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Les relations garçons/filles dans la littérature de jeunesse

Par Anne Cordier, Maîtrise SID (juin 2002)

Introduction
Un souffle de revendications égalitaires entre les sexes émane dans les années 60 de jeunes femmes dont les
mères ont conquis à peine 20 ans plus tôt le droit de vote : elles dénoncent le sort réservé aux femmes et veulent
construire une société qui offre à l’homme comme à la femme un statut égal.
La littérature de jeunesse suit quelques années plus tard ce mouvement, et c’est alors qu’apparaissent les
premières héroïnes qui soulèvent la question de l’injustice que les femmes subissent en tant qu’être féminin. Le
mouvement des femmes a posé le problème de la place de la femme dans le monde économique, social,
politique et culturel, on cherche par conséquent de plus en plus à analyser la position de la petite fille. Figure
emblématique de ce questionnement, Julie, en 1976, bouleverse le monde schématique des écrits pour enfants,
en évoquant les difficultés identitaires d’une petite fille qui cherche à se libérer du rôle sclérosant dans lequel la
société l’enferme.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Aujourd’hui, la société a évolué, et les femmes ont vu un grand nombre de leurs
revendications satisfaites. Toutefois se pose de façon prégnante, en cette ère de parité et de congé paternité, la
question de l’égalité entre les sexes et la nécessité de rompre les stéréotypes féminins comme masculins.
Une fois de plus la littérature de jeunesse participe au mouvement. Martine, petite maman accomplie, n’est pas
pour autant mise au placard : en effet - et c’est bien là que réside toute la complexité - il est bien difficile de
remettre en question les représentations mentales intériorisées.
Le défi est pourtant lancé et un grand nombre d’auteurs de littérature de jeunesse aident aujourd’hui garçons et
filles à sortir de leurs rôles prédéfinis.
Dans un premier temps, les auteurs cherchent à susciter une prise de conscience chez les jeunes lecteurs : les
normes sociales existent et filles et garçons ne reçoivent pas la même éducation.
Ils mettent alors en scène des personnages qui sortent du rôle traditionnellement assigné à leur sexe, s’attaquant
ainsi au mur des préjugés sexistes.
Malheureusement, il nous faut reconnaître la fragilité de cette remise en cause, au sein d’une production
éditoriale qui n’a pas toujours le courage d’oser.

I. Les normes sociales existent : ils les ont rencontrées

A. Prendre conscience du poids de la société


Lorsqu’en 1998 Thierry Lenain interroge Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?, il montre que si filles et
garçons se différencient sur le plan physique, cela n’induit ni supériorité ni infériorité de l’un ou l’autre. Il
ouvre alors la porte à une prise de conscience chez le lecteur du poids de la société dans les représentations des
sexes.

En 1949, dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir affirmait : « On ne naît pas femme, on le devient » ; de
la même façon, nous pourrions ajouter « On ne naît pas homme, on le devient ». Car être fille ou garçon, c’est
souvent apprendre à se comporter de certaines façons, c’est se conformer à certaines normes socialement
déterminées.
Un certain nombre d’auteurs jugent aujourd’hui nécessaire d’amener l’enfant à cette réflexion, notamment à
travers des ouvrages didactiques, à la manière de Béatrice Vincent : « L’éducation que nous recevons de la
famille et de la société fabrique aussi nos personnalités de fille et de garçon, malgré nous. La société crée des
modèles de féminité et de virilité. Ces normes sociales ne sont pas forcément faciles à assumer » (Filles =
garçons ? l’égalité des sexes). Il s’agit de faire comprendre à l’enfant combien la société le conditionne et lui
dicte les règles de bonnes conduites convenant à son sexe.
Dans Menu fille ou Menu garçon ?, Thierry Lenain pointe l’active participation de la société à cette
schématisation des rôles : les poupées pour les filles, les fusées pour les garçons, un point c’est tout. Filles et
garçons sont priés d’appartenir à deux mondes séparés et intériorisent ce schéma de pensée : ainsi Bill réalise-t-
il combien les espaces où filles et garçons évoluent dans la cour de récréation sont délimités, les garçons
occupant toute la cour avec leur ballon, et les filles se rassemblant en petits groupes dans les coins (La nouvelle
robe de Bill).
Pour exprimer le conditionnement des sexes par l’éducation, les auteurs de fictions pour la jeunesse ont choisi
de stigmatiser deux « objets » tout à fait représentatifs des normes véhiculées : la robe pour les filles, la verge
pour les garçons. A travers cette vision métonymique des genres féminin et masculin, les auteurs contribuent à
mettre en lumière les normes qui pèsent sur l’éducation des filles et des garçons.

B. C’est une poupée qui fait … oui


La robe symbolise par excellence l’éducation coercitive des filles.
Pour que Frédérique ait « l’air d’une jolie petite fille » et fasse plaisir à sa mère, elle doit porter une robe, de
même que Yasmina pour satisfaire son père : on voit ainsi que – quel que soit le sexe du parent – les normes
imposées sont bien vivaces.
Le message prend toutefois une dimension supplémentaire avec Anne Fine qui fait subir à son personnage Bill
une horrible métamorphose : un matin, Bill se réveille… en fille ! Il doit alors apprendre à porter une robe sans
poches, à l’innocente couleur rose, garnie de délicats boutons de nacre… bref, ce genre de vêtements qui
privent totalement de liberté ceux ou plutôt celles qui les portent !
Dans la robe d’une fille, Bill découvre quelle condition est faite au genre féminin : l’humiliation ressentie
lorsque des garçons le sifflent dans la rue, la peur l’obligeant à chercher protection auprès d’une vieille dame, la
fameuse faiblesse physique prétendue des filles.
Anne Fine crée même un retournement de situation qui à lui seul vaut toutes les explications théoriques sur
l’éducation des filles. En effet, au départ, Bill se révolte contre l’histoire – contée d’ailleurs par la maîtresse –
de « la jolie Rapuntzel », enfermée dans une tour à attendre « tranquillement assise pendant 15 ans, sans faire
d’histoires », c’est-à-dire sans montrer le moindre signe de rébellion. Pourtant son expérience en robe – donc en
fille – va apprendre à Bill la résignation : il renonce à se battre et « comme la pauvre Rapuntzel prisonnière de
sa haute tour de pierre, il resta simplement tranquillement assis, attendant de voir ce qui allait arriver, espérant
du secours ».
Une « fille bien » se doit effectivement d’être « tranquille avant tout, discrète, pas une fille qu’on montre du
doigt », suivant la définition de Rachid, le frère de Yasmina (Pourquoi pas moi ?).
C’est ainsi que les filles subissent – pour répondre à de telles normes sociales – une éducation franchement
coercitive, comme Joëlle Stolz la peint dans Les ombres de Ghadamès. Ainsi, concernant la façon de marcher
des hommes et des femmes, Malika explique-t-elle à Abdelkarim : « Regarde : vous posez le talon d’abord,
avec assurance et virilité, tandis que nous, nous devons commencer sur la pointe du pied, timidement, comme il
convient à une créature inférieure ».

C. Tu seras un homme…
A l’éducation féminine comprenant la douceur, la discrétion et la « sagesse », s’oppose celle du garçon. Un
ingrédient impératif jaillit alors spontanément : la virilité. Le garçon doit devenir un homme accompli avec tout
ce que cela suppose en termes de puissance physique, de pouvoir, de conquêtes (sociales, professionnelles,
amoureuses). Et c’est pour les auteurs de littérature de jeunesse le sexe masculin qui joue le contrepoint de la
robe chez les filles.
Quand la robe est un élément de coercition pour la fille, la verge est pour le garçon l’affirmation de sa
puissance. Pour Max, d’ailleurs, la chose est claire : il y a les « Avec-zizi » et les « Sans-zizi » et « les Avec-
zizi étaient plus forts que les Sans-zizi. Evidemment, puisqu’ils avaient un zizi ! » (Mademoiselle Zazie a-t-elle
un zizi ?). Mais pour Martin, ce sexe est une véritable catastrophe : il craint, avec son « petit zizi » de ne
pouvoir combler Anaïs, pensant que toute son identité se résume à cet élément (Petit zizi).
Car si la fille souffre de son sort, on oublie souvent de se pencher sur le cas du garçon, soumis à des impératifs
parfois bien lourds à porter : être le plus grand, le plus fort, le plus courageux… c’est un travail à plein temps !
L’intériorisation de ces stéréotypes peut rendre malheureux le garçon qui ne se sent pas toujours capable de
relever ces exigences.
Ainsi Gillou aime-t-il Lili qui a « une carrure d’athlète » ; et pourtant il affirme « qu’on a envie de la
protéger « et qu’elle est « une pauvre petite chose fragile » (Lili bouche d’enfer). C’est ici la traditionnelle
représentation de la femme qui occupe l’esprit de Gillou et qui, du coup, le rend malheureux, lui, parce qu’il ne
se sent pas capable de jouer ce rôle de grand protecteur qui lui est dévolu socialement.
Protecteur, le garçon se doit aussi d’être conquérant, comme le montre Anne Fine. En effet Bill, malgré son
apparence de fille, reste en lui un petit garçon, et lorsque les filles complotent afin de laisser le maladif Paul
gagner à la course, lui n’arrive pas à se résoudre à perdre : car si la résignation est le lot des filles, elle n’est
guère celui des garçons, conçus pour gagner.
Mais attention ! Au royaume du mâle, on ne gagne pas n’importe comment : il faut se battre, battre l’autre,
démontrer sa force physique. Sinon, le verdict tombe : de « poule mouillée » à « femmelette », les qualificatifs
ne manquent pas pour souligner l’opprobre que jette sur le genre masculin tout entier celui qui ne se plie pas
aux traditionnels impératifs de virilité. C’est parce que la danse représente des valeurs dites féminines telles que
la grâce, la légèreté et l’expression des sentiments – surtout – que le père de Billy et son frère Tony refusent sa
passion : un garçon fait de la boxe, sport de combat, valeur on ne peut plus masculine (Billy Elliot).
De façon générale, c’est la prohibition des sentiments qui caractérise l’éducation des garçons.
Quand Sidonie (Garçon manqué), Yasmina et Malika (Pas de pitié pour les poupées b.) peuvent pleurer des
larmes de dépit, Frédéric regrette amèrement : « ça ne se fait pas quand on est un garçon. Ou alors seulement le
soir, dans son oreiller, mais pas au milieu de la cour de récréation » (Frédéric ou cent façons d’être un
garçon). On remarquera le ton très dogmatique de l’énonciation, notamment à travers l’emploi du pronom
personnel « on » et de la formule « ça ne se fait pas ».
Ainsi l’éducation des filles et des garçons répond-elle à des normes sociales prédéfinies qui sont souvent
lourdes à porter : une fille qui aime les pantalons et le football devient aussitôt un « garçon manqué »,
cependant qu’un garçon calme et sensible est immédiatement considéré comme une « femmelette ».
On ne peut alors que reprendre en chœur l’interrogation révoltée de Frédérique : « Mais qu’est-ce que
c’est que cette histoire de vraie petite fille et de garçon pas réussi ? » …

II. S’attaquer au mur des préjugés sexistes

S’attaquer au mur des préjugés sexistes, c’est prouver à la manière de Virginie Dumont qu’il y a « cent façons »
d’être une fille ou un garçon. Les auteurs de littérature de jeunesse mettent donc en scène des personnages qui
ne correspondent pas aux représentations que l’on a de leur sexe, et qui pour imposer leur façon d’être une fille
ou un garçon doivent se battre.

A. Des filles conquérantes


Des filles rebelles, qui osent, qui revendiquent… c’est ce que nous proposent bon nombre d’auteurs.
Ainsi Yasmina – sous la plume de Jeanne Benameur – et Sidonie – personnage de Hortense Cortex – sont-elles
dotées de qualités socialement reconnues comme masculines : elles ne connaissent pas le sentiment de peur,
n’hésitent pas à en venir aux mains, rejettent le statut de fille tel que la société l’a conçu. Etre fille constitue
pour elles un véritable frein à la liberté. C’est en effet uniquement parce qu’elle est une fille – et bien que
pourvue de nombreuses qualités requises telles que le courage – que Yasmina ne peut intégrer la bande des
Buttes-Rouges. Son cri de désespoir est alors celui de toutes celles qui veulent s’affranchir de ce schéma
traditionnel qui les sclérose : « Mais c’est une malédiction, quand même, d’être une fille ! Pourquoi ça enlève le
droit d’entrer dans une bande ? Pourquoi ça enlève des droits que les autres ont, juste parce qu’ils sont des
garçons ? » (Pourquoi pas moi ?).
Elle risquera sa vie pour gravir le mur sur lequel elle veut marquer son empreinte : ce mur métaphorise
évidemment la tour des préjugés sexistes auxquels elle se heurte.
Autre révolte hautement symbolique : celle de Djamila qui dans Pas de pitié pour les poupées b. mutile les
fameuses Barbie, représentantes absolues de cette norme physique qu’on veut imposer aux filles.
Mais si s’attaquer au mur des préjugés sexistes ne va pas sans souffrance, il en est de même lorsqu’il s’agit
d’accepter sa propre démarcation par rapport aux normes.
Ainsi Brigitte Smadja nous présente-t-elle Alex, une fille qui aurait réalisé le rêve de ses parents en étant… un
garçon (Rollermania). Certes, Alex rompt avec les stéréotypes, n’est pas comme les autres filles physiquement,
n’a pas leurs préoccupations, mais dès le départ elle exprime sa souffrance de ne pas assumer son identité
sexuelle : elle recherche à être comme sa sœur « une vraie fille ». Cette image d’une conquérante en souffrance
montre combien les normes pèsent et font souffrir malgré tout celle – ou celui – qui s’en écarte.

B. Des garçons sensibles


Différence de taille : si la fille se rebelle avec bruit contre les stéréotypes, c’est en silence que le garçon
accomplit sa petite révolution des mentalités. En effet, Benjamin (Ce soir à la patinoire) et Billy font tout pour
dissimuler aux autres leur passion hors-norme, à savoir le patinage sur glace pour l’un et la danse classique
pour l’autre. C’est qu’ils connaissent tous deux la sanction d’un tel choix : l’exclusion pure et simple du monde
fermé et exigeant des hommes.
Il est d’ailleurs frappant de remarquer que le même terme vient à l’esprit du père de Billy et du copain de
Benjamin pour évoquer leur activité : ils les comparent à des « clowns ». On voit ici le poids énorme des
stéréotypes : un garçon qui exprime des émotions ne peut être pris au sérieux !
Et si le père de Billy se sacrifie au début pour que son fils fasse de la boxe mais entre dans une rage folle
lorsqu’il apprend qu’il finance des cours de danse, Benjamin n’ose imaginer son père payant des patins à la
place de chaussures de rugby.
Pourtant Billy comme Benjamin ne capitulent pas, et en s’adonnant à cette passion dite féminine qu’est la danse
– classique ou sur glace – ils défient les stéréotypes, prouvant qu’un garçon qui exprime par son corps une
sensibilité ainsi dévoilée, n’est pas pour autant un homosexuel (grande hantise des hommes) et reste tout à fait
équilibré sentimentalement.
De la même façon, Emilien, le héros de Marie-Aude Murail, adore faire du baby-sitting ; mais lorsqu’il veut des
renseignements à la bibliothèque pour s’occuper des bébés, conscient de l’incongruité de son occupation par
rapport aux normes établies, il raconte une histoire complètement invraisemblable à la bibliothécaire –
soupçonneuse : quel est ce garçon qui veut des livres sur les bébés ? Sûrement sa mère qui l’envoie !… Mais
par son attitude et les liens d’affection profonds qu’Emilien tisse avec les enfants qu’il garde, il prouve qu’on
peut aimer s’occuper des enfants, les entourer d’affection, et être un garçon (Baby-sitter blues).

C. Franchir le mur ensemble


Cependant il serait erroné de croire que les héros se battent contre les stéréotypes de façon isolée. Les auteurs
de récits pour la jeunesse s’évertuent au contraire à tisser des réseaux et à mettre en branle plusieurs pôles de la
société pour remettre en cause les préjugés sexistes.
On remarque ainsi que dans la littérature de jeunesse les adultes sont porteurs d’un rôle essentiel pour la marche
vers l’égalité entre les sexes et la mise à mort des stéréotypes : ce sont la professeur d’arts de Yasmina, la
maîtresse de Frédéric ou encore les parents (de Frédéric, Frédérique ou encore Léa), qui jouent pleinement leur
rôle d’éducateurs. Léa peut en effet être fière d’avoir un père qui refuse de voir sa fille enfermée dans les
stéréotypes et revendique une petite fille qui préfère les fusées aux poupées (Menu fille ou Menu garçon ?).
Mais c’est principalement en confrontant les filles et les garçons que les auteurs de littérature de jeunesse
s’attaquent de façon la plus prégnante au mur des préjugés sexistes.
Certains ont recours à l’humour. C’est le cas de Pascal Garnier dans Lili Bouche d’Enfer. Lili joue la fille
soumise face à Gillou, se conformant ainsi au traditionnel stéréotype : elle sait pertinemment que, contrairement
à ce qu’il lui dit, Gillou n’est pas en train de lui montrer des brocolis mais de simples pissenlits, et cependant
elle fait mine de s’émerveiller devant les prétendus brocolis afin de satisfaire l’orgueil du garçon. C’est donc
avec humour que Pascal Garnier pointe le doigt sur les conventions entre sexes.
Mais s’il y a ici clin d’œil au lecteur, il n’y a pas prise de conscience réciproque des deux personnages.
D’autres auteurs choisissent au contraire de mettre en scène cette prise de conscience. C’est ainsi qu’ensemble,
par leurs discussions et leur amitié, Frédérique et Frédéric font réciproquement comprendre à l’autre ce qu’il ou
elle est. Claire Ubac quant à elle montre qu’une meilleure connaissance réciproque des sexes est la clef qui
ouvrira la porte de sortie aux préjugés sexistes : alors qu’il déclare au départ qu’il « n’aime pas les filles », c’est
en effet en apprenant à connaître Soleil qu’Hugo révise sa position et reconnaît qu’ « il y a [des filles] qui sont
très bien » finalement (Hugo n’aime pas les filles).
Quant aux problèmes d’identité sexuelle que les normes sociales posent à nos héroïnes « garçons manqués » et
à nos garçons « pas réussis », c’est l’Amour que les auteurs érigent en sauveur.
Certes Sido partage des valeurs socialement reconnues comme masculines, mais face à Matthieu elle réalise
qu’elle est comme les autres filles, par les sentiments qu’elle éprouve (Garçon manqué). Alex, grâce à l’amour
qui la lie à Abdel, trouve l’identité féminine qu’elle cherchait en elle, et ce sans abandonner sa passion pour le
roller. Car là est bien la grande avancée pratiquée par les auteurs de littérature de jeunesse : ces filles
conquérantes, tout en voyant leur statut réhabilité par l’amour d’un garçon, ne perdent pas pour autant leur
personnalité, à la manière de Sidonie qui lance : « Je ne serai jamais une femme fatale ! ».
Anaïs quant à elle se moque bien du « petit zizi » de Martin : elle l’aime, et ce sentiment est d’une extrême
simplicité. Mieux que tout l’amour combat ainsi les stéréotypes : ainsi Diego modèle-t-il une figurine
corporellement semblable à Djamila, parce que « L’amour se fout des Barbie ».

Toutefois la remise en cause des stéréotypes – bien que tout à fait réelle et courageuse – s’avère fragile, et
nous ne pouvons fermer les yeux devant certaines dérives.
III. Une remise en cause fragile
A. Une certaine frilosité
On note une certaine frilosité des auteurs de littérature de jeunesse dans la dénonciation des stéréotypes
sexistes. Trois remarques peuvent être formulées.
Tout d’abord, les ouvrages qui remettent le plus fondamentalement en cause ces préjugés abritent des
personnages très jeunes, à l’instar des Zazie, Léa et Martin de Thierry Lenain. Certes il convient de montrer à
sa source le problème, mais le travail de Lenain est très peu relayé par la suite, en tout cas pas avec autant de
force. Dès que le récit atteint un degré de revendication soutenu à un âge supérieur, comme ceux de Jeanne
Benameur et de Joëlle Stolz, les auteurs nous transportent dans une tout autre civilisation – voire époque pour
Joëlle Stolz qui situe son roman au XIXe siècle : c’est la condition de la jeune fille musulmane qui est dénoncée,
comme si l’on n’avait pas à se plaindre dans nos sociétés occidentales de notre condition de femmes au regard
de celle subie ailleurs.
Ensuite, on remarque sans peine que peu de garçons incarnent dans la littérature de jeunesse des valeurs
reconnues traditionnellement comme féminines, et donc dévalorisées socialement. Est-ce encore trop difficile
de remettre en cause la suprématie masculine ? Serait-ce aussi à considérer que dans cette remise en question
des rôles dévolus socialement aux deux sexes, les filles auraient tout à gagner mais les garçons tout à
perdre ?…
Mais n’est-ce pas aussi le témoin d’une non acceptation plus grande : une fille peut vouloir incarner des valeurs
dites masculines, mais un garçon qui adhère à des valeurs dites féminines doit avoir d’excellentes raisons pour
le faire. C’est en effet parce qu’ils sont doués dans leur art que Benjamin et Billy peuvent finalement s’adonner
à leur passion. Mais qu’en serait-il s’ils étaient – comme sûrement beaucoup de garçons danseurs à travers le
monde – de convenables amateurs ?

B. Vers de nouveaux stéréotypes ?


Au-delà de cette frilosité – qui ne doit pas pour autant minorer l’effort certain entrepris par les auteurs de
littérature de jeunesse – nous pouvons nous inquiéter au travers des différentes lectures effectuées de la
formation possible de nouveaux stéréotypes. Nous en soulèverons deux qui nous ont particulièrement frappés.
D’une part, lorsque l’on considère Djamila qui rêve d’intégrer la bande des Buttes-Rouges, Sidonie qui est fière
d’être « la seule fille qui [ait] le droit de jouer avec les garçons », on peut se poser la question suivante :
dépasser son statut de fille tel que l’a conçu la société, est-ce endosser celui de garçon ? Les filles veulent
accéder à ce rang de garçon qui les fascine ; les garçons jamais ne convoitent le statut du sexe opposé. Le sexe
masculin apparaît donc encore comme le statut de référence, et une telle vision est parallèlement susceptible
d’entretenir la souffrance des garçons en marge par rapport à ce type social.
D’autre part, les garçons ont encore tendance à apparaître dans la littérature de jeunesse comme les sauveurs du
genre humain : en effet leur amour pour les filles aide celles-ci à trouver leur identité, tandis que les filles très
rarement ont pour eux un amour qui les transporte et les réhabilite dans leur identité masculine.
Ainsi, si la supériorité du sexe masculin sur le sexe féminin est plus subtile et moins accablante, elle n’en reste
pas moins présente.

C. Alerte sexisme !
Mais ces efforts restent parfaitement louables, surtout si l’on considère la production éditoriale au sein de
laquelle ces auteurs évoluent. Aujourd’hui tout un pan réactionnaire gangrène la littérature de jeunesse et
menace son évolution.
On en revient en effet à des séries, telles que les fades « Cœur Grenadine ». Les titres et logos sont évocateurs
des propos et la plaquette anticipe la lecture du récit : sentiments pour les filles, fiction pour les garçons. Quand
filles et garçons se rencontrent, la situation est immédiatement hiérarchisée : dans les romans d’action les filles
sont impitoyables guerrières ou servantes dévouées, cependant que dans les romans sentimentaux les garçons
n’ont aucun caractère et sont tout à fait soumis à la volonté des héroïnes.
Quand Alex et Sidonie restent elles-mêmes, Jane, conforme aux niaises héroïnes de « Cœur Grenadine », met
sa mini-jupe et tremble d’excitation enfiévrée lorsque le regard d'Eric se pose sur elle (Le secret du rocker).
Qui plus est, certains ouvrages affichent franchement leur caractère réactionnaire.
C’est le cas des ouvrages Les petites nanas : tout un monde de filles de Nathalie Roques et Nous, les mecs :
devenir un super-mec en toute simplicité de Henriette Bichonnier, parus dans la collection « Etats d’âme » de
la pourtant excellente maison d’édition Nathan, qui parallèlement prend en charge les ouvrages d’un
certain…Thierry Lenain.
Nathalie Roques dote son livre d’un titre très fermé : on ne mélange pas les genres ! Il s’agit de « se faire
belle », et la couverture reflète le style de l’ouvrage : deux filles (…eh oui : les filles papotent toujours en
groupe…) avec boucles d’oreilles et mines timides… surtout pas rebelles, sans aucune personnalité
apparente…
La première couverture de l’ouvrage de Henriette Bichonnier galvaude quant à elle l’image stéréotypée du
garçon aux sourire clinquant, lunettes noires, et qui montre fièrement ses biscottos : dès lors est imposé au
garçon le rôle du chasseur séducteur-né.
Mais la palme du conservatisme revient sans aucun doute à l’ouvrage double Comment faire face aux filles /
Comment faire face aux garçons de Kara May et Peter Corey.
Tout en surfant à l’envi sur la vague humoristique, ce livre, truffé de stéréotypes, est tout bonnement affligeant.
Bien sûr, il y a une part d’autodérision, bien sûr il s’agit d’appâter le jeune lecteur… Il n’en reste pas moins que
cet ouvrage cantonne les deux sexes dans des camps retranchés. La femme écrit en direction des filles, l’homme
s’adresse aux garçons ; le petit clan constitué se protège : chacun va cultiver les idées reçues propagées dans
son propre camp sur ceux d’ « en face ». L’idée d’affrontement apparaît d’ailleurs très nettement dans les
titres : il faut « faire face » et on adopte donc une pause de combat pour affronter le sexe opposé. Il s’agit de
« contrer l’esprit féminin » (dixit Peter Corey) et Kara May est contente de « se débarrasser des garçons »…
Tous les pires stéréotypes et préjugés sexistes combattus par les Lenain, Smadja et autres Benameur, sont
récupérés ici : on reprend le terme « mauviette » pour désigner le garçon sensible, et le terme « garçon
manqué » pour qualifier la fille intrépide… au sujet de laquelle Peter Corey annonce qu’elle a évidemment un
« label de laideur » !!

Conclusion
Ce petit tour d’horizon – non exhaustif – permet donc de voir combien, depuis Martine, la littérature de
jeunesse a évolué et épousé aujourd’hui les revendications d’égalité entre les sexes, cherchant à aider les jeunes
lecteurs à trouver leur place et leur identité au sein de la société. Mais si certains ouvrages osent, d’autres
répondent au contraire aux impératifs éditoriaux (il faut vendre) et n’hésitent pas à user des préjugés sexistes.
Certes beaucoup de lecteurs grandissent et évoluent à l’aune d’autres réflexions – heureusement –, donc se
détachent ensuite de ce type de lectures. Il n’en reste pas moins que ces lectures risquent sans aucun doute de
séduire des lecteurs peu actifs qui ne souhaitent pas être bousculés dans leurs représentations mentales, ainsi
que des faibles lecteurs pour lesquels le côté publicitaire de la pagination et le nivellement de la langue
qu’opèrent les auteurs de ces ouvrages sont des attraits essentiels.
Les efforts des Thierry Lenain, Anne Fine et autres Virginie Dumont apparaissent sous ce jour d’autant plus
louables. Ce sont ces auteurs qui accompagnent l’évolution des mentalités – et même la provoquent – auxquels
dans quelques années les jeunes femmes et hommes pourront tirer un coup de chapeau reconnaissant pour les
avoir aidés à développer cette pensée de l’universalité que Sylviane Agacinski décrit en ces termes
prometteurs :
« Conscients que nous ne pouvons transcender les différences ni les différends, nous avons aujourd’hui à
élaborer une pensée de l’universalité qui ne verse pas d’un côté ou de l’autre, mais qui laisse l’humanité à sa
mixité et donc à son altérité interne ».

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