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DU COLLÈGE INTERNATIONAL
DE PHILOSOPHIE
FR A N Ç O IS BALMES
Introduction 1
Chapitre 1 - RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 11
I —Révélation de la révélation 11
La révélation de l’être com m e clé des concepts freudiens 11
R évélation et réalisation 16
II - La vérité 23
Le refoulem ent réussi et l’oubli de l’oubli 25
La vérité et l’erreur dans la révélation de l’être 30
III —Sur ce qui est au com m encem ent : l’être, le symbolique ou le réel ? 35
La méduse dans la bouche et le silence des planètes 41
A nnexe : Wesen par Fem and C am bon 50
Chapitre 2 - DU OUI ET DES NON 53
I —Avant le m onde : l’être, le réel et la réalité 54
La Bejahung et l’ouverture de l’être 59
Le réel en tiers 62
Verwerfung et Aufltossung. Forclusion et expulsion 68
II - La négation, originaire ou dérivée ? 73
III - D u signifiant primordial 86
Le signifiant primordial et la paix du soir 87
La conférence de H eidegger « D ie Sprache » 88
Le signifiant fait lever l’être 90
Chapitre 3 - DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 99
I - Prises de distance 100
La maison de torture 100
R etou r sur l’ouverture de l’être : la « R aison m édiocre » 103
U ne lecture transgressive de la différence de l’être et de l’étant 109
VI CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. On verra sur ce point notre conclusion ci-dessous, et la suite que nous y donnerons.
2. J. Lacan, « L’instance de la lettre dans ses rapports avec l’inconscient », Ecrits, Le Seuil,
1966 (référencé dans la suite du présent ouvrage : £), p. 528.
INTRODUCTION 5
1. Il faut ici mentionner le travail absolument singulier poursuivi obstinément par Anne-Lise
Stem dans son séminaire et ses interventions publiques et écrites.
2. Selon l’expression que Lacan utilise dans le texte fondateur de la « Proposition du
9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, n° 1, op. cit.
3. Cf. en particulier Heidegger, Essais et conférences, NRF, 1958, ouvrage qui comprend
notamment la conférence sur « Das Ding ».
4. J. Lacan, L ’identification, séminaire inédit, 1961-1962, séance du 6 juin 1962. Il précisera
en 1964 dans le Séminaire X I que ce qui a pu passer chez lui pour une philosophie heideggerienne
du langage n’avait valeur que de propédeutique.
Chapitre 1
1 / RÉVÉLATION DE LA RÉVÉLATION
Avec le Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, l’être fait son entrée
solennelle en nom propre, pour longtemps, dans la reformulation par
Lacan de l’expérience analytique. La référence à l’être y est omnipré
sente. Il sert à réinterpréter plusieurs concepts fondamentaux de la psy
chanalyse, et aussi bien il déconcerte la première distribution des phé
nomènes selon les trois catégories. C ’est sa nécessité tout au long de
l’enseignement de Lacan, et c’est pourquoi l’analyste ne peut se
contenter de recevoir ce mot comme s’il allait de soi.
La réinterprétation intéresse d’abord le symbolique —plus précisé
ment, la fonction de la parole. Le 3 février 1954, Lacan introduit une
dimension nouvelle dans la parole, qui représente une mutation par
rapport à « Fonction et Champ » : la parole comme révélation de l’être.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, 1953-1954, Les écrits techniques de Freud, Le Seuil, 1975,
p. 297.
12 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
qu’une certaine parole ne fut pas dite, ne pouvait pas être dite, qui allait
au fond de l’aveu, au fond de l’être. »'
— La résistance : « C ’est dans la mesure où la parole, celle qui peut
révéler le secret le plus profond de l’être de Freud, n’est pas dite, que
Freud ne peut plus s’accrocher à l’autre qu’avec les chutes de cette
parole [il s’agit de l’analyse de “Signorelli”]. Ne restent que les débris.
Le phénomène d’oubli est là, manifesté par, littéralement, la dégrada
tion de la parole dans son rapport à l’autre. » « Or —voilà où je veux en
venir à travers tous ces exemples — c’est dans la mesure où l’aveu de
l’être n’arrive pas à son terme que la parole se porte tout entière sur le
versant où elle s’accroche à l’autre. »2 II s’agit de l’autre avec un petit a, »
comme semblable, même si l’Autre grand A n’est pas encore clairement
différencié par son appellation.
— Le transfert : « C ’est dans le mouvement par où le sujet s’avoue
qu’apparaît un phénomène qui est la résistance. Quand la résistance est
trop forte, surgit le transfert. »3 La définition du transfert est donc
subordonnée à celle de la résistance : il est ici d’abord situé du côté de
la relation imaginaire à l’autre, comme résistance à l’aveu de l’être —sur
un versant principalement négatif, comme chez Freud aux origines.
Plus tard dans l’année, Lacan soulignera au contraire sa dimension sym
bolique, rendant possible la parole, justement. « Le transfert comporte
des incidences, des projections, des articulations imaginaires, mais il se
situe tout entier dans la relation symbolique. »
Dans la parole comme symbolique, Lacan a d’abord fait valoir la
dimension du pacte de la reconnaissance par rapport aux fonctions réfé
rentielles ou significatives. Parler de « révélation de l’être » —c’est donc
l’innovation du Séminaire I —, réintroduit une sorte de réfèrent : la vérité
n’est plus seulement reconnaissance. Mais ce réfèrent se situe dans une
dimension qui justement n’est pas celle du monde objectif, de la réalité
commune, mais celle de la vérité comme voilement/dévoilement - de
l’être.
La dimension de la relation à l’autre, d’abord valorisée comme
médiation symbolique dans la reconnaissance réciproque, se trouve
1. Ibid., p. 294-296.
2. Ibid., p. 59.
3. Ibid., p. 52.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE LÉTRE DANS LA PAROLE 15
Révélation et réalisation
Dans la dialectique combinatoire des trois catégories de la Confé
rence SIR, la réalisation s’applique aux trois catégories, l’imaginaire, le
symbolique et le réel lui-même. La réalisation du symbole est prise en
deux sens opposés. Positivement, c’est le départ de l’analyse,
l’investissement symbolique de l’analyste, élément nécessaire et en
même temps initium de l’illusion du transfert. L’analyste est posé
comme maître, autorité, crédité par le sujet de détenir sa vérité. Néga
tivement, la réalisation du symbole est la réduction du symbolique à la
réalité dont Reich est l’exemple extrême. La réalisation de l’image,
c’est la résistance en tant que le névrosé tend à réaliser dans l’ici et
maintenant du transfert ce qui est de l’ordre de son fantasme et que
Lacan assigne pour lors à l’imaginaire, inspiré de l’éthologie. Ce à quoi
la résistance fait obstacle, c’est la symbolisation vivante du réel. La réali
sation du réel est renvoyée au principe que, pour l’analyste, toutes les
réalités sont des réalités.
On ne retrouve nulle part ce que le Séminaire I déploie comme réa
lisation de l’être. Puis vient la véritable « santé » qui consiste à faire
reconnaître sa propre réalité, c’est-à-dire son désir. Le procès s’achève
par la réalisation du symbole. Ainsi se vérifie le fait que l’être excède et
remanie les trois catégories - qui sont dites maintenant s’inscrire dans sa
dimension, ce qui implique que l’être est plus radical qu’elles et qu’il les
conditionne.
Le procès analytique est l'accomplissement de la révélation de
l’être, et dès lors, dans la fin de l’analyse, cette révélation s’avère être
une réalisation de l’être : à mesure que la parole progresse, l’être se réa
1. La substitution de l’Autre à l’être qui apparaît d’abord comme une opération de Lacan
lui-même sera thématisée comme donnée historiale dans la grande analyse du cogito de
l’hiver 1966-1967 précisément, dans la Logique du fantasme (séminaire inédit) ; cf. notre conclu
sion. Ce qui implique en même temps que c’est alors seulement que leur distinction sera radicale
ment clarifiée dans la théorie, même s’il est posé très tôt que l’Autre n’est pas un être.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 17
1. On peut noter qu’en ce point, dans le couple réel/être, la valorisarion est exactement
inverse de celle qu’elle deviendra plus tard, à l’époque de « L’Étourdit » (qui sera : « réel » + ;
« être » —).
2. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit. , p. 298. Ici comme plus loin sauf indication contraire, dans
les textes cités, c’est nous qui soulignons.
3. Ibid., p. 298.
18 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, livre II, 30. « Accidents et essence. Homme,
retourne à ton essence, car quand passe le monde, / Disparaissent les accidents, l’essence, elle, sub
siste » (trad. Camille Jordens, Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 107).
2. On peut contester la réelle gravité de cette réference, mais on doit constater que l’idée
d’une parenté de fond entre l’expérience mystique et la fin de l’analyse est présente chez Lacan
vingt ans avant la note d ’Encore où il demande qu’on range ses Ecrits dans les écrits mystiques.
3. C’est bien le sens qui subsistera, à la fin des années 60, quand « être » fera couple et oppo
sition avec « sujet ». On verra ci-dessous, au chapitre VI, un moment de transition essentielle,
d’échange réglé entre attribution de l’être au sujet et détermination de l’objet comme être.
4. A ce sujet le lecteur non averti se reportera aux premiers paragraphes de Sein und Zeit.
Voir aussi notre présentation introductive dans l’Appendice du chapitre III.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 19
1. Voici une des occasions de noter comment certaines formules traversent l’enseignement
de Lacan alors même que tout le contexte où elles prennent sens a été transformé : que l’amour
s’adresse à l’être sera redit dans Encore.
2. Où l’on peut trouver déjà une distinction très voisine de celle qu’il développera dans Les
non-dupes errent en 1974 sur la fonction du nommer - à qui se substitue dans le cadre de la dégéné
rescence actuelle des Noms-du-Père à celle de la nomination.
3. In Scilicet, n° 1, op. cit.
4. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II, 1954-1955, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse, Le Seuil, p. 59. Cf. aussi « L’instance de la lettre » E, p. 518 et p. 526.
Je me permets de rajouter le 5 final que Lacan, pourtant pas avare de 5, a laissé manquant au
génitif Wesens aussi bien dans le séminaire que dans les Ecrits.
20 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 256. C’est quand il aura suffisamment fait valoir
cette spécificité qu’il renversera les alliances et entrera dans une critique de la philosophie et un
rejet de l’ontologie. C’est aussi à l’adresse d’un public transformé. Il ne s’agit plus seulement
d’analystes qu’il faut pousser à penser, mais du public beaucoup plus divers de l’ENS, puis de la
Faculté de droit. Une même ambivalence traverse tous ces moments, et aussi une même ambition
que la psychanalyse constitue une relève - passant ou non par une critique radicale - de la philo
sophie.
2. Le mot est, en allemand, d’un usage nettement plus courant et moins technique que sa
traduction philosophique consacrée en français, et il a d’autres significations, en particulier
manière d’être. Sa traduction en français par être est la plus juste ou inévitable au regard de l’usage
dans un certain nombre de cas (voir texte en annexe).
3. Ce Dieu mystique, dont l’être est un des noms, est peut-être moins loin de l’être tel que
l’entend Heidegger que le Dieu de l’onto-théologie métaphysique où il dénonce une confusion.
C’est ainsi que dans Le principe de raison Heidegger s’appuie longuement sur un autre distique
d’Angélus Silesius ( « La rose est sans pourquoi... » ).
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 21
1. J. Lacan, Les écrits techniques, op. cit., p. 63. L’accentuation de la scission dans le Ich freudien
entre moi imaginaire et sujet ne va pas sans un certain rejet de l’imaginaire du côté d’une forme
aliénée de l’être qui n’est pleinement corrigée qu’avec la position du nœud.
2. Aussi bien ce nom d 'inconscient, s’il sert durablement d’emblème à la rupture que repré
sente la psychanalyse, ne suffit pas à rendre compte de son expérience. C’est déjà le cas chez Freud
avec la séparation entre théorie des formations de l’inconscient, métapsychologie et théorie de la
sexualité, et plus encore avec la seconde topique, où Freud en vient à dire qu’inconscient n’a plus
qu’un sens descriptif. Chez Lacan, l’accent mis sur le réel puis la réhabilitation de l’imaginaire dans
la période borroméenne problématisent de plus en plus l’inconscient et contraignent à des réinter
prétations constantes de la thèse de l’inconscient structuré comme un langage.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 23
2 / LA VÉRITÉ
1. Il lui en fera encore hommage (même si moqueur) dans « L’Étourdit» en 1972 (op. cit.,
p. 3). « Et je reviens au sens pour rappeler la peine qu’il faut à la philosophie —la dernière à en
sauver l’honneur d’être à la page dont l’analyste fait l’absence - pour apercevoir ce qui est sa res
source à lui de tous les jours : que rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité Aléthéia =
Verborgenheit.
« Ainsi ne renié-je pas la fraternité de ce dire, puisque je ne le répète qu’à partir d’une pratique
qui, se situant d’un autre discours, le rend incontestable. »
2. C’est pourquoi le psychanalyste ne se contentera pas de la proposition : il y a de la pensée
chez Lacan. Le départ de l’analyse, qu’on le veuille ou non, c’est : il y a de la pensée chez
l’analysant. Reconnaissons cependant que nous ne faisons nous-mêmes rien d’autre ici qu’inviter
analystes et philosophes à s’intéresser à ce qu’il y a de pensée chez Lacan.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 25
1. Ibid., p. 289.
32 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Une des plus fortes présentations des trois catégories dans leur disposition terminale du
point de vue de la pensée, celle de J.-C. Milner, dans Les noms indistincts, Le Seuil, 1983, a cepen
dant recouru au « Il y a » comme première formulation du réel —dans une perspective certes pas
heideggerisante.
2. Ereignis : au sens courant, l’événement, ce qui arrive. Heidegger l’entend comme Er-eignis
—ce qui amène jusqu’à être proprement sa propriété ; ereignen c’est laisser advenir jusqu’à soi. En
ce sens, avènement serait plus proche. Mais il faut bien noter que le terme ne connaît pas chez lui
de pluriel ; on pourrait traduire : ce qui laisse advenir proprement jusqu’à soi (je reprends ici une
note des éditeurs français, dans Questions IV, op. cit., p. 51).
3. J. Lacan, RSI, 10 décembre 1974, Ornicar ?, n° 2, Navarin, p. 91. A l’époque du Sémi
naire I il dit : il n’y a rien d’impensable - et il dira longtemps que la psychanalyse se rattache au
principe « Tout le réel est rationnel ».
4. Cf. « Il [l’auteur de ces lignes, Lacan lui-même] se sait, il l’avoue, simplement réaliste *
(« De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 1, op. cit., p. 51).
5. Il est vrai là encore qu’avec le es gibt Heidegger pense atteindre un impensé y compris par
les présocratiques, Parménide nommément.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 41
l’être qui était le sien l’année précédente pour définir les concepts
analytiques.
Il sera bientôt moins prudent quant à la portée métaphysique de la
découverte freudienne. « L’instance de la lettre », deux ans plus tard,
reprend le jeu des oppositions entre l’être et l’objet, dans une formule
plus ramassée, plus ambitieuse aussi, qui s’éclaire à la lumière du texte
que nous venons de citer : « Freud par sa découverte a fait rentrer à
l’intérieur du cercle de la science cette frontière entre l’objet et l’être
qui semblait marquer sa limite. »'
Mesure-t-on bien ce qui est ici avancé ? L’événement de la psycha
nalyse dans la pensée ne serait pas moins qu’une re-disposition des rap
ports entre science et métaphysique, entre connaître et penser - penser
que Kant réfère à la raison proprement dite2, par distinction d’avec
l’entendement en fonction dans la connaissance. Non pas une nouvelle
science ou une nouvelle philosophie, mais un changement de frontière
qui ferait rentrer la pensée de l’être dans le cercle de la science. Ce
franchissement n’est pas sans rappeler l’ambition de la spéculation post
kantienne, même si son sens est inverse : non pas élever le penser à la
science, mais faire rentrer la pensée de l’être dans la science.
Une telle déclaration est de celles qui ont pu nourrir un temps
l’idée d’un Lacan scientiste ; la psychanalyse paraît ici être à la fois
science et philosophie, et pour ce, une métascience, si je puis dire
—façon d’entendre Lacan qui est certes insoutenable au vu d’une lec
ture plus attentive. Sur cette question de la position de la psychanalyse
par rapport à la science et à la philosophie, Lacan a beaucoup évolué
après « L’instance de la lettre », et ce qu’il dit de l’être est un index de
cette évolution.
Mais il ne s’agit pas seulement ici des rapports entre psychanalyse,
science et philosophie. Le même passage qui définit l’être, en opposi
1. J. Lacan, « L’Instance de la lettre », E, p. 526-527. Exemple significatif d’un passage des
Écrits pratiquement inintelligible sans passer par le séminaire correspondant ; la pensée du sémi
naire peut paraître plus modeste et plus ajustée, mais elle assume un peu légèrement la scientificité
de la psychanalyse. D’autre part, le même écrit reprend l’opposition de l’être et de l’objet : « Ou
plutôt ce cela qu’il nous propose d’atteindre, n’est pas cela qui puisse être l’objet d’une connais
sance, mais cela, ne le dit-il pas, qui fait mon être et dont il nous apprend que je témoigne autant
et plus dans mes caprices, dans mes aberrations, dans mes phobies et dans mes fétiches, que dans
mon personnage vaguement policé » (p. 526).
2. D’où le sens précis du sous-titre de cet écrit « La raison depuis Freud ».
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L'ÊTRE DANS LA PAROLE 45
le placer du côté de l’être chez Heidegger, sans qu’on puisse non plus
l’inscrire simplement au registre de l’étant.
Le 12 mai 1955 il y a une grande discussion sur le réel, en particu
lier avec Pontalis, qui renâcle et trouve qu’on le néglige trop. D ’abord,
à un certain Durandin qui proteste lui aussi, arguant que la réalité est
bien quelque chose avant d’être nommée, Lacan répond : « Elle est
innommable. » Réponse ambiguë, admirable pirouette. Elle pourrait
vouloir dire : en tant qu’innommable, c’est comme rien —position si
l’on veut hégélienne, celle qui ressort de la critique de la certitude sen
sible dans la Phénoménologie de l’esprit ; mais si on l’entend au sens où,
ici, « réalité » occupe la place de ce qui sera le réel, c’est l’impossible —à
dire ; c’est Vétrangeté radicale du réel et du symbolique l’un par rapport à
l’autre qui est posée.
Comment s’articulent être, réel et symbolique dans la discussion
avec Pontalis ? Lacan montre que ce n’est pas au niveau d’une réalité
réaliste, au sens du réalisme pragmatique, que se joue le drame du sujet.
Il se joue, dit-il, au niveau du « surgissement du symbole »', « au niveau
où la présence est connotée sur le fond de son inexistence possible ».
C ’est donc une réalité soumise au symbolique, au langage. Il précise
qu’ « il n’est pas du tout question de dire que le réel n’existait pas avant.
Mais rien n’en surgit qui soit efficace dans le champ du sujet »2. Il est
clair que sur cette absence de fonction subjective du réel, Lacan chan
gera du tout au tout. La position du réel antérieur au symbolique serait
donc un impératif - de non-idéalisme sans doute —, d’où la nécessité
d’en distinguer le réel de la triade R /S /I que posait le Séminaire I.
Lacan passe alors de la question de la réalité pour le sujet à celle de
la réalité du sujet. « Le sujet en tant qu’il existe, qu’il se maintient dans
l’existence, qu’il se pose la question de son existence, le sujet avec qui
vous dialoguez dans l’analyse et que vous guérissez par l’art de la parole,
sa réalité essentielle se tient à la jonction de la réalité et de l’apparition
des tables de présence. »3 De la corrélation entre sujet et question de
l’existence, Lacan fera bientôt une définition ontologique du sujet : il est
la question de son existence articulée dans l’inconscient —c’est-à-dire
1. Ibid., p. 256.
2. Ibid.
3. Ibid.
RÉVÉLATION ET RÉALISATION DE L’ÊTRE DANS LA PAROLE 47
la même place, c’est une des raisons qui font qu’elles ne parlent pas. »'
Le réel se définit de ce qu’il ne parle pas, en quoi il s’oppose absolu
ment à l’être heideggerien, qui est ce qui suscite la parole et s’y mani
feste, fût-ce dans le plus inaccessible retrait. Le réel n’est en rien origine
du symbolique. « Il ne faudrait pas croire que les symboles soient effec
tivement venus du réel. »2 En même temps, l’analyse de ce réel se pré
sente dans un langage d’être ( « elles sont ce qu’elles sont » ), un être
plein, identique à soi-même, qui paraît alors plus sartrien que heideg
gerien puisqu’il est essentiellement sans logos. Mais ce qui est ici
reconnu dans les étoiles est aussi la « première » définition du réel en
tant qu’il est en jeu dans l’expérience analytique : ce qui revient tou
jours à la même place —principe de la répétition.
Cependant, la suite complique le schéma : pourquoi les planètes ne
parlent-elles pas ? Parce qu’on les a fait taire, après les avoir au contraire
fait parler. Elles parlaient au temps où elles étaient des dieux. Les avoir
définitivement réduites au silence est attribué par Lacan à Newton,
avec l’invention du champ unifié : « O n ne sait jamais ce qui peut arri
ver avec une réalité, jusqu’au moment où on l’a réduite définitivement
à s’inscrire dans un langage. »3 « Tout ce qui entre dans le champ unifié
ne parlera plus jamais parce que ce sont des réalités complètement
réduites au langage. »4 L’important, analytiquement, c’est la disjonction
radicale entre langage et parole qui va s’imposer dans la théorie du
symbolique.
Là où, en 1955, Lacan dit langage, il dira plus rigoureusement plus
tard lettre. Il parlera alors de loger un savoir dans le réel. Le sens de
l’événement, Newton sera sensiblement modifié quand Lacan mon
trera le scandale que représente la théorie de la gravitation au regard de
l’étendue cartésienne, en épinglant la question que pose cette théorie
aux contemporains : comment les planètes peuvent-elles savoir, ce que
suppose la théorie, la masse et la distance qui les lient réciproque
ment5 ? Mais ce qui intéresse ici le plus la question du réel est le
1. Ibid., p. 278.
2. Ibid., p. 279.
3. Ibid., p. 280.
4. Ibid.
5. Cf. J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », in Scilicet, n° 1, op. cit. ; Séminaire X IV ,
1'^06-1967, La Logique du fantasme (inédit), 18 janvier 1967 ; « Radiophonie », in Scilicet, n° 2/3.
50 CE QUE LACAN DIT DE L’Ê TR£ (1953-1960)
ANNEXE
W esen
loppe » toutes. E t constatons d ’em blée que, spécialem ent dans les tournures du type
« das W esen de ceci ou de cela », W esen est d’u n usage beaucoup plus courant en alle
m and que le m ot français « essence », censé lui correspondre. C ’est u n cas fréquent,
voire régulier, c ’est u n fait reconnu et établi que la plupart des concepts philosophiques
et théoriques sont en allemand des m ots pris dans la langue courante et sim plem ent les
tés d ’un usage spécifique. Leurs équivalents français sont la plupart du tem ps des m ots
« savants », « fabriqués » to u t exprès et coupés de la langue usuelle. O n peut rem arquer
par exem ple que, dans sa traduction de L ’hom m e sans qualités , Philippe Jaccottet rend
souvent W esen par « nature » (de ceci ou de cela), sans doute parce que, dans un texte
littéraire, le m o t « essence » déconcerterait le lecteur français par sa « théoricité ».
E n allemand, le verbe « être » (sein) fonctionne sur la base de trois racines. « E s » est
par exem ple attestée par les formes sein, sind, etc., et se retrouve à l’évidence en latin.
U ne autre racine com m ence par la consonne b : bin, bist, laquelle correspond a u /la tin ,
par exem ple attesté d ans/«!. Enfin, on trouve la racine d o n t est issu W esen dans la
form e w ar du prétérit et dans la form e gewesen du participe II (correspondant en gros au
français été).
E n fait, cette troisièm e racine était, par exem ple en m oyen-haut-allem and, un
verbe à part entière, signifiant égalem ent « être », d o n t l ’infinitif était wesen, et dont la
conjugaison était com plète. Le K luge prend soin de préciser q u ’il existe entre wesen et
ililS W esen le m êm e rapport q u ’entre leben (vivre) et das Leben (la vie), c’est-à-dire que
i es deux substantifs ne sont pas, malgré les apparences, des « infinitifs substantivés »,
mais des substantifs sim plem ent identiques aux infinitifs correspondants. A utrem ent dit :
1I1K Leben signifie bien « la vie » et n o n « le vivre ». E n revanche, das Sein ne p eu t avoir
valeur, lui, que d ’infinitif substantivé, ce qui lui interdit en particulier de désigner « un
être ».
O n peut rem arquer que H eidegger, dans ses écrits, a remis à l’h o n n eu r le verbe
livsen, q u ’il utilise en particulier à l’indicatif présent. E t il est intéressant de n o te r alors
i|lic le verbe währen, qui signifie « durer » et qui existe toujours en allemand m oderne,
m êm e si son usage est plutôt rare, est étym ologiquem ent le duratif de wesen. (O n passe
(1*1111 verbe à l’autre par rhotacisme.) W ähren est surtout attesté dans l’allemand actuel par
le m ot während, qui est une préposition, signifiant « pendant », et est à l’origine le parti
cipe I du verbe. Précisons encore que c’est wesen qui intervient dans la form ation des
mots anwesend, abwesend, A nw esenheit, A bw esenheit, respectivem ent : présent, absent,
présence, absence. Mais l ’allemand dispose par ailleurs d ’une large palette p o u r expri
m er la n otion de « présence »...
Q u an t à la sém antique, les sens « prem iers » de W esen sont d’après le K luge : séjour,
ménage, m anière de vivre, qualité, situation. Ces sens convergent - à cela nulle sur
prime - avec les diverses acceptions du verbe wesen en m oyen-haut-allem and, telles
i|il'ellcs sont consignées par le L exer : rester, s’attarder, séjourner, être, être présent, être
Ü, exister, avoir consistance, durer, arriver (à quelqu’un). O n est tenté de récapituler
i e» diverses significations en disant que wesen semble avoir exprim é l’être en tant q u ’il
rut r.ipporté à l’espace et au tem ps, ou, p o u r form uler les choses de m anière encore plus
rjm.issée : l’être-en-situation, 1’ « habiter ». T o u t cela perm et de spécifier la significa
tion île wesen par rapport à celle de sin (sein) ; il semble en particulier que wesen n ’ait pu
52 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
fonctionner com m e copule. P eut-être p o urrait-on m éditer sur le fait que le verbe sein
semble ne pas avoir connu, « dans sa racine », de formes passées...
E n tout état de cause, les significations aduelles de das W esen seraient les suivantes.
(L’ordre dans lequel nous les donnons n ’obéit à aucune « hiérarchie » ou logique parti
culières.) O n trouve, bien sûr, le sens d ’ « essence », m oyennant les ajustements que
nous avons formulés dans notre prem ier paragraphe. Le m ot peut signifier « être », mais
p lutôt au sens d ’un « étant » particulier, par exem ple dans le com posé : Lebewesen =
(un) être vivant. C om m e deuxièm e élém ent de m ots composés, il peut désigner égale
m en t un ensemble concret : par exem ple, Bildungswesen = ensemble des institutions
culturelles (d’u n pays donné). D a s A nw esen désigne une « propriété foncière ». O n peut
n oter l’idiom e : sein W esen treiben, qui signifie : faire des siennes, hanter (un lieu).
Enfin, appliqué à une personne particulière, W esen peut dénoter sa singularité et se traduira
alors par « m anière d ’être ». O n dira par exem ple : ich mag ihr W esen = j ’aim e sa
m anière d’être.
Sa « m anière d ’être » : n ’est-ce pas là 1’ « essentiel » d ’une personne ? M anière de
dire par quoi serait suggéré l’essentiel décentrement du sujet hum ain, qui — il faudrait
m ettre des guillemets partout, souligner chaque m ot —ne p eut être que dans un rapport
à l ’essentiel. Mais cela n ’est lisible à son tour que dans la traduction française...
L ’objet de ce long parcours exploratoire dans la langue était de perm ettre
d ’entendre adéquatem ent la form ulation freudienne : der K ern unseres W esens. R evenant
p o u r finir à notre p o in t de départ, nous proposerions de la traduire par : le noyau de ce
que nous sommes.
Afin de situer l’usage que Freud fait du m ot W esen, voici quelques exemples tirés
des Conférences d ’introduction d la psychanalyse (la pagination renvoie au tom e X I des
G esam m elte Werke) :
— 207 : das kleine W esen = le petit être (enfant d o n t la m ort a été souhaité par son
père) ;
— 229 : das W esen des Traum es = l’essence du rêve ;
— 271 : sie entschuldigt und vergrößert sein W esen in ihrer Phantasie = elle excuse et
grandit sa m anière d ’être dans son im agination (il s’agit d ’une fem m e qui dénie
l’impuissance de son mari par une action obsessionnelle) ;
— 393 : m it dem eigentüm lichen W esen der N ervösen = avec la singulière m anière
d ’être des malades nerveux ;
— 399 : die K rankheit... benim m t... sich... w ie ein selbständiges W esen = la maladie
se com porte com m e u n être autonom e.
N B . — N ous avons puisé nos inform ations étym ologiques dans le Etymologisches
Wörterbuch de Kluge. N ous avons consulté aussi le M ittelhochdeutsches Wörterbuch de
Lexer.
C h ap itre 2
1. Ce chapitre a pour point de départ une communication faite au Colloque Actualité des
dimensions freudiennes publiée dans le recueil qui porte ce même intitulé en 1993 sous le titre
« Lunettes heideggeriennes ».
2. Distinction qui restera flottante dans l’usage terminologique de Lacan pendant plusieurs
années encore, alors même que la différence des concepts aura été posée.
54 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)
1 / AVANT LE M OND E :
L’ÊTRE, LE RÉEL ET LA RÉALITÉ
N otre lecture est d’abord centrée autour du texte des Écrits intitulé
« R éponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Vemeinung ». Il y a
donc plus de deux personnages dans cette scène textuelle, puisque,
outre Lacan et Heidegger, il y a Freud dont on com m ente le texte
« D ie Vemeinung »' ; Hyppolite, « prem ier lecteur » qui sert de média
teur, nullem ent accessoire, et derrière lui Hegel. Mais c’est Heidegger
qui est ici décisif p o u r notre propos.
Le texte des Écrits qui porte ce titre « Réponse au commentaire de
Jean Hyppolite » est la rédaction, en 1956, d’une séance du séminaire
Les écrits techniques de 1953-1954. Nous nous appuierons principale
m ent sur cette version des Écrits, qui est parue dans le n° 1 de la revue
La psychanalyse. Dans ce même num éro, dont la parution intervient par
conséquent au milieu de l’année du séminaire Les psychoses, figure la
traduction par Lacan de l’article « Logos » de Heidegger, traduction
autorisée par ce dernier. Lacan, dans cette version écrite de la
« R éponse », se réfère de façon privilégiée à un texte de Heidegger, la
Lettre sur l ’humanisme à Jean Beaufret, parue en France en 1947.
E n 1956, Lacan se rallie explicitement à la nouvelle interprétation de
Heidegger proposée par ce dernier contre les lectures humanistes,
anthropologisantes, de Sein und Z eit2 et spécifiquement contre
l’existentialisme.
d’outil à disjoindre le réel et que cela comporte la renonciation « à toute connaissance de l’être et
même de l’étant ». Ces réponses sont manifestement contemporaines dans leur rédaction du texte
qui nous occupe. Elle vérifient l’équation faite alors par Lacan entre l’être et le symbolique.
1. « Ainsi donc Freud, dans ce court texte, comme dans l’ensemble de son œuvre, se montre
tics en avance sur son époque, et bien loin d’être en reste avec les aspects les plus récents de la
réflexion philosophique. Ce n’est pas qu’il anticipe en rien sur le moderne développement de la
ppnsée de l’existence. Mais la dite pensée n’est que la parade qui décèle chez les uns, recouvre
pour les autres les contrecoups plus ou moins bien compris d’une méditation de l’être, qui va à
i nntester toute la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’être et
île l’étant » (E , p. 382).
2. « O r on ne peut manquer d’être frappé par ce qui transparaît constamment dans l’œuvre
iU* Freud d’une proximité de ces problèmes, qui laisse à penser que des références répétées aux
présocratiques (...) [témoignent] bien d’une appréhension proprement métaphysique de problè
mes par lui actualisés » (E , p. 382-383).
56 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)
dication qu’il a “trouvé” cela mêm e où son essence habite. C ’est seule
m ent à partir de cet habiter qu’il “a” le langage qui garde à son essence
le caractère extatique. Se tenir dans l’éclaircie de l’Etre, c’est ce que
j ’appelle l’ek-sistence de l’hom me. Seul l’hom m e a en propre cette
manière d’être. »'
Langage et pensée sont décentrés par rapport à la conception hum a
niste qui les réfère au sujet pensant, et sont rapportés au contraire à
l’Être : « La pensée est la pensée de l’Etre. Le génitif a double sens. La
pensée est de l’Ëtre, en tant qu’advenue par l’Être, elle appartient à
l’Etre. La pensée est en m êm e temps pensée de l’Etre en tant
q u’appartenant à l’Être elle est à l’écoute de l’Être. »2 O n voit là un jeu
sur le génitif que Lacan reprendra à propos de l’Autre dans la formule
« désir de l’Autre ». « L’hom m e, dit Heidegger, n ’est pas le maître de
l’étant », selon la déterm ination du sujet de la métaphysique depuis
Descartes, « mais le berger de l’Etre »’. « Berger » veut dire qu’en tant
qu’il parle, l’hom m e est en proie à quelque chose qui le dépasse radica
lem ent en dignité et qui lui est en m êm e temps confié : « Ce qui est
essentiel n ’est pas l’hom m e, mais l’Etre comme dimension de
l’extatique de l’ek-sistence. »4
La fonction du langage, saisi toujours plus, à l’époque du règne de
la technique, com m e au service de la dom ination de l’étant, nous dissi
mule et nous fait perdre son essence, à savoir qu’il est la maison de la
vérité de l’être. Toujours d ’abord l’hom m e s’en tient d’abord à l’étant.
C et oubli n ’est pas prim airement le fait d’une faute ou d’une négli
gence ontologique commise par l’hom m e, il est, dirions-nous, de
structure, ou comme dit Heidegger, le fait de l’être lui-m êm e qui se
retire en sa manifestation ; car « Le langage est la venue à la fois éclair
cissante et célante de l’Etre lui-m êm e. »5
« L’ouverture » - term e repris par Lacan - est ce qui constitue la
dignité essentielle de l’être hum ain en tant que D asein, être-là, être-le-
)à de l’Etre. C ’est le fait que l’hom m e se tient dans la dimension exta
tique de la vérité de l’être, ce qui constitue son ek-sistence. « L’hom m e
1. Ibid., p. 57.
2. Ibid., p. 35.
3. Ibid., p. 109.
4. Ibid., p. 85.
5. Ibid., p. 65.
58 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ibid., p. 131.
2. L’interprétation précise de cette différence de niveau au regard du problème de la néga
tion recèle pourtant une difficulté redoutable sur laquelle nous revenons plus loin.
3. « La fonction du jugement a pour l’essentiel, deux décisions à prendre. A une chose elle
doit attribuer ou refuser une propriété, et à une représentation elle doit reconnaître ou contester
l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé, pouvant, à l’origine, avoir été
bonne ou mauvaise, inutile ou nocive. / Exprimé dans le langage des plus anciennes motions pul
sionnelles, orales : ceci, je veux le manger ou je veux le cracher, et en poursuivant la transposi
tion : ceci, je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure de moi. Donc ce doit être en moi ou en
dehors de moi. Le moi-plaisir originel veut, comme je l’ai développé en un autre endroit, intro-
jecter en lui tout le bon, jeter hors de lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se
trouve au dehors est pour lui tout d’abord identique », Freud, Die Vemeinung, La dénégation, § 5,
trad. Thèves et This, p. 19, Le Coq Héron, n° 8, 1982.
4. E, p. 382.
DU OU I ET DES N O N 59
I ]■:, p. 383.
H, p. 383.
I. 1!, p. 387.
-I, Cf. supra, chap. 1. Toutefois, la définition de celui-ci comme dernier mot inaccessible
♦km l'expérience permet aussi la lecture comme refoulé originaire proprement dit.
62 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Le réel en tiers
1. Notons une difficulté majeure de ce texte : de quoi est-il question, en effet ? De l’entrée
d’un sujet dans le langage, ou de l’inscription première des signifiants qui seront les siens, qui vont
commander son destin dans la répétition ? Toute la logique du texte porte vers la première hypo
thèse. Mais la distinction n’est pas faite. Cette difficulté devient spécialement intense lorsque,
comme Lacan y invite dans le séminaire Les psychoses, on tente d’inscrire Bejahung et Verwerfung
dans l’appareil psychique tel que le présente la lettre à Fliess dite 52. La lecture plus proprement
clinique, centrée non pas sur l’entrée dans le langage en général et la constitution de la réalité,
mais sur le marquage du sujet par des expériences spécifiques, élaborées par le sujet en signes de
perception (W Z), puis représentations de choses (les), puis représentations de mots (Pcs-Cs) paraît
beaucoup plus féconde.
2. Sans doute cette difficulté ne trouve-t-elle à proprement parler une solution que dans la
note de 1966 au schéma R (Ecrits, p. 553-554, n. 1).
DU OUI ET DES N O N 63
1. E , p. 388.
i . /i, p. 389.
», E, p. 389.
4. Il s’agit maintenant de l’hallucination clinique effective, et non de celle que Freud sup-
punt* comme ce à quoi tend l’appareil psychique livré au seul principe de plaisir.
5. E , p. 389.
64 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
paradoxe qui pose que le dehors-dehors (réel) soit déjà dans le dehors-
dedans (réalité) ? C ’est ici qu’une topologie du signifiant subvertit déjà
la topique de la représentation. La représentation n ’est pas simplement
doublure. La mise dehors du réel, son expulsion, le rend étranger à la
représentation. Ce qui veut dire que la part réelle de l’objet jo u e sa
partie sans se soucier ni du principe de plaisir ni du principe de réa
lité — et c’est bien ce qui se passe dans l’hallucination, qui est ce que
Lacan vise à penser ici.
La réalité est « à l’intérieur de la représentation », ici nettem ent
assignée comme imaginaire. Le réel, par contre, est radicalement exté
rieur au sujet, pas simplement m aintenant au sens de l’antériorité, mais •
au sens de l’expulsé (et/ou retranché, alternative non indifférente, nous
allons le voir). C ’est là le sens proprem ent analytique du réel comme
hors symbolique, ce qui résiste à la symbolisation, et ce qui en constitue
le reste irréductible, le rejeté. Mais cet extérieur est aussi bien présent
dans « la réalité »'. La relation est ici inversée, c’est le m onde « exté
rieur » qui est construit dans le réel. Le m onde dit extérieur est juste
m ent la part du réel qui ne l’est pas radicalement (extérieure), en tant
qu’il est représenté, soumis à la reproduction dans la représentation.
Est-ce donc le réel qui est dans la réalité, ou encore « derrière », ou
bien la réalité — m onde extérieur — qui est « dans le réel », réel qui
cerne et déborde de toutes parts cette réalité — prêt à la submerger ?
C ette double inclusion appelle certes une topologie. D ’autre part, une
difficulté centrale de toute cette lecture porte sur le terme de « repré
sentation » (Vorstellung) que Lacan reprend de Freud. Les Vorstellungen
sont-elles imaginaires, reproduisant la perception comme il l’écrit ici,
ou mise en signifiant, com m e l’implique le terme même de symbolisa
tion ? La distinction ne paraît pas faite.
Si la symbolisation est l’ouverture de l’être, le réel est l’étranger à
cette dimension de l’être. O r une telle étrangeté ne peut être assimilée
au recel, à la dissimulation, à l'oubli de l’être, qui chez Heidegger sont
1. Il est à noter que l’idée de la présence du réel dans la réalité se retrouvera dans un temps
ultérieur quand le réel sera défini comme l’impossible à partir de l’échec démontré d’une symboli
sation logique. Ainsi, dans « Radiophonie », à quelques lignes de distance, la structure sera-t-elle
définie comme présence dans le réel des formules des relations et comme présence de ces mêmes
formules dans la réalité, sans nulle confusion, car la tâche du savoir est de cerner dans la réalité ce
qu’il y a de réel, à le démontrer comme impossible.
DU O UI ET DES N O N 65
Mais le sujet n ’éprouvera pas u n sentim ent m oins convaincant à se h eu rter au sym
bole q u ’il a à l’origine retranché de sa Bejahung. C ar ce symbole ne rentre pas p o u r
autant dans l’imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprem ent n ’existe
pas ; et c’est com m e tel q u ’il ek-siste, car rien n ’existe que sur un fond supposé
d ’absence. R ie n n ’existe q u ’en tant q u ’il n ’existe pas.
Aussi bien est-ce ce qui apparaît dans notre exemple. Le contenu de
l’hallucination1 si massivem ent sym bolique, y doit son apparition dans le réel à ce
qu’il n ’existe pas p o u r le sujet2.
I. Rappelons que l’exemple clinique sur lequel Lacan s’appuie est l’hallucination du doigt
tulipe de l'homme aux loups.
R, p. 392.
66 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Ce que le sujet rencontre, c’est un sym bole. Ce n ’est pas un pur réel.
C e point indique assez clairement que la Venveifung porte sur du sym
bolique « déjà-là », qui n ’est pas assumé. Il y a équivoque cependant :
ce symbolique déjà-là est-il à l’extérieur au sens du perçu ? Est-ce au
niveau des signes de perception, Wahrnehmungszeichen, premier niveau
de symbolisation interne dans le sujet (si l’on peut dire) ?
Le sujet rencontre ce symbole dans le réel. Q u ’est-ce à dire ? Ce
symbole n ’appartient-il pas à la représentation imaginaire-symbolique
du sujet ? L’homm e aux loups voit son doigt coupé. Les psychotiques
entendent leurs voix, fut-ce dans leurs genoux. D e quel droit ces repré
sentations sont-elles assignées comme réelles à la différence des autres ?
C ’est qu’elles échappent aux coordonnées spatio-temporelles de la
représentation. Elles sont hors-temps, non-liées aux autres.
Mais n ’introduit-on pas ici une représentation spéciale du réel,
contradictoire avec sa définition com m e l’exclu de la représentation qui
le fait, de droit, indicible, innommable, im-perceptible ? N e peut-on
objecter que le réel reste intégré aux coordonnées de l’expérience —et
en ce sens de la réalité ?
« Le contenu de l’hallucination si massivement symbolique, y doit
son apparition dans le réel à ce qu’il n ’existe pas pour le sujet. » Le réel,
ici, ne se réduit évidem m ent pas au perçu : le perçu n ’est pas en soi
rejeté, il rentre dans la représentation ; il n ’existe pas pour le sujet, et
c’est précisément ainsi qu’il « ek-siste ». L’ek-sistence (R) est un mode
radicalement différent de l’existence. L’existence (S) ne se dessine que
sur fond d’absence, d’inexistence possible (rien n ’existe que ce qui
n ’existe pas). L’ek-sistence n ’étant pas symbolisée n ’a pas non plus ce
fond d ’absence, d’où le fait qu’elle donne heu à certitude (sans alterna
tive) et non à croyance, toujours doublée de doute. Leurs voix, ce n ’est
pas que les psychotiques y croient, ils les croient.
O n pourrait donc com prendre ce passage en opposant l’ek-sistence
com m e mode de donation du réel, distinct du couple exister / ne pas
exister, caractéristique de ce qui est symbolisé. Le symbolisé n ’existe
que sur fond d ’inexistence (symbolique). Cependant, il y a une ambi
guïté qui complique les choses : l’inexistence semble prise en deux sens
opposés, attribuée à la fois au symbolique en tant que fondant la réalité,
l’existence du symbolisé, et au réel en tant que soustrait à la symbolisa
tion. Le principe « R ien n ’existe qu’en tant qu’il n ’existe pas » est d’une
DU OUI ET DES N O N 67
I, Cf. notre analyse du séminaire Les écrits techniques, ci-dessus chap. 1, partie III.
formule qui, dans la psychose, s’applique à l’hallucination, mais dont Lacan a précisé plus
Uhl t|n'clle valait pour des phénomènes qui se présentent hors de la psychose, la forclusion du
Ntitit (lu- Père n’étant pas la seule.
y J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil,
232.
68 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ces difficultés sont liées au fait qu’il s’agit de penser l’origine. Le sujet (que Lacan fait ici
venir à la place du Ich freudien) est-il antérieur au signifiant ? La doctrine posera bientôt claire
ment le contraire. Mais que deviennent dès lors Bejahung et Aufîtossung, opérations qui préfigurent
le jugement clairement attribuées à un sujet qui en est l’agent ? Quand Lacan dit dans le séminaire
Les psychoses que ce qu’il développe a tous les caractères d’un mythe, on peut entendre qu’il est
conscient que c’est conforme à la structure des mythes d’origine qui présupposent ce qu’ils sont
censés faire apparaître (il notera d’ailleurs ce trait dans de longs développements sur les mythes,
l’année suivante). C ’est un mythe, oui, mais indispensable, Lacan l’assume sans hésiter - ce qui
montre bien qu’il ne peut se passer de penser l’originaire, justement quand il est question de struc
ture, comme c’est le cas ici. L’ambiguïté entre le sujet effet de signifiant et un sujet originaire qui
serait source se trouve encore dans le séminaire même qui élabore la formule : le signifiant repré
sente un sujet pour un autre signifiant, à savoir le séminaire L'identification. En effet le trait unaire y
est introduit, entre autres, par un mythe d’origine où le sujet se constitue comme effet de marque
en effaçant la trace, puis en marquant la trace effacée.
2. Ainsi : «... se heurter au symbole qu’il a à l’origine retranché de sa symbolisation. »
3. Dans les Écrits, la « Question préliminaire » le posera sans ambiguïté : « C ’est donc austl
sur le signifiant que porte la Bejahung primordiale » (E , p. 558). Ce donc signale bien un éclaircisse
ment qui tranche dans une ambiguïté antérieure.
DU OUI ET DES N O N 69
I ). Lacan, Le séminaire, Livre III, 1955-1956, Les psychoses, Le Seuil, 1981, p. 95. Voir
iW m ilili' îles p. 94-99.
IM il.
70 CE QUE LACAN DIT DE L’Ê TR£ (1953-1960)
1. « ...YAufitossung aus dem Ich, l’expulsion hors du sujet. C’est cette dernière qui constitue le
réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation » (E, p. 388).
2. Ainsi par exemple : « Le procès dont il s’agit sous le nom de Venverfung (...) c’est exacte
ment ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé... » (E,
p. 387).
3. En réponse à une question, Lacan précisera dans le Sinthome qu’il y a bien d’autres Venver
fung que celle du Nom-du-père qui est, dira-t-il alors, quelque chose d’assez léger ; mais, ajoute-t-il,
« Nous n’en sommes pas là. » Cependant, au cours de son enseignement il a utilisé fréquemment ce
tenue de forclusion pour d’autres forclusions, en particulier en relation avec la science. Ainsi la for
clusion par la science de « la Chose » (séminaire L ’éthique) ; forclusion par la science de la vérité
comme cause ( « La science et la vérité » ) ; la forclusion de l’être par l’institution du cogito (sémi
naire La logique dufantasme (inédit), janvier 1967) ; forclusion de l’effet sujet du langage par la science
(i b i d 24 avril 1967), etc.
4. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 171.
DU OUI ET DES N O N 71
celui d’un prem ier corps de signifiant. C ’est à l’intérieur de ce corps pri
mordial que Freud suppose se constituer le m onde de la réalité, com m e
déjà ponctué, déjà structuré en termes de signifiants (...). »’ Ce premier
corps de signifiant, c’est l’Autre com m e Autre du langage, qui m an
quait dans la réponse à Hyppolite. Il reprend cependant : « Il y a dans la
dialectique de Freud une première division du bon et du mauvais qui
ne peut se concevoir que si nous l’interprétons comme rejet d’un signi
fiant primordial. » C ette formulation tranche dans l’ambiguïté de la
réponse à Hyppolite concernant ce qui est rejeté : réel, ou symbolique
qui devient réel par ce rejet. Mais expulsion et forclusion paraissent
alors unifiées au profit de la forclusion... C e qui apparaît ici c’est la
source freudienne de la difficulté. Le mêm e jugem ent d’attribution,
partage du bon et du mauvais donne lieu à deux négations dont les ter
mes sont présents dans le texte freudien. Mais le travail de Lacan sur la
psychose, armé des catégories du symbolique, de l’imaginaire et du
réel, en fait deux opérations distinctes. Il ne peut y avoir de correspon
dance term e à terme. Il reste qu’on a une seule affirmation, la Bejahung,
pour deux négations, YAufttossung et la Vem etfung.
Il ajoute sans hésiter : « Ce que je vous explique là a tous les caractè
res du mythe. »2 P our penser l’originaire, et c’est nécessaire, le m ythe est
incontournable. Le reconnaître est im portant, car sinon on va faire de la
Verwerfung un procès em piriquem ent repérable, ce qui donne Heu à des
spéculations parfois séduisantes, mais incertaines et dangereusement nor
matives, dans la clinique aussi bien, sur les vertus et les défauts des pères.
Cela nous m ettrait sur la voie d ’une troisième ambiguïté, qui
concerne le réel. De quel réel est-il question ? S’agit-il du réel « en
général », de celui dans lequel le discours de la physique aura à loger un
savoir, ou bien plutôt de ce qui va constituer le réel propre pour un
sujet, la jouissance en tant que radicalement perdue ? Ce réel com m e
cœur exclu du symbolique, Lacan en fera la théorie détaillée, mais seu
lement dans le séminaire sur L ’E thique de la psychanalyse. Ce sera
¡’invention de D as D in g ', résultat d’un m ontage complexe à partir de
différents éléments du texte freudien, en particulier L ’Esquisse.
1. Ib id .
2. Ibid.
3. Cf. infra, chap. 7.
72 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Cf. J- Lacan, Le moi, op. cit., séance du 25 mai 1955 et notre commentaire à la fin du cha
pitre précédent.
2. E, p. 388. En fait cette ambiguïté concernant le réel sera encore présente à propos de Das
Ding même dans le Séminaire VII : « elle est, cette Chose, ce qui du réel —entendez ici un réel que nous
n’avons pas encore à limiter, le réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel auquel il
a affaire comme lui étant extérieur - ce qui du réel primordial, dirons-nous pâtit (bâtit) du signifiant »,
Le Séminaire, Livre VII, 1959-1960, L'Ethique, Le Seuil, 1986, p. 142. Mais : « La Chose est ce qui
du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant,
du fait même qu’il est soumis à ce que Freud appelle le principe du plaisir et dont il est clair je
l’espère que ce n’est pas autre chose que la dominance du signifiant - je dis le véritable principe de
plaisir tel qu’il joue dans Freud. En somme c’est de l’incidence du signifiant sur le réel psychique
qu’il s’agit», ibid., p. 161. Cette équivoque ne sera levée que nettement plus tard, quand Lacan
parlera explicitement de plusieurs réels : non seulement le réel ne fait pas tout, il n’est pas un, mais
il n’y a que « des bouts de réel ».
DU OUI ET DES N O N 73
2 / LA NÉGATION,
O R IG IN A IR E O U DÉRIVÉE ?
mule qui en fait l’analogue formel de la Vetwerfung qui est un tel jugement qui condamne et
rejette, mais justement au niveau primitif de la « négation », celui où n’existe pas encore le sym
bole de la négation. L’équivalence « au regard de l’aveu » serait à faire entre la dénégation,
manière d’avouer en disant non, qui se situe au niveau du discours armé du symbole de la néga
tion, par rapport à ce type de négation sans symbole, façon d’inscrire sous forme niée, que cons
titue le refoulement. Le déjugement, de son côté, est un jugement qui condamne et rejette, mais
au niveau du discours Pcs-Cs, et non pas au niveau des premières inscriptions (Wz) comme c’est
le cas de la Verwerfung.
C ’est donc une analogie ; mais le déjugement (Verurteilung) succède au refoulement, pas à la
Vcnverfung :
négation avec rejet dans le discours,
symbole (discours) avec négation
Vern. _ Verurt
Verdgg Vwf
négation rejet
sans symbole sans symbole.
1. Freud, D ie Verneinung, op. cit., § 4, p. 13.
2. Ibid., § 8, p. 19.
3. Jean Hyppolite, « Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud », in Jacques Lacan,
lïcrits, op. cit., p. 884.
76 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. E, p. 382.
2. Les deux termes affirmation et négation sont présentés comme remplaçant l’instinct
d’unification d’une part, celui de destruction de l’autre, dit Hyppolite. Mais il souligne qu’il y a
une dissyniétrie entre affirmation et négation : « Derrière l’affirmation qu'est-ce qu’il y a ? Il y a la
Vereinigung qui est Eros. Derrière la dénégation (attention la dénégation intellectuelle sera quelque
chose en plus) qu’y-a-t-il donc ? L’apparition ici d’un symbole fondamentalement dissymétrique.
L’affirmation primordiale, ce n’est rien d’autre qu’affirmer. Mais nier c’est plus que vouloir
détruire. Le procès qui y mène, qu’on traduit par rejet sans que Freud use ici du terme de Verwer
fung, est accentué plus fortement encore, puisqu’il y met Außtossung qui signifie expulsion » (E ,
p. 883).
3. E, p. 382.
DU OUI ET DES N O N 77
1. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 80. Dans le séminaire Les Psychoses, Lacan disait : « Dans le
champ problématique des phénomènes de la Verneinung, il se produit des phénomènes qui doivent
provenir d’une chute de niveau [cette expression revient avec l’insistance d’un signifiant], du passage
d’un registre dans un autre, et qui se manifestent curieusement avec le caractère du nié et du désa
voué - c’est posé comme n’étant pas existant » (p. 176). La négation apparaît donc ici dans la tra
duction d’un niveau d’inscription à un autre. « C’est là une propriété très première du langage,
puisque le symbole est comme tel connotation de la présence et de l’absence. » Cette dernière
phrase permet de conclure que la négation joue dès la première mise en signes que constituent les
Wahrnehmungszeichen (ce qui relativiserait l’importance de la correction de la version du Seuil
signalée plus haut).
2. Ibid., p. 80.
DU OUI ET DES NON 81
1. Ainsi, par exemple : « Le procès dont il s’agit sous le nom de Verwerfung... c’est exacte
ment ce qui s’oppose à la Bejahung primaire et constitue comme tel ce qui est expulsé. (...) La Ver
werfung donc a coupé court à toute manifestation de l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la Bejahung
que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa racine, et qui n’est
rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la
révélation de l’être, ou pour employer le langage de Heidegger soit laissé-être » (E , p. 387).
2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 168.
82 C I QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. J.-P. Gaillard dans une intervention à la journée des cartels de l’EFP d’avril 1975 repro
duite dans Les Lettres de YEFP, n° 18, p. 92 et s. témoigne qu’il a rencontré les mêmes difficultés
que nous concluait en ce sens. « C ’est ce procès d’expulsion, dont résulte directement la dénéga
tion, qui autorise l’introduction dans le champ du signifiant, et la Bejahung (affirmation) pour être
primaire, n’en est pas moins seconde, puisque dans l’identique elle ne fait que retour infiniment
raté. / Le primaire nous le voyons n’est pas forcément premier » (loc. cit., p. 94). Mais on n’en finit
pas de redoubler l’origine : celle-ci, en effet, n’est pas non plus l’expulsion. J.-P. Gaillard continue
en effet : « Quant à l’originaire il est de l’ordre de la castration... Il est possible donc, que ce temps
d’expulsion que j ’ai nommé forclusion-une, produise en quelque sorte un redoublement de la cas
tration originaire. » Ce redoublement est-il bien nécessaire ? A-t-il pour sens clinique de rendre
compte du fait que les psychotiques sont malgré tout pris dans le langage ? La forclusion du Nom-
du-Père n’interdit-elle pas de poser la castration à l’origine du langage. N ’est-ce pas là que, si la
prise des psychotiques dans le langage implique que pour eux aussi quelque chose est perdu de ce
fait, il faudrait regarder du côté de la privation telle que le séminaire L ’identification en fait la condi
tion originaire du sujet ?
DU OUI ET DES N O N 83
1. E, p. 388.
2. Par exemple dans la « Question préliminaire » : « C ’est donc aussi sur le signifiant que
porte la Bejahung primordiale, et d’autres textes permettent de le reconnaître, et nommément la
lettre 52 de la correspondance avec Fliess, où il est expressément isolé en tant que terme d’une
perception originelle sous le nom de signe, Zeichen. La Verwetfung sera donc tenue par nous pour
forclusion du signifiant » (E , p. 558).
3. Voir par exemple : Les psychoses, op. cit., 21 mars 1956, p. 204 ; L ’éthique, op. cit. ;
16 décembre 1959, p. 80 (à propos de la forclusion). « Mais n ’oubliez pas que nous avons affaire
au système des Wahmehmungszeichen, des signes de perception, c’est-à-dire au système premier des
DU OUI ET DES N O N 87
Laissant donc ici à l’état de piste ouverte le raccord que fait ici
Lacan avec la métapsychologie freudienne, nous en venons à la façon
dont il introduit pour son compte directem ent ce qu’il appelle le signi
fiant primordial, qui est directem ent articulé pour lui à la position de
l’être.
Nous retrouvons la fonction du signifiant —ici du signifiant plutôt
que de la parole —com m e révélation de l ’être, non pas au sens seulement
de l’être du sujet, mais de l’être en général, au sens de ce que dit
l’article « Logos » de Heidegger, dont Lacan publie la traduction en
mêm e temps que la « R éponse » : « Q uand on pense ce qui est dénom
m er (onoma) à partir du legein, on voit que ce n ’est rien qui soit porter
une signification à l’expression, mais bien de laisser se présenter au-
devant dans la clarté quelque chose qui s’y lève en tant que c’est
nom m é. »'
Cette dimension-là de ce qu’est la révélation de l’être par le Logos
selon Heidegger est tout à fait présente chez Lacan. O n en trouve le
commentaire le plus articulé dans le morceau de bravoure du séminaire
des Psychoses sur « la paix du soir » (suivie, nous allons le voir, de quel
ques autres phénom ènes célestes). N ous pouvons y découvrir com m ent
l ’être a servi à poser les bases de la doctrine du signifiant. C e passage sur
la paix du soir s’éclaire d’être mis en parallèle avec la conférence de
Heidegger traduite sous le titre « La parole »2 —mais le m ot allemand est
D ie Sprache qui veut aussi bien dire « le langage » ou « la langue », et ne
com porte pas spécifiquement l’idée d ’énonciation, ce qui nous autorise
à l’entendre du côté du signifiant en tant que tel.
signifiants, à la synchronie primitive du système signifiant » ; ce rapport est repris dans le Sémi
naire XI, Les quatre concepts, op. cit., et le Séminaire XVIII, D 'un discours qui ne serait pas du semblant.
Une réaffirmation aussi constante devrait faire soupçonner qu’il y a quelque forçage, voire erreur
dans la thèse qui veut rompre toute attache du signifiant lacanien avec la trace, quand pour
l’établir on est obligé de supposer que Lacan s’est trompé en rattachant - obstinément, nous le
voyons —son signifiant au niveau Wz de Freud.
1. Heidegger, « Logos » (trad. Lacan), in La psychanalyse, n° 1, op. cit., p. 76.
2. Heidegger in Acheminement vers la parole, trad. J. Beaufret ; W. Brokmeier ; F. Fédier,
NRF, 1976, p. 11-39.
88 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Il est d’ailleurs frappant que le vers auquel Heidegger donne la vedette dans son commen
taire dise « la douleur pétrifia le seuil », ce qui ne peut manquer de rappeler l’évocation périodique
par Lacan de la douleur des pierres (cf. L'éthique, op. cit., p. 71).
2. Heidegger, Acheminement..., op. cit., p. 16. On trouve ici le thème du langage comme
habitat que Lacan n’abandonnera jamais ; voir par exemple « L’Étourdit », où il le reprend de
façon répétée, même si c’est dans des formulations ironiques ou ludiques, Encore, etc.
DU OUI ET DES N O N 89
vant n ’était pas appelé. Mais appelant à venir, l’appel a d’avance fait
appel à ce qu’il appelle. Dans quelle direction ? Au loin, là où séjourne,
encore absent, l’appelé. »' Il y a donc à distinguer deux présences : « Ils
[tout ce qui est appelé] viennent en présence dans l’appel. Pourtant ils
ne viennent aucunem ent prendre place parmi ce qui est là, ici et main
tenant, dans cette salle. »2 II s’agit d ’une présence « plus haute ». « Il y a,
dans l’appel même, un site qui est non moins appelé. C ’est le site pou r la
venue des choses, présence logée au cœur de l’absence3. C ’est à une telle venue
que l’appel qui les nom m e dit aux choses de venir. »4 Ces deux présen
ces se laissent assez bien déchiffrer dans notre langage lacanien d’une
part com m e présence en tant que réalité (celle de l’ici-maintenant),
d ’autre part comme la présence dans la dimension de l’Autre : la pré
sence plus haute, logée au cœ ur de l’absence. Le site de cette autre pré
sence que désigne Heidegger, c ’est bien pour nous l’Autre, la dimen
sion de l’Autre.
Q u ’est-ce qui, étant nom m é, est appelé à la présence ? Les choses ;
le m onde comme cadre des quatre - la terre, le ciel, les mortels, le
divin : en tant que cadre, le m onde n ’est rien d’étant, ni la totalité de
l’étant, il est plutôt un nom de l’être ; nom m ée enfin la différence des
choses et du monde, c’est-à-dire la différence de l’être et de l’étant5.
1. Ibid., p. 23.
2. Ibid., p. 23.
3. On peut voir dans ce thème de la présence sur fond d’absence un raccord avec la négation
inhérente au langage développée au point précédent. Mais à condition d’y ajouter que le propre
de la psychanalyse serait l’équation : présence perdue = jouissance.
4. Ibid., p. 23.
5. Voir Heidegger, Acheminement..., op. cit., p. 34 où la Dif-férence est commentée à partir du
vers « la douleur pétrifia le seuil ». « L’intimité, monde et chose, se déploie dans le Dis- de l’entre-
deux, dans la Dif-férence. » Celle-ci n’est ni concept générique de toute les différences — elle est
unique ; ni médiation après coup entre monde et choses ; ni relation/distinction établie par notre
représentation. « La dif-férence est tout au plus Dimension pour monde et chose. » (p. 29). « La
Dif-férence est ce qui enjoint. La dif-férence, à partir d’elle-même, rassemble les deux en les
appelant à venir dans le déchirement qu’elle est elle-même » (p. 33).
DU O UI ET DES N O N 91
1. L’expression « signifiant dans le réel » sera reprise l’année suivante dans le séminaire La
relation d ’objet (décembre 1956). Il semble qu’entre temps elle ait changé de sens, ou plutôt de
réfèrent. Car si dans Les psychoses il s’agit de la constitution du rapport du langage au réel « exté
rieur », dans le Séminaire IV, le réel en question sera le Es, le réel pulsionnel primordial, auquel
l’analyste a affaire au début - mais il est vrai que Lacan dit que ce Es est dans la nature, donc
dehors, par rapport à un sujet quelconque, au même titre presque que la paix du soir ou le jour.
Inversement, ces derniers préparent la levée d’un autre soleil, à savoir le Nom-du-Père. Cette
expression « signifiant dans le réel » sera à nouveau reprise dans le séminaire L ’identification avec
une portée encore différente. Lacan s’y livre à une torsion de la topique freudienne, non plus celle
de la lettre 52, mais celle de l’article « L’inconscient », pour montrer que le préconscient est
dehors, et que là se trouve ce que Freud nomme les représentations de mot. D’où le fait que dans
la psychose (Lacan ne tire pas explicitement cette conclusion), ces représentations de mots seront
disponibles alors même que manquent les représentations de choses, l’inscription inconsciente des
signifiants. - Bel exemple du piège que constitue chez Lacan la récurrence de formules identiques
dont le sens change à chaque occurrence.
2. «Je ne voudrais pas faire un discours trop philosophique, mais vous montrer par exemple
ce que je veux dire quand je vous dis que le discours vise essentiellement quelque chose pour
lequel nous n’avons pas d’autre terme que l’être » (Les psychoses, op. cit., p. 155).
92 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. îbid., p. 156.
2. Cette prudence philosophique (ou cette adhérence métaphysique ?) est explicite : « Sans
trancher sur le fond ce qu’il en est du rapport du signifiant en tant que signifiant de langage, avec
quelque chose qui sans lui ne serait jamais nommé, il est sensible que moins nous l’articulons,
moins nous parlons, et plus il nous parle » (Les psychoses, op. cit., p. 156-157). La conclusion de
l’analyse ( « signifiant dans le réel » ) maintient cette incertitude : « Nous ne saurons jamais, dans la
parfaite ambiguïté où il subsiste, ce qu’il doit au mariage avec le discours. »
DU O UI ET DES N O N 93
1. Ibid., p. 169.
2. Ibid., p. 168.
3. Ibid., p. 170.
4. Nous avons souligné plus haut que Lacan a précisé qu’il s’agit du dedans et du dehors qui
ne sont ni ceux d’un corps ni d’une doublure psychique, mais d’un corps de signifiant, lequel
déjoue les deux « dedans/dehors » prénommés.
DU OUI ET DES N O N 95
1. Cf. F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, Freud et Moïse, Écritures du père 2, Érès, 1997.
C h ap itre 3
De l’être et de FAutre
1 / PRISES DE DISTANCE
N ous trouvons déjà dans la suite du Séminaire III les traces d’un dia
logue avec Heidegger qui se poursuit par-delà la publication du texte
de la « Réponse à Hyppolite », et déjà dans le sens d’une démarcation.
N ous allons la considérer de plus près, selon trois directions : 1 / Le
thèm e de l’habitation du langage ; 2 / Le thèm e de l’ouverture de
l’être ; 3 / U n usage subversif de la différence de l’être et de l’étant.
La maison de torture
sur le devant de la scène, c’est le langage qui parle tout seul : «... à voix
haute, dans son bruit et sa fureur, comme aussi dans sa neutralité ? Si le
névrosé habite le langage, le psychotique est habité, possédé, par le
langage »'.
Le rapprochement des deux textes est instructif. Il confirme que
ce que le premier désignait comm e « l’expérience freudienne » est
avant tout la psychose. Mais, à partir d’elle, Lacan tranche pour
l’hom m e en général, dans la présentation condensée de la première
formulation.
A bien la considérer, cette phrase indique très précisément la ligne
de partage qui va se creuser entre psychanalyse et philosophie de l’être.
Pour faire un saut dans le temps, le terme de parlêtre, prom u par Lacan à
la fin de son enseignement, véhicule la m êm e proxim ité et le même
écart : ce terme peut passer pour une invention digne de faire pendant
au D aseiti heideggerien com m e nouvelle appellation ontologique de
l’hom m e, et tel est bien le sens de cette « forgerie ». La pensée de l’être
et la psychanalyse s’accordent pour penser que l’être humain est subor
donné au langage, et non pas son maître. Mais pour le philosophe, ceci
veut dire que le langage est la maison de l’être. Le langage est révéla
tion-dissimulation de l’être - mêm e si la dissimulation, le retrait sont
plus accentués par le Heidegger de la deuxième période ; même si la
catastrophe qui se jo u e com m e destin de la technique en tant
qu’éloignem ent de l’être, règne de la métaphysique, arraisonnement
(G estell), appartient au destin de l’être lui-m ême.
P our la psychanalyse, com m e le dit Lacan en 1975 en Italie, parlêtre
veut dire qu’il y a un animal sur lequel le langage est tom bé2 ;
l’élaboration analytique consiste à mesurer ce q u ’il advient ; toute la pro
blématique de la jouissance sera dans cette ligne de l’hom m e pris et tor
turé par le langage, de la corrélation, en particulier, entre langage et non
rapport sexuel3. Q ue devient alors la dimension de révélation dont Lacan
s’exaltait encore dans les années cinquante1 ? Il n ’y a d’être, dit Lacan jus
qu’à la fin, que du fait du langage. Cela s’accorde avec l’analyse de H ei
degger dans Achem inem ent vers la parole : c’est le m ot qui donne l’être.
Mais, d ’une part, la dimension que l’expérience analytique semble faire
prévaloir, est bien celle de la perte d’être (de jouissance) qui échoit au par
lant du fait du langage —perte structurale avant d’être peut-être aussi his
toríale ; d ’autre part, Lacan en viendra à ironiser : les parlêtres se croient
des êtres du fait d’être parlants, rien n ’est moins assuré.
1. Eile se divise entre savoir et vérité, cette dernière étant pour une part dépréciée à cause de
son rapport à la jouissance et à la castration —ce qui apparaît en 1970, dans L ’envers de la psychana
lyse et dans « Radiophonie ».
2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 333-334.
104 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ibid.
2. ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 105
1. Ibid.
2. Ibid.
106 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
plus les m ettre trop haut, on peut donner à notre expérience l’accent
juste de ce que j ’appelle raison médiocre. »
La modestie, en mêm e temps que la fermeté de l’écart ici posé
entre psychanalyse et philosophie, sont particulièrem ent précieuses.
Dans leur discrétion —et nous allons voir tout de suite que la m odéra
tion ici pratiquée n ’est pas définitive —, elles situent au plus juste, sinon
en toute clarté, ce qui est en cause : un pas grand-chose qui est en
m êm e temps un abîme, de nature éthique, ce qui se marque dans
l’accent mis sur l’énonciation. Le discours de la philosophie est un peu
trop solennel, un peu trop général aussi, et cela fait un m onde. Lacan
retrouve ici l’inspiration la plus proche du dissentiment de Freud à
l’égard de la philosophie en tant que conception du m onde.
Plusieurs points m éritent d’être soulignés :
— La psychanalyse « n ’est assurément en rien fermée au côté radi
calement questionneur et questionnable de la position humaine ». Le
rapport de l’essence de la réalité hum aine à la question, c’est bien par là
que Lacan va le plus explicitement continuer d’articuler la construction
analytique à la philosophie de l’être, que ce soit dans « L’instance de la
lettre » ou dans la « Q uestion préliminaire » ou encore « La signification
du phallus ».
— En termes conceptuels, le décalage s’écrit com m e la substitution
du term e de béance à celui d ’ouverture, substitution qui se fait ici sans
être soulignée. Elle indique pourtant une faille, si l’on peut dire, qui ne
fera que grandir : le terme « d ’ouverture » est dans le discours philoso
phique ici évoqué, foncièrem ent positivé. Celui de « béances » oriente
vers une autre évaluation, celle des dysharmonies qu’aucune logodicée
ne viendra racheter.
Le vocabulaire du manque ou de la perte va prévaloir dans la psy
chanalyse sur celui de l’ouverture pour désigner ces béances. Et tout
l’usage du vocabulaire de l’être va s’en trouver radicalement déplacé
par rapport à la période où nous nous trouvons. A nous d ’en approfon
dir les raisons1.
1. Sur ce sujet de l’abord propre à la psychanalyse des béances, il y aurait lieu de remarquer à
quel point par exemple le terme de castration, dont la psychanalyse ne saurait se passer, reste un
sujet de scandale, scandale qui veut parfois se donner des airs de dérision, pour les philosophes, si
informés de psychanalyse soient-ils.
DE L'ÊTRE ET DE L’AUTRE 107
1. E, p. 552.
2. Il est vrai que, dans les années soixante-dix, Lacan réunifiera toutes les béances sous
l’énoncé : « Il n’y a pas rapport sexuel. » Comme celui-ci est corrélé au fait même de la prise du
parlêtre dans le langage, on peut dire que c’est la réponse lacanienne précise à l’ouverture de
l’être : ce à quoi ouvre le langage a pour corrélat, non pas tant d’abord la dissimulation de la vérité
(sur laquelle pourtant Lacan ne revient pas), que, plus radicalement, l’impossible du rapport
sexuel. Version « froide » (surtout quand le ressassement fait perdre à ce dire sa puissance énoncia-
tive) de la « torture » évoquée plus haut. Mais Lacan renâclera alors contre ce genre d’énoncés,
sans s’en priver pour autant, y pointant trop de « conception du monde ».
108 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
U ne lecture transgressive
de la différence de l ’être et de l ’étant
1. Pour une analyse plus détaillée voir F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, op. cit.
2. Par la suite, Lacan distinguera nettement tradition juive et tradition chrétienne. Il rejettera
du même coup la traduction du Èhyèh asherèhyèh par «Je suis celui qui suis » comme trop ontolo
gique.
3. « Réfléchissez au Je suis de Je suis celui qui suis. C ’est bien là ce qui fait le caractère problé
matique de la relation à l’Autre dans la tradition qui est la nôtre » (Les psychoses, op. cit., p. 324-
325).
110 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
S’il s’en écarte, ce n ’est pas pour autant qu’il cesse encore de l’utiliser.
A cet égard, le texte que nous venons de citer est porteur de l’ambiguïté
la plus grande : dans la lecture qu’il en donne, il déplace, voire dénature
la différence de l’être et de l’étant ; mais en même temps dans cette mise
1. Il est vrai que Gilson, dont Lacan finira par dire beaucoup plus tard ce qu’il lui doit, utili
sera aussi cette terminologie à d’autres fins que Heidegger, pour démêler le rapport de saint Tho
mas à Aristote. Mais c’est dans une conférence de 1972 (cf. L'être et l ’essence, Paris, Vrin, 1981,
appendice 1).
2. Ce qui n’empêchera pas, par ailleurs, une certaine consonnance entre les développements
lacaniens sur les effets dévastateurs du discours de la science et ceux de Heidegger sur le règne de
la technique. A ceci près que Lacan met au centre de ces effets (dans la « Proposition du
9 octobre 1967 ») la ségrégation et les camps de concentration.
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 111
en place du grand Autre, l’être, dans sa différence d’avec l’étant est une
voie d’accès, m êm e si elle est conjuguée avec d’autres références que
l’orthodoxie heideggerienne estime incompatibles.
C ’est bien cette tendance à confondre l’être et l’Autre que
« L’instance de la lettre » va porter à son maximum.
L’invocation de l’être est m ultiplem ent répétée dans « L’instance de
la lettre », plus sans doute qu’en aucun autre texte. Il n ’est pas sûr pour
autant que ce soit sur la question le texte le plus éclairant : notons par
exemple que ce texte ne fait pratiquem ent pas m ention du réel (et ne
formule donc rien sur le rapport de l’être au réel) qui nous a paru être
un, voire le, point crucial ; c’est bien pourquoi la « Réponse à H yppo-
lite » était en un sens plus significative à nos yeux.
Mais c’est aussi le texte des Ecrits qui donne l’élaboration la plus
poussée de la m étaphore et de la métonym ie, et il est à noter qu’il m ar
tèle leur articulation à l'être en des formules destinées à durer.
La question du sujet
sur le fait qu’il ne s’agit nullem ent d’une question purem ent théorique
qui porterait sur le statut théorique du sujet et serait réservée au phi
losophe. Au contraire : la question de l’existence, que le philosophe
cultive spéculativement, la psychanalyse dém ontre que le névrosé
l’articule avec sa chair. « Q ue la question de son existence baigne le
sujet, le supporte et l’envahisse, voire le déchire de toutes parts, c’est
ce dont les tensions, les suspens, les fantasmes que l’analyste rencontre
lui tém oignent. »'
« L’instance de la lettre » attribue la question à la névrose : « La
névrose est une question que l’être pose pour le sujet. » La « Question
préliminaire » donne au propos sa plus grande généralité en l’attribuant
au sujet, en l’inscrivant dans la structure même, schéma L, puis
schéma R . Mais déjà le Sém inaire I I I donnait une articulation précise
des deux présentations : « Chaque névrose reproduit un cycle particu
lier dans l’ordre du signifiant sur le fond de la question que pose le rapport
de l ’hom m e au signifiant comme tel. »2
Ce qui im porte ici le plus pour notre propos, c’est comment la
question situe le nouage entre le sujet et l’Autre, alors que chez Heideg
ger elle noue le D asein et l’être. Selon la formulation de « L’instance »,
c’est l ’être qui pose la question. Q uel être ? La formule de Lacan peut
passer pour énigmatique, voire évasive : « Il s’agit ici de cet être qui
n ’apparaît que l’éclair d’un instant dans le vide du verbe être... » En fait,
cette formule est une glose fidèle de Heidegger, chez qui on trouvera
des thèmes analogues aussi bien dans S ein u n d Z e it que dans l’Introduc
tion à la m étaphysique 3. La question est de l ’être comme dirait Heidegger,
au double sens du génitif objectif et subjectif : l’être pose la question, il
est aussi ce qui est en question.
Le sujet n ’est pas l’auteur de la question ; celle-ci ne se pose pas
devant lui, c’est-à-dire que ce n ’est pas lui qui la pose dans la dim en
sion de la pensée de l’objet de pensé.
... et j ’ai dit q u ’il [l’être] pose sa question p o u r le sujet. Q u ’est-ce à dire ? Il, elle
n ’est pas ce q u ’il se représente et maîtrise dans sa représentation, ne la pose pas
d eva n t le sujet, puisque le sujet ne p eut venir à la place où il la pose, mais il la pose
1. E , p. 549.
2. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p 202,
3. Heidegger, Introduction à la métaphysique, NRF, 1967, p. 46-47.
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 113
C ’est ce qui touche à la place qui est le plus complexe. Lacan joue
ici sur le langage en opérant un glissement de l’équivoque du « pour »
en français à celle du « à la place de », puis à celle du « avec ». Jeu sur le
p o u r : l’être pose sa question pour le sujet veut dire à la fois que le sujet
est le destinataire sinon le bénéficiaire de la question (c’est lui qu’elle
concerne), et que la question est posée en son lieu et place. « A la place
de », à son tour, signifie à la fois que c’est sa place, et qu’à cette place
sienne c’est un autre qui le remplace : à cette place où la question se
pose, dit le texte, le sujet ne peut venir2. C ’est le principe de
l’excentricité à soi-même du sujet3. Q u ’est-ce à dire ? Le texte nous
éclaire en reprenant deux pages plus loin : « Ce qui pense ainsi à ma
place est-il un autre sujet ?» A quoi la réponse sera l’Autre, grand A. La
place où le sujet ne peut venir et d’où se pose pour lui la question est
donc la place de l’Autre.
Laissons un m om ent en suspens les problèmes que pose cette rela
tion de l’Autre à l’être — s’agit-il d ’une substitution, d ’une superposi
tion, d’une fusion ou d’une confusion ? Considérons d ’abord ceci : il y
a une certaine hom ologie de structure, tout à fait consciente chez
Lacan ici, entre la relation du sujet à l’A utre/être, d’une part, et la rela
tion du D asein et de l’être chez Heidegger, d’autre part4.
E n vertu de cette articulation entre être du D asein et sens de l’être
en général, on voit bien com m ent ce qui concerne l ’être du sujet, que
Lacan propose de déchiffrer com m e question de l ’existence, c’est-à-dire
com m e D asein, peut intéresser la question de l’être au sens plein et fort
du terme.
P our reprendre le couple du Sém inaire I, la réalisation de l’être
1. E, p. 520.
2. Q u’il n’y puisse venir est l’amorce d’une définition du sujet comme manque à sa place,
comme exclu de la chaîne qui sera radicalisée, d’où viendra la formule du sujet représenté par un
signifiant pour un autre signifiant. A quoi il faut ajouter que c’est dans l’Autre même que manque
le signifiant qui serait celui du sujet.
3. Cf. E, p. 524.
4. Nous invitons ici le lecteur qui ignore le début de Sein und Zeit à se reporter à l’appendice
du présent chapitre avant de poursuivre.
114 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
M étaphore et m étonym ie :
l ’être, un ou d eu x ?
1. Cf. par exemple Heidegger, « L’époque des conceptions du monde » (y compris les
« compléments »), in Chemins qui ne mènent nulle part, NR.F, 1962.
2. La clinique de la jouissance fera elle aussi appel à l’être, mais à nouveaux frais —non pas du
côté de la question de l’être, mais du côté de la substance. On verra alors Lacan opérer une sorte de
retour à Aristote comme interlocuteur philosophique.
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 115
1. E , p. 528.
2. La dualité que nous évoquons ici n’est plus celle de l’existentiel et de l’existential.
3. E, p. 515.
116 e u QUIi l ACAN DIT DU l.'ÛTIUi (I *>5.1-1%»)
quand nous nous apercevrons que dans le séminaire L e désir et son inter
prétation, deux ans après « L’instance de la lettre » donc, Lacan définit le
désir comme m étonym ie non pas du m anque à être, mais de l ’être, hésitation
entre le plus et le moins qui peut troubler nos évidences précipitées.
C om m e opération signifiante, la métonym ie, pour Lacan, est la
connexion d’un signifiant à un autre, « c’est la connexion du signifiant
nu signifiant, qui perm et l’élision par quoi le signifiant installe le
manque de l’être dans la relation d’objet, en se servant de la valeur de
renvoi de la signification... »'. Cette connexion perm et l’élision : éli
sion de quoi ? S’agit-il de l’élision du signifié ? En un sens, on dirait
m ieux : élision de l’objet, justem ent, autrem ent dit du réfèrent, terme
de fait élidé par Lacan2 dans sa reprise de la linguistique saussurienne. Il
n ’y a pas de réfèrent, puisque celui-ci a été absorbé dans le signifiant
lui-m êm e (point d’arrêt, signifiant dans le réel). La métonym ie, c ’est le
glissement mêm e d’un signifiant à un autre comme principe de cons
truction de la chaîne, qui engendre un renvoi perpétuel de la significa
tion, dès lors fuyante, insaisissable, « peu de sens ».
Q ue le réfèrent a été absorbé par le signifiant, c’est ce que nous
donnaient à lire les textes du séminaire L es psychoses, avec l’expression
« signifiant dans le réel » rapprochée de la thèse selon laquelle la réalité
est d’emblée marquée de la néantisation symbolique. Mais est-ce bien
encore le cas ? Dans le séminaire L a relation d ’objet, contem porain de la
rédaction de « L’instance de la lettre », par « le signifié » Lacan nous
invite à entendre les besoins, les tendances, le flux libidinal, à la limite
la vie3. C e réfèrent est absorbé délibérém ent dans la notion de signifié
(c’est-à-dire assimilé à ce qu’il devient com m e désir sous l’effet du lan
gage) dans la mesure où, de ce que ce serait comme réel avant le lan
gage, il n ’y a rien à savoir. C ’est cette thèse que vient justifier la com
paraison avec l’usine hydroélectrique : l’énergie, en tant que donnée
dans la nature, ne com pte pour ainsi dire pas, même si on ne peut la
nier absolument. L’énergie ne vaut com m e énergie que prise dans des
1. E, p. 515.
2. Cela est d’autant plus notable et assuré que, plus tard, il réintroduira le réfèrent. Cf. par
exemple « Ce qui caractérise, au niveau de la distinction signifiant/signifié le rapport du signifié à ce
qui est là comme tiers indispensable, à savoir le réfèrent, c’est proprement que le signifié le rate. Le
collimateur ne fonctionne pas » (Le Séminaire, Livre X X , 1972-1973, Encore, Le Seuil, 1975, p. 23).
3. La relation d ’objet, op. cit., voir Leçon du 5 décembre 1956.
118 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Il nous paraît que la problématique de das Ditig prend le contre-pied de cette position. On
remarquera que Lacan définit la Chose comme hors signifié - et non comme hors signifiant. C ’est
qu’elle est ce réfèrent que, dans La relation d ’objet, Lacan absorbait précisément dans le signifié.
C ’est aussi pourquoi nous verrons un usage de la problématique ontologique tout différent dans ce
séminaire.
2. T. Lacan, La relation d ’objet, op. cit., p. 48.
3. E , p. 622.
4. « L’instance de la lettre » est produite l’année du Séminaire sur La relation d'objet.
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 119
L ’être et V A utre
1. Cf. chap. 5.
2. Trompeuse évidence, disions-nous : c’est ce dont Lacan s’avisera en janvier 1968 dans le
séminaire L ’acte (1967-1968, inédit) : il y a un tour de passe-passe entre manque et perte.
3. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 65.
120 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)
Le second, l’A utre absolu, est celui auquel nous nous adressons au-delà de ce sem
blable, celui que nous sommes forcés d ’adm ettre au-delà de la relation du mirage,
celui qui accepte ou qui se refuse en face de nous, celui qui à l’occasion nous
1. « (...) l’Autre est donc le lieu où se constitue le je qui parle avec celui qui entend. (...)
Dire que l’Autre est le lieu où se constitue celui qui parle avec celui qui écoute est tout à fait
autre chose que de partir de l’idée que 1*Autre est un être » (Les psychoses, op. cit., p. 309).
2. Cf. « A, le lieu d ’où peut se poser à lui la question de son existence » (E, 549).
3. « Dans l’Autre comme lieu se déroule un discours, l’inconscient serait ce discours » (E,
549).
DE L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 121
trom pe, d o n t nous ne pouvons jamais savoir s’il ne nous trom pe pas, celui auquel
nous nous adressons toujours. Son existence est telle que le fait de s’adresser à lui,
d’avoir avec lui u n langage, est plus im portant que to u t ce qui peut être un enjeu
entre lui et n o u s1.
1. Nous avons tenté ailleurs de décliner cette multiplicité, qu’il n’est pas possible de
reprendre ici dans les détails. Voir F. Balmès, La réalité dans l'enseignement de Jacques Lacan, DEA du
Champ freudien, Université Paris VIII, 1985, inédit. Ce travail s’appuyait - pourquoi ne pas le
reconnaître - sur celui de Jacques Alain Miller, en un temps où il apportait une aide véritable au
dcchiffrage du texte lacanien.
124 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
C ar c’est une vérité d’expérience p o u r l’analyse q u ’il [le sujet] se pose la question
de son existence, (...) en tant que question articulée : « que suis-je là » concernant
son sexe et sa contingence dans l’être, à savoir q u ’il est hom m e ou femm e d ’une
part, d ’autre part q u ’il pourrait ne l ’être pas, les deux conjuguant leur mystère, et le
nouant dans les symboles de la procréation et de la m o rt1.
1. E, p. 550.
2. Ce ternie (dont nous corrigeons la graphie donnée dans la trancription dont nous dispo
sons, qui n’a aucun sens), est à référer selon nous à l’usage qu’en fait Heidegger dans L'introduction à
la métaphysique. « Perdominer (signification approximative : s’étendre souverainement), régner. » Il
s’agit du règne d’une interprétation historíale de l’être. Voir le glossaire établi par Gilbert Kahn à la
fin de sa traduction de Y Introduction à la métaphysique. A moins qu’il faille lire simplement aléthéia.
3. J. Lacan, Le séminaire X II, 1965-1966, Problèmes cruciaux (inédit), 19 mai 1965.
DU L'ÊTRE ET DE L’AUTRE 125
APPENDICE
Le statut du sujet com m e question nous conduit donc ici à donner les explications
que nous avons évoquées plusieurs fois, par anticipation, sur l ’articulation entre la ques
tion sur l'être du D a sein appellation ontologique de l’être hum ain et la question de l’être
eu général, de l ’être en tant q u ’être chez H eidegger. C ette articulation, c’est la question
m êm e.
Q u e cela vienne seulem ent m aintenant a évidem m ent quelque chose de para
doxal : si l’ordre de notre exposition suivait la logique interne de H eidegger, il est cer
tain que cela aurait dû venir en prem ier, avant ce que nous avons p u dire aussi bien
concernant la vérité que concernant le langage et l’ouverture de l’être. Si nous n ’y
venons que m aintenant, c’est que notre ordre est dicté par la chronologie des réferen
ces de Lacan : o r c’est un fait que c’est seulem ent en 1957-1958 que Lacan m et au
centre la théorie du sujet com m e question de l’existence, c’est-à-dire q u ’il installe
explicitem ent son « sujet » dans une place structurale qui renvoie au D asein dans son
articulation à la question de l’être.
O n se rappelle que dès le début, dès le Sém inaire L es Ecrits techniques, l’articulation
entre « révélation de l’être » et « réalisation de l’être » nous renvoyait à une autre ques
tion : faut-il entendre ce que Lacan articulait de l ’être en u n sens purem ent anthropolo
gique, com m e être de l’hom m e, ou com m e nous dirions plutôt, analytiquem ent, être du
sujet - mais celui-ci entendu en un sens qui resterait finalem ent subjectif, et p eut-être
bien, malgré nous, psychologique ?
N ous avons soutenu dès le départ que Lacan ne l ’entend pas ainsi, et que c’est
m êm e pour m arquer la rupture avec la psychologie q u ’il parle d’être.
La mise en place du D a sein dans S e in u n d Z e it perm et de com prendre com m ent ce
qui concerne l’être du sujet intéresse de plein droit l’être tout court. C ette explicitation
est aussi nécessaire p o u r com prendre pourquoi, a contrario, Lacan par la suite désignera
dans l ’objet a tout ce qui nous reste de D a sein , opérant une rectification précise de ses
propos antérieurs et u n déplacem ent de la position du sujet que ne peuvent percevoir
que ceux qui o n t entendu ce q u ’il disait dans cette prem ière période. N ous présentons
donc ici som m airem ent l’articulation entre la question de l’être et l’interrogation du
D asein, telle que l’expose le début de S e in u n d Z e it.
126 CE QUE LACAN DIT DE L'ÊTRE (1953-1960)
N ous ne cessons de dire q u ’une chose ou une personne est ceci ou cela. L’être est
le concept le plus universel. Par là m êm e il p eut paraître entièrem ent vide’. Ainsi v o u
loir penser l’être se heurte au départ à une sorte d’impossibilité. N ’y aurait-il donc rien
à en dire ? T o u t ce q u ’il est permis d ’en conclure, c ’est ceci : l ’être n ’est pas quelque
chose com m e l’étant.
L ’indéfinissabilité de l ’être ne dispense pas de la question de son sens. Mais nous ne
som m es pas entièrem ent dém unis, car nous avons une précompréhension d é fa it de l’être.
T o u t chercher, dit déjà H eidegger, reçoit son orientation préalable de ce qui est cher
ché : c ’est déjà le principe du renversem ent, que la suite accentuera toujours plus, selon
lequel c’est l’être lui-m êm e qui guide l’interrogation sur l’être. C e n ’est pas «Je ne
cherche pas je trouve » ; c ’est «Je cherche parce que dès l’origine j ’ai été trouvé par ce
qui m ’appelle à le chercher. »
Q u ’est-ce que l'é ta n t ? « T o u t ce dont nous parlons, tout ce que nous visons, to u t
ce par rapport à quoi nous nous com portons de telle ou telle m anière - et encore, ce
que nous sommes nous-m êm es, et la m anière dont nous le sommes. » Dans la mesure
où l’être est toujours l ’être d ’un étant, c’est l’étant que nous avons à interroger sur
l ’être, sans prendre l’être p o u r un étant. Mais quel étant allons-nous interroger ?
T o u t com m e Aristote disait que l’étant se dit en m ultiples façons (pollakos legetai), il
y a une double m ultiplicité de l’étant : selon une diversité catégoriale qui se trouve dans
la langue et selon les régions.
Les catégories : H eidegger rem arque q u ’o n trouve l’être dans le « que », le fait que
ça est ; dans le « ce que c’est » ; dans la réalité, présence disponible des choses ; dans la
« subsistance » ; dans la « validité » ; dans « l’être-là » ou existence, dans le « il y a »...
Les régions de l’étant : nature, langage, histoire, objets m athém atiques, etc., autant
de régions différentes de l’étant auxquelles correspondent des savoirs spécifiques. D ’où
se pose la question sur quel éta n t le sens de l ’être doit-il être déchiffré ? Dans quel étant
la mise à découvert doit-elle prendre son départ ? U n étant déterm iné détient-il une
prim auté dans l’élaboration de la question de l’être ? - ici s’am orce la façon dont ce
départ transforme une impasse en solution. L ’étant privilégié, c’est l ’étant qui ques
tionne. C elui-ci a ce privilège ontique q u ’il y va en son être de son être. La question
n ’est pas une abstraction, c’est le m ode d ’être de l’étant que nous sommes, m ode d ’être
déterm iné par l’être lui-m êm e, et c’est pourquoi il sera chem in p o u r la question de
l’être lui-m êm e. C et étant, nous le saisissons term inologjquem ent com m e D asein
(intraduisible : réalité hum aine, être-là, être-le-là...).
Précisons en quoi consiste le privilège du D a sein au regard de la question de l’être :
à cet étant, il échoit ceci q u ’avec son être et par son être cet être lui est ouvert à lui-
m êm e. La com préhension d’être est une déterm inité du D asein. Le privilège ontique
du D a sein consiste en ce q u ’il est ontologique. E tre ontologique, ici, ne signifie pas
encore : élaborer une ontologie ; il s’agit de la com préhension spontanée de l’être (on
peut dire pré-ontologique si on réserve ontologie p o u r le questionnem ent théorique
explicite en direction de l ’être).
1. « Il s’agit de cet être qui n’apparaît que l’éclair d’un instant dans le vide du verbe être » dit
Lacan, bon élève, dans « L’instance ».
1)1! L’ÊTRE ET DE L’AUTRE 127
L’être et le désir
1 / HEIDEGGER E T /O U DESCARTES
1. J. Lacan, Séminaire VI, Le désir et son interprétation, 8 avril 1959, Omicar ?, n° 25, p. 32-33.
2. Cf. par exemple Heidegger, « L’époque des conceptions du monde » (y compris les
« compléments »), in Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.
130 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. La filiation principalement cartésienne de son sujet est affirmée, à partir de 1964, dans le
séminaire Les quatre concepts fondamentaux, op. cit. Cela semble faire différence avec la position du
problème dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », où, ayant fixé le sujet du savoir
absolu et le sujet aboli de la science comme repères, Lacan pose la question du sujet de
l’inconscient. Mais à ce point une question se pose : y a-t-il pour Lacan autant de sujets que de
philosophes, ou plutôt un seul sujet qui connaît des transformations successives. Plusieurs formula
tions inclinent vers cette position continuiste. C ’est par exemple ce qu’implique l’unification sous
le terme de sujet supposé savoir dans la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de
l’École ».
2. La formule se trouve dans « La science et la vérité », E , p. 855-877, c’est-à-dire dans la
séance inaugurale du Séminaire X III, L ’objet de la psychanalyse , 1965-1966 (Séminaire inédit).
i '(Vi r e e t le d é s ir 131
1« Nous donnons cependant en conclusion du présent ouvrage des indications sur la princi-
pdlt» tic ces lectures, celle de La logique du fantasme, op. cit.
132 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Mais ce qui fait rupture avec Heidegger dans l’usage du terme d ’être
par Lacan, c’est plutôt la mise en avant de la question de rapports de l ’être
i'l tir la pensée. Cette question, pour Heidegger, représente l’opposition
métaphysique par excellence, au sens où la métaphysique, c’est l’oubh
4hi sens originel de la différence de l’être et de l’étant. C ’est donc bien à la
pi ¿occupation de l’être comme différence de l’être et de l’étant que
I rit an donne congé avec cette dominance de la référence cartésienne1.
Cette rupture se manifeste par exemple dans la façon dont, dans le
Sfliriuaire Les quatre concepts, la problématique de l’aliénation situe le
i hoix forcé du sujet entre l ’être et V A u tre, et repose donc sur une dis—
(miction radicale de ce qui dans « L ’instance de la lettre» était
conjoint2. Dans les années qui préparent et accompagnent la théorie de
l.i passe (1964-1969) et l’invention de son dispositif, Lacan parle sans
i esse des rapports du sujet et de son être, tout en déniant de diverses
I.H,ons qu’il s’agisse d’ontologie, ce qui le conduira à dire en 1970 :
« I >o cette ontologie je faisais l’honteux. »
Pour ce qui est de Heidegger, il ne se retiendra pas pour autant d ’y
luire régulièrement référence et de lui rendre hommage, mais on peut
lans doute lui donner acte d ’une prise de distance qui vaut com m e lec
ture d’après coup du trajet antérieur —ce qui ne va pas l’em pêcher de
continuer à m anier le vocabulaire de l’être, en des sens variés.
Au regard de notre thèm e - « ce que Lacan dit de l’être » — cette
double revendication de Heidegger et de Descartes se traduit par une
question simple : de quel être s’agit-il dans la suite de ce que Lacan arti
cule ? S’agit-il de l’être dans sa différence d’avec tout étant, thèm e
unique de Heidegger ? S’agit-il, com m e l’entendent ordinairem ent les
analystes lacaniens, de « l’être du sujet »3 ? C et être du sujet, quand on
!, Si elle reste latente à certains développements, il n’en sera plus fait d’usage thématique ou
iipéi'rtlourç, jusqu’à « Radiophonie » où ce couple être/étant réapparaît explicitement, dans un
muge dont le rapport avec celui de Heidegger est nettement problématique. Par ailleurs, un terme
troll* constamment utilisé, quoique de façon très rapide, celui de Dasein, à propos duquel la thèse
ronnilielle est ce que l’objet a est notre seul Dasein.
2. S’il choisit l’être, le sujet perd les deux. Le choix de l’Autre ou du sens est donc le choix
(imi t\ au prix de perdre l’être, mais aussi la part de l’Autre qui appartient à l’être (intersection dans
W Mlié ma d’Euler). Dès lors, l’Autre lui-même est marqué de non-sens. J. Lacan, Les quatre concepts
/nudiiincntaux de la psydranalyse, op. cit., p. 192.
À. Encore une fois, nous n’acceptons que provisoirement cette alternative qui reflète le point
ili* viK* des analystes, et pas les plus inattentifs, mais qui en dernière analyse n’est pas pertinente
polit I leidegger, et Lacan le sait.
134 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. « C ’est par là que le freudisme si incompris qu’il ait été, si confuses qu’en soient les suites,
apparaît à tout regard capable d’entrevoir les changements que nous avons vécus dans notre propre
vie, comme constituant une révolution insaisissable mais radicale. Accumuler les témoignages est
vain : tout ce qui intéresse non pas seulement les sciences humaines, mais le destin de l’homme, la
politique, la métaphysique, la littérature, les arts, la publicité, la propagande, par là, je n’en doute
pas l’économie, en a été affecté » (E , p. 527).
2. J. Lacan, L ’identification, op. cit.
I T I R E ET LE DÉSIR 135
Sém inaire I et restait sous-jacent dans les textes où Lacan utilisait le plus
la conceptualité heideggerienne. N ous avons m ontré que cette antério
rité était posée, en effet, pour des raisons propres à l’usage analytique de
ce terme, « le réel »’.
Ainsi, il semblerait q u ’après une brève période où la différence de
l’être et de l’étant a joué un rôle opératoire dans la construction des
concepts du symbolique et de la Verwerfung, dans la définition des rap
ports du sujet et de l’Autre, com m e nous l’avons vu dans les chapitres
précédents, le chemin de Lacan l’ait conduit de nouveau à l’indiffé
rence à cette différence. Il s’agit m aintenant de repérer les raisons
théoriques de cette prise de distance, mais aussi de la vérifier d’un peu
plus près.
E n effet, d’un autre côté, les rapports de l’inconscient, du langage et
du sujet sont définis en termes d ’être dans une proxim ité certaine avec :
1 / certains thèmes de S ein u n d Z e it ; 2 / certains thèmes du second
Heidegger, celui d’après le tournant, sur le D asein, l’être et le langage.
O r ces thèmes, chez Heidegger, ne sont que l’articulation mêm e de la
différence de l’être et de l’étant, en sorte que l’indifférence locale de
Lacan à cette question reste une source d ’interrogation.
1. S’il est bien vrai que, dans un second temps —disons pour reprendre la périodisation que
Lacan lui-même propose dans « La troisième » (1974), le temps de la définition par la modalité
logique de l’impossible —, Lacan accentuera que le réel ne s’obtient qu’à partir du symbolique,
c’est donc dans une certaine rupture avec sa position première. Au demeurant, au troisième temps
de définition du réel, la position borroméenne se caractérise par l’évacuation de toute question
d’antériorité d’une dimension par rapport à une autre.
i ‘IHu k e t le d é s ir 137
grands pans, on peut soutenir que le Sém inaire V I, L e désir et son interpré
tation constitue son pendant, axé sur la métonym ie, conform ément à la
définition, donnée dès « L’Instance de la lettre », qui fait du désir une
métonymie.
Ces hypothèses —trop massives, simplificatrices —sur l’architecture
systématique qui sous-tend le parcours lacanien prennent leur intérêt
au regard de la tension interne dans le double usage du vocabulaire de
l’être que nous avions repérée dans le couple m étaphore/m étonym ie
que Lacan a mis en place comme spécifiant l’articulation de
l’inconscient au langage. Rappelons la question que nous avons ren
contrée concernant les rapports de l’être au langage : l’être est-il ce qui
est instauré p a r le langage, conform ém ent aux analyses du séminaire Les
psychoses, dont la théorie de la m étaphore prend la suite, ou bien le lan
gage est-il ce qui introduit p o u r le sujet le m anque de l ’être dans la relation
d ’objet, comme le pose la théorie de la m étonym ie ? Cette question,
qui s’est imposée à nous dans la lecture de « L’instance de la lettre »,
reçoit une confirmation inespérée de sa pertinence, de fournir une clé
pour déchiffrer les articulations du début du séminaire du Désir. T out
se passe en effet comme si Lacan se débattait précisément avec cette
ambiguïté. Il en fait son point de départ. Q uand on a en tête cette
ambiguïté, ce qui apparaît à la lecture du début du séminaire L e
désir (...), c’est que de cette question il f a i t réponse, au sens où cette ambi
guïté concernant l’être va situer précisément la fo n ctio n de l ’inconscient
dans les rapports du sujet au langage, rapports dont l’analyse est centrée
sur le désir.
Partons du terme de désir. En effet, le désir est défini par un « hori
zon d ’être pour le sujet dont il s’agit de savoir si le sujet, oui ou non,
peut l’atteindre »'. Plus tard dans l’année, le 20 mai, à propos du « W o
es w ar », Lacan dira plus affirmativement : « Nous devons reconquérir
ce champ perdu de l’être du sujet com m e le dit Freud. »
C ’est la définition du désir com m e question de l ’être, qui sous-tend
toute la construction du graphe. Le terme d ’être est indispensable pour
nom m er ce q u i est en question dans le désir, il n ’y en a pas d’autre. Il est
nécessaire pour s’opposer à toute forme de psychanalyse qui entend se
régler sur la réalité, et aussi pour désigner l’enjeu du désir dans son
écart à l’objet de la demande. A cette visée d’être, Lacan oppose la
réalité telle qu’elle apparaît dans la littérature analytique anglo-
saxonne, et à laquelle il faudrait s’adapter : « un m onde d’avocats amé
ricains ». Il faut insister sur ce point. O n a retenu dans la koinè laca-
Ilionne l’expression de m anque à être. Elle n ’a de sens que parce que
l ’est la réalisation de l’être qui est posée com m e l’horizon et l’enjeu du
désir, comme term e et but de l’analyse, ce qu’on oublie le plus sou
vent. Il se trouve que la réalisation de l’être passe par l’assomption
d'un m anque à être qui a nom castration. Mais justem ent, il y a un
éi ait, qui est celui de la cure, entre la castration comme condition du
désir en tant que manque à être, pour autant que si le sujet est dans
i rite dimension, la castration est inscrite pour lui dans la structure, et
l’épreuve renouvelée, la réalisation de la castration, qui ne s’obtient
qu'au terme du parcours analytique1.
Le langage est ce qui à la fois ouvre pour le sujet la dimension de
l'être et la lui dérobe. « Dans son désir ce n ’est pas de ce qu’il demande
(comme objet transitif déterminé) qu’il s’agit, mais de ce qu’il est en
(onction, de cette demande, et ce qu’il est dans la mesure où cette
demande est refoulée, est masquée. »2 II faut remarquer que Lacan
moule, déjà en ce début d’année, que cet être du sujet s’exprime de
f«Voii fermée dans son fa n ta sm e . Et la demande est essentielle au lan-
gttHe. I )e cet être pour le sujet, « il com m ence à être question à partir
du m om ent où le langage introduit cette dimension de l’être et en
même temps la lui dérobe »3. O n voit bien comment, ici, Lacan part
précisément du double rapport que nous avions repéré dans « L’ins-
trtiice de la lettre ». C ’est le langage qui initie la dimension m êm e de
l'être pour le sujet, « un être dont il ne serait pas question s’il n ’y avait
ptix la demande », et en m êm e temps c’est le langage qui lui dérobe cet
Itrr. I.e versant du m anque est celui qui introduit le rapport du langage
â l'inconscient.
I I formules de.Lacan destinées à cerner aussi bien la castration que l’épreuve spécifique
tjMI tlnll nVn faire dans la cure pour qu’elle parvienne à ses et à sa fin(s), varieront sans cesse.
A lM lit||1 IIOÜ n’est que l’une d’entre elles, qui sera désuète quand l’essence de la castration sera la
HIM) P«hlt*lHO du rapport sexuel.
I. Ibiit., le 14 janvier 1959.
\ Jhiil.
140 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1 Ibid., le 12 novembre 1958. C’est-à-dire de qui se passe à l’étage supérieur sur le vecteur
1(A) > A 0 d, dans la version du graphe ici reproduite dans la figure de gauche.
2 ( /’est-à-dire ce qui correspond au premier étage du graphe ; plus précisément c’est la ligne
rétrograde qui indique « ce qu’il est devenu en fonction de cette demande » : s(A), le
île i’Autre, écrit ce que la réponse de l’Autre a fait devenir le sujet - les significations qui
lui irviiniiicnt comme déterminations de son être à partir des signifiants de l’Autre. Mais ces signi
fy illu tus qui sont réponse manquent l’essentiel.
142 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Mais avant d’en venir à ce point clé du phallus, nous porterons notre
attention sur des thèses beaucoup moins banalisées, qui succèdent dans le
séminaire à ce que nous venons d’exposer, et qui nouent l ’interprétation à
l ’affect sous l’égide de l’être. En effet, dans les mêmes séances, Lacan pose
que l ’interprétation consiste toujours à restituer son sens à l ’affect, qui reste
1. Ibid.
r f r n u ï e t le d é s ir 143
I, ( !<\s crochets pointus < > encadrent un/des mots qui figure(nt) dans le texte « sténo »
dfillt nous disposons et qui nous parai(ssen)t devoir être supprimé(s). Les crochets droits [ ] indi-
qtlPiil *in contraire un terme qu’il faudrait rajouter.
*1 Ihid., le 14 janvier 1959.
\ I ’énumération « amour, haine, ignorance » traverse l’enseignement de Lacan du « R.ap-
{tim tir Rome » au séminaire Encore - au moins. Empruntée dans sa temarité au bouddhisme, elle
iliversement interprétée par Lacan. Ces trois termes renvoient plusieurs fois à des passions de
(«Uns le Séminaire I aussi bien que dans Encore) plutôt qu’à des désirs.
•i Ibid. La relève de cette thèse n’est-elle pas ce que Lacan pose dans « L’Etourdit », quand il
till ijilt* Vinterprétation porte sur la cause du désir (= l’objet a) ?
144 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. La traduction la plus courante est celle de « mauvaise humeur », affect non négligeable
chez Lacan.
2. La traduction par « affection » est en un sens trop déterminée. Il s’agit du fait de se trouver
dans une disposition, en deçà même de l’affect. C ’est un existential qui fonde la Stimmung au sens
de la condition de possibilité.
r f ' IitB ET LE DÉSIR 145
I,a disposition d ’h um eur [G estim th eit] (la « tonalité ») a à chaque fois déjà ouvert
l’ctre-au-m onde en tant que totalité, et c’est elle qui perm et p o u r la prem ière fois
île se tourner vers... La disposition d ’h u m eu r ne se rapporte pas de p rim e abord à du
psychique, elle n ’est pas elle-m êm e un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite
m ystérieusem ent p o u r colorer les choses et les personnes. E t c’est en quoi se m ani
feste le second caractère d ’essence de l’affection. Elle est un m ode existential fon
dam ental de l’ouverture cooriginaire du m onde, de l’être-là-avec et de l ’existence,
parce que celle-ci est elle-m êm e essentiellem ent être au m onde.
I )ans l’être intoné (G estim t-sein ) [par la disposition d ’hum eur] le D asein est toujours
déjà tonalem ent ouvert com m e cet étant à qui le D asein a été remis en son être
com m e être q u ’il a à être en existant. Mais ouvert ne signifie pas connu com m e tel, et
l ’est justem ent dans la quotidienneté la plus indifférente et la plus anodine que
l’être du D a sein peut percer dans la nudité de cela q u ’il est et a à être. C e pur
« q u ’il est » se m ontre, mais son « d ’où » et son « vers où » restent dans
l’obscurité1...
Bien sûr, là com m encent les différences. Dans cette opacité, H ei
degger va loger l’analytique existentiale, alors que Lacan va dire que
c’cst là que se loge l’interprétation, qui, sans aucun doute, aux yeux de
I leidegger serait vue com m e restant sur un plan ontique, et non pas
ontologique.
Pourtant, c’est bien résolument vers « l’horizon déshabité de l’être »
i|ue la formule de la fin de « La direction de la cure » fait pointer
I*interprétation. Déshabité —n ’est-ce pas aussi bien ce que dit H eideg
ger quand il accentue le retrait de l’être ? —, sans doute, mais c’est bien
l'horizon de l’être : « A quel silence doit s’obliger m aintenant l’analyste
pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de
Léonard, p our que l’interprétation retrouve l ’horizon déshabité de l ’être
OÙ doit se déployer sa vertu allusive ? »2
Inversement, Heidegger reste dans la filiation de la phénom éno
logie, qui récuse la position de l’inconscient. Cela limite, mais ne réduit
pas la pertinence de ce point de contact. Il faudrait aussi noter, pour
être précis, qu’à l’époque de S ein u n d Z e it, Heidegger ne donne pas au
I. Martin Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 137 (trad. Martineau, inédite).
P. 641.
146 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Il y a quelque chose de définitif dans cette position. Quand, au-delà des polémiques les
plus violentes des années 1972-1973 contre l’ontologie, Lacan formule comme prophétie le vœu
que le terme de parlêtre se substitue à celui d’inconscient, c’est encore en soulignant que seul le lan
gage donne sens à l’être (au mot être).
2. Certains passages de La relation d ’objet, op. cit., semblent déjà contester cette préexistence
—par exemple les développements sur l’usine hydroélectrique. En fait, Lacan y soutient que, du
réel avant le signifiant, il n’y a rien à dire, mais nullement que le réel serait un effet du signifiant :
l’énergie comme réel ne peut se poser qu’à partir de formules symboliques, idée en somme clas
sique en philosophie contre le réalisme naïf, qui n’implique pas davantage que cette thèse épisté-
mologique classique que le réel innommable antérieur n’a aucune existence. La préexistence de
celui-ci est tout à fait assurée, encore pour longtemps.
3. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 14 janvier 1959.
t 'ftTUH ET LE DÉSIR 147
avons fait une fort belle tram e sym bolique, où tout va fort bien, l ’ordre, la loi,
notre m érite et notre b o n vouloir. O n s’aperçoit tout d’un coup que les chevilles
ne rentrent pas dans les petits trous. C ’est cela le régim e de l ’affect de la colère :
lotit se présente bien p o u r le pont de bateaux au Bosphore, mais il y a la tem pête
qui fait battre la m er... toute colère c’est faire battre la m er1.
I. Ibid.
J , J. Lacan, « La direction de la cure », E, p. 622-623.
148 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
com plém ent de l’Autre, si l’Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de
ce m anque1. »
O n remarque évidem m ent plusieurs différences. D ’une part, là où
le séminaire désigne le désir com m e m étonym ie de l ’être, le texte de « La
direction de la cure » parle de m étonym ie du m anque à être2. D ’autre part,
nous trouvons une indication sur la question léguée par « L’instance de
la lettre » concernant les rapports de l’être avec l’Autre, A : V A u tre de la
parole est désigné comme le lieu du (de ce) m anque. Le texte de « La
direction de la cure » le redit im médiatem ent en ces termes : « Ce qui
est ainsi donné à l’Autre de com bler et qui est proprem ent ce qu’il n ’a
pas, p u is q u ’à lui aussi l ’être m anque, est ce qui s’appelle l’amour, mais
c’est aussi la haine et l’ignorance. »3
« L’Instance de la lettre » proposait une hom ologie entre les rap
ports du sujet et de l’Autre d ’une part, les rapports du D asein et de
l’être, d’autre part, homologie qui culminait dans la déterm ination du
sujet comme question de l’être. Mais cette mise en correspondance se
heurte rapidement à des difficultés : l’une, que nous avons évoquée, est
le m aintien du terme de sujet, avec son enracinem ent cartésien pro
clamé. Mais, du côté de l’Autre, les difficultés sont encore plus grandes.
Le chemin parcouru par Lacan concerne l’Autre A. Dans la suite
immédiate de « L’instance de la lettre », les avancées se condensent dans
deux écritures : celle de la métaphore paternelle, produite au cours de
l’année du séminaire sur L es fo rm a tio n s de l ’inconscient en 1957-1958, et
présentée dans la « Question préliminaire » publiée au cours de cette
m êm e année 1958 ; puis l’écriture qui surgit peu après cette publica
tion, com m e en réponse, celle de S (A), porteuse, à terme, d’une cor
rection essentielle au regard justem ent de la définition du N om -du-
Père qui accompagnait la métaphore paternelle dans la « Q uestion pré
liminaire » : « Le signifiant qui est dans l’Autre, en tant que lieu du
signifiant, le signifiant de l’Autre en tant que Heu de la loi »4, à quoi
s’oppose le principe définitif : il n ’y a pas d’Autre de l’Autre.
La barre sur l’Autre veut dire que l’Autre a un désir ; elle veut dire
1. E, p. 627.
2. C ’est là que prend son importance le fait que si le texte premier de « La direction de la
cure » est antérieur au séminaire que nous citons, la version rédigée des Ecrits, elle, est postérieure.
3. E , p. 628.
4. E , p. 583.
î T I II I- HT LE DÉSIR 149
com m e réfèrent, il sera plutôt dit être, les deux étant dans une certaine
équivalence.
Q uant à la seconde formule —le phallus est la m étonymie du sujet
dans l’être - , elle ne fait pas partie de celles qui sont passées dans le
bagage com m un des lacaniens —entre autres parce q u ’elle n ’est pas dans
les Ecrits. Elle n ’est pas sans opacité. Essayons de la rattacher au déve
loppem ent sur le phallus qui la précède immédiatem ent : le phallus est
désigné comme signifiant m anquant dans l’Autre ; signifiant de quoi ?
— de l’être du sujet, justem ent : « le signifiant spécialement délégué au
rapport du sujet avec le signifiant ». Est-ce à dire le signifiant par lequel
le sujet, l’être du sujet serait adéquatement représenté dans l’Autre ? Ce
n ’est pas sûr : « délégué au rapport avec » n ’est pas « qui représente
dans ». Et de fait, si nous reprenons la définition' : signifiant de la passion
du signifiant, c’est-à-dire de la perte d’être et de la distorsion qui advient
au vivant qui parle du fait de son passage par le signifiant, le phallus
serait plutôt le signifiant de la perte d’être du sujet que le signifiant
m anquant dans l’Autre de l’être du sujet. Il y a là une dualité encore
inaperçue que nous verrons se préciser dans la suite du séminaire et
qu’on peut épingler de la question : qu’est-ce qui m anque dans
l’Autre ? Au point où nous en sommes, nous pouvons dire : c’est donc
en tant qu’il est m anquant dans l’Autre q u ’il est la m étonym ie du sujet.
Le phallus, signifiant de l’être du sujet, en tant qu’il m anque dans
l’Autre est le principe de rebondissement perpétuel de la représentation
signifiante du sujet dans l’Autre. Il « est » l’être du sujet en tant qu’il est
la part réelle —réelle ou imaginaire, il y a là une difficulté sur laquelle il
va falloir revenir — perdue symbohquement, sacrifiée à l’Autre mais
n on restituée2. Il y a un enchaînem ent : signifiant de la part d’être
perdue par le sujet de par sa soumission au signifiant, signifiant de la
perte, signifiant manquant. La barre sert ici à tout : la barre qui sépare le
signifiant du signifié dans la réécriture de l’algorithme saussurien vient à
équivaloir à la barre qui frappe le sujet et l’Autre, signifiant du manque,
de la castration. Le phallus est la m étonym ie, non pas en tant que le
signifiant m étonym ique — puisque précisément il manque — mais en
1. E, p. 552.
2. £, p. 553.
3. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, 1957-1958, Les formations de l’inconscient, 29 janvier 1958,
Le Seuil, 1998, p. 199.
4. Ibid.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 155
1. E, p. 554. -
2. E , p. 555.
i . E, p. 557.
4. La distinction que nous faisons entre le sexuel et l’œdipien correspond à l’existence chez
l'uuul de deux versants de la théorie de la sexualité : ce qui concerne les pulsions ; ce qui concerne
lit Nti'iicture œdipienne et la différence des sexes. Cette cassure est particulièrement lisible à partir
156 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
du parcours par Lacan de son retour à Freud, dans la mesure où il n’aborde que très tard ce qui
concerne spécifiquement la pulsion, mais elle est donnée dans l’architecture même de la théorie
freudienne.
D ’autre part, l’analyse des mécanismes de l’inconscient (interprétation des rêves et autres for
mations de l’inconscient) a une relative indépendance par rapport à la théorie des pulsions ; ce que
Lacan appelle structure (de langage) prend la place de la métapsychologie, mais en visant à l’unifier
avec l’Œdipe (unification concrétisée dans le schéma R). Métapsychologie dont Freud a toujours
marqué qu’elle avait un statut différent du reste de la théorie - par exemple en soulignant qu’elle
était davantage sujette à révision.
1. E, p. 692.
2. L’importance de cette double source se vérifie par les effets que produit l’absence de son
repérage. C’est ainsi que Guy Le Gaufey dans L ’éviction de l’origine, EPEL, 1995, présente de remar
quables explications sur l’aspect structural du phallus à cette période précisément de la théorisation
lacanienne (« la carte du désir lacanien serait détachée de tout ancrage dans une origine » ;
l’étalon, etc.). Mais à en rester là il ne peut rendre compte - c’est le résultat même de sa thèse
selon laquelle le signifiant lacanien est coupé de toute origine - , de pourquoi le phallus est le phal
lus, c’est-à-dire ce terme si incommode pour sa référence à l’image de l’organe prélevé sur le corps
masculin. Le Gaufey sait pourtant bien que, là-dessus, Lacan ne rompt pas avec Freud mais
l’accentuerait plutôt.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 157
I. J. Lacan, Les formations de l ’inconscient, op. cit., 5 février 1958, p. 231, dont nous suivons ici
*li* |>u%S l’analyse.
158 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. ¡bld., p. 231-232.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L'ÊTRE DE LA COUPURE 159
I p. 693.
r1,, J. Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., 12 février 1958, p. 240.
160 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ibid., p. 273.
2. A titre d ’épreuve, on pourrait se demander com m ent les différentes fonctions ici relevées
permettraient ou non de marquer le décalage souligné par Guy Le Gaufey (in L ’éviction de l'origine,
op. cit.) entre les deux significations du Désir de la M ère dans la métaphore paternelle. Dans le pre
m ier temps (celui qui est écrit en second) le signifié du DM est x. Il ne serait peut-être pas abusif
de reconnaître là le signifié en général, dans sa dimension métonym ique de désir d ’autre chose,
angoissant pour le sujet par son indétermination ; l’opération propre de la métaphore paternelle
consiste à fournir à cet x son signifiant sous les espèces du phallus, assignation produite par le
N om -du-Père. Phallus pris maintenant en tant que signifiant déterminé qui va jouer comme
signifiant du désir en général, mais dans sa relation au sexuel (pulsionnel) et à la différence des
sexes. A lire ainsi les choses, on ferait droit à l’écart souligné par Le Gaufey entre les deux occur
rences du terme « barré » (la diagonale de la métaphore), tout en respectant ce qu’il semble négli
ger : la production d’une signification nouvelle (phallus) comme résultat de l’opération métapho-
Dl I 1>I IALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 163
rjiJHf* (il ne reprend pas l’écriture de la m étaphore dans « L’instance de la lettre » qui comporte un
Hum llissement de la barre et un plus de signification). Mais ne prenons-nous pas nous-mêmes
HHiime donné au départ de l’opération ce qui pour Guy Le Gaufey en est le résultat : désir d’autre
I llunr ? Ce point m arque une réelle difficulté de la théorie que condense l’écriture lacanienne :
jt*«i|llVi va la symbolisation préalable du Désir de la M ère ? Dans quelle mesure la m étaphore
p(tlrnK*Jle ne s’antécède-t-elle pas elle-même ? O n peut remarquer la présence de cette difficulté
»hiv Lacan dans la présentation qu ’il donne dans le séminaire où cette métaphore opère en trois
iPlMps distincts, le premier m ettant en jeu le « père en soi » celui qui est véhiculé dans le langage.
!. J. Lacan, Les formations de l'inconscient, op. cit., 7 mai 1958, p. 374.
164 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
puisque c’est là que surgit la barre, qui va devenir un élément central des
écritures lacaniennes, et sera précisément posée comme l’écriture même
du phallus. La barre apparaît d’abord com m e élément du signifiant en
général : « ... pour tout ce qui n ’est pas signifiant, c’est-à-dire en parti
culier pour le réel1, la barre est un des modes les plus sûrs et les plus courts
de son élévation à la dignité de signifiant. »2
Cette première remarque, concernant le signifiant en général, est
couplée avec une seconde, qui, d’une certaine façon, l’applique à la
lecture du texte freudien sur le fantasme « U n enfant est battu ». Lacan
déchiffre alors celui-ci (en particulier le fameux second temps, celui qui
ne serait jamais rem ém oré et qui se formulerait «Je suis battue par le
père ») comme présentifiant la saisie du sujet par le signifiant. La barre
va être identifiée au phallus, mais selon des voies complexes.
R epartant de la différence entre le phallus et l’organe pénis, Lacan
m et en valeur la fonction de simulacre du phallus, dans les Mystères anti
ques en particulier. D e ce point de vue, dit-il, il s’oppose tout à fait au
signifiant. Si la substitution est le principe du signifiant en tant que tel,
le phallus en tant que substitut s’en distingue, c’est un substitut réel, un
objet-substitutif. Il y a une opposition terme à terme entre le signifiant
qui est essentiellement creux, qui introduit le creux dans le plein du
monde, et le phallus qui est plénitude surabondante. « Inversement, ce
qui se présente dans le phallus, c’est ce qui de la vie se manifeste de la
façon la plus pure com m e turgescence et poussée. »3 Au fond mêm e de
tous les termes en relation avec la pulsion, il y a l’image du phallos. Le
fait mêm e qu’en français ce soit par « pulsion » que le ternie allemand
Trieb a pu être traduit indique la présence de cet « objet privilégié du
m onde de la vie » que « son appellation grecque apparente à tout ce qui
est de l’ordre du flux, de la sève, voire de la veine elle-même. »4
Essayons de suivre précisément : le phallus s’oppose terme à terme
au signifiant, car celui-ci introduit le creux dans le plein du m onde
(thème que nous connaissons depuis le Séminaire 1, « le m ot m eurtre de
la chose ») ; le phallus, lui, manifeste la vie com me turgescence, voire
1. Saisissons l’occasion de noter que si la position d’un réel antérieur au symbolique a pu être
discutée à partir de textes ultérieurs de Lacan, à cette date, elle est tranquillement indiscutable.
2. J. Lacan, Les formations de l ’inconscient, op. cit., 23 avril 1958, p. 345.
3. Ibid., p. 347.
4. Ibid., p. 347.
I tl I PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 165
1. Ibid., p. 347.
2. E, p. 692.
3. Ibid. Dans les années 1970, à partir de l’énoncé « Il n ’y a pas de rapport sexuel », le théo
rème « toute signification est phallique » s’éclaire différemment. Le phallus concentre ce en quoi le
langage pour l’être parlant fait obstacle au rapport sexuel. T oute signification est sexuelle, selon la
thèse freudienne, mais précisément en ceci que l’essence de la différence des sexes nous échappe ;
toute signification est phallique en tant que le phallus, seul signifiant dont nous disposions pour
écrire cette différence, c’est le ratage du sexuel, la sexualité comme ratage. En réalité, à cette
époque Lacan va mettre en valeur que dans son texte de 1958 il avait parlé (en allemand) de
Bedeutung (référence, justement) et non de Sinn (sens) (même si rien n ’indique qu ’en 1958 il ait
été très sensibilisé à cette distinction). Dès lors, la Bedeutung (référence) du phallus devient le rap
port en tant qu’il fait défaut - et à quoi la fonction phallique fait suppléance, tout en étant peut-
être aussi bien l’obstacle.
166 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Le manque à être
1. O n aperçoit qu’il y a une tentation de faire du phallus le signifiant qui se signifierait Jil
m êm e, ce dont Lacan posera axiomatiquement que ça n’existe pas. En réalité, la part perdue
par l’entrée dans le signifiant, à partir de L ’Angoisse, et de façon tout à fait manifeste dans Les qu$
concepts, sera désignée comme l’objet a. Aussi bien, plus tard Lacan contestera-t-il, en l’imputant
ses élèves, ce qu’il dit ici : « Il faut distinguer ce qu ’il en est de cette intrusion du phallus de ce q
certains ont cru pouvoir traduire du terme de “manque de signifiant”. Cela n ’est pas du manq'
de signifiant qu’il s’agit, mais de l’obstacle fait à un rapport » (D ’un discours..., op.
17 février 1971).
2. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 8 avril 1959.
3. Ibid.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COU PU RE 167
I /:, p. 822.
|. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 29 avril 1959, Omicar ?, n° 26-27, Navarin,
r
l Ibid.
168 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
t. Ibid.
2. Ibid., 29 avril 1959, p. 40.
3. Ibid., p. 11.
170 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Sur le statut de cet objet par rapport à ses trois catégories, on sait
que Lacan a oscillé. Il a d ’abord situé cet objet com m e imaginaire à
partir de l’autre, a, du stade du miroir. La prise en considération de
l’objet de la pulsion com m e chute du corps l’a progressivement conduit
à isoler la fonction de l’objet a qu’il a fini par situer comme réel. C ’est
ainsi que l’être, situé d’abord du côté du symbolique, en opposition au
réel, va se retrouver hé au réel. Dès la séance sur laquelle nous nous
appuyons, on voit bien que l’objet e n je u n ’est pas le petit autre imagi
naire, dès lors qu’on souligne sa parenté essentielle avec le fétiche.
« L’objet se trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la
dimension de l’être, de devenir ce véritable leurre de l’être devant quoi
s’arrête Simone W eil quand elle pointe le rapport le plus épais, le plus
opaque qui soit de l’hom m e avec l’objet de son désir —le rapport de
l’avare à sa cassette. Là culmine ce caractère de fétiche qui est celui de
l’objet du désir humain. »'
C ’est donc la relation du phallus et de l ’objet dans le fan tasm e qui est le
point de bascule par où l’être va radicalement changer de sens dans la ter
minologie lacanienne. Le 1er juillet, partant de la façon dont Melanie
Klein introduit très précocem ent l’idée que tel objet « c’est le pénis de
papa », Lacan s’interroge sur la raison qui rend cette réponse efficace,
alors m êm e que le sujet sur la base de son expérience, peut paraître n ’être
en état de donner aucun sens à cette convocation du phallus. Le sujet,
dit-il, ne l’accepte que com m e signifiant. E t si Melanie Klein le prend,
c’est qu’elle n ’en n ’a pas de meilleur com m e signifiant du désir en tant
qu’il est le désir de l’Autre. L’objet du désir n ’a rien à voir avec une satis
faction préformée, il n ’est rien d’autre que la signification de désir de
désir. C ’est là que l’objet a va venir se substituer au phallus. L’objet a du
graphe est comme tel le signifiant du désir de l’Autre. C om m ent cela ?
L’objet a entre e n je u comme fétiche. En tant que bord, frange, chose
qui cache, rien n ’est m ieux désigné pour la fonction de ce dont il s’agit, à
savoir le Désir de l’Autre. L’enfant a prim itivement affaire à ce que le
Désir de la Mère est en dehors de la demande. Le désir n ’a pas d’autre
objet que le signifiant de la reconnaissance, ce pour quoi il n ’y a pas
m ieux que le phallus. Mais l’objet a, c’est le résidu de ce qui dans le désir
1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 15 avril 1959, Ornicar ?, n° 26-27, Navarin,
p. 11.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COU PU RE 171
1. Idée jamais entièrem ent abandonnée : Lacan réaffirmera, dans les années 1970, quand il
introduira le terme de « parlêtre », qu ’il n’y a d ’être que du fait du langage.
2. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., Ornicar ?, n° 26-27, p. 40.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 173
1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 27 mai 1959 (non publié).
2. Lacan est encore bien loin d’avoir posé que le réel n ’est pas un, qu’il n ’y a que des bouts
»te réel.
174 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
pourtant est déjà le sujet, et qui plus est le sujet qui se reconnaît à ceci
qu’il est sujet d’une chaîne articulée. » La chaîne est de l’ordre d’un dis
cours que soutient quelque support, « quelque support qu’il n ’est pas
abusif de qualifier du terme d ’ « être », si après tout nous donnons à ce
terme d’ « être » sa définition minima. S i le terme d ’ « être » veut dire
quelque chose, c’est le réel pou r autant q u ’il s ’inscrit dans le symbolique, le réel
intéressé dans cette chaîne que Freud nous dit être cohérente et com
mander, au-delà de toutes ses motivations accessibles au sujet de la
connaissance, le com portem ent du sujet. »*
Ce passage m ontre bien une certaine ambiguïté au sujet du réel
concerné dans ces analyses : ce qui est posé au départ, c’est bien le
réel du sujet, le sujet en tant que réel. Mais il se produit une sorte de
glissement : le réel « com m e terme de quelque chose où le sujet est
intéressé » pourrait faire penser q u ’il s’agit non plus du réel du sujet
lui-m êm e, mais de quelque chose com m e le corrélat d’un sujet dont
il est spécifié que ce n ’est pas le sujet de la connaissance, mais, en
deçà, le sujet de la chaîne. Pourtant, la suite m ontre que ce qui est
affirmé c’est bien le caractère réel du sujet de la chaîne symbolique de
l’inconscient. Le term e d’ « être » vient ici précisément pour soutenir
ce caractère réel ; l’être, c’est le support du sujet, on pourrait dire de
façon plus conforme à la généalogie philosophique du concept de
sujet, le sujet com m e support - upokeimenon. « Le réel intéressé dans la
chaîne » n ’est autre, finalement, que le sujet, et c’est à propos du sujet
que Lacan donne sa définition : « Si le terme d’“être” veut dire
quelque chose, c’est le réel pour autant qu’il s’inscrit dans le
symbolique. »
En tant que c’est le réel qui s’inscrit dans le symbolique, ce qui peut
aussi se dire avènement du sujet à un réel, cet être n ’est à la limite sym
bolisé par rien. « C ’est de cela qu’il s’agit, il s’agit du rapport du réel du
sujet com m e entrant dans la coupure et cet avènement du sujet au niveau
de la coupure à quelque chose q u ’il faut bien appeler un réel, mais qui
n ’est sym bolisé p a r rien. »2 Dès lors, Lacan va marteler le point : le sujet
n ’est symbolisé par rien dans la chaîne, sinon justem ent par ce quasi
rien symbolique, la coupure. Mais ce rien est aussi bien être pur. « Ce
1. Ibid., 3 ju in 1959.
2. Ibid.
3. Cf. encore notre chap. 4, début.
4. E, p. 808-809.
176 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
A vrai dire, la coupure est ici symbolisation du réel, mais l’être n ’est
pas « être pur » au sens défini ci-dessus : plus classiquement, la coupure
est index d’un être qui « ne peut se réaliser que dans un au-delà
symbolique ».
Deuxièm e exemple : à partir de là Lacan reprend l’analyse de la voix
hallucinée comme m ettant en je u l’être du sujet :
Si le sujet se sen t é m in e m m e n t intéressé p a r ces v o ix , p a r ces phrases sans q u e u e ni
tê te d u délire, c’est p o u r la m ê m e raison q u e dans to u tes les autres form es d e cet
o b je t q u e j e v o u s ai a u jo u rd ’h u i é n u m érées, c ’est au n iv eau d e la coupure , c ’est au
n iv eau d e l ’intervalle q u ’il se fascine, q u ’il se fixe p o u r se so u te n ir à c e t in stan t o ù à
p r o p re m e n t parler il se vise et il s’in te rro g e c o m m e être, c o m m e être d e son
in co n scien t2.
1. J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., 20 mai 1959. Nous modifions légèrement la
version « sténo » dont nous disposons pour obtenir la clarté syntaxique.
2. Ibid.
3. Ibid., 27 mai 1959.
DU PHALLUS MIS EN QUATRE À L’ÊTRE DE LA COUPURE 177
m ent'. Il est certain que, pour ce faire, il faut pratiquer une certaine
violence à l’égard des textes freudiens : la psychologie freudienne n ’est
pas une psychologie. D e cette ambition et de ces moyens résulte, sans
aucun doute, à la fois un caractère exaltant des analyses, mais aussi un
statut ambigu pour beaucoup d’entre elles, qui nous font valser hardi
m ent entre des niveaux de discursivité très hétérogènes : ainsi, par
exemple, la fabrication de la poterie nous conduit-elle directem ent aux
diverses solutions métaphysiques au problème du mal2.
Plus précisément encore, à condition de rem onter du texte du
Seuil, qui l’efface, au texte de la sténo, la Chose est désignée comme
lieu de l ’être en un sens assez précisément heideggerien : « ... ce heu [la
Chose] où est mis en cause tout ce qui peut être, ce heu de l’être où se
produit tout ce que nous avons appelé lieu élu de la sublimation. »3
Lieu de l’être où peut être mis en cause tout ce qui peut être, ceci
correspond assez bien à l’être dans sa différence radicale de tout étant,
raison pour laquelle, et nous allons y revenir, vu à partir de l’étant il
peut se donner com m e néant —et c’est bien ce sur quoi Lacan va miser
à fond dans ce séminaire. La version du Seuil4 dit : « Ce champ que
j ’appelle celui de la Chose, ce champ où se projette quelque chose au-
delà, à l’origine de la chaîne signifiante, lieu où est mis en cause tout ce qui
est lieu de l ’être, heu élu où se produit la sublimation (...)5. »
Cette rédaction paraît faire non-sens, ou bien renvoyer à un au-
delà de l’être qui ne fait sens qu’à confondre l’être et l’étant, ce que jus
tem ent la formulation consignée dans la sténo ne fait pas. Le texte de la
sténo désigne donc la Chose comme lieu de l ’être en tant que lieu où se
trouve mis en question tout étant, to u t ce qui peut être ; tout comme
l’être heideggenen, elle est « irréductiblement voilée »', tout comme
l’être heideggerien elle n ’est jamais manifestée pour elle-même, tout en
com m andant tout ce qui se manifeste - à condition d’entendre que
pour Lacan il s’agit de tout ce qui se produit comme signifiant (plutôt
que, comme chez Heidegger, com m e étant). Dans le même sens du
m ot être Lacan dira à propos de l’am our courtois : «... si cette idée
incroyable a pu venir de mettre la femme à la place de l’être »2.
L e vide et son p o t
tout le m ouvem ent de la Vorstellung. »' « Vous ne serez pas étonnés que
je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n ’est rien,
mais littéralement n ’est pas - elle se distingue comme absente, étran
gère. »2
Les Vorstellungen, l’analyse de Lacan tend à les identifier à ce qu’il a
décrit com m e la chaîne signifiante3. Par rapport aux signifiants, la
Chose est à la fois l’irreprésentable pur, étrangère, absente, elle n ’est
pas ; à la fois elle com m ande tout le jeu des signifiants. De façon très
voisine, l’être chez Heidegger n ’est rien d’étant, au regard de l’étant il
est saisissable com m e rien ; en mêm e temps, en lui repose la manifesta
tion de tout étant. Toutefois Heidegger, dans ses commentaires ulté
rieurs de Q u ’est-ce que la m étaphysique ?, précise que cette présentation
n’en est q u ’une parmi d’autres et ne doit pas être absolutisée.
Il y a certainement plusieurs raisons à cette présentation négative du
« lieu de l’être » dans L ’éthique. La définition théorique de l’être pro
posée l’année précédente par Lacan se concentrait, on s’en souvient,
dans la formule : ce qui du réel se manifeste dans le symbolique, et cet être
pur s’identifie au sujet com m e coupure, défaut de signifiant, intervalle
entre les signifiants qui conditionne la chaîne signifiante. O r la Chose
est d ’avant le sujet ainsi défini : Autre absolu du sujet, elle lui est plus
intime que ce qu’il a de plus intime, et, en ce sens, aussi bien radicale
ment extérieure, ce que condense l’expression forgée pour elle par
Lacan de 1’ « extimité » ; si le sujet, à ce niveau, peut être dit « rien », on
com prend alors com m ent Lacan écrit que la Chose, elle, n ’est « m êm e
pas rien » ; elle n ’est pas ce qui du réel se manifeste dans le symbolique ;
en un prem ier temps on peut dire qu’elle est ce qui du réel ne se mani
feste pas dans le symbolique —mêm e si par là elle en commande tout le
m ouvem ent.
Avec la Chose, Lacan rem onte donc à une condition plus radicale,
en deçà de ce qu’il appelait « être » dans L e désir et son interprétation.
Cette condition, dans les termes de sa théorie, est d’avant4 la distinction
1. Ibid., p. 71-72.
2. Ibid. , p. 78.
3. Cf. ibid., p. 76, 77.
4. Q uel est le statut de cet « avant » ? C ’est un aspect de la question de {’originaire chez
Lacan. Les lacaniens disent d’ordinaire qu’il est de structure, pour dire qu’ils savent qu’il ne s’agit
pas d ’une genèse chronologique. Peut-on éviter de se demander quel est son rapport avec une
184 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
problématique transeendantale ? J.-C . Milner a raison à nos yeux de poser ouvertement la ques
tion dans L ’œuvre claire. Q ue Lacan ait vitupéré contre Kant sur le tard ne devrait pas faire oublier
combien il a longtemps baigné dans ses eaux, et répété par exemple que l’esthétique transcendan-
tale était à refaire, ce qui implique une reprise de son aspect transeendantal ! Encore dans la ver
sion orale de la « Proposition de 1967 », Lacan n ’hésite pas à faire appel au sujet transcendantal
— sur lequel il ne se privera pourtant pas de lancer maint sarcasme — pour congédier
l’intersubjectivité. Vu de la philosophie on peut bien poser la question : ni empirisme, ni positi
visme, ni ontologie, Lacan aurait-il inventé une quatrième position par rapport au transcendantal ?
Surtout si on admet avec nous que sa parenté avec le scepticisme n ’est pour finir pas essentielle.
Mais de son point de vue, il s’agit de comprendre qu’on n ’est pas dans une philosophie quelle
qu’elle soit. Encore faut-il au moins attendre les « quatre discours » pour que ceci trouve une assise
un peu stable, en tout cas dans les formulations, sinon dans la chose même.
1. Q uant aux rapports de l’Autre et de la Chose, c’est beaucoup plus tard que Lacan en don
nera la formule : « L’Autre est-ce que c’est la Chose ? N on c’en est le terre-plein nettoyé » (D ’un
A utre a Vautre). Mais déjà dans le séminaire L ’identification on trouve cette articulation : la Chose,
origine et telos du sujet, antérieure au sujet comme au signifiant, s’oppose à la voie du signifiant
(de l’Autre) dans laquelle le sujet s’engage nécessairement : « Bien sûr le sujet lui-mêm e au dernier
terme est destiné à la Chose, mais sa loi, son fa tu m plus exactement, est que ce chemin, il ne peut
le décrire que par le passage par l’Autre, en tant que l’Autre est marqué du signifiant. Et c’est dans
l’en-deçà de ce passage nécessaire par le signifiant que se constituent comme tels le désir et son
objet » (28 mars 1962).
2. D ’une provocation d ’ailleurs recherchée : ainsi Lacan, renversant les évidences, proclame
que c’est l’évolutionnisme qui véhicule raffirmation de Dieu, alors que la création ex nihilo
- dogme monothéiste qui a historiquement été opposé à la pensée évolutionniste - serait en fait la
seule ressource d’un athéisme véritable.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 185
que c’est du néant que surgit toute réalité pour le D asein en arrachant
cette idée au contexte théologique chrétien où elle a d’abord surgi.
C om m e Heidegger, Lacan évoque pour le contredire le vieil adage ex
nihilo n ih ilfit' : « R ien n ’est fait à partir de rien. » « T oute la philosophie
antique s’articule là-dessus », dit-il dans ce passage de L ’éthique qui
paraît une réécriture du texte de Heidegger.
Ce n ’est pourtant pas à ce texte de Q u ’est-ce que la métaphysique ?
que Lacan se réfère explicitement, mais aux textes des Essais et conféren
ces, en particulier bien sûr celui qui porte précisément ce titre D a s
D in g ; mais il faut aussi se reporter à celui intitulé « La question de la
technique ». C ette référence, dans le texte de Lacan, se produit sur un
m ode bien particulier.
Il im porte d ’accentuer ici qu’il n ’est pas question de nihil, mais de
ex nihilo. E x nihilo et « création » sont définis dans une stricte récipro
cité. C ’est une particularité de ce séminaire que l’accent mis sur la créa
tion, dont il m ontre qu’elle s’origine au m êm e point que la destruction
d’ailleurs —c’est cela, la Chose2.
D u néant sort quelque chose, que Lacan appelle un signifiant. Il
s’agit du façonnem ent du signifiant en tant que présentation de
l’imprésentable. C ’est en tant qu’il représente la Chose qui justem ent
ne peut pas être représentée, qu’un objet peut être dit créé : « C ’est ici
qu’intervient la question de savoir ce que l’hom m e fait quand il
façonne un signifiant. (...) Je pose ceci, qu’un objet peut remplir cette
que ce à quoi Heidegger s’attache. Mais hsons la suite : « S’il est vraiment
signifiant, et si c’est le prem ier signifiant façonné des mains de l’hom m e,
il n ’est signifiant, dans son essence de signifiant, de rien d ’autre que de tout ce qui
est signifiant1 —autrem ent dit de rien de particulièrement signifié. »2
— Quatrièm e temps, au passage, au détour de son propre chemin,
sans autre explication, il valide de son approbation les conclusions les
plus spéciales de l’analyse heideggerienne, enchâssées pour ainsi dire
dans sa propre analyse, sans qu’on sache quel statut donner à cette
approbation : « Heidegger le m et au centre de l’essence du ciel et de la
terre. Il lie prim itivement, par la vertu de l’acte de la libation, par le fait
de sa double orientation —vers le haut pour recevoir, par rapport à la
terre dont il élève quelque chose. C ’est bien là la fonction du vase. »3
— C inquièm e temps, il fait retour à la problématique propre :
« Ce rien de particulier qui le caractérise dans sa fonction signifiante est
bien dans sa forme incarnée ce qui caractérise le vase comme tel. C ’est
bien le vide q u ’il crée, introduisant par là la perspective même de le rem
plir. Le vide et le plein sont p a r le vase introduits dans un monde qui, de lui-
même, ne connaît rien de tel. »4
L’analyse de Heidegger, elle, prend son départ de l’ustensilité pour
m ontrer que, pour la com prendre en son m ode essentiel, il faut la
dépasser pour dégager l’essence originaire du produire (Her-vor-bringen)
(la poïèsis) en tant qu’essence primitive de la technè, comme modalité de
Yaléthéia : « Produire (her-vor-bringen) a heu seulement pour autant que
quelque chose de caché arrive dans le non-caché. »5 Cette formulation
est-elle assez créationniste pour Lacan ? En réalité, il y a un véritable
écart6. Ajoutons que le m êm e texte souligne que la poïèsis n ’est pas spé
1. O n retrouve ici un m ouvem ent constant chez Lacan : l’exemple n ’est pas un exemple, car
il l’essence même de ce dont il est exemple, il n ’a donc d ’autre contenu particulier que cette
essence.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, NRP, 1958, p. 17. Notre
présentation est excessivement condensée, car notre objet n ’est pas ici de déplier cette analyse.
6 . Il y a chez Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d ’art » (in Chemins qui ne mènent nulle,
part, op. cit.) une thématique explicite de la création. U ne allusion quelque peu ironique de Lacan
dans la suite du séminaire, où il se livre à une sorte de parodie du morceau sur les chaussures de
Van Gogh, indique que ce texte a fait partie de ses lectures de l’année. L’écart que nous indiquons
entre Lacan et Heidegger serait-il alors réduit ? Sans déplier l’analyse heidegerienne, remarquons
188 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
cifiquement humaine, que la phusis poiei, autrem ent dit que la « nature »
crée en un sens ém inent (mais la phusis ne produit pas de signifiant).
C ’est à partir de sa fonction en tant qu’ustensile, mais arrachée à sa
déchéance dans la vulgarité et l’oubh de l’être, que la cruche se trouve
élevée, dans une description poétique et sacralisante, à une dignité
ontologique, et c’est à partir de là q u ’elle va se m ontrer comme retenue,
rassemblement et manifestation' du quadriparti : la terre, le ciel, les divins
et les mortels - c’est-à-dire com m e accomplissant Yaléthéia le dévoile
m ent de l’être (c’est Yaléthéia que ces trois verbes, retenir, rassembler,
manifester, déclinent)2.
C ’est donc à partir de la fonction d’ustensilité elle-même « pensée
et accomplie en m ode essentiel » que Heidegger fait apparaître la fonc
tion qu’on peut dire « signifiante », porteuse de la vérité de l’être. Or,
malgré l’approbation déclarée de Lacan pour les résultats de cette ana
lyse —et qui a de quoi nous surprendre, car il n ’y a pas vraiment chez
lui de développement qui corresponde au quadriparti heideggerien, si
ce n ’est son am our du chiffre quatre 3 - son développem ent s’engage
dans une tout autre voie. Partant de l’analyse du mêm e procès de
façonnem ent de la cruche autour du vide, Lacan passe en effet à sa
question. Opposer, comme il le fait, la fonction d’ustensilité à la fonc
tion signifiante, c’est justem ent défaire le cœ ur de l’analyse de Heideg
ger. Et pourquoi ? Parce qu’il s’agit de faire du vase, du pot, de m ou
tarde ou non, de la cruche, un signifiant pur, un signifiant qui ne
signifie pas l’être dans sa quadruple articulation, mais qui ne signifie
rien, rien de particulier, sinon l’essence même du signifiant. L’être
peut-être, mais com m e rien.
qu’elle est construite dans une relation serrée avec celle de la vérité, elle fournit une interprétation
de Yaléthéia (dimension absente ici chez Lacan). « Le devenir œuvre de l’œuvre est un mode de
devenir et d’advenir propre à la vérité » (p. 47) ; « La vérité se déploie en tant que telle dans
l’opposition de l’éclaircie et de la double réserve » (ibid.) ; « L’institution de la vérité dans l’œuvre,
c’est la production d’un étant qui n ’était point auparavant, et ne sera plus jamais par la suite »
(p. 49) ; « En tant que mise en œuvre de la vérité, l’art est poème » (p. 58).
1. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 207.
2. Ibid., p. 204.
3. C ’est cette même année que Lacan se demande quel est le nom bre minimal de points
d ’accrochage pour faire tenir la structure subjective et conclut à 4, ce à quoi satisferont la plupart
de ses écritures avant le nœud. Mais la parenté avec le quadriparti heideggerien est ici purem ent
formelle.
D'UNE CHOSE À L’AUTRE 189
O n est ainsi ramené aux thèmes et questions qui sont proprem ent
ceux de Lacan dans l’analyse de la création du vase.
— L’introduction du signifiant dans le m onde, la thém atique du
prem ier signifiant : c’est une des émergences de ce paradoxe qui fait
que, d’un côté, Lacan rejette les questions d’origine et que, de l’autre, il
ne cesse de s’y confronter ; on bute aussi sur l’ambiguïté d’une origine
pseudo-em pirique, quasi chronologique et donc m ythique, alors qu’il
s’agit d’autre chose.
— L’introduction, par la vertu du signifiant, du vide dans le
m onde —du vide et donc aussi du plein ; nous allons y revenir.
— La définition d’un signifiant qui, étant le signifiant du signifiant
en tant que tel, ne signifie rien de particulier. Conform ém ent à un
thèm e constant de Lacan, le « premier signifiant », étant l’essence mêm e
présentée du signifiant, ne signifie paradoxalement rien. Si, ici, « rien »,
c’est l’être, c’est seulement l’être de la signifiance.
Considérons de plus près le rapport du signifiant, du vide et du réel
dans cette production du vase : « Ce rien de particulier qui le caractérise
dans sa fonction signifiante est bien dans sa forme incarnée ce qui
caractérise le vase com m e tel. C ’est bien le vide q u ’il crée, introduisant
par là la perspective même de le remplir. L e vide et le plein sont p a r le vase
introduits dans un monde qui, de lui-m êm e, ne connaît rien de tel. »'
Encore une fois, l’idée du « rien de particulier » n ’est pas du tout
impliquée dans la description de Heidegger, qui fait plutôt porter au
vase la forme quadruplem ent articulée de l’être dans sa détermination.
R etenons cependant que, selon cette première présentation, c’est le
vase en tant que premier signifiant qui introduit le vide dans le m onde,
un m onde qui, avant le signifiant, ne connaissait ni plein ni vide. A ce
point, la seule innovation par rapport au Séminaire I qui disait que le
langage introduit le vide dans un réel préalable plein, c’est de poser
que, avant le vide, il n ’y a pas de plein non plus - ce qui est structurale-
m ent plus correct : avant la différence, il n ’y a pas de positivité non
plus.
Cependant, les choses sont évidem m ent m aintenant plus com
plexes, car le vase, le signifiant est lui-m êm e créé à partir du vide, ex
nihilo. Le vide qu’il introduit dans le m onde n ’est lui-m êm e que représen
tation du vide essentiel à partir duquel il est créé : le vase est fait pour
représenter la Chose, ce vide au centre du réel. En tant qu’elle est
l’irreprésentable, dans la représentation elle se présente comme nihil. E x
nihilo veut alors dire « à partir du trou » : « Si vous considérez le vase
dans la perspective que j ’ai prom ue d’abord, comme un objet fait pour
représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose,
ce vide tel qu’il se présente dans la représentation, se présente bien
comme un nihil, com m e rien. »' Mais il y a ambiguïté entre les deux
expressions que Lacan emploie dans la mêm e phrase, « autour du
vide », « à partir du vide ». Car ce n ’est pas le mêm e vide : le vide
autour duquel le potier crée le vase est un vide empirique qui n ’est lui-
mêm e que l’image du vide originaire en cause dans le nihil à partir
duquel il le crée. « Et c’est pourquoi le potier, tout com m e vous à qui
je parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, le crée tout comme
le créateur mythique, ex nihilo, à partir du trou. »2
Pourtant, il est troublant de voir Lacan revenir quelques lignes plus
loin à la première présentation : «... il y a identité entre le façonnement
du signifiant et l ’introduction dans le réel d’une béance, d’un trou »...
puis réaffirmer la seconde : « Il s’agit du fait que l’hom m e façonne ce
signifiant et l’introduit dans le m onde - autrem ent dit de savoir ce qu’il
fait en le façonnant à l’image de la Chose, alors que celle-ci se caracté
rise en ceci qu’il nous est impossible de l’imaginer. »3
Q u el réel ?
1. Ibid., p. 146.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 150.
D’U NE CHOSE À L’AUTRE 191
1. I biti., p. 142.
192 CE QUE LACAN DIT DE L’ETRE (1953-1960)
fiant est bâti. Ce réel n ’est pas le monde, car le m onde est corrélatif de
l’hom m e. Si l’on retient « pâtit », la Chose en tant que réel qui se perd,
toujours déjà essentiellement perdu du fait du signifiant, et qui fournit
au sujet le point d’attraction où son désir s’égale à sa propre perte, n ’est
pas moins le vide au regard de la représentation. Dans les deux cas on a
donc affaire au réel au sens technique de la triade réel/sym bolique/
imaginaire.
Alors que si l’on dit que le signifiant introduit le vide dans le réel, il
semble qu’on prenne « réel » au sens trivial, de ce qui existe sans nous,
avant et en dehors de —nous, qui ? Pas l’hom m e, le sujet du signifiant
peut-être.
Nous ne sommes pas très à l’aise avec la précision que donne
Lacan : « Entendez ici un réel que nous n ’avons pas encore à limiter, le
réel dans sa totalité, aussi bien le réel qui est celui du sujet, que le réel
auquel il a affaire com me lui étant extérieur. »' Certes nous retrouvons
la volonté constante de Lacan de dépasser toute psychologie, et particu
lièrem ent toute psychologie de la représentation. Mais y a-t-il là vrai
m ent les moyens de ce forçage ? Peut-être faut-il comprendre comme
une autocorrection dans le sens d’une limitation plus rigoureuse le pas
sage de la séance suivante, où il reprend la définition de la Chose
com m e : « Ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui
engage l’hom m e dans les voies du signifiant, du fait m êm e qu’il est sou
mis à ce que Freud appelle le principe de plaisir », et il ajoute : « En
somme, c’est l’effet de l’incidence du signifiant sur le réel psychique qui
est en cause. »2
Récapitulons. E x nihilo signifie tantôt : « A utour du trou », et alors
le signifiant introduit le vide dans le réel supposé donné avant le signi
fiant ; tantôt « à partir » du vide, c’est-à-dire de la Chose qui, pour la
représentation, est « rien », à l ’image de la Chose qui est sans image ni
représentation possible, qui est le vide au centre du réel, voire le réel
comme vide. Mais alors ce réel n ’est pas le réel au sens de ce qui est
avant nous, sans nous, hors de nous (si par « nous » on entend le sujet
du signifiant), il est tout au contraire l’humain.
Le mêm e 27 janvier 1960, apphquant sa théorie de la création ex
1. Ibid., p. 142.
2. Ibid., 3 février I960, p. 161.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 193
2 / E S T H É T H IQ U E ?
1 Ibid., p. 150.
2. Ibid., 4 mai 1960, p. 252.
3. Ibid., p. 252.
194 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ibid., p. 133.
2. Ibid., p. 190.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 195
1. Ibid., p. 190.
2. Ibid., p. 155.
3. Ibid., p. 144.
4. « Nous pouvons dire cela en forçant la note de l’analyse freudienne, pour autant que
Freud a mis en relief les traits obsessionnels du com portem ent religieux. Mais, encore que toute la
phase cérémonielle de ce qui constitue le corps des comportements religieux entre en effet dans ce
cadre, nous ne saurions pleinem ent nous satisfaire de cette formule, et un m ot comme respecter ce
vide va peut-être plus loin. De toute façon, le vide reste au centre, et c’est très précisément en cela
qu’il s’agit de sublimation » (J. Lacan, L'éthique, op. cit., p. 155).
5. J. Lacan, L ’éthique, op. cit., p. 155.
196 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 24-25.
3. Ibid., p. 23.
4. Ibid., p. 25.
198 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Ce « pas autre chose » dit par Lacan aussi bien que par Heidegger,
Philippe Lacoue-Labarthe le baptise d ’un néologisme : une « esthé-
1. Ibid., p. 33.
2. Ibid., p. 32.
3. Ibid., p. 32.
4. Ibid., p. 33.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 199
1. I b id ., p. 28.
200 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
elle pourrait fort bien s’en passer1. (...) C om m e pratiquement tous les
philosophes, Heidegger compris, Lacan méprise le théâtre. »2
R econnaître l’écart entre Lacan et Heidegger sur cette question
cruciale n ’aurait-il pas dû conduire Philippe Lacoue-Labarthe à
s’interroger sur le fossé plus radical, la direction divergente, en dépit
des apparences, entre ces deux directions de pensée ? Cela appelle à nos
yeux une lecture orientée très différemment de celle qu’il opère aussi
bien que possible : non pas m ontrer, de la façon la plus ouverte et la
plus généreuse possible pour un heideggerien, la similitude des ques
tions et des réponses, mais chercher plutôt la dissonance, voire la rup
ture, là mêm e où la proxim ité paraît la plus grande.
O n pourrait dire que cette lecture est généreuse, philosophique
m ent pour Lacan3 ; elle ne l’est pas moins, peut-être bien plus radicale
m ent, à l’égard de Heidegger. Générosité ambiguë : dire que comme
tous les philosophes Lacan méprise le théâtre, c’est inscrire Lacan dans
la grande tradition philosophique, c’est aussi bien clairement l’enfermer
dans la mêm e clôture, celle à laquelle, aux yeux de Lacoue-Labarthe,
n ’échappe pas mêm e Heidegger. Le sens du parallèle s’inverse ou se
dévoile : malgré la scène avec Heidegger, Lacan serait pris au bout du
com pte dans les mêmes impasses et les mêmes limites. En somme, le
cadeau serait empoisonné : fermer les yeux avec indulgence sur les sup
posées faiblesses philosophiques de Lacan en tel ou tel point, prépare le
geste qui va consister à le m ontrer pris dans les mêmes limites que la
philosophie, Heidegger nom m ém ent.
6 / Cette ambivalence se vérifie dans la conclusion, hommage et
flèche du Parthe. Dans celle-ci, en effet, rendant à l’éthique soutenue
par Lacan l’hommage de la désigner com m e la seule à la mesure du
temps de la m ort de Dieu, Philippe Lacoue-Labarthe s’inquiète de voir
Lacan invoquer le m ythe œdipien, posé com m e équivalent de la m ort
de Dieu, comme le m ythe qui convient à notre temps, com m e si Lacan
reprenait là le programme rom antique d’une nouvelle mythologie,
dont lui, Lacoue-Labarthe, a par ailleurs m ontré la contribution à ce
1. Ibid., p. 28.
2. Ibid., p. 30.
3. Ainsi, on ne va pas s’attarder sur telle ou telle insuffisance aux yeux de la philosophie - par
exemple l’évitement systématique par Lacan à l’égard du sublime kantien, dont il saurait pourtant
pertinem m ent que c’est la clé de ce qu’il dit de la sublimation.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 201
3 / PSYCHANALYSE ET PHILOSOPHIE :
RÉALISME DE LA JOUISSANCE
C O N T R E O N TO LOGIE
1. Dans le même volume, Jean-Luc N ancy refait le même geste de façon beaucoup plus élé
mentaire, tout en ayant lui aussi perdu en hostilité : au regard de ce qui l’intéresse, Lacan apparaît
fidèle et réductible à une lecture de Heidegger qui n ’est pas fausse, mais qui est celle qu’il faut
dépasser. Mais Nancy donne lui-mêm e son texte sous toutes réserves. Il ne peut donc constituer
une base de discussion.
2. C ’est aussi bien ce que soutiennent de fait ceux qui retiennent pour Lacan le nom
d ’antiphilosophie. Il semblerait toutefois qu ’ils aient tendance à négliger dans cette optique ce qui
concerne cette « place de Dieu le Père » que sous l’appellation de N om -du-Père Lacan pose
com m e essentielle.
D ’UNE CHOSE À L’AUTRE 203
de D ieu s’engage déjà dans une voie tout à fait distincte de la thém a
tique heideggerienne1. Le dieu dont la m ort est en question n ’est pas le
dieu métaphysique, mais le dieu Père. Il est m ort depuis toujours, mais
de ce fait m êm e il ne le sait pas et ne le saura jamais. D e là que la jouis
sance est un mal ; de là aussi le règne de l’im pératif de jouissance du
surmoi déréglé. L’annonce de la m ort de D ieu est rattachée à la figure
du Christ, dont Lacan dit qu’elle est toujours là, avec le problématique
com m andem ent d’am our du prochain dont il s’est fait le porteur. T out
ceci articule l’athéisme psychanalytique à un espace problématique où
la confrontation aux monothéismes ju if et chrétien 2 est une coor
donnée plus essentielle que la déconstruction de la métaphysique.
De même, à examiner la suite de l’œuvre, on constate que Lacan
n ’a pas poursuivi dans les chemins que semblait tracer pour l’éthique de
la psychanalyse, à partir de la tragédie, l’exaltation du désir pur incamé
dans Antigone, ni plus généralement la voie de 1’ « esthéthique » selon
le concept de Lacoue-Labarthe3.
Ces remarques sont importantes ; elles soulignent le danger et le
malentendu qui résultent, voire ont résulté de l’absolutisation des con
clusions de ce séminaire4. Lorsque dans Encore Lacan signale qu’il lui est
arrivé de ne pas publier L ’éthique —alors qu’on sait qu’il y avait forte
m ent pensé —il ne dit pas pourquoi ; il se pourrait que ce soit en raison
des malentendus dont ce texte était porteur.
Mais faudrait-il alors admettre qu’à s’en tenir à ce séminaire, qui
tout de mêm e a et garde sa consistance propre, la facture heideggeri-
sante de das D in g , la perspective de l’esthéthique donneraient la vérité
de ce m om ent ?
R eprenons nos esprits.
Bien sûr, le rapprochement entre Heidegger et Lacan doit d’abord
être situé. O n ne peut nier ni l’originalité de Lacan, ni la différence
1. Cf. F. Balmès, « Q ui a dit que Dieu est m ort ? », in Le nom, la loi, la voix, Freud et Moïse,
écritures du père 2, Érès, 1997, p. 62-68.
2. Nous nous proposons d ’y revenir dans un travail spécifiquement consacré à cette question
de l’athéisme psychanalytique.
3. De ce point de vue, il nous paraît vraiment impossible de soutenir comme Philippe Julien
dans L ’étrange jouissance du prochain, Le Seuil, 1995, que Lacan propose une éthique de la sublima
tion.
4. Patrick Guyomard dans La jouissance du tragique, Aubier, 1992, déplie les impasses qui
résultent d ’une telle absolutisation.
204 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. En 1974, dans Télévision —après la différenciation des discours, qui implique que l’éthique
propre au discours analytique ne saurait prétendre faire loi pour tout discours.
206 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
APRÈS L ’É T H I Q U E
Dès l’année qui suit L ’éthique, dans Le transfert, Lacan opère une
sorte de virage de fait : les deux grandes références de ce séminaire sont
aussi peu heideggeriennes que possible : d’une part, le Platon du B an
quet ; d’autre part, le Claudel de la trilogie des Coûfontaine.
C hercher chez Platon, et mêm e chez Socrate, une clef pour la
théorie de l’am our et du désir, c’est tourner le dos à l’hostilité foncière
à Socrate que Heidegger hérite du nietzschéisme. Socrate est plus
proche de la psychanalyse que Heidegger, car sur le désir il va beau
coup plus loin. Dans L ’identification, Lacan donne une appréciation
contrastée de l’approche heideggerienne, sans se priver de quelques sar
casmes sur la place du désir. D ’un côté, il salue dans la notion du D asein
l’effort pour donner l’idée primitive d’un corps comme d’un « là »
constituant de certaines dimensions de présence, dans un m onde qui ne
serait pas encore à l’instar de celui de la représentation classique, « énu-
cléé de l’objet du désir com m e tel »'. L’éloge se retourne abruptem ent
en critique : « O ui, tout ceci fait dans Heidegger d’admirables irrup
tions dans notre m onde mental. Laissez-moi vous dire que s’il y a des
gens pour devoir n ’en être à aucun degré satisfaits, ce sont les psychana
lystes, c’est moi. »2 D e fait, ce qu’apporte Freud, à savoir qu’au cœ ur de
1. Ibid.
2. Dans son texte « Sur le m ot de Nietzche “Dieu est m ort” », Heidegger fait équivaloir
d’emblée et définitivement Dieu et le m onde suprasensible. Ce Dieu de la métaphysique englobe
le Dieu chrétien pour autant que le christianisme a fondé son Dieu sur le néoplatonisme. Heideg
ger m et d ’emblée de côté le christianisme qui s’est vécu avant même la rédaction des Évangiles et
la mise en forme par saint Paul, qui serait d’une autre essence, sans rapport avec la métaphysique.
Lacan n ’adopte pas vraiment ce partage entre foi et théologie. Bien moins pourrait-il admettre un
seul instant la conclusion de l’article de Heidegger : « ... la raison est l’ennemie la plus acharnée de
la pensée. »
3. En témoigne éminemm ent le séminaire capital sur L'angoisse, où Lacan déclare explicite
m ent interroger le Dieu de la Bible sur les rapports du désir et de la loi (cf. F. Balmès, Le nom, la
loi, la voix, op. cit., chap. 4).
CONCLUSION 209
ÊTR E ET SUJET
ÉPILOGUE
Sans résoudre entièrem ent ces questions, nous mettrons, pour finir,
en valeur les réponses peu remarquées que Lacan y a apportées entre
décembre 1966 et janvier 1967, dans son séminaire La logique du fa n
tasme, qui ont l’intérêt particulier de constituer une sorte de réplique
(autocritique) systématique aux ambitions déclarées dans « L’instance
de la lettre » et ont ainsi valeur d’épilogue pour la période que nous
avons considérée. La contradiction restée en suspens que portait la
double référence à Heidegger et à Descartes y est thématisée selon une
articulation paradoxale qui redistribue les cartes.
Dans ces séances du séminaire, où il élabore la subversion du cogito
en un choix aliénant entre « je ne pense pas » et « je ne suis pas », lequel
sert d ’arrière aux thèses sur la passe, Lacan prend des positions nouvel
les sur la portée historiale respectivement du cogito et de Freud au
regard de la question de l’être - au sens fort et plein de ce terme —ce
qui d ’ailleurs confirme bien qu’il avait cette question en tête.
Il consacre un développem ent à m ontrer à ses auditeurs que la
question de l’être est encore partout présente chez Aristote, et les invite
à le vérifier en allant (re)lire L a métaphysique.
Il interprète alors le cogito com m e rejet de la question de l ’être, au
sens précisément où elle est encore efflorescente chez Aristote. Dans le
cadre de cette Verwerfung de l’être, le j e pense je suis se trouve réinter
1. Contrairem ent sans doute à la croyance de la majorité des analystes - à la différence, nous
allons le voir, de Lacan lui-même.
212 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
1. Dans une leçon ultérieure, il semble corriger un peu le tir, entrouvrir la possibilité qu’il
avait fermée, à travers une moquerie dont il dénie qu’elle ait Heidegger pour cible. Si un renou
vellement des rapports à l’être est à espérer, dit-il, il ne s’agit pas de l’attendre comme une fille qui
croirait qu’il suffit de se jeter sur un lit pour s’offrir. Les conjonctions de l’être, dit-il, dem andent
qu’on se donne un peu plus de peine —s’empressant d ’ajouter qu’il n ’entend pas par cette critique
d’une position attentiste viser Heidegger lui-même.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X V II, 1969-1970, L ’envers de la psychanalyse, Le Seuil, 1991.
214 CE QUE LACAN DIT DE L’ÊTRE (1953-1960)
Titres parus
Pascal et Port-Royal
Louis M arin
Aristote et le logos
Contes de la phénoménologie ordinaire
Barbara Cassin
La part de l’autre
Jean-M ichel R ey
La querelle de l ’hystérie
Pierre-H enri Castelle
Le don de la loi
Jacob Rogozinski
A paraître