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Revue des Études Grecques

Ἀγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω. Une inscription légendaire


Henri-Dominique Saffrey

Résumé
Une tradition, qui ne remonte pas au delà du IVe s. ap. J.-C, veut qu'une inscription ait été placée à l'Académie de Platon, disant
: « Nul ne doit entrer ici, s'il n'est géomètre. » Les témoins de cette tradition sont : le scholiaste d'Aelius Aristide, l'empereur
Julien, Jean Philopon, Olympiodore, Elias, David et Tzetzès. Bien que la formule exprime une idée platonicienne et qu'une telle
inscription soit conforme aux usages de la vie religieuse grecque, il doit s'agir d'un lieu commun littéraire, datant de la période
hellénistique, puisque la même tradition existe aussi pour le Péripatos et le Jardin d' Epicure.

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Saffrey Henri-Dominique. Ἀγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω. Une inscription légendaire. In: Revue des Études Grecques, tome 81,
fascicule 384-385, Janvier-juin 1968. pp. 67-87;

doi : 10.3406/reg.1968.1013

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1968_num_81_384_1013

Document généré le 26/05/2016


ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ

Une inscription légendaire

Dans son Platon (1), Wilamowitz rapporte l'anecdote de


l'inscription sur la porte de l'Académie : « wer von Géométrie nichts versteht,
hat hier keinen Zutritt. » II rappelle que Goethe (2) connaissait
cette maxime, et la citait pour illustrer la pensée que l'on se plaît à
répéter de nombreux proverbes des Anciens, qui prennent avec le
temps un sens tout différent de leur signification originelle ; dans
une note, le philologue demande s'il existe pour cette légende
d'autres témoignages que les quelques vers d'un byzantin du
xne siècle, Jean Tzetzès ! Cependant, trente ans avant Wilamowitz,
Éd. Zeller (3) avait déjà signalé deux autres témoins, Jean Philopon
et David, qui datent du vie siècle ; et, dans un célèbre article,
0. Weinreich (4) avait ajouté les noms d'Olympiodore et d'Elias,
philosophes enseignant à Alexandrie à la fin du vie siècle.
On peut aujourd'hui faire encore reculer de deux siècles l'origine

(1) V. v. Wilamowitz-Moellendorff, Platon2, Bd. I, Berlin 1920, p. 495


et n. 2.
(2) Goethes Werke..., Bd. 42, 2. Abt., Weimar 1907, pp. 188.22-189.20,
Maximen und Reflexionen... aus Makariens Archiv ; « Verschiedene Spriiche der
Alten, die man sich ôfters zu wiederholen pflegt, hatten eine ganz andere
Bedeutung, als man ihnen in spàteren Zeiten geben môchte ».
(3) Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen*, Bd. II 1, Leipzig 1889,
p. 411, n. 3.
(4) O. Weinreich, De dis ignotis quaestiones seledae, dans Archiv fiir Reli-
gionswiss. 18, 1915, p. 16. Comme l'histoire est un perpétuel recommencement,
Weinreich (Neue Jahrbiicher fur Wiss. und Jugendbildung 6, 1930, pp. 591-592)
devait rappeler ces témoins plus anciens à G. Kerchensteiner (ibid., p. 337 et,
n. 2) qui ne connaissait toujours que le témoignage de Tzetzès.
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de cette anecdote et produire, d'une part, une scholie sur Aelius
Aristide où l'inscription est explicitement rapportée ; d'autre
part, une allusion de l'empereur Julien dans un discours que l'on
date communément de 362. Nous voici ramenés au milieu du
ive siècle, dans le cercle des rhéteurs et des philosophes athéniens,
sur lequel nous ne savons pratiquement rien. Cette information
passagère n'en est que plus précieuse.

Άγεωμέτρητος μηδείς είσίτω, nul ne doit entrer ici, s'il n'est


géomètre : dans cette formule, on peut distinguer la forme et
le fond. Pour le fond, elle traduit une doctrine authentiquement
platonicienne, celle de la place propédeutique des mathématiques
élémentaires dans l'éducation du philosophe. On se souvient que
la géométrie plane, après le calcul et avant l'astronomie, la
géométrie dans l'espace et l'harmonique, fait partie du programme
d'études qui doit préparer à la dialectique le gardien de la
République (VII, 526 G - 527 C) (5). C'est encore ce même programme (les
nombres, la géométrie, l'astronomie) qui constitue les
prolégomènes à la connaissance du Bien, dans la leçon Περί τάγαθοΰ (6).
Pour se persuader que ce programme d'études était toujours en
usage au me siècle de notre ère, il suffît d'évoquer le traité de
Théon de Smyrne. De même que l'on doit donner aujourd'hui des
présentations de Platon « for those who have no Greek », ainsi
fallait-il à cette époque-là composer, en guise d'introduction à la
philosophie, une expositio rerum malhematicarum ad legendum
Platonem utilium (7). A la même époque, ou peu s'en faut, Plutarque

(5) Cf. H. Cherniss, The Riddle of the Early Academy, Berkeley and Los
Angeles 1945, pp. 66-68 et 82; H. Herter, Platons Akademie, 2. Aufl., Bonn
1952, p. 11 et les notes p. 31 ; P. Friedlânder, Plato, vol. I (trad. angl. :
Bollingen Series LIX), New York 1958, pp. 92 ss.
(6) Cf. Aristoxène, Harm. II 30, p. 122. 25-27 Macran : ... οτε δέ φανείησαν
οι λόγοι περί μαθημάτων και αριθμών καΐ γεωμετρίας και αστρολογίας και
το πέρας δτι τάγαθόν έστιν εν. Sur ce texte, voir I. During, Aristotle in the
ancient biographical Tradition, Goteborg 1957, pp. 357-361 ; et Κ. Gaiser,
Platons ungeschriebene Lehre, Stuttgart 1963, p. 452 (test. 7).
(7) Éditions : Ed. Hiller, Leipzig 1878, et J. Dupuis, Paris 1892, et cf.
Κ. von Fritz, apud Pauly-Wissowa, s.v. Theon (14), Bd. V A 2, col. 2067,
14 ss., en particulier col. 2070. 41-48.
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 69
nous rapporte dans ses Propos de table que ses amis et lui, le jour
anniversaire de la naissance de Platon, discutaient sur le thème :
Πώς Πλάτων έλεγε τον θεον άεί γεωμετρεΐν(8). Nous apprenons ainsi
que cette question était disputée dans l'école, et Plutarque se fait
le porte-parole de son maître Ammonius (9), probablement diadoque
de Platon à l'Académie, tandis que son ami Tyndarès de Sparte
interprète ce mot prêté à Platon par la nécessité d'étudier la
géométrie avant de se livrer à la théologie (10). Il apparaît alors que ces
deux maximes : ό θεός άεί γεωμετρεΐ et άγεωμέτρητος μηδείς είσίτω
pourraient être corrélatives (11) ; ne trahiraient-elles pas une
réaction de santé, dans la ligne du platonisme traditionnel, à l'égard de
ce «déclin du rationalisme» (12) qui caractérise cette période ?
Voilà pour le fond. Pour la forme, cette inscription rappelle
celles que l'on pouvait effectivement lire à l'entrée de temples en
Grèce depuis les temps les plus reculés. En Grèce, les lieux de
culte ont toujours été considérés comme la résidence des dieux et
ils n'étaient pas nécessairement ouverts à tout le monde. Certaines
catégories de personnes pouvaient en être exclues, comme les
étrangers ou les esclaves, ou bien l'accès des sanctuaires pouvait
être interdit soit aux hommes soit aux femmes. On plaçait alors à
l'entrée du temple une inscription comme celle-ci, retrouvée à
Milet : θεός Ιπεν γυναίκας ες τώρακ[λέος μη είσίεναι, c'est-à-dire :
« le dieu dit que les femmes ne doivent pas entrer dans le sanctuaire
d'Héraklès » (13). Or, précisément au début du IIe siècle, nous voyons

(8) Plutarque, Quaest. cnnv. VIII 2 (= Mor. 718 B-720 G).


(9) Ibid. 719 F : ακούσατε τον μάλιστα παρά τοις καθηγηταϊς ημών
εύδοκιμοΰντα περί τούτου λόγον. Sur Ammonius, maître de Plutarque, cf.
K. Ziegler, apud Pauly-Wissowa, s.v. Plutarclws (2), Bd. XXI 1, col. 651.44-
653.25 et pour le passage cité, 652.56-64. Sur ce texte, cf. K. Gaiser, op. cit.,
pp. 552-563 (test. 69).
(10) Ibid., 718 C-F, Sur le personnage, cf. Ziegler, Z.c, col. 686. 51-65.
Pour la doctrine, comp. Plotin I 3 (20), 3.6-10 : τα μέν δή μαθήματα δοτέον
προς συνεθισμον κατανοήσεως και πίστεως ασωμάτου... και μετά τα μαθήματα
λόγους διαλεκτικής δοτέον και δλως διαλεκτικόν ποιητέον.
(11) Comme l'a bien vu L. Bieler, ΘΕΙΟΣ ANHP, Bd. I, Wien 1935,
p. 77, n. 9 et peut-être aussi I. Thomas, Selections illustrating the History of
Greek Mathematics (Loeb class, library), London 1951, vol. I, p. 386 ss.
(12) Cf. A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, vol. I, 2e éd.,
Paris 1950, chap. 1, pp. 1-18.
(13) On trouvera une collection de témoignages littéraires et épigraphiques
dans Th. Wàchter, Reinheilsvorschriften im griechischen Kull (RGVV. IX 1),
70 H. D. SAFFREY
Théon de Smyrne (14) comparer la philosophie à une initiation au
mystère véritable (την φιλοσοφίαν μύησιν φαίη τις αν άληθοΰς
τελετής) ; et petit à petit, surtout avec le néoplatonisme, on en viendra à
considérer la vie philosophique comme une consécration religieuse
et à imaginer l'éducation du philosophe sur le mode de l'entrée
en religion. Il était donc normal que l'on empruntât aussi aux
coutumes religieuses des traits caractéristiques pour les transposer
dans le cadre scolaire. Le dieu qui parle maintenant, c'est Platon,
et il prononce au seuil de son temple, l'Académie : άγεωμέτρητος
μηδείς είσίτω.
Nous connaissons d'autre part un lieu commun littéraire dont la
forme est très voisine de celle de notre inscription. Il prend naissance
dans l'une des lettres attribuées à Diogène le Cynique et que l'on
trouve dans les Epistolographi graeci de Hercher (15). On sait que
ces lettres sont des faux littéraires et forment un recueil artificiel
dans lequel on peut distinguer plusieurs groupes (16). Celle qui nous
intéresse pourrait dater des alentours de l'ère chrétienne. Diogène
y est décrit dans une situation qu'Ed. Norden a comparée à celle
de saint Paul arrivant à Athènes (17). Lui, arrive à Cyzique,
et observe que toutes les maisons portent au-dessus de la porte cette
inscription :
ό του Διός παις καλλίνικος 'Ηρακλής
ένθάδε κατοικεί, μηδέν είσίτω κακόν,
c'est-à-dire :
le fils de Zeus, glorieux vainqueur, Héraklès
habite céans, nul mal ne doit entrer ici.

Giessen 1910, pp. 118-134 : exclusion des étrangers, pp. 118-123 ; exclusion des
esclaves, pp. 123-125 ; exclusion des femmes, pp. 125-129 ; exclusion des hommes,
pp. 130-134. Voir aussi M. P. Nilsson, Griechische Religionsgeschichte*, Bd. I,
Miinchen 1955, p. 75.
(14) Exp. rerum. math..., p. 14. 18-16. 2 Hiller et comp. Plutarque, Quaest.
conv. VIII 2 (= Mor. 718 D) : ... επί την νοητήν καί άίδιον φύσιν ή*ς θέα τέλος
έστι φιλοσοφίας οίον εποπτεία τελετής ; Porphyre, ad Marc. 8, p. 279. 7-8
Nauck : εις φιλοσοφίαν την δρθήν παρά των θείων έτελέσθης λόγων.
(15) R. Hercher, Episiolographi graeci, Paris 1873, pp. 249-251. Il s'agit
de la lettre XXXVI.
(16) Cf. K. von Fritz, Quellen-Untersuchungen zu Leben und Philosophie des
Diogenes von Sinope {Philologus, Suppl. Bd. XVIII 2), Leipzig 1926, pp. 63-71.
(17) Ed. Norden, Agnoslos Theos, Leipzig 1913, p. 50.
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Diogène, étonné, engage la discussion avec un passant sur cette
inscription qu'il propose ironiquement de modifier tour à tour en :
Πενία ένθάδε κατοικεί, μηδέν είσίτω κακόν,
(la Pauvreté habite céans, nul mal ne doit entrer ici)
ou :
Δικαιοσύνη ένθάδε κατοικεί, μηδέν είσίτω κακόν
(la Justice habite céans, nul mal ne doit entrer ici.)
A propos de ce roman amusant, il convient de faire deux
observations importantes. La première, c'est la fortune de ce lieu commun
littéraire indéfiniment recopié. Otto Weinreich (18) l'a étudié et a
cité les emprunts qu'en ont faits Diogène Laërce (VI 39 et VI 50),
Clément d'Alexandrie (Stromates VII 4, 26), Théodoret (Graec.
affecl. cur. VI 20), la littérature latine, et enfin les chrétiens sur le
portail même de Sainte-Sophie de Constantinople :
ό ά(γιο)ς θ(εο)ς ένθάδε κατοικεί, μηδει[ς βέβηλος είσίτω
(Le Dieu Saint réside ici, aucun profane ne doit entrer).
La seconde observation nous amène à constater que cette histoire
n'est pas une fiction pure et simple, car on a découvert dans les
fouilles de telles inscriptions sur des linteaux de porte. C'est
principalement en Syrie qu'on les a retrouvées, et récemment
M. Louis Robert (19) a rassemblé tous les exemples connus dans
l'une de ses précieuses notices des Hellenica.
Il résulte de ce que nous venons de dire que la formule de cette
prétendue inscription de Platon au fronton de l'Académie est bien,
dans son fond, d'inspiration platonicienne et, dans sa forme, peut
se situer facilement dans le contexte de certaines habitudes de vie
grecques. Si donc l'absence totale de tout témoignage ancien nous
interdit absolument de croire à la réalité historique d'une inscription
placée par Platon lui-même, nous devons admettre que nous sommes
en présence d'une fiction littéraire tout à fait commune à la
rhétorique hellénistique, qui a d'ailleurs imaginé des légendes parallèles,
nous le verrons, pour le Péripatos d'Aristote et le Jardin d'Épicure !

(18) O. Weinreich, art. cit. dans Archiv fiir Heligionswiss. 18, 1915, 8-18.
(19) L. Robert, Échec au Mal, dans Hellenica, vol. XIII, Paris 1965, pp. 265-
271, surtout p. 266, nn. 1 et 2. Voir aussi Bulletin Épigrûphique dans Rev.
El. grecques, 1946-1947, n° 227.
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Peut-être même, eu égard à la forme lapidaire de la maxime
platonicienne, n'est-il pas tout à fait invraisemblable d'imaginer qu'à
l'occasion d'une restauration de bâtiment sur le site de l'Académie,
quelque diadoque zélé ou un mécène généreux ait fait graver au
11e ou me siècle de notre ère sur le linteau de quelque porte
l'inscription programmatique :
άγεωμέτρητος μηδείς είσίτω.
Toutefois, dans l'état actuel de la documentation, cette dernière
hypothèse nous semble très fragile.

Le plus ancien témoignage littéraire à considérer semble être


une scholie ancienne sur le texte d'Aelius Aristide. Elle porte sur
un passage de l'un des trois Discours Platoniciens de ce rhéteur,
cette espèce de plaidoyer Pour les quatre, à savoir Miltiade, Thémis-
tocle, Cimon et Périclès, dirigé principalement contre les critiques
de Platon dans le Gorgias (20). Ces scholies aux discours d'Aristide,
sophiste du ne siècle, ont été publiées en vrac par Dindorf au
troisième volume de son édition des œuvres complètes (21). Elles
ont été étudiées par le Prof. F. W. Lenz (22), qui a montré que le
premier fonds de ces gloses vient d'un rhéteur athénien, Sopatros,
et qu'elles s'enrichirent progressivement jusqu'à Aréthas, le fameux
métropolite de Gésarée au ixe siècle. Sur Sopatros nous savons peu
de choses, mais l'essentiel pour notre propos est d'apprendre qu'il a
étudié, puis enseigné à Athènes vers le milieu ou au début de la
seconde moitié du ive siècle (23).
On sait que le problème des scholies sur un texte comme celui
d'Aelius Aristide est en fait étroitement lié à la transmission du
texte. De ce point de vue l'avis autorisé du Prof. Lenz est détermi-

(20) Sur ce discours, cf. A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique


dans la province d'Asie au IIe siècle de notre ère, Paris 1923, pp. 227-232 et
250-265.
(21) Aristides ex recensione G. Dindorfii, 3 vol., Lipsiae 1829.
(22) F. W. Lenz, Untersuchungen zu den Aristeides Scholien (Problemata
8), Berlin 1934, réimprimé dans Aristeidesstudien, Berlin 1964, pp. 1-99.
(23) Cf. St. Glôckner, apud Pauly-Wissowa, s.v. Sopatros (10), Bd. III
A 1, col. 1005.43-1006.37.
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nant. Il écrit (24) : « The transmission shows beyond any doubt that
it is one of the old Sopatros scholia. » Dans son discours, Aristide
disait : « Si la géométrie est une belle chose, l'égalité qui lui
appartient est chose belle elle aussi » (25), et le scholiaste, Sopatros, de
reproduire le lemma et de noter :
ει δε ή γεωμετρία] έπεγέγραπτο δε έμπροσθεν της διατριβής
του Πλάτωνος Οτι ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ.
αντί άνισος και άδικος ' ή γαρ γεωμετρία την ισότητα και την
δικαιοσύνην ζητεί.
Traduisons :
II avait été inscrit au fronton de l'école de Platon que
'nul, s'il n'est géomètre, ne doit entrer ici', pour
signifier : 's'il n'est égal', c'est-à-dire, 's'il n'est juste' ;
car la géométrie recherche l'égalité et la justice. (26)
Faisons ici deux remarques. D'abord Sopatros ne dit pas que
cette inscription au fronton de l'Académie ait été mise en place par
Platon lui-même. Sa façon de parler implique même le contraire.
« Au fronton de l'école de Platon », dit-il, il s'agit donc d'un bâtiment
qui existe et qui est le lieu traditionnel de l'Académie à Athènes ;
« il avait été inscrit », « on avait placé cette inscription », cet emploi
du plus-que-parfait prouve qu'il ne s'agit pas d'une chose récente,
mais rien n'oblige non plus à penser qu'il nous reporte à la
fondation de l'Académie. C'est bien le langage d'un homme qui rapporte
une tradition plus ancienne ou un événement qui a pu avoir lieu un
ou deux siècles avant lui. Ensuite, comme nous le disons plus haut,
le commentaire qui interprète l'inscription montre que l'étude de la
géométrie n'est recommandée que pour les qualités morales qu'elle
développe dans l'âme et singulièrement pour cette vertu cardinale de

(•24) Par lettre du 12. 2. 1967. Les manuscrits contenant cette scholic sont :
M = Marc, grace. 423, R = Vat. gr. 1298, ν = Vat. gr. 76, Ambr. = Ambr.
A 175 sup., L = Laur. LX 9. On reconnaît les manuscrits contenant les plus
anciennes scholies, celles de Sopatros, étudiées par Lenz, dans son ouvrage
cité supra, n. 22, au chap. 3, pp. 29-56.
(25) Arist., Or. XLVI, t. II, p. 168.20-21 Dindorf : ει δέ ή γεωμετρία καλόν
καΐ ή κατ' αυτήν ίσότης.
(26) Cf. Arist. Or., t. III, p. 464.12-15 Dindorf. Le texte est celui de Lenz,
établi sur la base des manuscrits énumérés supra, n. 24.
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justice, qui repose sur l'égalité. Cette raison met en œuvre d'ailleurs
une thèse typiquement platonicienne, selon laquelle sur l'égalité
des rapports de la progression géométrique repose le principe de
la justice distributive et la condition de la φιλία {Gorg. 507 D 6 - 508
A 8 et Lois VI, 757 A 5 - 758 A 2). Dans le Gorgias (508 A 6-7),
Socrate prononce cet éloge : ή ΐσότης ή γεωμετρική και έν θεοΐς και
εν άνθρώποις μέγα δύναται.
Contemporain, ou peut-être même légèrement antérieur à
Sopatros, l'empereur Julien, dans son Discours contre Héracleios,
fait allusion à cette même inscription. « Un jour, vers le début du
printemps de l'année 362, Julien fut invité à entendre dans une salle
de Constantinople une conférence donnée par un cynique du nom de
Héracleios... Le cynique, pour lui faire la leçon sur l'art de gouverner,
glissa ses conseils dans une allégorie où les dieux étaient, aux yeux de
l'empereur, irrévérencieusement mis en scène... Une des nuits
suivantes, il improvisa une riposte dont, à son tour, il donna lecture
en public. » (27).
Le discours est très clairement divisé. Après une introduction
(§1, 204 a 1 - 205 a 7), le plan est annoncé (205 a 7 - c 3) en trois
parties : I, qu'il convient au « Chien » davantage de composer
des discours que des mythes (§§ 2-9, 205 c 4 - 215 a 5) ; II, que la
composition des mythes doit satisfaire certaines règles et lesquelles
(§§ 10-23, 215 a 6 - 236 c 1) ; III et que, envers les dieux, le plus
grand respect est de mise (§§ 24-25, 236 c 2 - 239 c 5). C'est dans
cette troisième et dernière partie que se trouve l'allusion à notre
inscription. Pour illustrer le respect que l'on doit avoir pour les
dieux, Julien utilise l'argument d'autorité, en montrant combien
Pythagore, Platon et Aristote ont tenu en honneur les noms des
dieux : Τις οΰν ή τών Πυθαγορικών ευλάβεια περί τα των θεών
ονόματα ; Τίς δε ή Πλάτωνος ; Ποδαπος δε ήν έν τούτοις
'Αριστοτέλης ; νΑρ' ούκ άξιον αύτο Ίδεΐν ; (236 d 2-4). L'examen de la
piété exemplaire de ces trois fondateurs de l'Hellénisme emplit
entièrement la fin du paragraphe 24. D'abord Pythagore (*H
τον μεν Σάμιον... 236 d 4 - 237 a 5) ; puis Platon ('Αλλα του

(27) Cf. J. Bidez, Vie de Γ Empereur Julien, Paris 1930, p. 250. D'après
G. Rochefort, dans l'Empereur Julien, Œuvres complètes, t. II, 11C partie,
Paris 1963, p. 42, le discours aurait été prononcé « quelques jours avant le
22 mars 362 qui ouvrait la solennité d'Attis ».
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 75

Πλάτωνος άκουε... 237 a 5 - c 4) ; enfin Aristote (28) (Βούλει


<δήτα> το μετά τοΰτο την πάνσοφον υπαγορεύσω Σειρήνα... 237
c 4 - d 7). Je traduis ce qui est dit d'Aristote :
« Veux-tu maintenant qu'ensuite je fasse parler la très
savante Sirène, l'image d'Hermès, dieu du discours (29),
l'ami d'Apollon et des Muses ? Pour lui, ceux qui mettent
en question ou qui simplement entreprennent de chercher
si les dieux existent, méritent non pas, comme des hommes,
une réponse, mais, comme des bêtes, une correction (30). Et
si tu avais lu la formule d'admission qu'il avait composée
et fait inscrire sur son école, tout comme Platon sur la sienne,
tu saurais mieux que tout qu'il enjoignait aux membres
du Péripatos (31) ces préceptes : être respectueux à l'égard
des dieux, s'être fait initier à tous les mystères, avoir accompli
les rites les plus saints, avoir parcouru toutes les
connaissances. (32) »

(28) M. Rochefort, loc. cit., p. 87, n. 1 croit que «la très savante Sirène »
est Jamhlique. mais cette identification est absolument exclue par le plan du
§ 24, annoncé dès le début. Il perpétue ainsi une erreur flagrante de E. Talbot,
Œuvres complètes de V empereur Julien, Paris 1863, p. 205 et n. 1. En réalité, chez
Julien, comme chez les rhéteurs de son temps, ce nom de Sirène désigne n'importe
quelle célébrité antique, p. ex. cf. Or. III (II), 52 d 8 où Homère est appelé :
ή 'Ομηρική Σειρήν, et Zwickeh, apud Pauly-"\Y issowa, s.v. Sirenen, Bd. Ill A 1.
col. 297.42-298.14. Ce sens métaphorique de Sirène est d'ailleurs bien connu,
cf. L.S.J., s.v. Σειρήν II : « the Siren charm of eloquence, persuasion, and
the like. »
(29) Cette même expression est employée pour Démosthène par Aelius
Aristide, Or. XLVI, t. II, p. 398.2 Dindorf.
(30) L'allusion est à Top. I 11, 105 a 3-7. M. Rochefort, ibid., n. 2, en
donnant comme référence Top. I 10, 104 a 4-6 reproduit ce qui doit être une
faute d'impression dans J. Bidez, Vie de V empereur Julien, p. 397, n. 41. Cette
citation deviendra un lieu commun, voir p. ex. Elias, In Cal. prooem. p. 122.22-
24 Busse.
(31) Bien que le mot « péripatos » soit employé communément pour désigner
une école (de philosophie), cf. R. E. Wvgherlev, Peripatos : the Athenian
philosophical Scene, dans Greece and Rome, 2.S., 8, 1961, 152-163 et 9, 1962,
2-21, il s'agit évidemment ici du Péripatos, le Lycée, l'école d'Aristote, cf. I. Dû-
ring, Aristotle in the ancient biographical Tradition. Gôteborg, 1957, pp. 404-411
et K. O. Brink, apud Pauly-Wissowa, s. v. Peripatos, Suppl. Bd. VII, col. 900.40-
904.24. M. Rochefort, loc. cit., p. 88, n'a pas compris le sens et a conservé,
en la modifiant légèrement («à ceux qui avaient accès à la promenade»), la
traduction de Talbot, loc. cit., p. 205 : « aux disciples admis à la promenade » !
(32) Je lis le texte ainsi : Βούλει <8ήτα> το μετά τοϋτο τήν πάνσοφον
υπαγορεύσω Σειρήνα, τον του Λογίου τύπον Έρμου, <τόν τω> Άπόλλωνι και
ταΐς Μούσαις φίλον ; 'Εκείνος άξιοι τους επερωτώντας ή <ζητεΐν> δλως
έπιχειροΰντας ει θεοί είσιν ούχ ώς ανθρώπους άποκρίσεως τυγχάνειν άλλ' ώς τα
θηρία κολάσεως. Ει δε άνεγνώσκεις τον συστατικον αύτοϋ <λόγον δς>, ώσπερ
76 H. D. SAFFREY
Gomme on le voit, Julien dans ce texte compare une inscription (33)
qu'Aristote aurait fait graver sur son école à celle que Platon
avait fait inscrire sur la sienne. Avait-il vraiment vu ces inscriptions
dans le séjour qu'il fit à Athènes en 355, au cours duquel il se fit
initier aux mystères d'Eleusis et rencontra un autre étudiant
qui allait devenir célèbre, Grégoire de Naziance (34), ou bien
brode-t-il sur une tradition littéraire inventée par les rhéteurs, qui
pourrait le dire ? Ce qui du moins est sûr, c'est que, en plein milieu
du ive siècle, Julien lui aussi connaissait cette tradition d'une
inscription au fronton de l'Académie.
Une tradition comme celle-ci une fois établie, avec une formule
si bien frappée, devait être continuellement reproduite. Toutefois,
malgré des recherches patientes, aucune trace n'a pu en être relevée
dans les œuvres des professeurs qui illustrèrent la dernière période
de l'enseignement platonicien à Athènes : Syrianus, Proclus,
Marinus, Damascius. Est-ce le hasard qui a voulu que soient perdus
les textes qui pouvaient faire allusion à cette histoire ? Les
platoniciens d'Athènes savaient-ils qu'il s'agissait d'une tradition tardive
et n'y attachaient-ils pas d'importance, avaient-ils complètement
déserté le site de l'Académie pour ces grandes maisons privées
comportant une salle de cours qui sont connues par les textes et
dont on a retrouvé un exemple au pied de la pente sud de
l'Acropole (35) ?
En revanche, on retrouve l'anecdote de l'inscription
abondamment utilisée dans l'école d'Alexandrie, qui depuis le début du

της Πλάτωνος, οΰτω δη και της εκείνου διατριβής προυγέγραπτο, ε"γνως αν


προ πάντων Οτι τα προς τους θεούς ευσεβείς είναι και μεμυήσθαι πάντα τα
μυστήρια και τετελέσθαι τας άγιωτατας τελετας και δια πάντων των μαθημάτων
ήχθαι τοις εισω τοϋ Περιπάτου βαδίζουσι προηγορεύετο.
(33) A ma connaissance, il n'y a aucun texte parallèle pour une telle
inscription. M. I. During a bien voulu me confirmer par lettre (du 12.2. 67) qu'il n'en
connaît pas non plus. M. During ne croit d'ailleurs pas que le Lycée ait été
« l'école d'Aristote », cf. Aristoteles, Darstellung und Interpretation seines Denkens,
Heidelberg 1966, p. 3.
(34) Cf. J. Bidkz, op. cit., pp. 112-120.
(35) Cf. Eunape, Vitae Soph. IX 4-6, p. 59.21-60.7 Giangrande, Himerius,
Or. LXIV 3, 24-41, p. 231 Colonna, Marinus, V. Procli 29 et Έργον της
'Αρχαιολογικής Εταιρείας, 1955, 5-11, Alison Frantz, From Paganism to Christianity
in the temples of Athens, dans Dumbarton Oaks Papers 19, 1965, p. 193 et
n. 39.
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 77
vie siècle avait pris le relais d'Athènes pour devenir le grand centre
de culture du monde grec (36).
Le premier exemple se trouve dans le commentaire de Jean
Philopon sur le De anima I 3, 406 b 25 ss., p. 1 15. 20 ss. Hayduck (37).
Pour faire sentir l'allusion faite en passant à la tradition de
l'inscription, j'analyse ou je traduis ce passage du commentaire qui
est assez long (p. 115.20-122.26). Il se divise en deux parties,
selon la méthode scolaire habituelle employée au moins depuis
Proclus : la θεωρία (pp. 115.22-121.9) et la λέξις (ρ. 121.9-122.26) (38).
Après une courte introduction (p. 115.22-31), où Philopon marque
ce qui est semblable et ce qui est différent dans les conceptions de
Démocrite et de Timée sur la manière dont l'âme met le corps en
mouvement, il rend compte brièvement de la doctrine exposée par
Timée dans le dialogue platonicien qui porte ce titre (Tim. 35 A 1 -
36 Ε 3) (p. 115.31-116.20). Puis il ajoute : «Voilà donc ce que dit
Timée, et Aristote entreprend de contredire ces paroles en faisant
la même chose que quelqu'un qui contredit les mythes des poètes
comme ne s'accordant pas à la nature des réalités. Car, comme le dit
Platon (Ep. II, 314 A 2-5), de même que rien ne peut paraître plus
ridicule que les mythes des poètes à ceux qui les reçoivent selon
leur sens apparent, de la même façon rien non plus ne peut paraître
plus inspiré des dieux à ceux qui cherchent le sens profond caché en
eux. Mais, comme c'est toujours son habitude, Aristote ici aussi
réfute le sens apparent, de telle sorte que celui qui n'est pas capable
par lui-même de voir d'un coup d'œil le sens profond de ces énigmes,
ne puisse pas en rester néanmoins au sens apparent. Il est en effet
incontestable que les Pythagoriciens enseignaient au moyen de
symboles, et nous l'avons déjà dit plus d'une fois (supra, pp. 69.28,
73.22), puisque précisément leurs préceptes moraux se présentent
de la façon suivante : « ne t'assieds pas sur une mesure » ; « ne
fends pas du bois sur le chemin » ; « ne tisonne pas le feu avec une

(36) Voir une excellente présentation du mouvement intellectuel à Alexandrie


à partir d'IIermias, l'élève de Syrianus et le condisciple de Proclus à Athènes,
dans L. G. Westerink, Anonymous Prolegomena to Platonic Philosophy,
Amsterdam 1962, pp. x-xxv.
(37) Ioannis Philoponi in Aristotelis De anima libros commentaria, ed.
Michael Hayduck (Commentaria in Aristotelem graeca XV), Berlin 1897.
(38) Cf. A. J. Festugière, Modes de composition des Commentaires de Proclus,
dans Museum Helveticum 20, 1963, 77-100.
78 H. D. SAFFREY
épée » ; « ne saute pas par-dessus le joug » ; « entre dans le temple
sans te retourner », ce qui signifie selon eux que ceux qui s'élèvent
vers le monde d'en-haut ne doivent pas se retourner vers le monde
d'ici-bas ; « ne saute pas par-dessus le joug », qu'ils ne doivent pas
transgresser l'égalité ; « ne tisonne pas le feu avec une épée » signifie :
ne provoque pas l'irascible par tes paroles ; « ne fends pas du bois
sur le chemin » signifie : lorsque tu es sur [p. 117] le chemin de la
perfection et que tu t'exerces à la vie séparée (du corps), ne défais
pas le lien naturel de l'âme et du corps en détruisant le vivant
que tu es ; « ne t'assieds pas sur une mesure » signifie : ne cache ni ne
fais disparaître sciemment la justice (38 bis). Ils agissaient ainsi
dans la pensée qu'ils ne devaient pas faire connaître clairement
leur sagesse à ceux qui en sont tout juste indignes ; pour cette
même raison ils prescrivaient à leurs disciples d'observer le silence
pendant cinq années et de discipliner tout d'abord leurs habitudes
morales, et ils ne leur communiquaient pas leur doctrine avant qu'ils
eussent fait la preuve, par le redressement de leurs habitudes
morales pendant cette période de cinq ans, qu'ils étaient devenus
dignes. Quant à leur enseignement lui-même, donné sous forme de
symboles, par son absurdité apparente, il nous engage à y chercher
la vérité cachée. Car les Pythagoriciens ont pensé qu'il ne faut ni
composer des mythes comme font les poètes, à cause du risque de
corrompre la jeunesse qui n'est pas capable de parvenir à leur
signification profonde, ni transmettre les doctrines sans les voiler.
C'est pourquoi ils ont pratiqué l'enseignement par symboles,
engageant par son absurdité elle-même à rechercher la vérité cachée. Car
d'abord (Tim. 36 B-C) comment une ligne droite, qui est une
longueur sans largeur, peut-elle être fendue en deux ? Gomment, une
fois découpée selon les nombres harmoniques, peut-elle être
réellement fendue en deux ou bien enroulée en cercle, comme si elle était
encore une seule longueur? Comment la droite peut-elle devenir
un cercle ? Car ni le cercle ne peut devenir une droite, ni la
droite un cercle, parce que ce ne sont pas des grandeurs de même
genre. Ensuite comment le premier des cercles, le cercle extérieur,

(38 bis) Sur ces symboles pythagoriciens, cf. H. D. Saffrey, Une collection
méconnue de « symboles » pythagoriciens, dans Revue des Études grecques 80,
1967, 198-201.
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 79
peut-il être plus grand, alors que la ligne droite qui le constitue
n'a reçu ni augmentation ni diminution ? Comment, si ces cercles
sont l'âme (Tim. 36 D-E), à l'intérieur desquels tout le temporel a
été enfermé, ayant été ajustés l'un à l'autre ont-ils été réellement
étendus à partir du centre du monde jusqu'aux extrémités de
l'univers, et l'ont-ils enveloppé réellement de l'extérieur ? Le cercle
ne peut pas faire cela : envelopper une sphère de l'extérieur !
Pour ces raisons donc, et pour beaucoup d'autres, il est clair que
Timée, les Pythagoriciens et Platon (εκείνοι) parlaient à mots
couverts d'autres réalités. En effet, s'il est vrai que les Pythagoriciens
avaient le plus grand souci d'acquérir la connaissance des sciences
mathématiques — et Platon s'est montré pythagoricien, lui qui
avait fait inscrire sur son école : « nul ne doit entrer ici, s'il n'est
géomètre » — et que personne, n'eût-il touché la géométrie que du
bout du doigt, ne pourra accepter de tenir un tel langage, qui sera
assez fou pour penser que Platon parle ici en se limitant au sens
apparent ? Peut-être donc ne sera-t-il pas superflu de faire voir
brièvement dans le cas de quelques uns de ces symboles leur
signification profonde» (p. 116.21-117.30) (39).
Ainsi est introduite une longue dissertation (pp. 117.23-121.9),
dans laquelle Philopon explique la signification réelle de la psycho-
gonie du Timée. On peut noter d'ailleurs que la première partie
de cette explication est tirée du commentaire d'Alexandre
d'Aphrodise (p. 117.34-118.28) (40). Dans ce texte, on voit donc
Philopon citer en passant l'inscription de l'Académie, en la
déformant même quelque peu : άγεωμέτρητος μή είσίτω, pour lui donner
plus de ressemblance avec les maximes pythagoriciennes, citées
supra, p. 116.30-32 : επί μέτρου μή κάθου, εν όδω μή σχίζε ξύλα,

(39) Voici le texte à partir de p. 117.23 : δια τούτων μεν ούν και δια
πλειόνων ετέρων δήλον οτι άλλα τινά ήνίττοντο εκείνοι. ΕΊ γαρ μάλιστα πάντων
της των μαθημάτων γνώσεως έπεμελοΰντο οι Πυθαγόρειοι — Πυθαγόρειος δέ
ό Πλάτων ού και προ της διατριβής έπεγέγραπτο 'άγεωμέτρητος μή είσίτω' —
ουδείς δ* ούδ' άκρω δακτύλω γεωμετρήσας τοιοϋτό τι λέγειν άνέξεται, τίς ούτως
ηλίθιος ώς οϊεσθαι τον Πλάτωνα ταΰτα ούτω κατά τό φαινόμενον λέγειν ; "Ισως
δέ ούκ άκομψον επί ολίγων συντόμως των συμβόλων την διάνοιαν δηλώσαι.
(40) Je pense qu'il s'agit du commentaire d'Alexandre d'Aphrodise sur
le De anima d'Aristote, par opposition avec un traité particulier Περί ψυχής du
même Alexandre, qui est cité par Philopon infra, p. 159.18 : έγραψε δέ και
Περί ψυχής ίδιον βιβλίον ό αύτος οΰτος 'Αλέξανδρος...
80 H. D. SAFFREY

πυρ μαχαίρη μή σκάλευε, ζυγον μη υπέρβαινε, εις Ιερόν άνυπο-


στρεπτί βάδιζε, puisqu'il s'agit précisément, sur l'autorité de cette
formule frappée dans un esprit de conformisme pythagoricien,
de prouver que Platon est lui aussi un pythagoricien authentique !
Dans ce commentaire de Philopon, c'est incidemment que la
citation de l'inscription est introduite, elle est même adaptée à
l'occasion qui l'a suscitée, mais nous savons dans quel contexte
Jean Philopon est allé la chercher. En effet, nous la trouvons
régulièrement citée dans ces « Introductions à la philosophie
d'Aristote », sorte de manuel qui est obligatoirement joint à tout
commentaire sur les Catégories dans l'école d'Alexandrie depuis
Ammonius. La structure de ce manuel a été étudiée en détail par
le prof. L. G. Westerink (41), dans l'introduction à son édition d'un
autre manuel analogue qui introduisait à la philosophie de Platon.
Il peut paraître étrange a priori que cette légende de l'inscription
soit absente du manuel d'introduction à Platon et, au contraire,
apparaisse dans celui qui introduit à Aristote. Mais, puisque nous
apprenons (42) que le manuel d'introduction à la philosophie
platonicienne a pour origine un écrit analogue de Proclus, et puisque
nous avons déjà remarqué que nulle part chez Proclus ni chez les
autres « exégètes athéniens » on ne trouve la trace de cette tradition,
on ne s'étonnera plus de ne pas la trouver dans les Prolegomena
Platonicae philosophiae. Même si, comme il semble, les introductions
à la philosophie d'Aristote tirent aussi leur origine de l'école
d'Athènes, il reste probable que le canon de ces écrits a été
définitivement fixé dans l'école d'Alexandrie par Ammonius. A partir
de ce philosophe, nous avons en effet une sucession ininterrompue
d'écrits scolaires contenant ces introductions : Ammonius, Philopon,
Olympiodore, Elias et Simplicius. On y retrouve toujours une
division en dix chapitres : 1) D'où viennent les noms des drverses
écoles philosophiques ; 2) Classification des écrits d'Aristote ;
3) Par où commencer l'étude de la philosophie aristotélicienne ;
4) Où mène la philosophie d'Aristote ; 5) Le passage de l'un à
l'autre ; 6) Les qualifications de l'étudiant ; 7) Les qualifications de
l'exégète ; 8) le style d'Aristote ; 9) les raisons de son obscurité ;

(41) L. G. Westerink, Anonymous Prolegomena to Platonic Philosophy,


Amsterdam 1962, pp. xxvi-xxvn.
(42) Cf. L. G. Westerink, ibid., pp. xxxii-xli.
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 81
10) Questions qu'il faut se poser au sujet de chaque œuvre
particulière. Ici c'est naturellement dans le chapitre 3 que l'on cherchera
la mention de l'inscription. En effet, la question classique qui y
est posée est celle de savoir s'il faut commencer l'étude de la
philosophie platonicienne par l'éthique ou par la logique : à cette
alternative se réduit ce qu'ont à en dire Ammonius (p. 5.31-6.18 Busse)
et Jean Philopon (p. 5.15-33 Busse). Mais Olympiodore, pour sa
part, introduit l'hypothèse de deux points de départ possibles :
la science de la nature et les mathématiques (43). Voici ce qu'il dit
au sujet des mathématiques (p. 8.39-9.1) (44) : οί δε λέγοντες την
μαθηματικήν εφασαν δια τοΰτο δεΐν προηγή σασθαι τα μαθηματικά δια
το έπιγεγράφθαι εν τω του Πλάτωνος μουσείω 'άγεωμέτρητος μηδείς
εΐσίτω', «ceux qui tiennent pour les mathématiques, ont dit que
la raison pour laquelle il faut mettre en premier lieu les
mathématiques, c'est que l'on avait fait graver sur le Musée de Platon
cette inscription : Nul ne doit entrer ici, s'il n'est géomètre ».
A sa manière Elias répète la même chose dans la section
correspondante de son Introduction, plus développée toutefois que celle
d'Olympiodore (p. 118.13-19) (45) : οί δε λέγοντες δτι δει άπο των
μαθηματικών άρχεσθαί φασιν δτι δει ταύτα πρώτον άναγινώσκειν δια
το θάρρος τών αποδείξεων... και δτι εν τούτοις διδασκόμεθα πώς δει
μανθάνειν [δτι] γραμμικαϊς άνάγκαις ουκ αξιοπιστία προσώπων άνα-
παυόμενοι, και δια Πλάτωνα έπιγράψαντα προ του μουσείου 'άγεω-
μέτρητος μηδείς είσίτω', « ceux qui tiennent qu'il faut commencer
par les mathématiques disent qu'il faut les étudier en premier à
cause de la confiance que l'on peut avoir dans leurs démonstrations...
et parce qu'elles nous enseignent comment il faut apprendre en
nous fiant à la nécessité des raisonnements géométriques et non à
l'autorité des personnes, et parce que Platon a fait graver sur son
Musée cette inscription : Nul ne doit entrer ici, s'il n'est géomètre ».

(43) Hypothèse évidemment surprenante, puisqu'il n'y a pas d'écrits


aristotéliciens sur les mathématiques ! Il y a une confusion entre deux sujets : par
quel traité commencer l'étude de la philosophie d'Aristote, et le point de départ
pour l'étude de la philosophie en général.
(44) Olgmpiodori Prolegomena et in Categorias commentarium, éd. A. Busse
(C.A.G. XII), Berlin 1902.
(45) Eliae in Porphgrii Isagogen et Aristotelis Categorias commentaria,
éd. A. Busse (C.A.G. XVIII 1), Berlin 1900.
REG, LXXXI, 1968/1, n» 384-385. 4
82 H. D. SAFFREY
Cependant les préférences personnelles d'Elias vont à la logique
comme point de départ pour l'étude de la philosophie d'Aristote, et
un peu plus loin dans cette même Introduction il va jusqu'à dire que
si Platon avait pu disposer d'une logique constituée en Οργανον,
il n'aurait pas fait inscrire au fronton de son école la géométrie,
mais plutôt la dialectique comme qualification nécessaire à l'entrée
dans l'Académie (p. 119.3-8) : και ει ήν εν τοις Πλάτωνος χρόνοις
ή διαλεκτική, ουκ αν έπέγραψεν ό Πλάτων προ του οικείου μουσείου
* άγεω μετρητός μηδείς είσίτω ', όποτε και ούτος ενεδείξατο την
δύναμιν αύτης εν τω Σοφιστή (lege : Parm. 135 D) λέγων οΰτως '
γύμναζε σαυτόν δια της καλούμενης παρά πολλοίς άδολεσχίας, εως
έτι νέος εΐ, έπεί διαφεύξεταί σε τάληθές, άδολεσχίαν καλέσας την
άποστασίαν των πραγμάτων ήγουν την λογικήν « et si la
dialectique avait existé au temps de Platon, Platon n'aurait pas fait
inscrire sur son propre Musée : Nul ne doit entrer ici, s'il n'est
géomètre, dès lors que lui aussi a insinué l'efficacité de la
dialectique en s'exprimant ainsi dans le Sophiste (Parm. 135 D) :
Entraîne-toi toi-même au moyen de ce que la foule appelle
bavardage ; fais cela tant que tu es encore jeune, sinon tu laisseras
t'échapper la vérité ; en appelant bavardage l'abandon de la réalité
c'est-à-dire la logique ».
Nous nageons ici dans une sorte de roman ; on remarquera
toutefois que le terme technique pour désigner l'école de Platon
n'est plus maintenant le mot habituel : διατριβή, le lieu où l'on
passe son temps à étudier, mot employé par Sopatros, Julien et
Philopon, mais le mot μουσεΐον, le lieu où l'on cultive les arts
patronnés par les Muses (46). Cette variation reflète sans doute les
usages particuliers d'écoles différentes. Un nouvel usage va nous
être révélé par David, qui appelle l'école : άκροατήριον, littéralement,
la salle où l'on écoute le cours du professeur.
Car David, sur lequel nous ne savons pratiquement rien, reprend
dans ses Prolégomènes à la philosophie cette légende de l'inscription

(46) Dans différentes cités du monde grec à la période romaine, μουσεΐον


désigne la réunion de divers enseignements dans le cadre de ce que nous appelons
aujourd'hui une université, cf. J. H. Oliver, The ΜΟΤΣΕΙΟΝ in late Atlic
Inscriptions, dans Hesperia 3, 1934, 191-196. Pour Antioche, où μουσεΐον
signifie « école » en général, cf. A. J. Festugière, Antioche païenne et chrétienne,
Paris 1959, p. 183, n. 4, et Rev. Et. grecques, 78, 1965, 633 (sur
l'Autobiographie de Libanius).
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 83
pour illustrer la question disputée depuis toujours : les
mathématiques sont-elles une partie de la philosophie ou seulement une
propédeutique à celle-ci ? Platon est naturellement invoqué comme
soutenant la thèse qui fait des mathématiques la propédeutique à la
philosophie (p. 5.9-13) (47) : φασίν ότι το μαθηματικόν ουκ εστί μέρος
της φιλοσοφίας, ώς ό Πλάτων δοξάζει ' και γαρ ούτος το μαθηματικόν
ού δοξάζει μέρος της φιλοσοφίας άλλα προγύμνασμά τι, ώσπερ την
γραμματικήν και την ρητορικήν. "Οθεν κάν τω άκροατηρίω έπέγρα-
φεν · ' άγεωμέτρητος μηδείς είσίτω ', « on dit que les mathématiques
ne sont pas une partie de la philosophie, comme c'est l'avis de Platon
aussi ; de fait il pense que les mathématiques sont non pas une
partie de la philosophie mais une sorte de propédeutique, comme la
grammaire et la rhétorique. C'est la raison pour laquelle il a fait
graver dans sa salle de cours cette inscription : Nul ne doit entrer
ici, s'il n'est géomètre. » Un peu plus loin, dans ces mêmes
Prolégomènes, il développe cette même thèse (p. 57. 15-22) : ίστέον δε Οτι
άλλως 6 Πλάτων το θεωρητικόν διαιρεί και άλλως ό 'Αριστοτέλης .
και γαρ ό Πλάτων υποδιαιρεί το θεωρητικόν εις φυσιολογικον και
θεολογικόν, το δε μαθηματικόν ουκ ήβούλετο μέρος είναι της
φιλοσοφίας άλλα προγύμνασμά τι, ώσπερ ή γραμματική και ή
ρητορική, όθεν και πρό του ακροατηρίου του οικείου έπέγραφεν '
* άγεωμέτρητος μηδείς είσίτω '. Τοΰτο δε έπέγραφεν επειδή εις τα
πολλά ό Πλάτων θεολογεί και περί θεολογίαν καταγίνεται, συμβάλλεται
δε εις εϊδησιν της θεολογίας τό μαθηματικόν, ούτινος μέρος εστίν
ή γεωμετρία, « il faut savoir que Platon et Aristote divisent de
manière différente la partie théorétique de la philosophie ; de fait,
Platon subdivise la partie théorétique en science de la nature et
en théologie, quant aux mathématiques il n'a pas voulu en faire
une partie de la philosophie, mais une sorte de propédeutique,
comme la grammaire et la rhétorique ; c'est pourquoi il a fait
graver sur sa salle de cours cette inscription : Nul ne doit entrer
ici, s'il n'est géomètre. Il a fait graver cette inscription pour la
raison que Platon fait de la théologie à tout bout de champ, et les
mathématiques, dont la géométrie est une partie, sont relatives à
la théologie et contribuent à la connaissance de la théologie ».

(47) Dctvidis Prolegomena et in Porphyrii Isctgogen commentarium, éd.


A. Busse (C. A. G. XVIII 2), Berlin 1904.
84 H. D. SAFFREY
C'est évidemment de ce dernier texte que s'inspire l'auteur
anonyme des Leçons sur l'Isagogè de Porphyre, publiées par
L. G. Westerink (47 bis). Reprenant ce même problème de la division
de la philosophie dans sa leçon 18, il en vient à traiter de la
subdivision de la partie théorétique de la philosophie, d'où il veut,
comme David, exclure les mathématiques. Il dit ceci : υποδιαιρείται.
τοίνυν το θεωρητικον της φιλοσοφίας κατά μέν Πλάτωνα εις δύο, εις
φυσιολογικών και θεολογικόν ' το γαρ μαθηματικον αύτδς προγύμ-
νασμα και προπαιδείαν ελεγεν είναι της φιλοσοφίας, ως δηλοί το
επίγραμμα του αύτοΰ ακροατηρίου το λέγον ' άγεωμέτρητος μηδείς
είσίτω '. και οΰτω μέν κατά Πλάτωνα, κατά δέ τον Άριστοτέλην...
« selon Platon, la partie théorétique de la philosophie se subdivise en
deux, en science de la nature et en théologie. Car, en ce qui
concerne la partie mathématique, il disait qu'elle est une propédeu-
tique et un enseignement préparatoire à la philosophie, comme le
montre l'inscription de sa salle de cours, qui dit : « Que nul n'entre
ici, s'il n'est géomètre. » Voilà pour Platon ; selon Aristote... ».
Si l'on admet l'hypothèse de Westerink, selon laquelle notre
anonyme enseignait à Constantinople, on voit que ce lieu
commun s'était répandu dans toutes les écoles du monde byzantin.
Ces exemples nous montrent donc que les philosophes
d'Alexandrie, dans leurs Introductions ou leurs Commentaires, ont utilisé la
légende de l'inscription, les uns pour prouver que Platon était dans
la tradition pythagoricienne, les autres pour plaider la cause des
mathématiques comme point de départ dans l'étude de la
philosophie, et les derniers enfin pour exclure les mathématiques de la
philosophie proprement dite.
En parcourant cette histoire d'une formule, nous pouvons déjà
vérifier le commentaire de Goethe, que nous avons rappelé en
commençant. Que de significations diverses selon les
problématiques qui évoluent ! Pourtant le dernier auteur grec que nous ayons
à introduire dans cette histoire, le polygraphe byzantin Jean
Tzetzès (48), représente un retour à l'interprétation de Sopatros,

(47 bis) Pseudo-Elias (Pseudo-David), Lectures on Porphyry's Isagoge,


by L. G. Westerink, Amsterdam 1967, p. 34, leçon 18, § 17. L'auteur est un
chrétien, n'enseignant ni à Athènes ni à Alexandrie, donc peut-être à
Constantinople, et très versé dans la médecine, ibid., p. xn-xv.
(48) Sur Jean Tzetzès, cf. K. Krumbacher, Geschichte der Byzantinischen
Lileralur*, Munich 1897, pp. 526-536.
ΑΓΕΩΜΒΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 85

le scholiaste d'Aristide, et il n'est pas impossible que ce soit à


lui ou à sa source qu'il ait emprunté la matière des quatre vers
consacrés à la légende qui nous occupe, la 249e de son immense
compilation (49), sous le titre : « De l'inscription qui se trouvait au
portail de Platon : Nul ne doit entrer ici, s'il n'est géomètre. »
Et voici les vers {Chil. VIII, 974-977) :
Προ των πρόθυρων των αύτου γράψας υπήρχε Πλάτων '
Μηδείς άγεωμέτρητος είσίτω μου την στέγην '
Τουτέστιν, άδικος μηδείς παρεισερχέσθω τηδε '
Ίσότης γαρ και δίκαιον έστι γεωμετρία.
On peut traduire ce quatrain ainsi :
« Sur son portail, Platon avait fait graver cette inscription :
Nul ne doit entrer sous mon toit, s'il n'est géomètre ;
C'est-à-dire, nul ne doit s'introduire ici, s'il n'est juste ;
Car la géométrie est égalité et justice. »
C'est donc dans le contexte de l'interprétation de Sopatros que
Tzetzès lui aussi rapporte cette légende en plein xne siècle.

Nous venons de passer en revue tous les témoignages que nous


avons pu découvrir au sujet de cette légende d'une inscription à
l'Académie de Platon. Avons-nous raison de parler d'une légende ?
Nous avons vu que ce type d'inscription est ancien, et le mot
άγεωμέτρητος, s'il ne fait pas partie du vocabulaire de Platon, est
employé par Aristote dans le sens voulu, lorsqu'il dit dans les
Seconds Analytiques (II 12, 77 b 12-13) que « l'on ne doit pas
discuter de géométrie avec ceux qui ne sont pas géomètres (έν τοις
άγεω μετρητοίς) ». C'est donc déjà un mot du langage commun, au
ive siècle avant J.-C, mot technique dont le sens ira en se nuançant,
sous la pression de tout ce que les Platoniciens et avec eux les
néopythagoriciens mettront sous le mot de géométrie. Au ne siècle

(49) Ioannis Tzetzae Historiarum vctriarum Chiliades, éd. Th. Kiessïing,


Leipzig 1926, p. 322.
86 H. D. SAFFREY
de notre ère, le philosophe platonicien Taurus (50) emploie le mot
άγεωμέτρητος comme synonyme de αθεώρητος, άμουσος, c'est-à-
dire non-cultivé. Quoi qu'il en soit, il est vrai de dire qu'à toutes
les époques de l'histoire du platonisme, la formule άγεωμέτρητος
μηδείς είσίτω pouvait revêtir une signification exprimant l'une des
requêtes fondamentales de la philosophie de Platon.
Mais ce qui fait douter de la vraisemblance historique d'une
inscription réelle aux portes de l'Académie platonicienne, c'est que
l'on retrouve ce même lieu commun pour deux des trois autres
grandes écoles philosophiques. Nous avons déjà rencontré (supra,
p. 75) le mot de l'empereur Julien au cynique Héracleios, « ... situ
avais lu la formule d'admission qu'Aristote avait composée et fait
inscrire sur son école... ». Et voici maintenant que Sénèque, lui
aussi, en écrivant à Lucilius imagine l'inscription-programme qu'on
pourrait lire à l'entrée du Jardin (51) : « Lorsque tu arriveras
devant ses modestes jardins, devant l'inscription qui s'y trouve :
'Mon hôte, tu seras ici bien logé ; ici le bien suprême est le plaisir',
tu trouveras, prêt à te recevoir, le gardien de cette demeure ; il est
hospitalier, aimable ; il te servira de la polente, te versera aussi de
l'eau largement, puis dira : 'Es-tu content de la réception ? Ces
jardinets, ajoute-t-il, n'irritent pas la faim, ils l'apaisent ; ils
n'augmentent pas la soif précisément par l'abus des breuvages,
ils la font tomber par un calmant naturel qui ne coûte rien. Voilà
l'état de plaisir où j'ai vieilli'. » Inscriptions à l'Académie de Platon,
au Lycée d'Aristote, au Jardin d'Épicure, tout cela ressemble bien
plutôt à un procédé de la rhétorique qu'à une tradition historique
rapportant un fait réel.
Voilà pourquoi nous croyons pouvoir parler d'une légende ; sa

(50) Apud Aulu-Gelle, Nocl. AU. I, 9, 8.


(51) Sénèque, Lettres à Lucilius, Ep. II, 21, 10 (trad. : H. Noblot). Le
texte original du début de paragraphe est le suivant : Cum adieris huius hortulos
et inscriptum hortulis : 'Hospes, hic bene manebis, hic summum bonum voluptas
est'... Cf. Usener, Epicurea. p. 156, n. 181, qui n'indique aucun parallèle.
R. E. Wycherley a étudié le site du Jardin et de la maison d'Épicure (The
garden of Epicurus, dans The Phoenix, 13, 1959, 73-77). Il ne dit rien d'une
inscription et ne cite pas ce texte de Sénèque. C'est à M. Alain Segonds que je
dois la connaissance de ce dernier texte ; je lui dois aussi de nombreuses
remarques, qu'il m'a généreusement communiquées sur une première rédaction de
cette étude et pour lesquelles je le remercie profondément.
ΑΓΕΩΜΕΤΡΗΤΟΣ ΜΗΔΕΙΣ ΕΙΣΙΤΩ 87
fortune devait survivre à l'antiquité. Les savants de la Renaissance
italienne, qui en retrouvèrent la trace chez les néoplatoniciens,
l'ont fait revivre dans la littérature européenne, et l'on peut montrer,
croyons-nous, qu'elle a inspiré Rabelais pour « l'inscription mise
sur la grande porte de Thélème » (Gargantua, chap. LIV). Mais ce
nouvel avatar (52) fera l'objet d'une autre étude.

H. D. Saffrey.

52. Parmi les avatars plus modernes de cette formule platonicienne,


signalons l'article « Géomètre » de Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des
idées reçues (éd. Geneviève Bollème, dans Gustave Flaubert, Le second volume
de Bouvard et Pécuchet, Paris 1966, p. 271) :
Géomètre : « Nul n'entre ici s il n'est géomètre ».

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