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UNE FENÊTRE OUVERTE SUR LE MONDE

N° SPÉCIAL

52 pages

Févri er I960
L'UNESCO LANCE UN
(13e année)
France : 1.75 NF.
SAUVEZ LES TRESORS
Belgiq je : 25 fr.

Suisse : 1.80 fr.


DE NUBIE
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Photo Unesco-Laurenza
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LE TEMPLE D'ISIS, merveille de l'île de Philae, est


recouvert par le Nil pendant neuf mois par an à cause
de la retenue d'eau du barrage actuel d'Assouan. Cette

çait à envahir le temple. Les monuments de Philae


comptent parmi les plus importants des trésors d'art et
vestiges historiques,, situés en Nubie et menacés par
la construction du haut barrage d'Assouan. C'est pour
les sauver que l'Unesco lance un appel au monde.
Message du Directeur General de l'Unesco
HEPUis des millénaires, le Nil donne la vie aux terres qu'il traverse. Aujour¬
d'hui, le peuple qui habite ces terres, peuple en pleine croissance, doit
t contraindre le Nil à augmenter encore ses dons.
Le grand barrage d'Assouan inaugurera une nouvelle étape du progrès
économique en vue d'assurer du pain à des millions d'hommes. Ce peuple a créé
jadis l'une des plus hautes civilisations de l'histoire. Sur les rives de son fleuve, il a
dressé des édifices, dont la beauté et la grandeur n'ont jamais été surpassées. Or, le
nouveau barrage, en formant un lac immense, risque d'engloutir pour toujours quel¬
ques-uns des plus illustres de ces monuments.
Tel est l'angoissant dilemme qu'affrontent les autorités responsables de l'aménage¬
ment du Nil : comment choisir entre le bien-être de la population et des chefs-d'
vre qui appartiennent non seulement au pays, mais à l'humanité tout entière ?
Ces autorités se savent dépositaires devant le monde entier des monuments de la
vallée nubienne ; elles veulent en assurer la sauvegarde. C'est pourquoi le Gouver¬
nement de la République Arabe Unie et le Gouvernement de la République du
Soudan ont fait appel à l'Unesco, dans le dessein d'obtenir l'aide internationale qui
est indispensable.
Dès que j'ai reçu ces appels, il m'est apparu que l'Unesco ne pouvait absolument
pas s'y dérober : l'action qu'on lui demande d'entreprendre répond aux objectifs
essentiels qui lui sont assignés. Nous n'avons pas le droit de laisser disparaître des
temples comme ceux d'Abou Simbel et de Philae, qui sont de purs joyaux de l'art
ancien, ni d'abandonner à jamais les trésors enfouis dans des zones qui n'ont pas
encore fait l'objet de fouilles archéologiques systématiques. La solidarité internatio¬
nale que nous voulons voir s'instaurer dans tous les domaines trouvera ici une occa¬
sion exemplaire de s'affirmer. Personne, en effet, ne saurait douter de l'urgence des
efforts à consentir ni de la nécessité d'en répartir le poids sur un grand nombre de
pays.

Au reste, le Gouvernement de la République Arabe Unie, en contrepartie de l'aide


internationale qui sera accordée, offre cinquante pour cent au moins du produit des
fouilles, l'autorisation d'effectuer de nouvelles fouilles en d'autres régions d'Egypte, et
la cession en vue de leur transfert à l'étranger d'objets et de monuments précieux, y
compris de certains temples de Nubie. De son côté, le Gouvernement du Soudan
offre cinquante pour cent du produit des fouilles qui seront faites sur son territoire.
Il appartiendra à un comité international d'experts de donner son avis aux autorités
gouvernementales compétentes sur les plans relatifs aux fouilles qui seront effectuées,
de même que sur l'utilisation des contributions financières et que sur la répartition
des contreparties offertes par la République Arabe Unie. Il n'est pas douteux que les
travaux de sauvegarde et de recherche qui peuvent, qui doivent commencer, dans ces
conditions, d'ici quelques mois, vont donner à l'archéologie une impulsion nouvelle.
L'histoire des civilisations, des religions et de l'art, de même que les sciences de la
préhistoire, en tireront des bénéfices incalculables.
Sur ma proposition, le Conseil exécutif de l'Unesco a décidé que je devais faire
appel à la coopération internationale. Cet appel, que j'ai l'intention de lancer prochai¬
nement, s'adressera non seulement aux gouvernements et aux institutions publiques
et privées compétentes, mais aussi à l'opinion publique de tous les pays.
Un comité d'honneur et un comité international d'action apporteront à l'Unesco
leur appui dans cette campagne mondiale, à laquelle voudront prendre part tous ceux
qui, voyant clairement ce qui est en jeu, comprennent qu'à une entreprise exception¬
nelle doit correspondre une aide exceptionnelle.

VITTORINO VERONESE
Le FÉVRIER 1960
Courrier XIIIe ANNÉE

Sommaire Pages

N"2 3 MESSAGE SPECIAL DE M. VITTORINO VERONESE

N° SPÉCIAL Directeur Général de l'Unesco

5 LE DRAME DE LA NUBIE

est notre drame à tous, par Georges Fradier

8 PÈLERINAGE AU PAYS QUI VA DISPARAITRE


par Christiane Desroches-Noblecourt

16 LES TEMPLES DE RAMSÈS II A ABOU SIMBEL


alliance du colossal et de la beauté

20 ENFOUI SOUS UN LINCEUL DE SABLE

pendant 2000 ans, par Louis A. Christophe

23 CARTE EN COULEURS DE LA VALLÉE DU NIL


NOS COUVERTURES fleuve d'art et d'histoire, par Rifaat Nasr
Partie de la façade du
Grand Temple d'Abou Sim¬ 24 à 30 REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE EN COULEURS
bel, un des chefs-d'Suvre
de l'architecture mondiale,
l'ensemble le plus monu¬ 31 AU MARIAGE DE RAMSÈS II
mental de la Nubie antique.
D'ici quelques an nées Abou le soleil était témoin, par Jaroslav Cerny
Simbel sera menacé d'Im¬
mersion par les eaux du Nil.
Photo Christiane Desroches-
34 PHILAE, ILE SACRÉE
Noblecourt.
par Etienne Drioton
39 SUR LES TRACES DES GRECS ET DES ROMAINS

par André Bernand et A. Ahmed Aly

40 SOUS LE SIGNE DE MAAT, DÉESSE DE L'EXACTITUDE


Le Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte
44 LA PYRAMIDE MODERNE D'ASSOUAN

le haut barrage sur le Nil, par Albert Raccah

46 LA NUBIE SOUDANAISE, « TERRE INCONNUE »


Un des sphinx à corps de
lion de l'avenue sacrée des archéologues, par J. Vercoutter
menant au temple d'Ouadl
es Seboua. Depuis que le
premier barrage d'Assouan
50 POINTS D'INTERROGATION DANS LE DÉSERT
a été construit, les sphinx
sont sous les eaux neuf par A. Choukry et F. Daumas
mois par an. Le nouveau
barrage les engloutira à Ce numéro a été réalisé avec la collaboration de Madame
jamais, c'est pourquoi une
course contre la montre est Christiane Desroches-Noblecourt, Conservateur en chef des
engagée pour les sauver. Musées nationaux français, Conseiller de l'Unesco auprès du
Photo Christiane Desroches- Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire.
Noblecourt.

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Mensuel publié par :
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Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photo-Unesco Laurenza

LES DEUX GÉNIES DU NIL nouant le lys et le papyrus, symbolisant ainsi l'union des royaumes de la Haute et de la Basse
Egypte. Ces plantes sont ici représentatives des régions fertiles du sud et du nord. (Façade du Grand Temple d'Abou Simbel.)

LE DRAME DE LA NUBIE
par Georges Fradier

n vieux comédien donnait ce conseil à ses qu'elles nous rappellent l'univers de chasse et de magie
élèves : « Enflez la voix pour dire une bana¬ des hommes d'il y a dix mille ans : elles ont révélé cet
lité. Mais pour annoncer un incendie, un univers, à elles seules. Avant leur découverte, cet univers
massacre, un raz de marée, parlez doux, était totalement ignoré, il n'existait pas. On le rempla¬
parlez terne. » Ecrivons donc, aussi simple¬ çait par toutes sortes d'imaginations saugrenues. Depuis
ment que possible : De nombreux monu¬ leur découverte nous avons ajouté à notre passé des mil¬
ments de l'Egypte ancienne, parmi lesquels Abou Simbel, liers d'années de connaissances et d'aventures conscientes

Philae, Amada, Kalabcha, sont aujourd'hui en péril. et inconscientes ; ces découvertes sont d'ailleurs si récen¬
tes que nous n'avons pas eu le temps d'en tirer tout l'en¬
Il n'est pas sûr que chacun comprenne tout le sens de seignement qu'elles recèlent sur nos lointains ancêtres,
c'est-à-dire sur nous-mêmes.
cette phrase. Elle signifie en réalité que nous sommes en
péril. La construction du haut barrage d'Assouan menace La haute vallée du Nil contient des centaines de sites
d'engloutir ou de pourrir, d'anéantir en tout cas ces mo¬ préhistoriques, dont la plupart sont inexplorés. Trois ou
numents, c'est-à-dire de nous amputer d'une partie, une quatre fleuves du monde, la ténacité, le génie de leurs plus
des plus précieuses, de notre mémoire. anciens riverains, furent la source de ce que nous appelons
nos arts, nos sciences. Mais il y a à peine cinquante ans
Un monument, c'est par définition, par étymologie, ce que l'on tente de fouiller systématiquement les couches
qui fait souvenir. C'est même pour un artiste ou pour un préhistoriques des vallées du Tigre et de l'Euphrate, de
historien ce qui crée le souvenir, et parfois fonde, constitue l'Indus, du Nil. De telles fouilles coûtent cher ; elles n'ex¬
toute une branche du savoir. Les grottes peintes, les gra¬ hument pas de joyaux en or ou en ivoire. Et puis on avait
vures rupestres sont des monuments : c'est peu de dire le temps, on croyait avoir le temps.

SUITE PAGES 6-7


LE DRAME IL EST IMPOSSIBLE DE LAISSER DÉTRUIRE
DE LA NUBIE

(Suite)
CES GRANDS TESTAMENTS DE PIERRE
Brusquement le projet du haut barrage d'Assouan fait cieux que toutes les mines d'or du monde, ne sont pas très
jeter un cri d'alarme ; dans cinq ans, dans quatre ans, les nombreux. Les vrais chefs-d' de l'art, ceux de l'ar¬
sites inexplorés de la Nubie égyptienne seront inaccessi¬ chitecture surtout passent pour universels : on dit à juste
bles à tout jamais. Un peu plus tard, d'après les plans titre qu'ils appartiennent au patrimoine de tous les peu¬
ultérieurs déjà annoncés, le lac artificiel remontera au sud ples, ce qui signifie que tous les peuples en ont besoin.
jusqu'à la cataracte de Dal (3° cataracte) et ce sera le tour Mais seules quelques cités, quelques époques les ont élevés.
de la Nubie soudanaise. Or sur plus de 400 km les allu¬
Quelques pays demeurent les dépositaires de ce qui sub¬
vions, les sables, le- grès, renferment les secrets des pre¬
siste des merveilles que des siècles privilégiés avaient
miers colons du Nil, ceux qui bâtirent leurs villages au
entassées sur les bords de la Méditerranée, en Chine, en
bord d'un Sahara qui était sans doute encore une savane, Egypte. Le temps, les conquérants (et les marchands)
ceux .qui furent sans doute les précepteurs de l'Egypte. ont tant détruit déjà que la marge se rétrécit dangereuse¬
Serait-il tolerable de renoncer maintenant à percer les
ment. Il suffirait d'un peu de violence, il suffirait d'un peu
mystères de cette lointaine culture enfouie à la charnière
de négligence, d'un peu d'avarice, et la Grèce, la Chine,
du monde méditerranéen et du monde africain, et dont
l'Egypte elle-même n'auraient plus à montrer que des
l'étude peut jeter tant de lumière sur les origines de ces
ruines informes, comme cette petite ville de Bourgogne où
deux mondes et sur les liens qui peut-être les unissent ?
s'élevait encore, il y a 160 ans, la plus grande église
Se résigner à une telle disparition serait accepter de romane, véritable chef-d' du Moyen Age européen.
gaieté de cuur une sorte d'amnésie partielle, comme un Il existe aujourd'hui une institution internationale qui
homme qui n'aurait aucun souvenir de sa première en¬ aurait le devoir de s'opposer à la démolition de Cluny,
fance, ni de ses parents, et qui certes n'en vivrait pas même si l'entrepreneur de démolition invoquait des rai¬
moins heureux. Nous le plaindrions cependant d'être vidé sons d'utilité publique. C'est l'Unesco, organisation char¬
de son histoire, de ne pas savoir d'où il vient. Sur les gée entre autres tâches de veiller à la sauvegarde du
champs de fouilles qu'il faudrait ouvrir immédiatement patrimoine culturel et scientifique de l'humanité. Elle a
en Nubie, les archéologues, les préhistoriens peuvent reçu les appels de la République Arabe Unie et de la Répu¬
trouver ces souvenirs qui nous manquent (qui nous man¬ blique du Soudan. Car heureusement nul ne songe à dé¬
quent cruellement dès que nous en avons conscience), truire les illustres temples de la Nubie. Les autorités qui
ces souvenirs qui donnent à l'homme ses dimensions, ses ont décidé la construction du haut barrage sont les mêmes
proportions. qui souhaitent tout mettre en pour préserver les
monuments de la vallée qu'ils doivent submerger. Tout
mettre en hélas ! cela sous-entend des ressources
financières et techniques dont ces autorités ne disposent
pas. L'aide internationale est indispensable.

Ils nous disent Que l'on n'aille pas croire qu'il s'agit là d'une action
improvisée, ni d'un affolement de la dernière minute. Il
y a près de cinq ans déjà, le Gouvernement de la Républi¬
d'où nous venons, que Arabe Unie, songeant précisément au sort de la Nubie,
s'était tourné vers l'Unesco. C'est alors que fut fondé au
qui nous sommes Caire un Centre de Documentation et d'étude sur l'his¬
toire de l'art et de la civilisation de l'Egypte ancienne qui
ne cesse de travailler de plus en plus intensément au rele¬
vé scientifique complet des monuments menacés.

D'autres monuments furent destinés à répondre à des Cependant, le sauvetage proprement dit des temples,
questions plus graves. Les rois qui construisirent de leur site, voire en certains cas de la falaise dont ils
Philae, ceux qui avaient fait sculpter les colosses et font partie, exige des moyens d'une tout autre envergure.
les salles profondes d'Abou Simbel, ceux qui avaient En outre, avant même d'entreprendre ce sauvetage, il
édifié jadis les pyramides, croyaient savoir, entendaient importe de se livrer sur le terrain à de minutieuses études
proclamer jusqu'à la fin des temps « d'où nous venons, géographiques et géologiques.
qui nous sommes, où nous allons ». Nous doutons de leurs
certitudes, nous n'en sourions pas. Nous savons qu'elles
sont le dépôt le plus précieux de cette mémoire collective :
la culture ou comme on disait naguère, les humanités.
Aucun progrès, ni aucun recul des civilisations n'a prévalu
contre leur beauté, qui demeure irrésistible, de nos jours, Certains émigreront
même devant la pire ignorance.
vers de
Ces temples, ces statues sont encore, après vingt ou
trente siècles, les modèles de cette beauté qu'ils servent
même à définir. Et c'est pourquoi il n'est même pas néces¬ nouvelles patries
saire d'en comprendre toute la signification historique
pour les reconnaître comme les les plus hautes de
l'humanité ; à vrai dire, quelques-unes des très grandes
qui justifient que l'on puisse parler d'humanité
et se sentir, en 1960, liés aux prêtres, aux architectes, aux Dès le mois de juillet 1959, l'Unesco envoya une mis¬
peintres, aux sculpteurs et même aux tâcherons des pha¬ sion auprès des autorités responsables de la Répu¬
raons divins. blique Arabe Unie. Peu de temps après, avec l'accord
de ces autorités, elle priait l'Institut Géographique Natio¬
Sans doute y a-t-il d'autres liens. Chacun, si le c nal de Paris d'effectuer, grâce à une double reconnais¬
lui en dit, peut éprouver des sentiments très fraternels sance, aérienne et au sol, le relevé photogrammétrique de
pour les milliards d'individus qui nous ont précédés sur la la région. En octobre, elle réunissait au Caire un comité
planète et s'attendrir sur la longue et lente évolution des international d'égyptologues, d'archéologues et d'ingé¬
techniques. C'est une parenté plus noble que nous révè¬ nieurs. Ces experts purent remonter le Nil de la région
lent les chefs-d' "les plus anciens de l'art; ils té¬ d'Assouan à la frontière soudanaise et explorèrent la plu¬
moignent d'un besoin de dépassement, d'une ferveur et part des monuments qui jalonnent la vallée dont les rives
d'une fierté dont l'histoire, sans eux, ne nous dirait pres¬ seront, dans quelques années, submergées.
que rien.
C'est au cours de la première réunion de ce comité que
Or ces monuments irremplaçables (irremplaçables, il le ministre de la Culture et de l'Orientation nationale
convient peut-être de le noter : aucun musée imaginaire pour l'Egypte, S. Ex. Saroït Okacha, fit au nom de son
ne tiendra jamais lieu d'un temple, du terrain sacré qui Gouvernement une déclaration d'une exceptionnelle im¬
l'entoure, du ciel qui le baigne) ces monuments plus pré portance : en contrepartie de l'aide internationale solli-
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

citée, la République Arabe Unie offre la cession d'au


moins 50 % du produit des fouilles à exécuter à l'ex¬
ception de certaines pièces uniques ou essentielles aux
collections des musées égyptiens l'autorisation d'effec¬
tuer d'autres fouilles dans d'autres sites de l'Egypte, enfin
la cession, en vue de leur transfert à l'étranger, de cer¬
tains temples de la Nubie ancienne ainsi que d'une impor¬
tante collection d'objets anciens de la propriété de l'Etat.
De son côté, le Gouvernement du Soudan, en contre¬
partie de l'aide internationale invoquée, offre, avec les
mêmes réserves, 50 % des fouilles que l'on aurait à exécu¬
ter dans la région menacée.

Aujourd'hui, le Directeur général de l'Unesco, après une


décision unanime du Conseil exécutif, lance un appel
solennel invitant les Gouvernements, les Institutions
publiques ou privées compétentes, et l'opinion publique
mondiale, à participer à cette grande action.
Les experts lui ont présenté les premiers éléments du
plan de sauvetage des monuments de la Nubie. On trouve
dans leur rapport la liste détaillée de ces monuments et,
pour chacun d'eux, l'indication des mesures à prendre
pour le préserver de la destruction. Fresques à détacher,
bas-reliefs à découper, temples, petits et grands, à dé¬
monter pierre par pierre pour les rebâtir en lieu sûr, les
uns dans deux oasis que créeront les eaux du barrage, les
autres dans de nouvelles patries.

On ne démonterait
pas la cathédrale
de Chartres...

Mais pour les illustres ensembles de Philae et d'Abou


Simbel, les experts sont formels : la seule solution
est de les sauver en les laissant intacts et en les
sauvegardant dans leur contexte géographique. On ne
démonterait pas la cathédrale de Chartres pour l'installer
ailleurs. On ne « sauverait » pas le Parthenon en recons¬
tituant l'Acropole dans un musée de plein air. L'île de
Philae, tragiquement submergée neuf mois par an depuis
la construction du premier barrage d'Assouan en 1902,
peut au contraire redevenir une île. Et le rocher d'Abou
Simbel peut et doit échapper au flot boueux qui n'aurait
qu'à lécher le pied de ses colosses pour les désagréger en
quelques années. Les travaux à effectuer ici sont les plus
grandioses et les plus urgents. Dès le mois de décembre,
l'Unesco a passé un contrat avec les ingénieurs conseils
qui procèdent en ce moment aux reconnaissances et aux
études nécessaires.

Bâtir des digues entre le haut-barrage et le lac artifi¬


ciel, en aval, où Philae retrouverait enfin sa pureté et
son soleil natal, élever un rempart au large d'Abou Simbel
pour y conserver non seulement le temple le plus majes¬
tueux du Haut-Nil, mais aussi les lumières et les ombres Photo Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire
qui font vivre ses statues oui, sans aucun doute, cela
coûtera de l'argent. Cela coûtera beaucoup plus d'argent
que l'on a coutume d'en procurer aux archéologues, aux BLOTTI ENTRE LES PIEDS DU PHARAON
historiens d'art, aux conservateurs de musées. Il peut Un des fils de Ramsès II, petite statue delà façade
s'agir en effet de 30 millions de dollars. Seulement, lors¬ du Grand Temple d'Abou Simbel, blotti entre les
que l'on songe que cette somme est demandée à 81 Etats, pieds de l'une des quatre statues colossales de son
parmi lesquels on compte les plus riches et les plus puis¬ père, le pharaon. La tête de cette statue colossale
sants du monde, il est difficile en vérité de s'effrayer de a été brisée il y a des siècles, ou plutôt détachée
ce chiffre. On est même irrésistiblement tenté de le com¬
de la montagne ; à hauteur de la poitrine, on aurait,
parer à celui du moindre budget d'armement... dit-on, foré un trou horizontal profond ; on y aurait
En parcourant les pages de ce numéro, en contemplant fait pénétrer violemment un morceau de bois, puis
les images des demeures bâties pour les dieux, demeures on aurait versé de l'eau sur celui-ci ; la dilatation
millénaires et soudain si fragiles, les hommes et les produite par l'humidité suffit pour rompre le colosse
femmes de tous âges, de toutes conditions, de toutes en deux et faire éclater toute la partie supérieure.
langues, ne resteront pas indifférents au sort de ces (Voir en page centrale de ce numéro la statue en
grands testaments de pierre, de ces affirmations orgueil¬ question la deuxième à partir de la gauche et
leuses ou pathétiques dans lesquelles se perpétue une les morceaux qui gisent, détachés, à ses pieds.)
invincible volonté d'ennoblir l'homme. Et c'est d'eux, fina¬
lement, que dépend le sort des trésors de Nubie.
Photo Christiane Desroches-Noblecourt

elle la nature, à la veille d'une effroyable puis de ses deux surélévations. Il avait fallu, dès le début
tourmente, qui présente les horizons les du siècle, fournir à l'Egypte une irrigation plus régulière
plus limpides, une harmonie de formes dans et ne pas permettre au fleuve, qui en fait sa vie, de laisser
un calme presque inquiétant ; telle un corps couler toutes les gouttes de son flot vers la mer. A As¬
touché par le mal et que la fièvre illu¬ souan, les vannes de l'immense muraille construite dans
mine soudain d'un éclat éblouissant, telle le granit rose des carrières voisines où les Egyptiens
une fleur radieuse, dont la beauté va taillaient dans l'antiquité des obélisques gigantesques
s'évanouir l'instant qui suivra : la Nubie n'a sont fermées presque toute l'année et ne s'ouvrent que
jamais été aussi belle, aussi attachante. lorsque l'inondation, à la fin juillet, amène un Nil gorgé
Le danger qui la menace, il est vrai, n'a jamais été si d'une semence rouge. Alors les champs sont recouverts,
grand, puisqu'elle est maintenant promise au total anéan¬ les digues seules dépassent de l'eau environnante, ainsi
tissement. Elle a, jusqu'à présent, en dépit d'innombrables que les villages construits sur les buttes désertiques.
avatars, pu conserver pendant quelques semaines d'été Cependant qu'en Nubie, le niveau des eaux s'abaisse,
torride, chaque année, l'aspect général que des millénaires le pays retrouve alors un peu de ses rives verdoyantes.
de civilisations successives lui avaient légué. C'est alors la Les habitants s'affairent à leurs cultures et très vite, les
vision de tous les temples qui jalonnent les rives du Nil, champs, sur les rives étroites, sont recouverts de mil et
et ressortent de l'onde, cette eau qui en engloutit un grand de pastèques. Lorsque la crue est régulière et que, pen¬
nombre pendant les trois quarts de l'année, dès le- début dant trois mois à peine le fleuve s'écoule sans plus dépas¬
du siècle. ser son lit, la récolte peut être faite et à la. fermeture
Ceux qui n'ont jamais encore abordé à ces rives extra¬ du barrage, mi-octobre, le fleuve envahit à nouveau un
ordinaires du Nil nubien, peuvent difficilement imaginer sol recouvert de chaume, craquelé par la sécheresse et la
et la majesté des sites, et l'attrait prenant des sanctuai¬ chaleur extrême. Les palmiers sont noyés, baignés jusqu'à
res, et le charme des villages ; en un mot il ne leur est leur tête échevelée, qui semblent, loin des nouvelles rives,
pas aisé de mesurer l'étendue du drame. Cependant, ils flotter à la surface de l'eau : alors les grands sanctuaires
ont tous suivi Pierre Loti qui décrivait la « Mort de érigés sur les berges antiques ont disparu.
Philae » et appris la construction du barrage d'Assouan, Imagine-t-on un extraordinaire musée en plein air,
8
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

PELERINAGE
AU PAYS

DISPARAITRE
par Christiane
Desroches-Noblecourt

Conservateur du Département des Antiquités


Égyptiennes au Musée du Louvre, Paris

Le temple du dieu Thot, à Dakké (photo de gauche). Le cliché montre le temple un jour avant le début
de sa submersion annuelle, à la mi-octobre, Fin novembre, il ne reste plus de visible que le sommet
de la corniche du pylône. Pour sauver le temple de Dakké on espère pouvoir le transporter pierre
par pierre dans une oasis de Nubie. La photo de droite, prise à l'intérieur du temple de la reine,
à Abou Simbel, représente la femme préférée de Ramsès II, « la grande épouse royale Nefertari »,
recevant la protection des deux déesses Isis et Hathor. Ce relief a conservé ses couleurs originales,

contenant des monuments aux dimensions surpassant sou¬ étaient efficaces : les temples se conservaient dans l'onde
vent celles de nos cathédrales gothiques sur une longueur qui les soignait en les « désalpêtrant ». Seule la peinture
de 400 km, livré à la submersion pendant presque la antique avait été lavée et parfois même les reliefs n'en
totalité de l'année ? Il faut ajouter aux temples, qui paraissaient que plus beaux. En revanche, les anciennes
connaissent une telle noyade, les centaines de nécropoles, agglomérations touchées par l'onde, qu'elles aient été
les carrières, les forteresses qui protégeaient les places conçues pour les vivants ou consacrées aux morts, puis¬
vulnérables, mais primordiales, aboutissement naturel des qu'elles étaient bâties de briques de terre crues étaient,
routes caravanières, centres alimentés par les mines d'or, en parties, balayées par le flot.
relais sur les chemins de lointains gisements, aggloméra¬ Ces temples, il est vrai, érigés à la limite extrême des
tions où régnaient des activités artisanales, enfin les cultures, ont été faits de blocs de grès, extraits des meil¬
centres administratifs du pays. Une grande partie de tout leures carrières de Nubie et la pierre est résis¬
cela baigne maintenant déjà dans l'onde. Mais dans ce tante. Il en est tout autrement de ceux des sanc¬
pays d'éternité, le cycle des renaissances dont la nature tuaires aménagés plus haut, dans le flanc des falai¬
donne l'image, incite toujours à l'espoir le plus tenace, et ses des deux chaînes libyque et arabique, qui limitent
la disparition n'est pas totale, puisque l'été ramène, jus¬ l'étroit pays, hors des inondations actuelles. Ils
qu'à présent, l'apparition éphémère mais régulière de ces sont creusés dans une pierre trop friable, parfois malade
vestiges. et ne résisteront pas au milieu aquatique. Ce sont ces
Des fouilles, des « sondages » systématiques avaient été derniers que les eaux du haut barrage le Sadd el Aali
entrepris, dès la réalisation du premier barrage d'As¬ doivent engloutir et anéantir si rien n'est fait pour
souan, pour interroger les forteresses de briques de leur sauvegarde. D'autant qu'aucun abaissement sensible
terre crues, les nécropoles aménagées en dessous du ni¬ du niveau futur des eaux n'est prévu et que l'im¬
veau que les eaux allaient atteindre (120 mètres au- mense lac qui recouvrira la Nubie gardera toujours dans
dessus de la mer). Des expéditions hâtives avaient été ses flancs ce qu'il aura, une fois pour toutes, noyé.
chargées de copier et de décrire les temples destinés à C'est donc tout un pays, un pays entier, définitivement,
être engloutis. Les consolidations portées avec un soin qui va disparaître : si les hommes qui le peuplent encore
fébrile du temps de Maspero, et par la suite entretenues, pourront installer leur habitat dans les terrains nouvel-

SUITE AU VERSO
PÈLERINAGE
AU PAYS

CONDAMNÉ A
DISPARAITRE

L'ÉPOPÉE DEKADESH.VoicI
une des scènes centrales de

l'épopée de Kadesh, gravée sur


le mur septentrional du Grand
Temple d'Abou Simbel. Kadesh
est le nom d'une bataille qui
opposa les Egyptiens aux Hit¬
tites au XIII* siècle avant J. C.

Ramsès II y fit preuve d'un


courage extraordinaire. Avant
que la bataille ne s'engage,
le pharaon, assis sur son trône
en majesté, à l'Intérieur de sa
tente de campagne, reçoit ses
dignitaires qui l'informent des
renseignements obtenus grâce
aux espions hittites arrêtés et
bâtonnés que l'on voit au
registre inférieur. De chaque
côté des espions, des soldats
égyptiens et des mercenaires
étrangers shardanes. Aux re¬
gistres supérieurs, charge de
la cavalerie hittite : la ligne
courbe indique le fleuve Oronte
en Syrie, où se déroula la
bataille de Kadesh. A l'extrême

droite, les archers montés du


roi égyptien. (Voir aussi p. 32.)

Photo Charles Nims, Centre de Docu¬


mentation sur l'Ancienne Egypte, Le
Caire

lement gagnés sur l'aridité, dans les oasis qui seront au-delà de toute frontière matérielle, d'aider à le préser¬
même créées près des plus importants ouadis de la Nubie ver, comme des éléments d'une immense chaîne qui n'a
occidentale, il en sera tout autrement de cette bande si de sens et d'utilité que par sa cohésion.
étroite, mais longue de plus de 500 km contenant les
reliques de ce que l'activité humaine, malgré les éléments,
a pu produire et que les siècles avaient jusqu'à présent Quatre mille ans d'histoire,
respecté.
un musée de quatre cents kilomètres
L'Egypte est sans conteste le berceau de nos civilisa¬
tions méditerranéennes ; elle constitue pour les archéolo¬ Plus de quatre mille années de vestiges sur des rives
gues un livre vivant d'histoires, où les pages éparpillées exiguës, presque désertiques, pour des hommes qui
sont retrouvées les unes après les autres, interrogées et reçurent une culture harmonieuse grâce aux
lues avec attention et amour, pour que leur réunion nous contacts de plus en plus étroits avec les Egyptiens du
restitue la plus vaste et la plus profonde leçon de la Nord, voici ce que représente la Nubie. Mais cela n'est pas
Haute Antiquité. Tout n'est cependant pas, malgré la ri¬ tout. C'est aussi un apport exotique vers la métropole,
chesse de la documentation, retrouvé, et les plus précieux un enrichissement que fournissait le commerce avec les
des enseignements ont déjà disparu au cours d'incendies, régions plus méridionales dont la Nubie était l'intermé¬
tels celui de la bibliothèque d'Alexandrie et ceux moins diaire. Un réservoir d'artisans habiles, d'hommes valeu¬
connus de rouleaux de papyrus antiques que détrui¬ reux qui donnaient de bons soldats et des officiers cou¬
saient, jusqu'au siècle dernier, les paysans en quête rageux, des fonctionnaires actifs et honnêtes, parfois
d'engrais dans les ruines anciennes. Aussi rien ne doit même de brillants hommes politiques, si influents dès le
être négligé pour réunir et conserver ce qui peut nous Nouvel Empire, que leur pouvoir au xiV siècle avant
révéler l'histoire de nos devanciers, où nous puisons l'es¬ notre ère ne fit que croître, jusqu'à aider de nouvelles
sence même de notre culture. dynasties à s'emparer du trône des pharaons.
Tout n'est pas encore retrouvé en Nubie, et ce qu'il en A voguer sur le Nil, l'été, le voyageur peut contempler
subsiste est d'une telle portée qu'il est de notre devoir, encore tout ce qui subsiste, l'évocation du passé est im-

10
U Courrier de l'Unesco. Février 1960

C'est à cet endroit que la Basse Nubie est la plus aride,


avec des berges rocheuses démunies presque entièrement
de végétation. On dirait des rives d'enfer, entre lesquel¬
les coule un fleuve irréel. Puis on s'enfonce vers l'Afri¬
que. Voici très vite le petit kiosque de Kertassi dont le
« déménagement » ne causera pas trop de difficultés,
proche des fameuses carrières. La paroi du fond est
recouverte d'inscriptions en grec monumental, de bustes
ménagés à même le roc, cela remonte au plus tôt à l'épo¬
que où les pierres destinées à la construction des temples
de Philae furent extraites. Voilà ensuite le temple gréco-
romain de Dabot.

Tout cela est noyé l'hiver, de même que les petites


chapelles construites dans la région où le NU se rétré¬
cit, avant que les rochers violacés d'un côté, Jaunâtres
de l'autre, ne forment ce que les Egyptiens appellent la
Porte des Menottes (Bab Kalabcha). Après cette passe, la
Nubie devient plus verdoyante, une mince bande de terre
introduit à la limite désertique où Auguste fit réédifier
dans le style des temples pharaoniques le plus grand tem¬
ple romain de Nubie, après celui de Philae : celui de
Kalabcha.

Le temple est presque intact, entouré de ses chapelles


annexes, les murs intérieurs recouverts de figurations re¬
ligieuses, où dominent les images du jeune dieu Mandou-
lis, forme nubienne d'Horus et, celle, renouvelée, de la
bonne Isis, Ouadjet, vibrante de fraîcheur. Ce sont sou¬
vent d'infimes détails, dans cette richesse de monuments,
qui apportent un enseignement de poids. Ainsi, tel ex-
voto de pèlerin (une simple image maladroitement gra¬
vée à la base d'une colonne), montrant les formes popu¬
laires sous lesquelles on vénérait le dieu du site, nous a
permis, récemment, d'identifier une représentation sur
un objet du trésor des chefs blemmyes de Qustul qui
terrorisaient les populations nubiennes lorsque le chris¬
tianisme régnait en Nubie. Cette image, à son tour,
prouve que ces rudes peuplades vénéraient sous leur der¬
nier aspect, bien après la disparition officielle de la reli¬
gion pharaonique, certaines formes abâtardies des an¬
ciens dieux d'Egypte.

Hommes, bêtes et plantes


du "Pays de l'Or"
Kalabcha ne doit pas périr et c'est pierre par pierre
qu'il pourrait être transporté. II doit en être de
même pour le petit sanctuaire voisin, Bet el-Ouali,
mais le problème est tout autre, puisqu'il s'agit, en haut
de la falaise, d'une fondation de Ramsès II, presque entiè¬
rement creusée dans le rocher. U faudra couper cette
pierre, extraire les panneaux de la montagne : les spé¬
cialistes interrogés assurent l'opération parfaitement
possible. Le monument mérite de tels soins. Si les cou¬
leurs du hall d'entrée ne recouvrent plus les deux murs
latéraux, les figurations en relief n'en subsistent pas moins
presque intactes, relatant les activités militaires dans les
régions du Nord et des scènes extraordinairement riches
en détails sur le pays de Nubie.

Voici un village près duquel les chars du Pharaon vont


rétablir un ordre quelque peu compromis. Plus loin, voici
mense. Elle ne peut se dérouler dans l'ordre strictement encore les apports du pays de Nubie au chef de tout le Nil
chronologique, qu'importe ! La vision n'en est que plus jusqu'à la quatrième cataracte, ou presque. On voit, à côté
attrayante, puisque ce pèlerinage dans les sphères du des sacs d'or, des plumes d'autruche, des ivoires d'éléphant,
passé se fait sans l'intervention de machine que le monde des peaux de félins, des animaux apprivoisés que l'on
futur nous promet, mais par le truchement magique, il amène en laisse, des bois d'ébène, les des artisans
faut l'avouer, du génial mécanisme que Champollion nubiens d'une habileté rare. Ces artisans travaillaient pour
nous a donné. la cour et livraient à Pharaon des meubles du plus pur
style égyptien, voisinant avec des pièces d'orfèvrerie mon¬
A peine a-t-on dépassé la première cataracte, Philae
tées, évoquant dans leur composition audacieuse des scè¬
nous apparaît alors sortie des eaux, complètement irisée,
nes entières de l'existence des hommes, des bêtes et des
entourée d'une onde aux reflets bleus et roses. Comme une
plantes, du « Pays de l'Or ». A l'intérieur du sanctuaire,
oiselle couvant, posée sur une île pointant vers le Sud.
des tableaux religieux colorés ayant encore gardé toute
C'est l'ensemble de sanctuaires qu'il faut voir toujours
leur fraîcheur ornent les murs. Au centre de la première
conservé dans son contexte religieux et géographique,
salle, deux énormes colonnes protodoriques !
dans l'endroit sanctifié où il a été créé, toujours prêt à
maintenir le message qu'il doit transmettre au monde. En On s'éloigne vers le Sud en dépassa/ ; le Tropique du
faisant le tour de l'île, en longeant la colonnade aux mul¬ Cancer. Parmi les plus importants sanctuaires, c'est main¬
tiples chapiteaux, création d'un monde hellénisé, en ad¬ tenant Dendour, petit temple dominant le Nil précédé par
mirant une fois de plus le fameux kiosque romantique, une terrasse, son quai d'embarquement et sa porte monu¬
puis en se dirigeant vers le premier et gigantesque mentale. Les deux personnages, noyés et divinisés, auquel
pylône, dont le môle occidental est percé par la porte du il est dédié, furent vénérés par Auguste lui-même. Comme
« mammisi » où Isis la Grande mettait au monde le jeune presque tous les sanctuaires de la Nubie, Dendour fut
dieu Horus on ne peut s'empêcher de songer aux péré¬ christianisé » par les Coptes, et une inscription entre
grinations de la Maîtresse des lieux, déesse mère par autres nous relate qu'un certain Abraham y érigea une
excellence, dont le culte gagna les rives de notre Occi¬ croix sur la demande du roi nubien. (Ce sanctuaire est
dent brumeux et s'implanta même jusque dans les sanc¬ un de ceux que le gouvernement égyptien propose de
tuaires des Nautes de Lutèce ! donner en reconnaissance de l'aide étrangère.)

SUITE AU VERSO
Ramsès a jalonné de temples
les rives nubiennes du Nil

On arrive ensuite vers une importante fondation reli¬ église est au centre même de toute l'agglomération. Au sud,
gieuse de Ramsès II, lequel ne fit creuser pas moins de une autre chapelle chrétienne, extra muros, a livré l'an
six temples dans la montagne nubienne ! En haut de la dernier la dalle de fondation, donnant le nom du gouver¬
falaise, entre deux ouadi, un sanctuaire, Gerf Hussein, neur, les raisons d'une telle ville fortifiée pour garantir
muni de colosses terrifiants surplombe le fleuve et devait population et bétail des Blemmyes redoutables, dans ce
imposer le respect indiscutable aux populations avoisinan- monde christianisé qui prenait ses ordres à Byzance. Les
tes. Plus loin encore, ce sera, de nouveau, un temple de la noms des architectes grecs qui l'avaient construite sont
basse époque, dernier vestige reconstruit par un roi nubien aussi mentionnés.
Ergamenes, sous le règne de Ptolémée IV, sur les ruines
Il faudrait s'arrêter tous les kilomètres pour signaler les
d'un sanctuaire bien antérieur. Dans une vaste plaine il fut
anciennes nécropoles, les vestiges d'agglomérations, les
dédié au dieu du langage et des intellectuels, Thot.
chapelles et aussi les innombrables inscriptions sur les
Nous sommes à Dakke, à la frontière de l'Empire que les rochers, témoins de dévotions locales, du passage d'armées
Grecs organisaient dans la Basse-Nubie. Les reliefs sont de Pharaons dès l'Ancien Empire, ou des mercenaires
charmants, leurs enseignements riches en nouveaux dé¬ grecs appelés à traverser la Nubie dès le vu" siècle avant
tails : ce monument peut aussi être déménagé pierre par notre ère. Ici, encore, à Koudan, une stèle révèle les
pierre. Le problème est différent ppur celui de Ouadi es points d'eau, les puits aménagés pour les soldats de Pha¬
Seboua, implanté dans une courbe du Nil, se détachant raon ; là, ce sont les ruines de la grande forteresse de
devant une toile de fond de monts bleutés, comme un loin¬ briques du Moyen Empire ; là encore, les vestiges du
tain paysage de lac alpestre. Seul sanctuaire de Nubie qui temple, enfin, l'entrée du Ouadi Allaqui, vers les mines
possède encore son « dromos » (ou allée sacrée) bordé de d'or aux parois rocheuses couvertes d'inscriptions.
sphinx et creusé en partie dans la roche : il fut, lui aussi, Voici le site verdoyant de Korosko, d'où partaient les
transformé en église. Les vestiges de cette dernière version caravanes vers Abou Hamid ou le Soudan. Puis, le petit
du lieu saint sont très importants. Des peintures chrétien¬ temple de Amada, qui remonte au début du Nouvel Em¬
nes pourront être « déposées », montrant un style puisant pire (Thoutmosis III et Aménophis II). Ses reliefs sont
une inspiration parfois byzantine. Dans le fond du Saint d'une exquise beauté et les deux stèles monumentales qu'il
des Saints, les images du fondateur Ramsès II font encore contient encore ont une portée historique certaine. On y
l'offrande de grands bouquets de fleurs au Maître du sanc¬ apprend, entre autres, les hauts faits du roi Atlète (une
tuaire. Mais les images chrétiennes ont recouvert celles forme égyptienne d'Hercule), en Syrie et en Nubie. Ce
du Dieu Amon ; c'est, à sa place, un Saint Pierre débon¬ petit temple recpvra certainement, un des premiers, les
naire et porteur d'une immense clef qui se tient debout soins attentifs des architectes qui seront chargés de
pour recevoir le culte ! « déménager » les plus beaux des sanctuaires.
Un peu plus au sud, le grand temple de Derr est presque
Retrouvera-t-on les palais entièrement creusé dans le rocher, sur la rive droite.
des fastueux vice-rois ? Encore une duvre de Ramsès II, dédiée, cette fois-ci, au
troisième dieu de l'Empire, Rë. Cette fondation pieuse est
Non loin de là, plus au nord, des fouilles ont mis au aussi destinée par le Gouvernement égyptien à venir,
jour une des nombreuses villes de la Nubie médié¬ muraille par muraille, offrir dans des musées étrangers
vale, conservées sur la falaise : Ikhmindi, ceinte des remerciements à ceux qui collaboreront au sauvetage
d'un mur de pierres, aux rues intérieures couvertes : son des monuments de Nubie. Nous arrivons dans une plus

.'-A.,

Photo Unesco-Raccah

NOUVELLE MENACE SUR PHILAE. Le paradoxe de l'île actuelle, l'île se trouve en permanence sous les eaux du Nil,
de Philae consiste dans le fait qu'après la construction du exception faite pour une courte période de trois mois. Quand
haut-barrage d'Assouan, ses sanctuaires et monuments se le haut-barrage sera achevé, l'île sera prise entre le nouveau et
trouveront, dans leur plus grande partie, hors de l'eau pendant l'ancien barrage (voir carte page 45). La plus grande partie des
toute l'année, et que néanmoins la menace de destruction monuments de l'île émergera durant toute l'année ; cependant
pèsera sur eux plus lourdement qu'aujourd'hui. A l'heure leur base sera elle-même sous l'eau. Le danger n'en sera que

12
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

vaste plaine, celle d'Aniba. Maintenant, comme jadis, tions ; certaines conservent encore leurs couleurs peintes
elle est la capitale de la Basse-Nubie. Aniba : Miam l'an¬ sous le Nouvel Empire. Au sommet, parmi les ruines multi¬
cienne ! ples, proches de celles du temple pharaonique, une grande
Rien n'évoque plus les fastes des palais des vice-rois de église fut à son tour transformée en mosquée. Jus¬
Nubie qui devaient y être construits. Peut-être ne les qu'au xix° siècle, des garnisons furent entretenues en ce
site sans discontinuer.
a-t-on pas encore découverts ? Mais on sait que ces vice-
rois étaient de grands seigneurs, presque indépendants, Laissons les chapelles qui jalonnent les rives, les graf¬
possédant leurs tombes principales dans la capitale de fitis remontant à la préhistoire, qui luttent en beauté avec
l'Empire, à Thèbes. Une d'entre elles, celle de Houy (sous ceux de l'abri sous roche de Ouadi es Seboua, où galo¬
Tout-Arikh-Amon) évoque, sur les peintures en registres pent des troupeaux d'oryx, d'ibex, de girafes, d'éléphants,
multiples de sa chapelle funéraire, l'investiture de ce haut d'autruches. Passons, et enfonçons-nous de plus en plus
dignitaire, la remise du sceau royal qui lui conférait tout vers le sud, dans ce»Nil qui s'élargit lorsque l'on remonte
pouvoir, le défilé des princesses nubiennes habillées comme vers les sources. A 360 kilomètres environ en amont de
les dames de la cour, enfin l'hommage des grands chefs la première cataracte, loin de Thèbes, ville officielle du
d'Aniba. dieu Amon, et encore plus loin de la capitale que Ramsès
Parmi ceux-ci, un certain Heka Nefer, habillé comme avait choisie dans le Delta Oriental, apparaît le site gran¬
un chef nubien, le pagne fait d'une peau de félin, les diose d'Abou Simbel. A la hauteur approximative des car¬
plumes d'autruche sur la tête : il s'incline bien bas, rières de diorites où, dans le désert occidental, les ouvriers
devant le vice-roi. D'autres inscriptions éparpillées en de Khéphren, au début de l'Ancien Empire, allaient déjà
Nubie et en Egypte, des documents divers nous ont permis chercher la pierre pour y tailler les images éternelles des¬
de reconstituer une partie de son histoire et de mieux tinées au temple de sa pyramide.
comprendre à quelle caste il appartenait. Fils de chef Nous sommes arrivés là au point culminant du voyage,
rebelle, il avait été emmené au palais au cours d'une dans un des hauts-lieux de l'histoire de l'humanité, qui
révolte réprimée par les officiers du pharaon. On reconnut estompe de sa majesté écrasante les autres chapelles envi¬
sa qualité de prince nubien, fils de chef local ; il fut élevé ronnantes, pourtant riches également en messages, les
à l'école des princes royaux. Devenu ami des enfants du grottes de Abou-Oda, de Gebel-Chams, creusées sur l'ordre
roi, il avait partagé leur éducation, leurs jeux, leur entraî¬ des derniers rois de la XVIII* dynastie (vers 1340 avant
nement sportif et militaire. Puis, pétri de la culture raf¬ notre ère) : l'une d'elles transformée en église porte en¬
finée de la métropole, il était reparti dans sa chaude core les plus vieux écrits nubiens de l'Egypte chrétienne.
Nubie remplir son rôle de prince, gagné à la civilisation de
Les deux temples rupestres d'Abou Simbel sont disposés
Pharaon. Cependant, il avait repris ses vêtements indi¬
de part et d'autre d'une coulée de sable doré qui descend
gènes, et c'est ainsi qu'il se présentait au vice-roi. Un
d'un cirque fait d'une roche de grès rose. Les plus grandes
jour peut-être, avant la disparition de la Nubie, des fouil¬ fondations de Ramsès en Basse-Nubie sont les plus
les dans la région feront-elles retrouver les restes de son
lointaines, les plus harmonieuses, les plus colossales aussi.
palais, et sa tombe bien cachée au fond d'une vallée de
Il a jalonné les rives de la Nubie de ses temples, chacun
la chaîne libyque plus loin que la tombe de Pennout, dédié à un dieu de l'Empire. En Abou Simbel, il a réuni
haut fonctionnaire de Ramsès VI.
à la fois les trois grands dieux et aussi sa propre image,
élevée au rang des dieux. Il est le dieu- parmi les autres
D'une roche dé grès rose dieux, entouré de tous les siens ; il imposa le culte du roi,
le Roi-Soleil, issu de l'astre, époux d'une déesse faite
descend une coulée de sable doré
femme, la ravissante Nefertari dans la fleur de l'âge, à
Dominant toute la vaste plaine, au sud de la capitale, laquelle il a consacré un temple au nord de son propre
sur la rive orientale, voici l'immense rocher de sanctuaire, en la confondant avec Hathor, souveraine
du Lieu.
Ibrim, qui depuis les temps très reculés devait
supporter la forteresse la plus importante de la Les quatre colosses qui ornent la façade du grand tem¬
région. A la base du rocher, sur le Nil, on voit les cha¬ ple sont inoubliables : hauts de 20 mètres, leurs visages
pelles creusées, dont il faudra extraire les représenta- présentent une telle harmonie, une telle délicatesse, qu'ils

*
Photo Unesco-Laurenza Photo Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

plus grand, car il se produira, plusieurs fois par jour, un flux et au milieu duquel l'île émergerait en permanence. La photo
reflux de quatre mètres de haut qui attaquera et rongera les de gauche, prise en janvier, marque le point culminant de la
fondations des temples. Au bout d'un certain temps les monu¬ submersion : seules émergent les parties supérieures du tem¬
ments s'écrouleront. Dans le but de protéger l'île, sacrée, on ple d'Isis. La photo du centre, prise à la période intermédiaire
envisage d'édifier autour d'elle des digues qui prendraient montre le temple et le kiosque de Trajan émergeant en par¬
appui sur les îles entourant Philae afin de créer un lac artificiel tie. La photo de droite représente l'île complètement émergée.

13
PÈLERINAGE (Suite)

Les colosses souverains,


un hymne à la perfection

en font disparaître la lourdeur voulue des corps, la masse


considérable de ce fantastique pylône taillé à même le roc.
De la muraille de son petit temple, Nefertari semble pren¬
dre vie et sortir pour marcher, rayonnante de féminité,
vers sa destinée éternelle. Il est impossible de décrire en
quelques mots l'importance de ce Temple des temples, la
pureté des reliefs intérieurs du sanctuaire de la souve¬
raine, les images de l'adolescente entourée de sveltes
déesses, au canon extraordinairement élancé.
Sur les murs du grand temple, les scènes historiques
d'un intérêt capital, les inscriptions royales, les tableaux
d'un art aux tendances nouvelles, précèdent des scènes
religieuses riches d'enseignements, qui conduisent vers le
sanctuaire où quatre statues montrent, encore une fois,
le roi en compagnie de ses égaux les dieux. Partout, des
inscriptions se rapportant au roi plus qu'à tous les autres
dieux : la politique, la diplomatie priment souvent la
prière dans l'enceinte de Ramsès ! ces temples ont un dou¬
ble message.
Les diverses scènes, les inscriptions, les piliers osiria-
ques du premier hall, tout rappelle les innovations du
grand roi, marque un tournant capital de l'histoire de
l'Egypte, et trouve encore une certaine résonance de nos
jours en d'autres points du globe. Ainsi, cette adjonction
que Ramsès fit sculpter au sud de la terrasse et qui, main¬
tenant, présente une surface « grêlée » par les vents de
sable millénaires : la stèle du Mariage, conclusion à des
luttes séculaires entre deux peuples dont l'alliance ne fit
par la suite jamais défaut. Il s'agit de cette princesse
Hittite dont la Geste racontée ailleurs, jusqu'à l'époque la
plus tardive, inspira Leconte de Lisle, pour un de ses
Poèmes Barbares. La « princesse malade » Nef erou Rê, nous
la voyons sur le cintre de la stèle, et nous apprenons du
même coup que le roi vint en plein hiver, sortant de ses
frontières septentrionales, l'attendre dans son château
fortifié. L'apparition du Roi-Soleil produisit un miracle,
et, des brumes qui recouvraient la terre, surgit un ciel
lumineux d'où l'astre réchauffa toute chose,-: l'été de la
Saint-Martin se manifestait grâce au fils de Rê et la prin¬
cesse reçut immédiatement le nom qu'un tel phénomène
inspirait ; elle fut désormais : « Maat Hor Neferou Rê » :
« Celle qui voit Horus, la force agissante du Soleil ! »
Protégés sur place dans cette crique bénie, préservés
dans le rocher trop malade pour que l'eau ne les touche
sans risquer de les attaquer, les deux sanctuaires d'Abou
Simbel doivent demeurer face à l'horizon oriental où
l'éclat du soleil éveille chaque matin les colosses souve¬
rains. Depuis tant de siècles ils défient, immuables, les
forces du mal par leur hymne à la perfection. Si l'homme
a su se dégager de la matière, il ne doit l'asservir à son
tour que pour se surpasser : Abou Simbel en doit demeu¬
rer le symbole.

LA DÉESSE A LA « DÉPOUILLE DE
VAUTOUR ». Cette déesse (photo
ci-dessus) est l'un des six personnages
gigantesques, du plus pur style gréco-
romain, représentés sur le mur extérieur
à l'arrière du grand temple de Kalabcha.
Elle porte une perruque recouverte de la
« dépouille de vautour », symbole des
déesses mères. Les reines d'Egypte
portaient souvent cette coiffure et Cléo-
pâtre suivit la tradition. Le temple de
Kalabcha (à gauche), reconstruction
d'époque romaine d'un sanctuaire du
XVa siècle avant J.-C, est le plus consi¬
dérable de la Nubie après ceux d'Abou
Simbel et de Philae. Ses murs portent
de précieux bas-reliefs. Comme tous les
temples Immergés de Nubie, celui de
Kalabcha demeure sous les eaux pen¬
dant neuf mois par an. On ne pourra
le sauver qu'en le démontant pierre par
pierre et en le transportant ailleurs.

Photos Centre de Documentation sur l'Ancienne


Egypte, Le Caire
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Les

assoiffées

Dans ces deux photos réside tout le


drame- de l'Egypte : afin de fournir
aux terres assoiffées l'eau qui leur
est Indispensable pour nourrir une
population en accroissement rapide,
faut-il sacrifier les temples, les sanc¬
tuaires, les monuments de Nubie
menacés par les eaux, ces pierres
antiques à qui la foi des hommes et
des siècles d'histoire ont donné une
âme? C'est en refusant de se laisser
enfermer dans ce dilemme que
l'Unesco lance son mouvement de
solidarité internationale. Ainsi,
l'Egypte pourra vivre sans que meu¬
rent les précieux trésors de Nubie.
La photo du haut montre, à la saison
sèche, le site du futur haut barrage
d'Assouan. L'alluvion apportée par
la crue du Nil est craquelée par la
sécheresse au moment de l'étiage.
A peu de distance du futur barrage
se trouve Philae, l'île sacrée. Sur la
photo de gauche, la colonnade de
Mammisi, dans la cour du temple
d'Isis. Au Mammisi (ou maison de
naissance), la déesse mère devait
mettre au monde son fils Horus. Les

il I styles des chapiteaux sont caracté¬


ristiques de l'époque gréco-romaine.

15
ABOU
alliance
du

colossal
et de
la beauté

Parmi les pharaons bâtisseurs, Ram¬


sès Il fut l'un des plus grands. L'en¬
semble des temples creusés dans
la falaise d'Abou Simbel est son

suvre architecturale la plus monu¬


mentale et la plus glorieuse. Le
Grand Temple (à droite) mesure
33 m de hauteur, 38 m de largeur et
63 m de profondeur. Sur la façade,
quatre colosses de 20 m. de haut,
dont les traits sont ceux du pharaon,
se mirent majestueusement dans les
eaux du Nil. Ci-dessus, à droite, un
détail du pied d'un des colosses.
Le personnage donne l'échelle. Entre
les pieds de chacune des statues
est représenté un enfant de Ramsès.

SUITE PAGES I 8 2 2
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photo Unesco-Laurenza

Photo Unesco-Mariani

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17
ÄBOU SIMBEL (Suite)

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Photo Unesco-Laurenza

LE LANGAGE DES FLEURS


Depuis plus de trois mille ans, ces six statues monumentales
(en haut à droite) flanquent l'entrée du temple de Nefertari
à Abou Simbel. Les deux statues de Nefertari se dressent
chacune entre deux statues de son époux, Ramsès II. Sur les
murs intérieurs de ce temple, sont gravées des ¡mages de la
jeune reine (ci-contre à droite) et de Ramsès faisant, des of¬
frandes de fleurs de papyrus. La reine est représentée accom¬
plissant le rite religieux de "jouer" des sistres. L'un des
sistres est remplacé par un bouquet de papyrus dont les feuilles,
quand on les agite, donnent un bruissement analogue au tin¬
tement du sistre. Ci-dessus, sur un pilier, la tête de la déesse
Hathor symbolisant le sistre. Les deux têtes (en haut de la
page) des statues colossales du Grand Temple mesurent :
front 0 m 59, nez 0 m 98, oreille 1 m 06, il 0 m 84, bouche 1 m 10.
La largeur de la face d'une oreille à l'autre est de 4 m 17.

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Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photos Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

19
ABOU SIMBEL (Suite)

ENFOUI PENDANT 2000 ANS


SOUS UN LINCEUL DE SABLE
par Louis A. Christophe
Membre de l'Institut d'Egypte

Photos Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

« Figure-toi Notre-Dame de Paris taillée dans un seul bloc de son livre consacré au voyage en Egypte et en Nubie qu'il
pierre... »,écrlt Maxime du Camp au sujet d'Abou Simbel dans effectua en 1849, avec Gustave Flaubert. L'admiration éprou-

PREMIÈRE PHOTO : 1850. C'est à Maxime du Camp que l'on doit la première photo du Grand Temple d'Abou
Simbel, daguerréotype daté de 1850. La façade était encore en partie dissimulée car la coulée de sable que l'on
voit au milieu de la grande photo du haut était à l'époque beaucoup plus volumineuse et venait battre les statues
colossales de Ramsès II (comme le montre la photo panoramique en haut et à gauche prise en 1905). Elle cachait
complètement la façade du temple en 1817 quand l'Italien Belzoni, « Inventa » le temple. A cette date, on ne
pouvait même pas savoir si les statues de Ramsès étaient représentées assises ou debout. On le sut bientôt.

20
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

vée par du Camp saisit aujourd'hui encore ceux qui contem¬ gauche, Temple de Nefertari, à droite). Pour protéger ces
plent les deux temples d'Abou Simbel (Grand Temple, à temples on envisagerait d'édifier devant eux un barrage.

1 y a cinquante ans à peine qu'il nous est L'expédition de Belzoni, qui travaillait pour le consul
permis d'admirer, dans toute sa gloire, le général britannique, Henry Sait, fut préparée avec beau¬
Grand Temple d'Abou Simbel, cet ensemble coup de soin. Belzoni arriva en face d'Abou Simbel le
prodigieux qui aurait peut-être été rangé 10 septembre 1816. Il examina consciencieusement lès pos¬
parmi les sept merveilles du monde, s'il sibilités de désensablement rapide, puis il se rendit auprès
avait été connu et si son ensablement ne du chef du village. Hélas ! les firmans qu'ils avaient obte¬
l'avait retranché pendant un millénaire du nus au Caire ne lui donnèrent pas les facilités escomptées.
patrimoine artistique de l'humanité. 11 perdit beaucoup de temps à convaincre ses interlocu¬
teurs du caractère scientifique de ses recherches. Puis il
C'est au début de l'année 1813 que l'explorateur suisse
se heurta à des obstacles imprévisibes.
Jean-Louis Burckhardt, qui descendait le cours du Nil en
revenant d'un voyage vers le sud, longea la rive gauche Ce fut seulement le 17 septembre que Belzoni put com¬
du fleuve pour visiter notamment le petit Temple d'Abou mencer ses travaux. Mais il n'était pas au bout de ses
Simbel, que personne, jusque-là, n'avait décrit. difficultés. Le temps passait, le désensablement n'avan¬
çait guère. Belzoni dut interrompre les travaux le 22 sep¬
Le 22 mars 1813, il avait donc fait halte sur le plateau, tembre et revenir à Thèbes, où des engagements anté¬
laissé ses chameaux aux soins de son guide nubien et des¬
rieurs l'appelaient.
cendu le ravin comblé par le sable. Il avait contemplé tout
à son aise le petit temple, mais, l'heure passant, il se dis¬ Malgré les menaces qu'il reçut à plusieurs reprises, me¬
posait à rejoindre son compagnon. naces voilées ou directes, émanant toutes d'un clan rival,
Belzoni revint à Abou Simbel, le 29 juin 1817. Des discus¬
« Ainsi que je le supposais, écrit-il dans son journal de sions interminables retardèrent encore le travail. Enfin,
route, j'avais visité toutes les antiquités d'Abou Simbel le 11 juillet on reprit le désensablement de la façade, avec
et je m'apprêtais à remonter le ravin sableux de la même plein succès, cette fois.
manière que je l'avais descendu. Par un heureux hasard,
Le procès-verbal des travaux nous a été conservé.
je fis quelques pas un peu plus loin, vers le sud, et mes
yeux se portèrent sur ce qui est encore visible de quatre « Ouvert le 1" août 1817, en présence de MM. Beechey
immenses statues colossales, taillées dans le rocher à une et Belzoni, les capitaines Irby et Mangles.
distance de quelque 200 mètres du temple. » « Il fallut vingt-deux jours pour enlever le sable ; les
cinq premiers jours, le travail fut accompli par 100 indi¬
Presque complètement enfouie sous les sables depuis
gènes, payés par Henry Salt, Esquire (consul général de
plus d'un millénaire, la façade du Grand Temple d'Abou
Sa Majesté Britannique en Egypte) ; les dix-sept derniers
Simbel et, ainsi que le supposait Burckhardt avec logique,
jours, seules les quatre personnes ci-dessus mentionnées,
un édifice creusé dans la falaise rocheuse, reprenaient
assistées par un soldat turc et un domestique grec (les
ainsi la place qui leur est due dans le patrimoine commun
indigènes ayant refusé de les aider plus longtemps), tra¬
de la civilisation universelle. La Nubie n'était plus inac¬
vaillèrent à cette entreprise 10 heures par jour, soit de la
cessible : elle s'ouvrait maintenant aux voyageurs intré¬
pointe du jour, à 8 heures du matin et de 14 heures (quand
pides pour livrer ses trésors archéologiques.
la montagne leur donnait de l'ombre), au crépuscule. La
Quelque temps plus tard, le 5 mars 1816, le chevalier hauteur du sable enlevé atteignit environ 50 pieds. La
Drovetti et Frédéric Cailliaud s'arrêtaient à Abou Simbel, température moyenne, durant les travaux, était à l'ombre
donnaient 300 piastres au chef du village voisin pour de 112° Fahrenheit (près de 44° centigrades).
désensabler la façade pendant qu'ils iraient eux-mêmes
« Pendant les cinq derniers jours, ils n'eurent à leurs
visiter la seconde cataracte. A leur second passage, le nota¬
repas que du maïs et de l'eau, les indigènes ayant coupé
ble leur rendit leur argent, en prétextant que les villa¬
leur ravitaillement pour les empêcher de réaliser leur
geois s'étaient refusé à s'attaquer au monticule de sable
projet. »
de crainte de s'attirer les pires calamités en livrant les
trésors enfouis à des étrangers. Il y a peu de chose à ajouter. Tandis qu'ils consoli-

SUITE AU VERSO
ABOU SIMBEL (Suite)

IL Y A CENT ANS, pénétrer à l'Intérieur du Grand Temple n'était pas facile. On entrait dans le temple en se
laissant glisser du haut des monticules qui obstruaient la porte, on pénétrait dans une salle appuyée sur huit piliers,
contre chacun desquels s'adosse un colosse de trente pieds de haut. Ces colosses qui, à l'époque, étalent encore
en partie cachés par les sables, sont des statues d'Oslris représenté sous les traits de Ramsès. Le dessin, daté
de 1855, est tiré du livre de David Roberts, « Egypt and Nubia ». A certaines époques de l'année le soleil,
entrant par la porte, glisse ses rayons à travers cette salle et pénètre jusqu'au sanctuaire, situé, tout au fond.

daient la masse menaçante du sable, .les voyageurs, Maxime du Camp et de Gustave Flaubert, que les dessins
devenus manouvres, furent très surpris de voir un crapaud commencèrent à être épaulés par la photographie. Cette
sortir de l'orifice qu'ils avaient ménagé à l'angle supérieur dernière méthode, complétée elle-même par la photogram-
méridional de la porte du temple. Lorsque l'animal se fut métrie, est à la base des relevés actuels, entrepris par le
perdu dans les débris, l'équipe entière se glissa par la Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte du Caire.
petite ouverture, rampa sur le bouchon de sable qui rem¬ Pourtant on ne cessa qu'à une époque récente de faire
plissait le couloir d'entrée et descendit en pente douce des découvertes dans ce qu'on peut appeler le complexe
jusqu'au milieu de la salle aux piliers osiriaques. A la monumental du Grand Temple d'Abou Simbel.
lumière des torches, elle admira, malgré la fumée et une
chaleur d'étuve, les colosses intérieurs et tous les reliefs En 1831, Robert Hay, au moment même où Bonomi l'ai¬
des salles successives ; puis elle transporta dans la barque dait à prendre le moulage de la tête du colosse nord,
les fragments de statues qui gisaient pêle-mêle dans l'édi¬ désensablait à peu près entièrement la porte principale et
fice ; ces fragments sont actuellement au British Museum.
découvrait, au sud, sur la falaise rocheuse, une double stèle
particulièrement intéressante.
Le lundi 4 août, Belzoni et ses compagnons faisaient
voile vers le nord, vers Assouan. En 1873, le peintre André Mac Callum, compagnon de
voyage de Miss Amelia B. Edwards, pénétrait le premier
Tous ceux qui, par la suite, firent le voyage vers la dans la chapelle méridionale, celle qu'on a longtemps dé¬
seconde cataracte ou le Soudan, tinrent à visiter le Grand signée improprement du nom de « chapelle de Thot ».
Temple d'Abou Simbel.
Lorsqu'on entreprit la première surélévation du barrage
Cependant un problème restait entier : les colosses de la
d'Assouan, Gaston Maspero, alors directeur général du
façade étaient-ils debout ou assis ? Pendant l'hiver 1818-
Service des Antiquités de l'Egypte,- chargea l'architecte
1819, une grande expédition, composée du consul général
Barsanti de construire, en renforcement du mur que John¬
Henry Sait, de son secrétaire Beechey, de l'archéologue
son avait édifié, en 1892, au sommet du plateau déserti¬
William Bankes et des deux dessinateurs Ricci et Linant,
que, de nouveaux murs pour détourner le sable. Toute
vint, en compagnie du baron prussien Sack, s'installer
menace ayant disparu, Barsanti entreprit le désensable¬
devant le Grand Temple d'Abou Simbel. Le colosse sud fut ment total des colosses, de la terrasse, du parvis et des
entièrement déblayé ; comme, pour protéger les travaux
abords du temple. Au cours de ces travaux, Barsanti mit
dans ce secteur, on avait dû aussi enlever le sable qui
au jour, en 1909-1910, de nouvelles statues sur la terrasse
couvrait les jambes du colosse voisin, on découvrit alors les
et, plus au nord, la chapelle de Rê-Horaikhti dont les obé¬
fameuses inscriptions grecques, qui datent de la campagne
lisques et les singes sont actuellement exposés au Musée
nubienne de Psammétique II. du Caire.

A partir de ce moment, les savants exploitèrent les


Aujourd'hui, des efforts d'une ampleur plus gigantesque
richesses artistiques de l'édifice. Ce furent surtout Burton,
encore vont être entrepris, afin d'arracher le Grand Tem¬
Wilkinson, Champollion, Lepsius.
ple d'Abou Simbel à la nouvelle menace, mortelle cette
Ce n'est qu'en 1850, au moment du voyage nubien de fois, qui pèse actuellement sur lui.

22
MÉDITERRANÉE

PORT-SAID
.: V,.
GAZA

EL ALAMEIN EL ARICH

ISMAILIA

LE NIL LE CAIRE
GIZEH

fleuve d'art SUEZ

et d'histoire SAKKARAH

La construction du futur haut barrage


d'Assouan et le lac artificiel de 500 km -f.
de long dont il provoquera la forma¬
tion (partie hachurée de la carte) EL FAYOUM BENI SUEF1
menacent plusieurs centaines de sites,
ceux qui se trouvent en Nubie de
part et d'autre de la frontière égyp-
to-soudanaise. Ces monuments res¬

sortent en rouge sur la carte.


/ SINAI
"to
EL MINYA

TELL EL AMARNA

OASIS DE FARAFRA
ASSIOUT

m
ffffjj ABYDOS
QUENA

OASIS DE KHARGA

kk LOUQSOR
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MER

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1 ROUGE

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KOM OMBO

I " CATARACTE ASSOUAN ,^r*-*-


SADD EL AALI
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KERTASSI
BEIT EL OUALI

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DAKKE

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ABOU SIMBEL

EGYPTE AKCHA

SOUDAN OUADI HALFA


BUHEN

2' CATARACTE
RIFAAT NASR
lili Ij ¡JIIj SEMNA

m
AKACH/

3e CATARACTE

Carte réalisée pour le " Courrier de l'Unesco " par Rifaat Nasr
Pnotos Christiane Desroches-Noblecourt

OUADI ES SEBOUA doit son

nom (« Vallée des Lions »)


aux sphinx bordant l'allée sa¬
crée qui menait au débarcadère
sur le Nil. L'allée précède le tem¬
ple consacré par Ramsès II, le
" roi bâtisseur ", au dieu Amon.

DAKKE. Sanctuaire gréco-


romain consacré à Thot, dieu
de l'Intelligence. Il a été com¬
mencé à l'époque ptolémaïque
par le roi éthiopien Ergamenes.
C'est le seul temple de la Nubie
qui soit orienté vers le nord.

I
.

i
Photo Christiane Desroches-Noblecourt

ABOU SIMBEL. Deux des huit piliers représentant le dieu Osiris sous les traits de Ramsès II.
Ces statues-piliers se trouvent dans la cour intérieure et souterraine du Grand Temple.
ABOU SIMBEL. Quatre statues colossales de Ramsès II flanquent la porte d'entrée de
la façade du Grand Temple dédié par le pharaon aux dieux Horus, Amon et Ptah, ainsi qu'à
sa propre image divinisée. Au-dessus de la façade, des babouins saluent le lever du soleil.
ABOU SIMBEL. Profils de deux statues géantes de Ramsès II
sur la façade du Grand Temple, sculptées dans le grès de
la rive occidentale du Nil, près de la seconde cataracte.

ABOU SIMBEL. Partie de la façade du Temple de Nefertari


dédié par Ramsès II à son épouse la reine et à la déesse Hathor.
Nefertari est représentée entre les deux statues du pharaon.

Photos Christiane Desroches-Noblecourt


PHILAE. Le grandiose
portique de quatorze co¬
lonnes du « Kiosque »
égypto-romain de Trajan,
photographié pendant la
période où l'île est en¬
vahie par les eaux du Nil.

Photo Christiane Desroches-


Noblecourt

PHILAE. Façade exté¬


rieure d'un des deux py¬
lônes du temple d'Isis. Le
motif sculpté à gauche
de la porte représente le
pharaon faisant ses of¬
frandes à la déesse Isis.

Photo © Albert Raccah


Photo Christiane Desroches-Noblecourt

PHILAE « LA PERLE DE L'EGYPTE ». La célèbre colonnade construite par des


empereurs romains et menant au temple d'Isis. Le regard se porte vers le Nil et le décor de
roches granitiques qui bordent la vallée. L'ensemble des temples de l'île sacrée est grandiose ;
lorsque le soleil couchant les éclaire, on croirait voir les débris immenses d'une ville féerique.
*^

Photo Christiane Desroches-Noblecourt

GERF HUSSEIN. Partie extérieure du temple consacré par Ramsès 1 1 au dieu Ptah. Le sanctuaire
est entièrement creusé dans le rocher, au bord du Nil. On y arrivait autrefois par un large
escalier bordé de béliers accroupis, dont on ne retrouve malheureusement plus rien.
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photo Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

Rongée par les éléments, dévorée par les particules de sable, la « stèle du Mariage » gravée sur une paroi du Grand Temple d'Abou
Simbel présente aujourd'hui l'aspect de ces feuillets jaunis dont le texte est à peine lisible mais d'autant plus émouvant. Il s'agit
de l'union de Ramsès II et de la fille du roi des Hittites, célébrée au XIIIe siècle avant J.-C. Sur le fragment représenté ci-dessus
on voit au centre l'arrivée de la princesse accompagnée de son père (derrière elle) qui porte une première ébauche du futur bonnet
phrygien. Le pharaon est à gauche du document, sous le dais, recevant l'hommage en compagnie des dieux Ptah et Sutekh. C'était
l'hiver, et le ciel était gris. Mais dès qu'apparut le pharaon, le soleil se mit à resplendir. Alors la princesse reçut son nom égyptien :
« Celle qui voit Horus, la force agissante du soleil ». Le début du texte de la stèle commence au pied des personnages.

LE SOLEIL ÉTAIT TÉMOIN


AU MARIAGE DU PHARAON
par Jaroslav Cerny
Professeur d'égyptologie à l'Université d'Oxford

Un texte historique gravé dans la pierre compte parmi duire que 41 lignes du texte et bien qu'il eût progressi¬
les plus précieux vestiges du passé qui sont mis en vement réduit les dimensions des caractères a dû
danger par la construction du haut barrage d'As¬ s'arrêter à la base du roc sans avoir terminé le récit. Ds
souan. Il s'agit du monument connu sous le nom de « Stèle plus, cette inscription, exposée pendant des siècles aux
du mariage » de Ramsès II, roi de la xix" dynastie, qui intempéries, finit par être entièrement ensevelie sous le
régna de 1290 à 1223 avant l'ère chrétienne. sable, mais non sans que les particules projetées par le
vent du nord, qui prédomine dans cette région, n'eussent
Taillée dans le roc de grès vertical, du côté sud de la
considérablement oblitéré la surface de la pierre.
plate-forme du grand temple rupestre (spéos) d'Abou
Simbel, cette stèle est l'une des reproductions d'un docu¬ L'original de ce document est en grande partie sérieu¬
ment rédigé à la cour de Ramsès II et adressé à différents sement mutilé par la corrosion et bien des mots, voire
temples pour être immortalisé sur les murs. des lignes entières, sont tellement indistincts, surtout à
la lumière du jour, que le plus savant déchiffreur ne sau¬
La reproduction d'Abou Simbel est la seule qui soit par¬
rait espérer aboutir à un résultat satisfaisant s'il ne dis¬
venue entière jusqu'à nous; on en connaît trois autres,
pose d'assez de temps et s'il n'est muni de puissants
provenant des temples d'Assouan et de Karnak, en Egypte,
moyens d'éclairage électrique nocturne.
et d'Amara, au Soudan, mais aucune de ces versions ne
peut rivaliser par son état de conservation avec celle Ces conditions ont pu être réunies par les savants de la
d'Abou Simbel. Cependant, le texte de cette dernière a mission Unesco qui vinrent coopérer pendant les quatre
également subi quelques mutilations. D'abord, la surface dernières années avec le Centre égyptien de documenta¬
dont disposait le sculpteur chargé de tailler ce document tion sur l'Ancienne Egypte. Etablis à demeure devant le
dans le roc s'étant montrée insuffisante, il n'a pu repro temple des semaines durant, ils ont eu le temps nécessaire

SUITE PAGE 32
LES MURS DES

TEMPLES SONT
DES POÈMES
A LA GLOIRE

DE RAMSES II
(Suite de la page 31)

Sur les parois de la première salle du


Grand Temple d'Abou Simbel sont racon¬
tés les exploits d'un roi qui voulut être pour
ses sujets un dieu. Tous ces bas-reliefs
sont également de précieuses d'art
où la beauté figurative se hausse au niveau
de la beauté narrative. Ainsi, sur le mur sud
(à droite) le pharaon sur son char de combat
charge l'ennemi. Pour avoir les mains libres
il a entouré les rênes autour de sa taille et
conduit son attelage en se penchant à
droite ou à gauche. Sous la citadelle près
de succomber (à gauche et en bas du bas-
relief) un berger fuit, poussant devant lui
son troupeau (gros plan ci-dessous). Le
personnage représenté dans le bas de la
page opposée est un détail d'une autre
scène de victoire gravée sur le même mur.

et ont pu se servir, pour le travail de nuit, de réflecteurs


électriques d'une suffisante intensité ; malgré ces moyens,
d'ailleurs, il leur a fallu bien des heures pour arracher à
l'inscription tous ses secrets.
La « Stèle du mariage » raconte l'union de Ramsès II
avec une princesse étrangère envoyée en Egypte par son
père, le roi des Hittites, pour affermir la paix entre les
deux pays dont les relations passées avaient été loin d'être
pacifiques. Depuis le règne du roi Séthi Ier, père de Ram¬
sès II, les Hittites, dont le royaume était situé en Asie

^ Mineure, s'étaient infiltrés vers le sud,


Une expédition militaire, conduite par Ramsès II, dans
jusqu'en Syrie.

la cinquième année de son règne (1285 avant J.-C), aboutit


à la bataille de Kadesh, ville syrienne d'une grande im¬
portance stratégique, située sur l'Oronte. Les Hittites et
leurs alliés attaquèrent par surprise l'armée égyptienne,
alors qu'elle était encore en marche et mal groupée. Seule,
la bravoure personnelle de Ramsès II sauva les Egyptiens
d'une défaite désastreuse. Cette bataille, malgré l'affirma¬
tion des Egyptiens, ne dut pas être décisive et la lutte se
poursuivit sans doute quelque temps encore ; c'est, en
effet, dans la vingt et unième année du règne de Ramsès,
en 1269 avant J.-C, qu'un' traité de paix fut conclu entre
Ramsès II et le roi hittite Muwatali.

On pourrait croire que la conclusion du traité fut le mo¬


ment propice pour le mariage diplomatique ; la « Stèle
du mariage » est cependant datée, non de la 21" année du
règne de Ramsès II, année du traité de paix, mais de la
34" année du règne, alors que Ramsès II était déjà âgé
d'environ soixante ans. Voici l'essentiel du texte :
« Il (Ramsès II) mit alors son infanterie et ses chars
sur le pied de guerre pour qu'ils puissent attaquer la terre
des Hittites. Cette terre, il s'en empara tout seul sous les
yeux de toute son armée, et il s'y fit un nom pour toujours.
Ils se rappelleront la victoire de son bras. Ceux qui ont
échappé à ses coups, il les injurie ; sa force est au milieu
d'eux comme une torche allumée. Et après plusieurs
années pendant lesquelles "le pays des Hittites dépérit,
dévasté d'année en année par les désastres que leur infli¬
geait la puissance du grand dieu vivant Ramsès, le grand

32
Le Courrier de l'Unesco. février 1960

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Photos Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

roi des Hittites écrivit à Sa Majesté pour l'apaiser, lui présents te sont apportés par les grands notables de la
disant, après avoir exalté sa force et ses victoires : terre des Hittites et par la princesse des Hittites qui est à
« Oublie tes griefs, écarte ton bras vengeur ; laisse-nous leur tête. Laissant derrière lui bien des montagnes et des
respirer le souffle de la vie. En vérité, tu es le fils de passes difficiles, le cortège a atteint tes frontières. Plaise
Sutekh (le dieu) ! Il t'a destiné la terre des Hittites et à Ta Majesté d'envoyer au-devant de lui son armée et ses
nous t'apportons en tribut tout ce que tu désires. Nous notables. »
portons nos offrandes jusqu'à ton noble palais. Vois, nous
« Il envoya aussitôt ses soldats et ses notables à leur ren¬
sommes sous tes pieds, ô roi victorieux ; il en est fait de
contre (des Hittites). Puis Sa Majesté délibéra dans son
nous comme tu l'as voulu. »
c disant.« Que va-t-il arriver à ceux que j'ai mis en
« Et, des années durant, le grand roi des Hittites écrivit chemin et qui voyagent à titre d'envoyés vers la Syrie,
pour apaiser Sa Majesté, mais celle-ci ne l'écouta jamais. en ces jours de neige qui marquent l'hiver? » Il offrit alors
un grand sacrifice à son père (le dieu Sutekh), qu'il supplia
Et quand ils virent leur pays réduit à ce triste état par la
grande colère du roi d'Egypte, le grand roi des Hittites en ces termes : « Le ciel est dans tes mains, la terre est
s'adressa en ces termes à ses sol¬ sous tes pieds, et tout ce que tu as ordonné arrive. Je t'en
dats et à ses notables : « Notre supplie, n'envoie pas la pluie froide et la neige avant que
pays dépérit depuis longtemps et ne parviennent jusqu'à moi les merveilles que tu m'as des¬
la colère que nourrit" contre nous tinées ! » Et son père Sutekh exauça tous ses v : le
notre seigneur Sutekh (le dieu) ne ciel fut clément et durant cet hiver, il y eut de si beaux
s'apaise pas. Le ciel ne fait pas jours d'été que ses soldats et notables voyagèrent agréa¬
descendre sur nous sa pluie ; tous blement, les membres à l'aise et le crur en joie. »
les pays sont nos ennemis et nous « Quand la fille du grand roi des Hittites continua son
combattent à la fois. Dépouillons- voyage vers l'Egypte, elle avait dans sa suite l'infanterie,
nous de tout ce que nous possé¬ chars et les notables de Sa Majesté, mêlés à l'infanterie
dons, à commencer par ma fille et aux chars des Hittites, sans distinction entre guerriers
anîée, et portons nos dons propi¬ étrangers et troupes égyptiennes. Tous mangèrent et
tiatoires au bon roi divin (Ram¬ burent ensemble, n'ayant qu'un seul c comme des
sès) pour qu'il nous accorde la paix frères, et aucun ne chercha querelle à son compagnon ; la
et nous laisse vivre. » Puis, il fit paix et la fraternité régnaient parmi eux selon la volonté
partir sa fille aînée, précédée d'un de Dieu lui-même. Et les grands rois de tous les pays qu'ils
magnifique tribut d'or, d'argent, traversèrent s'étonnaient et se retournaient, déconte¬
de métaux communs, d'esclaves et nancés, en voyant ensemble les hommes de la terre des
de chevaux innombrables, de Hittites et les soldats du roi d'Egypte. »
bCufs, de chèvres et de moutons
C'est ici que s'arrête brusquement le texte d'Abou Simbel,
par dizaines de milliers. Ils appor¬
mais les versions fragmentaires de Karnak et d'Amara
tèrent de tout à profusion. >
donnent quelque idée de la suite. Elles nous apprennent
« Un messager fut détaché pour que, quand la princesse et sa suite parvinrent à la rési¬
dire à Sa Majesté : « Vois, le grand dence de Ramsès, celui-ci trouva très belle la princesse
roi des Hittites t'a envoyé sa fille hittite ; il l'installa dans son palais et était vu chaque jour
aînée, avec un abondant tribut de en sa compagnie. Dès lors, les grands ennemis d'autrefois
toutes (sortes de) choses. Ces purent vivre en paix et sans crainte.

33
PHILAE
ne sacrée
par le Chanoine Etienne Drioton
Professeur au Collège de France

Avec ses temples, ses pylônes, ses colonnades, son « kiosque»


de Trajan aux lignes si pures, l'île de Philae offre un ensemble
de trésors d'art et d'histoire comme il en existe bien peu au
monde. Sous un ciel d'une admirable sérénité, au milieu d'un
décor grandiose de roches granitiques, l'île sainte, domaine
de la déesse Isis, a toujours été un lieu de vénération. Les
temples de Philae sont l'ruvre de plusieurs dynasties égyp¬
tiennes, en particulier de la 30", vers l'an 360 avant J.C. Leur
construction fut poursuivie par les Ptolémées et terminée
sous l'occupation romaine, aux lsr et II6 siècles de l'ère chré¬
tienne. La photo de droite représente un bas-relief du premier
pylône du temple d'Isis, figurant Horus, entre Isis et Hathor.
Photo Christiane Desroches-Noblecourt

34
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Pour la génération qui précéda la mienne, le temple de


Philae était encore la perle de l'Egypte.
Mon maître, Georges Bénédite, qui s'employa à
copier ses inscriptions en 1887 et 1888, dix ans avant le
début de la construction du premier barrage d'Assouan,
évoquait souvent comme le plus magnifique souvenir de sa
vie l'impression d'enchantement chaque fois renouvelé qu'il
éprouvait quand, après avoir traversé l'âpre désert graniti¬
que d'Assouan, il parvenait en vue de l'île sainte d'Isis : le
temple de la déesse mirait alors ses pylônes, ses portiques
et ses kiosques dans la nappe azurée du Nil au milieu de
palmiers et d'acacias mimosas. C'était, disait Bénédite, au
sortir de l'enfer, la vision du paradis.

Mais ce n'était pas seulement par sa beauté, ternie


maintenant depuis que l'immersion de l'île, pendant la
plus grande partie de l'année, a causé la mort de sa végé¬
tation, que Philae a été célèbre dans l'antiquité. Avec les
îles avoisinantes, elle était devenue, à la dernière époque
de son histoire, un des plus grands centres religieux de
l'ancienne Egypte, la iremplaçante d'Abydos dans le culte
d'Osiris.

Philae est la plus petite de trois îles, qui sont les débris
d'un seuil granitique, courant du sud-ouest au nord-est,
par quoi commencent les rapides de la première cataracte,
que le Nil a démantelée pour se frayer un cours. Elle en
est aussi la plus orientale. Séparée d'elle par un étroit
chenal, on trouve à l'ouest, l'île de Bigeh, douze fois plus
grande, puis, trois fois plus étendue encore que Bigeh, l'île
d'El-Hêsé, qui côtoie la rive occidentale du fleuve.

Hérodote, vers 450 av. J.-C, n'a pas poussé son voyage
jusque dans cette région. Il s'est arrêté non loin de là, à
Elephantine, sept kilomètres avant Philae, et il s'est
contenté d'interroger les habitants, sur ce qu'on trouvait
d'intéressant au-delà. Il a retenu de leurs dires que la
Photo Unesco-Laurenza

SUITE AU VERSO

3S
porté par les dieux à son sujet, est gravé en deux recen¬
PHILAE, sions sur la porte de l'empereur Hadrien. Voici la traduc¬
tion de la mieux conservée :
Ile sacrée
La Butte Sainte est le territoire sacré en or d'Osiris et de

(Suite) sa s Isis. Elle a été prédestinée à cela dès l'origine (du


monde) Le lait ne manquera pas à cette Butte du Bois
Sacré, ni au temple où Osiris est enseveli. Qu'on lui fasse 365
tables d'offrandes autour de cet endroit, sur lesquelles il y ait
des feuilles de palmes, pour que les libations n'y cessent pas,
ni que l'eau ne soit jamais épuisée tout autour de lui. Que le
service divin y soit accompli tous les jours par le grand prêtre
du moment et qu'une libation soit faite à Isis, dame de Philae,
quand on y verse la libation tous les jours. On ne devra pas
y battre de tambourin ni y jouer de harpe ni de flûte. Aucun
homme ne devra jamais y pénétrer, ni personne, grand ou
petit, y marcher. On n'y chassera aucun oiseau, on n'y péchera
aucun poisson dans un rayon de 40 coudées, au sud, au nord,
Le joueur
de flûte. à l'ouest, à l'est. Personne de ceux qui s'y trouveront ne devra
élever la voix pendant le temps sacré des jours qu'Isis, dame
de Philae qui est sur le trône, y passera pour accomplir la
libation tous les 10 jours. Isis, dame de Philae, s'embarquera
rencontrait les gouffres dont sortait le Nil entre les rochers
pour la Butte Sainte aux jours de fête, dans la barque sacrée
Krôphl et Môphi, mais il n'a rien noté d'intéressant à dont le nom est ... (détruit).
signaler avant l'île de Takhompso, sise à une trentaine de
kilomètres plus au sud. C'est donc que cette région n'of¬ Rê a signé cet écrit, Chou, fils de Rê, a signé cet écrit, Kêb,
frait rien de remarquable à cette époque. fils de Chou, a signé cet écrit, qui a été rédigé par Thot lui-
même.
Cela s'accorde, du reste, avec les données négatives
fournies par l'archéologie. L'édifice le plus antique qui sub¬ Voilà donc quelle était au second siècle de notre ère
siste dans l'île de Philae est' le plus petit temple de Nec¬ la charte religieuse de l'île de Bigeh. Celle-ci était consa¬
tanebo III (359-341 avant J.-C). Ce monument est dédié à crée, en tout ou partie, à Osiris et érigée, selon le terme
Isis, au titre de doublet d'Hathor et d'associée des dieux
de Bigeh.
Ce qui reste du temple de Bigeh consiste dans la façade
d'un vestibule construit sous Ptolémée XIII (le père de
Cléopâtre), et dans la partie centrale d'un pylône décoré
sous le règne de l'empereur Auguste. Il remplaçait là un
édifice remontant peut-être à Sésostris III (1887-1850 avant
J.-C), en tout cas, à Thoutmôsis HI (1504-1450 avant J.-C.)
et à Aménophis II (1450-1425 avant J.-C), qui l'avaient
orné de statues. Les dieux qu'on y vénérait n'étaient autres
que ceux d'Eléphantine, le bélier Khnoum et ses déesses
parèdres, associées, assimilées à des Hathors. Rien dans Le joueur de
la composition de son panthéon ne décelait une préséance tambourin.
particulière, ni d'Osiris, ni d'Isis.
Par contre, leur suprématie sur ce territoire était acquise
au premier siècle de notre ère, puisque l'historien Diodore
de Sicile a pu écrire à ce sujet :

D'autres soutiennent <que les corps de ces deux divinités (Isis


et Osiris) ne reposent point à Memphis, mais près des fron¬
tières de l'Ethiopie et de l'Egypte, dans une île du Nil située
près de Philae et qui, pour cela, s'appelle « la plaine sacrée ».
Ils montrent, à l'appui de cette opinion, les monuments qui
se trouvent dans cette île : le tombeau d'Osiris, vénéré par les
prêtres de toute l'Egypte, et les 360 bassins à libations qui l'en¬
tourent. Les prêtres du lieu remplissent chaque jour ces bas¬
sins de lait, et ils invoquent en se lamentant les noms de ces
grec, en Abaton, c'est-à-dire en territoire où il était « in¬
divinités. C'est pour cela que l'abord de cette île est défendu
terdit de pénétrer ». Il ne fallait pas, en effet, risquer de
à tout le monde, excepté aux prêtres.
troubler, sous son bois sacré, le dernier sommeil du dieu.
Les inscriptions hiéroglyphiques sculptées dans le tem¬ Cette discipline du silence régissait à la même époque
ple de Philae, corroborent et complètent les renseigne¬ tous les sanctuaires d'Osiris, en particulier ceux de Mem¬
ments fournis par Diodore de Sicile sur l'ensemble reli¬ phis et d'Abydos, qui avaient aussi leur Abaton. Mais au¬
gieux de l'archipel de Philae. En particulier, un décret cun d'entre eux ne devait atteindre la notoriété de celui
de Bigeh.
A côté de cette île, vouée au dieu mort, Isis, dans son
temple de Philae, appartenait au monde des vivants.
C'était à ce titre d'ailleurs que, pour faire la liaison avec
le monde des trépassés, elle payait, pour ainsi dire, de sa
personne pour entretenir le culte de son frère et époux.
A toutes les fêtes, l'idole d'Isis était sortie de son taber¬
nacle, embarquée sur le fleuve et débarquée à Bigeh, pour
y présider aux libations solennelles faites sur le tombeau
d'Osiris.

La géographie religieuse du site de Philae serait incom¬


plète si l'on ne mentionnait pas le rôle tenu par l'île d'El-
Hêsé. Les fouilles de l'archéologue américain G.A. Reisner
y ont amené la découverte de quelques stèles funéraires qui
prouvent que l'île, la plus occidentale et la plus étendue de
cet ensemble, était occupée par une nécropole où les fidèles,
tenus à l'écart du tombeau d'Osiris par la discipline de
l'Abaton, pouvaient se faire inhumer aussi près que pos¬
sible de lui, selon une coutume héritée de la plus vieille
tradition abydénienne.
On s'en rend compte, l'histoire de Philae a reflété fidè¬
lement le jeu des courants religieux qui animèrent l'Egypte
Le joueur au temps des Ptolémées et des empereurs romains. Au
de harpe. cours des invasions assyriennes, babyloniennes et perses, '
36
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

la foule s'était progressivement désaffectionnée des dieux Un autre trait caractéristique de la religion de cette
de la religion d'Etat, les dieux solaires, qui n'avaient pas époque, est la tendance à faire prééminer Isis à Osi¬
réussi à protéger l'Egypte. La foi populaire s'était repor¬ ris, que n'avait pas connue l'ère pharaonique. Elle est évi¬
tée sur Osiris, dont la légende expliquait tous les malheurs dente dans les installations religieuses de l'archipel de
et autorisait toutes les espérances. Aussi le culte d'Osiris
Philae. Le caractère mortuaire d'Osiris s'étant accentué,
se développa rapidement pendant ces temps calamiteux, Isis est restée d'autant plus l'élément vivant/ secourable
et il ne faut pas s'étonner si, vers cette époque, on le voit aux hommes, du couple divin. Ce fut à elle que le temple
s'implanter sur le seuil de la cataracte, en un point de Philae fut consacré. N'oublions pas que, assimilée aux
où l'on n'avait honoré jusqu'alors que les seuls dieux
Grandes Déesses venues d'Asie, ce fut elle qui patronna
d'Eléphantine.
dans l'Empire romain des mystères qu'on n'appela pas
Le même mouvement se faisant alors sentir dans osiriens, mais lsiaques.
toute l'Egypte, une légende se créa pour expliquer ce foi¬
sonnement de temples d'Osiris, dont le rituel exigeait que Enfin, pour passer en revue tous les mirabïlia que l'an¬
chacun possédât un tombeau du dieu : Seth, ayant dépecé tiquité attribua au groupe d'îles de Philae, on ne peut
en seize morceaux le cadavre d'Osiris, les avait dispersés taire que la vieille légende des rochers Krôphi et Môphi,
à travers l'Egypte pour empêcher Isis de les rassembler. sources du Nil, rapportée par Hérodote, s'y était finale¬
Mais celle-ci partit à leur recherche et, partout où elle ment localisée. Un bas-relief du temple de Philae montre,
retrouva l'un d'entre eux, elle lui fit un tombeau et lui caché sous terre au milieu des rochers de l'île de Bigeh, le
consacra un temple. Ce fut ainsi que Bigeh fut censée dieu Nil tapi dans une caverne, d'où 11 fait écouler son
posséder la jambe gauche d'Osiris. Mais cette solution ne onde. Les anciens Egyptiens, dont les armées avaient pris
mit pas d'accord les clergés des temples, dont chacun tant de fois le chemin du Soudan, savaient aussi bien que
prétendait être le seul à posséder les reliques authentiques nous que le Nil venait de plus loin vers le sud. Mais ils
d'Osiris. Aussi la légende prévalut finalement qu'Isis, pour croyaient aussi que ses particularités crues régulières et
dérouter Seth, avait déposé à travers l'Egypte un grand pouvoir fertilisant de ses eaux étaient l'effet d'un bon
nombre de cercueils d'Osiris, dont un seul, que personne génie, caché quelque part dans le lit du fleuve, en parti¬
ne pouvait distinguer des autres, contenait le corps du culier dans la cataracte, dont les remous dénonçaient sa
dieu. Les différents temples avaient alors beau jeu de pré¬ présence et son activité. Ce n'était pas de la géographie
tendre que c'était le leur. Bigeh, n'y manqua pas. physique, mais de la géographie mythique.

Photos Unesco-Raccah

En haut du premier pylône du Temple d'Isis, à Philae (18 m de hauteur, au deuxième plan) on distingue la ligne blanche que marque
le Nil à son plus haut niveau lorsque le temple est complètement englouti sous les eaux. Dans l'encadrement de la porte d'entrée,
le lion de basse époque, caractéristique de nombreux temples de Nubie et du Soudan. Au premier plan, le deuxième pylône. Le nom
« Philae » provient probablement de Pi-lag signifiant « l'extrémité », l'île se trouvant en effet à la limite méridionale de l'Egypte, aux
abords de la Nubie. A l'époque arabe, elle fut connue sous les noms de Qasr (château) ou Qasr Anas el-Wogoud, personnage
légendaire des Mille et Une Nuits. Les trois musiciens représentés ¡ci proviennent du temple d'Hathor, déesse de l'amour.
37
Photo © Albert Raccah

LA BARQUE SACRÉE de la déesse Isis, sur un bas-relief du Grand Temple de Philae.


A toutes les fêtes l'idole d'Isis était sortie de son tabernacle et transportée sur l'île de Bigeh
pour y présider aux libations solennelles faites sur le tombeau d'Osiris, son'frère et époux.
38
SUR LES TRACES DES GRECS ET DES ROMAINS
par André Bernand et Abdullatif Ahmed Aly
Professeur agrégé de l'Université de Paris Professeur à la Faculté des Lettres du Caire

Un paradoxe tragique préside aujourd'hui à la destinée de à Taphis, par deux fois, pour vaincre les envahisseurs Blemmyes.
la Nubie égyptienne, c'est-à-dire du pays qui s'étend entre A Abou Simbel, le plus long texte n'a que cinq lignes et rappelle
Philae et Ouadi Haifa, ou, comme disaient les anciens l'expédition menée par les mercenaires de Psammétique II en
Grecs, entre la petite et la grande cataracte : cette région, Haute Nubie.
I où sont gravées plus de 1 200 inscriptions grecques, où
sont conservés 16 temples, où sont creusés dans le roc 7 spéos,
où se dresse le joyau de l'architecture de l'ancien Empire, le
temple d'Abou Simbel, portant un des plus anciens textes du monde
grec, cette région si pleine des vestiges de l'époque gréco-romaine Cependant, une catégorie de textes constitue un ensemble
est condamnée à disparaître sous les eaux du haut-barrage. La particulièrement remarquable : il s'agit des textes en vers,
main de l'homme, qui construisit ces temples, sculpta ces statues ou épigrammes, dont 10 sont gravés à Philae, 5 à Talmis,
et ces bas-reliefs, grava ces inscriptions, va faire disparaître en 2 à Pselkis. Cet ensemble, de compréhension souvent difficile,
quelques ans ce qu'elle mit dix siècles à édifier, à ne tenir compte offre parfois des pièces charmantes qui permettent d'apprécier le
que de l'époque gréco-romaine. niveau de culture des pèlerins qui venaient au sanctuaire d'Isis.
Témoin, celle-ci : « Dans l'île qui se trouve à la limite de l'Egypte
A vrai dire, le paradoxe marque le sol et l'histoire de la Nubie :
et qui, charmante et vénérable, appartient à Isis, en deçà de
paradoxe de ce fleuve qui, contrairement à tous les autres, va
l'Ethiopie, nous voilà arrivés ; nous voyons, sur le Nil, des vais¬
s'élargissant à mesure qu'on le remonte et qui, non point rectiligne
seaux rapides qui, de la terre d'Ethiopie, apportent [de quoi fonder]
comme on l'imagine à tort, semble au contraire perpétuellement
des temples dans notre pays, fertile en grains, digne d'être visité
barré par les chaînes des Gebels, mais s'enfonce néanmoins de
et que tous les mortels révèrent. » Pleines de ces évocations déli¬
plus en plus profondément et majestueusement au c de l'Afri¬
cates, les épigrammes de Nubie sont mallheureusement fort difficiles
que ; paradoxe de cette vallée, tantôt étroite comme à Bab el
à déchiffrer, et il est hautement souhaitable que le spécialiste de ces
Kalabcha, où grondent les eaux du Nil s'engouffrant en une passe
textes puisse venir les lire sur la pierre, avant leur disparition
resserrée, tantôt immense, comme dans la plaine de Dakké, où
définitive (1).
parfois s'élèvent de véritables tempêtes ; paradoxe de ce sol, où
l'on imagine mal que des hommes puissent vivre, tant est aride Les autres inscriptions de Nubie sont, soit des dédicaces de
le désert, âpre le soleil, mais où pourtant se pressent les établisse¬ temples ou de chapelles, soit des signatures de prêtres ou de
ments militaires et religieux gréco-romains ; paradoxe, enfin, de militaires, soit des « proscynèmes », c'est-à-dire des actes d'ado¬
cette histoire où l'on peut retrouver en ces confins du monde grec, ration faits par des pèlerins à un dieu pour lui recommander tel
en cette « marche » lointaine du monde romain, la trace des ou tel être cher. Beaucoup de ces textes sont datés ; la plupart
mercenaires du roi Psammétique, des souverains Lagides et des peuvent l'être par l'analyse de l'écriture ou l'étude archéologique
empereurs romains. Que sont-ils donc allés chercher en cette du monument. Si brefs que soient ces témoignages, ils apportent
contrée menant au fabuleux pays des sources du Nil et des « noirs des éléments pour écrire une histoire de la Nubie gréco-romaine,
Ethiopiens » ? qui n'a pas encore été rédigée, faute d'un Corpus des inscriptions.
Pourtant, quelle prodigieuse histoire ! A Abou Simbel il faut
rêver, écrasé par la masse colossale de Ramsès II, à cette expédition
au pays de Kouch, dont fait relation le texte écrit sur la jambe de
la statue, rare document permettant de nous représenter l'orga¬
Ce ne sont pas les textes des auteurs anciens qui peuvent,
nisation complexe de l'armée de Psammétique.
beaucoup nous renseigner sur l'histoire de la Nubie gréco-
romaine. Hérodote, Diodore de Sicile, Agatharchides, Stra- « Le roi Psammétique étant venu à Elephantine, voici ce qv:
bon, Pline, Ptolémée, s'en tiennent à des renseignements surtout firent rédiger ceux qui naviguaient avec Psammétique, fils de
ethnographiques, rarement 'historiques, le plus souvent vagues Théoklès, et qui poussèrent en amont de Kerkis, jusqu'où le fleuve
on fantaisistes. le permettait : la légion étrangère avait pour chef Potasimto, et
Heureusement, l'épigraphie grecque dispose en Nubie de plus les Egyptiens, Amasis. Ceux qui nous rédigeaient étaient Arkhôn,
de 1 200 inscriptions grecques, dont le Corpus n'a pas été fait fils d'Amoibkkhos, et Pélékos, fils d'Eudamós. »
et qui souvent sont mal connues, faute de photographies des sites A Philae, devant la multitude des textes couvrant non seulement
et dès textes. Pour toute la Nubie, environ une douzaine d'ins¬
les faces du pylône, mais bien d'autres parties du sanctuaire, il
criptions latines ont été retrouvées, ce qui prouve combien il reste faut imaginer la multitude des pèlerins et la splendeur des fêtes
encore de travail à faire, l'occupation romaine de la Nubie ayant en l'honneur d'Isis, dont le culte persista bien après l'édit de
duré depuis Auguste jusqu'à la fin de l'Empire romain. Théodose (fin du iv* siècle ap. J.-C.). Du sommet de la citadelle
Cette documentation épigraphique, source capitale pour l'histoire d'Ibrim, l'antique Primis, où la porte orientale de l'enceinte est
de la Nubie gréco-romaine, ne pourra vraiment être exploitée que romaine et où, vers le nord du plateau, s'élève une construction
le jour où l'on aura relu sur les pierres tous ces textes, qui ont datant de l'empereur romain Septime Sévère (193-211), il faut
déjà trop souffert de l'immersion annuelle, notamment les textes suivre en pensée, pendant que le vertige gagne, tant la colline est
de Kalabcha, dont la plupart étaient peints. A présent, on dispose à pic, la fuite éperdue de la reine Candace, en 22 av. J.-C, devant
essentiellement : pour Philae, du Recueil de Letronne ; fondé sur les armées du légat C Petronius.
des copies antérieures à celles de Lepsius, et repris dans le Corpus
Si les Romains, à partir de 29 ap. J.-C, organisèrent leur protec¬
de J. Franz ; pour Kertassi, Kalabcha, Dakké, respectivement de
torat de la Basse Nubie, il semble qu'ils ne firent qu'imiter l'exem¬
trois études de G. Roeder et F. Zucker, de Gauthier, de Roeder et
ple donné, ici encore, par les Ptolémées. C'est en effet, sous les
Ruppel. Grâce à l'aide de l'Unesco et à l'activité du Centre de
souverains de la dynastie égyptienne des Lagides, prédécesseurs des
Documentation et d'Etudes sur ^histoire de l'Art et de la Civili¬
Ptolémées, que s'installèrent des occupants grecs dans cette région
sation de l'Egypte Ancienne, les inscriptions d'Abou Simbel et du
des Schènes (le schène était une mesure routière antique, repré¬
Gebel Abou-Dourouah ont pu être copiées, estampées et photo¬
sentant une dizaine de kilomètres), qui va de Philae vers le sud,
graphiées, les premières en avril 1956, les secondes en septembre
jusqu'à Tachompso. Il ne paraît pas que cette région ait jamais
1959. Mais tous les autres textes sont à revoir avant l'achève¬
formé un nome à part ; c'était plutôt un territoire rattaché à
ment du barrage.
Philae, puisqu'une dédicace de Nubie mentionne « les gens de
Le rassemblement de ces textes s'impose d'autant plus que Philae et du Dodécaschène », réunis en un même groupe. Sauf
l'épigraphie grecque de Nubie, en général, ne présente pas de en des circonstances exceptionnelles, comme lors de la guerre
longs textes. Les inscriptions de quelque étendue sont rares : à contre Candace, les Romains ne semblent pas avoir poussé au-
Kalabcha, au second tiers du m* siècle, ap. J.-C, le décret d'Au- delà du Dodécaschène leur implantation en Nubie, à en croire
rélius Besarion, .stratège du nome d'Ombos et d'EIéphantine, les inscriptions et les vestiges de constructions militaires.
donne quinze jours aux gens de Talmis (l'actuelle Kalabcha) à la
Les textes de Kalabcha, l'ancienne Talmis, nous font connaître
demande du grand prêtre Myron, pour évacuer du village les
porcs qui salissent le temple ; au même endroit, la célèbre inscrip¬
tion du roi Silko, d'époque chrétienne, commémore la victoire du (1) Par « Ethiopie », l'auteur désigne l'antique pays de Kouch, qui englo¬
« roi des Nobades et de tous les Ethiopiens », venu à Talmis et bait le Soudan, et non l'Ethiopie moderne.

SUITE PAGE 50
SOUS LE SIGNE DE

MAÂT, DÉESSE DE
L'EXACTITUDE

Maàt, déesse de l'exactitude et de


l'équilibre, protégeant la Documenta¬
tion, emblème du Centre de Documen¬
tation sur l'Ancienne Egypte, au Caire.

UR les bords désertiques du Nil, en Basse- Pas un centimètre carré du grand ensemble d'Abou
Nubie, une petite armée mène un combat sans Simbel n'échappera à l'investigation. Les photographies en
précédent dans l'histoire. Sa mission : sauve¬ noir et en couleurs, les clichés photogrammétriques, les
garder les trésors d'un patrimoine millénaire relevés des architectes, les moulages et les copies des tex¬
en enregistrant leurs leçons avant que le tes hiéroglyphiques, des graffiti rupestres, des inscriptions
temps n'en ait effacé la trace. grecques, coptes, sémitiques, se sont peu ä peu accumulés
au Centre de documentation du Caire. Ce matériel y
Avec son état-major au Caire, sa flottille sur constitue dès maintenant l'inventaire Je plus complet et
le Nil, ses agents de liaison, ses patrouilles d'exploration, la base d'étude la plus précise qu'on ait jamais réunis sur
ses équipes en opération sur le terrain, elle représente une ces monuments de Nubie. Les relevés systématiques des
force nouvelle au service des sciences humaines et de la
temples de Débod et de Kalabcha, de Ouadi es Seboua
beauté. Depuis cinq ans presque, sous le signe de Maât, et des chapelles d'Abou Oda, Gebel Chams, sont, de même,
déesse de l'exactitude et de l'équilibre, elle lutte de vitesse en voie d'achèvement.
contre des échéances inexorables. Elle s'appelle en toute
simplicité Centre de Documentation et d'Etudes sur
l'Ancienne Egypte. Modeste vocable, en effet, pour signer
une euvre originale qui va prendre, à l'échelle de l'ar¬ Le Centre va disposer
chéologie, des dimensions véritablement pharaoniques.
d'une Arche de Noé
Sous le ciel torride de la Nubie, les égyptologues du Cen¬
tre et leurs équipes de techniciens, s'affairent, année après Tout en poursuivant sur le terrain des travaux qui ne
année, avec toute la hâte qu'autorise la rigueur de leurs souffraient pas de retard, le Centre a dû assurer
méthodes. La chaleur intolérable de l'été, les crues du Nil,
ses assises et constituer son équipement. Dès
les inondations provoquées par les pluies torrentielles et
le début des campagnes en Nubie, il a fallu, dans une cha¬
capricieuses sur le Haut Nil, limitent la durée des missions. leur de fournaise, ravitailler les équipes et préserver le
Il n'y avait donc pas un jour à perdre. D'autant moins
matériel photographique. L'acquisition du Horus, petit
que les délais prirent un tour dramatique lorsque les auto¬
bateau autonome de cinq cabines, facilita grandement ces
rités égyptiennes adoptèrent le gigantesque projet du
tâches, ainsi que les missions rapides, les visites d'inspec¬
Haut-Barrage, le Sadd el Aali. Contre ce projet, com¬
tion et les relèves des équipes au travail. Pour compléter
mandé par les nécessités économiques d'aujourd'hui, il ces services, ¡le Centre va disposer désormais d'une sorte
était vain de se lamenter au nom des civilisations d'au¬
d'Arche de Noé, construite spécialement aux frais du gou¬
trefois. Il fallait agir. Et vite.
vernement égyptien. Ce bateau-laboratoire flottant peut
Dès le début de septembre 1955, on vit arriver les pre¬ être remorqué sur le Nil et amarré à proximité immédiate
mières équipes d'égyptologues dans le site d'Abou Simbel, des chantiers, il abrite les ateliers et bureaux, les maga¬
le plus important de toute la Nubie. sins, la bibliothèque, et les logements des équipes au tra¬
vail.
A 40 km au nord de la frontière soudanaise, en aval de
la seconde cataracte, les deux sanctuaires de Ramsès II Enfin, il f/ a une année, le Centre s'est installé dans un
dressent encore leurs façades grandioses, couleur du grès élégant bâtiment moderne édifié au Caire, à quelques mè¬
rose, dans l'aveuglante lumière. Taillés à même la falaise, tres de la Corniche du Nil. Il a été conçu et équipé dans
inamovibles, ils étaient condamnés à disparaître sous plus le détail, en vue de l'enregistrement et de l'exploitation
de 50 mètres d'eau, avant que l'Unesco entreprît son directe de la matière égyptologique. Ses salles de confé¬
action en faveur de leur préservation. De toutes manières, rences, sa bibliothèque, ses fichiers, ses laboratoires pho¬
il importait d'en . réaliser, grâce aux techniques les plus tographiques et photothèques climatisées, en font, d'ores
modernes, les relevés archéologiques et épigraphiques. et déjà, le foyer idéal de l'égyptologie.

Aux pieds de Ramsès et de Nefertari s'élevèrent bientôt Le Centre de documentation a été fondé en mai 1955
des échafaudages. Archéologues, philologues, photogra¬ grâce à la coopération de l'Unesco et du Service des Anti¬
phes, dessinateurs, architectes, mouleurs s'y succédaient. quités de la région égyptienne. C'est un organisme égyp¬
On y travaillait dès l'aube et souvent même la nuit, car la tien, finance par le gouvernement de la R.A.U. L'Unesco,
chaleur et la lumière excessives empêchaient les photo¬ dont un représentant siège à son conseil d'administration,
graphes d'opérer l'après-midi. A certains moments, les lui fournit une aide budgétaire permanente et l'assistance
appareils de prises de vues, les « travelings », les projec¬ technique de ses meilleurs spécialistes internationaux.
teurs, les groupes électrogènes, donnaient aux temples
vénérables l'aspect d'un studio de cinéma. Depuis Champollion, qui jeta les premières bases scien-

40 SUITE PAGE 43
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photo © Institut Géographique National, Salnt-Mandé

Photo Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

PRISONNIERS
DE LA
PHOTO GRAM M ÉTRIE
L Les photographies de cette page et
celles de la page suivante tra¬
duisent les résultats remarquables
obtenus grâce à une science nou¬
velle la photogrammétrle qui
rend possible la détermination de
la forme et des dimensions d'un

u. #f- lL -4*i objet en partant de deux photos


K- Vil xJ ¿A ' *' stéréoscoplques et en reconstituant
celles-ci au laboratoire sous la forme
d'un modèle exact. Le travail illus¬

- .1 i
-v- iT\n .^ tré ¡ci est dû à l'Institut National
Français de Géographie à la de¬
mande du Centre de Documentation.

Les documents montrent :

1. Photographie d'une partie de bas-


relief représentant un groupe de
prisonniers au pied de la statue
colossale de Ramsès II, à droite de
l'entrée du Grand Temple d'Abou
¡r
Simbel.

2. Grâce à la photo stéréoscopique


la même frise apparaît avec toutes
les courbes de niveau soigneuse¬
an ment précisées.

4I
PHOTOGRAM METRIE (suite)

3. Le document portant les courbes de niveau, est placé 5. Détail d'un personnage, après nivelage automatique
sous un pantographe qui va reconstituer la frise. des courbes de niveau en relief.

4. Les courbes de niveau sont restituées, à l'autre 6. La frise est reconstituée, en plâtre, grâce aux courbes
extrémité du pantographe, sur un bloc de plâtre. de niveau. Le modèle est précis au demi-millimètre.

Photos © Institut Géographique National, St.-Mandé

42
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

DEESSE

L'EXACTITUDE
DE
La photographie moderne
(Suite) devient une science exacte

tinques de l'égyptologie, jusqu'à nos jours, la préservation Les photographes, eux, sont appelés à collaborer avec
des monuments, l'organisation des fouilles, l'investigation la plupart des autres spécialistes. Opérant selon l'ordre
dans les bibliothèques, l'étude de la documentation acquise, précis du plan-clé, ils développent chaque jour sur place
avaient été assurées, souvent avec d'excellents résultats leur film d'essai, avant d'envoyer les négatifs couleurs
mais toujours forcément en ordre dispersé, par un grand (format 13 X 18) au laboratoire de développement du
nombre de fondations, de musées, d'universités en Egypte, Caire. Dans le même temps, ils doublent presque toutes
en Europe et en Amérique. Jamais une entreprise aussi ces prises de vues par des clichés couleurs (formats
totalement systématique que le Centre n'avait été mise
35 mm et 6 X6) destinés à la projection et à la reproduc¬
en oeuvre. Il y fallait des moyens puissants, d'importantes tion. Mais ce travail est loin de suffire.
équipes de spécialistes affectés en permanence, sur la
terre des pharaons, à un travail parfaitement synchro¬ La reproduction photographique des d'art, et
nisé. singulièrement de la sculpture, a observé André Malraux,
est un véritable phénomène de recréation ; tirées de re¬
A l'origine, le Centre s'était fixé pour première tâche
les relevés systématiques de la nécropole thébaine dont coins où elles n'étalent destinées qu'aux regards de Dieu
ou de quelque rare privilégié, des sculptures renaissent
les tombes, jusqu'ici bien conservées, risquent d'être alté¬
sous un éclairage nouveau, nous deviennent familières et
rées. Mais le projet du Haut-Barrage a modifié l'ordre des
se voient chargées de forces nouvelles.
urgences en faveur de la Basse-Nubie.

Aux premières années de ce siècle, la construction du Il entre, en effet, dans la photographie, comme dans
barrage d'Assouan avait, en raison de la menace qui pe¬ le dessin et même dans l'épure de l'architecte, une part
sait sur l'île de Philae, provoqué la consolidation des de subjectivité qui peut être plus ou moins déformante.
monuments directement en cause. L'enregistrement scientifique avait besoin de l'exactitude
absolue. Celle-ci a été offerte par le procédé même qui
La première surélévation de ce barrage, entre 1907 et
est utilisé depuis une quarantaine d'années pour l'éta¬
1912, avait bien incité le Service des Antiquités à charger
blissement des cartes géographiques : la photogrammé-
des savants étrangers de la responsabilité des premiers
trie. Appliquée pour la première fols en 1943 pour le
relevés des temples en Nubie. Les missions étaient res¬
relevé d'un monument, cette méthode fournit à l'archéo¬
treintes en personnel et limitées dans leur action ; elles logie une documentation désormais essentielle.
ne s'occupaient que des temples touchés par les eaux et
firent même exception pour Philae. Une documentation Les clichés stéréoscopiques obtenus à l'aide du photo¬
générale fut réunie par les missions venues de Berlin et théodolite donnent des indications très exactes jusque
de Chicago. A la seconde surélévation du barrage d'As¬ dans le moindre détail du relief. Ils permettront de
souan (1929-1934), on se borna à l'enregistrement de la donner aux reproductions, maquettes et moulages, la
Nubie médiévale. Aujourd'hui, l'égyptologie ne se sera plus grande fidélité souhaitable. Du point de vue.de la
pas laissé prendre de vitesse. Pour ces cinq prochaines science des formes et des techniques, la photogrammé-
années, une centaine de missions sont prévues avec un trie ouvre des perspectives nouvelles. II est possible que
programme précis. l'on découvre ainsi l'existence de lois architecturales non
encore décelées à ce jour par les égyptologues, et que
l'on s'enrichisse de nouvelles connaissances sur la tech¬
Les deux colosses se ressemblent nique des sculpteurs. Par exemple, les courbes de niveau
relevées sur le visage du colosse osiriaque nord-ouest
jusque dans le cartilage du nez (7 mètres) de la cour intérieure du grand temple d'Abou
Simbel et celles du visage du colosse méridional (20 mè¬
Les archéologues et les philologues du Centre sont char¬
tres) de la façade, présentent des ressemblances saisis¬
gés de coordonner l'exécution de tous les travaux sur
santes jusque dans le modelé du cartilage du nez.
la base des documents d'information existant déjà.
Us dirigent les opérations sur le terrain, puis établissent Lorsque seront achevés tous les programmes de rele¬
les fichiers, où viennent se classer les résultats de chaque vés, le Centre de documentation du Caire deviendra une
mission. source permanente d'informations complètes pour les
Il appartient à la section technique de relever tous les études égyptologiques et pour la diffusion d'ouvrages de
détails qui doivent accompagner les copies et les descrip¬ vulgarisation. Et, par mesure de sécurité, toutes ces ar¬
chives seront fixées sur des microfilms dont un exem¬
tions. Les architectes dressent plans, coupes, élévations,
avec la plus extrême minutie, notant chaque brique, cha¬ plaire devra être mis à l'abri de toutes les déprédations
imaginables.
que dalle, chaque trou dans un mur. Des spécialistes en
dessins archéologiques sont formés par le Centre lui- Grâce à l'action internationale engagée par l'Unesco, on
même. Ils relèvent les grands ensembles à partir des pho¬ peut à présent espérer que ces hauts témoignages d'une
tographies. L'ancien procédé qui consiste à calquer sur grande civilisation soient préservés, dans leur intégrité,
le monument lui-même n'est plus utilisé que pour les de la menace des eaux, et qu'il reste matériellement pos¬
petits détails et lorsque le manque de recul ou le médio¬ sible aux générations futures d'aller contempler Ramsès
cre état de conservation empêchent la prise de vue pho¬ et Nefertari. Mais, grâce à l' considérable entre¬
tographique. Des mouleurs se voient confier les reliefs les prise par le Centre de documentation sur l'Ancienne
plus remarquables par leur beauté ou par leur message Egypte, les savants du monde entier garderont la possi¬
historique, ainsi que les inscriptions hiéroglyphiques bilité d'approfondir notre connaissance d'une des régions
pouvant prêter à controverse, ils établissent surtout cer¬ de la haute antiquité, qui n'a pas encore fini de nous
taines maquettes architecturales. livrer ses secrets.

Belgique : Louis de Lannoy, 22, place de Brouckère, Bruxelles,


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43
LA PYRAMIDE MODERNE
D'ASSOUAN par Albert Raccah

Photo © Albert Raccah

LES PUISSANTES CENTRALES ÉLECTRIQUES qui seront construites grâce au nouveau barrage d'Assouan (Sadd el Aali),
jumelées avec celles déjà édifiées devant le barrage actuel, fourniront au pays plus de 15 milliards de kilowatts-heure par an, ce qui
fera baisser des deux tiers le prix du courant acheminé sous haute tension au Caire et en Basse-Egypte. La photo ci-dessus a été
prise pendant la construction de l'usine hydro-électrique d'Assouan. La carte de la page opposée indique l'emplacement du barrage
actuel par rapport au futur haut barrage. Entre les deux, le groupe d'îles auquel appartient Philae et ses célèbres sanctuaires.
44
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

'Egypte est un don du Nil », telle est la dont les travaux préliminaires sont à présent terminés,
formule choisie par Hérodote, historien a pour but l'utilisation complète des eaux du Nil. Pas une
Let voyageur grec du r siècle avant Jé¬ goutte du fleuve ne se perdra dans la mer. Sa digue,
sus-Christ, pour définir ce territoire de construite à 6 km 1/2 en amont de l'actuel barrage
près d'un million de kilomètres carrés. d'Assouan, aura 180 mètres de haut à la dernière étape
des travaux et près de 5 kilomètres de long ; elle formera
En effet, depuis la frontière libyenne
un lac artificiel de 500 kilomètres de long, d'une capacité
jusqu'à la mer Rouge, et depuis la Mé¬
de près de 130 milliards de mètres cubes, d'une surface
diterranée jusqu'au sud de la frontière
de 3 000 km1," et inondera plusieurs localités, notamment
s'étendrait un vaste désert
la ville de Ouadi-Halfa, ainsi que les rapides de la deu¬
si le Nil ne traversait pas cette région du
xième cataracte. Elle permettra donc une navigation régu¬
sud au nord, s'étalant à 170 kilomètres de son embouchure
lière entre l'Egypte et le Soudan.
dans un immense delta.
Dans un climat aussi chaud, cette vaste surface d'eau
Sur cette terre, la pluie est extrêmement rare : une
donnera prise à l'évaporation ; on a calculé que sur les
moyenne annuelle de six jours de pluie au Caire et quel¬
130 milliards de mètres cubes d'eau, 10 milliards seront
quefois un jour de pluie par an à Assouan. On comprend
annuellement restitués à l'atmosphère. L'élévation du taux
pourquoi les anciens Egyptiens ont cru que le Nil était
d'humidité aux entours du lac, en Egypte comme au Sou¬
d'essence divine puisqu'il était la source même de toute
dan, aura des répercussions sur la végétation.
vie en Egypte.
Le débit du Nil s'élève à près de 9 000 mètres cubes à
On comprend aussi pourquoi tout développement agri¬
la seconde pendant la crue, cependant, le débit moyen du
cole est tributaire de la quantité d'eau tirée du Nil.
fleuve n'est que de 2 150 mètres cubes à la seconde, bien
Pendant la période de crue, une énorme quantité d'eau inférieur à celui du Rio de la Plata, qui débite une moyen¬
est perdue dans la mer. Pour en ne annuelle de 25 000 mètres cubes à
conserver une partie, si nécessaire à la seconde, et celui du Mississippi, qui
l'irrigation des terrains au printemps est de 18 000 mètres cubes à la
et en été, on a construit le barrage seconde.
actuel d'Assouan, appelé en arabe « El
Avec l'énorme réserve d'eau créée
Khazzan », qui signifie réservoir ou
par le haut-barrage, l'Egypte pourra
château d'eau.
augmenter de près de la moitié sa
Il fut bâti, de 1899 à 1902, à un mil¬ surface arable. En fait, on escompte
lier de kilomètres au sud du Caire, au une augmentation bien supérieure :
milieu de la première cataracte, sur le défrichement d'un million d'hec¬
un fond granitique. Ce barrage devait, tares de désert et l'exploitation de
grâce à sa hauteur de 30 mètres, per¬ plus de 300 000 hectares actuellement
mettre une retenue de 980 millions de soumis à l'immersion.
mètres cubes d'eau, créant un lac
Bien que l'avantage le plus consi¬
artificiel s'étendant jusqu'à 225 kilo¬
dérable de la réalisation du Sadd el
mètres en amont et noyant l'île de
Aali réside dans la possibilité d'éten¬
Philae et ses sanctuaires, ainsi qu'une
dre la surface cultivée et de lui assu¬
partie des terres cultivées.
rer régulièrement son alimentation
La digue fut exhaussée de 5 mètres en eau, l'apport d'énergie, dont la
de 1907 à 1912 pour emmagasiner production a été prévue parallèle¬
au total 2 milliards 400 millions de ment, justifie à lui seul la construc¬
mètres cubes, portant ainsi la lon¬ tion d'un tel barrage.
gueur du lac artificiel à 295 kilomètres.
Les quatre tunnels prévus pour
Enfin, entre 1929 et 1934, une nou¬ l'évacuation des eaux pendant la
velle surélévation portant la chaussée période de pointe, et les quatre tun¬
à 14 mètres de sa hauteur primitive, nels à pente raide creusés sur la rive
donne à cet énorme réservoir une occidentale, déboucheront sur
Carte Centre de Documentation
capacité de plus de 5 milliards de mè¬ sur l'Egypte Ancienne, Le Caire. 16 groupes de turbines à près de
tres cubes. Sa longueur s'étend jus¬ 100 mètres sous le roc granitique,
qu'à Ouadi-Halfa, à 360 kilomètres en fonctionnant toute l'année sous une
amont. La maçonnerie actuelle du barrage représente un chute moyenne de 60 mètres. Leur puissance totale est
million et demi de mètres cubes. (La grande pyramide de estimée à 2 millions de CV, produisant annuellement 10 à
Chéops en représentait deux millions et demi à l'origine.) 12 milliards de kilowattheures, c'est-à-dire près de dix fois
la consommation totale de l'Egypte.
Le mur, de 2 kilomètres de long, est percé de 180 vannes
disposées en deux rangées. Les portes métalliques du bar¬ De sorte que le jumelage hydro-électrique Sadd el Aali-
rage sont toutes ouvertes en juillet, au moment de la crue, Assouan fournira à l'Egypte plus de 15 milliards de
pour permettre à l'eau limoneuse d'inonder et de fertiliser kilowattheures par an.
le pays. Quand les eaux sont redevenues moins lourdes
Le fameux Boulder Dam des montagnes de l'ouest des
d'alluvions, vers le début d'octobre, les vannes sont fer¬
mées et les eaux sont retenues en amont. Au début du Etats-Unis ne produit que la moitié de la future puis¬
sance du Sadd el Aali.
printemps, quand l'Egypte commence à manquer d'eau, le
barrage d'Assouan fait fonction de réservoir pour l'irriga¬ La somme de travail exigée par l'édification du haut-
tion du pays. barrage évoque le labeur des constructeurs de pyramides.
Mais la réserve d'Assouan s'avère insuffisante." L'agricul¬ La chaleur en été est presque insupportable pour les per¬
sonnes non habituées au climat tropical et le roc, sous
ture comme l'industrie est incapable depuis un demi-
siècle de suivre l'accroissement de la population égyp¬ le soleil, est surchauffé jusqu'à atteindre la température
de 65°.
tienne. Chaque jour marque l'arrivée de nombreuses bou¬
ches supplémentaires à nourrir. Pour remédier à cette Quand le barrage du Sadd el Aali sera terminé, il fau¬
situation, il faudrait étendre la surface cultivée, améliorer dra pas mal de temps pour remplir entièrement son bas¬
le rendement des cultures et créer l'énergie nécessaire aux
sin. Or, pendant cette période, la population égyptienne
usines de plus en plus nombreuses. continuera probablement â s'accroître au rythme des an¬
Cet « espace vital » peut être conquis grâce au Nil, nées précédentes et cet accroissement seul, considéré en
richesse fondamentale de l'Egypte, par la construction dehors de toute autre considération, fait de la réalisation
immédiate du Sadd el Aali une nécessité vitale.
d'un nouveau barrage : le Sadd el Aali. Le haut barrage,

45
LA NUBIE SOUDANAISE

"TERRE INCONNUE" DES ARCHÉOLOGUES


par J. Vercoutter
Directeur du Service des Antiquités de la République du Soudan

our les archéologues, la partie menacée de la quité classique en Afrique et vice versa. Au moment où
P Nubie soudanaise est une « terre inconnue ». l'Afrique commence à occuper dans le monde la place qui
I Cette région de la vallée du Nil, qui disparaîtra à lui est due, il serait impardonnable de laisser détruire les
jamais sous les eaux du fleuve quand sera ter¬ vestiges de son lointain passé.
miné le haut-barrage d'Assouan, n'a jamais été Le réservoir du haut-barrage d'Assouan inondera fina¬
rationnellement fouillée. Pourtant, elle contient lement, au Soudan, 185 km environ des rives du Nil. En
un grand nombre de sites inexplorés, enfouis sous les 1964, date prévue pour la fin de la première phase de la
sables, qui pourraient révéler des indications extrêmement construction, plus de 60 km du territoire soudanais seront
importantes sur les débuts de l'humanité. Si ce territoire sous les eaux d'une façon permanente. Ces 60 km repré¬
n'est pas exploré systématiquement avant d'être submergé, sentent la partie la plus riche du pays en vestiges archéo¬
des lacunes irréparables seront créées dans notre connais¬ logiques ; on y a dénombré 47 sites connus à étudier, sans
sance de l'histoire. compter ceux encore enfouis dans les sables.
La Nubie soudanaise a toujours été la charnière reliant Jusqu'ici des fouilles partielles ont été effectuées dans
l'Egypte avec ses affinités méditerranéennes et asiati¬ dix sites seulement de la partie menacée de la Nubie'
ques et l'Afrique proprement dite, et la voie par la¬ soudanaise, alors qu'un levé topographique et le relevé
quelle produits et idées passaient du monde de l'anti aérien opéré à la demande des autorités soudanaises, ont

Photo Jean Vercoutter

CHEF-D'èUVRE

D'ARCHITECTURE

Une grande partie de la Nubie soudanaise


destinée à être recouverte par les eaux est
encore, du point de. vue archéologique, terre
inconnue. Rien qu'au cours des dernières
années, une centaine de sites ont été reconnus
dans cette région. Les photos en haut et
ci-contre montrent l'un de ces sites : la grande
citadelle de Buhen, près d'Ouadi Haifa, un
chef-d'cuvre de l'architecture militaire égyp¬
tienne. Elle a été découverte tout récemment
par le professeur Walter B. Emery, de l'Uni¬
versité de Londres, qui a effectué deux expé¬
ditions à Buhen en 1958 et 1959, pour le
compte de la Egypt Exploration Society. La
découverte de cette citadelle a d'ores et déjà
bouleversé les conceptions que l'on se faisait
de l'architecture militaire pharaonique. Cons¬
truite au début du Moyen Empire, c'était l'un
des postes commerciaux fortifiés qui avaient
été élevés il y a 3 900 ans pour la défense de la
région stratégique de la 2e Cataracte, entre la
Nubie Supérieure et la Nubie Inférieure. Pillées
vers 1675 avant J.-C, ses vastes fortifications
ont été reconstruites et agrandies sous le
Nouvel Empire (1570 avant J.-C). Les fouilles,
qui sont toujours en cours, ont déjà livré le
squelette de cheval le plus ancien qui ait été
retrouvé en Egypte, ainsi que nombre de papy¬
rus en mauvais état, qui sont peut-être les
restes de dépêches militaires. La photo du-
haut montre la reconstitution de la citadelle
du Moyen Empire, exécutée par l'artiste bri¬
tannique Alan Sorrell, avec l'aide du professeur
Emery, d'après les plans fournis par ce dernier.

46
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

¡m

Vêt ônvU ñ
Document © Illustrated London News

révélé l'existence de plus de cent sites. La découverte d'une ments, gravures rupestres et relevés épigraphiques, docu¬
remarquable forteresse du Moyen et du Nouvel Empire, mentation.
faite récemment par le professeur Walter B. Emery à
Buhlen (dans la zone immédiatement menacée) montre La tâche la plus urgente, la plus importante à entre¬
prendre, est une fouille archéologique complète, kilo¬
combien les recherches archéologiques peuvent être fruc¬
mètre par kilomètre, de toute la région menacée de sub¬
tueuses au Soudan. (Voir photos ci-contre.)
mersion. Un travail de ce genre n'a jamais encore été fait
La situation n'est pas moins grave en ce qui concerne dans la région.
les monuments connus du Soudan. Parmi les monuments
encore debout ou dont les restes sont nettement visibles,
et qu'engloutiront les eaux du Nil, se trouvent sept cités
anciennes, plusieurs temples pharaoniques, des tombes de
En 1955, quand le Soudan apprit le projet de construc¬
la XVIH" dynastie égyptienne, des chapelles rupestres du tion du nouveau barrage d'Assouan, son Service des An¬
début de l'ère chrétienne (dont certaines sont ornées de
tiquités prépara un plan d'urgence. Pour se faire une idée
fresques) ; de nombreux cimetières et des gravures ou
nette de la tâche qui s'imposait, il fit effectuer un lever
inscriptions rupestres, des sites préhistoriques du néo¬ au sol. Ce travail avança lentement, car le personnel dis¬
lithique et du paléolithique, dont l'un remonte certaine¬
ponible était trop restreint. Aussi fit-on exécuter un lever
ment à 6 000 ans avant J.C, comme l'a précisé la méthode aérien. La zone menacée tout entière fut photographiée
du carbone 14.
du haut des airs en 1956-1957 par le Survey Department
Parmi les sites et monuments dont on ne parlera plus et ce lever aérien est devenu maintenant la base du plan
qu'au passé, se trouvent le petit temple ramasside d'Akcha, soudanais de sauvetage.
encore enfoui dans le sable du désert ; le charmant tem¬ Grâce à l'Unesco, un expert s'occupe en ce moment d'in¬
ple de Buhen, avec ses remarquables sculptures et pein¬ terpréter ces photos et dans peu de temps, le Service des
tures ; le site de Semna avec ses deux temples de la Antiquités sera en mesure de publier la première carte
XVIIIe dynastie ; les sites, pour la plupart des forteresses archéologique précise de la région.
égyptiennes du Moyen-Empire (2065-1500 av. J.C), de
Debenarti, Mirgissa, Chelfak et Uronarti pour ne men¬ Le besoin d'une carte photogrammétrique de la région
tionner que les plus importants des monuments connus. se fait sentir d'urgence, c'est dans ce but que des photos
stéréoscopiques viennent d'être prises. Dès qu'une carte
photogrammétrique sera disponible, on pourra entrepren¬
dre le lever au sol. On envisage d'envoyer sur chaque rive
du Nil une équipe chargée de procéder aux fouilles, pré¬
Chaque année, au cours de leurs tournées d'inspection cédée par une équipe de prospecteurs qui ferait un lever
et de recherche, les spécialistes du Service des Antiquités général.
de la République du Soudan découvrent de nouveaux
La plupart des monuments de la région menacée étant
sites, de nouvelles inscriptions ; des sondages ou des net¬
construits en briques crues, ne peuvent être démontés,
toyages révèlent des trouvailles inattendues, comme les
mais dans certains cas des fresques peintes sur les bri¬
peintures de la tombe de Djehuty-Netep, à Debeira, ou le
ques devraient être déposées. En outre, quatre temples de
vase d'albâtre de Faras, découvert dans un site que l'on
pierre (Akcha, Buhen, Semna Ouest et Kumma) pour¬
croyait avoir été fouillé.
raient et devraient être transportés en lieu sûr. U convient
Tout, ou presque tout, reste donc à faire, mais le Service de signaler en particulier que les temples de Semna et de
des Antiquités soudanaises, étant donné le petit nombre Kumma se dressent dans un magnifique paysage, au som¬
de son personnel et les courts délais disponibles, ne pourra met d'une muraille rocheuse, qui pourrait marquer l'em¬
mener à bien les diverses tâches qui s'imposent : lever placement d'un ancien barrage égyptien. Le mieux serait
aérien et fouilles ; déplacement et sauvegarde des monu de les surélever in situ.

47
SOUDAN (suite)

Photo J. Vercoutter

1 LA FORTERESSE DE MIRGISSA. Vue


' aérienne de l'un des nombreux sites du Sou¬
dan qui n'ont encore fait l'objet que de fouilles
partielles. Située sur un rocher escarpé proche
du Nil, au sud de Buhen, on y a fait récem¬
ment d'Importantes trouvailles, telles que les
archives d'un chef de bureau de poste d'il y a
4 000 ans. Les murs d'enceinte sont en briques
séchées au soleil. Dans le même site s'élèvent
les ruines d'un petit temple bâti par Sésostris III.

2 LE TEMPLE D'AKCHA. Vestiges des murs


d'un temple construit par Ramsès II à Akcha,
au Soudan, à quelque 40 km au sud d'Abou
Simbel. Ce temple était consacré à Amon, le
grand dieu solaire, à qui Ramsès (à l'extrême
gauche et au centre .agenouillé) offre ses prières.
Une partie du temple se trouve encore enterrée.

3-4. 230 km au sud d'Ouadi Haifa, le cours du


Nil se resserre et passe entre des falaises de gra¬
nit, formant d'Impressionnants rapides. Pour
surveiller ce passage (la limite la plus méridionale
de l'Egypte, sous le Moyen Empire), les Pharaons
avalent édifié deux citadelles puissantes, de part
et d'autre du fleuve : Semna Ouest sur la rive
gauche, et Semna Est ou Kumma sur la rive
droite. Ces deux sites renferment des temples
à
..-.-.
qui datent de 1500/1400 avant J.-C, et dont les
photos de la page cl-contre montrent des détails.

5 TEMPLE DE BUHEN. Exactement au nord


de la 28 Cataracte et en face d'Ouadi Haifa,
se trouvent les ruines du joli temple bâti parThout-
Photo Oriental Institute, Univ, de Chicago
mosls II etparHatchepsout.vollàenvironSOOOans,
face à une falaise qui surplombe le Nil. La photo
ne montre qu'un coin de la vaste cour. Le temple
renferme des sculptures etpelnturesremarquables.

48
Le Courrier de l'Unesco. Février 1960

Photos Oriental Institute, Univ. de Chicago

Il faut fouiller kilomètre par kilomètre

**e*.-,¿t^m-

49
LES INCONNUES DU DESERT
par le Dr Anouar Choukry et le Professeur Francois Daumas

Directeur des antiquités pharaoniques Directeur de l'Institut Français


au Service des Antiquités d'Egypte d'Archéologie Orientale, Le Caire

Quand la construction du premier déblaiement entrepris par le Service des que, situé à la lisière des hautes eaux, une
barrage d'Assouan fut décidée, le Antiquités, en septembre 1959, a déjà per¬ mission italienne exhumait un bol de cuivre
Service des Antiquités de l'Egypte, mis d'atteindre à l'ouest du lac supposé, le portant un défilé de vaches ciselées du plus
dirigé à l'époque par Gaston Mas- plafond de deux chapelles apparemment beau travail. La même mission avait eu la
pero, ne se contenta pas de intactes. Un Nil anormalement haut a mal¬ chance, l'an dernier,' reprenant les fouilles
consolider les temples, il exécuta aussi heureusement interrompu le travail. d'Ikhmindi, de découvrir une inscription
des fouilles avant la première construc¬ relatant en quelque sorte la fondation de
On comprend l'intérêt que présente la
tion, puis avant chacune des suréléva¬ la ville à l'époque byzantine.
connaissance approfondie des dispositifs
tions qui portaient le niveau des eaux à d'un temple pour pénétrer vraiment au Les fouilles allemandes- à Amada ont
la cote 121 (altitude en mètres au-dessus c ur de la religion égyptienne. Dans le cas aussi été fort encourageantes.
du niveau de la mer). Au premier abord, présent, il n'y va pas seulement d'un relevé Mais des inconnues demeurent encore.
il apparaît donc que, seuls, les terrains architectural, mais de l'interprétation d'un C'est sur ces points qu'il faudrait attirer
situés au-dessus de la cote 121 resteraient
élément essentiel du temple antique. Et l'attention. Une recherche qui part d'une
à fouiller avant que soit édifié le haut cela peut avoir d'autant plus d'importance, réflexion risque d'amener des découvertes
barrage qui transformera la Nubie en un qu'en Nubie, où la population n'a jamais plus intéressantes.
grand lac de plus de 500 km de long. été très dense, les monuments ont moins
La Haute Nubie possède des souvenirs
Mais en archéologie, les questions ne soufferts qu'ailleurs.
nombreux du Moyen Empire et de la xviu*
sont jamais si faciles qu'il y paraît à pre¬ Les choses ne sont pas très différentes dynastie, alors qu'en Basse Nubie les ves¬
mière vue. Comment être sûr qu'on a pu pour le temple de Ouadi es Seboua. Toute tiges datent surtout de la xrx* dynastie et
fouiller une vallée qui n'est pas bien large la partie intérieure noyée par les hautes de l'époque gréco-romaine. Mais les tem¬
sans doute mais qui a plusieurs centaines eaux, serait capitale à connaître. On n'en ples de Basse-Nubie, nous en sommes
de kilomètres de long ? A-t-on des chances a déblayé jadis que le dromos (avenue persuadés, auraient fourni, s'ils avaient été
de trouver quelque chose dans les régions d'accès). Quant à l'enceinte, dont certaines soigneusement fouillés, plus de documents
que les eaux recouvrent en hiver ? Que portions sont encore visibles, personne n'a anciens.
trouvera-t-on au-dessus de la cote 121 ?
jamais songé à la relever, ni à la fouiller. Une question plus irritante encore se
N'y a-t-il pas des mystères qui subsistent Du point de vue religieux, pour nous en pose. Les vice-rois de Kouch, qui comman¬
encore dans les fouilles de~ la Nubie ? tenir à ces deux exemples, les fouilles don¬ dèrent le pays de la xvin" à la xx* dynas¬
Tout d'abord, il est quelques points où neront des résultats majeurs. tie, semblent avoir résidé à Aniba. Or, on
les fouilles faites ont été insuffisantes. Il Mais même pendant la saison des eaux n'y a trouvé qu'un tombeau de quelque
faudrait les continuer tant que nous avons hautes, on pourrait faire d'excellent travail. importance, celui de Pennout. Pas de
la chance d'avoir des eaux basses l'été. Ce Les recherches qu'on a déjà menées à nécropole de vice-rois. Pas de résidence.
sont quelques-uns des grands temples bien lors des deux surélévations de l'ancien Pourtant ces grands personnages, chefs de
nubiens. Devant des monuments comme barrage, nous ont révélé une civilisation l'empire africain de l'Egypte, ne se conten¬
Kalabcha ou Ouadi es Seboua, les savants étrangement raffinée et primitive à la fois, tèrent pas d'une simple maison, fût-elle
qu'on avait envoyés ont pensé d'abord à celle des Blemmyes datant du VIe siècle de grande. Ils ont dû avoir un palais. La trou¬
publier ce qui était apparent. Ils se sont notre ère : tombes royales abondamment vaille de statuettes funéraires (appelées
contentés de dégager le c du monument pourvues, avec un mobilier de coffrets ouchébtis) d'autres vice-rois montrent qu'ils
lui-même sans prendre le temps d'explorer richement incrustés d'ivoire, des poteries de ont dû avoir des tombes, fussent-elles des
les alentours. toute espèce, des jeux, des chevaux même sépultures secondaires, même s'ils se fai¬
entièrement harnachés. saient ramener en Egypte. Où dorment ces
En 1956, en étudiant l'organisation des
vestiges si importants de l'occupation égyp¬
enceintes multiples de Kalabcha, il fut aisé La culture méroïtique qui tire son
tienne du pays aux hautes époques ?
de constater que l'une d'entre elles ne nom de la capitale où résidaient ses rois,
pouvait s'expliquer que par la présence Méroé, près de Chendi nous a révélé On voit donc à quelles questions les
d'un lac sacré. Comme nous possédons à bien des détails insoupçonnés et en parti¬ fouilleurs auront à répondre'. Puissent-ils
l'heure actuelle un seul de ces lacs intact, culier la pénétration d'influences grecques avoir le coup d' sûr et la main heureuse,
celui de Dendara, la fouille de Kalabcha, dans ces régions déjà lointaines de l'Afri¬ avant que l'immense nappe d'eau noie à
on l'imagine, s'impose au premier chef. Le que. Récemment, d'un cimetière méroïti jamais cette Nubie si attachante.

prouvent que la Nubie, si aride fût-elle, a joué un rôle non négli¬


SUR LES TRACES DES GRECS ET DES ROMAINS geable dans l'Antiquité. D'abord, d'un point de vue militaire, cette
région était à la fois un bastion de défense et une base d'opération.
(Suite de la page 39)
Ensuite, d'un point de vue économique : les signatures de chas¬
seurs d'éléphants ou d'oiseaux, comme on en lit à Abou Simbel,
la dévotion des soldats du IIe siècle ap. J.-C. pour le dieu indi¬ où les dessins gravés représentant des girafes, des onyx, des
gène Mandoulis, qui avait aussi sa chapelle à Philae ; les textes de autruches, des buffles, comme en en voit au Gebel Abou Dou-
Pselkis, la moderne Dakké, nous apprennent que le culte de Thôt rouah, témoignent que la chasse devait être prospère ; par le Nil
(Hermès) était fort célébré. Les deux villes étaient visiblement descendaient les convois venant des mines d'or de l'Ouadi Allaqi,
des centres de garnison surveillant la route d'Afrique et proté¬ en face de Dakké ou les pierres extraites des carrières de Kertassi ;
geant l'Egypte contre les barbares du Sud. Kertassi était à la fois la culture de la vigne et l'usage de la sakïe'h, roue hydraulique,
une station militaire et un centre d'exploitation de carrières attestés en Nubie, prouvent que l'agriculture était prospère. Enfin,
servant aux constructions de Philae. L'organisation, ou « Gomos », d'un point de vue religieux, les dieux indigènes vinrent grossir le
s'occupant du transport des pierres, avait ses prêtres, ses digni¬ panthéon gréco-romain : Thôrh de Pnoubs, à Dakké ; Petisis, Pehor
taires, qui ont tenu à signer dans les cadres, en forme de « tabula et Arhesnefer à Dendour ; Mandoulis à Kalabcha ; Isis à Philae,
ansata », qui sont gravés sur la façade du spéos. A Abou-Dou- tous ces dieux indigènes reçurent en hommage les temples qu'on
rouah, à 5 km à l'est de Dakié, les proscymènes remontent à l'em¬ peut admirer encore aujourd'hui. C'est aux i" et au il* siècles que
pereur romain Antonin le Pieux, milieu du IIe siècle ap. J.-C, Philae, notamment, grâce aux portiques d'Auguste et de Tibère,
et prouvent que ce sanctuaire rupestre, orné de dessins pharao¬ au kiosque de Trajan, brille de toute sa splendeur.
niques, n'était nullement tombé en désuétude, d'autant plus qu'on Ainsi la Nubie, dès l'Antiquité, donne l'exemple et la mesure
y honorait le dieu Min et Hermès Paythnouphis. C'est grâce de ce que peut faire l'effort et le génie humain, luttant contre le
à tous ces textes que la vie des garnisons romaines, avec leur climat et contre les éléments. Faire tourner en richesse spirituelle
personnel, leur culte, leur date de séjour, peut être partiellement et matérielle, en force et en fierté, la débilité et la stérilité d'une
reconstituée.
région qui semblait condamnée à l'irrémédiable pauvreté, ce pro¬
Certes, certaines localisations sont à préciser, certains repères gramme des Grecs et des Romains dans l'antique Nubie est le
chronologiques sont à trouver. Mais les documents déjà connus même que celui des bâtisseurs de la Nubie moderne.
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Photo Centre de Documentation sur l'Ancienne Egypte, Le Caire

LA PRINCESSE AU SISTRE. Une des filles de Ramsès II, Bent-Anta, jouant du sistre à
l'entrée du grand temple d'Abou Simbel. D'après des récits historiques, Ramsès II eut plus
de deux cents enfants. Le sistre (sorte de jeu de crotales), Instrument de musique que
l'on agitait et qui produisait un tintement, était en usage chez les Egyptiens de l'antiquité.
LE SPHINX
ENGLOUTI
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