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La parenthèse

Je descends trop vite de l'escalier.


Poursuivant les quart de rond, survolant les girons.
J'avale les marches, dans une ogresque cascade.
Affamée de fin.
Et sur le palier dans le coco d'un tapis, je me prends les pieds.
Enrayée la souplesse de ma jeunesse.
Révélée la fragilité de l'âge.
Le Médecin jeune et charmant, en me prescrivant radios et
examens complémentaires, me parle d'ostéoporose !
Moi, la pas encore retraitée, la femme aux multiples activités, il
me fait entrer de plein pied dans une case.
La case des gens âgés !
Et il minaude, tournant autour du pot.
Miaulant : « hormones, vitamines D, décalcifié... »
Comme un chat, il me fixe, telle une vieille souris.
Moi, je regarde la peau tuméfiée, distendue de ma cheville.
Dans sa comparaison, avec l'autre saine, elle devient plus ronde,
sans plis, sans rides.
En posant ma main sur elle, si chaude, si pleine, je vois sur mes
doigts, mes articulations en nœuds exorbités, saillir de ma peau
fripée.
Je retire ma main, je la replie, l'enfermant pour ne laisser
apparaître qu'un poing aux tissus repassés.
Et mon geste le fait sourire.
Un sourire courtois, juste une ébauche de rire, sûrement retenu,

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contenu dans son élan de moquerie.
Il verra bien quand il aura doublé ses années !
Puis il m'aide, à me lever.
Précautionneux, s'enquérant de la douleur de l’appui, de la
pression du bandage.
Avant de sortir de son cabinet, il glisse dans mes mains une
canne, une affreuse canne de grand-mère « pour dépanner à me
rendre plus tard » me dit-il.
Je claudique comme... et bien comme une cane, justement,
jusqu'à mon bâtiment, voisin de l'office. La chance indéniable m'a
souri dans cette location estivale, tout est à portée de main.
La chance ou un agent immobilier inspiré, probablement par
mon âge.
L'escalier est vainqueur.
Ses marches triomphantes et son tapis coco m'obligent à me
véhiculer par le biais de l’ascenseur.
Au niveau de mon étage, pour parfaire ma terreur de ses engins
ascensionnels, l’ascenseur retient ses portes, pas très longtemps,
plus que d'habitude je l'ignore, mais suffisamment pour m'inviter à
tambouriner.
De peur, de rage et d'angoisse.
Et il s'ouvre sur un grand énergumène, imposant atteignant de
peu le plafond, au regard goguenard.
Un de ceux qu'on aime éviter.
Celui de ceux qui vous considère en territoire étranger.
Avec son accent indéniablement local il m'affirme « ô fan,
cetteu machineue est infernaleu ! »
Puis il maintient les portes ouvertes le temps que je m'en
extirpe, la tête baissée, je le remercie.
« de rien » me dit-il « de rien du tout, moi jeu l'éviteu cet
ascensseureu »
Je lève tête et canne en équilibre instable sur ma patte saine « je
ne peux faire autrement ! »
Le bleu de ses yeux m’apparaît plus chaleureux, son ton se fait
plus sympathique... « ô peuchère, n'hésitez-pas à me demander si
vous avez besoin ! J'habiteu là juste à côté de chez vous ! »

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Il montre sa porte et la mienne côte à côte.
Je n'ai fait aucun mouvement vers elle, il y en a trois autres, sur
le même palier, comment se doute-t-il que celle-ci soit la mienne.
« hé, bé... » me dit-il en me voyant engager mes premiers pas
« fatche de sort ! » et prestement il me soulève du sol, sans effort,
et en deux grandes enjambées, sans avoir le temps de m'en rendre
compte, je me retrouve le nez devant ma porte.
Il me pose, doucement sur mon pied valide, tout souriant « vé...
légèreu comme une plumeu ! »
J'essaye vainement de me ressaisir, en cherchant la clé dans
mon sac.
Pendant ce temps, lui, ne s'est pas éloigné il garde sa pose,
appuyé de l'épaule contre le chambranle, continuant à me sourire.
Je toussote, légèrement, pour éclaircir ma voix, insérant la clé
dans la serrure, je prononce deux trois formules d'usage, qui
passent là dans un coin de ma tête « je vous remercie, il ne fallait
pas vous donner cette peine ! »
« Qué peineu ! » puis il prend ma main, en baise le bout de mes
doigts et, en tenant bien éloignés ses accords méridionaux,
murmure « ce fut un plaisir »
Sur un « adesiass » chantant il descend, ou plutôt dévale
l'escalier.
Je reste quelques secondes en état de surprise.
Ne sachant pas, n'arrivant pas à comprendre, mettre un sens,
sur ce que je ressentais.
J’agis dans mon appartement sans réfléchir : poser mon sac,
claudiquer, prendre un verre, boire.
Les mots dans mon cerveau dégoulinent, se liquéfient.
Je déambule dans le couloir, comme dans ma tête, sans savoir
quoi faire et où aller.
La raison me revient, galopante, exigeante.
« téléphoner à l'agent immobilier, c'est un fou, je suis folle, me
laisser faire ainsi, je n'ai plus vingt ans, déménager »
Puis le téléphone sonne.
Le temps que je m'en saisisse la messagerie s'enclenche.
Mon fils à l'autre bout du monde.

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Le message est clair « je suis au Tibet, en route pour le lac
Namsto, ne t'inquiète pas, tout va bien ! »
Après avoir essayé de le rappeler, je me convaincs qu'il tentera
un nouveau contact, quand il sera au plus sûr de son réseau.
J’ai enfanté d'un globe-trotteur. Depuis bientôt dix ans, il
parcourt le monde, de petits boulots, en articles pour les journaux,
il avance sans se retourner.
Un courrier par ci, un appel par là ; le cordon est tranché.
Les berges de cette cicatrice me paraissent moins vives, depuis
seulement quelques temps.
Son absence au début je l'ai vécue comme une réédition de
mon divorce d'avec son père.
Une épreuve douloureuse.
Un arrière-goût d'échec.
Puis, résignée à ce que mon fils soit ce qu'il voulait être, même
très loin de moi, j'éprouve nettement plus de plaisir à le retrouver
et le perdre deux ou trois fois l'an.
Avec toujours cette remarquable évidence « il fait sa vie sans
toi ! »
Le téléphone rangé dans mon sac. L'heure avancée sur cette
journée, me voici le nez au vent à humer les bonnes odeurs de
repas, qui se faufilent de portes en portes par la cage d'escalier.
Rien de ce que je trouve dans mes placards, ne me permet de
croire que je puisse en faire autant.
Le vestige d'une tomate rabougrie cligne de l’œil dans mon
frigo, vide.
Elle me nargue de son insolente inutilité pour apaiser ma faim.
Les portes claquées de placards en frigidaire ne me reste plus
que l’amère acceptation de n'avoir pas eu le temps de faire les
courses. Or c'était un peu pour elle que j’avais dévalé cet escalier
ce matin.
« fatche de sort » comme dirait mon voisin.
Mon grand voisin... « mon », pourquoi « mon » ? Le voisin !
Quand la sonnette retentit de son carillon aigu, pensant tout
bêtement à lui, je ne suis guère surprise de le découvrir sur mon
palier.

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Avec ce grand sourire éclatant de bonhomie.
« vé, je sais que vous êtes arrivée hier »
Mes yeux doivent être suffisamment écarquillés pour qu'il en
conçoive la raison.
« Bé ! Tout ce sait ! Aloreu je vous inviteu !»
Il me fait une espèce de révérence, entre danse contemporaine
et gestuel de clown pour se présenter « Etienne pour vous servir »
Montrant la porte grande ouverte sur son appartement.
« Allez zou, tirez votre porte ! Je vous ai préparé un repas !»
Il ne parle pas, il chante, sans s’arrêter, sans me laisser mettre
un point d'accord. Ni en prononcer mon prénom pour lui je suis,
« Nine »
«Vé, Nine, ce n'est pas la sardine qui a bouché le port de
Marseille, mais c'est un bon plat »
Il est vrai que m'approchant au plus près de son domicile,
pénétrant dans son couloir, atteignant la table joliment mise, les
odeurs appétissantes qui embaumaient tant mon appartement tout
à l'heure se révèlent provenir de chez lui.
Des légumes cuisinés à l'ail et l'huile d'olive.
Du pain frais, croustillant et léger.
Une salade au vert rehaussé d'olives noires.
Une tarte aux courgettes légère et onctueuse.
Un rosé frais.
Je ne chipote pas dans mon assiette.
Non, sûrement pas.
Je n'entretiens que brièvement la conversation. Nul besoin
d'ajouter des mots, lui, seul, s'en sort très bien. Assise face à lui, je
le regarde, je voyage en souriant. Il est dans le tout, le tout de
l’exubérance, par le ton, le regard, les mouvements des bras, le
plissement de ses sourcils.
Il est ce tout si loin de mon monde coutumier.
Ce monde si éloigné, brumeux.
Il se lève, s'absentant pour préparer le café. Libérant l'horizon
et la vue par la fenêtre.
Un fenêtre ouverte en cette douce journée d'un printemps
prometteur, sur le bleu scintillant de la méditerranée.

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Celle qui au fond de ma bourgogne m'a appelée.
Viens, viens profiter de vacances sans touristes... Viens, viens
apprendre à plonger... Viens dans mon bleu translucide découvrir
ma flore fantastique, mes poissons colorés...Viens, viens courir
seule sur mon sable humide... Viens t'y promener.
Et me voici au plus près d'elle, un fil à la patte, dans un
appartement que je ne connais pas avec un étranger dont j'ignore
tout. Si ce n'est la force herculéenne de sa jeunesse.
Puis son corps immense et fort se découpe sur ces bleus de ciel
et de mer.
En déposant les tasses qui entre ses doigts ressemblent à une
dînette, il me demande d'où je viens.
J'aurais pu dire dans cette seconde de rêverie, « d'un autre
monde », c'est un peu sûrement ce que je dois lui faire ressentir.
« té, c'est le nord ça ! »
« non, c'est à 45 km d'auxerre ! »
« Auxerre... Auxerre... ah, oui, ils ont un club de foot eux ! Des
Bourguignons !»
« mais, il n'y a pas que le foot ! »
Il sourit, fier d'avance de ce qu'il va me dire et prononce un mot
aux sonorités enfantines « les caragouilles ! »
Avec la forme de l'accent cela me fait penser à
«grenouille, gargouille»
Il se doute bien dans le fond, que je patauge, me démenant en
tout sens, entre rosé et accent de Provence, pour trouver ses
caragouilles. Il s'en amuse et persiste en m'emportant dans ma
première galèjade.
« té, avé nous aussi ils nagent dans l'ail ! »
Des caragouilles à l'ail.
« vé, Nine, ils voyagent avec une villa ! »
« des gens du voyage ? Des vacanciers ?»
Il s’esclaffe à chacune de mes réponses, m’entraînant à rire de
moi, de lui, de nous.
« vous avez de drôle de mœurs en Bourgogne ! Vè, les
estrangers doivent être bien accueillis chez vous ! Allez zou, un
collier d'ail à l’arrivée »

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« c'est nécessaire, contre les vampires ! »
« on leur suceu leu sangue ! » et il se met à rire de plus belle, se
tapant des mains sur les genoux, en pleurant, inondant l'espace de
l’appartement de ce rire si vivant, tourbillonnant.
Communicatif. Moi aussi, je souffre des zygomatiques
subitement exploités, mes abdominaux entraînés à la course à
pied, expriment des tensions marathoniennes. Et entre mes cils des
larmes glissent.
Il passe sa main sur son visage, comme pour le lisser, et ses
traits deviennent sérieux, figés, mais le rire dans ses yeux pétille.
Il pétille trop, il me fixe, pour sûrement, jauger du résultat de ces
mots.
« les caragouilles sont des escargots et la recetteu chez nous
s'appelleu... » un pouffement « fatche de dieu ».Un rire tonitruant.
Le sérieux c'est enfui. Un hoquet de rire. Une inspiration. Une
expiration : « elleu s'appeleu la.... ».
Le sérieux ne peut plus revenir... « suce »... Un rire à éclater les
murs.
Je tente une requête :« la sauce aux caragouilles ?»
Et là ce n'est plus un rire mais un hurlement.Les yeux au ciel, il
prend tous les saints en témoin « ô bonne mère, ô Madone ! Elle
m'escagasse ! »
Devant mes larmes, il en rajoute des saints dont j'ignore le
nom, escamotés par l'accent de sa gaieté.
Pour enfin, se libérer de la souffrance que je lui inflige il sort le
nom, tant attendu, de la recette : « suçarelleu ! » en précisant :« vé
comé vous, on suce les coquilles ! »
Et je pars à nouveau dans une course aux zygomatiques,
l'imagination volant, voyageant, répondant à la sienne.
Des gens du voyage, des touristes chapeautés de bob, traînant
autour de leurs coups des colliers d'ail et sur leurs dos des
coquilles.
Des coquilles. Et là je l'emmène dans mon délire des coquilles
saint-Jacques emblématique de ma ville.
Des pèlerins.
Le bleu du ciel vire et tourne au rouge.

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Les vestiges du repas, recouvrent encore la table.
Lisant sûrement dans mes pensées, il devance mes actes,
débarrasse avec la fulgurante rapidité d'un majordome.
Je ne me sens pas la force de m'imposer, la fatigue de la
journée si rocambolesquement entamée, pèse sur mon corps.
Devançant là aussi mes pensées, il me propose de me
raccompagner à mon appartement.
En fait, il ne me raccompagne pas, il récidive sa démarche du
matin.
Hop soulevée, dans ses bras, comme une jeune fille, il
m'emporte jusqu'à chez moi ; charriant aussi, un panier plein qu'il
avait pris soin de garnir d'essentiel et de superflus.
Prévenant il m'installe sur le canapé, jambes allongées, un
coussin sous le pied bandé.
Ma location, me paraît encore plus petite avec lui à mes côtés.
Il remplit l'espace.
Libérant sur la table le contenu de son panier, nappe, verre,
eau, gâteaux, friandises et une fiche cartonnée qu'il me tend :
« ce sont mes coordonnées, n'hésitez pas à m'appeler... »
Il ne me sert pas la main, non il la dépose délicatement au
creux de la sienne, immense.
Il en baise le dessus, plonge ses yeux bleus aux nuances
métalliques, mais tellement si chaudes dans les miens et murmure
comme une caresse « A demain, ma Nine »
Quand la porte sur lui se referme, je n’entends que le vide de
son absence. Je ferme les yeux, le revoie souriant, ressentant
encore la chaleur de ses lèvres sur ma main et je glisse dans le
sommeil.
C'est le carillon aiguë de ma sonnette qui ce matin là me
réveille.
Avec ce sentiment étrange d'avoir dormi un siècle, je réalise
que j'ai passé pour la première fois de ma vie, une nuit dans un
canapé. Dans la même position où il m'avait laissé.
Je me lève, en posant par inadvertance le pied au sol, sans
douleurs, j'avance en limitant l’appui jusqu'à la porte, derrière
laquelle le visiteur semble s'impatienter, ma main se pose sur la

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poignée au même instant qu'un nouveau carillon retentit.
La porte s'ouvre, sur lui, Étienne, avec à bout de bras, un
plateau au bol de café fumant.
« Salute ! Nine ! »
Vêtu d'un costume trois pièces, il me devance dans le couloir.
« Je ne vous embête pas longtemps ! »
Il installe le plateau sur la table basse, revient vers moi, passe
son bras sous le mien.
Me guide et parle. Parle et chante « té vous avez bonne mine ce
matin... Vé la patte elle est plus folle... Té ce soir, je vous invite au
resto... »
Il ne me laisse pas l'occasion de parler, de remercier ou même
de saluer, à nouveau ma main déposée sur la sienne, à nouveau ce
regard croisé, à nouveau l'effleurement de ses lèvres et le voici
disparu, en hurlant dans le couloir « à ce soir, ma Nine ! »
Le café chaud est une merveille. La petite rose dans son
soliflore, une étincelle. Le croissant, une délicatesse.
Et lui, Étienne, une étoile filante.
Étrangement son passage éclair laisse son empreinte sur ma
journée qui se prolonge dans la rapidité et l'efficacité.
Je range, m'apprête, me mobilise.
Cette volonté de mouvement ne se heurte à aucun obstacle, les
rendez-vous radios et médecin s'alignent avec la régularité d'un
métronome.
Mon corps, ma jambe, ma cheville, n'opposent aucune
résistance.
Et dans son cabinet, le médecin est en émerveillement sur ma
faculté de récupération.
Pas de fracture, ni d'arrachement, les signes d’inflammations
disparus et aucune douleur résiduelle.
Il m'interroge, s'appliquant à découvrir les raisons de ma
fulgurante guérison et en vient à m'annoncer, je dirai
admirativement :
« vous êtes l'exemple même de l'utilité de l'exercice
physique ! »
Avant de partir, malgré une légère contention maintenue pour

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encore trois jours, il récupère la canne : « plus besoin d'assistance
technique ! Mais pour reprendre la course à pied, attendez encore
une semaine, sinon, je vous conseille vivement de profiter de nos
plages, la mer ces jours-ci se réchauffent, et marcher dans l'eau
pourrait vous être bénéfique !»
Dans le vestibule, il m'offre une poigne de main si franche
qu'elle aurait pu, sans la présence de témoins en attente, se
transformer en accolade.
Je marche dans la rue, je croise des badauds.
Des femmes revêtus des insignes de l'été.
Des robes en pétale de fleurs.
Dans une vitrine l'une d'elles attire mon attention.
Dans le reflet je l'essaye, je me souris, elle me plaît.
Et je ne résiste pas à cette tentation de me faire plaisir.
A peine entrée dans le commerce, j'en ressors avec elle,
empaquetée dans un sac.
L'air de Roy Orbison flotte dans mes oreilles.
« Pretty woman...walking down the street... »
Je suis en effervescence.
L'escalier triomphant ne m'arrête pas.
Quatre à quatre j'escalade ses marches.
A dix-huit heures je suis plus que prête.
Prête pour Étienne.
Ma robe rouge. Rouge sanguine, met en valeur mes lignes.
Les lignes de mes vingt ans.
Dans le miroir, je m'admire.
Je me sens belle, féminine.
Juste un détail me chiffonne.
Je ne vois que lui.
La bande blanche du straping.
Armée du dissolvant je fonds sa colle.
La cheville libérée je me chausse, non d'escarpins habituels
pour m'agrandir, mais de ballerines.
Plus plates et confortables.
Le regard d’Étienne à dix-neuf heures est la récompense de
mes efforts.

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Sans un mot.
Pas un seul.
Les bras ballants.
Il laisse parler ses yeux.
De bas en haut ils suivent ma robe.
Ils reviennent sur mon visage légèrement maquillé.
En redessinent les traits.
Se déposent sur l'ourlet de mes lèvres.
Visitent les courbes de mon cou.
Sondent les limites de mon décolleté.
Se plongent dans mes yeux.
Puis sa main vole vers la mienne.
Il l'emporte vers son visage.
La retourne, et là, sur l'artère radiale me confie la chaleur de
ses lèvres.
Seulement de ses lèvres, tout en continuant à me dévorer des
yeux.
Puis enfin, il me parle.
Il chante, me chante ma beauté.
Me comparant à rien, rien qui puisse exister.
Me promettant une belle soirée.
Dans l’ascenseur, nos corps se frôlent, je me sens si petite,
fragile, menue à ses côtés.
Au bas de l'immeuble, dans la rue, il m’entraîne dans un
restaurant, dont la terrasse s'ouvre sur la mer.
A l'abri d'une pergola recouverte de vignes aux premières fleurs
écloses, nous sommes installés.
Le repas se partage entre le bruit des vagues et des morceaux
choisis de nos vies.
Il porte ce soir le charme discret d'un homme raffiné.
Pas d’exubérance, ni dans son langage, ni dans sa vêture, il
semble se maintenir dans la solennité de cet instant.
De vagues réminiscences d'autres premiers rendez-vous, se
superposent sur le nous, que je forme avec lui.
Je les balaye.
Les écarte loin de mes pensées, je veux avec lui, ne pas

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m'interroger, juste profiter.
Me combler de ce regard, de ces mots, destinés rien qu'à moi.
Ce repas est porteur de doux prémices, dont je n'attends que la
suite.
La suite se précipite en bas de l'escalier, devant cet ascenseur
qui se refuse d'obéir.
Dans ses bras à nouveau, je me retrouve élevée.
Marche après marche ne me quittant pas du regard, il gravit
l'escalier.
Devant sa porte, il me pose.
Il est tout à coup intimidé.
Non pas par manque d'assurance, en lui, mais en moi, je le
sens.
Je me hisse sur la pointe des pieds, entoure mes bras autour de
son cou, et sur ses lèvres gourmandes, je dépose les miennes.
Ses mains s'enroulent autour de ma taille.
Tout contre lui il me serre.
Tout contre lui, je me love.
Il ouvre sa porte, me reprend dans ses bras et de son pied, il
referme la porte sur nous.
Je flotte sur un nuage.
Vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis cinq jours, sans
discontinuité.
Je m'enroule avec lui dans un « nous » enivrant.
Il m'entoure d'attentions de gestes tendres.
Me guide dans sa ville, ses plages.
Nettoie le sable sous mes pieds.
J'ai deux fois vingt ans.
J'ai son âge.
Je dors la nuit comme un bébé.
Le jour, je trottine, je cours, je vole après lui.
Je suis son mouvement, dans une ronde effrénée.
Nos journées s'agrémentent d'une sortie rituelle.
Celle d'une fin de matinée.
Elle est devenue, l'habitude, donnant à ce « nous » une
coutume.

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Un ancrage dans le temps.
Un moment de repos. Une halte.
Chaque midi, à l'heure de l'apéritif, c'est au bar de la plage que
nous nous rendons.
Qui n'a de plage que le nom. Face à lui, ce n'est plus elle qui
s'étend, mais une rangée d'immeubles hauts ; la masquant, ne
laissant de traces d'elle, que des échoppes où se côtoient maillots
de bains, sauts et pelles en plastiques.
Le bar, c'est un vieux bâtiment résistant aux réhabilitations,
hérité de père en fils depuis des générations. Sa terrasse est un
bout de trottoir, quelques mètres carrés deux tables et quatre
chaises.
Elle s'impose par son manque d'invitation à s'y installer, le
bitume abîmé en déclive, rend le sol instable. Son ameublement
disparate des salons de jardins en plastique terne et sale, boite en
équilibre sur des morceaux de tuile.
Pour entrer il faut pousser une porte vitrée dont le passage des
années et du climat rendent rétive l'ouverture.
A l'intérieur, on se trouve hors du temps, comme son
propriétaire.
Une alchimie spectaculaire d'un Thénardier et d'un Raimu.
Une force physique agrémentée d'un caractère, faisant osciller
les sentiments vis-à-vis de lui entre sympathie et antipathie.
On le retrouve toujours l'Emile, dit Milou, en marcel décoloré,
installé au plus loin du comptoir dans un des angles de la pièce
sans fenêtre. Attablé à une table à cartes, épave échoué d'un ancien
navire, où il joue avec des habitués à l’imprésentable belote.
Sur le son de leur accent, des bribes de mots, des répliques
échangées, j'ai l'impression d'écouter jouer Pagnol.
Des « fends le cœur », « fan de chichourle », « bonne mère »
transforment ce jeu en musée vivant.
Sur les murs le papier peint a perdu de sa parure, il n'est plus
que papier sur lequel s'ébattent punaisées, d'anciennes affiches
jaunis de publicité d'alcools oubliées ou qui n'existent plus.
Le comptoir et les meubles hétéroclites sont maintenus dans
leurs jus, hors des modes et du changement des époques.

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Le formica écaillé y rencontre le chêne et le rotin des assises.
Sur des tables au bleu passé, virant au gris, trônent ces vieux
cendriers jaunes qui m'ont toujours donné cette impression
d'hésiter entre deux formes : triangle ou cercle.
Tout le monde fume dans ce lieu, du patron aux clients, dans un
accord parfait, celui de déroger à la loi. Aux plaignants la porte est
grande ouverte sur la sortie.
Étienne aime cet endroit.
Étienne aime l’Émile.
Ses clients qui de père en fils, eux aussi, se relaient de
générations en générations.
Ils emmènent avec eux leurs « pitchoun » qui braillent et crient
en imitant leurs parents, avec un jeu de cartes.
L'heure de l'apéritif ici, devient un rite, un rite initiatique, un
rite de passage.
Un passage dans un autre temps.
Étienne aime se ressourcer dans cet étrange pavillon de
l'histoire.
Moi, moi j'ai la sensation de regarder un film.
Le sourire aux lèvres j'écoute et j'observe leurs morceaux de
quotidiens, qui de gestes et verbes en expressions imagées se
théâtralisent sous mes yeux.
Étienne se fond dans le décor, se fait acteur de galéjades où le
rire est toujours de mise, même sous de grands éclats de voix.
Des fausses colères comme des vérités déguisées.
Aujourd'hui, le « one again a fly », a inauguré notre arrivée.
Moi qui détestais le goût de l'anis, je me suis mise à le déguster
sous toutes ses recettes, avec toujours un ou deux « crachats
d'esquimaux », pour finir de le noyer.
Aujourd'hui, à la fin de mes vacances, je n'ose encore parler de
mon retour à Étienne.
Il est là, à saluer, faire le tour de ses connaissances.
Dans mon appartement que j'ai déserté, j'ai empilé mes
bagages.
Deux gros sacs de voyage.
En cuir, aussi vieux que mon fils, dont jamais je ne m'étais

14
servi.
Ces vacances étaient les premières depuis bientôt trente ans.
Mon commerce m'attend.
Mes pèlerins attendent.
Mon temps est compté.
Étienne le sait. Il a lui aussi fermé boutique pour être avec moi.
Nous sommes sur le dernier jour de notre vie commune.
Demain, demain, je serai loin.
Tout souriant il s'approche de moi, nos verres dans sa main, les
dépose sur la table.
Je me saisis du mien, je le tourne entre mes doigts, confrontant
les glaçons aux cloisons de verre.
Les faisant tinter, bruyamment.
Ils se cognent et se rapprochent comme les idées dans ma tête,
comme cette douleur au niveau de mon cœur, cette boule au
ventre.
Étienne écrase sa main sur mes doigts, de chaque mot
prononcé, il écrase de plus en plus mes doigts « profites ma
Nine... nous sommes encore aujourd'hui ! »
Entre alors, un grand échalas, malingre, chaussé de lunettes de
soleil, sans branches.
« oh ! Adieu le Gisclet » l'interpelle Emile « Qué pas ! Fatche
le gisclet t 'as sorti les bericles de star »
Tous les rires se dirigent sur ce grand corps malingre et plus
précisément sur ses lunettes.
« vé Milou ne reste pas là à me bader, file-moi un jaune ! »
« one again a fly pour le lucre» lance Émile
« arrête de m'emboucaner le patrouno ! Je ne bigle pas !
Et devant tout le monde, il retire ses lunettes, les montre à
l'assemblée « vé ! Ce sont des lunettes » en articulant et découpant
chaque syllabe il ajoute : « Mi-ni-ma-lis-tes !»
Des dix personnes assemblées dont Étienne fusent des
réflexions des plus saugrenues :
« Qué il a des oursins dans les poches ! »
« vé, il avait pas assez d'zorro pour les branches »
« qué ! Il était niasqué son opticien ! »

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« vé ! Collègue moi aussi elles sont minimalistes » ; lance un
autre, deux verres vides retournés sur ses yeux.
A chacun le gisclet répond d'un haussement d'épaules, puis
achève l'assemblée par un « moi, au moinse, je n'aurai pas les
marqueux de bronzageu ! Moi ! »
« qué, et le maillot de bain, il est mi-ni-ma-liste ! »
« il cache son vié avé l'étui d'un papou !'
et là j'entends jaillir toute la fougue d'Etienne « qué, avé le
capéo d'un bic de son minot! »
Le gisclet me regarde, regarde Etienne, se met en scène, le dos
contre le comptoir, les coudes en appui « vé, avé mon vié de mer,
Moâ ! je ne lève pas des couguars, moi ! »
Etienne ne peut pas, ne pas avoir entendu. Non, il ne peut
pas. Il ne peut pas me faire l'affront de faire semblant ! Non, je le
regarde, ses yeux sont baissés, plongés dans son verre. Il ne peut
pas ignorer le poids de mon regard. Non, il n'en a pas le droit !
Pourtant. Je ferme les yeux sur des larmes de rages, qui
commencent à affluer. Mes oreilles bourdonnent. Mes mains
tremblantes, je les cache sous la table.
Autour de nous, le silence ce fait.
J'entends Etienne écarter sa chaise, passer à mes côtés.
Repasser devant moi, emportant à bout de bras, par le col de sa
chemise, le malingre échalas, qui tente par ses poings et ses pieds
d'atteindre Étienne.
Par la porte vitrée, je vois Étienne lui balancer une paire de
gifle monumentale.
Je vois, ce que tout le monde voit, j'entends les autres rompre le
silence.
« fatche de dieu, ce qu'il se prend ce Fazzoule »
A son retour, un brouhaha l’accueille, un brouhaha de
commentaires.
« oh, fan, une paire de nifle bien méritée ! »
« de longue qu'il nous gonfle celui-là »
« vé, ce con de gisclet, quel empaffé ! »
« té, avé ses grands genres et ses petits moyens ! »
Étienne se frotte les mains, il les essuie l'une sur l'autre et

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ajoute avec toute la fierté de son acte supposé de bravoure :
« il va avoir besoin de béricles maximalistes avec les deux
yeux que je lui ai fait ! »
Aujourd'hui, aujourd'hui, j'aperçois, enfin, le gouffre qui nous
sépare.
Il s'assoit et emprisonne ma main, dans ses deux grandes mains
immenses.
je regarde mon autre main, tremblante, avec ses nœuds
articulaires exorbités, ces excroissances de la vieillesse, je regarde
les siennes, pleines, musclés, lisses.
Des mains de quarante ans sur les miennes de soixante.
Je le regarde, lui, une dernière fois.
Ma parenthèse juvénile.
Mon chant de cygne.

Aujourd'hui, aujourd'hui je sais que demain sera sans lui, sans


regrets.

Mais je reste là, sans bouger. Pendant que ma raison me torture,


mon corps souffre, appelle, hurle. Il hurle de cette boule au ventre,
ce nœud dans mon cœur, qui s'épand, se durcit.
Ancré en moi.
Il est un kyste sur mon cœur meurtri, vieux, usagé. prisonnier
de lui, Étienne.
Ais-je encore le droit de l'aimer ?

Mes yeux emplis de lui, se posent sur ses mains.


Ses mains chaudes et vibrantes.
Ses mains sous lesquelles je me suis senti si femme.
Femme.
A ce souvenir, ce nœud en moi se tend.
En moi tout est confusion autour de ça.
Mes yeux remontent la force de ses bras.
Dessinent l'abri de ses épaules.
Rattrapent ses lèvres, charnues, gourmandes.
S'effondrent dans le métal de son iris.

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J'y découvre surprise, la buée d'une larme.
Une larme dans laquelle ses prunelles bleues se chargent de
l'éclat de la mer.
Elles scintillent.
Elles m'implorent.
Elles me disent, ce que je ne veux pas comprendre.
De sa voix chaude, aux accents incontrôlés, il m'appelle :
« Ma Nineu ! j'ai besoin de t'aimer »
Je lutte... ses mots, ses yeux, la rumeur qui nous entoure.
Tout se mélange.
« Ma Nineu, l'âge n'est rien, aimer est tout »
L'âge n'est rien, mais pour la première fois de ma vie, il me
pèse.
Il est si lourd, si encombrant.
Étienne porte ma main à ses lèvres, et baise chacun des bouts
de mes doigts.
Il m'observe, me dévisage, me pénètre.
« Tu as le corps de celle que j'aime »
« Aline »
C'est la première fois qu'il prononce mon nom.
« Aline... Aline, laisse-nous du temps Aline ! Avec toi j'ai vingt
ans !»
« oui, je m'en suis rendue compte ! »
Ah ce ton sec et méchant que je prends.
Je me défends. Mais contre qui ?
« Aline... Aline, écoute-moi. »
Étienne s'approche au plus près de moi. Son visage est contre le
mien.
De cette promiscuité, il fait barrage aux autres.
Il n'y a que moi, face à lui.
« Aline... les autres on s'en fou... »
Une colère étrange s’immisce en moi, elle m'oblige à serrer les
poings, elle est sang dans ma gorge « pourquoi as-tu frappé cet
homme alors ? »
« pour toi ma Nineu, tu me l'as demandé... »
« ai-je dis cela ? »

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Ce n'est pas une question, mais plus l'expression du doute de
cet instant. Mes paroles ont-elles pu dépasser mes pensées.
Étienne me sourit, il me sourit, avec attendrissement...
« ne sens-tu pas Aline, ce lien qui nous unit, je t'entends penser,
je devine tout de toi... tu es si transparente, si entière, si vivante...
Aline... »
Je suis de mes yeux le mouvement de ses lèvres.
Mon prénom sur elles est une danse, un sourire.
Ah ses lèvres... sous elles ma peau est pêche...
« vé, ma Nineu » il murmure « ô ma Nineu, là dans tes yeux tu
m'appelles... »
Ah ce corps, ces bras, cette force.
Il glisse ses mains sur ma taille...
« tu es faite pour aimer »
Il m'attire contre lui, et là dans ce bar de la plage, au milieu des
habitués.
Là dans cet endroit, rescapé du cours du temps, il baisse son
visage, de son souffle, il me caresse.
Entre lui et moi, il n'y a plus rien.
Plus rien qu'une seconde éternelle.
« embrasse-moi ma Nineu ! »
Ce n'est ni un ordre, ni une requête, juste une évidence.
« embrasse-moi, tu es faite pour m'aimer »
Ce n'est pas un baiser, c'est au-delà. Nos lèvres se parlent,
s'écoutent, s'entendent, s’allient.
Autour de nous, des sifflements.
Les autres rient.
Les autres s'expriment.
Expriment la fougue de notre passion.
Ils sifflent, applaudissent.
Étienne à regret s'écarte de moi.
Juste quelques millimètres.
Sous les vivats qui augmentent il murmure « rentrons chez
nous ma Nineu »
Ensemble, comme un seul corps, nous nous levons.
Les chaises tombent, la table bouge, dans l’urgence de ce

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départ.
Sur le sol roule le cendrier jaune.
Ce cendrier, vide, si repu de ses contradictions.
Cercle, triangle.
Légalement inutile, illégalement utilisé.
Instrument du passé, conservé.
Maintenu hors du temps.
Sans âge, pour exister.
Comme toutes ces vieilleries que je vends dans mon commerce
du nord de la bourgogne.
Depuis trente années.
Trente ans sacrifiés.
Mes années de jeunesse laminées dans la poussière des
antiquités.
Je ne les ai pas vu passer, mais, elles, ces simples journées
animées à ses côtés, je les vis avec une telle intensité, que tout le
reste me paraît ne plus avoir lieu d'exister. C'est une parenthèse
refermée.
Avec lui, je me sens vivre.
Vivre et aimer.
Dans ses yeux je retourne.
Autour de nous, le monde tourne.
Le bruit des autres nous enroule dans notre silence.
Un silence plein de vie.
Je la sens, je l'entends, sa vie battre sur mes mains.
Je la sens, je la vois, battre sur ses tempes.
Je la lis battre sur ses lèvres.
Froncer ses sourcils.
Plisser des rides au coin de ses yeux. Entre eux.
Avec lui, je le sais, je me donne le droit de vivre ma vie.

Sur un adesiass tonitruant nous fuyons.


Au loin le Milou, dans sa voix toute émue, en ramassant le
cendrier, lance à sa turbulente assemblée « vé ce tienou de longue
qu'il l'attendait sa cabecelleu pour son toupin ! »

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