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2.

LES CHANSONS DE GESTE

On appelle chansons de geste des poèmes épiques attestés entre le milieu du XIe et le
début du XIVe siècle. Dans ces textes, écrits en un style particulier, les valeurs guerrières sont
afirmées énergiquement à partir de récits légendaires dont les personnages renvoient souvent
à des héros historiques. Deux sont les thèmes les plus fréquents de ces poèmes: la défense de
la chrétienté contre les musulmans, et la vengeance féodale, la faide. Le héros des chansons de
geste est catégorique, excessif et cruel. Il s’exprime par l’action plus que par les paroles, mais
ses paroles ne sont pas moins violentes et sont lourdes de conséquences dans l’économie du
récit.

La diction de ces poèmes est très caractéristique: ils sont faits de formules permettant
l’improvisation orale, car ils étaient chantés par des jongleurs avec un accompagnement
instrumental. Cette caractéristique évoque un type de production que nous appelons
“populaire”; mais au Moyen Age les frontières entre ce qui est populaire et ce qui ne l’est pas
étaient différentes de celles d’aujourd’hui. C’est une poésie appréciée des paysans, des
chevaliers et de la petite noblesse en général, et qui a également une signification nationale et
historique. Gui de Ponthieu (m. 1074) nous montre le jongleur Tailleferentonnant laChanson
de Roland devant les troupes normandes alignées dans la plaine de Hastings; cela peut n’être
qu’une légende tardive, mais on voit bien que pareils textes contribuent à une identité de
groupe.

Dans les chansons de geste nous voyons agir les plus célèbres héros de la France
médiévale. Charlemagne attaque l’émir de Saragosse dans laChanson de Roland, voyage à
Constantinople pour voir si l’empereur de Byzance est plus bel homme que lui, combat les
Sarrasins en d’innombrables batailles et laisse le trône impérial à son fils Louis sous la
protection de Guillaume d’Orange. Ce même Guillaume, dit au court nez parce qu’un géant
musulman lui a coupé le bout du nez sous les murs de Rome, épouse la belle païenne Orable
(qui deviendra chrétienne sous le nom de Guibourc) et délivre de nombreuses villes du Midi
où les Sarrasins avaient établi leurs repaires. Pour prendre Nîmes, il se déguise en marchand
de vins, et pénètre dans la forteresse avec une petite troupe de guerriers cachés dans les
tonneaux du convoi. Il secourt son jeune neveu Vivien, blessé à mort dans les champs
d’Aliscans; sa propre femme Guibourc refuse de le recevoir entre les murs d’Orange tant
qu’elle ne lui voit pas frapper et transpercer les païens. Ogier le Danois, jeune otage de son
père, le roi de Danemark, à la cour de Charlemagne, connaît l’exil et la prison avant de
prouver dans le combat sa fidélité et sa vaillance incomparables. La faide de Raoul de
Cambrai, dépossédé par le roi du fief de son père mort, et mort lui-même dans un combat
contre ses rivaux, sera continuée jusqu’à la génération suivante. Les quatre fils Aymon sont
poursuivis par le roi de château en château et finalement doivent se rendre, malgré le savoir
magique de Maugis d’Aigremont et la fidélité du cheval ailé Bayard; l’aîné, Renaud de
Montauban, se repentira et bâtira une église à Cologne.

On parle volontiers des “cycles” des chansons de geste. En effet, il y a par exemple une
série de chansons qui constituent le “cycle de Garin de Monglane”. Elles sont consacrées à
des personnages dont le plus illustre, et le seul historique d’ailleurs, est Guillaume d’Orange ,
duc d’Aquitaine, un guerrier de Charlemagne, mort en 812 et qui fut canonisé. Garin de
Monglane est censé être le grand-père de Guillaume. Les frères de Guillaume, sans doute des
personnages fictifs, sont cités dans le plus ancien texte relatif à une chanson de geste, le
Fragment de La Haye, qui est une traduction latine d’une chanson perdue. D’autres chansons
racontent les aventures de ses oncles, de ses fils, neveux, petits-fils, etc. En ce sens le cycle de
Garin de Monglane forme une unité, et on a pu même montrer que le mot geste signifie au
XIIe siècle, entre autres, “famille”. La chanson de geste serait donc, pour certains jongleurs du
moins, un poème d’une série consacrée à une famille. On ne peut pas dire la même chose des
deux autres “cycles”, celui du roi et celui de Doon de Mayence. Il est vrai que Charlemagne
est le héros de nombreuses chansons (Berthe aux grands pieds, Mainet, Pèlerinage de
Charlemagne), et que sa vie est racontée depuis son enfance et jusqu’au couronnement de son
fils Louis le Pieux. Mais les poèmes que l’on prétend rattacher, pour l’amour de la
classification, à la geste de Doon de Mayence ne se laissent pas facilement relier par les
personnages reparaissants. Ils se ressemblent surtout en cela que leurs sujets tournent autour
de l’anarchie féodale et des vengeances de famille.

L’origine de l’idée des “cycles” est certainement médiévale. Nous la trouvons par
exemple chez le jongleur Bertrand de Bar-sur-Aube:

N’ot que trois gestes en France la garnie:

Du roi de France est la plus seignorie,


Et l’autre après, bien droiz est que gel die,

Est de Doon a la barbe florie.

La tierce geste, qui molt fait a proisier,

Fu de Garin de Monglane le fier.

Nous ne devons pas croire que les “cycles” aient été l’effet d’une volonté créatrice
unique, ni qu’ils aient nécessairement une quelconque unité. Les principaux personnages
d’une chanson du cycle du roi peuvent être autres que Charlemagne (par exemple sa mère
dans Berthe aux grands pieds). Quant à des inventions comme “le cycle de Doon de Mayence”
ou “le cycle des barons révoltés”, elles ne méritent pas qu’on s’y arrête pour les réfuter. En
fait les jongleurs cherchent à relier les chansons les unes aux autres pour accroître l’intérêt
des spectateurs potentiels à la seule annonce du sujet.

On a été tenté de soutenir que la cyclisation est un phénomène tardif dans l’histoire
des chansons de geste, mais la présence de la famille de Guillaume dans le Fragment de La
Haye, dans le premier tiers du XIe siècle, donne à penser que les liens de sang sont
inséparables du personnage épique et que les cycles sont une virtualité du mode narratif des
gestes.

Il existe, en effet, des “personnages reparaissants” dans les chansons de geste.


L’expression a été inventée par Balzac en parlant de ceux de ses héros qui figurent dans
plusieurs romans: l’avoué Derville, le médecin Bianchon, le juge Popinot, etc. De façon
analogue, dans les épopées nous retrouvons seulement deux rois, qui sont Charlemagne et
son fils Louis, et cela bien que les sujets des poèmes soient tirés d’époques historiques
différentes: le dernier des rois dont on raconte les exploits étant le carolingien Louis III, qui a
combattu les Normands à Saucourt en Vimeu. D’ailleurs, pour les jongleurs il n’y a pas de
Normands, car tous les ennemis des Français sont des “Sarrasins”. Les conseillers de
Charlemagne, le duc Naimes, Ogier de Denemarche, l’archevêque Turpin reparaissent eux
aussi souvent. Ogier, qui trahit Charlemagne et se repent ensuite, rappelle l’histoire du comte
Autcharius, qui s’est réfugié en 771 avec les enfants de Carloman, le frère de Charlemagne, à
la cour de Didier, roi des Lombards, et a été fait prisonnier avec ses hôtes. Le personnage est
d’ailleurs une confusion entre l’Autcharius historique et un guerrier de légende devenu héros
national des Danois, Holger Danske.

Thèmes et sujets

Commençons par l’analyse de la Chanson de Roland. C’est la chanson de geste la plus


ancienne dont le texte nous soit conservé en entier. Cependant on peut observer qu’elle ne
présente pas une unité à la façon des romans du XIXe siècle.

L’empereur Charlemagne fait depuis sept ans la guerre en Espagne. Il a deux cents ans
d’âge, mais il vient de prendre Cordoue. Le roi sarrasin Marsile de Saragosse souhaite
éloigner ce péril et lui propose de se soumettre et de venir en France pour recevoir la loi
chrétienne. Son intention, en fait, est de n’en rien faire, mais de gagner du temps, quitte à voir
ses otages tués.

Charlemagne assemble son conseil pour répondre à l’offre des païens. Le comte
Roland, fils de la soeur de l’empereur, commence par rappeler que ce n’est pas pour la
première fois que le traître Marsile feint la soumission. Il y a sept ans, le roi s’est laissé
amadouer par les promesses du Sarrasin et lui a envoyé en ambassade deux de ses comtes,
Basilie et Basan; ils furent décapités dans les montagnes. L’assemblée s’assombrit à ce rappel.
Mais Ganelon, qui est le second mari de la mère de Roland, invoque la sagesse qui nous
recommande de rechercher la paix. Le sage Naimes se rallie à ce conseil et les Français
approuvent ces deux veillards vénérables.

Maintenant Charlemagne demande aux barons de lui nommer les membres de


l’ambassade qui iront à Saragosse signifier à Marsile cet accord. Roland, Olivier et
l’archevêque Turpin se portent volontaires, mais le roi refuse leurs offres d’assez mauvaise
humeur et déclare qu’il ne permettra à aucun pair d’aller en ambassade (sans doute pour ne
pas exposer au danger les meilleurs de ses hommes). Alors Roland propose son beau-père
pour ambassadeur. Ce geste est interprété par Ganelon, qui ne fait pas partie du groupe des
pairs, comme une trahison, car il songe au sort de Basilie et de Basan; d’autre part, en le
mettant en péril de mort, Roland a enfreint la loi de la solidarité familiale. Suit un vif échange
de mots entre les deux comtes, et Ganelon menace de se venger. Le roi conclut le conseil en
donnant à Ganelon le bâton et le gant, geste symbolique d’investiture.
En route vers Saragosse, Ganelon complote avec l’ambassadeur païen, Blancandrin. Il
fera en sorte que, sur la route du retour, Roland, qui est la source de ses propres maux et le
plus acharné ennemi des Maures, soit nommé commandant de l’arrière-garde; c’est aux
Sarrasins, s’ils veulent se préserver de la ruine, d’attaquer et de massacrer cette arrière-garde.

Ce sera la bataille de Roncevaux. Les Français ont de mauvais pressentiments, et le roi


donne à son neveu un cor fait d’une défense d’éléphant, le fameux olifan, en le priant de
sonner en cas d’attaque. On sait que lorsqu’une armée de quelques milliers d’hommes
s’égrène le long d’un seul chemin, la colonne peut arriver à une longueur de plus de dix
kilomètres. L’ami de Roland, Olivier, et la plupart des pairs se trouvent dans l’arrière-garde.
Une armée de cent mille païens les attaque. Mais Roland refuse de sonner du cor, malgré les
instances d’Olivier, car il craint de perdre son los, sa réputation, et ne veut pas que cette
faiblesse puisse être reprochée à ses parents:

Que malvaise cançun de nus chantet ne seit!

Les Français se battent héroïquement et Roland tranche le poing droit de Marsilie, qui
s’enfuit. Pourtant les chrétiens, accablés par le nombre, périssent l’un après l’autre. Il ne reste
que soixante Français. Devant les remontrances d’Olivier et de l’archevêque Turpin, lui-
même blessé, Roland consent à sonner du cor, et à cet effort ses tempes se rompent. Il mourra
de façon exemplaire, le visage tourné vers les ennemis, en rendant son gant à Dieu, en signe
d’accomplissement de la mission reçue sur terre. Trois anges, saint Michel, saint Gabriel et
Chérubin viennent porter l’âme du comte au paradis.

Charlemagne a entendu le cor et accourt avec le gros de l’armée, en dépit des efforts
de Ganelon, qui cherche à persuader les chrétiens que Roland, mauvais sujet comme
toujours, sonne pour s’amuser, ou bien qu’il chasse le lièvre dans la plaine de Roncevaux. Ils
trouvent les prés jonchés de cadavres. Comme le jour décline déjà, Charlemagne prie le
Seigneur d’arrêter le soleil, pour qu’il ait le temps de prendre sa vengeance sur Marsile. En
effet, les Français rattrapent les Sarrasins en déroute dans le Val Tenebrus et les massacrent.
Les prières des Maures à leur dieu Tervagan ne leur sont d’aucun secours. Le lendemain les
chrétiens s’occuperont de donner aux morts une sépulture commune, mais digne. Les coeurs
de Roland, d’Olivier et de l’archevêque Turpin seront enveloppés de soie et placés dans un
sarcophage de marbre, tandis que leurs corps seront transportés en France.

Marsile avait eu la prévoyance de demander il y a sept ans l’assistance de Baligant,


l’émir de Babiloine. (Babiloine est au Moyen Age le nom du Caire, capitale de l’Egypte.) Une
immense flotte remonte jusqu’à Saragosse le fleuve Ebre en pleine nuit, éclairée par des
milliers de torches, de lanternes et d’escarboucles, pierres précieuses qui dans les croyances
médiévales étaient censées répandre une lumière éblouissante. Suit une bataille où
Charlemagne remporte une victoire décisive. Il tue Baligant de sa propre main, non sans
l’appui de saint Gabriel. Le soir, les Français entrent dans Saragosse conquise: ils démolissent
les synagogues et les mosquées, ils brisent les idoles. (Les mahomédans abhorrent le culte des
idoles, mais les chansons de geste ignorent souverainement le moindre élément de
civilisation islamique.) Cent mille païens sont baptisés de gré ou de force et Bramidonie, la
femme de Marsile, est emmenée en captivité.

A Aix-la-Chapelle, l’empereur annonce aux siens les mauvaises nouvelles. Aude,


soeur d’Olivier et fiancée de Roland, meurt instantanément en entendant que son ami n’est
plus vivant et que l’empereur veut la consoler en lui donnant la main de son fils Louis.
Charles prépare le jugement de Ganelon. Il le fait battre et exposer au pilori.

A la Saint-Sylvestre (le 21 décembre), le roi tient cour de justice. Mais les barons ne
veulent pas condamner le beau-père de Roland. Ils pensent qu’un traître vivant vaut mieux
qu’un héros mort, et que Charles aura davantage à gagner à se faire servir par Ganelon. Alors
Tierri d’Anjou provoque Pinabel de Sorence, le champion du traître. C’est en effet désormais
la seule façon juridiquement admissible de venger Roland. Chacun des deux adversaires
constituent trente otages de leur parenté. Dans le duel judiciaire, Pinabel sera vaincu. De ce
fait, Ganelon est déclaré coupable de trahison; on le fera écarteler par quatre destriers, tandis
que ses trente otages seront pendus.

Charlemagne est fatigué et, la nuit tombée, il s’endort. Mais voici un ange qui vient lui
annoncer qu’un roi chrétien, Vivien, est assiégé par les païens dans la ville d’Imphe, en terre
de Bire; sa mission est de le secourir. Charles pleure:

“Deus”, dist li reis, “si penuse est ma vie!”


Ici finit La Chanson de Roland, par le célèbre vers 4002, Ci falt la geste que Turoldus
declinet, que nous ne savons traduire. Turold est-il le créateur, l’interprète ou le copiste de
cette version?

On voit que la narration de la Chanson de Roland n’est pas unitaire. On y distinguera


deux couches chronologiques distinctes: celle qui comprend la bataille de Roncevaux avec
l’amont et l’aval, et celle qui raconte les suites de la bataille. Nous savons qu’il y a eu dans
l’histoire un Hruodlandus, Britannici limitis praefectus, et qu’il est mort à Roncevaux le 15 août
778. Nous croyons savoir aussi que Dieu n’a pas arrêté le soleil pour Charlemagne et que
l’émir du Caire n’est pas venu au secours de celui de Saragosse.

Par conséquent le récit suit une tradition ancienne jusqu’au vers 2396; elle se retrouve
dans les chroniques du IXe siècle et dans la Nota Emilianense, court résumé latin d’une version
de Roland qui a été chantée en Espagne vers 1070.

Le miracle du soleil arrêté apparaît dans une chronique rédigée vers le milieu du Xe
siècle (Annales Anianenses), mais jamais dans un écho d’une chanson de geste quelle qu’elle
soit, avant la version d’Oxford. Il appartiendrait par conséquent à un deuxième état de la
tradition.

L’épisode de Baligant ne se retrouve nulle part dans la tradition écrite et peut avoir été
inventé soit par l’auteur de la version d’Oxford (appelons-le conventionnellement
“Turoldus”, entre guillemets), soit par un de ses prédécesseurs pas trop éloignés. On peut
l’identifier à un troisième état de la tradition.

Enfin le jugement de Ganelon est de date incertaine. La procédure suivie ne


correspond pas au droit carolingien; elle convient beaucoup mieux à une période proche de
l’an 1000. Cela n’empêche que l’idée du châtiment ait pu être exprimée à la fin du récit de la
bataille de Roncevaux dès l’époque la plus reculée, d’une autre manière.

Les thèmes des chansons de geste anciennes se distinguent de ceux des romans par un
jugement tranchant porté sur les actions des personnages, qui sont envisagées soit comme
louables, soit comme condamnables. Les romans se montrent beaucoup plus subtils à ce
propos. Cependant et les gestes, et les romans laissent parler les deux points de vue opposés
à la fois. Les chansons de geste se caractérisent par ce qu’on peut nommer grandeur épique:
les héros négatifs n’en sont pas moins des héros, ils ont un sens aigu de la dignité, beaucoup
de courage, et défendent leurs croyances jusqu’à la mort. On doit même dire que la grandeur
épique va jusqu’à mettre en question la définition du bien et du mal; le vassal rebelle a
souvent droit à la sympathie de l’auditoire beaucoup plus que le suzerain gâteux ou mal
conseillé, sans que pour autant la morale chevaleresque soit sérieusement contestée.

Parmi les cadres de l’action épique, le conflit entre Islam et chrétienté doit être retenu
d’abord. Puis le thème de l’héroïsme.

La condition du héros est la solitude. Roland est entouré d’amour et d’amitié, certes,
mais il choisit la destinée héroïque au prix de la mise à mort de tous ceux qui lui sont chers.
Guillaume d’Orange est plus souvent isolé par sa droiture et sa fidélité. Ganelon est lui aussi
présenté comme un héros: il affronte tant les Sarrasins que le conseil de Charles, et sa force de
caractère en impose à tous; c’est son crime qui le met à l’écart, mais il ne se repent nullement
et soutient qu’il a eu de très bonnes raisons d’agir comme il l’a fait. Les quatre fils Aymon
restent unis, certes, mais leur propre père est l’allié du roi qui les poursuit. Ogier le Danois ou
Huon de Bordeaux sont coupables d’avoir tué le fils de Charlemagne dans une querelle
mineure à propos d’une partie d’échecs. Non seulement ils devront fuir et se cacher, mais
encore ils trouveront plutôt chez les Sarrasins l’accueil humain qui leur est refusé en France.
Le héros est prêt à mourir seul et abandonné. La lâcheté des gens ordinaires éclate dans le
conseil du roi, par exemple, chaque fois qu’il faut s’opposer à l’ennemi. Guillaume d’Orange
n’arrive pas à persuader le roi à venir au secours des chrétiens du Midi de la France, et sa
propre soeur, la reine, le rabroue; il lui mettra le couteau à la gorge.

Il est vrai aussi que le héros des chansons de geste est violent, parfois abusif et
inutilement cruel. Dans le conflit qui les oppose, Raoul de Cambrai et Bernier sont deux
enfants de seize ans. Raoul traite de putain la mère supérieure d’un couvent et met le feu à
l’église avec toutes les nonnes dedans. Bernier abat Raoul, son ancien seigneur, et Ernaut de
Douai achève le blessé avec sauvagerie. Dans Aliscans, Guillaume d’Orange arrache les
moustaches d’un champion breton avec la lèvre supérieure. Le traître Fromont tranche la tête
d’un enfant supposé être Jourdain de Blaye devant tous les barons de la terre de Blaye qui le
supplient de lui faire grâce. Dans Le Charroi de Nîmes, Guillaume furieux s’appuie avec tant
de force sur son arc qu’il le brise, et une écharde vient frapper le roi Louis au visage. Même
dans Amis et Amile, la chanson de l’amitié menée au-delà des limites ordinaires des pasions
humaines, il y a des détails atroces: Amis devient lépreux et Amile ne peut le sauver qu’en le
baignant dans le sang de ses propres fils.

Cette brutalité est l’expression d’une exaspération devant le triomphe du mal dans ce
monde; d’autres fois, on l’interprète comme le signe même d’une hérédité aristocratique. Les
fils d’Aymeri de Narbonne dévastent une auberge à Paris, ce qui fait rire l’archevêque, car il
croit reconnaître en eux des personnes de sang noble, qui un jour mettront à mal les Sarrasins
sur les champs de bataille. Le héros des gestes semble distinguer mystérieusement les “bons”
des “méchants”, et traite infailliblement ceux-ci, même sans provocation aucune, comme des
ennemis du genre humain. Cependant les qui pro quo ne manquent pas. Le héros est parfois
déguisé, parfois devenu méconnaissable à la suite de longues privations, et se fait malmener
par ses proches avant d’être reconnu.

La morale féodale est résumée par la formule son droit seignor aidier. Il s’agit de la
loyauté, valeur qui est considérée comme pouvant mener à la juste solution de tous les
conflits. (Transposée dans le monde de l’amour, la même vertu apparaîtra comme centrale
dans la morale courtoise de Marie de France.) Cette préoccupation éthique semble donner
raison à la généralisation hardie de Gaston Paris, lorsqu’il écrit: “Prise dans son ensemble,
notre épopée est une épopée sociale, par opposition à l’épopée individualiste des
Allemands.” Il ne saurait s’agir d’un quelconque patriotisme, qui naîtra en France au XVe
siècle au plus tôt, mais d’une conscience de la multiplicité des solidarités dont est tissée la
société, et c’est cette conscience qui s’exprime par l’insistance sur l’aspect moral des actions.

Mais le seigneur n’est pas toujours droit, juste, comme c’est le cas de Raoul de Cambrai
envers Bernier, et même de Charlemagne envers Ogier le Danois ou Renaud de Montauban.
D’autres fois, dans le Couronnement de Louis par exemple, le seigneur est mal conseillié, et
alors le héros se tourne contre les lozengiers, les conseillers intrigants qui flattent le suzerain
pour avancer leurs propres intérêts. Dans l’église d’Aix-la-Chapelle, Arneïs duc d’Orléans
demande à Charlemagne, qui souhaite transmettre la couronne à son fils Louis le
Débonnaire, de le laisser régenter le jeune roi pendant trois ans, le temps que Louis mûrisse
et soit de force à régner. Mais Guillaume d’Orange, opportunément averti par son neveu ,
devine qu’Arneïs veut le pouvoir pour lui-même; il accourt et accable d’injures le traître. Il
veut lui trancher la tête sur-le-champ de son épée, puis il se rappelle que dans une église il est
interdit de verser du sang; Le soulevant par la nuque, il se contentera de briser les vertèbres
du duc d’un bon coup de poing. Puis il lui adresse ce sermon:
“Hé! gloz!” dist il, “Deus te doint encombrier!

Por quei voleies ton dreit seignor boisier?

Tu le deüsses amer et tenir chier,

Creistre ses terres et alever ses fiez.

Ja de losenges n’averas mais loier.

Ge te cuidoie un petit chasteier,

Mais tu iés morz, n’en dorreie un denier.”

“Hé, glouton, que Dieu te donne grande angoisse! Pourquoi voulais-tu trahir ton droit
seigneur? Ton devoir aurait été de l’aimer et de le chérir, d’accroître ses possessions et d’agrandir ses
fiefs. Jamais tu ne gagneras rien à mentir. Je voulais te faire un peu la morale, mais tu es déjà mort et
ne vaux pas un sou.”

L’action des chansons de geste demeure toujours dans le règne du corporel. Nous
n’aurons pas de ces délibérations morales subtiles mais abstraites, comme celles de Tristan ou
de Lancelot. Même le devoir moral abstrait est exprimé par Roland sur le mode du corps:

Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz

E endurer e granz chalz e granz freiz,

Sin deit hom perdre e del quir et del peil.

On doit supporter les dangers pour l’amour de son seigneur, endurer les grandes chaleurs et les
grands froids, risquer de perdre de sa peau et de ses cheveux.

Nous discuterons brièvement un dernier thème, celui de l’image du monde. Le public


des chansons de geste et des jongleurs est international. Les jongleurs français vont souvent
en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Croatie ou en Grèce, où ils interprètent les mêmes
chansons que dans leur patrie. Comment se font-ils comprendre? Ils font raconter au public
préalablement de brefs résumés de leurs récits, ou bien se fondent sur l’intuition linguistique
de l’auditoire. Les aristocraties comprenaient le français tant bien que mal, comme dans la
Croatie soumise à la Hongrie angevine, comme en Catalogne ou en Italie, ou bien il pouvait
s’agir d’aristocraties françaises, comme en Angleterre, en Grèce après 1204 ou en Syrie et
Palestine. Parfois les jongleurs chantaient en des langues artificiellement mélangées de mots
et de formes étrangères, comme le “franco-italien” que les jongleurs français employaient en
Lombardie et jusqu’à Venise.

Nous trouvons dans les chansons de geste une surprenante quantité d’informations
relatives à ces voyages. Des noms des lieux et des informations géographiques: “Turoldus”
sait que Saragosse est sise sur l’Ebre et que ce fleuve débouche dans la mer à quelque 200 km
de là, donc il en déduit que le fleuve est navigable et qu’une flotte maritime peut le remonter
jusqu’à la cité de Marsile; il cite la Calabre, la Thrace, la Cappadoce, la Bavière, l’Ecosse,
l’Islande, l’Ethiopie, l’Inde, Séville et Alexandrie, Ninive et Naples, Troie et Damas, Carthage
et Jéricho. Il cite également des noms de peuples: les Bulgares, les Huns, les Esclavons ou
Slaves, les Flamands et les Frisons, les Perses et les Turcs.

Là où les jongleurs ne disposent pas de noms précis, ils les inventent et se font même
un plaisir de créer des noms de villes comme Marbrose et Marbrise, Moriane et Munigre,
Valterne et Valfonde. Le nom de la Californie d’Amérique, pris par les conquistadors au
roman d’Esplandián, est issu d’une tradition romanesque qui remonte à la Chanson de Roland,
où l’on cite une contrée africaine, Califerne.

Les héros des chansons de geste voyagent eux aussi beaucoup et découvrent toute
sorte de mirabilia mundi. Tantôt ce sont des automates comme ceux que doit affronter Huon
de Bordeaux, tantôt une architecture trop ingénieuse, comme celle du palais impérial de
Constantinople, où seront logés Charlemagne et ses douze pairs. Les expéditions guerrières
souvent lointaines ont habitué les gens du Moyen Age à n’attacher de prix qu’à des armes et
des objets de luxe qui proviennent de loin, parfois des pays asiatiques ou africains. Il y aura
dès lors un véritable topos de l’origine exotique des produits de luxe. Les chansons de geste
sont un genre apprécié du peuple, soit; mais la vision du monde qu’elles expriment n’est
nullement rurale, et ne se limite jamais à l’horizon que l’on découvre du clocher de la
paroisse.
Dans Le Siège de Barbastre, la comtesse Hermenjart est assise sous un pavillon de soie
dressé sur des montants d’os de baleine; près d’elle coule une fontaine magique qui doit sa
puissance de guérison à la présence d’une mandragore; pour se divertir, la comtesse chante
un poème sur l’enlèvement d’Hélène par le jeune Pâris et sur la mort de Ménélas sous les
murs de Mycènes.

Du point de vue esthétique, ce sera sans doute un philosophe de l’époque romantique


qui sera le plus proche de la sensibilité des gestes: l’Allemand Georg Wilhelm Friedrich
Hegel. Ce qu’il dit de l’épopée à la fin de ses Leçons d’esthétique se caractérise par une
approche empathique et ouverte, contrastant avec celle de tant de spécialistes modernes, qui
semblent voir dans la littérature médiévale des productions d’une humanité débile qui est
retombée dans son enfance.

Racines historiques des sujets

En corroborant les informations fournies par le biographe de Charlemagne, Eginhard,


dans sa Vita Karoli et par les Annales royales jusqu’en 801, avec les sources arabes, la chronique
dite Akhbar Madjmua (XIe siècle) et l’histoire d’Ibn Al-Atir (XIIIe siècle), on obtient une image
des modifications imaginaires qui ont été introduites par la tradition dans la légende de
Roland. Roland a bel et bien existé, la capitale de son comté devait être Le Mans; on a même
découvert deux spécimens d’un denier avec les inscriptions CARLVS/RODLAN, antérieur à
781, et qui pourrait très bien avoir été émis dans sa juridiction.

Charlemagne, qui à l’époque avait 36 ans, a entrepris en effet une expédition en


Espagne. Il y était appelé par les deux émirs de Saragosse, désireux de se débarrasser de la
tutelle de l’émir de Cordoue. Mais la présence de l’armée franque sous les murs de Saragosse
fait changer d’avis l’un des émirs, qui ferme la ville, tandis que son imprudent et malheureux
collègue reste entre les mains de Charles. Le roi franc ne peut poursuivre le siège, car une
révolte des Saxons récemment forcés de passer au christianisme réclame sa présence en
Allemagne; il se retire donc, emmenant ses prisonniers. Les fils de l’émir captif poursuivent
l’armée, et heureusement pour eux, ils devinent la rancune des Basques chrétiens de
Pampelune, dont la capitale vient d’être rasée par les Francs en guise de représailles. Les
musulmans et les montagnards chrétiens s’unissent donc contre le roi de France; mais comme
même ensemble ils ne sont pas suffisamment nombreux, ils décident d’attaquer seulement
l’arrière-garde pour piller les bagages et délivrer les prisonniers.

A cette époque-là était encore en usage l’ancienne chaussée militaire romaine qui
passait, de peur des embuscades, le long des crêtes, en évitant les vallées et les passages
étroits. C’est très probablement là, sur les sommets, un peu au-dessus de 1000 mètres
d’altitude, que le combat a dû avoir lieu, dans des conditions défavorables aux assaillants. La
Chanson de Roland transporte la bataille dans la plaine, pour permettre aux chevaliers de
prendre leur élan, faire lor eslais, afin de frapper de la lance lourde, selon la technique du XIIe
siècle. Les cavaliers de Charlemagne se servaient de piques avec lesquelles ils essayaient de
blesser l’adversaire, tandis que la lance lourde a pour principal effet de le désarçonner. Le
vers de la chanson,Halt sunt li pui e li val tenebrus, est une description qui s’applique à la
vallée encaissée, les porz d’Espaigne.

Chez Eginhard, le biographe de Charlemagne, les pertes majeures de la journée de


Roncevaux sont au nombre de trois: Aggihard, sénéchal du roi et second en rang après le
trésorier; Anshelm, comte palatin et chef de la justice royale; enfin Roland, préfet de la
marche de Bretagne. A la cour carolingienne, les proches du roi sont supérieurs en rang aux
gouverneurs des provinces extérieures. Roland n’était donc qu’un officier général, dont le
devoir en pareille circonstance aurait été de protéger les vies des ministres au prix de la
sienne propre.

Il est d’autant plus étonnant que la célébrité de Roland traverse les siècles sans cesser
de s’agrandir, et qu’il entre dans l’histoire aux côtés de Charlemagne, dont il n’était
probablement pas le neveu. Par exemple, vers l’an 900, l’abbaye de Saint-Denis fait exécuter
un faux diplôme pour certifier que sa possession de certains biens est légitime et découle de
la volonté de l’abbé Fulrad, Charlemagne étant témoin de l’acte; le faussaire date la donation
de 777, et place au-dessus du monogramme de Charlemagne l’inscription signum Rotlani
comitis.

Olivier n’est pas un personnage historique. Son nom n’est même pas attesté avant la
première moitié du XIe siècle. Le nom le plus proche qui était employé couramment a les
formes Oliba, Olibanus. Le nom Oliverius apparaît vers 1050 en conjonction avec Rollandus
comme donnés à des frères, puis dans la Nota Emilianense, vers 1070. Puisque les gens dans le
Midi de la France ont tout à coup commencé à donner à leurs garçons les noms de Roland et
Olivier, il faut que cette mode ait été causée par quelque chose, et le plus simple est de
supposer que l’on écoutait une version de la chanson de geste où désormais le personnage
d’Olivier avait fait son apparition, avec sa fonction de sage conseiller et avec le cor d’ivoire au
sujet duquel il se disputait avec son ami.

Guillaume d’Orange était un comte de Charlemagne (son cousin?) qui se signala entre
autres par la défense héroïque de Narbonne contre les musulmans du calife Hescham en 793.
Nous ne savons pas si sa femme Guibourc avait été païenne dans sa jeunesse, mais il la cite
dans une donation authentique de 804: Ego enim in Dei nomen Vuilhelmus C[omes] recogitans
fragilitatis meae casos humanos, idcirco facinora mea minuenda vel de parentes meos qui defuncti
sunt, id est genitore meo Teuderico et genitrice mea Aldane, … uxores meas Vuitburgh et
Cunegunde, pro nos omnibus superius nominatos dono… Sa bru Dhuoda écrivit un manuel de
conseils pour son fils obligé de partir à Paris (comme otage?) à la cour du roi, et dans ce traité
terminé en 843, elle cite les deux femmes de son beau-père: Chungundis et Withburgis. Nous
savons que Guillaume a choisi vers son vieil âge de devenir moine à Gellone, puis il s’est
établi dans un ermitage, et aujourd’hui une station de chemin de fer porte le nom de Saint-
Guilhem-du-Désert. Une chanson de geste intitulée Le Moniage Guillaume prétend s’inspirer
de la retraite du héros en la transposant sur le mode burlesque. La tradition relative à son
neveu Vivien mort à Aliscans dans ses bras (La Chanson d’Aliscans) a donné naissance dans la
région à un important festival dédié à saint Vidian, qui a lieu aujourd’hui encore à Martres-
Tolosanes, chaque dimanche de la Trinité.

La chanson de Girart de Roussillon raconte que, Charlemagne et Girart ayant combattu


côte à côte pour chasser les Sarrasins d’Italie, l’empereur de Constantinople leur promet ses
deux filles en mariage: l’aînée, Berthe, à Charles, et la cadette, Elissent, à son compagnon.
Cependant, lorsque les deux princesses arrivent en rade à Bénévent, le roi tombe amoureux
d’Elissent. Girart cède la fille, mais désormais les deux amis seront brouillés. Au terme de
longs et romanesques combats, Girart et Berthe s’enfuient en Allemagne, où lui vendra du
charbon et elle gagnera son pain comme couturière pendant 22 ans. Ils reviendront en France
pour obtenir le pardon de Charles et pour fonder le beau moutier de Vézelay.

Le Girart historique est un comte du IXe siècle qui, dans le différend entre les fils de
Louis le Pieux, prend parti pour Lothaire. Après avoir bâti le moutier de Vézelay en 860,
Girart et sa femme Berthe seront assiégés par Charles le Chauve dans la ville de Vienne,
qu’ils rendront. Ils sont enterrés dans une autre de leurs nombreuses fondations, à Pothières,
près de Châtillon-sur-Seine. A Vézelay on admire aujourd’hui une superbe église du XII
siècle, édifiée en l’honneur des reliques de sainte Marie-Madeleine qui y ont été apportées en
1040.

La chanson de Gormond et Isembard évoque le combat du roi Louis contre le chef


sarrasin Gormond, amené en France par le traître Isembard. Un guerrier Gudrum est en effet
mentionné dans les documents historiques, seulement il n’est pas Sarrasin, mais Normand.
La confusion s’explique sans doute par les croyances païennes des Vikings à cette époque-là,
et aussi par les simplifications qui s’opèrent dans la mémoire populaire. Les Annales de Saint-
Vaast mentionnent une attaque des Normands, qui seront battus par le roi Louis III à
Saucourt en Vimeu, le 3 août 881. Or, le moine Hariulf, de l’abbaye de Saint-Riquier en
Ponthieu, évoque dans sa chronique, terminée en 1088, le combat des Français contre un
Guaramundus et un Esembardus; le roi Louis serait mort, comme dans la chanson, de lésions
internes qu’il se serait causées lui-même à force de frapper. Entre la date de l’événement
historique, 881, et celle d’Hariulf, il y a certainement eu une élaboration légendaire,
couronnée par la chanson; celle-ci date des années 1120-1130.

Le personnage de Raoul de Cambrai a pour prototype un féodal évoqué par le


chroniqueur Flodoard: “En l’an 943 mourut le comte Herbert [de Vermandois], que ses fils
enterrèrent à Saint-Quentin; puis, ayant appris que Raoul, fils de Raoul de Gouy [Radulfus de
Gaugiaco], venait pour envahir les domaines de leur père, ils l’attaquèrent et le tuèrent. Cette
nouvelle affligea fort le roi Louis [IV d’Outremer].” Or, la chanson nous explique que Raoul
était un fils posthume, c’est-à-dire né après la mort de son père, Raoul Taillefer comte de
Cambrai. Comme l’empereur de France avait besoin à Cambrai d’un guerrier puissant,
capable de le secourir, il donna la ville à un de ses compagnons, Gibouin le Manceau. Et pour
consoler la veuve dans sa détresse, il voulut lui faire du même coup épouser Gibouin. La
belle Aalaïs, qui était d’ailleurs la propre soeur du roi Louis, refuse indignée. Elle élèvera
seule son fils, sous la protection de l’oncle de celui-ci, Guerri le Sor (le Blond), comte d’Arras.
Mais l’empereur a promis de donner au jeune Raoul le premier fief vacant par mort
d’homme, dès qu’il aura accompli ses quinze ans. Audit délai, Raoul arrive à la cour
accompagné de son oncle et sollicite le fief promis. Le malheur fait que la première vacance
se produise par le décès d’Herbert de Vermandois, un comte qui laisse derrière lui trois fils
adultes. Dans le combat qui s’ensuit, Raoul mourra. Nous n’avons pas d’autres preuves
historiques pour corroborer ce récit, sauf que l’une des soeurs de Louis IV s’appelait en effet
Aalaïs. La mémoire de la comtesse s’est conservée dans la cathédrale de Cambrai, à laquelle
elle avait fait des legs, comme l’atteste une charte épiscopale de 1050.

En tout et pour le tout, Joseph Bédier dénombre 55 personnages historiques dans les
chansons de geste, depuis Clovis, le plus ancien, et quatre autres rois mérovingiens, jusqu’à
Hugues Capet, qui est mort en 996. Est-ce beaucoup? Est-ce peu? Cela dépend de la
perspective interprétative où l’on se situe.

Historique des hypothèses sur l’apparition des chansons de geste

Pour le premier historien romantique de la littérature médiévale, Claude-Charles


Fauriel (1772-1844), il n’y avait pas de doute que les chansons de geste, telles que nous les
avons aujourd’hui, ont évolué à partir de chants populaires et de légendes. Personnage
étonnant, qui avait étudié l’arabe et le sanscrit, qui avait été le secrétaire de Fouché et l’ami de
Manzoni, Fauriel avait tellement étonné Guizot par ses dons et ses connaissances que le
ministre lui fit presque violence pour l’obliger d’accepter la chaire de littérature étrangère à la
Sorbonne. Or Fauriel avait étudié et publié les chants klephtiques grecs, qui sont des ballades
héroïques populaires. Il lui semblait d’autant plus naturel de voir dans la naissance des
chansons de geste une évolution ayant pour origine une tradition versifiée et chantée, que la
doctrine romantique s’était prononcée de façon générale à ce sujet par la plume de Herder:
“La poésie épique se bâtit à partir des romances”. L’Allemand Friedrich August Wolf divisait
l’Iliade et l’Odyssée en anciens poèmes des homérides, qu’Homère n’avait fait que souder en
des ensembles plus vastes. Tandis que Lachmann avait divisé les Nibelungen en 20 poèmes
originels.

Ces vues ne sont pas nécessairement fausses, mais il faut les examiner face aux détails
et aux cas particuliers. Les Nibelungen forment dans leur texte une unité. L’Odyssée est elle
aussi un poème unitaire, mais le chant 24 est très probablement une interpolation, ou du
moins son commencement. En Espagne il existe des romances issues de chansons de geste
qui les ont précédées, mais ces chansons de geste elles-mêmes ont disparu. Il n’est cependant
pas impossible que des poèmes de grandes dimensions soient issus de la refonte de chants
plus courts. Seulement il aurait fallu montrer ces chants et prouver le rapport de dérivation.
Dans le champ des chansons de geste, cela est impossible.
Gaston Paris (1839-1903) est le fondateur en France de la philologie médiévale
scientifique, par l’application des principes du romaniste allemand Diez. Il publie en 1865 un
important ouvrage, intitulé Histoire poétique de Charlemagne, où il fait l’inventaire de toutes les
compositions médiévales européennes ayant pour héros le roi franc. Mais ce n’est pas dans ce
texte considérable qu’il discute ses opinions sur la naissance des gestes. Dans un compte
rendu de l’histoire de la littérature française écrite par Hermann Suchier et Adolph Birch-
Hirschfeld, Paris accepte (1901) que l’épopée française est d’origine germanique, ce qui est
une très importante concession à une époque où les avis des philologues suivaient plus
naturellement qu’aujourd’hui les ondoiements de la politique.

En parlant d’“origine germanique”, Paris et Suchier font un raccourci historique: ils


songent à la grande littérature épique germanique d’époque ancienne, l’Edda par exemple, et
à l’absence d’épique populaire en milieu romain. Lorsqu’un historien nous dit que
Charlemagne a ordonné que fussent consignés par écrit les barbara et antiquissima carmina du
peuple franc, moins d’un siècle avant l’Eulalie, nous avons le droit de nous demander si
l’institution de la poésie épique, forte chez les Germains et inexistante chez les Romains, ne se
serait pas transférée aux populations romanes. Mais il faut distinguer ici entre une institution
et les textes eux-mêmes qu’elle véhicule. Il n’y a quasiment pas de preuves d’une continuité
textuelle quelconque, par-delà la barrière linguistique. Ceci étant, on pourrait dire que
l’origine germanique de l’institution de la poésie épique en France est probable entre autres
facteurs, sans oublier toutefois qu’il y a eu naissance spontanée d’une poésie épique dans
tous les pays de la Romania, avec ou sans cohabitation germanique et à des époques diverses.
“Les Francs, en se romanisant,” dit très justement Gaston Paris, “ont gardé le goût de la
poésie épique et en ont fait naître une forme romane; mais en même temps ils ont oublié leurs
anciens poèmes…”

Néanmoins, Gaston Paris s’engage à défendre l’idée qu’à l’époque des événements
historiques dont on trouve l’écho dans les chansons de geste, c’est-à-dire dès le VIIe siècle (et
jusqu’au Xe), le souvenir des batailles et des exploits s’est perpétué par des poèmes “lyrico-
épiques” qu’il appelle “cantilènes”, avec un mot qui désignait les chansons de geste en latin
(cantilena). Or, l’expression de “lyrico-épique” est certainement malheureuse, car on en voit
pas ce qu’elle peut désigner avec précision. D’autre part, il ne s’est conservé aucune de ces
cantilènes, et par conséquent l’hypothèse de Paris, quoique demeurant dans le champ du
probable, ne peut être infirmée et ne peut donc prétendre à être reconnue comme
scientifique. Dans la mesure où d’autres hypothèses n’expliquent pas mieux ce qui s’est
passé, Paris nous apparaît aujourd’hui comme le vrai fondateur des idées dites
“traditionalistes”, selon lesquelles les chansons de geste sourdent d’une tradition populaire,
conservant quelque vague souvenir de l’histoire de la race.

C’est l’élève de Gaston Paris, Joseph Bédier, qui s’est chargé de montrer ce qu’il y a
d’approximatif dans les vues de son maître. Selon Bédier, l’émergence d’un chef-d’oeuvre tel
que le Roland d’un milieu populaire est souverainement improbable. “Turold” est un génie, il
a créé la première geste et toutes les autres ne sont que des imitations de celle-ci. Il y a autant
de chances de voir écrire Roland par un paysan illettré du Moyen Age que de voir écrire
Guerre et paix par un paysan illettré de la France moderne que les hasards de la campagne de
Russie ont mené à Bérézina. Par conséquent “Turold” a nécessairement eu une éducation, il a
connu Darès, Dictys et la poésie classique, ainsi que les chartes et les chroniques. C’est
l’essence de la théorie dite “individualiste”.

Joseph Bédier méconnaît ici les caractères propres de la littérature traditionnelle, qui
effectue un tri de toutes les innovations dans une tradition en ne retenant que les meilleures,
les plus attachantes. “Homère” est un génie, mais il est le représentant d’une tradition qui
n’employait pas l’écriture sur une large échelle. Il en représente surtout les meilleurs côtés, la
maîtrise de l’art de conter, de la prosodie. Bédier est attiré par des idées esthétiques
analogues à celles de Kant, par exemple l’idée du génie comme individu hors du commun
qui crée de façon quasiment inconsciente. Or, cette esthétique s’accorde mal avec les sociétés
traditionnelles, comme la France médiévale.

Cela n’enlève rien à l’intérêt des recherches de Joseph Bédier sur des sujets
particuliers. En étudiant la “localisation” des chansons de geste, par exemple, c’est-à-dire le
lien que les chansons ont avec les routes, les sanctuaires et les villes, il fait remarquer que
l’aqueduc d’Aigoulènes à Limoges est cité dans 5 gestes. La chanson de Raoul de Cambrai est
sans doute très liée aux abbayes de Waulsort et d’Origny-Sainte-Benoîte, tandis que la geste
d’Ogier est en rapport étroit avec l’église Saint-Faron de Meaux. Il y a 52 églises qui soit sont
citées dans les chansons (28), soit conservent quelque souvenir ou tradition liée aux héros de
ces chansons (24). Dans 12 textes latins on expose des contenus qui sont tirés des chansons de
geste; Bédier s’efforce de vieillir ces textes et de rajeunir les chansons, afin de suggérer que les
poèmes auraient pu s’inspirer des histoires latines.
“Placer au XIe siécle la naissance des chansons de geste”, écrit Bédier dans son
monumental ouvrage Les Légendes épiques, “c’est dire que les âges antérieurs n’ont pas légué
au XIe siècle des poèmes tout faits, mais seulement, par l’oeuvre des clercs, quelques-unes
des idées qui, l’heure venue, inspireront les chansons de geste, et quelques-uns des procédés
de narration et de versification qui, l’heure venue, constitueront la technique des chansons de
geste”. Or, les traditionalistes s’efforcent de montrer qu’il y a dans les poèmes des souvenirs
précis de date ancienne: par exemple, la présence des Sarrasins à Roncevaux a été confirmée
par les sources arabes. Il existe des documents comme le Fragment de La Haye et la Nota
Emilianense qui sont des preuves irréfutables, quoique indirectes, de l’existence des chansons
de geste au XIe siècle, donc avant “Turoldus”.

En analysant les “localisations”, Bédier montre que tous les sanctuaires liés aux
chansons de geste sont situés sur les routes de pèlerinage: celle de Saint-Jacques de
Compostelle en Galice, au nord-ouest de l’Espagne; celle de Rome, par le col du Grand Saint-
Bernard ou par le Mont-Cenis. Son objectif est de montrer que les jongleurs trouvaient plus
facilement leur public sur ces routes de pèlerinage, et que les sanctuaires fournissaient
volontiers aux jongleurs les informations historiques qu’elles pouvaient détenir, en favorisant
la circulation de légendes qui auraient pu accroître leur renommée. Tout cela peut être vrai,
mais n’apporte aucune preuve décisive en faveur de la théorie individualiste. “Rétablir la
liaison entre le monde des clercs et l’autre, montrer que l’Eglise fut le berceau des chansons
de geste ausi bien que des mystères, revendiquer pour elles leur vieux nom délaissé de
romans de chevalerie et marquer par là que leur histoire est inséparable de l’histoire des
idées chevaleresques à l’époque capétienne, rappeler les faits psychologiques généraux qui
provoquèrent en même temps qu’elles les croisades d’Espagne et les croisades de Terre
Sainte, en un mot les rattacher à la vie, c’est à quoi je me suis efforcé”, dit Bédier en
conclusion de son oeuvre. Oeuvre capitale d’érudition, mais dont le but doctrinal est
manqué.

Dès avant la première guerre mondiale, des érudits comme Ferdinand Lot montrent
que la brillante argumentation de Bédier ne parvient pas à ruiner tout à fait les solides assises
de l’enseignement traditionaliste. Plus tard Ramón Menéndez Pidal, Rita Lejeune et Jacques
Stiennon continuent les recherches sur les racines historiques des gestes et découvrent
quantité de petits faits, qui ne prouvent chacun pas grand’chose, mais qui pris ensemble
indiquent une continuité tant de la tradition épique en France carolingienne, que du souvenir
légendaire de plusieurs personnages historiques.

Après 1950, plusieurs érudits, dont le Suisse Jean Rychner, se sont efforcés de montrer
que les chansons de geste rentrent dans le domaine de validité de ce qu’on appelle la théorie
de l’oralité.

L’oralité des gestes

La théorie de l’oralité sous sa forme “dure” a été élaborée par l’Américain Milman
Parry à propos des poèmes homériques.

Le vers d’Homère, qui est l’hexamètre dactylique, peut avoir un nombre variable de
syllabes, de 13 à 17. Il est coupé par plusieurs types de césure. Prenons la césure dite
penthémimère, c’est-à-dire tombant après cinq moitiés de pied, soit deux pieds et demi. Il
arrive que le nom d’un personnage, accompagné d’une épithète, soit exprimé dans le second
hémistiche, après la penthémimère. Dans ce cas le nom du personnage sera accompagné
d’une épithète spéciale pour la position métrique après la penthémimère. Après une autre
césure, l’hephthémimère, par exemple, le personnage recevra une autre épithète, adéquate à
la structure métrique de l’hémistiche.

Tout cela ne serait que naturel, n’était que les personnages ont des épithètes propres,
qu’ils ne partagent avec aucun autre, et une seule épithète propre pour chaque position
métrique. Par exemple, polymetis, “aux nombreuses ressources”, n’est dit que d’Ulysse; de
même polytlas, “très éprouvé”, poikilometin, “aux desseins changeants”. Mais chacune de ces
épithètes ne s’emploie que dans une seule position métrique. Le poète n’a aucune liberté de
les adapter à des emplois nouveaux.

Parry observe que cela équivaut à une sorte de catalogue ou d’annuaire où, sur 723 de
formules nom-épithète, 642 sont spécifiques d’un héros et d’une position métrique. Aucun
poète n’aurait inventé un catalogue tellement contraignant, si d’une part ce catalogue n’avait
une utilité considérable, et d’autre part il n’avait été partagé par toute une tradition. L’utilité
du catalogue consiste en cela qu’il fournit des hémistiches tout faits, et par conséquent facilite
l’improvisation.

Que des poètes comme Homère aient improvisé, cela est difficile à croire. Tout
d’abord, il faut montrer qu’il existe des poètes, même populaires, qui improvisent, et ensuite
indiquer quel est le rapport entre l’improvisation, fugace par nature, et l’état des textes tels
que nous les avons.

La première démonstration a été faite par Parry d’une manière aussi simple que
magistrale. Il a fait une campagne ethnographique en Yougoslavie, notamment en Bosnie, et
là il a enregistré les chanteurs populaires, les guslars, sur des cylindres phonographiques en
cire. Les 11.000 cylindres qu’il a rapportés constituent la Parry Collection de l’Université
d’Harvard. Il a montré que si l’on enregistre le même guslar qui chante le même poème à sept
mois de distance, on constate une quantité de petites modifications, ainsi qu’une variation de
la longueur du texte. Le poète est persuadé qu’il dit exactement la même chose, mais en fait il
emploie exactement les mêmes formules pour dire approximativement la même chose. Donc le
poète se sert de formules pour improviser son texte. En demandant à un guslar d’improviser
un poème sur l’histoire des enregistrements faits par lui-même pour Parry, le chanteur s’est
servi des formules traditionnelles pour traiter ce sujet nouveau. De même, après la chute de
Ceausescu, les ménétriers de Clejani ont “créé” en style traditionnel une ballade sur la
révolution roumaine.

Savoir quel est le rapport entre l’improvisation et l’état actuel des textes est beaucoup
plus difficile. A une moment quelconque, le texte oral a été fixé par écrit au moyen d’une
dictée; mais la dictée déforme le texte et influe sur la spontanéité de la récitation. On a prouvé
que les textes dictés étaient plus courts et moins bien réalisés. L’histoire du manuscrit ainsi
réalisé est à son tour problématique. Dans les sociétés où il existe une poésie orale et où l’on
connaît à la fois l’écriture, il existe de nombreux poètes qui écrivent directement sur papier,
mais dans un “style oral”, na narodnu, à la façon populaire. Le manuscrit du texte oral peut
donc être remanié, sans perdre son caractère formulaire, donc traditionnellement oral, mais
sans être désormais la notation immédiate d’une performance orale. Les folkloristes ont attiré
l’attention sur l’impossibilité qu’il y a à noter fidèlement toutes les nuances de la performance
orale, qui est en elle-même un spectacle comportant musique, pantomime, expressivité
faciale et vocale.
Dans le cas des chansons de geste, la théorie de l’oralité de Milman Parry doit être
adaptée à une langue qui ne connaît pas la quantité vocalique et qui emploie une prosodie
métrique, fondée sur le nombre de syllabes du vers: octosyllabe, décasyllabe ou alexandrin.

Si nous comparons le texte de La Chanson de Roland à celui du Couronnement de Louis,


par exemple, nous constatons tout de suite des rapprochements:

CR 3582 Sur ces escuz mult granz colps s’entredunent

CL 1231 Granz cols se donent amont sor les escuz

Nous reconnaissons la similitude de l’idée, mais nous n’avons pas établi l’existence
d’une formule, car les hémistiches ne se correspondent pas exactement.

CL 1229 Le destrier broche des esperons aguz

CR 3353 Le cheval brochet des esperuns d’or fin

Le guerrier point son cheval de ses éperons. Mais tandis que dans CL 1229 le cheval est
désigné comme destrier, la valeur métrique étant équivalente dans les deux cas. Les éperons,
qui sont indiqués comme “pointus” dans CL, sont dans CR d’or fin. Ces variations indiquent
des formules qui sont identiques par au moins la moitié du nombre des syllabes; on les
nommera “formules complexes”.

CL 411 A son col pent une vermeille targe,

CL 604 A son col pent un escu de quartier,

CL 652 A son col pent un escu a or mier,

CL 2098 A son col pent un escu de quartier,

CL 2300 A lor col pendent les escuz de quartier

CL 2486 A son col pent un fort escu pesant,


CR 2991 Pent a sun col un escut de Biterne

CR 3449 Pent a sun col un soen grant escut let

On constate que Le Couronnement de Louis a un usage constant pour exprimer l’idée


que le bouclier est suspendu au cou du guerrier, a son col pent, tandis que La Chanson de
Roland a un autre usage, où les mots sont arrangés dans un autre ordre: pent a sun col. Mais il
s’agit évidemment du même sens, des mêmes mots, nous sommes donc en face d’une
formule simple.

L’étude de la technique formulaire des chansons de geste peut profiter de l’emploi de


moyens électroniques.

Il nous reste beaucoup à apprendre sur les chansons de geste, sur l’histoire des
légendes avant la rédaction des textes qui se sont conservés jusqu’à nous, sur les
caractéristiques de la tradition orale qui font que les jongleurs ne versifient jamais, au XIIe
siècle, des sujets d’actualité, sur la circulation des formules épiques.

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