Il Medioevo
e la «storia della metafisica»
Olivier Boulnois
L’un des concepts les plus remarquables développés par Heidegger est celui
d’onto-théologie. Selon ce concept, la métaphysique possède une «constitution»:
son essence détermine son histoire conformément à sa structure. – Celle-ci est-
elle universelle, sans exception, infalsifiable? – Remarquons d’abord qu’il n’est
pas sûr, pour une théorie, qu’être infalsifiable soit une qualité. Si elle prétendait
tout expliquer, cette formule risquerait d’être aussi indémontrable et totalitaire
que l’interprétation psychanalytique ou marxiste de l’existence. Le concept
d’ontothéologie est-il donc une critique conceptuelle, ou l’indice d’un soupçon
généralisé portant sur tout discours métaphysique? Est-il destiné à dépasser une
crise de la philosophie première, ou à la mettre en cause au nom d’une déter-
mination antérieure et anonyme?
Je souhaite dans cette étude tester cette hypothèse générale sur les diverses
métaphysiques qui se sont déployées concrètement dans l’histoire, et notamment
sur la pensée médiévale, où s’enracine le concept moderne de métaphysique. –
Mais ici, la question se complique du fait que Heidegger, philosophe-historien,
a aussi interprété des métaphysiques précises. Pour le Moyen-Age, pensons es-
sentiellement à l’oeuvre de Thomas d’Aquin, à celle de Scot, d’Eckhart. Trouve-
t-on une confirmation ou une esquisse du concept d’onto-théo-logie dans l’in-
terprétation heideggérienne de leurs métaphysiques? Et cette interprétation se
voit-elle à son tour confirmée par notre lecture des oeuvres? Pour aborder cette
question, nous devons alors demander: 1. Existe-t-il une seule structure de la
métaphysique? La métaphysique, comme discipline et comme complexe de
questions, prend-elle toujours la structure d’une onto-théo-logie? 2. Cette struc-
ture s’applique-t-elle aux métaphysiques médiévales comme un genre à ses
espèces? Les métaphysiques, comme textes historiquement accessibles, cor-
respondent-elles à l’essence de la métaphysique, telle que Heidegger la décrit?
3. Le concept d’onto-théo-logie admet-il certaines limites, ou du moins, faut-il
le compliquer d’autres critères plus précis? Doit-on historiciser ce schéma? Et
en l’historicisant, ne faut-il pas: a. le relativiser (le délimiter); b. le compliquer?
«“connaissance de l’étant en tant qu’étant” (o£n h©ı oçn) que connaissance de la région la
plus éminente de l’étant (timiåtaton génov), à partir de laquelle se détermine l’étant en
totalité (kaqólou). Cette double caractéristique de la pråth filosofía n’implique pas
deux ordres d’idées foncièrement différents et indépendants; mais, d’autre part, on ne
saurait non plus éliminer ni même affaiblir l’un de ces ordres au profit de l’autre; on
ne doit pas davantage ramener cette apparente dualité à l’unité. Il s’agit plutôt d’ex-
pliquer les sources de cette apparente dualité (Zwiespältigkeit) et la nature de l’inter-
dépendance (Zusammengehörigkeit) des deux déterminations à partir du problème di-
recteur d’une ’philosophie première’ de l’étant. Cette tâche est d’autant plus pressan-
te que ce dédoublement n’apparaît pas seulement chez Aristote, mais régit de part en
part le problème de l’être depuis les débuts de la philosophie antique»2.
1 M. HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3, hrsg v. F.-W. von Herrmann, Klos-
termann, Frankfurt am Main, 9; trad. fr. par A. de Waelhens et W. Biemel, Kant et le problème de la mé-
taphysique, Gallimard, Paris 1981, 69. Wundt et Heimsoeth sont cités § 1, 6, n. 4; trad. fr. 66, n.1.
2 HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd. 3, 7-8; trad. fr. 67-68 modifiée.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 381
«La “réconciliation”, voilà l’étant véritable, l’étant d’après l’être duquel tout étant doit
être déterminé dans son être.
L’interprétation de l’être saisie spéculativement et ainsi fondée est ontologie, mais de
telle manière que l’étant proprement dit (eigentlich) est l’absolu, jeóv. C’est à partir de
son être que tout étant et que le lógov sont déterminés. L’interprétation spéculative de
l’être est onto-théo-logie. Cette expression ne doit pas signifier simplement que la phi-
losophie est orientée vers la théologie, ou même qu’elle en est une au sens du concept
– déjà élucidé au début de ce cours – de la théologie spéculative ou rationnelle. Sans
doute Hegel, plus tardivement, écrira-t-il lui-même une fois ces lignes: “Car même la
philosophie n’a pas d’autre objet que Dieu, et elle est ainsi essentiellement théologie
rationnelle, à titre de service divin perpétuel au service de la vérité” [Leçons d’esthé-
tique, Iere partie]. Nous savons aussi qu’Aristote établissait déjà la connexion la plus
étroite entre la philosophie au sens propre et la qeologikæ e¬pistämh, sans que nous
soyons en mesure d’obtenir par voie d’interprétation directe de réels aperçus sur le
rapport qui unit la question de l’o£n h©ı o¢n et la question du qeîon.
Ce que nous voulons dire par l’expression “ontothéologie”, c’est que la problématique
de l’oçn en tant que problématique logique est orientée en première et dernière instan-
ce sur le qeóv, qui est alors déjà conçu lui-même “logiquement”. [...] Le “concept”, ici,
[est] l’auto-conception absolue du savoir [...]. Comprendre quelque chose de l’essence
de Dieu, cela veut dire: comprendre la logicité vraie du logos, et inversement»3.
3 M. HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA Bd. 32, hrsg. v. I. Görland, Klostermann,
Frankfurt am Main 1980, 141-143; trad. fr. par E. Martineau, «La phénomenologie de l’esprit» de Hegel,
Gallimard, Paris 1984, 157-159.
382 Olivier Boulnois
lier, l’absolu. C’est parce que la pensée de Hegel est une ontologie de l’absolu,
une ontologie du divin, qu’elle est une onto-théo-logie.
4. Mais ce que stigmatise Heidegger, ce n’est pas que le divin soit détermi-
né à partir de l’être, thèse banale depuis Duns Scot et Suarez. C’est précisément
l’inverse, une thèse proprement hegelienne: que l’étant et le logos sont détermi-
nés à partir du divin: «C’est à partir de son être que tout étant et que le lógov
sont déterminés.» – autrement dit, que le commencement soit déjà un résultat,
ou que l’être soit déjà divin, et que le logos soit déjà concept.
5. Par conséquent, Heidegger pourra insister sur une thèse: l’onto-théo-logie
hegelienne ne constitue pas une simple théologie rationnelle, une branche de
l’ontologie comme la métaphysique spéciale. Car chez Hegel, la théologie dé-
termine de fond en comble l’ontologie: «Cette expression ne doit pas signifier
simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou même qu’elle
en est une au sens du concept – [...] – de la théologie spéculative ou rationnel-
le». – L’onto-théo-logie au sens strict ne se confond pas avec l’onto-théologie au
sens kantien, celle qui achève la théologie transcendantale. «Or puisque toutes
les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule preuve de Dieu, la
preuve ontologique, la théologie transcendantale, même si elle a une dimension
cosmothéologique [...], est fondamentalement une ontothéologie»4. Ainsi, Kant
fait de l’ontothéologie la vérité inéluctable de la métaphysique, désignant par là
son couronnement par un idéal transcendantal, la preuve ontologique étant alors
ce qui prétend achever l’unité systématique de l’ontologie. Mais l’onto-théo-lo-
gie au sens strict, celle que Heidegger déchiffre chez Hegel, est au commence-
ment et non à la fin comme chez Kant. Elle correspond à ce que Heidegger ap-
pelle «absolute Metaphysik» dans le cours de l’été 19295.
6. L’onto-théo-logie, au sens primordial, ne doit donc pas être confondue avec
l’accomplissement de la métaphysique d’Aristote en qeologikæ e¬pistämh, que
Heidegger mentionne pour mémoire et pour s’en distinguer: «Sans doute, He-
gel parle d’un service [de la théologie par la philosophie...]. Nous savons aussi
qu’Aristote [...établit un lien entre philosophie première et science théolo-
gique]». Et Heidegger signale au passage qu’on ne trouvera pas ce lien «par
voie d’interprétation directe». Ce lien apparaîtra de manière plus claire dans
l’accomplissement de la métaphysique lancée par Aristote: dans l’oeuvre de He-
gel même.
4 I. KANT, Kritik der reinen Vernunft; trad. fr. par A. Delamarre et F. Marty, Critique de la raison pure,
in Œuvres philosophiques I, Pléiade, Paris 1980 (A 816 / B 844; trad. fr. I, 1373).
5 M. HEIDEGGER, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophische Problem-
lage der Gegenwart, GA Bd. 28, hrsg. v. C. Strube, Klostermann, Frankfurt am Main 1997, § 3, 33.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 383
«La question de l’o¢n est onto-logique dès le coup d’envoi grec, mais elle est en même
temps déjà, comme il apparaît chez Platon et Aristote malgré le défaut d’un dévelop-
pement conceptuel correspondant, onto-théo-logique. Mais à partir de Descartes, l’o-
rientation de la question se fait en outre egologique, l’ego n’étant alors pas seulement
central pour le logos, mais tout aussi bien co-déterminant pour le déploiement du
concept de qeóv, ce qui, d’ailleurs, s’était déjà préparé dans la théologie chrétienne.
La question de l’être est donc en son tout onto-théo-ego-logique»8.
6 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 144 (trad. fr. légèrement modifiée).
7 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 143.
8 HEIDEGGER, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 183; trad. fr. 196, légèrement modifiée.
384 Olivier Boulnois
«Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant [je souli-
gne], la métaphysique est en soi, de cette façon double et une (zwiefach-einig), la vé-
rité de l’étant en général et par excellence (im Allgemeinen und im Höchsten). Elle est,
selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie. Cette essence on-
to-théologique de la philosophie proprement dite (pråth filosofía) doit être fondée
sur la manière dont l’o¢n, précisément en tant qu’ o¢n [je souligne], se met pour elle en
évidence (sich ins Offene bringt)»10.
9 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, GA Bd. 2, hrsg. v. F.-W. von Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main
1977, § 68 et 82; cf. Was ist Metaphysik?, Klostermann, Frankfurt am Main, texte de la 5e éd. (1949), repris
en 1992 (14e éd.); trad. fr., Qu’est-ce que la métaphysique?, in Questions I, Gallimard, Paris 1968, 39.
10 HEIDEGGER, Was ist Metaphysik?, 19-20; trad. fr. 40 modifiée.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 385
tant, divin [...] (a¬krótaton)»11. Elle dévoile «l’être de l’étant dans l’Universel»
et «dans le Suprême»12. La métaphysique est «dimorphe» (Zweigestaltig)13: tou-
jours «tendue entre une doctrine de l’être et une doctrine de ce qui est au plus
haut point»14. Si l’on admet que «représentation» est ici un nom du logos ac-
compli dans le Concept hegelien, l’essence de la métaphysique ainsi cernée cor-
respond précisément à la structure ambiguë que dévoilait la pensée de Hegel –
identification de l’ontologie et de la théologie –, mais elle s’énonce désormais
comme une «duplicité», un «pli» essentiel et intemporel. Ce dont Hegel donnait
l’accomplissement final apparaît maintenant dans toute la pureté de son essen-
ce elliptique ou bifocale.
«Il serait toutefois prématuré de soutenir que la métaphysique est une théologie par-
ce qu’elle est une ontologie. On dira d’abord: la métaphysique est théologie, un dis-
cours sur Dieu, parce que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie [je souligne]. Ain-
14 Selon la juste formule de R. BRAGUE, Aristote et la question du monde, Paris 1988, 109.
15 HEIDEGGER, Identität und Differenz, 51; trad. fr. 289. On remarquera l’écart typographique (et
HEIDEGGER, Identität und Differenz, 52; la trad. fr. 290 a dû être totalement refaite.
17
«La foi chrétienne s’approprie les traits fondamentaux de la métaphysique et sous cette refonte
18
23 H.-G. GADAMER, Heidegger et l’histoire de la philosophie, in M. HAAR (éd. par), Martin Heidegger,
additive – de l’histoire d’un oubli, et non d’un progrès, du récit d’une occulta-
tion, et non d’une manifestation24. – Or nous l’avons vu, selon Heidegger, le mê-
me concept d’onto-théo-logie s’accomplit en trois figures différentes: l’achève-
ment de la métaphysique en savoir absolu chez Hegel, l’essence bifide de la mé-
taphysique à partir d’Aristote, et enfin, l’entrée de Dieu dans la philosophie.
Sont-elles superposables? Ou bien ces élargissements successifs ne sont-ils pas
acquis au prix de glissements de sens?
Remarquons d’abord que l’interprétation de l’onto-théologie comme essen-
ce et non comme figure historique de la métaphysique fait problème dès le point
de départ, à savoir la métaphysique aristotélicienne. On peut se demander si
la coappartenance entre le commun et le suprême est aussi constitutive de la
métaphysique que le pense Heidegger: celui-ci s’appuie implicitement sur l’ex-
pression d’Aristote à propos de l’objet de la métaphysique, dont l’objet est uni-
versel parce que premier. On aura reconnu une allusion à la Métaphysique E
d’Aristote25, rapprochée par Heidegger de Métaphysique G et K26. Or cette inter-
prétation pose un problème philologique. C’est seulement du point de vue de
la postérité du Corpus aristotélicien, et particulièrement du Moyen Age, que la
Métaphysique d’Aristote a reçu la forme et le sens que nous lui connaissons.
Tandis que le texte de G ne fait référence qu’à une «science de l’étant en tant
qu’étant», celui de K est notoirement inauthentique, et celui d’E d’authentici-
té discutée27. Il se pourrait que face aux glissements de la problématique aris-
totélicienne, de l’ontologie à l’ousiologie, puis à une théologie séparée28, des
élèves bien intentionnés aient tenté de fusionner des dimensions qu’il s’agis-
sait plutôt chez Aristote d’articuler et d’enchaîner successivement. L’identifi-
cation du commun et du suprême serait alors le résultat d’un amalgame sco-
laire. Certes, que cette tension soit historiquement construite ou bien constitu-
tive, que l’on admette ou non qu’Aristote n’est pas l’auteur du livre E (comme
le soutient E. Martineau), cette tension a produit ses effets dans son école – el-
le est entrée dans l’histoire de l’interprétation médiévale du corpus aristoteli-
cum. Mais dès l’origine, et du point de vue du concept, il se pourrait que les
24 Voir la “troisième question” de la conférence sur l'onto-théo-logie: « Für Hegel hat das Gespräch
mit der voraufgegangenen Geschichte der Philosophie den Charakter der Aufhebung, d. h. des vermit-
telnden Begreifens im Sinne der absoluten Begründung. Für uns ist der Charakter des Gespräches mit
der Geschichte des Denkens nicht mehr die Aufhebung sondern der Schritt zurück. [...] Der Schritt zu-
rück weist in den bisher übersprungenen Bereich, aus dem her das Wesen der Wahrheit allererst denk-
würdig wird»: HEIDEGGER, Identität und Differenz, 45.
25 Cf. ARISTOTE, Métaphysique E, 1, 1026 a 30 s.
28 Je n’entends pas proposer là une hypothèse génétique sur l’évolution d’Aristote, mais décrire la lo-
gique de l’oeuvre, dans l’esprit de P. AUBENQUE, Le problème de l’être chez Aristote, Paris 1962.
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 389
29 P. MINGES, Die skotistische Literatur des 20. Jahrhunderts, «Franziskanische Studien», 4 (1917),
177: «Es ist aber mit Anerkennung hervorzuheben, dass er der Scholastik und speziell Skotus wohlwol-
lend gegenübersteht. [...] Das Bestreben des Verfassers ist gewiss sehr löblich; er gibt sich auch redlich
Mühe, unter Anführung von vielen Zitaten, Skotus gerecht zu Sein ». Conclusion: « Immerhin muss man
diese Arbeit sehr begrüssen, namentlich, wenn man bedenkt, wie schwer es einem nicht scholastisch vor-
gebildet Autor fällt, sich in einen Skotus mit seinen zahlreichen subtilen Begriffen, Unterscheidungen
und Einteilungen hineinzudenken» (178).
30 MINGES, Die skotistische Literatur...: «In den verschiedenen Werken des genannten Scholastikers
findet sich noch eine Menge von einschlägigen Material. Dasselbe sollte zuerst vollständig gesammelt,
unter sich verglichen und kritisch geprüft werden, bevor man est mit neueren Theorien in Beziehung
bringt; sonst kann man sich nicht wenig täuschen».
31 Reprenant ici des analyses plus poussées, élaborées dans O. BOULNOIS, Le besoin de métaphysique,
materia secundum esse et diffinitionem, et de talibus rebus est methaphisica. Et dicitur a metha, quod est
“trans”, et phisis, quod est “natura”, quasi “transcendens phisim”, in eo quod maxime de transcendenti-
bus naturam considerat, scilicet de divinis» (ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 9).
34 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 12: «Subiectum vero methaphisice potest dici primum ens, eo
quod est illud a quo omnia alia exeunt in esse et a quo conseruantur. Et potest dici subiectum eius ens
communiter dictum ad omnia universalia principia rerum».
35 BOETIUS, De Trinitate, ch. 2, in The theological tractates, ed. by H.F. Stewart – E.K. Rand – S.J. Tes-
ter, Cambridge (Mass.) – London 1973, 8; éd. et trad. fr. par A. Tisserand, Traités théologiques, Flamma-
rion, Paris 2000, 144-145.
36 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 10.
38 ARISTOTE, Métaphysique a, 2, 994 a 1-2 (trad. fr. par Tricot, Paris 1974, 110-111).
39 «Ad divisionem huius scientiae attendamus; quae primo dividitur in duas partes, scilicet in pro-
oemium et tractatum. Et incipit tractatus ibi: Et manifestum est quod res [= début d’a, 2, 994 a 1]», ADAM
DE BOCFELD (BUCKFIELD), Sententia super secundum Metaphysicae, ed. by A. Maurer, in Nine Medieval Thin-
kers. A collection of hitherto unedited texts, éd. J. R. O’Donnell, Pontifical Institute of Medieval Studies,
Toronto 1955, 101.
40 «Il existe, d’autre part, une science de l’être en tant qu’être et séparé» (K, 7, 1064 a 28-29), une
science «universelle parce que première» (K, 7, 1064 b 13-14), expression qui plaide contre l’authenti-
cité de K, mais qui a un parallèle en E, 1, 1026 a 31.
41 ANONYME, Guide de l’étudiant..., § 10: «Tertius liber est De causis; et ibi agitur de substantiis divi-
nis in quantum sunt principia essendi vel influendi unam in alteram secundum quod ibidem habetur quod
omnis substantia superior influit in suum causatum».
42 Cf. le Liber de Causis, éd. et trad. par P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard, J.-L. Solère, Vrin, Pa-
ris 1990 [= La demeure de l’être: autour d’un anonym; étude et traduction du Liber de Causis], ch.1, § 1,
38-39: «Omnis causa primaria plus est influens super causatum suum quam causa universalis secunda»:
«Toute cause première influe plus sur son effet que la cause universelle seconde».
392 Olivier Boulnois
43 A. DE LIBERA, Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié du XIIIe siè-
cle, dans C. LAFLEUR - J. CARRIER (éd. par), L’enseignement de la philosophie au XIIIe siècle. Autour du
«Guide de l’étudiant» du ms. Ripoll 109, Brepols, Turnhout 1997, 61-88, ici 75.
44 PROCLUS, Commentaire du Parménide III, ed. V. Cousin, Procli Opera inedita, Paris, 1864, 788.
re d’Aristote, c’est-à-dire avec une théologie46. Son objet est donc l’immatériel,
non soumis au devenir, l’«étant premier» par excellence et dans l’ordre des cau-
ses. Cette interprétation, transmise par des sources arabes, conforte ce que les
latins connaissaient déjà de l’école d’Ammonius, via Boèce, qui interprète la
science la plus haute comme theologia ou science du divin. Combinant ces dif-
férentes sources, ils retrouvent le principe d’une procession de l’être hors de l’ê-
tre premier. Mais la répétition est ici une différence: les auteurs latins reconsti-
tuent le geste néoplatonicien en ignorant le corpus où il s’est constitué. Ils ré-
alisent donc à leur tour une nouvelle synthèse néoplatonicienne.
Remarquons que Heidegger n’étudie jamais pour elle-même la pensée néo-
platonicienne (il ne lui consacre aucun cours), qu’il lui dénie même tout statut
philosophique (la qualifiant une fois au moins du méchant nom de «théoso-
phie»47), et qu’il oriente tout l’effort de son cours sur Augustin à le détacher de
ses sources platoniciennes. En tous cas, cela ne le prédispose pas à reconnaître
l’existence de cette forme de métaphysique de part en part théologique. S’agit-
il d’une onto-théologie? Dans la troisième figure de ce concept, oui, puisqu’il
s’agit d’une pensée où Dieu entre dans la philosophie. Mais dire cela, est-ce fai-
re une grande découverte? En revanche, il ne s’agit pas d’une onto-théologie
dans la seconde figure: cette métaphysique ne comporte aucune dimension uni-
verselle, aucune spéculation sur l’ens commune, sur l’on hè on. Il n’y a pas là
d’ontothéologie parce qu’il n’y a pas d’ontologie. C’est pourtant une onto-théolo-
gie au premier sens, parce qu’elle est d’abord déterminée par le divin, et qu’el-
le culmine dans la science divine du divin, le platonisme communiquant avec
l’idéalisme. Je propose d’appeler cette doctrine une protologie, car cette méta-
physique vise directement tout ce qui est premier ou principe.
46 AMMONIUS, In Porphyrium Isagogen, CAG 4/3, ed. A. Busse, 11, 25 sq.; cf. 13, 5; et In Categ., CAG
4/4, ed. A. Busse, 6, 4 sq. Et SIMPLICIUS, In De anima, CAG 9/1, ed. M. Hayduck, 124, 15 sq.
47 Voir, ici même, la communication de J.-M. Narbonne, et W. BEIERWALTES, Platonisme et idéalisme,
Paris 2000, postface à l’éd. française, 216: «dans sa construction philosophico-historique du développe-
ment de la pensée “métaphysique”, il n’accorde au néoplatonisme absolument aucun rôle déterminant
dans cette histoire».
48 AVICENNA, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, ed. S. Van Riet, Louvain – Leyde 1977,
de la métaphysique, son existence devrait être démontrée ailleurs. Mais les au-
tres sciences en sont incapables. Si le premier moteur est bien démontré par
Aristote dans la Physique, cette preuve ne relève pas de la physique49. Au nom
d’un concept monothéiste de Dieu comme premier agent, plutôt que premier mo-
teur, Avicenne se démarque d’Aristote, pour qui la physique s’achève dans l’é-
tude des causes dernières du mouvement.
Du coup, Avicenne se fonde sur l’affirmation de Métaphysique G: «le premier
sujet de cette science est l’étant en tant qu’il est étant; et ce qu’elle étudie, ce
sont les propriétés qui accompagnent (consequentia) l’étant en tant qu’étant sans
restriction»50. La métaphysique porte alors sur l’objet le plus général de notre
pensée, le concept d’étant: «L’être, la raison le connaît par elle-même sans re-
courir à définition ni description, parce que l’être n’a pas de définition, parce
qu’il n’a ni genre ni différence»51, selon une évidence herméneutique que Hei-
degger reprendra dans Sein und Zeit52.
Si l’étant est le sujet de cette science, peut-elle établir l’existence des princi-
pes de l’étant? – Il semble que non: si l’objet d’une science est un point de départ,
on ne recherche pas ses principes, mais les propriétés qui en découlent53. – Au
contraire, répond Avicenne: «la considération des principes n’est autre que l’in-
vestigation des conséquences (consequentia) de ce sujet»54; on ne recherche pas
les principes de l’étant en tant que tel, mais seulement ses propriété consécutives
(consequentia), ses attributs connexes. L’être comme tel est un universel, le plus
universel de tous, il n’implique ni n’exclut rien de ce qui est contenu sous son ex-
tension, mais il le tolère. Le principe est bien un étant, inclus dans l’extension de
ce concept, mais il n’est pas le principe de l’étant en général. «En effet, le princi-
pe n’est pas plus commun que l’étant»55. Il n’est pas davantage «principe de tous
les étants, car dans ce cas il serait principe de soi-même; or l’étant en soi, pris ab-
49 AVICENNA. Liber de philosophia prima..., 5: «Ipsa inquirit res separatas omnino a materia. Iam etiam
tibi significavi in naturalibus quod Deus non est corpus nec virtus corporis, sed est unum separatum a
materia et ab omni commixtione omnis motus».
50 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13: «Ideo primum subiectum huius scientiae est ens
inquantum est ens; et ea quae inquirit sunt consequentia ens inquantum est ens sine conditione» – en-
tendons, sans restriction.
51 AVICENNE, Le Livre de science, deuxième éd. M. Achena, H. Massé, s.l. (Paris?) 1986, 136.
52 HEIDEGGER, Sein und Zeit, GA Bd. 2, § 1, 4, citant Pascal: «On ne peut entreprendre de définir l’ê-
cipia essendi. Inquisitio enim omnis scientiae non est de principiis, sed de consequentibus principio-
rum».
54 AVICENNA, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13: «speculatio de principiis non est nisi inquisitio de
«la problématique interne de cette scientia regulatrix n’est en fait d’aucune manière
saisie, ou n’est vue qu’en gros, et ces trois orientations de la question sont maintenues
im 13. und 14. Jahrhundert. Texte und Untersuchungen (2eme édition), Peeters, Leuven 1998.
59 THOMAS DE AQUINO, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, Prologue, Marietti, To-
ensemble par une systématique qui se trouve sur une toute autre voie, essentiellement
déterminée par la foi. En d’autres termes, le concept du philosopher, ou celui de la
métaphysique, dans cette équivocité multiforme, n’est pas orienté sur la probléma-
tique interne, mais sont ici rassemblées des déterminations disparates du dépasse-
ment»60.
60 M. HEIDEGGER, Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA 29/30, hrsg.
von F.-W. v. Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main 1983, § 13: «Metaphysikbegriff des Thomas von
Aquin», 74 (souligné par Heidegger). Je traduis.
61 THOMAS DE AQUINO, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, 1: «Substantiae sepa-
47: «Causa prima est supra ens, inquantum est ipsum esse infinitum».
63 THOMAS DE AQUINO, In librum de Causis expositio, prop. VI, § 175, 47: «Illud solum est capibile ab
intellectu nostro quod habet qudditatem participantem esse; sed Dei quidditas est ipsum esse, unde est
supra intellectum».
64 Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils: II, 37, §.1: les premiers philosophes pensaient que
chaque chose n’est produite qu’à partir de l’étant en acte; les suivants ont considéré la procession de tout
l’étant créé à partir d’une substance unique; «C’est pourquoi il ne revient pas au philosophe de la nature
d’étudier une telle origine des choses, mais cela revient au métaphysicien (ad philosophum primum), qui
considère l’étant commun et ce qui est séparé du mouvement».
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 397
res dimensions de la métaphysique, qui sont déjà chez Aristote (étant en tant
qu’étant; étant séparé), Thomas en ajoute une troisième, qui exprime la création
des étants à partir du néant, et permet de penser Dieu comme au-delà des étants
participés et de toute onto-théologie. Dieu échappe à l’onto-théo-logie au sens
strict, tout simplement parce qu’il n’est pas un étant parmi d’autres, mais la cau-
se de l’être de l’étant. Il n’est pas atteint à l’intérieur du sujet de la métaphy-
sique, mais comme cause de ce sujet.
Cette analyse s’accorde certes avec une foi (ou une loi) biblico-islamique
dans la création. Mais son armature conceptuelle est d’abord le résultat d’une
spéculation théologique d’origine néoplatonicienne, et plus précisément pro-
clienne, véhiculée par Denys et le Livre des causes. Heidegger sous-estime clai-
rement toute la dimension néo-platonicienne de la pensée de Thomas, héritier
en cela de la néo-scolastique, qui croyait encore possible la chimère d’un aris-
totélo-thomisme. Du coup, il attribue à la foi une structure qui relève plutôt de
la théologie platonicienne.
Or il faut noter, contre Heidegger encore, qu’ici, la théologie (proclienne) em-
pêche plutôt la métaphysique de s’achever comme science, en lui interdisant de
se clore sur elle-même. Celui dont on démontre l’existence, Dieu, n’appartient
pas au sujet de la métaphysique, puisqu’il en est la cause. Si la fin de la méta-
physique est la connaissance de Dieu, son achèvement est problématique: elle
doit établir l’existence d’un être qui n’est pas inclus dans son sujet. La méta-
physique reste une science béante, car ouverte sur la théologie. Incapable de se
refermer sur elle-même comme une science démonstrative, elle suppose plutôt
la remontée vers le principe à la manière du néoplatonisme.
Je propose d’appeler cette forme de la science une théo-ontologie, car il s’agit
précisément du contraire de ce que Kant appelle une onto-théologie65, puis-
qu’elle n’admet pas de science générale de l’être préalable à la science spéciale
de Dieu. Si le sujet de la métaphysique est l’étant dit communément, il ne l’est
que s’il se dit d’abord du premier étant, principe universel de tout le reste. En rai-
son de cette structure analogique, et de son enracinement dans une théologie de
la participation, la métaphysique peut bien remplir le projet de la métaphysique
E: elle est «universelle parce que première»; en considérant l’étant premier, l’on
considère le principe d’être de toutes choses. Nous pouvons donc dire que cette
métaphysique a une structure katholou-protologique66. Structurellement, le prin-
cipiel est ipso facto l’universel, puisqu’il est un principe universel.
65 Sur ce concept de théo-ontologie, cf. O. BOULNOIS, Etre et représentation. Une généalogie de la mé-
taphysique moderne à l’époque de Duns Scot (XIIIe-XIVe siècle), Presses Universitaires de France, Paris
1999, 462.
66 Sur ce concept, voir BRAGUE, Aristote et la question du monde, et BOULNOIS, Etre et représentation...,
514.
398 Olivier Boulnois
67 C’est la position de Robert Kilwardby, Siger de Brabant, Pierre d’Auvergne, Henri de Gand, de cinq
rium (éd. Dunphy, 170, cf. 37). L’argument vient d’AVICENNE, Philosophia prima..., I, 2 (14): «Principium
non est principium omnium entium. Si enim omnium entium esset principium, tunc esset principium sui
ipsius; ens autem in se absolute non habet principium; sed habet principium unumquodque esse quod
scitur. Principium igitur est principium aliquibus entibus».
69 SIGERUS DE BRABANTIA, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 185.
70 A. ZIMMERMANN, Die “Grundfrage” in der Metaphysik der Mittelalter, «Archiv für Geschichte der
Philosophie», 47 (1967), 141-156 a cru voir dans ces analyses la “Grundfrage der Metaphysik”. Il ne voit
pas que si la question: “Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas plutôt rien” est bien esquivée par Si-
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 399
ger, alors qu’elle est posée par Thomas dans son commentaire du Liber de Causis, Heidegger la prend en
sens inverse, et de manière ironique: ce qui ne lui semble pas acceptable, justement, c’est la réponse de
Thomas, qui recourt à la causalité divine, tandis qu’il répète la position de Siger, selon laquelle l’étant en
tant qu’étant ne s’explique pas par une cause. En effet, seule la question du néant permet de la poser –
et c’est alors qu’elle est pour Heidegger la question fondamentale, mais elle ne se résout pas par une cau-
se ontique, mais par l’expérience ontologique de l’angoisse. Or la question du néant était posée par les
théologiens qui critiquent l’entrée dans cette métaphysique: Augustin, Thomas d’Aquin, Eckhart.
71 M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, M. Niemeyer Verlag, Tübingen 19582, 1-6; trad. fr.
par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris 1967. Cf. ZIMMERMANN, Ontologie oder...,
420-421 et Die “Grundfrage” der Metaphysik des Mittelalters...
72 HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr. 44.
77 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [43], 142 (ed. G. Etzkorn, Saint Bo-
naventure, New York 1997, 65): «condiciones principales concludendae de primo ente sequuntur ex pro-
prietatibus entis iquantum ens. Speciales enim condiciones entis non concludunt primo aliquid de ipso,
ideo [metaphysica] tantum considerat de ente in communi».
78 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [18], 59 (36): «haec scientia est “cir-
ca separabilia et immobilia”, non tanquam circa subiecta, sed tamquam circa principales partes subiec-
ti, quae non participant rationes subiecti alterius scientiae».
79 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § [47], 155 (69): «Igitur demonstratio
passionis transcendentis de ente prior est ista, sicut universalis particulari, sicut medium medio [...]. Igi-
tur metaphysica transcendens erit tota prior scientia divina, et ita erunt quattuor scientiae speculativae:
una transcendens, tres speciales».
402 Olivier Boulnois
84 IOANNES DUNS SCOTUS, Quaestions subtilissimae VI, q.3, (§ 36, 48; Saint Bonaventure, New York 1997,
69, 73); Ordinatio I, d.3, § 151 (III, Vatican, 1954), 93-94; trad. fr. par O. Boulnois, Sur la connaissance de
Dieu et l’univocité de l’étant, Presses Universitaires de France, Paris 1988,146-147. Sur tout ceci, voir O.
BOULNOIS, Heidegger lecteur de Duns Scot. Entre catégories et signification, in J.-F. COURTINE (éd. par), Phé-
noménologie et logique, Vrin, Paris 1996, 261-281.
85 HEIDEGGER, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 220 (162); cf. L. HONNEFELDER, Scientia transcendens. Die
formale Bestimmung der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit (Duns
Scotus – Suárez – Wolff – Kant – Peirce), Meiner, Hamburg 1990, 6-8.
86 J.-F. COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Puf, Paris 1990, 537, n. 22; T. KOBUSCH,
Das Seiende als transzendentaler oder supertranszendentaler Begriff. Deutungen der Univozität des Begriffs
bei Scotus und den Scotisten, in L. HONNEFELDER – R. WOOD – M. DREYER (ed. by), John Duns Scotus, Me-
taphysics and Ethics, Brill, Leiden – Boston – Köln 1996, 345-366.
87 HEIDEGGER Frühe Schriften, GA Bd. 1, 217 (159).
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique 403
trouve chez Duns Scot l’ontologie neutre qui n’existe pas chez Thomas d’Aquin,
et qu’il retrouvera chez Kant, bref, l’onto-théologie au sens propre.
déniable qu’au Moyen Age, la pensée médiévale s’interroge sur l’entrée de Dieu
en philosophie, et que la métaphysique articule l’une sur l’autre la connaissance
de l’être et la connaissance de Dieu. Comme d’autres périodes de l’histoire de la
métaphysique, les médiévaux se trouvaient devant l’obligation d’établir «les rai-
sons de l’apparent dimorphisme et le mode de la correspondance entre ces deux
déterminations»88, Dieu et l’être. Mais nous avons vu qu’il y a eu trois manières
de concevoir l’entrée de Dieu dans la philosophie, trois figures médiévales de
l’onto-théo-logie. Cela me conduit à ma première conclusion: au sens heuristique,
d’une entrée de Dieu dans la métaphysique, il faut distinguer trois structures dif-
férentes de la métaphysique. Quel est le rapport de Heidegger à celles-ci?
1. Heidegger ignore purement et simplement la première figure (directement
théologique ou protologique). – Or il y a là précisément, dans la science divine
du divin, un équivalent structurel intéressant du savoir absolu de l’absolu89. Il
n’envisage explicitement que les deux figures postérieures de la métaphysique,
que j’ai nommées katholou-protologique et katholou-tinologique.
2. Nous avons vu qu’il considérait la seconde figure comme incohérente, au
moins dans le cas de Thomas d’Aquin. – J’ai pourtant montré que l’intervention
de la théologie n’était pas, comme il l’affirmait, un motif extérieur guidé par la foi
pour achever la métaphysique comme science, mais au contraire, l’indice d’un
obstacle épistémologique, la transcendance de Dieu, qui se formulait philoso-
phiquement dans le néo-platonisme et non seulement dans une théologie révélée.
3. Nous avons vu aussi qu’il reprenait la troisième figure, à travers la pro-
blématique scotiste de la communauté de l’étant. Si l’on veut parler d’onto-théo-
logie au sens rigoureux (dès que l’accès à Dieu est inclus dans le concept d’é-
tant), c’est cette figure qui accomplit ce mouvement. Celle-ci constitue une on-
tothéologie au sens kantien, impliquant l’articulation entre une ontologie neutre
et une théologie subordonnée à celle-ci comme la métaphysique spéciale à la
métaphysique générale. C’est de ce concept neutre, indépendant d’une science
de Dieu, que Heidegger est lui-même parti, pour refonder une ontologie fonda-
mentale. – Mais c’est aussi la forme de métaphysique qu’il incrimine le plus ra-
dicalement. Dans Kant et le problème de la métaphysique, il signale que deux mo-
tifs ont empêché le retour de la métaphysique d’école à la problématique origi-
nelle, c’est-à-dire «à l’état incertain et à l’ouverture (Offenheit) dans lequel Pla-
ton et Aristote laissèrent les problèmes capitaux»90. Ces deux motifs sont l’idéal
91 AVICENNE, Le Livre de science, 136: «Certes, il se peut que l’on connaisse son nom dans une langue
et non dans une autre; alors on donne connaissance en expliquant ce qu’on veut exprimer par tel mot de
l’autre langue. Par exemple, si l’on dit en arabe “être”, on le commente en persan, ou l’on signale que l’ê-
tre est ce dont toutes choses se rangent au-dessous de lui».
406 Olivier Boulnois
kè, il ne l’est pas que la métaphysique médiévale préfigure la causa sui carté-
sienne ou le savoir absolu de Hegel. – Inversement, l’on pourrait se borner à in-
voquer la singularité rebelle des philosophies, et se borner à dire qu’il y a au-
tant d’ontothéologies que de métaphysiques. Ce serait une saine prudence, mais
ce ne serait pas très éclairant. Je crois plus judicieux de constater que ces mé-
taphysiques se groupent en plusieurs structures, qui s’organisent autour d’une
ou plusieurs hypothèses fondamentales, mais selon leur histoire propre.
Quatrième conclusion: j’accepterais de dire qu’il y a un lien constant entre la
structure de la métaphysique et la théologie révélée. Mais contrairement à ce
que postule Heidegger, la métaphysique médiévale ne s’est pas orientée pri-
mordialement vers l’identification du divin et de l’être. Il est au contraire frap-
pant de constater que l’interprétation médiévale se dirige contre l’école d’Am-
monius, contre le concept d’un savoir absolu de l’absolu, précisément sous l’in-
fluence de la théologie révélée. En d’autres termes, c’est la naissance et le dé-
veloppement de la théologie comme science qui ont développé une instance cri-
tique et exigé de réduire celle-ci à une métaphysique minimaliste. En réalité, ce
n’est pas la théologie qui épouse la structure de la métaphysique, mais la théo-
logie révélée qui dépouille la métaphysique de sa structure directement théolo-
gique, parce qu’elle lui ferait concurrence!92
Si l’ontothéologie est un concept descriptif de la métaphysique, et non un sim-
ple soupçon jeté sur la discipline, je ne vois aucun inconvénient à son utilisation.
Mais il faut en délimiter clairement l’usage pour le rendre falsifiable. Le concept
formulé par Heidegger n’est fécond que si on le complique, en l’occurrence en le
démultipliant, et si on le dépasse, en signalant ses limites (et l’excès de la théo-
logie sur la métaphysique). Mais pour cela, il fallait l’historiciser, remplacer l’es-
sence de la métaphysique par son histoire, ses questions et ses structures.
Sachant que la philosophie se confond pour Heidegger avec la destruction de
son histoire, on peut se demander si l’oubli de la diversité médiévale, doublé
d’un véritable «oubli du néoplatonisme», ne remet pas en cause, avec l’histoire
de la métaphysique brossée par Heidegger, toute sa pensée, dans son chemine-
ment comme dans son résultat.