Vingtième Siècle, revue d'histoire

Jean Monnet. La mesure d'une influence

Gérard Bossuat

Abstract
Jean Monnet and his influence, Gérard Bossuat.
For Monnet, decision-making put into play his intimate conviction of working toward bringing peoples together, his art of
pedagogical synthesis and setting the stage which enabled him to convince, his team spirit, and his understanding of the right
timing of political fights and acceptable compromise. Monnet took advantage of his French, European and American networks
made up of top level business men and politicians whom he advised and media people whom he used to spread his ideas. His
real influence can be measured by his ability to transform international and European relations. From the rearming of wartime
France to the Plan, from the Victory program to the Schuman plan, from the CECA to working with the Kennedy administration,
there were many successes although there were also some darker moments : Monnet was more of an organizer than a
democrat; his choice of targeted conflicts sometimes led him to underestimate the general political situation; his determination to
remain on the sidelines weakened his impact on public opinion until he published his Mémoires.

Citer ce document / Cite this document :

Bossuat Gérard. Jean Monnet. La mesure d'une influence. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°51, juillet-septembre 1996.
pp. 68-84;

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1996_num_51_1_4458

Document généré le 05/05/2016

 JEAN MONNET
LA MESURE D'UNE INFLUENCE
Gérard Bossuat
Comment devient-on un homme
d'influence? Le choix des alliés et la
mobilisation des réseaux, la puissance
de conviction et la mise en place d'une
pédagogie de la décision sont au cœur
de la stratégie qui fît de Jean Monnet
le «père de l'Europe » et un personnage
clé des relations franco-américaines.
Jean Monnet, un homme de grande
influence? Les collaborateurs de
Monnet n'ont pas cessé de le présenter
ainsi. Monnet fut successivement l'homme
de l'ombre, le financier international, le
commis voyageur de la SDN, l'aventurier
de Shanghai, de San Francisco ou de
Moscou, le proche de Giraud rallié à de Gaulle,
l'ami de Churchill, Roosevelt, Truman,
Dulles et Kennedy, l'éminence grise de la
Quatrième République, Monsieur Europe
reçu avec les honneurs d'un chef d'État
aux États-Unis, le seul Français qui
pouvait entrer sans être annoncé dans les
ambassades américaines d'Europe, le seul
Français qui ait eu une influence sur les
Américains et les Anglais durant la
seconde guerre mondiale, le conseiller
écouté de De Gaulle entre 1943 et 1946,
l'heureux inspirateur de Robert Schuman,
le proche d'Adenauer, de Brandt et de
Heath, mais ignoré de De Gaulle et de
Pompidou: voilà, rapidement brossée,
68
l'image internationale de Jean Monnet.
L'homme est resté modeste, sincèrement
discret, au point d'intriguer les historiens.
Cette réserve était sans doute une force
pour l'action, une tactique destinée à
transformer le réel. Qui était Monnet?
Cette question, beaucoup d'historiens
l'ont posée. La réponse reste encore
discutée, malgré le regain d'intérêt pour son
œuvre1. Mais elle mérite d'être posée et
la réponse d'être entendue. N'est-elle pas
au cœur d'une réflexion sur l'Europe
contemporaine? Car bien entendu
l'Europe dans laquelle nous vivons est
issue directement de l'action de ces
pionniers, alors que les événements indiquent
que la page des fondateurs est tournée.
Leurs intuitions sont-elles encore valables
à l'heure du traité d'Union européenne,
de l'élargissement de l'Europe, de l'unité
allemande et de la montée des
nationalismes antiques et destructeurs? La
méthode Monnet est-elle encore receva-
ble pour notre temps?2
1. Voir la magistrale étude de Eric Roussel, Jean Monnet,
Paris, Fayard, 1996, 1004 p. et François Duchêne, Jean Monnet.
The first international Statesman of interdépendance, New
York-Londres, W.W. Norton and Company, 1994, 478 p.
2. La période durant laquelle nous observerons Monnet court
de la guerre à la dissolution du Comité d'action pour les États-
Unis d'Europe en 1975. Voir aussi G. Bossuat, Les fondateurs
de l'Europe, Paris, Belin, 1994, 320 p.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
La période considérée met en scène
Monnet alors qu'il est responsable de la
logistique civile et militaire extérieure de
la France et de la Grande-Bretagne
en 1939-1940, puis, aux États-Unis, de
celle de l'Angleterre seule en 1940-1942.
Monnet est ensuite à Alger au service de
Giraud, de Gaulle et Roosevelt. Il travaille
à la reconstruction et au ravitaillement des
forces armées du Gouvernement
provisoire de la République française (GPRF),
puis au ravitaillement de la France libérée.
Il devient en 1945 Commissaire général
du Plan de modernisation et
d'équipement qu'il contribue à créer. Il est l'auteur
en 1950 du plan Schuman de
Communauté européenne du charbon et de l'acier
(CECA) et du plan Pleven d'armée
européenne. Il devient ensuite président de la
Haute Autorité du charbon et de l'acier
dont il démissionne en novembre 1954.
Il prépare alors la relance de Messine.
Pour appuyer les négociations d'Euratom
et du Marché commun il crée le Comité
d'action pour les États-Unis d'Europe
(CAEUE) qui travaille à une Europe
atomique (Euratom) pacifique et civile, à une
Union économique et monétaire, à des
États-Unis d'Europe et au partenariat
atlantique. Monnet est alors proche des
présidents des États-Unis et de grands
responsables européens. Il affronte le
général de Gaulle. Pompidou le voit à peine.
Giscard d'Estaing s'en sert. Mitterrand en
fait un héros national et européen.
O LA DÉCISION CHEZ MONNET
Le phénomène de décision comporte
la définition de l'objectif et les
motivations. Jean Monnet manifeste la plupart
du temps la plus grande confiance dans
la justesse du but poursuivi. L'homme ne
doute pas. Il a une confiance en lui
illimitée, dit François Duchêne1. Mais son
optimisme lui fait commettre quelques
1. François Duchêne, -Jean Monnet, l'initiateur-,
Commentaires, 43, automne 1988, p. 724-735.
69
bévues au moment de la négociation
d'Euratom.
Sa confiance se fonde sur sa nature,
mais aussi sur la noblesse et l'utilité des
buts à atteindre : la paix entre les Français
et les Allemands, l'union des hommes. Il
a même écrit qu'il fallait créer un «état de
bonheur et de paix» dans le monde et en
Europe2. Il s'assigne comme mission
d'être utile aux hommes, ce qui est
différent d'être utile à son pays ou à la seule
Europe. «Le plus beau métier c'est d'unir
les hommes» disait- il, d'après Saint-
Exupéry. « II faut unir les hommes », « il faut
organiser la paix». Ces paroles de Monnet
ont été rappelées par Etienne Hirsch sur
sa tombe, le 20 mars 1979.
Dans le processus de décision, les
techniques d'organisation sont importantes.
Monnet pratique l'art de la synthèse
pédagogique pour exposer un problème. Il
aime faire des tableaux ramassés, des
bilans simples, les fameuses balance
sheets du Victory program, destinées à
frapper l'imagination. S'il s'agit d'un
document écrit, il le réécrit plusieurs fois, avec
un vocabulaire soigneusement choisi. Ces
exercices de synthèse ont été vécus par
les familiers de Monnet comme une
terrible épreuve3. La déclaration Schuman a
laissé neuf moutures différentes aux
Archives nationales de France. Pascal
Fontaine parle de vingt brouillons! Les
résolutions des réunions du Comité d'action
pour les États-Unis d'Europe, entre 1955
et 1975, sont retravaillées plusieurs
dizaines de fois4.
Pour être efficace, Monnet ne poursuit
qu'un seul but à la fois et s'y accroche
avec opiniâtreté. Ainsi choisit- il de
recommander la construction d'avions dans le
cadre du Victory Program américain,
estimant que le reste viendrait par surcroît.
2. AME 56/1/1, document manuscrit non daté de Monnet,
et 56/1/2 qui est le dactylogramme de la note précédente.
3- Pascal Fontaine, Jean Monnet l'inspirateur, Jacques Gran-
cher, 1988, p. 139.
4. Voir les archives du CAEUE, Fonds AMK, Dorigny,
Lausanne, Centre d'études européennes.
GÉRARD BOSSUAT
II propose une «planification franco-
britannique» de l'économie en avril 1949,
ou celle du charbon et de l'acier, et non
pas celle de toute l'économie européenne.
Monnet refuse une proposition de pool
agricole européen de Pierre Pflimlin,
ministre de l'Agriculture, le 12 juin 1950 l,
car «il ne faut pas essayer de tout faire à
la fois»2. Le reste, en effet, suivit: la
mobilisation de tous les secteurs industriels aux
États-Unis et l'Union européenne, du
Marché commun à Maastricht.
Avant de formuler un projet, Monnet
s'informe auprès de tous, planton et
ministre ou conducteur de taxi. Il
téléphone à Cognac pour avoir l'avis des
voisins et amis charentais sur les événements
nationaux ou mondiaux. Il fait libérer les
députés communistes à Alger en 1943
après avoir jugé qu'à Cognac on penserait
que leur détention n'avait plus lieu d'être.
Il recherche, au mépris de la hiérarchie
officielle, les personnes les plus utiles à
son projet. La personne repérée, Monnet
organise une rencontre privée, très
soigneusement préparée. Il agit ainsi aux
État-Unis en 1944-45 pour obtenir au
profit du GPRF le ravitaillement de la France
libérée. Les journalistes sont à la fois
médias entre lui et le public et sources
d'information sur l'opinion ou les
gouvernements. Monnet n'hésite pas à
téléphoner longuement à ceux dont il a besoin,
y compris aux hommes politiques
américains. Il fait venir du jour au lendemain
des États-Unis un grand expert monétaire,
Robert Triffin, pour lui extirper des
conseils à la veille d'une rencontre au
sommet entre les Six en 1970. À 80 ans
passés, il a parfois douze rendez-vous
dans la journée pour convaincre
syndicalistes, chefs de gouvernement,
responsables de partis, ministres en exercice. Il
1. -Pierre Pflimlin, 30 mars 1954, au FEC, a parlé du pool
vert pour la section estudiantine du Mouvement européen-.
Ce document, sténographie de la conférence de P. Pflimlin, a
été communiqué à G. Bossuat par le président Pflimlin en
octobre 1986 à Strasbourg.
2. AMG 5/1/6 note du 29 juin 1950.
70
méconnaît souvent les hiérarchies
officiel es. Ainsi ignore-t-il au moment du plan
Schuman le Quai d'Orsay et Massigli,
ambassadeur de France en Grande-
Bretagne. En 1949, alors qu'il est
Commissaire général au Plan, il intervient
directement auprès des Américains contre la
direction des Affaires extérieures de
Guillaume Guindey à propos de la
mobilisation des avoirs français aux États-Unis.
Monnet tire ses idées et ses projets du
cercle restreint de ses collaborateurs, le
«milieu créateur». Cette manière de faire
a été pratiquée pour le plan Schuman, la
CED, la relance de Messine. Aux États-
Unis, il a trouvé auprès de la revue
Fortune l'idée des unions fonctionnelles. Ces
milieux d'affaires, de journalistes
économiques et financiers, d'hommes
politiques, de juristes internationalistes,
pensaient à une corporation européenne des
transports, à une communauté monétaire
européenne et à une banque européenne3.
La pensée de Coudenhove-Kalergi a eu
sa part dans les projets de Monnet. Sa note
du 5 août 1943, à Alger, a une tonalité
paneuropéenne. Elle évoque quatre
mondes distincts: l'Europe, l'URSS, les États-
Unis et la Grande-Bretagne, comme la
Paneuropa de Coudenhove.
Cependant, la recherche en paternité
est délicate. Monnet est le père du plan
Schuman, mais Hirsch, Uri, Reuter ont
aussi quelques droits. La genèse du projet
d'union franco-britannique du 16 juin
1940 est plus obscure : selon Monnet lui-
même, la première note a été écrite par
Salter4. On le crédite du Victory Program.
Faut-il y voir le résultat d'un travail
personnel dont il serait le véritable auteur
ou n'est-il qu'un rouage d'une équipe
américaine? Il lance en 1943 l'idée d'un
«pays industriel européen composé
notamment de la Ruhr, de la Sarre, de la
3. AME 66/20/39, «The United States in a New World in
relations with Europe», Fortune, 1943.
4. AME 8/3/1, conversations John Cairns-Jean Monnet, 19
juin 1961, depart, of History, Université de Toronto.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
Rhénanie, du Luxembourg»1, les États
allemands faisant partie de «l'ensemble
européen» à égalité de droit. Quelle est
la part dans ce projet du groupe de
journalistes ou de politiciens américains qu'il
fréquentait?2 Quelle est la sienne dans la
relance de Messine? Pierre Uri rédige le
13 avril 1955 un document comportant «à
la fois la coopération politique, le Marché
commun, l'Euratom et pour faire plaisir à
la Haute Autorité, l'énergie»3. Beyen, le
ministre hollandais, remplace le texte
d'Uri par son propre texte sur le Marché
commun. Spaak l'introduit dans le
mémorandum des pays du Benelux4. Certains,
à la fin de leur vie, ont souffert de n'avoir
pas été reconnus comme les co-fonda-
teurs de grands projets européens comme
le Marché commun.
Néanmoins, la fidélité profonde des
compagnons de Jean Monnet à sa
mémoire montre qu'il a su travailler en
équipe ou faire travailler des équipes,
amicalement, et dans le respect des
personnes5. Il créa le Four party committee
constitué de représentants de l'ambassade
des États-Unis, des Anglais, du
Commandement suprême allié et du ministère
français de l'Économie nationale pour régler
les questions d'approvisionnement et de
transport en France en 1944. Pour donner
1. Guerre 1939-1945, Alger-CFLN-GPRF, vol. 728, note
incomplète commençant par • agents de liaison... », un numéro
de classement : Alger D 6l ; elle commence à la page 3 d'un
document qui en contenait 5, p. 104 à 106 du volume 728;
cette note est surchargée de corrections...
2. Gérard Bossuat, «Jean Monnet et l'avenir de l'Europe,
1940-1948-, dans Michel Dumoulin (dir.), Plans des temps de
guerre pour l'Europe d'après guerre. Worldtime Plans for
Postwar Europe 1940-1947, Groupe de liaison des historiens
auprès des communautés européennes, Actes du colloque de
Bruxelles, 12-14 mai 1993, Bruxelles, Bruylant, Milan, Giuffré,
Paris, LGDJ, Baden Baden, Nomos Verlag, 1995, p. 325-368.
3. Pierre Uri, Penser pour l'action, un fondateur de l'Europe,
Paris, Odile Jacob, 1991, p. 115. Le texte a été publié dans
Fragments de politique économique, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1989.
4. Pierre Gerbet, • La "relance" européenne jusqu'à la
conférence de Messine -, et témoignage d'Uri, dans La relance
européenne et les traités de Rome, E. Serra (ed.), LGDJ, Bruylant,
Nomos Verlag, Guiffré, 1989, p. 6l et suiv., p. 166.
5. François Duchêne dans Témoignages à la mémoire de
Jean Monnet, Fondation Jean Monnet pour l'Europe, Lausanne,
Centre de recherches européennes, 9 novembre 1989, p. 185.
71
à l'OECE le Plan à long terme (PLT) dont
elle avait besoin, Monnet invita informel-
lement les Anglais à Houjaray, sa
résidence «aux champs», en avril 1949. Mais
ce fut un échec. Il sut réunir au
Commissariat général du Plan, nous dit Hirsch,
les chefs de délégations lors des
négociations de la CECA, Hallstein, Taviani, Sue-
tens, Spierenburg, Wehrer (Luxembourg),
créant ainsi une ambiance de complicité
utile au compromis6. Le syndicaliste
Eugène Descamps n'hésite pas à dire que
les réunions du Comité d'action (CAEUE)
ont fait naître l'unité syndicale
européenne7. Monnet sait convaincre et
séduire pour avancer, ainsi que le
rappelle Robert Marjolin8.
Après le temps de l'information et du
travail en commun vient le moment de la
réflexion intérieure et du recueillement,
d'où naît la décision9. Les promenades à
pied quasi quotidiennes en forêt des Yve-
lines, les courses dans les Alpes, les
périodes de repos à l'île de Ré, activent la
maturation des projets. Monnet en a pris
l'habitude pendant son séjour de 1914
dans les Montagnes Rocheuses, et l'a
cultivée à Washington durant la guerre10.
Cette manière de faire perturbait le bon
déroulement du travail de son équipe.
Monnet n'apparaissait qu'en fin de
matinée à Paris. Il restait tard le soir. Ses
collaborateurs ont vu là une limite de son
efficacité.
Ce schéma général de fonctionnement
est évidemment non conforme dans
certains événements. Monnet a préparé le
plan d'armée européenne (plan Pleven)
entre les séances de négociations de la
6. Etienne Hirsch, Ainsi va la vie, Fondation Jean Monnet
pour l'Europe, Centre de recherches européennes, Lausanne,
1988.
7. Eugène Descamps, dans Témoignages à la mémoire de
Jean Monnet, op. cit. p. 176.
8. Robert Marjolin, Le travail d'une vie, Paris, Laffont, 1986,
p. 175.
9. Jean Guyot, dans Témoignages à la mémoire de Jean
Monnet, op. cit. p. 268.
10. François Duchêne, Jean Monnet. The first Statesman of
interdependence, op. cit., p. 348.
GERARD BOSSUAT
CECA, en septembre-octobre 1950. Une
fois le plan présenté devant l'Assemblée
nationale, le 24 octobre 1950, il s'est
désintéressé de la négociation jusqu'à la
bonne fin des négociations de la CECA1.
Le succès de certains grands projets de
Monnet s'explique par leur opportunité au
regard des événements internationaux ou
de l'état de l'opinion. Pierre Uri parlait de
«l'esprit de timing» de Monnet dont
l'exemple le plus achevé est celui du
9 mai 1950. Ce jour-là, Monnet cristallisa
dans sa déclaration le changement
nécessaire des relations entre la France et
l'Allemagne. Il s'insérait dans l'idéal des
mouvements européens, dans les projets de
la conférence économique de
Westminster (avril 1949), dans ceux du Conseil de
l'Europe sur les compagnies
européennes2. L'ambiance générale portait à
une entente de raison entre la France et
l'Allemagne dans un cadre européen3. Les
questions de sécurité ont compté aussi.
La conférence de Londres du 10 mai
risquait de dissoudre le groupe de contrôle
du charbon et de l'acier, de démanteler
l'Autorité internationale de la Ruhr4. «Le
succès du plan de modernisation, l'aide
Marshall, l'OCDE5 ne réglaient rien des
rivalités nationales, au contraire. Il fallait
agir, j'y étais préparé, écrit Monnet dans
ses Mémoires. J'ai vu enfin l'occasion.
En 1950, j'étais au mieux de ma forme.
J'ai vécu là un moment de passion.6»
L'union franco-britannique du 16 juin
1940 avait aussi été un projet de
circonstance. Le projet d'armée européenne
répondait aux risques militaires signifiés
IVe1. République,
Philippe Vial,son armée
mémoire
et la fondamental
CED », 1989, p.de47.DEA, «La
2. CE 89 OW 1 mai 1950, CE note pour la DE, -a/s
compagnies européennes».
3. Raymond Poidevin, Robert Schuman, homme d'État,
1886-1963, Paris, Imprimerie Nationale, 1986, (coll.
-Personnage-), p. 211 et 251.
4. Europe généralités 1949-1955, 87, Dossier du 21 avril
1950, du MAE sur l'Allemagne pour la conférence.
5. En fait, il s'agit de l'OECE.
6. François Fontaine, -Jean Monnet nous disait ...» dans
Témoignages à la mémoire de Jean Monnet, op. cit., p. 221.
72
par la guerre de Corée. Il s'agissait de
protéger la CECA en gestation et de sortir la
France d'un mauvais pas. La guerre de
Corée impliquait le réarmement allemand
à court terme. Le projet d'armée
européenne en définissait les modalités aux
conditions de la France, espérait-on.
Euratom répondait à l'attrait pour une énergie
merveilleuse et sans limite, rêvait-on
alors. L'atome semblait être le moyen
d'unir les Européens sans froisser les
susceptibilités7. L'idée d'une monnaie
commune est née des rélexions que
Monnet a eues avec Félix Gaillard pour
résoudre les problèmes financiers français
en 1957-1958 8.
Le succès s'explique aussi par la façon
de poser autrement les problèmes
brûlants ou insolubles. La défaite de la France
en juin 1940 était indiscutable. Comment
continuer la lutte? Monnet invente l'union
entre une France vaincue et l'Angleterre
debout. Le problème allemand était tout
aussi difficile à résoudre après la guerre.
Les Américains voulaient une Allemagne
prospère, les Français une Allemagne
affaiblie. Les Français humiliaient les
Allemands parce qu'ils en avaient peur.
Monnet proposa l'Europe. En effet l'intégration
européenne éloignait la peur de
l'Al emagne et permettait à celle-ci de retrouver
sa place dans les relations
intereuropéennes et même mondiales. À la
Libération, la mise en œuvre d'un plan
économique a échoué en raison des
rivalités entre les ministères. La création d'une
structure souple de gestion de la
modernisation, le Commissariat général du Plan,
contournait l'obstacle. De plus cette
administration nouvelle, peu puissante, faisait
appel aux compétences des autres
administrations.
Parfois Monnet a accepté le compromis.
Ainsi a-t-il accepté le principe de décision
7. Pascal Fontaine, Le Comité d'action pour les États-Unis
d'Europe de Jean Monnet, Lausanne, Centre de recherches
européennes, 1974, p. 26.
8. Ibid., p. 92.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE

à l'unanimité aux sommets européens des de faire entrer la France dans une certaine
chefs d'État en espérant que les blocages modernité, ce qui irritait certains
inévitables les conduiraient à se rallier à directeurs de service. La note de réflexion du
la majorité. Il a accepté Euratom telle que 3 mai 1950 est particulièrement bien
les Français la voulaient en estimant que balancée: «De quelque côté qu'on se
l'accord avec les Américains dissuaderait tourne, dans la situation du monde actuel,
les Français de se lancer seuls dans on ne rencontre que des impasses ...».
l'aventure atomique. Il a accepté les réserves Même chose pour la déclaration Schuman
de De Gaulle sur le Marché commun du 9 mai: «La paix mondiale ne saurait
puisque l'institution était sauvée. Il a accepté être sauvegardée sans des efforts
le plan Fouchet d'Union des États comme créateurs à la mesure des dangers qui la
une étape vers l'union entre les pays menacent...3. Cette dramatisation est utilisée
européens, sous forme de Confédération. En bien plus tard encore quand il faut
revanche, le plan qui a fait la gloire de défendre l'Union économique et monétaire
Monnet, la déclaration Schuman du 9 mai, européenne, la stabilité des monnaies
a été défendue sans compromis. Massigli, des Neuf face au dollar entre 1968 et 1973.
ambassadeur à Londres, voulait la Enfin, une certaine mise en scène
participation anglaise au prix «de quelques présidait à l'exposé des projets. Le fait de
sacrifices de doctrine» repoussés sans recevoir les hommes politiques au Plan
appel par Schuman et Monnet1. procédait de la mise en scène. Le rite du
Les meilleurs projets de Monnet étaient repas Spartiate, suivi du cognac Monnet
caractérisés par son sens de la formule. «anniversaire», en est l'exemple le plus
Sa capacité d'influence tenait à sa manière connu. L'art de cultiver le secret accentuait
de vendre le produit fini à l'opinion et l'impact d'un projet. La mise en scène de
aux médias. Peut-être s'inspirait-il des la déclaration du 9 mai 1950 a été réglée
pratiques américaines de communication avec Schuman et Clappier de façon à ne
politique. On songe au fameux apologue pas laisser le temps à d'éventuels
de Roosevelt destiné à faire comprendre opposants de contester cette dernière et Robert
la nécessité du Prêt-Bail2. Monnet et son Mischlich, un proche de Schuman, avait
équipe inventent à des fins pédagogiques de son côté alerté Adenauer dans le plus
les six secteurs de base de la grand secret la veille, le 8 mai. Les
modernisation française : machinisme agricole, positions adoptées par le CAEUE étaient
charbon, électricité, transports, acier, ciment. soigneusement préparées. La première
La commission du Bilan national présidée réunion du CAEUE du 17 janvier 1956 à Paris
en 1947 par Pierre Uri présenta au terme fut précédée d'un véritable ballet
de ses travaux une balance sheet célèbre «diplomatique » de Jean Monnet. Le 9 janvier il
chiffrant opportunément le gap était à Bonn, se déclarant satisfait de ses
inflationniste de l'économie française du montant conversations avec Ollenhauer (SPD),
espéré de l'aide Marshall. L'utilisation Kiesinger (président de la Commission des
d'un vocabulaire anglais était un moyen Affaires étrangères du Bundestag), Martin
Blank (libéral), Von Brentano (ministre
des Affaires étrangères), Walter Hallstein
n° 1.4448-54.
4 AU 574 AU
dr 3,57Alphand,
dr 4 Londres
Paris 930juin
mai1950
1950,19h22h50à 2117-20;
Londres
(secrétaire d'État aux Affaires étrangères)
idem ou Papiers Massigli, n° 2061-71 Londres, le 6 juin 1950
à l6h. puis enfin, touche finale, Adenauer. En
2. Paul Delouvrier dans Témoignages à la mémoire de Jean décembre 1969, après la relance du Som-
Monnet, op. cit. p. 155, -La maison de mon voisin est en feu,
je possède un tuyau d'arrosage. Je ne vais pas lui dire "Voisin,
mon tuyau d'arrosage m'a coûté 15 dollars, vous devez me
:

payer 15 dollars pour l'avoir". Non je le lui prête et je le 3. L 'Europe, une longue marche, Lausanne, Centre de
récupère lorsqu'il a servi à éteindre le feu». recherches européennes, 1985, p. 42 et 52.

73
met de La Haye, Monnet fait une réunion O LES RESEAUX D'INFLUENCE
solennelle du Comité d'action. L'opinion
Autour de Monnet ont gravité
était impressionnée par ce «roi d'Europe
d'innombrables personnages qu'il est possible
sans couronne », reçu par les responsables
d'identifier3.
politiques de l'Europe et de l'Amérique.
Monnet avait 57 ans en 1945. Ses
Ces rencontres préalables servirent à relations d'affaires et politiques étaient déjà
préparer le communiqué final de la cession
constituées. Les liens d'affaire et d'amitié
du CAEUE1. avaient été créés du temps où il était
La méthode Monnet, faite de relations
représentant en cognac de son père au
personnelles étroites, du sens de
Canada, de son activité à la SDN, de ses
l'opportunité, du choix de l'influence à travers
relations d'affaires sur la côte Est, la
des hauts personnages, du sens de
Californie et la Chine, de son travail aux États-
l'intérêt commun, a-t-elle une origine précise?
Unis comme représentant adjoint de la
Il est très délicat de répondre à cette Grande-Bretagne pour
question en l'état actuel des recherches. Faut-
l'approvisionnement, enfin de son rôle au CFLN-GPRF.
il remonter à sa jeunesse ? Deux influences
Monnet a été proche très tôt de John
se sont exercées sur le jeune Monnet, celle
Foster Dulles et du banquier Dwight Morrow,
du christianisme par les femmes et celle
pilier de l'establishment américain.
de la coopération viticole, peut-être d'un
On peut distinguer dans un réseau les
socialisme coopératif. Aller à l'essentiel et
amis, les familiers, les alliés et les
le redire autant qu'il est nécessaire ne
sympathisants. Celui de Monnet est
vient-il pas de sa grand-mère, «Marie la
profondément international et sans doute est-ce
rabâcheuse»?2 Le goût du travail en petit
cette caractéristique qui fascine. Un
groupe a été acquis à Londres lors de son
réseau est un ensemble de décideurs
apprentissage des rouages du commerce
dévoués à Monnet; les relations sont
international chez M. Chaplin, son hôte à
beaucoup plus lâches. Un réseau s'active
la City. C'est Londres et Cognac, donc son
quand Monnet a besoin d'appuis. Ces
milieu de négociant, qui lui ont donné le
personnes étaient parfois liées d'amitié avec
sens de l'international et du monde. La
Monnet, à l'image de George Bail.
clarté de ses propos fait partie de la
D'autres éprouvaient seulement le respect
méthode Monnet. Il est à cent lieues de
dû à un maître es négociations ou au
finasser avec ses interlocuteurs à qui il «gourou» de l'unité européenne.
donne la même information qu'ils soient
Homme public et homme de l'ombre,
Français ou étrangers. Cette pratique du
Monnet ne s'est pas vanté de sa proximité
« parler vrai » vient de la pratique du
avec les hommes politiques, ce qui est
négociant en cognac vis-à-vis de ses clients.
très curieux. Il l'a mise au service de ses
Cette méthode s'est perfectionnée au
projets ou des leurs même si, dit-on, il
cours de son mandat de secrétaire général
aurait aimé recevoir le prix Nobel. Les
adjoint de la SDN.
hommes politiques, Français surtout,
n'ont pas reconnu immédiatement cette

1. Eisa Guichaoua, ■ Le CAEUE et son influence sur la presse
(1955-57) -, mémoire de maîtrise, (sous la direction de R. Girault
et G. Bossuat), Paris I, 1992, p. 69 et -Le CAEUE et son
influence sur la presse (1955-1957) », dans Girault René, Bossuat
Gérard (dir.), Europe brisée, Europe retrouvée, nouvelles
réflexions sur l'unité européenne au XXe siècle, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1994. p. 287.
2. François Duchêne, Jean Monnet, The first Statesman of
interdependence, op. cit., p. 351.
3. Sur les réseaux Monnet dans les années 1950, on
s'inspirera du mémoire de DEA d'Eisa Guichaoua, -Jean Monnet et
les centres de pouvoir: images et perceptions, 1950-1957-,
juin 1993, DEA Paris I, Institut Pierre Renouvin ; de l'ouvrage
de François Duchêne, Jean Monnet, The first Statesman of
interdependence op. cit., voire de celui de Pascaline Winand,
Eisenhower, Kennedy and the United States of Europe, New York,
St Martin's Press, 1993, sans compter Témoignages à la mémoire
de Jean Monnet, op. cit., et bien entendu Éric Roussel, op. cit..

74
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
influence, ils l'ont subie. Les Américains
l'on acceptée davantage et les héritiers
essayent d'ailleurs de répandre la
méthode Monnet pour mener les
négociations internationales. Monnet a accédé
ainsi au «cercle magique» du pouvoir (Van
Helmont).
Quels furent les principaux réseaux de
Jean Monnet? Avant la guerre, on
rencontre le réseau des executives de 1916-1918
et 1939-1940 l, celui de la SDN et des
relations d'affaires. Pendant la guerre il a le
réseau américain, souvent celui des amis :
la Firme Sullivan and Cromwell,
George W. Bail, Robert R. Bowie
(directeur du Policy planning staff au
département d'État, à partir de 1950), Shepherd
Stone (fondation Ford), McGeorge Bundy
(plus tard spécial assistant de Kennedy),
Dulles, Eisenhower, Robert Nathan
(conseiller de Roosevelt), John Mac Cloy
(sous-secrétaire d'État), Harry Hopkins
(Maison-Blanche), Eugene Rostow
(secrétaire d'État adjoint). Mention doit être
faite, en particulier, de relations suivies
avec la revue Fortune et avec Davenport2.
Monnet rencontre aussi des Français aux
États-Unis: Félix Gaillard (directeur de
cabinet de Monnet à Washington), Jean-
Louis Mandereau. Du côté anglais, il y a
Churchill, et Tommy Brand.
Le monde d'Alger de 1943-44 est un
vivier pour les réseaux Monnet. Outre son
chauffeur Fernand Javel, c'est Jean-Louis
Mandereau, Harold Macmillan,
Eisenhower, Walter Bedell Smith, et des
collaborateurs directs : Gandilhon, Etienne Hirsch
recruté par Monnet en juillet 1943, Jean
Sarrut, Léon Kaplan, Diomède Catroux.
On discerne un clivage assez net entre
un clan Massigli-Monnet-Alphand et un
clan plus traditionaliste à propos de
l'avenir de l'Europe. Le groupe du
«mouvement» (Monnet, Alphand, Baraduc, Mayer,
1. Lord Arthur Salter, Pierre Denis.
2. Fortune était dirigé par Henry Luce, fondateur de Time,
Life, Fortune, Sports illustrated. Elle était l'organe de la haute
banque et des cartels américains.
75
Massigli) accepte des abandons de
souveraineté. Mais les temps sont rudes pour
Monnet qui est menacé dans sa vie.
Monnet établit, une fois au CGP, des
relations avec les responsables politiques
et administratifs français. Certains lui
furent très favorables dans les services:
Hervé Alphand depuis 1939, puis au
moment du plan Marshall (DAEF) et de
la CED, Robert Bernière (conseil français
des approvisionnements à Washington et
à Ottawa, 1944-46), François Valéry.
Monnet aurait fait accepter par Alphand la
division comme élément de base de l'armée
européenne3. Il rencontrait sans peine et
avec confiance en général les ministres
français: Robert Schuman et Bernard
Clappier (directeur de Cabinet du
ministre), Guy Mollet, René Pleven, Léon Blum,
Maurice Faure, Valéry Giscard d'Estaing
plus tard. Il eut parfois l'oreille du président
de la République. Monnet a convaincu
Vincent Auriol de modifier l'expression de
la politique allemande de la France. La
proposition de ce dernier de créer une
organisation internationale de la Ruhr sur
le modèle de la Tennesse Valley, dont la
propriété pourrait être concédée à l'ONU
et la gestion assurée par les États riverains,
l'État rhénan et les syndicats, illustre bien
les intentions de Monnet4.
Le réseau Monnet, c'est évidemment
l'équipe permanente ou occasionnelle
rassemblée au Commissariat général du
Plan (CGP)5. Car les hommes du Plan
furent aussi ceux du plan Schuman et de
l'armée européenne. Certains se
retrouvèrent à la Haute Autorité ou à la
Commission européenne (Jacques René Rabier,
par exemple).
Monnet constitua des équipes plus
variées et internationales, à Luxembourg,
IV*3. Philippe Vial, mémoire fondamental de DEA, La
République, son armée et la CED-, 1989, p. 52.
4. 4 AU 23- Dr 4,V. Auriol à G. Bidault, Rambouillet, 7 août
1947, publié dans le Journal t. 1, 1947, annexe VIII, p. 700.
5. Paul Delouvrier, Etienne Hirsch, Robert Marjolin, Félix
Gaillard, Pierre Uri, Jacques René Rabier, Jean Vergeot, Maurice
Aicardi, Jean Fourastié, Delcourt, Libert Bou, Jean Ripert.
GÉRARD BOSSUAT
à la CECA1. Le réseau européen s'enrichit
de relations nouvelles avec l'Allemagne:
Adenauer (mai 1950); Katharina Focke
(SPD), Willy Brandt, Helmut Schmidt;
avec l'Italie: Emilio Colombo; avec
l'Angleterre: Harold Macmillan, Edouard
Heath, Harold Wilson, Lord Plowden. Le
réseau américain s'élargit encore au
moment du plan Marshall et de l'OTAN2.
Douglas Dillon connaissait bien Monnet.
Il devint secrétaire au Trésor après avoir
été ambassadeur en France. Après son
accession au département d'État en
janvier 1953, Dulles vint voir Monnet,
président de la Haute Autorité, installé à
Luxembourg, pour saluer l'auteur de
l'œuvre nouvelle en train de naître en
Europe. Quand Monnet devint le premier
président de la Haute Autorité, il demanda
à George Bail d'être son conseiller
américain. Il le resta après le départ de
Monnet, servant de conseiller à Euratom et à
la CEE et demeura très proche de lui
pendant l'administration Kennedy. Bail était
alors le second du département d'État. Il
avait rassemblé autour de lui des hommes
qui étaient ou avaient été proches de
Monnet: David K. Bruce, Robert
Schaetzel, Henry Owen, John Leddy de
la Trésorerie, l'amiral Lee du département
de la Défense et John Tuthill3. L'influence
de Monnet sur les décisions de l'adminis-
1. Michel Albert (CGP, AGF) sur le tard en 1968, Winrich
Behr (CECA, au cabinet de Franz Etzel), Georges Berthoin (chef
de cabinet de Monnet à la Haute Autorité), Albert Coppé (vice
président de la CECA, 1952-1967), Walter Hallstein, Michel Gau-
det (services juridiques des communautés européennes), René
Mayer, Guisseppe Glisenti (affaires sociales), Paul Finet, José
Leymarie, Paul Lorin (chef des huissiers), Emile Noël, Robert
Schaetzel (ambaUS CEE), Dirk Spierenburg, Paolo Emilio
Taviani, John Wills Tuthill (amb.US CEE), Edmond Wellenstein
(SG de la Haute Autorité).
2. George Meany (AFL-CIO), David Bruce, Mac Cloy,
Douglas Dillon, William Tomlinson, Butterworth, Robert Bowie,
George Bail, Stanley Cleveland, Robert Schaetzel, John Tuthill.
Tuthill était plénipotentiaire à l'ambassade américaine de Paris
pour les affaires économiques et avait négocié la transformation
de l'OECE en OCDE. Ses bureaux étaient proches de ceux de
Monnet avenue Foch. Il connaissait très bien Monnet. John
Leddy, son successeur à l'ambassade américaine, fit partie aussi
de la -cabale» monnetiste.
3- Pascaline Winant, Eisenhower, Kennedy and the United
States of Europe, op. cit., p. 147.
76
tration Kennedy est prouvée même s'il ne
fut pas le seul étranger à exercer une
influence, témoin l'ambassadeur
britannique à Washington, David Ormsby-Gore4.
Le dernier grand réseau de Monnet fut
le Comité d'action pour les États- Unis
d'Europe5. À l'occasion du Comité
d'action, les relations avec les politiques
s'amplifièrent. Monnet mit de son côté la
démocratie chrétienne européenne, les
socialistes, y compris les Allemands qui
étaient opposés à l'Europe vaticane
(octobre 1955). La SFIO adhéra au CAEUE à
l'unanimité du Comité directeur. Bien
entendu le CAEUE subit l'attaque des
communistes qui y virent une Sainte-
Alliance des capitalistes.
Parallèlement aux réseaux, existaient
dans les milieux du journalisme
international des correspondants favorables aux
thèses de Jean Monnet: Hubert Beuve-
Méry à partir de 1954, puis André
Fontaine (Le Mondé), Antoine Chastenet et,
Roger Massip (Le Figaro), Emanuele
Gazzo (Agence Europe), Charles Ronsac
(Franc-Tireur). Monnet avait ses entrées
au New York Times, au Times, à la
Frankfurter Allgemeine Zeitung. En
revanche, il a peu développé ses relations
avec les fédéralistes et les milieux
universitaires européens.
Comment convaincre les responsables
politiques de soutenir ses idées, comment
influencer les centres de pouvoir
politiques, militaires, médiatiques et
économiques en France, en Europe et aux États-
Unis? On peut distinguer deux périodes.
La première (1939-1955) correspond à
l'influence directe de Monnet lorsqu'il
était investi d'une mission officielle. Aux
4. Ibid., p. 278.
5. Voir la liste des participants au CAEUE dans Pascal
Fontaine, Le Comité d'action pour les États-Unis dEurope de Jean
Monnet, op. cit., p. 35-37, 216-218. Eugène Descamps (CFDT);
François Duchêne ; François Fontaine ; Jacques Van Helmont,
Willy Brandt, Pascal Fontaine (assistant de Monnet 1973-1977),
Richard Mayne, Max Kohnstamm, Lord Jenkins, Sicco Mansholt,
Pierre Pflinïlin, Leo Tindemans, Pierre Werner, Eric OUenhauer
(SPD) etc.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
États-Unis, pendant la guerre, il a été
capable, d'après Robert Nathan, d'être
l'intermédiaire entre les responsables
politiques américains et anglais
(Roosevelt, Churchill), rédigeant les télégrammes
qu'ils échangeaient1. Après la guerre, il a
rencontré tous les hommes politiques
français de la Quatrième République. Il a
su faire préparer les décisions de
modernisation par les commissions du Plan,
composées d'hommes importants et
leaders dans leurs branches (Georges Villiers
au CNPF, Philippe Lamour de la
Confédération générale agricole). Monnet a
négocié lui-même avec son équipe le
Plan, les investissements, l'affectation de
la contre-valeur de l'aide américaine, la
CECA. Il est capable d'intervenir
rapidement auprès d'un nouveau responsable
français arrivant aux affaires. Il le fait
systématiquement à propos du plan de
modernisation, des investissements, de
l'aide américaine entre 1948 et 1951. Il
participe à la rédaction des déclarations
d'investiture des présidents du Conseil.
Certains se montrent réticents, Henri
Queuille ou Maurice Petsche, Mendès
France aussi. D'autres se laissent
convaincre, tel Edgar Faure en février 1952 sur
la CED ou Antoine Pinay.
En septembre 1950, son influence est
au plus haut. Il est Commissaire général
du Plan, doté d'une aura exceptionnelle
en raison du succès du plan Schuman. Il
est président de la Conférence du plan
Schuman, jouit de la pleine confiance de
Robert Schuman, ministre des Affaires
étrangères, un nouvel ami, et de René
Pleven, président du Conseil, un vieil ami.
Pour convaincre les alliés de soutenir le
plan Pleven, il réunit «off the record»
Pleven, Schuman et Mac Cloy chez lui à Hou-
jarray le 28 octobre 1950. Est- il étonnant
que Vincent Auriol, en octobre 1953,
extrêmement sourcilleux des prérogatives
1. Robert Nathan dans Témoignages à la mémoire de Jean
Monnet, op. cit., p. 367.
77
de l'État, se plaigne que la politique
économique européenne soit faite par
Monnet et la politique extérieure par Alphand2?
Outre les responsables politiques
français, Monnet sut convaincre directement
Eisenhower de soutenir la CED en
juillet 1951. Toutefois, il ne fit pas tous les
miracles avec les milieux économiques.
Les a-t-il séduits? Sûrement pas les
sidérurgistes au moment du plan Schuman.
Ces milieux ont compris tout de suite que
Monnet s'opposerait à la cartellisation
dont ils avaient l'habitude. En revanche,
il eut l'oreille des Charbonnages de France.
A-t-il tenté de convaincre les milieux
militaires français des avantages de la CED?
Monnet avait-il un réseau chez les
militaires français? Ses rapports avec le
général Blanc semblent exceptionnels. En
revanche, on sait par Massigli que Monnet
a fait rencontrer des militaires atlantiques
avec son équipe du CGP. Il faudrait aussi
dresser une liste de personnalités qui ont
refusé de se laisser séduire par Monnet.
Jules Moch, ministre de la Défense
nationale, en est un excellent exemple et a
droit à quelques phrases bien senties dans
les Mémoires. Monnet était aussi la bête
noire de Michel Debré. De Gaulle n'a pas
accepté ses idées. Lui devait-il trop, du
fait de son ralliement au chef de la France
libre à Alger en 1943?
La puissance de conviction de Monnet
auprès des étrangers s'explique par le fait
qu'il est à la fois l'homme du terroir cha-
rentais et l'homme d'un projet mondial,
the first Statesman of interdependence
selon François Duchêne. Bref, Monnet ne
ressemble pas à la caricature nationaliste
du Français moyen. C'est pourquoi il
compte dans le jeu politique américain.
Il a su correspondre aisément avec les
responsables politiques américains par les
ambassades américaines en Europe et à
Luxembourg, ou directement avec Ache-
2. Auriol Vincent, Journal du Septennat, 1953-54, 20
octobre 1952, p. 472.
GÉRARD BOSSUAT
son, Dulles, Eisenhower, Kennedy, plus
qu'avec Johnson. Faut-il faire de lui un
inspirateur de la politique américaine?
Son rôle a été grand dans la décision de
Roosevelt de préparer l'économie
américaine à la guerre industrielle en 1941. La
mobilisation des amis américains de
Monnet a été déterminante pour relancer les
négociations sur l'armée européenne en
juin 1951 1. Quand Dulles accède au
département d'État en janvier 1953,
Monnet a de l'influence du fait qu'il est le
président de la Haute Autorité, une sorte de
présidence européenne non déclarée.
Encourage-t-il les Américains à réviser
leur politique européenne en cas de refus
de la CED par la France? Il marche avec
eux en faveur d'une Euratom pacifique et
supranationale. Dulles écrivit une sorte de
lettre officielle à Monnet, en qualité de
président du CAEUE le 10 février 1956,
sur les questions atomiques européennes.
Monnet pousse les Américains à signer un
accord avec Euratom pour empêcher le
développement d'industries atomiques
nationales en Europe. Mais il ne réussit
pas à convaincre les Français. Est-il alors
l'inspirateur ou l'otage des Américains?
Les deux à la fois. Habité par l'idée d'une
Europe sans armes nucléaires, il refuse la
dure réalité distillée d'ailleurs par le
gouvernement Mollet. Quand les Américains
s'aperçoivent en février 1956 que les
Européens se réservent la possibilité de
développer des armements nucléaires, ils
font la part du feu contrairement à
Monnet. L'influence de ce dernier aux États-
Unis bute sur les intérêts politiques des
États-Unis définis par le département
d'État ou le PPS2. Mais quel prestige tout
de même! Jean-François Deniau raconte
que Monnet a débloqué le passage de la
première à la seconde étape du Marché
1. Philippe Vial, -Jean Monnet, un père pour la CED?, dans
Girault René, Bossuat Gérard (dir.), Europe brisée, Europe
XXe
retrouvée,
siècle, Paris,
nouvelles
Publications
réflexionsde sur
la Sorbonne,
l'unité européenne
1994, p. 230.au
2. Policy planning staff.
78
commun en téléphonant au secrétaire
d'État américain qui a téléphoné aux
Allemands . . . ! 3
Une seconde étape, à partir de 1956,
fait entrer en scène le CAEUE qui sert de
relais à Monnet4 auprès des
gouvernements et de l'opinion. Charles Ronsac, de
Franc-Tireur, rappelle que Monnet l'a
pressé de prouver que le plan Schuman
ne porterait pas atteinte à la politique
économique et sociale du gouvernement
travailliste. Il semble que les articles de
Ronsac dans Franc-Tireur ou l'hebdomadaire
socialiste Demain aient reproduit
fidèlement ce que pensait Monnet concernant
la CED en particulier5. Monnet présente
d'ailleurs les traités de Rome dans Franc-
Tireur, comme il donne à différents
organes de la presse écrite ou parlée
entre 1955 et 1973 une centaine d'articles
ou de communications. Son appel à la
création de l'Europe unie, le 16 juin 1955,
quelques jours après la conférence de
Messine, est publié dans le Times, le New-
York Times, le Frankfurter Allgemeine
Zeitung et Le Figaro. Monnet avait des
relations très fidèles avec Hubert Beuve-
Méry du Monde. Au temps du Comité
d'action, quatre ou cinq journalistes
étaient informés des positions du CAEUE
à chaque grand événement. Les
journalistes convoqués le 15 octobre 1955, deux
jours après la fondation du CAEUE, étaient
André Fontaine, Charles Ronsac {Franc-
Tireur), François Courtet {Combat),
Maurice Delarue {France-Soir), Harold Callen-
der {New-York Times), Paulus
{Süddeutsche Zeitung). Certains lui resteront fidèles
toute leur vie. Monnet utilise aussi l'AFP
qui donne des informations brutes aux
journaux. D'autres encore furent des
proches: Roger Massip, Jean Lecerf, Pierre
3. Jean François Deniau dans Témoignages à la mémoire de
Jean Monnet, op. cit., p. 171.
4. Eisa Guichaoua, ■ Le CAEUE et son influence sur la presse
(1955-1957)- dans René Girault, Gérard Bossuat (dir.), Europe
brisée, Europe retrouvée, op cit., p. 283.
5. Charles Ronsac dans Témoignages à la mémoire de Jean
Monnet, op. cit., p. 465.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
Drouin, Jean Boissonnat. Monnet agissait
«sur et par les élites», comme en
témoignent ses liens avec les journalistes.
Avec le Comité d'action pour les États-
Unis d'Europe, constitué d'élites
politiques et syndicales en activité dans leur
pays, Monnet exerça une action politique
puissante, tout en poursuivant ses
démarches personnelles auprès des
responsables politiques européens. Combien de
fois en effet ne rencontre-t-il pas Brandt,
Heath ou Macmillan (mais pas Pompidou)
dans les années délicates du rejet des
candidatures britanniques au Marché commun.
En dépit de son engagement personnel
et de ses réseaux, Monnet n'exerce sans
doute pas autant qu'il le souhaiterait
une influence déterminante sur l'opinion
publique.
O LES RÉSULTATS
La mesure de l'influence de Monnet, ce
sont les résultats obtenus, la
transformation des relations internationales et
intereuropéennes.
Monnet travailla pour son pays, la
France, dans un souci d'entente entre les
démocraties. Il réussit à conclure l'achat
d'avions américains pour la France en 1938
et 1939- Mais Hitler fut plus rapide et ces
avions arrivèrent trop tard. Ils profitèrent
aux Anglais pour défendre les îles
britanniques en 1940. L'union franco-britannique
de juin 1940 fut un échec. On peut la lire
comme une tentative pour faire l'Europe,
mais elle avait plus certainement pour
fonction de contourner la défaite française
et de mobiliser les bonnes volontés contre
le nazisme. À Alger en 1943, Monnet
réussit à rassembler les Français en lutte contre
l'Allemagne. Parti pour établir solidement
Giraud, il fit avec habileté le choix de De
Gaulle. Il ne put imposer au CFLN la
création d'un «pays industriel européen»
composé notamment de la Ruhr, de la
Sarre, de la Rhénanie, du Luxembourg l
car de Gaulle repoussa ce projet. Monnet
fit entrer avec difficulté la France dans le
79
Prêt-Bail mais il réussit le réarmement de
la France combattante. Il échoua à faire
reconnaître le GPRF par Roosevelt comme
de Gaulle le lui avait demandé. Le Plan
de modernisation et d'équipement est à
mettre à son actif et à celui du général
de Gaulle.
Monnet travailla aussi pour le monde
occidental. Le Victory Program fut un
succès. Keynes dit que Monnet a contribué
à abréger d'un an la seconde guerre. La
question est de savoir quelle est la part
exacte de Monnet dans ce programme. Il
organisa la Conférence des seize de
l'été 1947 sur l'aide américaine à l'Europe
dans ses aspects économiques. Il proposa
l'intégration des «bassins occidentaux»
sidérurgiques au cours de l'année 1948 2.
La réflexion sur une nouvelle politique
allemande de la France entre 1948
et 1950 est venue du réseau Monnet-Al-
phand. Il échoue en revanche à faire
adopter un Programme à long terme pour
l'OECE, échec dû à Bevin et Stafford
Cripps qui ont rejeté les abandons de
souveraineté qu'il impliquait. Ce projet aurait
eu pour base une « planification
économique» franco-britannique (entre
octobre 1948 et avril 1949). Monnet est connu
pour avoir porté l'idée européenne. Il est
le père du plan Schuman et de la CECA.
Mais il n'a pas triomphé aussi aisément
qu'on l'a cru. Monnet avait des adversaires
déterminés que ses Mémoires oublient.
Lui et Schuman prirent un risque
important en privilégiant l'Allemagne et en
imposant la création d'une petite Europe.
La CED fut une grande désillusion pour
Jean Monnet3. «Vous avez tort, mon ami,
1. Guerre 39-45, Alger-CFLN-GPRF, vol 728, note
incomplète commençant par «agents de liaison ...■, un numéro de
classement : Alger D 61 el ; elle commence à la page 3 d'un
document qui en contenait 5, p. 104 à 106 du volume 728 ;
Cette note est surchargée de corrections.
2. D'après ZE 1944-49, Allemagne 83, MAE, Direct. Europe,
30 novembre 1948, -Perspectives d'une politique française à
l'égard de l'Allemagne". Note de Romain Gary, collaborateur
de Paris, pour un jury d'examen.
3. Robert Bernière dans Témoignages à la mémoire de Jean
Monnet, op. cit., p. 53-
GÉRARD BOSSUAT
dit-il à Paul Delouvrier, d'être affligé, la
CED était une mauvaise affaire ; la preuve
c'est qu'elle a échoué. » Une défense
européenne était-elle le bon moyen de faire
l'unité de l'Europe? À propos des affaires
militaires, Monnet dit un jour : «Je ne veux
plus en entendre parler, les
raisonnements n'y sont pas normaux». En fait la
CED portait en elle un projet plus large
d'intégration atlantique1. Le projet a-t-il
été suffisamment étudié par Monnet?
Était-il réaliste de concevoir et de
proposer aux hommes politiques un projet de
type plan Schuman, élargi à la Grande-
Bretagne et aux États-Unis? N'y avait-il
pas quelque naïveté à le concevoir? Était-
ce au contraire un projet réaliste dans le
cadre du réarmement occidental et du
réarmement allemand? Il n'a pas pu rallier
facilement les Américains à ce projet
d'armée européenne comme il l'avait fait
lors du plan Schuman, et s'est désengagé
de la négociation, laissant la voie libre à
Jules Moch, très opposé à la CED.
Le 13 septembre 1952, les six États de
la CECA décident de faire étudier une
Communauté politique européenne (CPE)
par une structure spécifique (l'Assemblée
ad Hoc). Malgré les extrémistes, Monnet
encourage de Luxembourg la rédaction
d'une constitution pour l'Europe2. Il est
à l'origine avec Spaak de la relance de
Messine en juin 1955 et plus
particulièrement d'Euratom. Il fonde le Comité
d'action pour les États-Unis d'Europe en
octobre 1955. Il formule la proposition
d'un district européen sans en fixer le lieu
(novembre 1957), sur le modèle du
District of Columbia. Elle n'aura pas de suite.
Il propose un fonds européen de réserve
en vue d'une monnaie commune en
novembre 1959 après avoir eu le plaisir
de voir de Gaulle lancer la France dans
la première étape du Marché commun.
Monnet en avait débattu dès 1958 avec
1. Philippe Vial art. cité p. 202.
2. Europe généralités, 1949-55, 32, Saffroy, Luxembourg
13 décembre 1952, l6l.
80
Uri, Delouvrier, Triffin et Marjolin. Il ne
faut pas hésiter à écrire que Monnet est
le père de l'Union économique et
monétaire. Il a approuvé, ce que l'on ignore
généralement, le projet du général de
Gaulle sur l'union politique européenne
ou plan Fouchet. Il profite de l'occasion
pour évoquer une «confédération
européenne» constituée d'un Conseil des six
chefs de gouvernement du Marché
commun, d'un conseil des ministres des
Affaires étrangères, de la Défense et de
l'Éducation . Il écrit en I960 à Guy Mollet:
«Je ne doute pas, pour ma part, qu'une
"confédération" mènera un jour à une
"Fédération". Mais pour le moment, est-il
possible d'aller plus loin? Je ne le crois
pas»3. Il ne put convaincre Spaak de
soutenir le plan Fouchet4.
Il est à l'origine, avec l'administration
Kennedy, du partenariat à égalité entre
l'Europe et les États-Unis, puis d'une force
multilatérale. Ce soutien apparaît dans la
déclaration du 1er juin 1964 qui se
présente comme une relance européenne5.
Monnet avait été invité par George Bail
en I960 à participer à la formulation de
la politique européenne des États-Unis. Le
groupe de pilotage était composé de
quatre ou cinq personnes seulement dont
Schaetzel et Kohnstamm. Il aboutit au
rapport Stevenson comprenant vingt pages
sur une politique de partenariat entre une
Europe unie et l'Amérique dans une
communauté atlantique forte6. Monnet
alla aux États-Unis en mars 1961. Il
rencontra les conseillers les plus proches de
Kennedy: Bruce, Walt Rostow du Policy
planning council {PPC), Mac George
Bundy, Schaetzel et Dean Acheson. Il
rencontra enfin le Président avec qui il dis-
3. OURS, Archives Guy Mollet, AGM 113, Lettre de Jean
Monnet à Guy Mollet, 22 novembre I960.
4. Léon Tindemans dans Témoignages à la mémoire de Jean
Monnet, op. cit., p. 527.
5. Pascal Fontaine, Le Comité d'action pour les États-Unis
d'Europe de Jean Monnet, op. cit., p. 149-150.
6. Pascaline Winant, Eisenhower, Kennedy and the United
States of Europe, New York, St Martin's Press, 1993, p. 148.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
cuta des plans pour un partenariat
atlantique. Monnet et certains de ses amis
américains défendaient la Monnet sequence.
Il s'agissait de donner la priorité à la
négociation tarifaire et à l'entrée de la
Grande-Bretagne dans le Marché commun.
Alors l'Europe irait progressivement vers
une union politique et elle passerait un
accord sur les questions atomiques. Ros-
tow émit des doutes sur ce schéma,
estimant que l'unité européenne ne pouvait
être traitée sans régler simultanément la
question atomique. Monnet, estimait-il,
n'avait pas donné assez d'importance aux
questions nucléaires militaires. Il avait
raison. L'action de Monnet au temps de
Kennedy a échoué devant l'opposition de De
Gaulle. Le concept de partenariat
traduisait l'ambition de Jean Monnet de régler
les rapports atlantiques et même Est-
Ouest. Il répondait au souci de contourner
l'ONU empêchée d'agir par la guerre
froide. L'OCDE aurait été le lieu d'un
dialogue entre les États-Unis et l'Europe
Unie. Monnet insistait sur la notion
d'égalité qui n'a pas été traduite clairement
par Kennedy dans son discours de
juillet 1962. La question de la direction
atomique du monde atlantique a pollué l'idée
initiale d'égalité. Monnet a-t-il
délibérément ignoré l'ambiguïté contenue dans le
discours de Kennedy ? A-t-il été abusé ? Il
conseilla à Kennedy de répondre à
l'invitation de Brandt à Berlin en 1963. Il lui
suggéra même de faire le voyage en
Allemagne avant de Gaulle. Les thèmes des
discours de Kennedy en Allemagne sont
ceux de Monnet: la paix, le partenariat
et l'interdépendance1. Il fut un des
inspirateurs du discours de Kennedy à la Paul-
skirche de Francfort du 25 juin 1963.
L'influence de Monnet se maintint en
dépit de la politique du général de Gaulle.
Monnet conserva d'ailleurs une relation
suivie avec le ministre français des
1. Ibid, p. 336 : voyage de De Gaulle les 4 et 5 juillet, voyage
de Kennedy 25-26 juin.
81
res étrangères, Maurice Couve de Mur-
ville. Il suscita le préambule allemand du
traité franco-allemand de l'Elysée en
mai 1963, où son point de vue l'emporta.
A-t-il fait progresser l'Europe? Il
approfondit ses intuitions monétaires de 1958
en contribuant au projet d'union
monétaire européenne, en produisant les
rapports Carli et Triffin entre 1964 et 1973.
Partisan de l'entrée de la Grande-Bretagne
dans le Marché commun, Monnet a rompu
avec de Gaulle après la conférence de
presse du 14 janvier 1963 qui repoussa la
Grande-Bretagne du Marché commun. Il
réussit à faire voter en 1968 par les
parlements nationaux des Six, sauf la France,
une «résolution Monnet» en faveur de
l'adhésion de la Grande-Bretagne au
Marché commun. Mais il dressait les cinq
contre la France. En 1974, il soutint la
création du sommet des chefs d'États
européens. La demande d'un Conseil
européen fut l'un des derniers actes du
Comité d'action. Elle avait été présentée
sous la forme d'un «gouvernement
provisoire européen». Monnet avait rédigé
courant août 1973 une note sur la constitution
et l'action d'un gouvernement provisoire
européen2.
De l'acte fondateur par excellence que
fut la CECA a procédé une dynamique
d'unité européenne perceptible dans les
années suivantes. Mais l'action de Monnet
a aussi ses limites. Le choix de ne jamais
développer plus d'une idée à la fois était-
il judicieux? Monnet s'est privé de
l'ouverture d'esprit nécessaire pour répondre aux
événements. Il s'est accroché à Euratom
alors que les Européens voulaient le
Marché commun. Il n'a pas vu que l'option
de l'atome pacifique en Europe était
inacceptable par le gouvernement français et
par d'autres aussi, heureux de la position
avancée de la France. En conséquence, il
a perdu de son influence auprès des par-
2. Pascal Fontaine, Monnet l'inspirateur, Jacques Grancher,
1988.
GERARD BOSSUAT
ties en présence, France et États-Unis
surtout. Était-il bien informé de la
détermination du CEA et des militaires dans le
domaine atomique? Il ne le semble pas,
car il assura péremptoirement Dulles « que
le programme militaire atomique français
[était] un mythe»1.
Les objectifs de Monnet étaient-ils
réalisables? Lui-même a reconnu que le
projet de CED était prématuré. Il était de
circonstance, mais ne correspondait pas
complètement aux intérêts de tous. De
plus il ne faisait pas partie de la culture
européenne de Monnet2. Celui-ci
espérait, en commençant l'Europe par le
charbon et l'acier, atteindre l'unité
économique puis monétaire (par ordre croissant
d'abandon de souveraineté) et enfin
politique. A-t-il pris la mesure des résistances
politiques et culturelles des peuples et des
gouvernements? Sûrement pas. Monnet a
rouvert la guerre entre unionistes et
fédéralistes, entre nationalistes et «européens»,
en parlant d'Europe supranationale pour
la défense.
Monnet est-il un démocrate? Vincent
Auriol, président de la République,
estimait que la politique économique et
européenne était faite par Monnet. Il exprimait
ainsi une critique du fonctionnement des
institutions de la Quatrième République
davantage que de Monnet. Certes le
lancement du plan Schuman s'est fait dans
une obscurité évidente. D'une certaine
façon, Robert Schuman a concédé à
Monnet le droit de faire la politique de la
France. Dans d'autres circonstances,
Monnet s'est saisi de l'espace d'intervention
laissé libre par les institutions pour ses
objectifs personnels qui, par volonté,
étaient d'intérêt général. Ainsi débloque-
t-il la négociation de la CED en juin-
1. RG 469, Office of African and European Operations,
Regional Organizations staff, Subject Files 1953-57, Box 68, ou
840.1901/7-1856, Memorandum of Conversation with Mr. Mon-
net on European Integration, Amembassy, The Hague, July 18,
1956.
2. Philippe Vial, art. cité, p. 200.
82
juillet 1951 alors qu'il y a vacance du
pouvoir. Cependant, au moment des
discussions du plan Schuman, Monnet rembarra
Hirsch, qui lui posait le problème de la
démocratisation. Il reconnut son erreur
puisqu'il lui demanda peu après
d'envisager une Assemblée parlementaire
européenne (Assemblée commune) sur
l'insistance de Guy Mollet. Il accepta finalement
la notion de démocratisation des
institutions européennes à travers une
Assemblée élue au suffrage universel.
Monnet voulait unir les hommes.
Certes! Mais ces hommes ne sont pas
seulement des individus. Monnet a minimisé
le caractère national qui en Europe
s'attache aux choix politiques des individus. Il
s'était fait de puissants adversaires au sein
de l'administration française. Alexandre
Kojève (DREE) demanda à son ministre
«sinon d'écarter, du moins de surveiller
les agissements de M. Monnet»3. Il
estimait que l'OECE devait mener la
négociation avec les industriels4. Kojève
remplaça dans le texte de la déclaration
Schuman «France et Allemagne» par «pays
de l'OECE», «Haute Autorité» par BEI5. Le
ministre des Finances, Maurice Petsche,
prit contact secrètement avec Cripps pour
créer un front commun des partisans de
la coopération à l'OECE6. Kojève recueillit
le soutien de Thierry de Clermont-Ton-
nerre et de Bernard de Margerie, de hauts
fonctionnaires du SGCI. Il trouva un appui
à la DFE (FINEX) (Guindey). Margerie
proposa de remplacer la Haute Autorité
par un bureau international composé
d'entreprises privées contrôlés par les
3. F 60 ter 474, 19 mai 1950, Kojève, Finances, note pour
M. Filippi, objet : le • combinat • et • l'OECE ..
4. F 60 ter 411, note Kojève du 20 mai 1950, «Note sur le
projet de pool européen du charbon et de l'acier-.
5. F 60 ter 474, -Combinat-, texte amendé de la déclaration
de M. Schuman du 9 mai 1950, le 19 mai 1950, texte Kojève ;
CE 89 AK Paris le 16 mai 1950, note pour M. Filippi, -La
proposition Shuman et l'OECE -.
6. K. Schwabe (sous la direction de), The beginnings of the
Schuman-plan, Nomos Verlag, LGDJ, Giuffré, Bruylant, 1988 ;
Rober Bulen, -The british government and the Schuman Plan-,
May 1950-March 1951, p. 208.
 JEAN MONNET. LA MESURE D'UNE INFLUENCE
États1. Au Quai d'Orsay, Olivier Wormser
voulait fondre le Fonds européen
d'intégration du plan Stikker avec la Haute
Autorité du plan Schuman2. Robert Buron
tenta la même opération en
décembre 1950. Le 3 juillet 1950, Petsche
présenta un plan de libération des échanges
à l'OECE. On peut parler d'un contre-plan
Schuman qui a fait long feu. Monnet
essuya la colère de Massigli après l'échec
de la participation de l'Angleterre au plan
Schuman. Ambassadeur à Londres,
Massigli, voulait la participation anglaise au
prix «de quelques sacrifices de doctrine»
inacceptables pour Schuman et Monnet3.
Clappier, sur ordre de Schuman, réfuta les
arguments de Massigli et lui demanda
fermement de défendre «nos véritables
intentions»4. Il n'a pas su désarmer la
méfiance des gaullistes, ou des
personnalités politiques françaises d'importance.
De Gaulle, Debré, Robert Le Guyon
(radical), Dronne, certains socialistes encore,
les poujadistes, les communistes
repoussèrent ses projets. Il n'a pas pu convaincre
le puissant CEA de l'intérêt d'Euratom, ni
les sidérurgistes français du plan Schuman
ou de la CED, pas davantage les Anglais,
décidés en janvier 1956 à fabriquer une
bombe H. Les militaires français ont été
opposés à une Euratom pacifique, comme
l'écrit le général Weygand dans Le Monde
du 31 janvier 1956.
Un homme de l'ombre peut-il avoir
toute l'influence d'un homme public?
Monnet n'a pas cultivé les rapports avec
l'opinion publique, sinon par ses réseaux
de journalistes. Il peut compter sur les
dévouements individuels, les assistances
1. F 60 ter 474, note de BM 20 mai 1950, • Note sur le projet
de pool européen du charbon et de l'acier-; BM à Filippi,
20 mai 1950.
2. CE 89, OW CE 14 juin 1950, -Note pour le Président».
3. 4 AU 57 dr 3, Alphand, Paris 30 mai 1950, 22h à Londres
n° 4448-54. 4 AU 57 dr 4 Londres 9 juin 1950 19h 50 2117-20;
idem ou papiers Massigli, n° 2061-71 Londres, le 6 juin 1950
à I6h.
4. 4 AU 57 dr 5, Clappier, à Londres, 5 juillet 1950,
télégramme probablement identique dans 81 AJ 154, R. Schuman
à MassigÛ 5 juillet 1950.
83
ponctuelles, les fidélités du temps de la
haute Autorité, du CGP ou de la
commission de Bruxelles. Mais il ne parle pas
aux foules5 et la formule des comités est
limitée aux élites. Comment lutter
efficacement contre les trois démons qui
occupent les esprits publics en Europe: le
nationalisme, les complexes d'infériorité,
le scepticisme? Il a senti que l'Europe
économique n'entraînerait pas une Europe
politique comme il y songeait.
«Quelquefois je pense que nous aurions pu, nous
aurions peut-être dû, faire un accord
politique avec l'Allemagne quand tout était
possible dans les premiers temps du plan
Schuman. 6» Est-ce là la raison de son
soutien au plan Fouchet?
La rédaction de ses Mémoires est une
tentative in extremis pour s'adresser à
l'opinion publique, la convaincre et l'édu-
quer. Conçues comme des Mémoires
d'avenir, elles présentent manifestement
à ses yeux la méthode pour réussir l'unité
de l'Europe et instaurer la paix dans le
monde.
O CONCLUSION
Monnet avait le goût de transformer
l'avenir Q.-B. Duroselle). Il a été capable
de sortir l'Europe des «limbes de l'utopie»
(F. Duchêne). On a raison de souligner
l'unité de sa vie: «C'était chaque fois
l'union des hommes, des ressources pour
faire échec à la force, pour reconstruire,
pour assurer la paix»7. A ses yeux la paix
passait par l'unité institutionnelle de
l'Europe. Son analyse est
fondamentalement juste. Mais Monnet s'est intéressé sur
le tard à l'Est européen. Son tropisme
atlantique est très fort. Sa propension à
imaginer l'Europe à travers l'économie ou
la monnaie montre ses limites à intégrer
5. Eisa Guichaoua, • Le CAEUE et son influence sur la presse
(1955-57)-, cité, p. 48.
6. François Fontaine, -Jean Monnet me disait ... • dans
Témoignages à la mémoire de Jean Monnet, op. cit., p. 219-
7. Ibid., p. 216.
GÉRARD BOSSUAT
la dimension culturelle1. Or c'est bien de
repères culturels dont les opinions ont
besoin. L'identification atlantique ne peut
pas remplacer l'identification nationale ou
régionale des citoyens d'Europe. La
méthode Monnet, telle qu'elle apparaît à
travers la personnalité et l'action de Jean
Monnet est cependant l'une des plus
opératoires qui existent. Mais faut-il en faire
1. On lui prête à tort des regrets concernant l'unité
européenne sur la culture. Il n'a jamais rien dit de tel. En revanche,
il a regretté de n'avoir pas davantage travaillé à l'Europe de
l'éducation.
84
le sommet de la nouvelle diplomatie? Il
faut s'appuyer sur le cœur de l'action de
Monnet. Il n'y aura plus de France ni
d'Allemagne ni aucune autre nation sans un
grand projet politique d'union
européenne.
D
Gérard Bossuat est maître de conférence à
l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut Pierre
Renouvin. Ses recherches en cours portent sur la
Quatrième République et la construction
européenne, ainsi que sur l'Union économique
européenne.