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16/12/2017 Que se passe-t-il ?

- Le parfait de l’événement - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Que se passe-t-il ? | Sabrina Parent, Michèle Touret, Didier
Alexandre, et al.

Le parfait de
l’événement
Didier Alexandre
p. 177-197

Texte intégral
1 Le détour de l’étymologie n’est pas inutile à la
compréhension de la temporalité de l’événement. Le verbe
latin impersonnel evenit signifie en français il arrive. Mais
ce présent n’est que le résultat d’une action passée : le
perfectum d’evenit est le temps de l’accompli et de l’achevé,
si bien que le verbe marque dans le présent le résultat d’une
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action déjà réalisée, rendue à l’impersonnel. L’événement se


construit à partir d’actes ou d’actions qui ont toujours déjà
eu lieu pour un sujet sinon absent, du moins problématique
identitairement. Deux voies se présentent alors à la
littérature et à la philosophie de l’événement : ou dire le
surgissement d’un présent décontextualisé de tout passé en
une énonciation qui renonce à narrer pour dire la scène, sur
le mode dramatique et visuel1, ou constater le perfectum et
tenter de constituer le passé à partir de ce présent sans
passé, avec toutes les conséquences que cela impose, de
l’échec de la narrativité consacrée à la tentative faite pour
établir de nouveaux modes narratifs.
2 Le premier type d’événement est parfaitement illustré par la
troisième section du poème « Enfance » des Illuminations
de Rimbaud : le groupe verbal impersonnel il y a dit un
surgissement, une irruption, voire une intensité, trois traits
caractéristiques de l’événement.
Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait
rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte2

3 L’écriture prend en charge ou le sensoriel, avec les illusions


qui peuvent l’accompagner, ou l’émotion. Rimbaud inaugure
ainsi une tradition poétique de l’instant événementiel qui
trouvera des continuateurs chez Apollinaire, les surréalistes
ou René Char, les poètes de la présence, Philippe Jaccottet
en particulier dont l’œuvre poétique sera le matériau de cette
étude. L’instantanéité du phénomène, qui lui donne son
caractère épiphanique, se double, dans cette poésie, d’un
sentiment de perte non moins intense. Dans la section
d’Enfance citée, la succession des manifestations est
significative de la pérennité de chaque scène. La fermeture,
marquée par le blanc qui sépare les phrases, est significative
d’une perte, d’un blank. Levinas remarque que ce neutre qui
supprime toute différence est l’être qui précède tout étant,
« la notion d’un exister qui se fait sans nous, sans sujet3 ».
Débarrassé de tout substantif, de toute épithète, de tout
sujet, le il y a dit l’impersonnalité d’une « inhumaine

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neutralité4 ». À la limite, peut-être en dépit de l’émotion qu’il


éveille, l’événement ouvre sur une distance radicale de
l’homme à l’être, défiant l’écriture poétique, tendue entre
l’écriture blanche, neutre, impersonnelle, où le sujet
s’absente, et l’écriture qui reconstitue le rapport de l’homme
au phénomène. La narrativité, qui est, c’est un des
enseignements de Temps et récit de Paul Ricœur, le mode
d’être humain du temps5, serait la marque de l’humain dans
le traitement de l’événement : l’échec de la narrativité, dans
une poésie du surgissement, marque donc une
déshumanisation du littéraire. Il est remarquable que crise
du sujet et crise de la narrativité se confondent chez
Apollinaire dans les poèmes où il substitue au il y a
rimbaldien le Tu es de la présence au monde. Une suite de
présences surgies dans la mémoire – des présents du passé –
ne suffisent pas, dans deux poèmes d'Alcools, Zone ou Le
Voyageur à former une totalité structurée et une identité
cohérente. L’événement met à mal le récit compris comme
modalité articulatoire du temps, et évidemment les modèles
culturels, les « médiations symboliques », qui sous-tendent
l’écriture du récit. Ce qui fait défaut, c’est précisément la
mise en intrigue et au-delà les structures narratives
culturellement reconnues qui la fondent6.
4 On pourrait évidemment penser que le prétérit rémunère ce
défaut du parfait, et qu’il assure cette continuité qui semble
faire défaut au récit poétique. L’événement qui bouleverse
l’existence de Frédéric Moreau – « et ce fut comme une
apparition » – est énoncé par Flaubert au passé simple. Mais
ce passé simple, par lequel « le verbe fait implicitement
partie d’une chaîne causale, [qui] participe à un ensemble
d’actions solidaires et dirigées, [qui] fonctionne comme le
signe algébrique d’une intention »7 suffit-il à réduire la
fracture événementielle ? On peut vraiment en douter, tant
Flaubert déconstruit la logique du discours amoureux qui
devrait sous-tendre son récit. Claude Simon renonce, quant
à lui, délibérément, à intégrer le phénomène événementiel
dans une continuité narrative et temporelle : « persistance
rétinienne », perfectum, trace présente d’une action passée
inscrite dans la chair de l’œil, l’événement, imprévisible,
énigmatique, est de l’ordre de l’accompli. Il a toujours déjà
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eu lieu pour celui qui en est le témoin : le décalage est ce qui


le fait présence-absence, instantané différé et perdu, il
inscrit dans le phénoménal et le temps, et dans le sujet, et
dans le rapport du sujet à lui par I écriture, une triple césure.
L’écriture romanesque simonienne, il est vrai fortement
influencée par la phénoménologie de Merleau-Ponty, en
particulier dans les années soixante, au moment de la
rédaction du Palace, rejoint ainsi certains constats formulés
à propos de la poésie. Voici une apparition-disparition, qui
prend place entre deux néants.
Rien qu'un instant, l’espace d’une fraction de seconde à
peine. Puis elle tira le rideau, se supprimant, se gommant,
s’effaçant elle-même, l’apparition disparue restant là sans
doute par l’effet d’une persistance rétinienne, devant à sa
brièveté même […] cette prolongation d’existence, de sorte
qu’il lui semblait toujours continuer à la voir […] elle aussi
sortie du néant et retournée à jamais l’instant d’après au
néant8.

5 L’événement est donc fractal, échappant à ce que les


philosophes appellent l’intratemporalité, l’enchaînement de
l’avant et de l’après à travers le point présent qui établit
depuis la Physique d’Aristote le passé, le présent et le futur.
C’est cette triple césure, du temps, du sujet, de son rapport
au phénomène qui a toujours déjà eu lieu, que je me propose
d’examiner, après avoir précisé ce que la notion d’événement
recouvre.

6 L’événement peut être un phénomène naturel,
catastrophique ou infime, ou un phénomène socio-
historique, qui affecte la collectivité. Mais tant que cet
événement ne retentit pas dans le présent d’un sujet et donc
tant que le sujet n’en élabore pas la compréhension, il
demeure un pur phénomène. Serait donc événement un
phénomène, naturel ou historique, intime ou extime, qui
affecte un sujet, individuel ou collectif, et le contraint à en
mettre en place la compréhension poétique ou narrative,
étant entendu que la narrativité demeure une des voies
privilégiées de l’herméneutique de l’événement.
7 Au registre des phénomènes naturels, on inscrira autant la
manifestation infime qui retient dans l’émotion l’attention
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du sujet poétique que la rupture introduite par le deuil chez


un sujet qu’il affecte. J’ai évoqué précédemment les poètes
de la présence. Je prendrai donc pour exemple Philippe
Jaccottet qui pourrait reprendre à son compte la formule de
Jean Follain : « Tout fait événement ». On trouve dans La
Semaison des notes très thématisées rédigées autour de la
lumière ou du monde élémentaire ou du règne végétal qui
tentent de dire un événement phénoménal : par exemple, le
début de l’année 1984 est dominé par des notes suscitées par
la lumière d’hiver, qui précèdent une réflexion sur la
Rhétorique fabuleuse de Dhôtel. Voici une de ces notes, où
se retrouvent l’irruption, l’apparition-disparition, l’intensité,
l’émotion, l’inefficacité de la parole :
Hier soir, de nouveau : le bleu intense et froid au-dessus de
la neige qui couronne la montagne de la Lance, et plus bas
les couleurs très sombres, comme concentrées, des champs,
des jardins, des chemins. Il y a là un lien avec l’eau et avec la
lune, avec la lune surtout. Mais encore ? La neige éclairée de
l’intérieur, une clarté muette, immobile, et la profondeur des
bleus, au-dessus et au-dessous d’elle. Le cygne. De nouveau,
la même émotion, repérée sans la moindre usure, comme
une parole qui ne se lasserait jamais parce qu’on n’en épuise
jamais le sens et qu’elle semble l’une des plus importantes
qui vous aient été soufflées à l’oreille, au cœur9.

8 Le commentaire de l’ouvrage de Dhôtel, qui fut proche de


Follain (faut-il le rappeler ?) oriente Jaccottet et son lecteur
vers une rhétorique de la rupture, c’est- à-dire fondée sur un
refus de tout savoir antérieur et apte à restituer la
discontinuité et la rupture :
loin de poursuivre une harmonie, la rhétorique fabuleuse
chercherait plutôt des divergences, des dissonances, des
ruptures (dont Rimbaud donne dans son style comme dans
sa vie le plus pur exemple) par où apparaîtraient et
disparaîtraient les images. Car il y a entre nous et la lumière
du dehors une distance infranchissable, et c’est cette
distance même qui en fait éclater la puissance, le
rayonnement. Il faudrait aussi, plutôt que de croire à une
inspiration venue du dedans, se livrer, toujours, à cette force
du dehors10.

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9 On voit ainsi Jaccottet constamment revenir, défaire et


problématiser sa propre écriture, h la recherche d’une
écriture fondée sur l’ignorance apte à dire l’événement.
10 Deux risques pèsent, du reste, sur l’événementiel. La
multiplication des événements contraint le poète à réfléchir
sur leur banalisation. Une longue note revient sur ce risque
de mécanisme des sensations, de leur utilisation poétique
sous la forme de note, et suggère deux attitudes différentes
l’une de l’autre : une surenchère dans la qualité des
« événements » ou l’abandon aux événements les plus
simples « en cédant à la première, à la plus faible impulsion,
à son plaisir, sans but – en laissant passer le flux, même
intermittent, des sensations et des pensées. Sans trop
s’arrêter aux doutes, craintes, scrupules, etc.11 ». Mais ce qui
menace l’événement est une autre banalisation, qui
transforme « l’impossible » en « insoutenable ».
L’événement de Jaccottet est ambivalent : éphémère, il est
autant exaltant que désespérant et manifeste autant la
lumière, la force qui lie le monde, que sa disparition, et la
mort. C’est pourquoi la notion englobe et le phénomène le
plus humble, un brin d’herbe qui ploie sous la rosée, tout
autant que l’événement qui est la proie des médias.
L’impossible : événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les
journaux tous les jours, c’est à proprement parler
l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et
l’on poursuit cependant. Comment ?
Parce que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité
d’affronter l’insoutenable. Affronter est beaucoup dire.
Ce qui me rend aujourd’hui l’expression difficile est que je ne
voudrais pas tricher – et il me semble que la plupart
trichent, plus ou moins, avec leur expérience propre : la
mettent entre parenthèses, l’escamotent12.

11 Ce n’est pas donc pas l’extension de la notion d’événement


qui fait problème : Jaccottet est décidé à en assumer le
risque dans son écriture. La difficulté repose dans l’écriture.
Dans « Tout n’est pas dit », un des textes publiés dans un
journal du canton de Neufchâtel, la Feuille d’avis de la
Béroche, il revient sur l’événement en raison de quoi il
définit la fonction de la poésie :

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Même les choses, les phénomènes, les événements en


apparence les plus communs, les plus simples (eux surtout,
peut-être) attendent encore leur traduction juste, décisive,
immédiatement convaincante. […] La poésie me semble là,
justement, pour faire voir au regard usé, désabusé, que le
monde n’a jamais cessé d’être étrange, lointain, désirable13…

12 Les romans de Claude Simon reposent sur un fond


événementiel, historique et biographique. Dans Le Jardin
des plantes, Claude Simon, à la demande du journaliste qui
le questionne, fait le bilan des « événements » qui l’ont
marqué depuis son enfance, et mentionne l’absence de son
père, sa chute, enfant, dans un bassin, la mort de sa mère,
« sa première masturbation », « sa courte expédition à
Barcelone au début de la guerre civile espagnole », puis
insiste :
le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi
et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son
comportement général dans la vie se trouvèrent
profondément modifiés fut, comme il a essayé de le raconter,
ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce
colonel, vraisemblablement devenu fou, sur la route de
Solre-le-Château à Avesnes, le 17 mai 1940, avec la certitude
d’être tué dans la seconde qui allait suivre14.

13 De nombreux traits propres à l’événement apparaissent dans


ces lignes et dans les textes que le lecteur de Simon peut lui
associer, par exemple La Route des Flandres : sa nature
ruptrice du sujet et du monde, son imprévisibilité, son
surgissement, sa discontinuité, puisqu’il constitue une plage
temporelle sans passé ouvrant sur une absence de futur que
désigne l’imminence de la mort. On remarquera que Simon a
consacré un ou plusieurs romans ou parties de roman à
chacun de ces événements : Le Tramway et la mort de la
mère, en partie abordée dès Le Tricheur, puis avec Histoire ;
la mort de son père dans L’Acacia ; la guerre d’Espagne dans
La Corde raide, Le Sacre du printemps, et Le Palace ; l’éveil
de la sexualité dans La Bataille de Pharsale.
14 Quant au traumatisme, que l’œuvre de Simon assume de La
Corde raide au Jardin des plantes, il est lié à ce que les
cliniciens appellent une « névrose d’effroi » : la répétition est
souvent liée chez Simon au retour de l’angoisse ressentie au
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moment de la scène de trauma ; elle se double de


l’impossibilité faite au personnage, Georges dans L’Herbe ou
dans La Route des Flandres, d’avoir un futur ; enfin elle
montre un personnage habité par le souvenir du trauma et
incapable de se transformer dans le présent. Le trait ultime,
la créativité de l’événement, est ainsi contesté à ce stade chez
un sujet obsédé par les souvenirs indépassables, fixés, dont
l’image envahit le présent : on pourrait distinguer, à la suite
de Claude Romano dont les pages présentes suivent les
conclusions, le souvenir de la mémoire capable d’une mise à
distance critique de l’expérience15. Parce qu’il est
traumatique pour le sujet, l’événement tend à envahir le
texte simonien de sa présence : le présent habité de passé est
caractéristique de l’univers simonien. Par exemple, dans Le
Jardin des plantes, les fragments typographiques qui
composent les premières pages du roman juxtaposent des
scènes et des fragments textuels divers. Toutefois, les liens
profonds qui unissent certains textes entre eux renvoient à la
scène traumatique de la Seconde Guerre mondiale.
L’« horreur » affichée par Simon devant Brodski, dissident
russe d’origine juive, ce qui n’est pas indifférent dans ce
contexte, pour le feu d’artifice tiré à Stockholm lors des
cérémonies du Nobel, est juxtaposée à un fragment des
mémoires de Churchill qui évoque le début des hostilités de
mai 1940 – rappelons que Churchill fut, pour ces mémoires,
prix Nobel de littérature – et à la scène traumatique elle-
même : « “à la cinq de tarde” à peu près cinq heures oui sans
doute mourir dans l’après-midi sauf qu’il n’y avait personne
pour me regarder16 ».
15 Ces traits se retrouvent dans le détail du roman Le Palace
qui raconte la présence de Simon à Barcelone lors de
l’insurrection anarchiste. Du point de vue du temps, la
révolution est présentée comme ce qui est révolu et comme
ce qui a toujours déjà eu lieu. Durruti, appelé Santiago dans
le roman, a été assassiné. Le personnage de l’américain a
disparu. Les commentaires apportés par le narrateur sur cet
événement passé mettent l’accent sur la discontinuité
temporelle de l’insurrection. Pour les Barcelonais des années
cinquante, la révolution, à la faveur d’un jeu de mots, n’est
plus qu’un « rêve, trop violent, trop lointain, trop éclatant
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pour qu’il soit possible de croire à sa réalité, de s’en souvenir


autrement que comme d’une aventure absolument incrédible
qui vous est arrivée pendant qu’on dormait17 ». De même, les
cinq acteurs des événements apparaissent dans le texte de
manière ambiguë. En effet, quinze années après les
événements, le narrateur revient à Barcelone et se souvient.
La survenue du souvenir est textuellement présentée de la
même manière que le présent des années cinquante.
Littéralement, le présent est envahi par le présent du passé
(retentissement). Ces personnages qui sont là échappent en
fait au temps : comme l’événement dont ils participent, ils
sortent du néant avant d’y retourner (imprévisibilité, être
hors du monde et donc des modes de compréhension
consacrés du monde), n’ont ni passé ni futur, sont étrangers
à l’humanité :
et eux (les quatre hommes – ce qui, avec lui, faisait cinq) se
tenant là, surgis de ce néant où ils devaient retourner
presque aussitôt après une brève, violente et météorique
existence pendant laquelle il les aurait vus agir et se
comporter comme des êtres de chair et d’os […] : se tenant
donc là, insolites, et même légèrement incroyables,
légèrement irréels, légèrement désuets, […] comme s’ils
étaient eux- mêmes quelque chose de pareil à des spectres
prêts à réintégrer (ce qu’ils firent) l’endroit d’où ils étaient
sortis : cette espèce d’inépuisable et vague réserve où se
tiennent ceux que nous n’avons rencontrés que quelques
heures ou que quelques jours, sans passé, sans avenir,
échappant à ces fatidiques servitudes auxquelles sont
habituellement soumis les humains18.

16 Le traumatisme est désigné, dans ce même roman, par la


métaphore de la blessure et de l’hémorragie désignant le
temps19, ou à travers le personnage de l’homme-fusil, un
anarchiste italien qui assassine avant les événements de
Barcelone un représentant de l’Italie fasciste à Paris et qui
fait, dans un train, le récit de cet attentat au jeune homme
français (Simon) venu participer à l’insurrection anarchiste
de Barcelone : « il y a déjà un moment qu’il s’occupe de tout
autre chose, ou que c’est tout autre chose qui l’occupe20 ».
Cette chose, si envahissante dans l’écriture simonienne, est

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bel et bien cet objet qu’est l’événement, qui envahir le temps


présent de sa présence inhumaine.
17 Ces traits envahissent le texte simonien, en des scènes en
apparence mineures, en réalité marquées du trauma. Par
exemple, la scène inaugurale du roman reprend les
composantes de l’événement : ainsi à l'incipit se dit
l’effraction dans le temps présent du passé, un passé
problématisé sous la forme d’un pigeon qui porte en lui, ce
que la reprise du motif développera, des connotations
contradictoires, matérielles et spirituelles, un passé présenté
sur le mode du paradoxe (par exemple la lourdeur du
pigeon), de l’imprévisible (métaphore de la prestidigitation),
du surgissement, du perfection :
Et à un moment, dans un brusque froissement d’air aussitôt
figé (de sorte qu'il fut là – les ailes déjà repliées,
parfaitement immobile – sans qu’ils l’aient vu arriver,
comme s’il avait non pas volé jusqu’au balcon mais était
aussitôt apparu, matérialisé par la baguette d’un
prestidigitateur), l’un d’eux vint s’abattre sur l’appui de
pierre, énorme (sans doute parce qu’on les voit toujours de
loin), étrangement lourd21.

18 Pour des raisons affectives, dues à l’expérience vécue par


Claude Simon durant la Seconde Guerre mondiale, l’écriture
de Jaccottet diffère de celle de Simon : chez le poète, elle se
voudrait par le langage « contact direct avec le réel22 », et
chez le romancier, elle répète, voire ressasse
obsessionnellement, l’événement afin de « rejeter de lui cette
violence, cette chose qui a élu domicile en lui, se sert de
lui23 ». Elles se rejoignent cependant en ce qu'elles tâtonnent
chacune vers ce but à travers répétitions, corrections et
résignations. Elles se rejoignent aussi dans le point de vue
nouveau qu’elles dictent au sujet sur le monde, le passage du
proche au lointain, du familier à l’étrange. Qu’il soit trauma
ou fascination et désir, l’événement modifie radicalement le
regard et l’écoute que j’ai du monde et de l’autre : modifier,
c’est- à-dire contester et contraindre à reconstruire un point
de vue nouveau, « L’événement est donc ce qui, par
l’altération radicale d’une ou de plusieurs possibilités
données, modifie la manière même dont l’advenant peut se
comprendre lui- même, en sa singularité, à la lumière de la
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totalité articulée de ses possibles : le monde. Tout


événement, en ce sens, touche toujours au Tout : il signifie
un bouleversement total dans la mesure où il met l’advenant
en demeure de se comprendre lui-même en tant que lui-
même à nouveaux fiais à partir du monde qu’il
reconfigure24 ».

19 Nous retrouvons là les trois fractures ou césures initialement
envisagées : celle du temps, celle du sujet de l’écriture, celle
de l’écriture enfin dans ses rapports au temps, au sujet et au
monde.
20 La première césure provoquée est temporelle. Les
personnages du passé sont « sans passé, sans avenir25 »,
personnages qui littéralement ek-sistent hors du temps.
L’événement est alors formulé sur le mode du paradoxe,
voire de l’oxymore. Il réunit en lui deux attributs contraires,
dont la réunion, du point de vue logique, est impossible.
Ainsi, l’événement met en échec le point de vue noétique ou
cognitif et perturbe « la structure oppositive dans laquelle
opère le sémantisme de la langue26 ». La formulation du
temps – mais ceci serait vrai aussi d’une qualité sensible, par
exemple une couleur chez Jaccottet, ou de l’espace – est
donc déviante par rapport à la dosa : elle ne tolère pas de
négation, tout en étant inconséquente et incohérente. On la
retrouve dans la poésie de l’instant, où le poète traduit par la
discontinuité, inaugurée par Rimbaud, cette non-
coïncidence des segments temporels. L’aphorisme de René
Char oppose ainsi l’instantané de l’éclair à la durée de
l’éternité, le dehors au dedans :
Si nous habitons l’éclair, il est le cœur de l’éternel27.

21 Le poème Le Loriot du même recueil Fureur et mystère


inscrit dans son sémantisme la rupture provoquée par la
déclaration de guerre de 1939. Irruption dans le temps du
sujet et impertinence dans l’ordre de la langue ne font qu’un.
Deux temps se suivent sans se lier, la métaphore de l’épée
inscrivant cette césure du temps :
3 septembre 1939.
Le loriot entra dans la capitale de l’aube.
Lépée de son chant ferma le lit triste.
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Tout à jamais prit fin28.

22 Dans sa poésie, Philippe Jaccottet se montre autant sensible


au paradoxe de l’extase du temps dans le paysage qu’au
paradoxe d’une écriture qui va contre la vérité du temps qui
passe. Philippe Jaccottet se situe ainsi au point de jonction
de la contradiction, ce qu’il appelle la limite et l’émotion qui
l’accompagne. Voici la tin d’une description de « peupliers »
contemplés le soir au soleil couchant :
Ils retiennent la lumière (et l’ombre) – là est probablement
l’essentiel -, ils sont, dans l’étendue, autant de jalons, comme
si chacun d’eux redisait plus loin dans un texte le mot
lumière ou les mots soir, or et ombre. Ils accentuent, ils
ponctuent l’espace, avec un côté doré et un côté noir, à
distance presque indistincts. Fuseaux où s’entremêlent la
soie de l’ombre et la soie du jour, fuseaux d’ombre soyeuse et
d’or. Et de nouveau – ne pas franchir la limite entre vrai et
faux ! – on oublie la simplicité, la fraîcheur qu’ont les arbres,
l’air, l’étendue, les heures qui passent sans bruit. La raison
qui met en doute les règles du vrai ne peut rien contre le
sentiment délicat et fort qui fixe cette limite29.

23 Rétention et passage du temps se répondent et s’opposent,


comme les métaphores s’opposent à la simplicité,
l’indistinction à la distinction des éléments du paysage. La
césure temporelle nécessite ainsi une écriture poétique,
créatrice, apte à dire le rapport singulier du sujet au temps et
au monde naturel (l’éclair) ou historique (Seconde Guerre
mondiale), susceptible de penser sa propre poéticité
(Jaccottet) et donc de devenir métaréflexive. L’événement
contraint le sujet écrivant à se penser dans le temps et à
penser sa langue.
24 Ce type d’écriture paradoxale n’est pas étranger à l’œuvre de
Claude Simon. La métaphore permet de condenser les
composantes contradictoires de l’événement, par exemple
l’insurrection anarchiste de Barcelone. Désigner la
révolution comme un enfant « mort-né » multiplie les
césures. Claude Simon réunit dans la représentation les deux
événements prototypiques pour tout humain, la naissance et
la mort – événements dans la mesure où ils échappent
toujours au sujet. Il creuse l’écart entre l’événement
référentiel, que l’on peut dater, et ce qu’il en a perçu, c’est-à-
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dire son absence, sa non-existence. Enfin, il revient sur la


question même de l’écriture de l’événement, en faisant des
écrits journalistiques les langes qui enveloppent l’enfant
mort-né et de la puanteur provoquée par la décomposition
du corps l’effet produit par ces écrits. L’événement, étranger
au temps linéaire, à la réalité même sordide, aux codes
normaux d’écriture, est aporétique au sens fort :
comme une grille d’égoût, disait l’Américain, et si on la
soulevait on trouverait par-dessous le cadavre d’un enfant
mort-né enveloppé dans de vieux journaux – vieux, c’est-à-
dire vieux d’un mois – pleins de titres aguichants. C’est ça
qui pue tellement : pas les choux-fleurs ou les poireaux dans
les escaliers des taudis, ni les chiottes bouchées : rien qu’une
charogne, un fœtus à trop grosse tête langé dans du papier
imprimé, rien qu’un petit macrocéphale décédé avant terme
parce que les docteurs n’étaient pas du même avis et jeté aux
égouts dans un linceul de mots […] une puante momie
enveloppée et étranglée par le cordon ombilical de
kilomètres de phrases enthousiastes tapées sur ruban à
machine par l’enthousiaste armée des correspondants
étrangers de la presse libérale30.

25 La métaphore du fantôme est récurrente tout au long du


roman : qu'elle désigne le serveur du restaurant où le
narrateur boit une bière lorsque quinze ans après la guerre
civile il revient à Barcelone31, ou le chauffeur de voiture qui
conduit le jeune étudiant dans la ville à son arrivée à
Barcelone en 193732, le président lors des funérailles de
Durruti-Santiago33, ou le maître d’école34, le personnage qui
participe à l’événement n’appartient pas à la réalité, mais
participe d’un hors temps illogique et inconséquent.

26 Cette césure temporelle, qui dessaisit le sujet écrivant de sa
langue normative et le contraint à créer sa langue pour dire
son rapport à l’événement et au temps, a pour corollaire une
dessaisie de soi. Claude Romano consacre, à juste titre, une
longue analyse à la crise de l’ipséité provoquée par
l’événement.35 Je rappelle que l’événement est intense,
surprenant, imprévisible : il dessaisit le sujet du monde tel
qu’il le sait et le maîtrise habituellement et donc le rend
passif et passible. Pour que le sujet puisse répondre à ce
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bouleversement de ses représentations et de soi, il lui faut se


montrer ouvert et disponible à ce qui lui est destiné dans
l’événement et donc renoncer à tout projet et toute attente.
Dans la mesure où le sujet impliqué dans l’événement est
aussi sujet d’écriture, le sujet de l’écriture de l’événement se
doit d’être autant sujet éthique – le poète qui ne triche pas
selon Jaccottet, l'honestus poeta36, le poète René Char qui se
distingue de l’homme engagé dans l’action clandestine et
donc historique, le Capitaine Alexandre37 – que sujet lyrique
– étant entendu que, pour l’écriture romanesque de Claude
Simon, la notion est très problématique. La question de
l’ipséité se pose ainsi en termes de capacité à accueillir et
dire vraiment les possibles jusqu’alors inconnus du monde et
du sujet.
27 Cette rupture de soi à soi s’observe chez Jaccottet dans le
mouvement incessant de l’écriture qui revient sur ses
propres formulations pour les biffer et en proposer de
nouvelles. Par ce geste, Le poète écarte, au nom d’une
justesse et d’un respect de la mesure, de la limite qui sont à
mettre au compte du sujet éthique, les voix qui s’imposent à
lui. Le sujet lyrique est ainsi le sujet en qui s’affrontent les
discours et les ordres du discours : être le soi transformé par
l’événement, dire ce soi exigent que l’on prenne ses distances
vis-à-vis des énonciations dont on est habité. Ainsi après la
description de l’émotion provoquée par une forêt de chênes,
qualifiée d’« amitié », et donc la tentative faite de définir la
transformation provoquée dans le sujet par sa relation au
dehors du monde, Jaccottet prend ses distances :
Cédant ainsi an mouvement de l’esprit eu quête d’analogies,
on se laisse emporter vers une autre espèce de plaisir ou de
beauté ; une fois de plus, il faut dire ensuite : te n’était pas
cela. C’était la terre, le bois, la verdure, le ciel ; la
promenade, le répit un instant, un peu plus d’innocence38.

28 Dans Paysages avec figures absentes, cette labilité du sujet


dilué dans l’impersonnalité du pronom impersonnel on est
questionnée à plusieurs reprises.
Dès que j’ai regardé, avant même – à peine avais-je vu ces
paysages, je les ai sentis m’attirer comme ce qui se dérobe
[…]. Je crois que c’était le meilleur de moi qui entendait cet

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appel, et j’ai fini par ne plus me fier qu’à lui, négligeant l’une
après l’autre toutes les voix qui auraient pu m’en détourner
et sur lesquelles je ne m’attarde pas ici, leurs objections me
paraissant vaines, en dépit de ce qu'elles peuvent avoir de
persuasif et d’autoritaire, contre l’immédiateté et la
persistance de cette parole lointaine39.

29 Le roman simonien pose différemment la question du sujet.


On peut affirmer que l’homme-fusil qui fait le récit de
l’attentat qu’il a commis à Paris ou que celui qui est appelé le
jeune étudiant pour la période de 1937 et qui quinze années
après est de retour à Barcelone sont deux représentations de
narrateur qui ont pour fonction de réfléchir sur les
possibilités de récit d’événements dans lesquels on a été
engagé. Ces deux personnages-narrateurs sont comme
Claude Simon : Claude Simon interroge et construit son
propre rapport à l’événement à travers ces personnages. Le
sujet est ainsi constamment déplacé, et donc constamment
instable. Claude Simon du reste n’a de cesse de questionner
l’identité du sujet, qualifiant le jeune étudiant, alors qu’il
adopte son point de vue, d’« homoncule », de « jeune
étourneau », de « double microscopique et lointain40 »,
autant pour dire le bouleversement que provoque en lui
l’événement que pour soupçonner son point de vue, le
dédoublant (Pal, p. 182-183), diluant les limites de son corps
dans l’espace environnant (Pal, p. 215), séparant son être de
ses paroles (Pal, p. 202-203), l’identifiant et l’aliénant dans
les voix de ses quatre compagnons de révolution :
l’étudiant (c’est-à-dire celui qui avait été l’étudiant) pouvant
les entendre (c’est-à- dire, si, comme on l’affirme, un homme
est constitué par la somme de ses expériences, pouvant
entendre cette partie de lui-même qui avait la forme d’un
Américain dégingandé (trop grand, gris ou plutôt grisâtre, au
regard trop gris aussi, et dont il ne savait rien sinon qu’il
avait le visage trop ridé pour son âge et la voix trop usée,
trop fatiguée) en train de dialoguer avec cette autre partie de
lui-même qui avait la forme d’un type chauve, vêtu de
quelque chose qui ressemblait à un uniforme, et fatigué lui
aussi, tous les deux se tenant dans cette partie de lui-même
qui avait la forme d’une petite place de vieux quartier (Pal, p.
156)

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30 Ainsi le jeune étudiant, objet de l’ironie du narrateur,


apparaît comme une voix traversée de voix, la voix étant par
ailleurs constamment séparée du sujet dans le roman41. Le
soupçon constamment dirigé contre renonciation et la valeur
véridique des propos tenus fait que le texte gravite autour
d’un objet inaccessible et irréductible. Le jeune étudiant, par
exemple, se demande face au récit de l’homme-fusil :
qu’est-ce qui pousse un homme à raconter (« Ou à se
raconter à lui-même, pensa-t-il : la seule différence, c’est
qu’il le fait maintenant à voix haute »), c’est-à-dire à
reconstituer, à reconstruire au moyen d’équivalents verbaux
quelque chose qu’il a fait ou vécu, comme s’il ne pouvait pas
admettre que ce qu’il a lait ou vu n’a pas laissé plus de traces
qu’un rêve (Pal, p. 77)42.

31 Il ne serait pas faux de prétendre que, dans la mesure où le


roman de Claude Simon développe une thématique du mort-
vivant, et dans la mesure où dans des romans comme
L’Acacia et Le Jardin des plantes, à travers le personnage
référentiel et exemplaire du peintre italien Novelli, il
distingue le personnage bouleversé dans son être et ses
discours par la Seconde Guerre mondiale du personnage qui,
évadé d’un camp de prisonniers, recommence à vivre,
biologiquement, avant de se construire ses propres
modalités discursives – c’est ainsi que je lis la dernière partie
de L’Acacia –, le sujet simonien est clivé entre le sujet
témoin de l’événement et le sujet biologique qui réapprend à
vivre et retrouve la mémoire dans ce qu’elle a de plus
originel. Présenté comme un mort vivant habité de
fantômes, le sujet simonien est un survivant qui s'interroge
autant sur celui qu’il était que sur celui qu’il est devenu à
travers l’expérience événementielle.43

32 On voit ainsi que l’écriture de l’événement a des enjeux
identitaires et éthiques importants. L’ultime césure, celle de
l’événement et de la diction de l’événement, est la
conséquence des deux qui ont précédé. Comment écrire
l’événement, en étant au plus près du vécu intime et en
respectant au mieux l’événement en lui- même, qu’il soit
phénoménal ou historique ?

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33 La question se pose, pour Jaccottet, non pas en termes


d’historicité, mais en termes de phénoménologie. En effet, le
poète de La Semaison prend constamment ses distances par
rapport à un discours cognitif, qui inclut autant la
philosophie que la science. Il choisit de se situer « en dehors
des dogmes » ou au contraire de prendre appui sur un
discours scientifique, la physique qui étudie « la mécanique
infiniment compliquée de l’univers », pour y insérer « nos
rêves, nos travaux, nos douleurs » : « Désormais, [l’homme]
sentira que la plus morne minute de sa vie est encore un
événement extraordinaire et digne d’être respecté44 ». Il
arrive que Jaccottet explicite mieux ce qu’il entend par cette
mise à distance du discours. Dans L’Insulte du néant, Il met
sur le même plan ce discours scientifique qui mesure
quantitativement le inonde, les discours philosophiques
contradictoires, les événements historiques horribles, pour
les regrouper sous l’appellation de néant : « [l’homme] verra
que cette immense incertitude du bien, cette énorme
certitude du mal qui l’investissent, et que sa démission sont,
en définitive, une insulte du néant. […] Trop de malheur,
trop d’horreur, trop de néant me redressent45 ». Ainsi
l’événement historique participe à un ensemble qui exige de
l’homme un sursaut et fait de la poésie un discours qui lasse
voir au regard désabusé que le monde est redoutable et
admirable et désirable46. « L’art suprême de l’écrivain n’est
pas d’oublier, d’effacer le trouble en se tournant vers les
fleurs ; c’est de tirer du pire un parfum47 ». Cet exercice est
néanmoins très difficile. Racontant ce qu’il a ressenti dans le
paysage du site archéologique, grec, de Saint-Biaise,
Jaccottet conclut : « Ce qui distingue la poésie de l’histoire,
d’une certaine histoire, et de toute science, est là. Dans mon
saisissement, le vol de l’aigrette avait au moins autant de
part que le bruit du vent et ces remparts d’un dessin si pur
ou ces tombes plus barbares. C’était leur rencontre qui
suscitait une phrase encore vivante, et absolument pas une
reconstitution du passé, ni même une méditation. […] J’ai
accueilli à la fois tous ces signes, et c’est seulement si j’avais
su les choisir et les ordonner qu’ils auraient pu parler aussi à
d’autres, en étant lus par eux48 ».

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34 Écrire l’événement, c’est donc l’accueillir et choisir ses mots


en les ordonnant pour pouvoir le dire. L’écriture est ainsi
tendue vers la « forme » que donne « à ce qui n’est
qu’insaisissable fumée » « un beau poème, une phrase
accomplie »49. La poésie de Jaccottet se voudrait être la
fixation de l’événement, et donc de ses tensions dues au
temps et à sa nature « impossible » et « admirable », dans
les textes, « leur texture même, leur tissu de mots » : elle ne
se propose donc pas d’en faire l’exégèse, d’en donner « une
explication », elle se propose uniquement de dire par
l’écriture l’« intensité » d’un moment50. Mais l’intention ne
suffit pas. L’écriture de Jaccottet se déploie en une série de
métaphores et de comparaisons qui approchent l’intensité de
la rencontre sans se fixer définitivement : ces détours ou ces
approximations maintiennent une distance entre la parole et
l’événement, et donc cultivent l’éloignement dans un effort
de proximité. Ce mouvement de saisie et de dessaisie,
caractéristique de l’événement, est en particulier provoqué
par le soupçon qui provoque chez Jaccottet le retour critique
sur ce qui est écrit. Souvent l’écriture rompt avec les images,
Jaccottet désigne fréquemment ses figures par ce texte, pour
revenir aux évidences et à la nomination directe, sans
détours, blanche. L’écriture poétique oscille ainsi entre deux
pôles, l’un objectif, brut, neutre, qui désapproprie le sujet,
l’autre subjectif, figurai, qui dit l’émotion sans se satisfaire.
Voici un exemple emprunté à La Semaison :
Cédant ainsi au mouvement de l’esprit eu quête d’analogies,
on se laisse emporter vers une autre espèce de plaisir ou de
beauté : une fois de plus, il faut dire ensuite : ce n’était pas
cela. C’était la terre, le bois, la verdure, le ciel ; la
promenade, le répit un instant, un peu plus d’innocence.
C’était aussi ce qui semble éternel à force de recommencer
toujours le même et sans monotonie. C’était le Temps
lorsqu’il sourit comme un patriarche ou comme une mère.
L’immémorial51.

35 « Travaux au lieu-dit l’étang, » dans Paysages avec figures


absentes, suit ce mouvement d’écritures, de ratures, de
détours :
j’imagine que, suivant cette pente, je pourrais écrire ce
poème […] : si je ne savais déjà, confusément, que mon
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émotion, sur l’instant, n’a pas eu cette couleur, ce rose


aussitôt disparu d’une carnation enflammée. Ainsi se vérifie
une expérience dont j’ai bientôt tiré une règle de poésie
(celle du danger de l’image qui « dérive »), et se justifient ces
tâtonnements qui se répètent en se complétant.
[…]
Et me voici tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les
images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le
signe de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement
intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la
sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret.
[…]
Il apparaît aussi, une fois de plus, que la comparaison peut
éloigner l’esprit de la vérité, l’énoncé direct la tuer, n’en
saisissant que le schéma, le squelette. De sorte que l’on
songe à nouveau au détour, à la saisie, en passant, d’un
élément à propos d’autre chose, peut-être ; voire à une
phrase qui semblerait sans rapport avec les éléments
donnés.52

36 L’ambition de Jaccottet demeure celle d’une poésie


ontologique, hors de toute rhétorique normative, des
« images toutes faites, celles des autres, celles qui flottent,
toujours disponibles, en vous53 ». Cette vérité, qui explique
la part de l’éthique, est dans l’extrait de La Semaison
désignée par l’« immémorial ». Une page des Paysages avec
figures absentes la désigne comme ce qui excède l’Histoire et
comme « l’Origine, le Fond ». Il semble que Jaccottet se
tourne dans ces moments vers un temps long, celui des
matières élémentaires et celui des signes transmis par une
culture, qui dans l’approximation tient encore à distance la
vérité.
Simplement, c’était comme si une vérité qui avait parlé plus
de deux mille ans avant dans des dieux semblables, sous un
ciel assez proche, qui s’était exprimée dans des œuvres que
j’avais pu voir ou lire (et dont l’école, par chance, avait su me
communiquer le rayonnement), continuait à parler non plus
dans des œuvres, mais dans des sites, par une étrange
continuité (que certains aspects de l’Histoire nous cachent).
Encore était-ce trop préciser ; pour être tout à fait exact, je
devrais, après avoir évoqué l’image de la Grèce, l’effacer, et
ne plus laisser présents que l’Origine, le Fond : puis écarter
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aussi ces mots ; et enfin, revenir à l’herbe, aux pierres, à une


fumée qui tourne aujourd’hui dans l’air, et demain aura
disparu54.

37 Au-delà d’un ordre des discours, l’écriture de l’événement


pose la question de la spécificité de la poésie en fonction de
l’origine, qui tend à se confondre avec ce « noyau comme
immobile » commun à une culture ou à des cultures sans
s’identifier à elles. C’est dans cet écart que se place la poésie
de Jaccottet, la conscience trop forte d’appartenir à une
culture trop figurale pour dire un monde trop lointain.
« Plus de scènes, aujourd’hui, plus de figures, et ce n’est
pourtant pas le désert55 ». Le dernier recueil publié par
Jaccottet s’intitule Et, néanmoins.
38 L’événement historique vécu comme un bouleversement par
le sujet, pour qui le monde familier se fait étranger, le proche
lointain, provoque chez Simon une même dessaisie de soi et
une même impuissance à dire, directement par les mots,
cette expérience de dessaisissement. La lecture métatextuelle
que Claude Simon donne du mythe d’Orion, tel que Nicolas
Poussin l a figuré dans Paysage avec Orion aveugle, fait de
l’écriture une expérience d’aveugle tâtonnant vers la lumière
du soleil levant sans jamais pouvoir l’atteindre. Il y a donc, à
la différence de Jaccottet, par-delà la critique du verbal et
des discours qui le structurent, chez Claude Simon, le
constat de la perte du lieu central originaire. Se trouve
affirmée l’existence d’un fond originel, matériel chez Simon,
et non plus défini en termes de spiritualité. Dans Histoire,
l’oncle Charles commente ainsi à son neveu son expérience
du feu durant les événements de Barcelone :
« entre le lire dans les livres ou le voir artistiquement
représenté dans les musées et le toucher et recevoir les
éclaboussures c’est la même différence qui existe entre voir
écrit le mot obus et se retrouver d’un instant à l’autre couché
cramponné à la terre et la terre elle-même à la place du ciel
et l’air lui-même qui dégringole autour de toi […] et soi-
même éparpillé et mélangé à tellement de fragments de
nuages, de cailloux, de feu, de noir, de bruit et de silence
qu’à ce moment le mot obus ou le mot explosion n’existe pas
plus que le mot terre ou ciel, ou feu, ce qui fait qu’il n’est pas
plus possible de raconter ce genre de choses qu’il n’est

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possible de les éprouver de nouveau après coup, et pourtant


tu ne disposes que de mots, alors tout ce que tu peux essayer
de faire… »
[…]
« …je veux dire que tout ce que tu peux faire c’est d’essayer
de mettre l’un après l’autre des sons qui56 … »

39 Claude Simon oscille ainsi entre la tentative, malgré tour, et


la conscience de l’échec du récit. Il est évident que la perte
d’identité – le moi éparpillé– et la rupture de la
représentation du monde sont les corollaires de cette faillite
du récit à laquelle la juxtaposition de fragments pourrait
constituer une réponse57.
40 Paul Ricœur, à la suite de Raymond Aron, rappelle que dans
l’historiographie positiviste, l’événement politique ou
guerrier, placé au centre du récit, repose sur quatre traits :
son irréductibilité, son altérité absolue, sa singularité non
répétable, et enfin son effectivité provoquée par des agents
humains58. L’événement est ainsi au centre d’une histoire
qui pense le temps comme un temps bref traversé de crises
socio-politiques et qui, pour ces raisons, est volontiers
narration et mise en intrigue. Claude Simon s’interroge sur
l’efficacité du politique et l’identité des guerriers, dont il fait
des images et non des êtres réels. Ainsi le gouvernement qui
suit le catafalque de Durruti, appelé dans le roman
« Santiago », n’est qu’une « notion abstraite et vide de sens »
(p. 115-116). Quant aux guerriers, ils sont
comme ces gladiateurs de l’antiquité pourvus par dérision
(pour que leur combat et leur mort aient quelque chose de
comique, divertissant, injurieux) de la moitié d’une cuirasse,
ou d’une seule jambière : (et peut-être étaient-ce les mêmes
(les mêmes camions, les mêmes gladiateurs) tournant et
retournant autour des pâtés de maisons, comme dans ces
opéras où les figurants à peine sortis se dépêchent de galoper
derrière le décor pour rentrer par le côté opposé […] : peut-
être tournaient en rond dans la ville à la recherche de
l’introuvable ennemi, de cette chose qui n’avait pas de nom,
pas de visage, pas d'apparence, condamnés à errer sans fin
comme ce juif de la légende qui ne pouvait trouver de repos,
semblables à ces bancs d’oiseaux inquiets plaintifs et
sauvages qu’on voit voleter au-dessus de quelque chose
d’invisible, quelque charogne, quelque bête agonisante,
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quelque monstre, quelque Léviathan malade, commençant


déjà, tout vivant, à se décomposer (p. 224-225).

41 La dérision ironique sert, évidemment, chez Simon, à la


déconstruction de la figure héroïque et donc à la mise à
distance de l’agent humain de l’histoire59. Claude Simon
caricature ainsi les guerriers, se référant à une image (celle
des gladiateurs qu’il indexe du démonstratif ces) qui est une
image sérielle et typique. Ce type, il le plante sur une scène
(voir p. 20), reprenant cette même théâtralité dans laquelle
Jaccottet insérait ses images. Et ce type, il l’accuse encore
dans un prototype culturel, biblique, celui du juif errant,
avant de définir la révolution, innommable, en termes
prototypiques à travers le Léviathan biblique. Le
déplacement final sur le monstrueux et l’animalité
déshumanise davantage encore, si besoin était, ces guerriers
et leur action dans l’histoire. Il ne subsiste que leur cruauté
et leur sauvagerie qui s’obstinent à la recherche d’ennemis
eux-mêmes introuvables, innommables. Claude Simon a
donc, dans cet exemple, comme dans d’autres, un traitement
sériel de l’événement, sans qu’il procède à une quelconque
exégèse60. En effet, il recourt à des comparaisons qui ont une
fonction figurative : le personnage perd son nom, sa
singularité, pour se fondre en une image elle- même
représentative d’une idéologie et au-delà d’une violence
fondamentale, matérielle, qui agit l’humain. Ainsi un des
personnages est appelé « le maître d’école », qui se tient
« dans cette espèce d’expectative paisible, patiente, avec ce
quelque chose d'indestructible qui émane de cette espèce
d’hommes, c’est-à-dire qu’on peut bien les tuer – on peut
toujours –, mais tout ce qu’on tue alors c’est leur voix, leurs
paroles, pas leur corps, parce qu’ils ne se trouvent pas là ou
ici à un moment ou à un autre, mais partout et toujours,
reparaissent sans fin » (p. 40). Ainsi, un combattant armé
qui arrête le jeune étudiant à l’entrée de l’hôtel Colon est
« l’interchangeable carcasse efflanquée, […]
l’interchangeable tète de Murcien (ou d’Arabe, ou de Sicilien,
ou d’Indien, ou de Maltais, – ou de mélange de tout cela –
c’est-à-dire de tout ce qui avait été un jour ou l’autre chassé
de chez soi par famine ou violence […] comme une espèce de
race unique, de type humain supplémentaire et hybride, à
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mi-chemin entre le chien maigre et le rapace, à


linterchangeable visage desséché, l’interchangeable nez
d'aigle, l’interchangeable regard à la fois ardent, doux, cruel,
souffreteux et sauvage) » (Pal, 189). L’abstraction construit
hors de l’espace et du temps une figure inhumaine en qui se
matérialise la violence pure. L’exégèse de ces types
empruntés à des discours – peinture, religion, histoire des
populations – est d'autant moins possible que Claude Simon,
dans son texte, traite sur le mode ironique les grands récits,
l’expression est de Lyotard, susceptibles de donner un sens à
l’action révolutionnaire. Ni le matérialisme historique, ni le
modèle libérateur des Lumières (voir La Route des
Flandres), ni le catholicisme rédempteur, ni le libéralisme
économique ne donnent sens à l’histoire et ne réintègrent
l’événement dans une continuité, en l’occurrence
l’émancipation de l’homme. Ainsi Espagne, catholicité,
monde sériel et colonialisme fondé sur l’esprit de rapine et la
violence se confondent (p. 84-86). Ou marxisme et judaïsme
se rejoignent dans la figure de Marx, révolutionnaire et
« prophète biblique » (p. 15). Ou la violence qui torture les
révolutionnaires, qui détruisent les signes de la religion
catholique, fait d’eux des « Christ lilliputiens » (p. 128). Ou
la « placidité » du révolutionnaire est « comme une grâce »
(p. 56). Ou Durruti, révolutionnaire assassiné, devient dans
le roman « Santiago » – un saint, si bien que son
enterrement ressemble à une procession. Claude Simon
neutralise ainsi toute possibilité de commentaire et
d’établissement du sens. Le sériel ne renvoie qu’à un monde
discursif qui trame de représentations toujours déjà prêtes
l’histoire. La violence fondamentale et matérielle est
recouverte de signes dont Claude Simon affiche la vanité en
multipliant, ironiquement, ces contradictions.
42 Le récit causal et finalisé est rendu impossible. L’écriture de
l’événement se restreint donc à une forme de récit qui
juxtapose des instants isolés d’un avant et d’un après, sans
qu’il y ait suite, enchaînement et donc lien. Claude Simon
fait d’une publicité qu’il décrit, le parcours d’une flèche dont
« l’illusion de mouvement [est] créée par le fait que plusieurs
flèches en néon [sont] disposées sur une ligne » (p. 51, et cf.
p. 87), le modèle de la discontinuité du récit de l’attentat
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commis à Paris que fait l’homme-fusil. Claude Simon songe


à l’argument de la flèche de Zénon d’Élée que Valéry reprend
dans Le Cimetière marin : une chose étant toujours dans un
lieu égale à elle-même, la flèche qui vole ne sort pas, dans
l’instant indivisible, du lieu où elle est et donc est
immobile61. Par la discontinuité, le visible, et le descriptif,
Claude Simon rompt avec une narrativité de l’enchaînement
des temps à travers le présent et fondée sur une physique du
mouvement depuis Aristote. Ce statisme se retrouve dans le
dessin que fait ce même homme- fusil pour son récit, et dans
l’effet que produit le récit, effet « d’une de ces images
grossièrement dessinées et coloriées qui illustrent les
couvertures à sensation des magazines bon marché » (p. 93).
Mais ce passage au visible est à son tour rejeté, Claude
Simon distinguant ce que l’on peut voir de ce qui demeure
invisible – le visuel tel que Didi-Huberman le définit, étant
entendu que le fond sur lequel se dessinent les formes
demeure matérialité pure irreprésentable : « Mais ce n’était
pas cela. C’est-à-dire pas visible. C’est-à-dire que ce qui se
passait réellement n’était pas visible, impossible à
représenter par un dessin ou même une photographie en
admettant qu’un photographe de presse ait eu la chance de
se trouver là… » (p. 94) Ce geste d’effacement final, après
que le narrateur a réduit le récit au statut d’image, et donc
après des détours accomplis autour d’un centre qui demeure
inaccessible, rejoint celui que pratique Philippe Jaccottet : il
maintient l’écart interne à l’événement qui a toujours déjà eu
lieu et l’écart qui sépare l’événement de l’écriture.

43 L’événement est donc bouleversant, pour le sujet écrivant,
pour le temps, pour l’écriture. Il fait apparaître que l’écriture
du neutre dont se soucie Roland Barthes dans Le Degré zéro
de l’écriture pourrait être la réponse la plus adaptée à
l’événement. Le reportage, amodal, indicatif, « l’écriture
journalistique », répondrait à ce projet si elle n’excluait le
pathétique, l’émotionnel, le sensitif même62. On pourrait
trouver dans des Journaux d’écrivain, Martin du Gard ou
Claudel, des notations brutes d’événements qui sont de
simples reports. Mais, précisément, le passage de ce statut
de note au statut de récit ou d’essai confirme la nature
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fractale de l’événement63. Sa saisie compréhensive par


l’écriture narrative ou poétique est impossible. La singularité
de la littérature, par rapport aux autres discours des sciences
humaines, apparaît dans son refus des discours normatifs et
donc dans sa volonté d’être une herméneutique sans
méthode, nouvelle et tâtonnante : l’écriture de l’événement,
tendue vers un objet rupteur, et donc nouveau, impensé et
non-représenté, révèle, peut-être, que toute littérature
moderne, à défaut d’atteindre l’irreprésentable, en est
réduite à dire qu’elle ne peut dire l’irreprésentable.

Notes
1. Sur ce point, je renvoie dans ce recueil à la communication de
Dominique Combe, Poésie et événement, consacrée aux Illuminations de
Rimbaud.
2. RIMBAUD (Arthur), Œuvres, Paris, Garnier 1960, p. 256.
3. Le Temps et l’autre, PUF, « Quadrige », 1983, p. 25.
4. De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1981, préface à la deuxième
édition.
5. Voir Temps et récit, 1. « L’intrigue et le récit historique ». Paris, Le
Seuil, 1983, coll. » Points », 1991, p. 105 : » il existe entre l’activité de
raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine
une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, niais présente une
forme de nécessité transculturelle. Ou, pour le dire autrement : que le
temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un
mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il
devient une condition de l’existence temporelle ».
6. Voir sur ce point, ALEXANDRE (Didier), » Qui raconte dans le poème ?
Narrativité poétique et identité narrative ». Degrés, Poésie et
narrativité, trentième année, n° 111, automne 2002, p. 1-9.
7. BARTHES (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1953,
coll. Points », 1972, p. 26.
8. SIMON (Claude), Le Palace, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 175.
9. La Seconde semai son. Carnets. 1980-1994. Paris, Gallimard. 1996, p.
64.
10. Ibid., p. 65-66.
11. La Semaison. Carnets 1954-1979, Paris. Gallimard, 1984, p. 222.
12. Ibid., p. 88.
13. « Tout n’est pas dit », dans Tout n’est pas dit. Cognac, Le temps qu’il
lait, 1994, p. 129.

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14. Paris, éditions de Minuit, 1997, p. 222-223.


15. Voir ROMAN (Claude), L’Evénement et le temps, Paris, PUF, 1999, p.
261-265.
16. Le Jardin des plantes, p. 21 -22.
17. Le Palace, op. cit., p. 26.
18. Ibid. p. 33.
19. Ibid., p. 151.
20. Ibid., p. 77.
21. Ibid., p. 9.
22. Tout n’est pas dit, p. 111.
23. Le Palace, p. 77.
24. ROMANO (Claude). L’Événement et le temps, p. 252.
25. Le Palace, p. 33.
26. COHEN (Jean), Théorie de la poéticité, Paris, José Corti, 1995, p. 125.
27. CHAR (René), « À la santé du serpent, XXIV », in Fureur et mystère.
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983, p. 266.
28. CHAR (René), Œuvres complètes, p. 137.
29. La Semaison, p. 137.
30. Le Palace. p. 16-17. Voir p. 92 et p. 230.
31. Ibid., p. 27.
32. Ibid., p. 91.
33. Ibid., p. 116.
34. Ibid., p. 208.
35. L’Événement et le temps, p. 148 sv.
36. Voir La Semaison, p. 88.
37. Voir « Chant du refus », dans Fureur et mystère. Œuvres complètes,
p. 146.
38. La Semaison, p. 116-117.
39. Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 1976, coll.
« Poésie », 1998. p. 21-22.
40. Le Palace, p. 215. Noté désormais Pal dans le texte.
41. Ibid., p. 128. 131. 150. 155 etc.
42. Voir p. 129, quelque chose étant identifié au cadavre d'enfant mort-
né que les révolutionnaires recherchent en tournant en rond dans la ville,
p. 134 : « Mais comment était-ce, comment était-ce ? sans doute il y avait
quelque chose qu’il n’avait pas pu voir, qui lui avait échappé », p. 161 :

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« quelque chose qu’il ne pouvait ni voir ni nommer mais dont il pouvait


sentir la présence ».
43. Sur ce point, que je ne puis développer, je renvoie à Agamben
(Giorgio), Ce qui reste d’Auschwitz, traduit de l’italien par Pierre Alferi,
Rivages poche/ Petite bibliothèque, [1998], 2003.
44. Tout n’est pas dit, p. 24-25.
45. Ibid., p. 120.
46. Ibid., p. 129.
47. Ibid., p. 124.
48. Paysages avec figures absentes, p. 135-136.
49. Tout n’est pas dit. p. 79.
50. Ibid., p. 22.
51. La Semaison, p. 88.
52. Paysages avec figures absentes, p. 60, 61, 66.
53. Ibid., p. 60.
54. Ibid., p. 30.
55. Ibid., p. 34.
56. Histoire, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 152 et p. 155.
57. Je limiterai ma réflexion au seul exemple du Palace. Mais il est
évident que Le Jardin des plantes offrirait aussi un excellent exemple de
l’écriture de l’événement. Pour une lecture de l’événement -en
l’occurrence le deuil- dans Le Tramway, voir ma communication au
Colloque Claude Simon, » Allées et venues », 1-15 mare 2003. université
de Perpignan, « Du Tricheur au Tramway, d’un événement l’autre ». Les
pages mentionnées renverront à l’édition déjà citée du Palace.
58. Temps et récit, 1., p. 173-174.
59. Sur ce point, et les ambiguïtés de cette déconstitution qui ne va pas
sans nostalgie de l’héroïsme, comme chez Faulkner, voir » Le Renard du
jardin : remarques sur l’insertion du personnage historique dans le récit
simonien », in Le Jardin des plantes de Claude Simon, Cahiers de
l’université de Perpignan, dir. Jean-Yves Laurichesse, n° 30-2000,
Presses Universitaires de Perpignan, p. 67-87.
60. À la différence, par exemple, d’un Paul Claudel qui dans son journal
prend acte de la fracture événementielle que constitue la Première
Guerre mondiale et qui à travers des prototypes bibliques et une pensée
complexe de la figure réduit cette fracture dans une temporalité double,
celle de l’Eglise et celle de la spiritualité humaine (voir ALEXANDRE
[Didier], « Exégèse de l’événement chez Paul Claudel », colloque Claude
politique, 12, 13, 14 juin 2003, Centre Jacques Petit, Université de
Franche-Comté).

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61. Le poème de Valéry est cité en exergue à La Bataille de Pharsle. Le


vers « Achille immobile a grands pas », qui préfigure Orion immobile à
grands pas, donne son titre à la première partie de ce roman (Paris,
Editions de Minuit. 1969). L’argument d'Achille et l’argument de la
flèche ont pour objet le mouvement (voir ROBIN [Léon], La Pensée
grecque et les origines de l’esprit scientifique, Paris, Albin Michel,
[1923], 1973, p. 118).
62. Le Degré zéro de l’écriture, p. 56.
63. Sur ce passage impossible, qui met l’écriture narrative et donc
l’oeuvre romanesque en cours d’élaboration en échec, voir MASSOL. (Jean-
François), « Roger Martin du Gard et l’événement », dans Daspre
(André) et TASSEL (Alain) (dir.), Roger Martin du Gard et les crises de
l’histoire, Presses Universitaires de Nice-Sophia Antipolis, 2001, p. 213-
233.

Auteur

Didier Alexandre
© Presses universitaires de Rennes, 2004

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


ALEXANDRE, Didier. Le parfait de l’événement In : Que se passe-t-il ?
Évènements, sciences humaines et littérature [en ligne]. Rennes :
Presses universitaires de Rennes, 2004 (généré le 16 décembre 2017).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/35855>.
ISBN : 9782753545816. DOI : 10.4000/books.pur.35855.

Référence électronique du livre


PARENT, Sabrina (dir.) ; et al. Que se passe-t-il ? Évènements, sciences
humaines et littérature. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2004 (généré le 16 décembre 2017). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/35824>. ISBN :
9782753545816. DOI : 10.4000/books.pur.35824.
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Dosse, François. (2015) Afterlife of Events. DOI:


10.1057/9781137470188_2

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