la veillée qui réunit la famille apres diner, l’ainé des enfants rapporte la chose a son pére. . « Cest bien, dit simplement le pére des petits forgerons, sans se facher. Demain, quand vien- dra cet animal, vous l’attacherez comme @habi- tude. A midi, vous lui donnerez a boire. Mais le soir, lorsqu’il vous dira de le laisser partir, vous nen ferez rien: vous attendrez que je sois 1a, » Le lendemain, Leuk arrive comme de cou- tume et se fait traiter comme par le passé. A la tombée de la nuit, il demande qu’on le détache. « Non, non! lui répondent alors les enfants. Attends l'arrivée de notre pére. » Comme ils disaient ces mots, au loin apparait 48 le forgeron, armé d’une barre de fer ruisselante de feu. Leuk comprend qu'il va étre briilé tout vif. « Mame-Randatou, lumiére des lumiéres, viens vite A mon secours », appelle-t-il en trem- blant de peur. A instant, la silhouette de Bouki-l’hyéne se dessine non loin de 1a. « Bouki! Bouki! appeile Leuk. ; « De la viande rose et ruisselante de graisse. En veux-tu? : — Qu’y a-t-il, méchant animal, traitre, ingrat? — Vois un peu ce qu’on m’apporte la-bas, tout 1a-bas. — Anh! oui, certes, j’aimerais bien me trou- ver a ta place, veinard! — Eh bien, faisons vite et viens occuper ma place. Ne perdons pas une minute. » , En un clin d’ceil, Bouki détache Leuk, qui Vattache solidement au méme piquet. Le forgeron arrive en brandissant la barre de fer enflammée. Il la passe a plusieurs reprises sur le derrigre de la pauvre béte, qui hurle de doulcur et crie son innocence. Par maladresse, le forgeron touche la corde qui lie Bouki. Elle se rompt et il s’enfuit, rapide comme une fléche, a la recherche d’une mare od plonger ses bralures. 49 22. La famine Un mal plus terrible que tous les autres enva- hit la brousse: c’est la famine. On n’avait jamais vu une telle sécheresse. Les herbivores, ne trouvant plus rien a brouter, s’éloignent de la brousse brdilée par un vent sec. Ils vont vers les marigots oii un peu de fraicheur calme leur bouche desséchée. Les bétes fauves, privées de leurs proies faciles, se montrent plus tourmentées et plus féroces. Les mammiféres refusent le lait a leurs petits. Les oiseaux crévent du bec leurs ceufs pour en boire le contenu. Les poissons s’entre-dévorent. Seul, ’homme trouve a se nourrir sans peine. Il posséde des champs et des greniers, des trou- peaux et de la volaille, des engins de péche et de chasse. Certains animaux se rapprochent de lui. Parmi ceux-ci, il y a Leuk-le-ligvre et Bouki- VPhyéne. Mais Bouki sait que, tout seul, il est incapable de gagner l’amitié de homme. L’homme aime qu’on soit agréable & sa vue. 50 — —_ —J — — —_— —_ —_ - -_ -_ -- -_ — Or, lui, Bouki, n’est ni beau ni élégant. L’homme aime en outre qu’on le flatte. Or, lui, Bouki, n’est ni intelligent ni rusé. C’est pour- quoi, malgré sa rancune contre Leuk, il décide de se mettre d’accord avec ce dernier. Il pense pouvoir se venger plus tard, quand la famine quittera le pays. Il va donc trouver Leuk: « Bonjour, ami, dit-il. Tu me vois venir & toi parce que je ne retiens jamais le mal qu’on m’a fait. Je te pardonne tout, tout. Une seule chose m’importe a présent, mettre ma famille a l’abri de la terrible famine. Je ne connais personne autre que toi. Tu es capable de nous tirer d’embarras. — Bien pensé et bien dit, fit Leuk. Signons donc la paix et promets-moi de suivre fidéle- ment mes conseils. Si tu ne ten écartes pas, ni toi ni ta famille ne serez malheureux. Mais gare a la maladresse et a |’étourderie! » S1 23. Les deux aventuriers Leuk et Bouki s’en vont donc en quéte @aventure. Is traversent la brousse. Une belle route, large, sableuse et propre, les attire. Ils s'y engagent. Elle les conduit bient6t a un carrefour ot se croisent deux routes. Les deux compagnons hésitent avant de choi- sir Pune ou l’autre direction. Leuk, le premier, se décide: : « Virai 4 droité et tu iras a gauche. — Insolent! répond Bouki. C’est moi qui irai a droite et toi qui iras 4 gauche. — Soit! » fait Leuk, sans protester. Les deux voyageurs se séparent; chacun prend son chemin, au bout duquel Iattend sa chance. De loin, Leuk crie son compagnon: « Ren- dez-vous cet aprés-midi au carrefour! — Entendu! » répond joyeusement Bouki- Phyéne qui croit avoir dupé son rusé compere. A Vheure od Vombre des arbres devient 52 —F _— —_— -_ - oe -“_ - -_ -_ ww —_ —_ -_ —_— uw longue, les deux compagnons se retrouvent au carrefour.. Chacun croit avoir fait une trés bonne affaire. « Montre-moi un peu ce qui te remplit l’esto- mac, dit Bouki. — A toi honneur puisque tu es Vainé », répond Leuk. Bouki, flatté, fait un mouvement de la gorge. Horreur! c’est un lézard hideux qui sort et se met & courir. Vite, vite, Bouki le rattrape. « A toi maintenant », fait-il 4 Leuk, qui a bien envie de rire. Leuk fait le méme mouvement que son compagnon et rend de la belle bouillie, blanche de lait. Alors la jalousie serre le coeur de Bouki. Mais il reste calme et dit 4 Leuk: « J’ai un terrible mal de dent. La, 1a, touche avec ton index. C’est la derniére au fond. » Leuk, pour une fois, se laisse prendre. Sans se méfier, il avance son index dans la gueule de Bouki. Ce dernier le mord et dit: « Je ne te lacherai pas avant de savoir oi tu as pu trouver un tel mets. > 53 24. Leuk chez les aveugles Leuk-le-liévre s’exécute et raconte son aven- ture. Aprés avoir quitté Bouki au croisement des deux routes, il a marché droit devant lui en observant bien ce qu’il voyait de part et d’autre. I arrive ainsi au bord d’un grand terrain nu ot se dresse un énorme baobab. Il se dirige vers Varbre au tronc massif’. Arrivé au pied de celui-ci, il s’arréte, retient son souffle. Puis, collant son oreille contre Pécorce, il se met & écouter. Il lui semble entendre un bruit de voix humaines en méme temps qu’un autre bruit étrange. « Ouvre-toi, baobab! » commande-t-il dou- cement. _ Larbre s’ouvre a instant, et un spectacle inattendu s’offre a Leuk. En effet, 4 Pintérieur du baobab, une famille d’aveugles partage le tepas de midi. Leurs lévres et leurs langues font le bruit qu’il a entendu tout a lheure. Entre deux bouchées, les aveugles causent et rient, S4 Leuk, silencieusement, s’introduit a linté- rieur du baobab et prend place parmi les convives”. Mais les aveugles ont loreille fine. Ils remarquent bient6t qu’un étranger s’est mis a table. « Il semble que nous ne sommes plus seuls, dit le pére aveugle. Qu’on s’arréte de manger, pour écouter. » Toute la famille obéit et Leuk en fait autant. «Jai cru sentir la présence d’un étranger parmi nous, redit le pére aveugle ; mais c’est peut-étre une erreur. Remettons-nous 4 man- ger. » ils recommencent et Leuk recommence avec eux. « Frrrt! Frrrt! » Langues et Iévres vont de nouveau leur train. Leuk s’est bien régalé, il se léve doucement, sans froler personne et sans faire de bruit: « Ouvre-toi, Baobab! » souffle-t-il. Le baobab s’ouvre et Leuk se retire avec précaution. « Ferme-toi, baobab », dit-il lorsqu’il se trouve hors de l’arbre. Et le baobab se referme sur le groupe des paisibles habitants. 55 25. Bouki rossé par les aveugles En détail, Leuk conte son aventure A Bouki. U1 hui fait mille recommandations, lui conseille @étre prudent. « Quand ils s’arréteront de manger, lui dit-il, tu en feras autant. Tu macheras et avaleras en imitant le bruit de leurs langues et de leurs levres. En les quittant, tu éviteras d’attirer leur attention sur toi — Oui, oui, bien compris », répond Bouki. Mais, en réalité> il n’écoute méme pas. Toute sa pensée est allée vers la nourriture, quil dévore déja en esprit. 7 Il se rend, le lendemain, chez les aveugles, a Pheure du repas de midi. Ces derniers se trouvent dans la méme situation que Ia veille, cest-a-dire qu’ils mangent bruyamment causent & haute voix, rient aux éclats, , « Baobab, ouvre-toi », dit Bouki, bralant impatience. Larbre s’ouvre, et il entre avec quelque pré- caution. Tout de suite, il attaque te lat a gloutonnerie: « Ham! Ham! Frrrt! Frrrt! » 56 - et —_ —_— —_ -_ -_ -_ —_ -— -_ —_ -— — « Cette fois, il n’y a pas de doute, dit le pére. Un étranger est parmi nous. Que l’on s’arréte! » Toute la famille obéit. Seul Bouki, dont Pidée est de prendre plus de nourriture que les autres, continue d’avaler et de renifler. « Un étranger est lA, s’écrient les aveugles, tous ensemble. Vite, 4 nos batons! » Une volée de batons secs et noueux commence a tomber sur le dos, les épaules et la téte de limprudent. Etourdi par les coups, Bouki oublie le mot de passe. Mais, la volée devenant plus forte, il finit par se le rappeler. « Baobab, ouvre-toi! » hurle-t-il, 4 moitié assommé. L’arbre s’ouvre. Hélas! pressé par les coups, Bouki-Phyéne, qui n’est pas entiérement hors de arbre, crie aussitot aprés: « Baobab, ferme-toi! » Le baobab se referme sur lui, 4 rps. Les aveugles en profitent pour lui administrer une derniére volée de batons. Aprés quoi, ils le jettent dehors, oi il demeure longtemps étendu. 26. Yeuk-le-taureau Tandis que la famine fait des ravages dans les tangs des bétes de la brousse, les animaux domestiques mangent bien et s’engraissent. Parmi eux, Yeuk-le-taureau se distingue par son étonnant embonpoint. I est si gros, si gras qu’il peut & peine marcher. Il passe la plus grande partie du temps couché. Les bergers ne se soucient guére de lui. Quand le troupeau arrive au paturage, ils laissent Yeuk-le-taureau sur place et poussent le reste des animaux vers les endroits herbeux. Leuk, au cours d’une de ses tournées, aper- goit le gras ruminant. I] se demande comment arriver dans le ventre de la béte et se repaitre* de sa graisse. C’était le temps oi Leuk-le-litvre mangeait aussi bien la chair et la graisse des animaux que Vherbe tendre et les aliments cuits. En passant par l’intestin de Yeuk-le-taureau, il arrive au bon endroit. La, il se gave de graisse et de morceaux de choix. Puis il sort, repu” et content. 58 asbonveeneconanl Sur le chemin du retour, il chante et siffle. Tout a coup, surgissant derriére une termitiére ou il s’est caché, Bouki l’aborde, lair mena- gant: « Tu ne pensais pas, sans doute, que je pou- vais me trouver sur ta route? dit-il, gouailleur”. — En effet, répond Leuk, je ne m’attendais pas a te rencontrer ici. — Mon ami, tu vois que ton intelligence n’est pas si grande que tu le crois. Or, sans perdre de temps, réglons nos comptes. Tu m’as fait tant de mal! Aujourd’hui, il faut que je me venge. — Inutile d’étre méchant, mon Oncle. Cela ne t’avance a rien. Songe plut6t au moyen de manger. Je vois que tu es 4 jeun depuis au moins deux jours. — Depuis bientét une semaine, devrais-tu dire. — Eh bien, il est donc plus intéressant pour toi de mettre fin 4 ton jefe. Je peux t’aider. Cela vaut mieux que la vengeance. — Encore un vilain tour que tu veux me jouer. Cette fois, je ne me laisserai pas prendre. Je n’ai jamais eu l’intention de te jouer de vilains tours. Mais c’est toi plutét qui suis mal mes conseils. Tu manques de prudence et sur- tout de patience. D’ailleurs, cette fois, je veux bien t’accompagner pour t’éviter un malheur. — Oui, répond Bouki, s’il y a un trésor, nous le partagerons et, s’il y a des coups a recevoir, nous les recevrons ensemble. » 59 27. Bouki chatié par les bergers Avant de faire sa deuxiéme visite 4 Yeuk-le- taureau, Leuk fait 4 Bouki une véritable lecon de choses. « Dans le corps de Yeuk, dit-il, tu verras différentes parties. Il y a ’'estomac. Il est rond, volumineux et comprend plusieurs poches. Mais il ne nous intéresse pas. A coté de Testomac, tu verras le coeur, qui pompe et lance le sang. Défense absolue d’y toucher. Yeuk tespire par deux poumons, masses” élastiques qui se gonflent et se dégonflent comme la Paire de soufflets du forgeron. Mais les poumons ne sont pas mangeables. Enfin tu verras un tas d’autres organes: foie, rate, vésicule biliaire. Tu les négligeras parce que d’eux dépend, en partie, la vie de Yeuk. Si tu observes bien mes recommandations, nous aurons, sans rien ris- quer, notre nourriture assurée. — D’accord et en avant », dit Bouki. Dans le corps de Yeuk, ils font bonne chére*. Bouki évite pendant longtemps de commettre 60 une imprudence. Mais bientdt sa curiosité devient plus forte que lui. La couleur rose du coeur de la béte Vattire. . « Attention, pas de bétise ! lui dit Leuk. — Bétise ou pas bétise, il me faut savoir quel gofit a cette boule qui palpite. » D’un geste vif, Bouki agrippe le ceeur de Yeuk-le-taureau et tire de toutes ses forces. « Beu! eu! eu! » Le cri de mort de Yeuk emplit toute la cam- agne. paar Yeuk se meurt, s'écrient les bergers. Allons vite l'égorger. » - Ils accourent vers l'animal en agonie”. «Ca y est, nous sommes perdus, dit Leuk. Moi je choisis l’estomac pour me cacher. Et toi? — Ce n’est pas toi qui te cacheras dans I’esto- mac, répond Bouki, furieux. L’estomac me revient de droit. oo — D’accord, je me cacherai ailleurs. » Leuk saute dans la vésicule biliaire et Bouki va se pelotonner” dans la grande poche de Pestomac. Au méme moment, les bergers arrivent. Vite, avant que l’animal ne cesse de respirer, ils lui tranchent le cou. Ensuite ils se mettent a le dépecer. Enfin, ils lui ouvrent le ventre. Quand ils atteignent la vésicule biliaire, l’un d’eux la coupe et la rejette au loin. Leuk s’en échappe aussitot et vient trouver les bergers: « Je suis devin”, dit-il, et je puis vous dire celui qui a causé la mort de votre taureau. _— Et qui est-il? demandent les bergers éton- nés. — Ilse trouve dans l’estomac. Assommez-le sans Iui donner Je temps de prononcer une seule parole. » L’estomac fendu d’un grand coup de couteau, Bouki en sort ouvrant déja la bouche pour parler. Mais il n’en a pas le temps. A coups de batons, les bergers l’aplatissent sur le sol ot il reste évanoui. 62 — —_ od — — — -_ —_ —_— -_ —_ -_ —_— 28. Bouki malade Aprés un long évanouissement, Bouki revient & lui. Mais il a tout le corps meurtri. A grand- peine. il se traine jusque chez lui, aidé par M’Bam-Ala, son voisin. Quand la famille de Bouki voit dans quel état lamentable il se trouve, tous se mettent a sangloter. M’Bam-Ala conseille & Bouki de consulter Golo-le-singe, qui passe pour le meilleur méde- cin. Bouki envoie son plus jeune fils auprés de Golo-le-singe pour le prier de venir examiner 3 domicile. Golo, médecin consciencieux, nettoie ses instruments et prend ses médicaments. En arrivant 4 N’Diourene, demeure de la famille Bouki, il trouve tout le monde triste et silen- cieux. I] se fait introduire dans la chambre du malade. Bouki est couché de tout son long. Sa figure est maigre et osseuse. Seuls ses yeux vivent encore; ils brillent et disent clairement que Bouki ne veut pas mourir. Golo-le-singe accroche ses lunettes et les ajuste. Puis il s’approche du malade. 63 « Qu’avez-vous donc, mon ami? dit-il d’une voix caressante. — Ouf! tout mon corps me fait mal, souffle Bouki. Vous savez, Docteur, que les temps sont durs et la nourriture rare. On risque tellement d’accidents. — Je vois, je vois », dit Golo, qui tire une seryiette de sa sacoche. Etendant Ja serviette sur la poitrine de Bouki, il ausculte". Puis il lui palpe le corps et les membres. « Est-ce qu’on ne vous a pas battu? demande- t-il. Votre corps est plein de plaies. Vous avez besoin d’un long repos et de beaucoup de soins. — Certes, soupire Bouki, les temps sont durs. J’avoue que j’ai cu affaire a des aveugles, gens méchants et égoistes, et A des bergers sans raison ni pitié. — Quoi qu’il en soit, je vous recommande de bien faire attention a votre santé. Je vous ai apporté quelques plantes médicinales: du quin- queliba pour fairé des tisanes, des feuilles de manioc pour faire des applications chaudes, et des feuilles d’euphorbiacées pour les massages. Vous ne prendrez que des aliments légers, tels que la bouillie de mil ou les ceufs. » Avant de s’en aller, Golo-le-singe prend Madame Bouki a part et lui fait les mémes recommandations. i Pendant ce temps, Bouki se plaint dans son it: « Quoi! de la bouillie de mil? des ceufs? Peut-on réparer ses forces avec des choses si insignifiantes! » 64 PEESETE CEE ETT T ETT LEETS 29. Le ciel « Je vais, dit Madame Bouki, vous raconter, ce soir, histoire de la lune et des étoiles. » Madame Bouki est assise au milieu de ses enfants. A cété d’elle, Bouki, encore malade, est couché sur le dos. «La lune, commence-t-elle, était autrefois plus blanche que du lait, aussi propre que de la percale neuve. Il n’y avait pas de différence entre le jour et la nuit. La clarté de la lune était grande, si grande que le soleil en était jaloux. « Les hommes adoraient la lune et les femmes chantaient sa beauté. Elle était la vraie reine du ciel. Mais un bavard, au lieu de l’admirer sans rien dire, prononga un jour ces paroles: « Oh! qu’elle est blanche et pure, la lune! » « Ce fut comme si l’on venait de cracher sur elle. Tout de suite sa clarté diminua, son disque se couvrit des taches noires qu’on y remarque encore. » Madame Bouki termine cette histoire par ces mots: 65 « C’est pourquoi, mes enfants, il faut se méfier des mauvaises langues. « Quant aux étoiles, continue-t-elle, ce sont les suivantes de la lune. Elies la suivent partout et se déplacent en méme temps qu’elle. Lorsque la lune est captive, son disque devient noir et sale. Alors les étoiles se groupent autour d’elle et chantent des prigres pour implorer” sa déli- vrance. « En effet, mes enfants, il faut savoir que la June, reine du ciel, a sans cesse, derriére elle, une foule de jeunes filles et de jeunes gens endimanchés ainsi que des griots avec leur tam- tam sonore. Tout ce monde danse et se réjouit. Mais il est interdit 4 la lune de tourer la téte pour voir ce spectacle. Chaque fois qu’elle le fait, le dieu du ciel la punit en la mettant au coin. Alors elle s’immobilise, perd son éclat et sa grandeur, devient laide. Pour la secourir, il faut adresser, au dieu du ciel, des prigres et des chants. Et lorsque la colére de ce dernier est tombée, Ja lune redevient blanche et reprend son interminable voyage dans le ciel. — Votre maman, dit Bouki, ne vous a raconté que la légende de la lune et des étoiles. Moi qui suis allé a l’école, je vous dirai demain ce que les savants nous apprennent sur ces corps célestes” qu’ils appellent les astres. » « Mes enfants, dit Bouki, comme je vous I’ai promis, je vais vous raconter la véritable his- toire de la lune et des étoiles. 66 «Je vous ai déja dit que les savants les appellent des astres. Le soleil aussi est un astre. Mais, tandis que le soleil est une boule de feu, la lune, elle, n’est qu’un astre éteint. Le feu du soleil ainsi que sa lumiére lui appartiennent, & lui-méme. Il nous éclaire, nous réchauffe, et quelquefois nous brale. Grace a sa chaleur bien- faisante, les fruits mfrissent et les moissons deviennent blondes. «La lune ne dégage pas de chaleur. Sa clarté est froide. D’ailleurs, cette clarté ne lui appar- tient pas. La lune ne fait que refléter™ la lumiere du soleil, comme le ferait un miroir. « Votre maman vous a dit que, sur le disque de la lune, on remarquait des taches. C’est vrai, mais que sont ces taches? Ce ne sont pas des crachats, comme elle I’a dit, mais l’ombre des montagnes qui existent sur elle. En effet, la lune est comme la terre ; elle a ses montagnes et ses plaines. « Votre maman vous a dit aussi que la lune était parfois captive. Oui, il arrive qu’elle devienne noire et qu’elle semble ne plus se déplacer dans le ciel. Cela s’appelle une éclipse”. Mais explication que votre maman vous donne de l’éclipse n’est pas bonne. Quand vous serez un peu plus grands, je vous dirai comment se produisent les éclipses de lune et de soleil. « Quant aux étoiles, que vous voyez si petites et si lointaines, elles sont plus grosses que la 67 terre et que la lune. Ce sont des soleils fort éloignés de nous et qui éclairent d’autres mondes. « Pour nous, qui sommes sur la terre, les étoiles sont groupées en constellations. La poussiére d’étoiles qui forme comme un chemin dans le ciel s’appelle la Voie lactée. « Harrive souvent qu’une étoile se détache et parcoure le ciel. C’est une étoile filante. « Les hommes croient qu’il y a des étoiles qui teprésentent la chance, d’autres le malheur, d’autres la fortune, d’autres le courage, etc. Mais c’est une simple croyance, et rien ne nous prouye qu’elle soit vraic. — Merci, papa, dirent les enfants de Bouki. La légende de maman nous a beaucoup amusés, mais ne nous a pas instruits, tandis que ton enseignement augmente nos connaissances. » 68 UL TTEL CLL 30. Leuk chez Bouki Depuis quelque temps, Leuk s’ennuie. I n’a plus personne 4 tromper et i] tourne sur place. Tous les animaux qui le connaissent, grands et petits, le fuient parce qu’il est rusé et malicieux. Il veut s’approcher de Till-le-chacal qu’il vient de rencontrer: « Adieu, Leuk, lui dit ce dernier. — Attends-moi, Till, j’ai quelque chose & te dire. — Non, merci, Leuk, je suis pressé. Adieu! » Le Rat-palmiste, Papercevant, grimpe rapi- dement au faite” d’un arbre. L’Ecureuil se moque de lui ; il n’a pas oublié offense qui lui a été faite. Méme Golo-le-singe, qui a pourtant une intelligence d’homme, s’écarte dés qu’il le voit venir. A la longue, Leuk n’a plus qu’une chose & faire: retrouver Bouki coiite que coite. I se rend chez ce dernier et se fait annoncer. Quand Bouki le regoit, il lui dit de sa meilleure voix: 69 « Oncle Bouki, si tu savais la peine que j’ai eue en apprenant que tu étais malade! « Depuis quelques jours, je voulais venir prendre de tes nouvelles. Mais, chez moi aussi, quelqu’un était malade; ma tante. Elle est vieille, et ses maux l’obligent a s’aliter. Je te reparlerai tout a Pheure delle, car j'ai une idée intéressante dans la téte. — Leuk, dit Bouki, tu ne pourras plus me faire croire quoi que ce soit. Tous mes malheurs viennent de toi. On m’a battu, on m’a cassé les membres et l’échine a cause de toi. — A cause de moi! s’écrie Leuk. Voyons, Oncle Bouki, avant chacune de nos sorties, est-ce que je ne te dis pas ce qu’il faut faire et ce qu'il faut éviter? Chaque fois, tu me dis oui pour agir ensuite a ta guise. Je t'assure que je me considére comme ton meilleur ami et que, si tu suivais mes conseils, tien de facheux ne Varriverait. Justement, j’ai une nouvelle a apprendre. Il existe, parait-il, un pays ot le mil ne manque jamais. Ce pays est situé assez loin dici, 4 une lune de marche. Les habitants ont beaucoup de mil et de bétail. Ils échangent le mil contre des denrées* et des animaux de toutes sortes. Moi, ma tante est vieille et n’a plus que la peau sur les os. Je suis prét & la vendre pour échapper 2 la famine. Si tu veux, nous ferons le voyage, chacun emmenant sa tante. L’une ou Pautre vaudra bien une charge d’ne ou une béte & cornes. Qu’en penses-tu? 70 WROSBRARRRRRARRARRARRRGORT — Hum! fait Bouki, c’est trop beau pour étre vrai. — Essayons toujours, dit Leuk. Fixons le jour de notre départ et préparons-nous en silence, sans dire mot a personne. » 31. Voyage au pays du mil Pour se rendre au pays du mil, Leuk et Bouki décident d’attacher leur tante au bout d’une corde. « Il faut choisir une corde solide, dit Leuk. Nos tantes sont vieilles, mais, quand elles sauront ot nous voulons les mener, elles auront assez de force pour essayer de rompre leurs liens. » __Bouki attache sa tante au bout d’une corde incassable, faite d’écorces de baobab tressées. Leuk choisit une corde en fil de coton non cardé". Et Jes voila partis. Chemin faisant, ils lient connaissance avec de nombreux voyageurs qui reviennent du pays du mil. _« Oivallez-vous, bonnes gens? disent ces der- niers. — Au pays de l’abondance, répondent Leuk et son compagnon. — Et qu’allez-vous y porter? — Nous avons nos tantes & vendre. — La paix soit donc avec vous, bonnes gens. Allez votre chemin. Le pays de l'abondance n’est plus trés loin d’ici. Nous en revenons. 2 pyuanuanvaneuunnana’ — Et qu’y trouverons-nous? — Tout et tout, bonnes gens: du mil, des haricots, du bétail, de la volaille. » Lorsqu’ils sont arrivés 4 un endroit de la route ou la brousse est épaisse, Leuk dit 8 son compa- gnon: « Attachons nos tantes ici et faisons une petite promenade. Quelque chose me dit que nous allons trouver une place ot demain nous pourrons installer un nouveau village pour y vivre tranquillement avec notre famille, loin des parasites. » Ils abandonnent leurs tantes attachées 4 des trones d’arbres, ils s’éloignent un moment de la route, puis ils reviennent. « Ou est ma tante? interroge Leuk. — Elle a cassé sa corde et puis elle s’est sauvée, dit la tante de Bouki. J’ai voulu en faire autant, mais je n’ai pas réussi a casser la mienne. — Je vais 4 la recherche de ma tante, fait alors Leuk. — Inutile, mon ami, dit son compagnon. Ma tante suffit. En la vendant, nous aurons assez de mil et de bétail. Et nous vendrons la tienne au cours d’un prochain voyage. — Tu es généreux, Oncle Bouki, et tu vois bien clair. En effet, si je vais 4 la recherche de ma tante, je mettrai trop de temps pour la retrouver et notre voyage sera manqué. » Leuk et Bouki, aprés un temps de repos, 3 continuent leur marche et arrivent sans beau- coup de peine au pays de l’abondance, au pays ou le mil et le bétail ne manquent jamais. Arrivés au pays de labondance, les deux compéres, Leuk et Bouki, trouvent un grand marché, une vraie foire. Les gens vont et viennent, affairés". Les mar- chands parlent fort, gesticulent, présentent leur marchandise. Les clients regardent, écoutent, proposent des prix. «Combien me donnes-tu de ce panier de haricots? — Une paire de canards ou un petit agneau. — Je n’en veux pas, tu peux continuer ton chemin. — Qu’as-tu done dans ta corbeille? — Des ceufs de poule. — Pour combien? — Pour un nombre égal de calebasses de mil. — Cest trop cher, je te donne une calebasse de mil pour deux ceufs. — Je ne peux accepter. » Leuk décide de vendre lui-méme la tante de Bouki. Parce qu’il parle bien, tout le monde accourt. La tante de Bouki est bien vieille, bien laide. Mais a la fin, le marché est conclu entre Leuk et un marchand trés riche de la place. Celui-ci donne en échange un Ane chargé de deux énormes sacs de mil, plus un boeuf aussi gros et gras qu’Yeuk-le-taureau. « Tu es vraiment un as», dit Bouki a son compagnon. 4 CEEEETTEEOTLL TLL itecee Nos deux voyageurs prennent alors le chemin du retour. Leuk conduit I’ane, et Bouki le becuf. Bient6t ils sont fatigués. Bouki dit: « Leuk, mon ami, veux-tu me permettre de te laisser seul un moment? J’ai besoin d’aller quel- que part. — Volontiers, Oncle Bouki », répond Pani- mal rus Bouki s’en va et disparait. Alors Leuk coupe la queue de ’4ne et donne un coup de baton a celui-ci. L’ane se met a courir. Non loin de la, se trouvait la tante de Leuk. Elle attrape l’ane et court avec lui dans un autre chemin. Quand Bouki revient, il trouve Leuk pleurant a chaudes larme: « Hi! Hi! Hi! fait ce dernier. L’ane avec sa charge vient de disparaitre dans cette termi- tiére. > Bouki regarde et ne voit que la queue de l’ane profondément enfoncée dans la termitiére. « Essayons de tirer dessus pour le sortir », dit-il. Une, deux, trois: ensemble ils tirent, et la queue de l’éne leur reste entre les mains. « Tant pis, dit Bouki. Nous avons encore le beeuf.. ; — Twas raison, Oncle Bouki. Partons vite. Nous verrons plus join ce que nous devons faire de ce beuf. ; — Jen aurai la plus grande part, dit Bouki. — Certainement, dit Leuk, puisque c’est la moitié du prix que ta tante a été vendue. » 75 32. Une toilette dans les branches « Qu’allons-nous faire de ce beeuf? interroge Leuk. Allons-nous le porter vivant 4 la maison? — Oh! mille fois non, répond Bouki. Si nous le portons a la maison, tout le monde le parta- gera avec nous. Chacun de nous deux n’en aura pas assez pour sa peine. Egorgeons-le ici et rotissons-le. Nous mangerons pour plusieurs jours en attendant le prochain voyage. — Pour vendre ma tante a son tour? dit Leuk. Tu as encote parfaitement raison, Oncle Bouki. » Ts tuent le beeuf, le dépécent, le vident et préparent un grand feu pour le mettre en broche. Et, tandis que la viande cuit, Leuk invite son compagnon a monter dans les branches d’un grand arbre pour faire leur toi- lette. « Aujourd’hui, dit-il, c’est jour de féte pour nous. Montons |a-haut pour tresser nos cheveux et les natter. — Ah! dit Bouki, comme tu comprends bien 76 VULTURE les choses! Parfaitement, montons! Mais je te préviens que j’aurai une plus grande part du boeuf que toi. — Crest déja accepté, Oncle Bouki. » Parvenus dans les branches de l’arbre, ils s’installent commodément. Bouki commence la toilette de son compagnon. Tl lui fait de trés belles nattes, longues, lisses, brillantes. « A ton tour maintenant », dit Leuk a Bouki. Ce dernier offre sa téte, mais laisse aller sa pensée vers le boeuf qui cuit sur le feu tout en bas. A mesure qu’il tresse les cheveux de Bouki, iy Leuk les entortille autour des branches. Pour- quoi? Vous allez bientét le voir. Leuk, ayant fini son travail, dit A son compa- gnon: « Et maintenant, sautons a terre pour manger ce beeuf cuit a point, » Hop! Leuk saute et arrive au sol. Cric! Bouki se laisse tomber dans V’air, mais se balance, suspendu aux branches. « Traitre! hurle-t-il. Je vois bien que tu m’a joué encore un tour. Mais tu me le Ppaieras. — Ne te fache pas, Oncle Bouki, dit Leuk dune voix ironique. Tu auras la plus grande part de ce beeuf doré et succulent: n’est-ce pas? » Et chaque fois qu’il a fini de grignoter un os, il dit & son malheureux compagnon: « Ouvre la bouche pour recevoir ta part du bon beeuf. » En méme temps, il lance en I’air Los. Et l’os vient Heurter les gencives de Bouki, qui grimace. Leuk dévore la plus grande partie du beuf et emporte le reste dans son village, ou il retrouve sa tante et l’ne chargé de sacs de mil. Il remet un morceau a chacun des membres de sa famille. Tout le monde est content. 78 CELE 33. Le secours de Mor Makh-le-termite. Tout ce jour et tout le lendemain, Bouki reste suspendu au haut de l’arbre. Son cuir chevelu craque de plus en plus. Il a affreusement mal a la téte. A chaque instant, il pense que son cou va se rompre. Les oiseaux qui passent se moquent de lui. i : « Tui! Tui! Tui! » lui fait le moineau. « Bouki! ki ki ki! » raille le mange-mil. « Tout doux! tout doux! » roucoule la tourte- elle, ironique, qui n’est pas si douce qu’elle en a Lair. « Croa! croa! croa! Que fais-tu 14? » lui jette la chouette, qui arrondit son bec d’oiseau de roie. P D’en bas, les petits animaux se moquent de lui: chacals, biches, écureuils, putois, gueules- tapées. i oe « C’est bien fait pour Bouki », disent-ils méchamment. : Le troisiéme jour, Mor Makh-le-termite passe dans les parages. Quand il apercoit Bouki, qui se balance dans les airs, il est pris de pitié. 79 « Pauvre Bouki! dit-il. La famine a df faire mourir toute sa famille. Dans son désespoir il n’a pas voulu survivre 4 sa femme et A ses enfants. Pauvre Bouki! je vais tacher de délivrer son corps et de lui donner une sépulture digne dun bon pére de famille. » Mais Bouki se met gigoter, puisqu’il ne peut parler, et essaie tant bien que mal de faire comprendre 4 Mor Makh qu’il est encore vivant et ne tient pas du tout a mourir. i dira plus tard & celui-ci: « Mais ie suicide est une lacheté! » Mor Makh grimpe le long de l’arbre et atteint les branches ot! Bouki est suspendu. Avec beau- coup de patience, il se met a les ronger et a les transformer, l'une apres l’autre, en poussiére. Au bout de deux jours, toutes les branches ont cédé et Bouki est précipité sur le sol. « Je ne sais comment te remercier, dit-il A Mor Makh. Ici, je ne peux rien faire de grand pour toi. Mais, si fu as un jour le temps, passe done me voir chez moi. Je ferai tout pour te Caer du service que tu m’as rendu. — Je n’ai fait que mon devoir, répond Mor Makh. Dans la vie, ceux qui ont doivent donner @ ceux qui n’ont pas; ceux qui peuvent doivent faire pour ceux qui ne peuvent pas, et ceux qui savent doivent enseigner ceux qui ne savent pas. » La-dessus, Mor Makh s’€loigne modeste- ment. « Adieu, Bouki, mon ami, dit-il. — Au revoir plutét, mon cher Mor Makh, mon bienfaiteur ; je ne t’oublierai jamais. » 80 EELEREGLALSSSSSSSSSISI IEEE 34. Un faux Mor Makh A quelque temps de 1a, un visiteur se présente chez Bouki. Appelant un des fils de ce dernier, il lui dit: « Petit, va dire A ton pére que Mor Makh-le- termite le salue. » | - Le petit fait la commission a son pére. Celui-ci s’écrie: « Ce n’est pas possible! Mor Makh qui m’a sauvé la vie! Allons vite le recevoir et mon- trons-lui que, chez Bouki, on sait étre reconnaissant. » Il vient trouver le visiteur arrété sur le seuil de la grande porte entrée. « Sois le bienvenu, mon cher Mor Makh, mon bienfaiteur. Que je suis heureux de te rece- voir! » Mor Makh entre en boitillant. Bouki est un peu étonné de la taille et de la grosseur de Mor Makh, qui était si petit il n’y a pas longtemps. « Mais tu as formidablement grandi, mon cher ami, lui dit-il. 81 — Oh! tu sais, répond autre, ne crois pas que tout ce qui est sur moi soit ma chair. Je suis enduit de la terre dans laquelle je travaille constamment. » Bouki présente Mor Makh 8 toute sa famille et chacun remercie le digne visiteur. Le soir, aprés le diner qui est copieux, Mor Makh demande 2 se retirer. Il se dit trés fatigué par son long voyage. Bouki le conduit lui-méme ala case qui lui est réservée. Aprés lui avoir sou- haité une bonne nuit, il ferme la porte 4 double tour par peur des brigands. 82 Beaseesgennennneneeuennans « Pourquoi m’enferme-t-il ainsi? > se demande le visiteur un peu inquiet. Dans Ja nuit, une forte pluie tombe sur le pays. Le toit de la case ot se trouve Mor Makh est en trés mauvais état. La pluie le traverse aisément et le pauvre visiteur ne sait ou se cacher pour ne pas étre mouillé. Le lendemain matin, Bouki dit 4 Pun de ses fils: « Va voir ce qu’est devenu notre héte. Tu regarderas par les trous de la case, et, si tu vois qu’il est réveillé, reviens me le dire pour que faille lui ouvrir. » Le petit revient bientét: « Pére, dit-il, au lieu de Mor Makh, c’est Mor Oreillard que j’ai vu assis dans la case. — Qu’est-ce que tu racontes? — Je te dis que Mor Makh a disparu. Celui que j’ai trouvé dans la case a le corps couvert de poils et des oreilles trés longues. — Ah! Ah! Ah! fait Bouki. Je comprends pourquoi. Allons voir nous-mémes cette trans- formation. » ge © OLN iF enricn *, rue Ft 9 6, 83 35. Leuk prisonnier En deux bonds joyeux, Bouki atteint la case occupée par le mystérieux personnage. Il ouvre le judas” placé en haut de la porte et regarde & Vintérieur de la case. Et qui voit-il? Leuk-le- livre, avec toutes ses oreilles, assis sur son arriére-train, « Bonjour, trés cher Mor Makh! dit-il pour se moquer de lui. — Je ne suis pas Mor Makh, répond Leuk, la téte basse. Mais @est Mor Makh en personne qui m’a envoyé. — Ah! oui, Mor Makh en personne, n’est-ce pas? — Oui, la preuve, c’est que tu m’as vu hier le corps enduit de terre rouge. De la terre comme cela, tu le sais bien, on ne peut en trouver que chez Mor Markh. D’ailleurs si tu ne me crois pas, tu peux envoyer un de tes fils auprés de lui pour faire une enquéte. — Je n’enverrai personne, Leuk. Je te connais assez. Tu n’es qu’un menteur, un 84 PCE ELEC TA TAT LIL CLt 1 voleur, un misérable. Cette fois, je te tiens et je ne te lacherai pas. » Bouki va rassembler sa famille pour juger Leuk « Hon...! » fait-il. Les uns en sautillant, les autres en se dandi- nant, toute la maisonnée accourt; et Leuk se trouve entouré par des figures pointues qui Vobservent sévérement. « Cet individu, dit Bouki, n’est pas Mor Makh, mon bienfaiteur. Au contraire, c’est mon principal ennemi et je m’en vais vous dire tout le mal quill m’a fait. — Je le reconnais, dit le fils ainé. C’est lui qui ta fait attraper 4 Doumbétane. — Trés exact, mon fils, dit Bouki; mais ce nest pas tout. Les larges brilures dont j'ai encore les traces sur les fesses, c'est a ca de lui. La bastonn ue j'ai regue une fois chez les aveugles, c’est a cause de lui. Enfin, il m’a 85 obligé 4 vendre ma tante contre un ane, beau- coup de mil et un gros beeuf. Il_a ensuite volé le mil et Pane ; ila dévoré, sous mes yeux, le beeuf cuit a point et m’a laissé suspendu dans les branches d’un arbre. C’est alors que Mor Makh, le généreux, est venu me délivrer. » Bouki demande a chacun des membres de sa famille le chatiment cue mérite un si grand coupable. « On doit le condamner a mort et le tuer tout de suite, dit le fils ainé. — Il faut le brdler vif, dit le cadet. — Nous sommes en temps de famine, dit la mére. On devrait le mettre en fricassée". — Gil pour ceil, dent pour dent, fait dure- ment la grand-mére; on doit faire subir 4 Paccusé tous les maux qu’il a causés. Ainsi justice sera faite. » 86 CEELLUCCCEN TTT eereeeeE: 36. La vengeance de Bouki Bouki voudrait punir Leuk de la fagon la plus cruelle. Tous les chatiments* qu’on vient de lui indiquer lui paraissent trop doux, mais il ne trouve rien de plus méchant que la bastonnade, la pendaison, le feu et la mort. Cependant Bouki se dit « Si je le batonne dabord, il sera évanoui et ne sentira pas les bralures du feu ; si je le brile, je ne pourrai nile batonner ni le pendre. Et si je le pends, je ne pourrai ni le batonner ni le briler. » Bouki hésite pendant longtemps, longtemps, et laisse passer la journée entiére. La nuit venue, Leuk entend une voix fine et crissante qui vient de la toiture: c’est la voix de Sallyr-le-grillon. Sallyr-le-grillon est le compa- gnon, l’'ami des malades et des prisonniers. Il dit a Leuk: « Bouki cherche en ce moment le chatiment le plus terrible qu’il puisse t’infliger. Pour trou- ver ce chatiment, il te posera plusieurs ques- tions. N’oublie pas que, si tu réponds oui, il 87 pensera non, et que, si tu réponds non, il pen- sera oui. Done, en faisant bien attention A ce qu’il va te demander, tu auras la vie sauve. Je Vaiderai méme s’il le faut. » Le lendemain, a l’aube, Bouki pénétre dans la case. «De quelle mort veux-tu mourir? dit-il a Leuk, d’une voix courroucée. — Oui! répond ce dernier. — Je te demande de quelle mort tu veux mourir. — Oui, oui, fait Leuk. — Bon, je vais parler plus clairement. Pré- féres-tu étre batonné? — Oui! — Ou étre pendu? — Oui! — Ou mourir au milieu des flammes? — Oui!» Du haut du toit, Sallyr-le-grillon appelle Bouki et lui dit: «La nuit derniére, j’ai longuement causé avec le prisonnier, et je sais que ni la baston- nade, ni le feu, ni la pendaison ne peuvent rien contre lui. Les liévres ont la vie trés dure. Ils ne craignent qu’une seule chose: la rosée, parce que la rosée leur donne une gale terrible, impos- sible & guérir. Cette gale leur mange les chairs et les conduit 4 une mort lente et douloureuse. — Merci, Grillon, mon ami. » Bouki fait venir son fils ainé. A deux, ils 88 { ‘ CHTTTSSSSSL SSS ILTTG Ets ligotent solidement Leuk. Puis ils le poussent dehors en direction de la brousse. Bientdt, ils apergoivent un feu de brousse. Les flammes dévorent l’herbe séche, les arbustes. Une fumée épaisse, que le vent entraine au loin, les coiffe. La marche du feu s’accompagne de crépitements et de sifflements. Le bois vert éclate avec des bruits effrayants. On ne peut s’approcher du feu a moins de cinquante métres. « Précipitons-le dans le feu, dit le fils ainé. — Oui, oui, fait Leuk, avec vivacité. — Non, non, coupe Bouki. Plus loin, encore plus loin. Ce n’est pas ce qu’il faut aux litvres pour mourir. » Ils passent donc au-dela du feu, qui continue A ravager la brousse. Ils arrivent @ la lisiére de la forét. « Papa, dit le fils ainé, regarde, la-bas, ces arbres géants. Comme il sera amusant d’y voir pendre Leuk. — Pas si simple, mon fils, répond Bouki. Les liévres sont adroits comme des sorciers. Leuk disparaitra dans les branches. Je te dirai, tout & Vheure, ce qui peut sirement nous venger. Mais dépéchons-nous pour arriver au bon endroit avant la naissance du jour. — Pourquoi avant la naissance du jour, Papa? — Dés que le jour nait, le soleil se léve, chasse le brouillard et boit la rosée. 89 — Je ne comprends pas, dit le fils ainé. — Tu comprendras tout 4 ’heure, fait Bouki. — Ton papa veut..., commence Leuk. — Tais-toi, misérable! coupe Bouki. Si tu ouvres encore la bouche, je te tue sur place. » Ils c6toient la lisitre de la forét et découvrent une vaste prairie ot herbe grasse est mouillée par la rosée. Leuk se met 4 hurler en secouant ses liens. « Ne me jetez pas la-dedans, ne me faites pas subir une mort horrible! — Qu’a-til done? interroge le fils ainé. — Ila peur de la rosée, dit Bouki. Sallyr-le grillon m’a dit que seule la rosée peut donner une maladie mortelle 4 Leuk. Tout le reste le laisse indifférent: bastonnade, feu, pendaison, arme a feu. Dans la rosée que tu vois briller au bout des herbes, Leuk attrapera une gale impos- sible & guérir. Cette gale rongera sa peau. Elle attaquera ensuite Sa chair, qui s’en ira lambeau par lambeau”. Enfin Leuk mourra d’une mort lente et atroce. » La-dessus, Bouki détache Leuk, qui recommence a hurler comme si la rosée lui faisait réellement peur. Puis, |’attrapant solide- ment par les oreilles, Bouki, d’un bras vigou- reux, Venyoie tomber au beau milieu de la rairie. L’animal rusé se reléve aussit6t, secoue a rosée dont il est trempé et, faisant balancer ses longues oreilles en signe d’adieu, il crie a Bouki « Merci, et a la prochaine rencontre. » 90 37. Bouki et la vieille fermiére Certaine fermiére était riche, riche. Elle pos- sédait des beeufs, des vaches et surtout des moutons et des chévres en grand nombre. Mal- gré cela, elle était hospitaliére" et ne se méfiait pas assez. Bouki vient trouver cette fermiére, avec son fils cadet habillé d’une dépouille* de chevreau. « Bonne dame, dit-il, pouvez-vous me garder ce chevreau dans votre parc parmi vos bestiaux ? Je viendrai moi-méme le chercher au retour d'un voyage de courte durée. — Bien volontiers, répond la fermiére. Attache ton chevreau dans mon pare, car, ici, personne ne songe a venir me voler mes betes. Je suis estimée” de tout le monde. » La fermiére, qui est bavarde comme un mange-mil, est heureuse d’avoir un monsieur affable avec qui causer. Elle ne s’en prive pas. Et c'est tard dans la nuit que Bouki, aprés avoir fait un copieux diner, abandonne le chevreau & la vieille fermiére. Il s’en va en remerciant et faisant mille révérences. 91 Aucours de la nuit, le faux chevreau coupe sa longe” et retourne chez son pére. Le lendemain, la vieille fermiére se léve bien aprés le soleil: elle a fait la grasse matinée. Comme @habitude, elle fait son tour de propriétaire. Elle constate que son nouveau pensionnaire a disparu. Elle est consternée*. Elle compte de nouveau ses bétes. Elle se parle toute seule: « Atteindre mon Age, gémit-elle, pour étre accusée de vol! Quel malheur: mon Dieu, que vais-je devenir sans honneur! » Bouki laisse passer deux jours. Le troisitme, il se présente chez la vieille fermiére: « Bonne dame, je viens chercher mon che- vreau, dit-il. — Hélas, je le regrette, mon brave monsieur, mais votre chevreau a disparu le jour méme que yous me I’avez donné. — Ah! dans ce cas, la vieille, sache que « courte queue » se paie avec « courte queue ». — Alors choisissez parmi mes bétes celle qui vaudra le chevreau que vous m’avez confié. » Bouki entre dans le parc et détache une belle chévre aux cornes hautes. Puis il s’en va en disant a la vieille fermiére: « Au revoir, bonne dame, et 4 demain. » La vieille fermiére se met a pleurer, non parce que Bouki a emmené J’une de ses chévres les plus grandes et les plus belles, mais parce qu’elle a honte de sa négligence. Pourquoi, en effet, n’a-t-elle pas mieux surveillé un bien 92 ‘ « HHHSIHHENTEELEE confié par un étranger? C’est la premiére fois que ce malheur lui arrive. Elle se promet de mieux faire 4 l’avenir. La vieille fermiére est donc étonnée lorsque, le lendemain, A la méme heure, elle voit revenir Bouki. « Bonjour, bonne dame! dit ce dernier en faisant une révérence. — Bonjour, cher monsieur, répond la vieille fermiére. Que désirez-vous encore? — Je viens chercher mon chevreau. — Mais vous m’avez déja pris une chévre, belle et grande, pour remplacer votre chevreau perdu! — Pas Whistoires, la vieille. Je te Pai déja dit: « courte queue » se paie avec « courte queue ». Si j’ai pris une chévre dans ton parc, elle n’était pas tout a fait comme mon chevreau. — Alors, choisissez de nouveau et prenez la béte qui vous plaira. » Cette fois-la, Bouki emporte un mouton haut sur pattes, gros, gras, bélant. Quand il disparait, la vieille fermiére se met a pleurer, non pas cette fois parce qu’elle a honte, mais parce que ce malhonnéte personnage est capable de lui prendre tout son troupeau. « Quelle triste vieillesse! se lamente-t-elle”. Qu’ai-je done fait au bon Dieu? J'ai vécu hon- nétement. J’ai épousé un homme droit et tra- vailleur. P'ai donné une bonne éducation a mes enfants, tous sont morts et m’ont laissée seule. 93 Jai continué & faire le bien. J’ai ouvert ma maison aux pauvres et aux voyageurs. Voila ma récompense. Tout mon troupeau va y passer. » Et, en effet, & partir de ce moment, Bouki arrive tous les jours chez la vieille fermiére, qui est de plus en plus malheureuse. Sans dire bonjour, maintenant, dés qu’il arrive, il prononce la méme phrase en ricanant: « Courte queue » se paie avec « courte queue ». Puis il entre dans le parc, détache un animal et le conduit chez lui. La vieille fermiére voit son bien s’en aller petit A petit. Elle maigrit de jour en jour. La pauvre femme continue a se lamenter: « Que vais-je devenir? se dit-elle. Si encore j'étais sGre que cet individu me laisserait quel- ques vaches. Je saurais me contenter de peu ; un peu de lait caillé suffirait 4 me nourrir. Mais il va tout me prendré et je suis trop vieille pour travailler la terre. Mon Dieu, ayez pitié de moi et envoyez-moi un protecteur. » Apres les chavres qui ont ume courte queue, les moutons, les beeuts et les vaches qui en ont une longue prennent le chemin de la maison de Bouki. La famille se régale et s’engraisse. Tous les jours, on fait bombance”, on chante et lon danse. 94 38. La vieille fermiére et Leuk Un soir, aprés une longue tournée, Leuk, pour rentrer chez lui, passe tout prés de la ferme. Il constate que celle-ci est a peu prés vide. Entrant dans la maison, Leuk va frapper a la porte de la vieille fermiére. Celle-ci, depuis plusieurs jours, passe tout son temps a pleurer son bien, enfermée dans sa chambre. La porte s’ouvre au bout d’un moment et Leuk remarque, tout de suite, que la pauvre femme a la figure baignée de larmes. « Qu’avez-vous donc, ma bonne vieille? dit-il_ Vous semblez triste! Pardonnez-moi de venir vous déranger. Mais je me suis apercu en passant que presque toutes vos bétes sont absentes. Vous aviez un troupeau si grand, si beau. Qu’est-il devenu? » La vieille fermiére raconte son malheur & Leuk. « Ne pleurez plus, ma bonne vieille, dit Leuk. Essuyez vos larmes et consolez-vous. Je connais 95 celui qui vient vous prendre si malhonnétement votre bien. Ce ne peut étre que Bouki. Lui seul est en effet aussi hypocrite”, aussi méchant, aussi lache ; il ne s’attaque qu’aux faibles, aux gens sans défense. Je vous aiderai 4 retrouver votre bien et il sera puni comme il le mérite. Promettez-moi une seule chose ; acceptez-vous de donner une récompense a celui qui punira Bouki et vous rendra votre troupeau? — Bien sfir, je promettrai tout ce qu’on v dra pour retrouver les bétes qui m’ont é| volées. Mais est-il possible que ce soient les mémes? — Exactement les mémes; méme nombre, mémes pelages, mémes queues et mémes cornes! — Ah! mon brave monsieur, ce que vous me dites 1a est si agréable 4 entendre! Mais j’en doute. — N’en douted pas, ma bonne vieille, et ne perdons pas de temps. Vous verrez tout ce que je viens de vous dire. Adieu! il faut que j'aille poser le piége dans lequel votre voleur doit tomber. » La fermiére ne peut se retenir. Elle attire Leuk 2 elle et le serre longuement contre son ceeur. « Pardonnez-moi, lui dit-elle, mais vous étes si généreux. Vous me rappelez mon dernier fils. Il était menu comme vous et intelligent! » De nouveau, la vieille femme se met a verser 96 CEELECEGLE EGET irri reeeee d’abondantes larmes ; mais ce sont, cette fois, des larmes de bonheur. Toute la nuit, elle repasse, dans sa mémoire, la conversation qu’elle a eue avec Leuk. Elle n’en oublie pas une seule phrase, pas un seul mot. Elle ne peut dormir, car l’espoir grandit dans son cceur. Mais, prudente, elle se dit: « [1 ne faut pas que je me réjouisse trop vite. Je vais essayer plutét de dormir. » 39. Visite de Leuk a Oncle Gaindé Depuis queique temps, Oncle Gaindé-le-lion est malheureux et triste. Dans sa taniére, il somnole et baille ; il grogne de colére. Avee la famine et I’herbe devenue rare, tous les ani- maux ont quitté la contrée. Il ne rapporte plus. de ses tournées de chasse, qu'un maigre butin, Gare! le premier animal qui osera s’approcher de lui, quelles que soient sa taille, sa famille et son espéce, il le tuera. Leuk tourne tongtemps autour de ce roi affamé. A la fin, prenant son courage & deux mains, il fait un bond élastique et tombe nez a nez devant Oncle Gaindé-le-lion. Ce dernier est tellement surpris qu’il ne fait aucun geste. Leuk profite de ce moment de surprise pour réciter le beau discours qu’il a préparé: « Oncle Gaindé, roi des animaux, défenseur des faibles, une injustice est en train de se commettre. Pendant que tout le monde meurt de faim, que Votre Majesté est si maigre, si triste, Bouki et sa famille se nourrissent comme 98 il faut et s’engraissent. Chez eux, la viande ne manque point. Les quartiers de viande fraiche joutent aux salaisons. C’est & vous fai i Peau a la bouche. Jai vu cela de mes propres yeux. Mais vous pensez bien que Bouki et les siens n’ont rien voulu m’accorder. Au contraire, dés qu’ils ont remarqué ma présence, tous m’ont donné la chasse en poussant des hurle- ments sauvages. — Et ou prennent-ils cette viande? demande Oncle Gaindé, que lappétit fait baver. — Bouki, répond Leuk, soutire les bétes qu'il tue A une pauvre vieille fermiére, de la fagon la plus malhonnéte et la plus criminelle. Aprés lui avoir confié un chevreau, il est allé voler ce chevreau. Puis, tous les jours, il le réclame a la vieille. Celle-ci ne peut pas se défendre contre lui. Elle est obligée, a chaque fois, de céder. Et c’est en pleurant qu'elle regarde Bouki choisir la béte qui lui plait et disparaitre avec elle. Tous les jours, il en est ainsi. La malheureuse n’a personne pour la protéger et son troupeau, autrefois immense, ne compte plus que quelques tétes. — Le misérable! hurle Oncle Gaindé, moitié par colére, moitié par envie. Leuk, toi que j'ai proclamé le plus intelligent des animaux trouve-moi immédiatement un moyen sir et certain de faire tomber Bouki et sa famille sous ma patte. — Ce moyen, Oncle Gaindé, je ’ai ’avance cherché et trouvé. Le voici. » 99 40. La derniére prise « Je me suis entendu avec la vieille fermigre dit Leuk. Elle est pr8te 4 donner une forte récompense a quiconque punira Bouki et Pobli. gera a rendre les bétes qu'il a dévorées. Un autre que vous, Oncie Lion, ne pouvait se charger de ce travail. Roi des animaux et le plus fort de tous, vous étes 1a pour rendre justice punir les méchants et protéger les innocents". « Vai demandé, a la vieille fermigre, de tuer le boeuf qui Tui réste. Toute la chair sera pour vous. Avec la dépouille de l’animal, vous vous changerez en beeuf et ’on vous attachera dans le pare. Bouki viendra chercher sa derniére proie I vous conduira chez lui, et le reste, Oncle Gaindé, vous le savez mieux que moi. » Dans la nuit, Leuk et Gaindé-le-lion se rendent chez la vieille fermigre, qui vit désor- mais toute seule dans sa case, au milieu de son parc presque vide. Le dernier boeuf qui lui reste est aussitot égorgé. Oncle Gaindé, affamé depuis trés longtemps, le dévore tout entier 100 aprés avoir donné & Leuk sa part. Ensuite, il entre dans la peau de V’animal et devient un beeuf parfait. Leuk donne queiques conseils a Oncle Gaindé, l’attache au milieu du parc, salue la vieille fermiére et se retire. Le lendemain matin, comme d’habitude, Bouki arrive, l’air gai et moqueur. « Courte queue » se paie avec « courte queue », dit-il. Cest dommage, ajoute-t-il, mon bien va finir. Je ne vois plus dans le parc qu’une seule téte avec des cornes. Tant pis, aprés les bétes, nous aurons toujours le temps de croquer ja fermiére. C’est la régle dans tous les pays du monde. — Prenez la seule joie qui me restait, allez- vous-en et laissez-moi la vie », sanglote la pauvre fermiére. Alors Bouki, en faisant un pas de danse, entre dans le parc, détache celui qu’il prend pour un vrai boeuf et s’en va. « Ne revenez jamais plus! » lui crie la vieille. Chemin faisant, Bouki se demande s’il ne doit pas fuir avec le boeuf, le garder en lieu sir afin de le dévorer tout seul un de ces jours pro- chains. Mais il se rappelle le tour qué lui a joué Leuk. Cet animal diabolique peut tout apprendre, venir le tromper une fois de plus, et partager la viande avec lui. « Non, finit-il par dire & haute voix, il ne faut pas étre trop égoiste. Ma famille m’attend et j'aime mieux partager avec elle qu’avec Leuk. » 101 41. La vieille fermiére vengée A la vue de l'animal gras et docile que Bouki traine aprés lui, toute la famille jette un méme cri d’admiration. « Quelle belle béte! C’est assurément la plus magnifique de toutes celles que nous avons dévorées jusqu’ici. » On se pourléche les babines, on fait claquer sa langue. Chacun désigne la partie de animal qu’il aurait plaisir 4 déguster. « Doucement, ‘doucement, mes enfants, fait Bouki. Ne soyons pas si pressés, et surtout pas de gaspillage. Nous en avons pour plusieurs jours et méme pour quelques semaines. Nous avons une vingtaine de paniers remplis de viande séchée, plus d’une trentaine de touques contenant des salaisons, des canaris et des outres pleines dhuile et de graisse. D’autre part, nous ne faisons, depuis quelques jours, que manger de la viande fraiche. Tout le monde, je pense, en est dégoaté. Nous garde- rons donc ce beeuf vivant et nous le réserverons 102 pour une de nos grandes fétes de famille & venir. Etes-vous de mon avis? — Oui, oui, c’est cela. — Virai-le paitre chaque jour, dit le fils cadet, afin que, d'ici 14, il soit encore plus gros et plus gras. » Dans un réduit” & claire-voie et a ciel ouvert, on enferme le beeuf, que Bouki attache solide- ment a un piquet. La nuit venue, toute la famille dort, comme @habitude, dans unique case familiale. Alors Gaindé-le-lion casse la corde qui le lie, se dépouille de la peau qui lenveloppe et, de beeuf parfait, il devient un lion parfait. Sautant par-dessus le réduit, il vient tomber devant la porte de la case, ot il se couche pour attendre. Au bruit sourd qu’il fait en tombant, Bouki se réveille. Il descend de son lit et, marchant sur la pointe des pieds, il s’approche de la porte et jette un coup d’ceil dehors, a travers les trous du mur. Vite, il réveille tout le monde. « Nous somme perdus, dit-il. Ce n’est pas un boeuf que j’ai amené, mais, pour notre malheur, c’est Oncle Gaindé-le-lion. Il est couché devant la porte. Notre heure a sonné. » Toute la famille, affolée, pose les mémes questions : « Oli passer? que faire? que devenir? » Bouki, aprés un moment de réflexion, donne ordre a tout le monde de gagner la toiture et de s’y accrocher aussi longtemps que possible. 103 Quelle bousculade et quels efforts pour se hisser en haut de la toiture! Bouki et sa famille restent accrochés, toute la nuit, aux solives” de la toiture. Au matin, les petits n’en peuvent plus et les grands commencent & gémir de fatigue. Tous ont les membres engourdis. La porte de la case demeure fermée malgré le soleil levé depuis longtemps. D’un formidable coup de patte, le Lion la brise et entre. Levant les yeux, il aper- soit Bouki et les siens, qui forment une grappe vivante. Il se met & rire et toute la case est secouée par ce rire terrible. Gaindé-le-lion peut trés bien bondir jusqu’a eux. Mais il préfére les attendre en bas, sachant que, bientdt, ils tombe- ront, l'un aprés l'autre, comme des fruits mars. Et en effet, au bout d’un moment, le plus jeune des fils de Bouki s’écrie: « Pére, je suis fatigué. — Si twes fatigué, répond Bouki, lache prise et va tomber sous la patte d’Oncle Gaindé. » Le petit se laisse choir et Oncle Lion Paplatit dun seul coup de patte. « Grace, pitié, implore Bouki. Oncle Gaindé, épargnez ma famille et moi-méme. Par la cein. ture de mon pére, je jure de rendre toutes les bétes que j'ai prises & la vieille fermiére. » Oncle Gaindé ne dit mot. Avec la méme tudesse, il écrase tous ceux qui, a bout de forces, viennent tomber entre ses pattes. A la longue, il ne reste plus que Bouki, tremblant au sommet de la case. 104 « Oncle Gaindé, je vais tomber, pleure-t-il. Je le reconnais, je ne suis qu’un misérable, un bandit, un criminel. Pardonnez-moi. Ne me faites pas mourir. Je... » Bouki n’a pas le temps d’achever sa phrase ; ses forces ayant trahi subitement, il tombe lourdement sur le sol de la case parmi les cadavres de sa grand-mére, de sa femme et de ses cing enfants. Au lieu de le tuer, Oncle Gaindé le saisit par la peau du cou, le traine dehors et prend la direction de la ferme. En arrivant, il trouve la vieille fermiére debout, a cdté de Leuk, sur le seuil de sa maison. La vieille fermigre et Leuk accourent pour assister 4 un spectacle miraculeux. Is voient Oncle Gaindé soulever Bouki de toutes ses forces et l’abattre sur le sol. Aussit6t, une des bétes de la vieille sort on ne sait d’ou. I recommence le méme manége”, et une autre béte apparait. Ainsi de suite. Tant et si bien ’a la fin le troupeau entier de la vieille fer- miére emplit le parc: méme nombre, mémes pelages, mémes queues et mémes cornes. 105 42. N’Gouri-la-guépe « Maintenant que tu as tout rendu, dit Oncle Gaindé @ Bouki, file! et que je ne te reprenne plus a voler les vieilles fermigres. Je veux bien te laisser la vie sauve pour te permettre de réflé- chir et de te corriger. Mais, si tu restes Je bandit que tu es, tu finiras entre mes pattes. » Ce disant, Oncle Gaindé lache Bouki aprés lui avoir porté une gifle retentissante. Bouki, dont le comps est rompu, se traine comme il peut jusque chez lui. Et le voila qui inonde, de ses larmes, les sept cadavres de sa famille massa. crée par Oncle Gaindé. Que faire pour ressusci- ter tous ces corps? I sort et se met A marcher. clopin-clopant’, pour oublier sa peine. Bientot, iLrencontre War-Warane-le-mille-pattes, qui lui oa te vois un air sriste, Bouki. Qu’as-tu — Toute ma famille vient de mourir s parte P'Oncle ane Je n’ai plus een - Je suis dés is cc a é a vi solitaire, sans familie. “o™a™Re & vivTe 106 ow“ —_ — —_ -_ eo = -_ —_ — -_ - id —_— eres t iL i — Et pourquoi Oncle Gaindé a-t-il agi de la sorte? — Parce que tout simplement il est le plus fort. Cela n’est pas bien. Va voir N’Gouri-la- guépe. Elle seule est capable de créer le souffle et de ranimer les morts. » Bouki va voir la Guépe. Il la trouve en train de magonner sa demeure que le vent a légére- ment ébranlée. La Guépe l’accueille avec courtoisie* et s’arréte, un moment, de travailler. « C’est mon grand ami, War-Warane-le- mille-pattes, qui m’a envoyé vers vous, dit hum- blement Bouki. Je viens de perdre toute ma famille, massacrée sans raison par Oncle Gaindé-le-lion. Les cadavres couvrent le sol de ma case, et War-Warane m’a dit que vous étes seule capable de ressusciter les morts. — Oui, j'ai ce pouvoir, mais je n’aime pas les ingrats, dit sévérement N’Gouri-la-guépe. “Je ne serai jamais ingrat avec vous, assure Bouki d’une voix pitoyable. — Cest bon, allons voir ces cadavres. » N’Gouri-la-guépe abandonne son travail, et tous deux, l'un marchant, l’autre volant, se rendent a la demeure de Bouki. Quand ils arrivent, N’Gouri-la-guépe, aprés avoir regardé longuement les sept corps sans vie, les ranime tous en voletant de l'un a l'autre et en faisant des plongeons dans les oreilles béantes. 107 Mais le fils cadet, ressuscité le dernier et voyant Vinsecte qui voletait dans la case en faisant un grand bruit, saisit un van’ et lui porte un coup brutal. N’Gouri-la-guépe tombe, mais se reléve aussit6t et s’enfuit hors de chez Bouki en poussant des bourdonnements plaintifs. 43. Les Laobés Des Laobés s’étaient installés a la lisitre de la forét. Tout le monde sait que les Laobés sont Whabiles et vaillants bicherons. A l'aide de leurs cognées’, ils attaquent le trone des arbres géants, quils entaillent pendant plusieurs heures et quelquefois méme pendant un ou deux jours. A la longue, ces arbres ne tiennent plus sur leur pied. Is vacillent, tournoient et s’abattent lourdement sur le sol, dans un grand fracas de branches. Alors les Laobés les découpent en grosses piéces qu’ils travaillent et dont ils tirent, soit des pirogues pour la péche, soit des siéges pour s’asseoir, soit des ustensiles en bois pour la présentation des aliments. Les Laobés élévent aussi des anes, beaucoup d’anes. Is les emploient pour porter les objets de leur fabrication qu’ils vont vendre de pays en pays. Au retour de leurs longs voyages, ces mémes Anes servent également & transporter les produits des vols que les Laobés ont commis, car les Laobés, dit-on, sont aussi adroits voleurs qwhabiles bicherons. 109 Ceux qui avaient fondé leur village au bord de la forét vivaient en paix avec les animaux. Ils respectaient les petits de ceux-ci, et leurs Anes ne risquaient pas d’étre dévorés, méme la nuit venue. Pourtant, un matin, ils remarquent la dispari- tion dune de leurs bétes. C’était ane le plus petit et le plus maigre. Celui qui, dans les convois, fermait toujours la marche. Aprés quelques recherches aux abords du village, ils le croient perdu et reprennent leurs occupations. Deux jours aprés, un autre ane disparait. Alors les Laobés commencent a se douter de quelque chose. Sur ces entrefaites*, Leuk-le-liévre passe. « Bonjour, amis Laobés, dit-il cordialement. — Bonjour, Leuk, répondent-ils. — Ca va-t-il chez vous, amis Laobés? — Pas tout a fait, Leuk. Il nous arrive main- tenant des malheurs. — Et que se passe-t-il donc? — Nous commengons a perdre nos anes, a raison d’un tous les deux jours. — Crest bien curieux, dit Leuk. Et que comptez-vous faire? — Essayer d’empécher cela. — Mais comment l’empécher? » Cette question embarrasse les Laobés, qui se grattent la téte, perplexes. « Laissez-moi le temps de faire une enquéte, dit Leuk. Dans trois ou quatre jours, je viendrai vous apporter des lumiézes sur ce qui se passe. » 110 44. Le guet Le surlendemain, dans la nuit noire comme de encre, Leuk va se poster non loin du village habité par les Laobés. De cet endroit, il peut observer tout ce qui se passe dans le parc aux anes. Pendant longtemps, il attend, mais rien ne bouge. Non loin, I’épaisse forét dort, elle aussi, traversée, de temps en temps, par les hurle- ments du chacal ou les cris d’un animal qu’un plus fort égorge. Leuk voit l'ombre danser devant ses yeux. Parfois, il croit voir monter en Vair des cercles d’or. Toute la nuit respire comme un monstre sans taille et sans dimen- sions. En haut, quelques étoiles luisent trés faiblement, mais leur clarté n’arrive pas 4 chan- ger la couleur de la nuit. : ; ‘A Pheure oi plus rien ne bouge, oi la fatigue et le sommeil s’abattent sur les hommes et les animaux, sur la brousse et la forét, Leuk aper- coit une forme vivante qui se glisse vers le parc aux anes. Les yeux grands ouverts, il essaie de tt reconnaitre animal que représente cette forme. Mais la nuit est trop noire, trop épaisse, et Leuk se trouve loin du parc. Au bout d’un moment, il voit que la méme forme revient sur ses pas, trainant, aprés elle, une forme plus grande et plus allongée. « Plus aucun doute, se dit Leuk. Cette double ombre ne peut étre que le voleur d’Anes trainant une victime qu’il vient d’abattre. » A distance, il le suit. C’est un long voyage A travers la nuit, a travers la forét silencieuse. le voleur évite les grandes pistes et emprunte les sentiers 4 peine tracés. Bient6t, a la direction que prend le voleur, Leuk comprend qu'une fois de plus il a affaire & Bouki. En effet, aprés quelque temps de marche, la case de ce dernier se profile” dans la nuit. Leuk s’arréte pour donner a Bouki le temps d’entrer; puis il s'approche et colle son oreille contre un des murs de la case. I] percoit des exclamations, des éclats de rire joyeux. Toute la famille de Bouki a veillé pour attendre son retour et féter sa nouvelle prise. Maintenant qu’il est renseigné, Leuk fait demi-tour, et, par un raccourci’, il regagne, lui aussi, sa demeure pour dormir un peu avant Yaube. 45. Un ane savant Avant de revoir Leuk, les Laobés vont consulter des cousins 4 eux, établis de l’autre cété de la forét. Is se lamentent sur le malheur qui frappe leur troupeau d’anes. Les cousins répondent: « Vous étes, en effet, bien a plaindre. Que peut devenir un Laobé sans son Ane et sa cognée? «Le méme malheur ne peut heureusement nous arriver car nous possédons, parmi nos bétes, un ne savant, qui voit et entend micux qu'un homme. Au début de notre installation en ce lieu, un animal, que nous n’avons jamais vu, venait réder chaque nuit autour de notre trou- peau. Mais dés qu'il approchait trop prés du parc, cet Ane savant se mettait a braire de toutes ses forces ; alors, apeuré, I’animal s’éloignait et nous lentendions faire hon... pour manifester son désespoir. | — « Aprés plusieurs tentatives sans succés, il a cessé de venir réder autour de notre troupeau. — Quel trésor vous avez la, font les autres en 113 soupirant. Cousins, ne pourtiez-vous pas nous préter cet Ane savant pendant quelque temps pour éloigner le méme voleur qui ravage notre troupeau? — Nous voulons bien vous le préter pour une fois ou deux, mais ce sera tout. Car qui sait le jour od le rédeur nocturne reviendra de ce cété-ci? » Les Laobés s’en vont, mécontents de leurs cousins. Le lendemain, ils recoivent la visite de Leuk. Celui-ci leur déclare: « Votre voleur est une de mes connaissances. Je Vai suivi alors qu'il trainait un ane de votre pare A sa demeure. — Il nous a déja pris trois anes, disent les Laobés. — Je le sais et je suis en train de chercher par quel moyen nous arriverons a lui mettre la main au collet". — Nous avons des cousins qui possédent un ane savant. 7 — Un Ane savant! Qu’entendez-vous par la? — Cest un ane, ont dit nos cousins, qui voit et entend mieux qu’un homme. Lorsqu’un étranger s'approche de leur troupeau, l’ane se met a braire et I'étranger s’enfuit. — Est-ce que cet ane savant comprend le langage des hommes? — Nos cousins ne l’ont pas dit, mais il doit tout comprendre et tout connaitre puisqu’il est savant. — Crest bon, dit Leuk, je vois le service qu’il peut nous rendre. » 14 ‘ —_— —_ — — -—? — —_— Leuk et les Laobés se rendent chez les cousins établis de l'autre c6ié de la forét. Les Laobés présentent Leuk comme leur ami et leur conseil- ler. Ensuite ils demandent 4 voir l’ane savant dont on leur a parlé, a Un petit lacbé, envoyé vers la prairie ot broutent les anes, le raméne bient6t. En voyant ses grands yeux noirs et limpides”, son museau bien dessiné et une tache noire au milieu de son front, Leuk sait que cet ane a quelque chose de plus que les animaux de son espéce. [I l’inter- roge: « Est-il vrai que tu es savant? » 2 Lane remue ses oreilles dans un geste affir- matif. “ere « Aimes-tu les voleurs et les malfaiteurs? » Lane secoue vivement ses longues oreilles et plisse son museau, comme pour dire: « Je les déteste, je les maudis. >» ; « Si je te confie une mission, pourras-tu Vaccomplir comme il faut? » 115 L’ane fait oui, d’un signe de téte. « Sais-tu faire le mort? — Oui, oui, fait ane. — Voila celui qu’il nous faut », dit Leuk aux Laobés. Ces derniers obtiennent que les cousins leur prétent lane savant, pour vingt-quatre heures seulement. Apres avoir remercié, les Laobés prennent congé et reviennent & leur village. Dans la soirée, Leuk, monté sur l’ane savant, se dirige, & travers la forét, vers la demeure de Bouki. En chemin, il explique & son compagnon tout ce qu’il aura a faire. L’ane comprend par- faitement ce que Leuk attend de lui. « Maintenant, je vais te quitter, dit ce der- nier. Nous ne sommes plus loin de la maison de notre voleur. Bonne chance et A bientét. » Leuk parti, I’ane, suivant les ordres recus, s’approche de la demeure de Bouki. Arrivé au milieu de la cour, qui est alors déserte, il se laisse tomber A terre et se raidit. Au moment ot Bouki sort pour se rendre chez les Laobés, il se heurte 4 un cadavre dane. « Ce n’est pas possible! dit-i]. Un ane mort dans ma maison! C’est incroyable! » Il appelle sa famille et, a Paide de torches allumées, on peut voir qu’il y a bien un ane mort, un Ane extraordinaire, au corps gras et luisant. Quelle bonne aubaine! 116 46. Un dernier tour de Leuk Un bruit confus de voix monte dans la maison de Bouki. Les uns veulent que l’ane, mort dans la cour, soit dévoré séance tenante a la lumiére des torches. Ce sera un trés beau festin. Les autres, plus sages, préférent que I’ane soit mis de c6té, en attendant, et que Bouki aille chez les Laobés chercher sa proie habituelle. Abon- dance de biens ne nuit pas! Bouki ne sait quel est le meilleur avis. Ce qui est clair pour lui, c’est que I’Ane est beau et qu'il a envie de se le réserver. Non loin, une voix monte dans la nuit, per- gant le bruit que fait la famille de Bouki. | « Je peux yous mettre d’accord, tout a fait daccord, dit cette voix. — Qui parle ainsi? dit Bouki. — Cest moi, Leuk. — Et qui te permet de venir me braver chez moi? — Je ne suis pas chez toi, je suis dans la vaste nature. Ecoute-moi, Bouki. Je passais mon che- 117 min et le grand bruit que vous faites m’a attiré. J'ai entendu votre conversation et l’avis des uns et des autres. Je veux vous aider 4 vous mettre d@accord. — Parle, mais prends garde de t'approcher davantage. — Je n’ai pas besoin de m’approcher, puisque ma voix parvieat jusqu’a vous. Voici: pour moi, ce bel ane doit revenir a toi seul, Bouki. Tu es le chef de la famille et tu as droit & une nourriture abondante pour réparer les forces que tu perds chaque jour. — Pour la premitre fois, coquin, tu as parlé dans mon intérét, dit Bouki, fort satisfait de ce discours. Et de quelle fagon dois-je dévorer ce bel Ane avec le plus grand plaisir? — Jai vu naguére Oncle Gaindé se faire attacher a un gros-bceuf pour mieux lui sucer le sang et déguster la chair. Une patte d’Oncle Lion et une patte de boeuf attachées ensemble ; le cou du beeuf et celui d’Oncle Lion attachés ensemble, etc. Oncle Lion n’a rejeté ses liens que lorsqu’il n’est rest$ du boeuf que les os rongés et raclés. Quel gourmet" il s’est montré ce jour-la, Oncle Gaindé-le-lion! — Cest ce moyen méme qu’on va employer ici », déclare Bouki en regardant toute sa famille mécontente. Leuk souhaite le bonsoir 4 tout le monde et disparait dans la nuit. 118 47. Le conte de Bouki « va a la mer » « Pere, dit le fils ainé de Bouki, réfléchis bien avant de suivre le conseil de Leuk. Cet animal n’a jamais fait que te jouer de vilains tours. Si tu tiens a dévorer l’4ne tout seul, il n’est pas indispensable qu’on tattache & lui. Je suis stir que Leuk a une idée derriére la téte. — Tu es trop petit pour me faire changer davis, dit Bouki avec colére. Tu n’es, je le sais, que le porte-parole” de tous ces parasites qui vivent de ma sueur. Je ne peux méme pas avoir un morceau 4 moi que vous ne veniez me le disputer. J’en ai assez. Pour une fois, je veux que ma volonté soit faite. » Bouki se fait donc attacher au corps de l’ane. le cou de Bouki et le cou de l’ane liés ensemble, les pattes de Bouki et les pattes de l’ane liées ensemble. « Maintenant, qu’on me laisse tranquille, dit-il. Je n’ai besoin de personne ici. » A peine la famille, congédiée par Bouki, s’est éloignée de la cour que lane bondit avec 119 son fardeau solidement attaché et prend la direction du village laobé. « Arrétez-le, barrez-lui la route », crie le fils ainé, qui essaie en vain de rattraper l’ane. Peine perdue. Au grand galop, notre ne a vite fait d’atteindre la lisiére de la forét et le campement des Laobés. « Ah! quel repas copieux tu vas faire! » dit Leuk & Bouki pour se moquer de lui. « En vérité, tu n’as rien a envier A Oncle Gaindé, le grand gourmet. » Les Laobés avaient préparé d’énormes gour- dins. Détachant le pauvre Bouki, qui sent sa derniére heure venue. Tentourent. Et, de méme qu’avec leurs lourdes cognées ils abattent les grands arbres de la forét, de méme, avec les gourdins sonnants, ils brisent le corps de Bouki. Ils ne ’abandonnent que lorsque la vie semble partie de ce corps. Bouki est-il mort a la suite de cette cruelle punition? Le conte ne le dit pas. Certes, il y a toujours des hyénes dans les brousses africaines, des hyénes qui rédent la nuit autour des villages et emportent les mou- tons et les chévres. Mais Bouki-l’hyéne, Bouki, dont nous venons de conter la longue et doulou- reuse histoire, ne fait plus parler de lui. Le conte de Bouki « va ala mer », comme on dit, et le premier qui le respirera ira au Paradis. 120 CECTET TOLL ito 48. La conversion” de Leuk Maintenant, Leuk se demande comment il va employer son temps. Va-t-il continuer a faire le mal ou cherchera a faire le bien? Il prend toute une journée pour réfléchir sur sa vie passée « D’un cété, se dit-il, j'ai protégé beaucoup de gens contre la méchanceté de Bouki. Fai empéché des vols qu’il voulait commettre, je ’ai bien souvent obligé a rendre le produit de ses pillages. Sans moi, il causait partout des mal- heurs et semait la terreur. Par 1a, j'ai rendu service, aidé la justice 4 triompher de l’injustice. « D’un autre cété, j’ai eu des torts envers Bouki. Je I’ai souvent trahi quand il me faisait confiance. J’ai aussi, plusieurs fois, manqué de parole A son égard. Dans tout ce que j’ai fait, il y a donc le mal a cété du bien. « A présent, je ne veux plus faire que le bien. Quand on est intelligent comme je le suis, on doit agir en bien et non en mai. Je vais me convertir et employer tout le temps qui me reste 121 a m’instruire et & devenir meilleur. Pour cela, il ne faudra voyager beaucoup, voir d'autres pays ct d’autres races, séjourner longtemps chez les hommes, qui ont des connaissances que les animaux n’ont pas. » Leuk sait que, pour bien se conduire, il faut avoir de bons compagnons, honnétes et ser- iables, qui sont des modéles parce qu’ils ont beaucoup de qualités. Or la plupart des ani: maux n’ont que des défauts. Ils mangent la chair et boivent le sang de leurs semblables. Les uns fuient devant les autres. Chacun vit pour Sot et aucun ne cherche a instruire ni.a aider les autres. Pourtant le nom d'un animal vient tout & coup a Pesprit de Leuk: c’est celui de Serigne N’Dia- mala la-girage. Tout le monde reconnait qu’elle est le plus simple, le plus pacifique et le plus inoffensif de tous les animaux. Leuk veut donc lier amitié avec Serigne N’Diamala-la-girafe, devenir son éléve s'il le faut, afin de profiter de sa bonté et de sa sagesse. ‘Avec Serigne N’Dia- mala, il est sir de pouvoir changer de vie et de conduite. Done, un matin, prenant sa besace*, qu'il woublie jamais dans ses voyages, Leuk part pour le pays de eau fraiche et des feuilles Pendres, qui est le séjour habituel de Serigne N’Diamala-la-girale. 122 -_ -_ -_ —_ —_ _ _ _ _ “_ -_ -_ -_ -_ -_ = _ 49. Serigne N’Diamala-la-girafe Trés haute sur pattes, le cou démesurément long, Serigne N’Diamala-la-girafe vit en soli- taire. Ce qu’il lui faut, c’est la belle savane infinie, semée d’jlots de verdure et d’oasis tran- quilles. Ses longues pattes lui permettent de faire de grandes enjambées, qui la font aller et revenir, sans fatigue, des lieux oi elle se repose a Endroits ov elle prend sa nourriture et sa Levée avec les premiers rayons du jour, elle allonge son cou dans le brouillard et boit la fraicheur du matin. Puis, lentement, elle fait sa promenade quotidienne a travers les bosquets". dont les arbres ont de jeunes feuilles tendres et appétissantes. Du bout de ses lévres trés mobiles, elle cueille ces feuilles délicieuses. Elle eee le parfum des fleurs nouvellement L’aprés-midi, quand lair est devenu doux et que Vombre des arbres a redonné aux sources leur fraicheur, elle se dirige vers les cuvettes 123 d’eau limpide et tranquille. La, le cou tendu et les pattes écartées, elle apaise sa longue soif de la journée. Personne ne la dérange, excepté les pétes féroces, qui peuvent arriver par surprise, ou les hommes qui chassent avec des fl&ches et des fusils. Le soir, N’Diamala réve au clair de Tune. Silencieuse, elle regarde le ciel et contemple les étoiles. Et lorsque, autour delle, le dernier bruit s’est éteint, elle ferme doucement les yeux et part pour le pays des songes. On raconte qu’une fois les animaux ont envoyée faire une enquéte. II s’agissait de savoir ce qui se passait dans une case, qu'une voya- geuse, venue du pays des hommes, occupait, N’Diamala-la-girafe avant un long cou, aucun autre animal ne pouva't la remplacer pour faire cette enquéte. Avec précaution, elle se dirigea donc vers la case. A l'arrivée, elle allongea le cou A travers une petite fenétre placée sous le toit. Les ani- maux lobservaient de loin. Un moment aprés, ils virent N’Diamala-la-girafe retirer son cou d'un mouvement de peur. En méme temps, ils distinguérent nettement un anneau rouge qui entourait le cou de N’Diamala. «(a y est, dirent-ils tous, le cou de notre envoyé a été tranché, » Et, pris de panique, ils se dispersérent, cou- fant a toutes jambes, chacun de son coté. 124 TELE tant iit —_— —_ 50. La sagesse de Serigne N’Diamala Leuk cherche, pendant longtemps, Serigne N’Diamala, mais ne la trouve nulle part dans | brousse environnante. A la fin, on lui apprend que Serigne N’Diamala vit maintenant au nor: de la contrée, au pays du dattier. « Si elle a quitté la brousse et la forét pour i retirer la-bas, pense Leuk, elle doit avoir de ‘aisons. » "opti part verse nord pour rejoindre le sage animal. Ce dernier est tres étonné de eens beau matin, Leuk-le-litvre, avec ie belles illes mobiles et son petit air éveillé. : Orie suis heureuse de vous revoir! pi dit-elle, depuis notre séparation 4 Doumbé- lance. Aujourd’hui, j’aimerais vous rendre un service, car je n’oublie pas que, grace a Vous, nos petits. dévorés par Bouki, nous ont été rendus. Qu’est-ce qui a pu, mon ami, vous amener dans ce pays lointain et ari a — Je viens vous trouver pour m’instruire & votre école. Ma vie n’a pas toujours été exem- 125 plaire. J’ai beaucoup de choses a me reprocher et je veux devenir meilleur. — Alors, vous avez pensé 4 moi pour vous rendre meilleur? — Oui, Serigne N’Diamala, tout le monde dit que vous étes un sage. — Hum! on exagére peut-étre un peu. Sans doute, je comprends la vie A ma facon. Pour moi, il faut avant tout la solitude. Pas de paix sans solitude et pas de bonheur sans paix. Sij’ai quitté la for&t pour venir m’établir dans cette contrée tranquille, c’est pour vivre seule, loin des jaloux et des méchants. Ici, je n’ai affaire a personne. Je m’éloigne de tout le monde. Méme devant un ennemi plus petit que moi, je préfére fuir. Le matin, je fais les courses nécessaires pour me nourrir et me désaltérer. Et, le soir venu, j’apprends dans le grand livre de la nature, qui est ouvert & nous tous. — La chasse ést-elle facile en ce pays? demande Leuk. — Je ne chasse pas pour me nourrir, répond Serigne N’Diamala. Les végétaux sont ma seule nourriture. Je ne fais de mal & personne en coupant les herbes et les feuilles naissantes qui couvrent les arbres. Je crois que, si les animaux ne vivent pas en paix, c’est parce qu’ils mangent la chair de leurs semblables. Ils se font une guerre incessante pour tuer et vivre. Rappelez- vous lexemple de Bouki-’hyéne. Si chaque animal se contentait de herbe et des feuilles 126 (Ef fItette tt PEELE TELE ELLE tendres qu’on trouve partout, il n’y aurait ni guerres, ni malheurs. — ee — Vous avez parfaitement raison, Serigne N’Diamala », dit Leuk, qui admire la sagesse de son nouveau maitre. 51. Leuk devenu herbivore Aprés avoir écouté le sage discours de Serigne N’Diamala-la-girafe, Leuk décide de se convertir au végétarisme™. II veut devenir herbi- vore et ne plus tuer ni manger la chair des animaux faits comme lui. Mais, auparavant, il posera quelques questions 4 son maitre: « Croyez-vous que I’herbe et les feuilles tendres soient aussi nourrissantes que la chair des animaux? Pensez-vous qu’elles suffisent vraiment quand rfous avons grand-faim? Se porte-t-on bien quand on ne se nourrit que daliments tirés des végétaux? — La chair des animaux, répond Serigne N’Diamala, est certes plus lourde que ’herbe et les feuilles tendres. Elle pése davantage dans lestomac. Mais on la digére plus difficilement que les aliments tirés des végétaux. Ceux qui se nourrissent uniquement de chair sont souvent victimes de maladies telles que l’indigestion et la constipation. « Quand on a une indigestion, l’estomac reste 128 CETTE EEE EET EEL LE LCE: gonflé et 'on éprouve des malaises: vertiges, diarrhées, vomissements. La constipation empéche le bon fonctionnement de lintestin. Le sang est empoisonné et I’on souffre de vio- lentes migraines. Il faut alors se purger. Les mangeurs de viande sont comme les buveurs dalcool, ils ont généralement mauvais caractére et ont toujours soif de sang. Au contraire, les herbivores et les végétariens ont le caractére doux parce qu’ils digérent bien et dorment bien. — En effet, dit Leuk, Oncle Gaindé-le-lion, ‘Téné-la-panthére et Ségue-le-léopard, animaux carnassiers, sont des bétes sanguinaires et méchantes ; tandis que vous, Serigne N’Dia- mala, vous avez le caractére doux et pacifique comme les animaux domestiques qui se nour- tissent d’herbe: beeufs, vaches, moutons, chévres. » Serigne N’Diamala fait savoir 4 Leuk que, pour devenir un parfait herbivore, il lui faudra se débarrasser de certaines de ses dents, les canines, qui sont faites pour déchirer la viande. Leuk accepte l’opération. Et c’est, depuis ce temps, que Leuk n’a plus de canines. Il ne lui reste que des incisives tranchantes pour couper Vherbe et ronger les écorces, et des molaires pour broyer. 129 Ayant séjourné quelque temps auprés de son maitre, Leuk lui annonce qu'il veut entre. prendre un long voyage pour compléter son instruction. Il retourneta chez les hommes avec Ses connaissances nouvelles. La-bas, il appren- dra comment les hommes, qui sont plus savants que Serigne N’Diamala, ont organisé leur société, comment ils vivent et comment ils pensent. Aprés avoir fait ses préparatifs, il quitte le pays du dattier pour celui des hommes. Serigne N’Diamala lui fait maintes recommandations. Muni d’une houlette*, Leuk s’en va, une besace vide sur le dos. Mais, chemin faisant, il songe qu’une visite & Mame-Randatou-la-fée pourrait lui étre utile. Il change aussitét de direction. La Fée est contente de le revoir aprés plusieurs années d’absence. Leuk Taconte, a Mame-Randatou ce qui lui est arrivé depuis leur derniére entrevue : ses chances et ses malheurs, enfin son amitié avec Serigne N’Diamala-la- girafe. 130 « Tu as bien fait de changer de conduite, dit Mame-Randatou, et je suis heureuse de savoir que tu veux devenir sage. Mais tu as Go beaucoup & apprendre. Le voyage que tu veux instruira beaucoup, car celui qui voyage voit beaucoup de choses et celui qui voit beau- coup de choses retient beaucoup d’enseigne- ments. 131 « Et puisque tu as eu la gentillesse de venir me voir avant de faire ce voyage, je te donnerai deux objets que tu garderas précieusement et que tu n’emploieras pas a tort et & travers. L’un te permettra de manger quand tu seras privé de nourriture. Grace a l'autre, tu pourras te venger en cas d’offense. » Mame-Randatou plonge la main sous son lit ; elle retire une écuelle noire en bois et un lourd « boldé* » en fer, qu’zlle remet a Leuk. « Nous allons faire un essai, dit-elle 4 ce dernier. Appelle l’écuelle et demande-lui un aliment quelconque. — Ecuelle, fait Leuk, emplis-toi de hari- cots! » Instantanément, I’écuelle se remplit de hari- cots jusqu’au bord. Mame-Randatou la vide et dit Leuk: « Recommence pour un autre pro- duit ou aliment. » « Ecuelle, remplis-toi de couscous! » L’écuelle se remplit de couscous, jaune et trés fin. Mame-Randatou la vide encore. « Maintenant, dit-elle 4 Leuk, appelle Pautre objet. — Boldé! » crie Leuk. Aussitét le gourdin en fer s’élance et retombe brutalement sur le crane de Leuk, qui mord la poussiére. Mame-Randatou se met a rire « Ah! ah! ah! mon bon ami, tu sais a présent ce que peut chacun de ces deux objets. Tache de ne pas les perdre. » 132 SHEET LILLE LIC ctan 53. Cousin N’Diombor-le-lapin Comme Leuk chemine vers le plus gros des villages, il rencontre un passant, qui s’arréte et lui dit: . . « Tiens, tiens, je crois avoir devant moi N’Diomborle-lapin, — N’Diombor-le-lapin? s’étonne notre voyageur. Mon nom est Leuk, et je fais un voyage au pays des homme: — En tout cas, fait le passant, tu trouveras, dans la plupart de nos demeures, un ou plu- sieurs animaux qui te ressemblent comme des fréres, | | - — Et de quel coté du village suis-je assuré d’en rencontrer au moins un? — Quand tu arriveras au village par cette méme route, dit le passant, tu entreras dans la remiére maison. | ae Merci, du renseignement », dit Leuk en s’inclinant. Appuyé sur sa houlette, comme un vieillard fatigué, il continua son chemin en tirant la jambe". 133 Moins d’une heure apras, il atteignit les pre- miéres maisoas du village. Il se dirigea vers une porte et pénétra dans une vaste cour. « Hep! hep! salut! » lui fit une voix. Il apergut Pendroit d’od partait la voix. C’était comme un poulailler fait de nombreuses caisses alignées et grillagées. Il s'approcha et découvrit un groupe Ge lapins qui vivaient 1d en famille. Son étonnement fut grand. Ils avaient les mémes longues oreilles, la méme téte ronde que lui et les mémes gros yeux. Mais tandis que lui, Leuk, avait le poil fauve, cux, les lapins, étaient les uns blancs, les autres tachetés de noir et de blanc, avec un corps plus ramassé et des pattes de derriére moins longues. L’un de ces lapins, qui était le pére, lui dit «Je m’appelle N’Diombor-le-lapin, et Pon m’a souvent parlé d'un cousin qui vivait dans la brousse. Je vois que ce cousin ne peut étre que toi. Pourquoi ne viens-tu pas vivre comme nous chez les hommes? Ma famille et moi, tu le vois bien, nous sommes nourris et entretenus comme il faut. Nous mourons de santé, tandis que tes os se voient & travers la peau. — Cousin, répond Leuk, dis-moi, aupara- vant, ce que signifient cette cage et ce grillage. — Mais c’est notre maison, dit N’Diombor- le-lapin — Est-ce que ’homme, ton maitre, vous laisse sortir? — Mais nous n’avons pas besoin de sortir. I nous apporte, ici méme, ce que nous désirons. 134 EET ESTESESS TATTLE LLC COCtt — Et pourquoi vous nourrit-il si bien? » N’Diombor-le-lapin ne sut que répondre. « Ah! je comprends, dit Leuk. Vous n’étes que des prisonniers qu’on engraisse pour les dévorer plus tard. Adieu, cousin, je préfére ma liberté et ma maigreur. » 54. Visite de Leuk au Roi Au lieu de traverser les villages, Leuk préféra revenir sur le grand chemin. Ce qu'il venait de voir ne le rassurait point. I se disait que Phomme était capable de le prendre et de le réduire en esclavage, tout comme son cousin N’Diombor-le-lapin. Bientét, il rencontra un paysan qui, la houe sur l’épaule, partait au champ. A distance, il lui parla et lui posa des questions. Mais le paysan, méprisant, lui répondit: « Crois-tu que je per- drai mon temps a bavarder avec un Leuk, méme habillé comme un homme et muni d’un baton et une besace! Fi! prends surtout garde que ma houe ne s’abatte sur toi. » En disant ces mots, le paysan s’éloigna. « Les hommes sont toujours et partout les mémes, pensa Leuk. Des tyrans” et rien que gal» Sans se décourager, il continua sa route. Peu de temps aprés, il arriva auprés d’une case humble et solitaire. Un homme était assis dans 136 weennuaveenenvengengaaans Ventrebaillement de la porte et Leuk remarqua que cet homme était un aveugle. « Bonjour, habitant! fit-il poliment. — Bonjour, étranger! répondit aveugle. — Je m’appelle Leuk-le-lievre et je fais un voyage d’études chez les hommes. Pouvez-vous mindiquer ow Jes voyageurs et les étrangers sont le mieux recus? — Lendroit du pays ot les hétes sont le mieux recus est certainement la maison du Roi. Mais tout dépend de la qualité des hdtes. S'ils sont riches et de bonne naissance, ils sont recus comme des princes. Au contraire, s'ils sont pauvres et humbles comme vous et moi, ils sont écartés et méme souvent battus. — Je tiens quand méme 4 me présenter chez le Roi. Mes connaissances me doivent d’étre bien accueilli et bien traité. Voulez-vous seule- ment me garder ma besace jusqu’a mon retour? — Bien volontiers, étranger! — Je vous demanderai une seule chose. — Laquelle? — Crest de ne pas ouvrir cette besace pour voir ce qu’elle renferme. — Vous pouvez compter sur moi, étranger; je ne suis pas indiscret. Etranger, ajouta Vaveugle, je vous conseille encore une fois d’étre trés prudent si vous ne voulez pas laisser votre peau dans la maison du Roi. — Soyez tranquille, habitant, je reviendrai ici, sain et sauf. » 137 Quand Leuk arrive devant le palais du Roi, il ne peut s’empécher de l’admirer. Tout y est grand, magnifique. Tout y brille. ll demande & saluer le Roi, et ceux qui le voient les premiers se mettent a rire sous cape’. « Tu veux voir le Roi, toi? D’abord qui es-tu et quelles sont tes qualités? — Je m’appelle Leuk-le-ligvre, et je suis un étudiant qui parcourt le pays des hommes pour s‘instruire et deviner plus sage. — Par ma foi, dit quelqu’un, tu as du toupet. Nous allons tout de méme demander au grand Roi s'il veut te recevoir. » Les serviteurs du Roi hésitent un moment. « Un petit étudiant sans recommandation aucune, disait l’un. — Un gringalet, disait l'autre. — Mal lavé. — Mal peigné. » Finalement, le Grand Chambellan” se décide a parler du visiteur du Roi. Se prosternant™ devant le souverain, il dit: « Sire, un nommé Leuk-le-livre, qui se dit étudiant, sollicite” Phonneur d’étre regu par vous. — Un étudiant? demanda le Roi. Cette audace me plait. Faites-le donc venir. » Leuk se présente, les yeux brillants, avec ses longues oreilles, ses vétements trop courts et son baton de voyageur. Sa téte est rouge de poussiére et le poto-poto” colle encore a ses sandales. 138 etd ld —_* —_—* —_— —_— — Le Roi éclate d’un fou rire. Puis, se calmant, il demande: « Que désirez-vous, jeune homme? — Sire, répond Leuk sans se troubler, j’ai beaucoup voyagé et beaucoup appris. Mainte- nant, je parcours le pays des hommes pour minstruire davantage et devenir plus sage. > Le Roi entre dans une violente colére: « Un philosophe” chez moi! Vous osez me déranger pour si peu? crie-t-il. « Gardes! qu’on prenne cet individu aux longues oreilles et qu’on le jette dans un des clapiers". Ii est de la méme famille que mes lapins. Je n’aime pas les mauvaises plaisante- ties. » . Les gardes, sans perdre une minute, empoignent le pauvre étudiant et le trainent au-dehors. Leuk est jeté dans un clapier, oi il se trouve seul. Ses voisins de captivité, plus dune centaine de lapins, sont dans des cellules sépa- rees. 55. L’écuelle magique Tous les jours, on lui apportait & manger et & boire : de tendres haricots verts et de l'eau bien fraiche. II finit par lier amitié avec Phomme qui le servait « Dis-moi, lui demanda-t-il un matin, que compte-t-on faire de moi? — Mon pauvre ami, que veux-tu qu’on fasse de toi, sinon t’engraisser pour t’offrir un jour au Roi en sauce bien assaisonnée? Notre bon Roi raffole de viande; et c’est pourquoi biches, lapins et dindes ne manquent pas dans la cour du palais. — Et sais-tu quel sera ce jour? — Je n’en sais rien, mon pauvre ami. Tout dépend des caprices de notre bon Roi. Ce peut étre demain! — Puis-je te charger d’une commission auprés du Roi? — Moi! Est-ce que j‘oserai jamais me pré- senter devant Sa Majesté! Que le Ciel m’en garde! 140 — Tu pourrais passer par un valet de chambre qui, a son tour, verrait le Grand Chambellan. Lui, le Grand Chambellan, il peut facilement voir le Roi, n’est-ce pas? — Bien sr, mais @’abord que voudrais-tu dire au Roi? — Que, grace & moi, il peut étre en posses- sion d’un trésor fabuleux. — Ta, ta, ta! Tu ne vas pas me faire dire une telle sottise. Je ne tiens pas 4 risquer ma téte. — Ce n’est pas une sottise. J’ai parfaitement le moyen de rendre votre Roi plus riche encore qu’ll rest. D’ailleurs, si je mentais, il pourrait me faire mourir. Essaie toujours d’en parler a un valet de chambre. » L’homme, sceptique, eut cependant le cou- rage d’en parler 4 un certain valet de chambre, lequel en parla au Grand Chambellan, qui se mit a rire en disant: « Un Leuk n’ayant que ses oreilles est capable d’enrichit notre Roi? Voyons tou- jours. » Il fit sortir et conduire Leuk devant le Roi. « Sire, dit le Grand Chambellan, ce drdle prétend ‘que, grace & lui, Votre Majesté peut avoir un immense trésor. — Ah! fit le Roi, amusé. Alors, qu’est-ce qu’il attend pour m’apporter ce trésor? — Sire, dit Leuk d’une voix assurée, je suis capable de vous rendre immensément riche. ais, pour cela, il me faut aller chercher, hors ici, un objet que j’ai confié 4 quelqu’un. 141 — Qu’on le fasse accompagner », dit le Roi. Escorté de deux gardes, Leuk revint chez Faveugle, réclama sa besace, l’ouvrit et en retira Vécuelle en bois noir. Puis, avant de retourner au palais, il se baissa et souffla dans l’oreille de Paveugle: « N’ayez pas peur pour moi. Je reviendrai bientdt. » Des leur retour au palais, les gardes abandon- nérent Leuk au Chambellan, qui le fit entrer de nouveau dans le grand salon du Roi. Le Roi était seul et attendait en tapotant, de la main droite, un des bras de son tréne. Leuk s’avanca vers lui d’un pas assuré et fit une profonde révérence. Comme il cherchait un siége ot s’asseoir, le Chambellan, d’un geste sec, lui désigna le parquet. Sans mot dire, notre ligvre s'installa, jambes repliées. I serra ensuite Pécuelle magique entre ses cuisses. Le Roi et le Grand Chambellan l’observaient avec un sourire. [lsne pouvaient cacher cepen- dant Vintérét qu’ils portaient maintenant au petit étudiant. Celui-ci restait immobile. Au bout d’un moment, il prit P’écuelle magique des deux mains et dit: « Ecuelle, remplis-toi de riz! » A Vinstant, le récipient s’emplit d'un riz fin, blanc et luisant. Le Roi et le Grand Chambellan regarderent, ébahis « Ecuelle, remplis-toi de perles brillantes », dit Leuk. De jolies perles nacrées” emplirent le récipient jusqu’aux bords. 142 —_ _ _ -_ Alors le Roi sauta sur l’écuelle, la saisit de ses deux, mains, en tremblant: « Ecuelle, remplis-toi de piéces d’argent », dit-il. Des pidces d’argent toutes neuves firent leur apparition. _ « Ecuelle, remplis-toi de piéces dor! Ecuelle, remplis-toi de diamants... » Le parquet du salon se couvrit aussitdt de tas de ceci, de tas de cela: or, argent, diamants, pierreries. Le Roi et son Chambellan étaient émerveillés. « Puisque j’ai tenu ma promesse, dit humble- ment Leuk, je demanderai 4 Votre Majesté d’avoir la bonté de me rendre mon écuelle et de me laisser partir. — Quoi! sursauta le Roi. Te laisser partir, passe encore, mais oses-tu me demander de te rendre une chose si merveilleuse? » S’adressant au Chambellan, le Roi dit « Je vous donne l’ordre de chasser cet indi- vidu de mon palais. Et surtout pas un mot a personne de ce que vous avez vu. > 143 56. Le boldé vengeur Leuk fut chassé du palais & coups de pied et & coups de baton. II s’en retourna chez son ami Vaveugle, les mains collées aux reins et gémis- sant de douleur. « Je vous avais bien prévenu, dit l'aveugle, quand il entendit sangloter et se plaindre. Un Roi ne peut étre ni un ami, ni un parent. Seul compte son intérét. — Ne vous en faites pas, ami aveugle. Je me vengerai de belle maniére. » Dans la case de l’aveugle, Leuk se reposa durant une semaine. Puis il décida retourner chez le Roi avec ce qui restait dans sa besace. « N’y retourne pas, ami étranger, lui conseilla Paveugle. — Laissez-moi faire », dit Leuk. Ise présenta au palais et se fit trés facilement annoncer au Roi. « Qu’on le fasse venir devant moi », dit aussi- tot_celui-ci. Quand Leuk fut introduit dans le salon royal, le Roi se redressa et lui dit sévérement: 144 POETS ELIT ELLE « Que viens-tu faire encore? — Je vous apporte, répondit Leuk, un objet plus merveilleux que I’autre. » Le Roi fit venir son Chambellan. Leuk retira de sa besace le boldé en fer, rond et luisant. « Ah! dit le Roi, aujourd’hui c’est un “boldé” pu a Tl n’eut pas le temps d’achever. Le gourdin sauta et lui fracassa le bras. Le Chambellan se mit & crier: « Au secours! au secours! arrétez le boldé! » Il fut assommé de méme. Le boldé, enfin, d’acharna contre les amis du Roi, contre les gardes, contre les serviteurs accourus 4 l’aide. Et Leuk, profitant de la panique générale, s‘introduisit dans le cabinet de travail du Roi, brisa le coffre ot ce dernier avait enfermé Pécuelle magique, et sortit du palais par une porte dérobée. Au méme instant, l’or, l’argent, les diamants, les pierreries, et tous les trésors produits par V’écuelle disparurent comme par enchantement” de la demeure du Roi ingrat. Lorsque le Roi se réveilla, il promena, autour de lui, des yeux hagards”! Oui, les trésors avaient bien disparu! 145 57. Samba Nouveauné En sortant du palais, Leuk passa chez son ami Paveugle et lui dit: « Sai semé la terreur dans la maison du Roi Tout le monde fuit en ce moment devant les coups séveres du gourdin. Il ne me reste qu’d m’en aller de ce pays, et je vous conseillerai d’en faire autant. ae Comment voulez-vous, ami étranger, dit Vaveugle, que je quitte ce coin de terre? Si je partais, laissant derriére moi mes chévres. qui me nourrirait? , — Vous serez nourri et bien recu partout o& vous passerez, dit Leuk. Je vous fais cadeau de Técuelle magique que voici. Elle se remplira de tout ce que vous lui demanderez. Mais gardez- vous de lui demander autre chose que votre nourriture. L’argent nous rend égoistes. De plus, il nous attire bien des malheurs. Cest parce que le Roja voulu devenir trés riche, qu’il a été méchant; et c'est parce qu'il a été méchant, qu'il a’ été puni. » 146 OSSSCUGESSTLILLOLE GSES EL Leuk dit adieu a son ami l’aveugle, qui accepte l’écuelle en remerciant. Et c’est depuis ce temps-la que les aveugles ont des écuelles. ‘Ayant quitté le pays, Leuk s’enfonga dans une vaste campagne. Cette campagne était déserte et silencieuse. Tout 4 coup, au loin, Leuk apercut la silhouette d’une femme qui se dirigeait vers une termitiére. Leuk la vit s’age- nouiller un moment puis s’asseoir devant la termitiére, ou elle resta longtemps. Ensuite, elle se leva, fit un geste comme pour offrir quelque chose et ’éloigna. Leuk alla passer la nuit tout prés de l’endroit ot la femme venait de s'asseoir. Le lendemain, il était encore 1a, épiant pour voir ce qui allait se passer. La femme arriva, s’installa comme la veille, et chanta: «O Vane, Vane-Coumba, toi si généreux, donne-moi mon enfant: je veux V’allaiter et le rendre aprés. » La termitiére s’ouvrit comme une amande et la femme en retira un beau bébé noir. Il se mit 4 crier. Il avait faim. La mére lui tendit le sein et le berca en chantant: « Ne pleure pas, Samba Nouveauné! Tete bien ta mére. Un jour, tu seras grand et riche parmi les riches. » Leuk remarqua, au poignet de l’enfant, un mignon petit bracelet en argent. Ayant fini d’allaiter son bébé, la femme le rendit a la termitiére et disparut. Dés que Leuk 147 la perdit de vue, il sortit de sa cachette et adressa, & la termitiére, la méme chanson que la mére. Le tertre s’ouvrit et Leuk saisit le petit Samba Nouveauné, qu’il emporta dans sa besace. 148 58. Le petit Samba et la Lionne Leuk se demande avec quel lait il pourra continuer 4 nourrir le petit Samba Nouveauné. Comme il est intelligent et rusé, il finit par trouver un moyen ingénieux. Ayant porté son fardeau vivant A l’entrée de la taniére ov vit une Lionne avec ses petits, il l’y dépose et va se poster non loin de la. Aux cris du petit homme, la Lionne sort, suivie de ses lionceaux, qui basculent et roulent. Quand Leuk l’entend pousser un faible rugissement, il arrive dare-dare. « Bonjour, Tante Lionne, dit-il. Que vois-je donc 1a? — Je me le demande, répond la Lionne. — Jesais ce que c’est, dit Leuk. Je reviens du pays des hommes ; cet étre est un petit homme. Mais qui a pu le porter devant votre taniére? — Je me le demande, répond encore la Lionne. — Et que comptez-vous faire de lui? — Le croquer, pardi! pour m’en débarras- ser. 149 — N’en faites rien, Tante Lionne. Au contraire, gardez-le et élevez-le. Il vous rendra, plus tard, de grands services. Les hommes, en effet, savent beaucoup de choses que nous igno- rons. — Et comment le nourrir? demande la Lionne. — Les petits hommes, répond Leuk, se nour- rissent de lait comme les petits lionceaux. D’ail- leurs, je vous promets de passer souvent pour voir ce qu’il va devenir. » Leuk s’en va. Tous les jours, la Lionne va a la chasse. Pendant son absence, les petits lionceaux entourent le petit homme, lui léchent la figure et les mains, lui mordillent amicalement les mollets. Lui les regarde en souriant et, parfois, gigote pour montrer son contentement. Au retour de la chasse, la Lionne jette un petit miaulement pour dire qu’elle est 1a. Les lion- ceaux accourent vets elle pour téter. Alors elle les bouscule doucement et vient tout droit a Samba Nouveauné. Les petits de la Lionne et le petit de l’Homme tétent ensemble et se régalent. euk vient de temps en temps et constate que son petit homme grandit, grossit, se développe. Bient6t, Samba Nouveauné peut tenir sur ses petites jambes, trotter et suivre les lionceaux dans leurs jeux mouvementés. Il commence a rendre coup pour coup. Il s’amuse a les monter pour les faire courir comme des coursiers. I roule avec eux dans la Povssitre et apprend, comme eux, a pousser des rugissements. 150 oe -- -— _ -_ -* - -_— -_ Oe. 59. L’éducation du petit Samba La Lionne aime le petit Samba plus que ses lionceaux. Elle commence son éducation, lui fait connaitre les secrets qui permettent d’atta- quer et de se défendre, de comprendre les autres et de se faire comprendre d’eux. D’abord, elle le nourrit bien. Samba Nou- veauné ayant cessé de téter, elle lui réserve, chaque jour, les parties les plus tendres des animaux qu’elle rapporte de la chasse. Les lion- ceaux, eux, ont les crocs assez solides pour dévorer la chair la plus dure et la plus résistante. Ensuite, la Lionne apprend & Samba a vivre comme un lion. Le petit de Homme est dressé pour bondir, sauter, frapper avec ses petites mains, mordre avec ses dents. Un jour, la Lionne dit 4 ses lionceaux: « Ce petit homme est trés vaillant. Si vous ates plus paresseux que lui, il apprendra plus vite que vous et vous commandera un jour. » Les lionceaux se mettent a rire et l’un d’eux dit 4 sa mére: 151 « Comment veux-tu que ce petit ver de terre arrive A nous commander? Il n’a que des ongles arrondis tandis que nous avons des griffes, et ses. dents sont rares et courtes tandis que nos crocs sont redoutables. — Crest bon, dit la Lionne, vous verrez ce qu’l est capable de faire. » A Page oi les petits gargons vont a l’école, la Lionne apprend, 4 Samba Nouveauné, le lan- gage des bétes ainsi que leurs caractéres. Elle lui dit celles qui sont bonnes et celles qui sont méchantes. Elle lui indique les endroits de la forét ott les unes et les autres vivent habituelle- ment. Elle lui fait connaitre ’endroit le plus vulnérable* du corps de chacune d’elles. Un matin, en l’abseace de la Lionne, Leuk arrive devant la taniére, appelle Samba Nou- veauné et s’éloigne avec lui. Quand il est str que personne ne les vo:t ni ne les entend, il tire de sa besace deux objets et dit au petit Samba: « Je 'apporte ces deux objets: ceci s’appelle un arc et cela, une fléche. [ls sont petits et faits pour ta taille. Voici comment tu devras t’en servir. » Leuk accroche la fléche a l’arc, I’ajuste, vise, tire sur la corde et laisse partir la fléche. Elle vole et va se planter dans I’écorce d’un arbre situé 4 une grande distance. Le petit Samba est muet d’étonnement. « Tues le fils de ’ Homme, lui dit Leuk, et tu dois savoir manier ces instruments. Exerce-toi 152 4 PELUGGSSSSSSESISTLTISCLET tous les jours, mais défense de les faire voir aux lionceaux. » Leuk s’en vaet Samba Nouveauné cache l’are et la fléche dans un buisson connu de lui seul. 60. Mort de la Lionne Un soir, la Lionne revient, bien malade. Lune de ses pattes de devant levée, elle se déplace péniblement. Elle n’a rien rapporté de la chasse. Ses trois lionceaux et Samba Nou- veauné accourent vers elle, inquiets: « Qu’as-tu donc? lui disent-ils, et pourquoi es-tu revenue bredouille de la chasse? — Jai été blessée, répond la Lionne. — Par qui? demandent les lionceaux. — Par qui? demande Samba Nouveauné. — Par une grosse épine », se contente de dire la Lionne. Lorsque ses petits sont partis jouer a I’écart, elle appelle Samba et lui dit: « J’ai été attaquée par trois hommes et blessée par I’un d’eux. Mais je ne veux pas le dire devant mes petits de peur que la haine n’existe entre vous. Tous les trois étaient armés d’arcs et de fleches, La fléche que j'ai recue est un coup mortel. En effet, lorsque, blessée, je m’enfuyais, j’ai entendu les trois hommes dire: « Cette lionne nous échappe, 154 mais c’est pour aller mourir plus loin, car nos fléches sont empoisonnées. » Samba Nouveauné se met a pleurer a chaudes larmes. « Tu es ma nourrice, dit-il. Je ne connais que toi et je n’ai bu que ton lait. Tu m’as élevé comme un de tes petits. Je voudrais pouvoir te venger. Mais je suis encore trop jeune et, quand je serai grand, je n’aurai peut-étre pas la chance de rencontrer ceux qui t’ont blessée 4 mort. — Merci, mon petit Samba, dit la Lionne. Je sais que tu m’aimes et que tu es malheureux de savoir que je vais mourir. Cela me suffit. Main- tenant, va jouer avec tes fréres et oublie ce que je viens de te dire. » La patte blessée de la Lionne commence a s’enfler de l’extrémité vers l’épaule. La pauvre béte sent la mort venir. Comme elle ne veut pas faire de la peine a ses petits, elle préfére aller mourir loin d’eux. Donc elle les appelle et dit: « La blessure qui m’enfle la patte n’est rien. Un peu de marche la guérira et me donnera mon allure ordinaire ; je m’en vais & la chasse parce que, sinon, je ne guérirai pas, et vous n’aurez rien a manger. BientOt, vous serez assez grands pour aller a la chasse vous-mémes et vous nourrir sans moi. » Le petit Samba, qui comprend pourquoi la Lionne les quitte, se met & sangloter. « Pourquoi pleures-tu? demandent les trois lionceaux. — Ne pleure pas ainsi, mon petit Samba, dit la Lionne. Je reviendrai bient6t. Jouez et restez toujours des fréres inséparables. » Hélas! jamais la Lionne n’est revenue dans sa taniére, auprés de ses lionceaux et de son fils adoptif"! 156 61. Samba et les lionceaux Voyant que leur mére ne revient pas, les lionceaux, torturés par la faim, décident de quitter la taniére. « Viens avec nous, disent-ils 8 Samba. Que ferais-tu ici tout seul, et qui te nourrirait? — Je préfére rester et attendre, répond Samba. — Nous ne le voulons pas ainsi, répliquent les lionceaux. En partant, notre mére t’a laissé sous notre garde. Nous voulons que tu nous suives et, s'il le faut, nous t’obligerons a le faire. » Comprenant qu’il ne peut pas faire autre- ment, Samba accepte. « Laissez-moi aller chercher un jouet que j’ai gardé non loin d'ici, et je vous suivrai ensuite », dit-il. Ilva prendre dans le buisson l’arc et la fléche. « Montre-nous comment tu joues avec ces deux morceaux de bois », disent les lionceaux. Samba fait danser la fléche en tourniquet ; 157 ensuite, il se met 4 pincer la corde de l’arc comme s’il jouait de la guitare. «Ton jeu n'est pas intéressant, disent les lionceaux. Maintenant, en route! » Pour les distinguer, Samba a donné aux deux lionceaux miles les noms de Gnari et Gnaru et au lionceau femelle celui de Gnara. En grandissant, les lionceaux ont perdu leur caractére doux et enjdleur”. Ils ont acquis, peu & peu, l’air farouche du lion devenu adulte. Cha- cun d’eux commande maintenant 4 Samba Nou- veauné sur un ton autoritaire. Gnara, la jeune lionne, est surtout sévére et méchante a son égard. A la moindre faute commise par Samba, elle menace ce dernier de ses crocs blancs et de ses griffes. Gnari et Gnaru se contentent de jeter de brefs rugissements pour lui faire peur. En chasse, quand ils abattent un animal, c’est Samba qui doit le*charger sur ses épaules jusqu’au lieu qu’ils ont choisi pour le dévorer. Et, pendant le repas, il est défendu au petit garcon de toucher a certaines parties de l'ani- mal. Quand il est 4 l’écart, Samba appelle de toutes ses forces son ami Leuk-le-ligvre, qui seul pourrait lui indiquer le moyen de retrouver sa liberté ! Mais le rusé animal semble absent de la forét. « Il a di perdre nos traces », se dit Samba pour se consoler un peu. 158 —s -_—, — med — 62. La flite Longtemps aprés, un soir au crépuscule, Samba Nouveauné entendit le son d’une flite mélodieuse". A cette heure-la, Gnari, Gnaru et Gnara, devenus grands et féroces, étaient allés boire 4 une rivitre. Samba Nouveauné était seul et s’exergait au tir a l’arc. Les notes de la flite montaient et descendaient, tant6t aigués, tant6t graves. Elles caressaient agréablement loreille de Samba Nouveauné. II quitta donc sa place et se dirigea vers le musicien invisible. Quelle surprise pour Samba lorsqu’il apergut Leuk debout au sommet d’une termitiére et jouant de la flate. Il accourut a lui, et ils s’embrassérent. « Comme je suis heureux de te revoir », dit Samba, qui se mit A verser des larmes. «Ne pleure pas, mon petit, dit Leuk. Lorsque vous avez quitté la taniére, j'ai perdu vos traces. Depuis, je te cherche, mais personne n’a jamais pu me renseigner. Alors je me suis rendu chez Mame Randatou-la-fée, qui m’a 159 remis cette flfite en me disant: « Parcours les foréts et les savanes et joue sans relache de cet instrument. Quand le petit de "Homme l’enten- dra, il viendra sirement vers toi. » — Je suis a présent trés malheureux avec Gnari, Gnaru et Gnara, dit Samba. Us sont devenus grands et méchants. D’eux, je ne regois plus que des menaces et des coups. Puisque tu es 1a, je voudrais les quitter pour fuir avec toi. — Ov sont-ils en ce moment? interroge Leuk. — Ils sont partis boire trés loin d’ici. Mais ils ne tarderont pas 4 revenir, car c’est la nuit. — Ne songe pas & les quitter maintenant, dit Leuk. Il faut prendre patience. Le moment venu, tu les vaincras et les commanderas. Je Capporte un grand arc et trois fléches. Deux de ces fléches sont empoisonnées. Tu les emploie- ras contre les deux lions qui sont les plus méchants ; la troisiéme ne l’est pas, et elle te servira 4 dompter le moins méchant. Mais le jour est encore loin of tu auras l'occasion de t’en servir. En attendant, je viendrai souvent te raconter ton histoire et celle de ta race. Sache, dés aujourd’hui, que ta mére vit et t’attend au ays de tes ancétres. Elle veut que tu sois grand, Penn et riche parmi les plus riches. Tu seras tout cela avant de retourner auprés delle. » Au loin, trois rugissements se succédérent, et Samba, tremblant, dit 4 Leuk: « Les voila: sauve-toi bien vite. — Adieu! dit Leuk 4 Samba. Rendez-vous prochainement: le son de ma flite te guidera. » 160 i -—-— -— —_ 63. Les légendes Leuk avait appris beaucoup de légendes au pays des hommes. Comme il les connaissait par ceeur, il les raconta, l'une aprés l’autre, 4 Samba pour le distraire et l’instruire en méme temps. Parmi les plus belles légendes, il y avait celle des « djinnés » et des « sorciers », celle des mers et des océans, celle de la pluie, des éclairs et du tonnerre. Les « djinnés » étaient des personnages invi- sibles, vivant dans les foréts denses et dans les vastes clairiéres. Ils se promenaient de pré- férence & I’heure oi le soleil est le plus chaud. Mais ils ne se mariaient qu’'au moment du cré- puscule, quand l’ombre va couvrir la terre. Is frélaient les hommes sous forme de vents chauds ou froids qui se déplacaient A une grande allure. Ils arrivaient ainsi 4 rendre les hommes fous, ou bien ils leur tordaient la bouche ou la face et paralysaient leur corp: Les « djinnés » pouvaient également changer le couscous jaune des hommes en couscous 161

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