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Jean Gouillard

Contemplation et imagerie sacrée dans le christianisme byzantin


In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 86, 1977-1978. 1977. pp.
29-50.

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Gouillard Jean. Contemplation et imagerie sacrée dans le christianisme byzantin. In: École pratique des hautes études, Section
des sciences religieuses. Annuaire. Tome 86, 1977-1978. 1977. pp. 29-50.

doi : 10.3406/ephe.1977.15259

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1977_num_90_86_15259
CONTEMPLATION ET IMAGERIE SACRÉE
DANS LE CHRISTIANISME BYZANTIN

L'omniprésence de l'image - l'icône ou ses satellites narratifs - dans


le christianisme de tradition byzantine - est une constatation banale.
Edifices religieux ou habitations, rites officiels ou dévotion privée, rien
ne lui échappe. L'image serait-elle une sécrétion spontanée de l'Ortho
doxiedans sa substance présumée la plus ancienne ? Des théologiens
confessionnels paraissent n'en pas douter. « Composante indissociable
du culte, dont elle a accompagné de bout en bout le développement, elle
le complète et l'éclairé », a écrit L. Uspenskiji .
L'historien de la religion est moins assuré de déchiffrer de ces nécess
itésdans le flux complexe des idées et des mœurs, si tant est qu'il
puisse démêler les unes d'avec les autres. Il lui est difficile de méconn
aîtreque, contrairement à tels autres traits typiques de l'Orthodoxie,
l'image de culte s'est fait attendre, a dérangé une pratique établie, s'est
imposée à la piété à la faveur d'une religiosité populaire et émotive, n'a
pas conquis d'emblée l'élite des spirituels quand même elle ne la heurt
aitpas. Toujours est-il qu'elle est dans la place lorsque, aux vm« -ixe
siècles, les porte-parole de l'Eglise lui découvrent une légitimité évangé-
lique, à coup d'arguments souvent douteux, superflus si la cause avait
été sûre : images d'ascendance apostolique, autorités sollicitées ou
fabriquées, paralogismes, etc.
Ces vicissitudes ont laissé des traces dans l'évolution ultérieure du
rituel ecclésial. Sous un titre éloquent, Von der Fragwùrdigkeit der
Ikone, H.-G. Beck a montré récemment que, nonobstant cette surenchèr
e apologétique et au rebours d'idées répandues, l'icône est moins
consubstantielle à l'Orthodoxie qu'on ne le dit parfois, et notamment
que, dans la célébration liturgique et dans les commentaires qui lui ont
été consacrés, elle ne retient qu'une attention limitée et subalternez . Le
byzantiniste allemand a concentré son enquête sur la théologie officielle
et sur la religion communautaire. Elle reste ouverte du côté de la reli-

(1) L. Uspenskli, « Symbolismus des orthodoxen Kirchengebaûde und der


Ikone » dans Symbolik der Orthodoxie und des orientalisches Christentum
hrsg. von E. Hammerschmidt, Stuttgart, 1962, p. 69.
(2) Bayerische Akad. der Wiss., Philos.-hist. KL, Sitzungsberichte, 1975,
Heft 7, p. 1-44.
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gion intérieure et personnelle, à tendance autarcique, telle qu'elle s'offre


à nous dans le milieu monastique, et au premier chef dans sa variante
contemplative. Pour n'être pas quantitativement tout le christianisme, il
n'en a pas moins la prétention et la réputation d'en constituer la « réser
ve » la mieux protégée. Son attitude ne saurait donc laisser indifférent.
Compte tenu que les maîtresses voies de la contemplation sont d'ores
et déjà largement explorées au moment où s'élabore une doctrine
spécifique de l'image, l'enquête se déroulera tout naturellement en trois
étapes chronologiques déterminées par l'intervention de l'iconoclasme :
1. Degré de perméabilité des contemplatifs à l'éventualité d'une
iconographie sacrée ;
2. Image et contemplation ;
3. Réaction des contemplatifs à une situation nouvelle.

Par-delà ses variétés, des plus humbles aux plus sophistiquées, la


spiritualité monastique protobyzantine est commandée par l'obsession
d'une intimité ininterrompue avec Dieu qui a développé ses virtualités
les plus subtiles dans le système d'Evagre le Pontique^ . En dépit de son
intellectualisme impitoyable et d'un postulat cosmologique condamné
par l'Eglise, l'analyse évagrienne a connu un retentissement considé
rablesoit à l'état pur, soit en combinaison avec la mystique de
l'expérience4, ou simplement par la persistance d'un vocabulaire
machinal. L'étendue de son influence nous invite donc à l'interroger en
premier.
On sait que pour Evagre, tributaire en cela d'une haute tradition
philosophique , l'homme est par essence intellect. Sa vocation unique
se résume à restituer son nous à son activité native, à restaurer son
affinité intrinsèque avec le Nous transcendant, le Dieu trine. Dans
sa condition historique et accidentelle d'intellect précipité dans la
matière (dans le langage plus orthodoxe d'un Grégoire de Nazianze,
assujetti à la matière), il est distrait de lui-même par l'exercice anar-
chique de ses facultés sensibles. Il n'a d'autre moyen de recouvrer sa
simplicité qu'en faisant retour à soi, en se rassemblant, bref en inver-

(3) Sur Evagre, cf. la synthèse commode de A. et C. Guillaumont, art.


« Evagre le Pontique » dans Dict. de Spiritualité, IV, col. 1737-1741.
(4) Cf. la dernière partie de cette étude.
(5) Analysée par J. Pépin, Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris,
1971, p. 143-203.
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sant le processus de sa chute. Ce grand œuvre implique une ascèse


totale du corps et des facultés liées au composé humain provisoire,
prolongée par une exploration de plus en plus élevée des logoi de la
création, de la Providence et du Jugement, pour aboutir à l'état indis-
turbé (katastasis) de l'intellect et à la vision de Dieu, c'est-à-dire du
« lieu de Dieu »6 .
On mesure, à ce compte, la répulsion qui est celle d'Evagre pour
l'imaginatif sous toutes ses formes. Son analyse de la prière pure, l'em
ploi le plus digne de l'intellect7 et, quand elle est « sans distraction »,
« l'intellection suprême de l'intellect »8 , suffit à illustrer à quel point il
honore ses principes. Non seulement, il interdit à son disciple de lever
les yeux pendant l'oraison^ , mais encore lui fixe-t-il cette règle d'or :
« Ne te figure pas la divinité en toi quand tu pries, ni ne laisse ton intel
lect subir l'impression d'aucune forme ; va immatériel à
l'Immatériel »io .
Fantômes malsains du passé assurément, mais aussi imaginations
anthropomorphiques de Dieu et des créatures spirituelles^ , rien
n'échappe à cet ostracisme, et c'est bien ainsi que le comprennent ses
admirateurs du xive siècle, les deux Xanthopouloi, quand ils refusent de
faire une différence entre imagination malséante et imagination
innocente12 . D'images au cours de l'intériorisation qui culmine dans la
« prière pure », Evagre ne connaît - et il en use copieusement - que le
symbole, matérialisation verbale, généralement tirée de l'Ecriture, de
réalités spirituelles et sans commune mesure avec une représentation
imitative'3 .
Au terme de son ascension, de contemplation en contemplation,
jusqu'à la « gnose essentielle »14 , l'intellect « en possession d'une totale

(6) Cf. J. Lemaitre (= I. Hausherr), art. « Contemplation », Dict. de Spir.,


II, col. 1780-1781.
(7) De oratione, cap. 84 : PG 79, col. 1185 B.
(8) Ibid., cap. 34a (omis dans PG), cf. I. Hausherr, « Le traité de l'oraison
d'Evagre le Pontique », Rev. d'ascétique et de mystique, 15, 1934, p. 70.
(9) Ibid., cap. 110 : PG, col. 1192 B.
(10) Ibid., cap. 66, col. 1181 A.
(11) Ibid., cap. 114-115, col. 1192 D-1193 A et passim.
(12) Ci-dessous, p. 45-46.
(13) Profusion d'exemples dans « Les six centuries de Kephalaia gnostica »,
éd. A. Guillaumont, Patrologia orientalis, XXVIII, 1, notamment les
centuries IV et V.
(14) Sur l'expression, cf. J. Lemaitre, art. cité (n. 6), col. 1838-1843.
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amorphia »'5 , « immatériel et dépouillé »16 , aveugle, « sourd et


muet »i7 pour tout ce qui relève du sensible, recouvre sa nature d'image
de Dieu, et c'est dans ce miroir même, « lieu de Dieu », qu'il voit le Dieu
trine. C'est l'aspiration même qu'un hagiographe, au reste fort éloigné
des hardiesses évagriennes, Cyrille de Scythopolis, prêtera à deux de
ses personnages : « purifier l'œil de l'intellect pour, à visage découvert,
refléter comme un miroir la gloire du Seigneur »!8 .
Bref, du début à la fin de sa progression, le contemplatif d'Evagre vit
un arrachement à l'imaginatif, à la figuration, fût-ce mentale, du Divin.
Ce radicalisme ne pouvait manquer d'embarrasser les hésychastes
moins doués pour l'abstraction, ainsi qu'il résulte d'un dialogue monast
iquedu vie siècle19 , au demeurant marqué par la pensée d'Evagre. A la
question de savoir « de quelle manière s'adonner à la contemplation »,
le maître répond en prenant pour exemples les contemplations-visions
de Daniel, Ezéchiel, Isaïe et Moïse. Mais encore comment contempler
ce que l'on n'a jamais vu ? Comme on peut le faire pour un empereur
lointain à travers son portrait. Dernier scrupule : « L'intellect doit-il
alors donner des traits (diagraphein) au Divin ? » Réponse : « N'est-il
pas préférable de lui donner des traits que de céder aux pensées impur
es ? » Aussi bien, dans la condition présente, n'y a-t-il pas péché à cela.
L'argument est éloquent, venant d'un Ancien sensible à la faiblesse
humaine : l'image mentale est une ressource de circonstance, presque
un moindre mal, pour les natures moins aguerries20 .
Evagre s'exprime en homme de solitude et de cellule. Le culte ecclé-
sial, qui sera plus tard si propice au succès des images, tient peu de
place dans sa construction. Aussi convient-il de prolonger sa perspecti
ve par l'évocation d'un autre mystique, engagé lui, dans le sacramentel,
encore que non moins spéculatif, Denys, quoi qu'il en soit de la dispa
ratedes problématiques respectives.
Le mot même d'image n'est nullement étranger au corpus dionysia-
cum, pas plus que les allusions à l'art du peintre en général. Mais l'em
ploi qui en est fait n'a que voir avec la théologie de l'icône qui s'en

(15) De oratione, cap. 117, col. 1193 A.


(16) Ibid., cap. 119, col. 1193 B.
(17) Ibid., cap. 11, col. 1169 C.
(18) Kyrillos von Skythopolis, éd. E. Schwartz, Leipzig, 1939, p. 99
(s. Sabas) et p. 209 (Jean l'Hésychaste).
(19) J.-Cl. Guy, « Un entretien monastique sur la contemplation »,
Recherches de science religieuse, 50, 1962, p. 238-239.
(20) Cf. ci-dessous, n. 85.
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recommandera un jour21 . Plus précisément, le pseudo-aréopagite


connaît deux modes d'image. La première, d'imitation relativement
approchée, est purement intelligible : « Pour ceux ... qui en (de la Beauté
divine) dessinent l'image dans leur intellect, la contemplation attentive
et constante de cette Beauté odorante et secrète leur permet d'atteindre
à l'exacte ressemblance du modèle, à la parfaite conformité divine w22 .
La seconde, propédeutique, consiste dans ce symbole partout présent
dans l'œuvre et aussi réfractaire que possible à une assimilation quel
conque avec le mimétisme de l'art figuratif, comme en conviennent tous
les recueils de définitions même postérieurs au triomphe des images.
Pour n'en citer qu'un : « l'image artistique imite en couleur l'apparence
d'un modèle humain ou bien un volume et un contour quand il s'agit de
la croix ... ; l'image anagogique, ou encore symbolique, des êtres est
obtenue au moyen de ressemblances dissemblantes w23 . Or, les rites
sacramentels eux-mêmes tels que les conçoit Denys répondent strict
ementà la notion d'image anagogique. Pour lui, et il tient au paradoxe,
la fidélité de cet instrument provisoire de connaissance est dans sa
dissemblance même24 .
La répugnance à l'endroit de l'image, au sens le plus étendu du mot,
nous est apparue jusqu'à présent en milieu clos, chez des contemplatifs
intellectualistes que ne sollicitent pas encore les progrès de l'iconogra
phie. Si on néglige la fin de non-recevoir opposée par un Epiphane de
Chypre, motivé par des considérations dogmatiques plutôt que psychol
ogiques, l'objection contemplative à la représentation figurée, et plus
généralement à la décoration des lieux de culte, est abordée pour la
première fois par Hypatios d'Ephèse, au premier tiers du vi« siècle25 .
Julien d'Adramyttion, son suffragant, se disait choqué par l'introduc
tion de peintures et même de sculptures dans les églises. Son métropolit
e justifie le décor peint, figuratif ou non, par le besoin de la masse. Il
l'initie à la religion, en même temps que la profusion de lumières la

(21) A quatre reprises chez Jean Damascêne (PG 94, col. 1260 A-1261 A
et 1360 B), six fois dans le Parisimus gr. 1115, ff. 255 v -261.
(22) De ecclesiastica hierarchia IV, III, I : PG 3, col. 473 C (trad. M. de
Gandillac, p. 283).
(23) D'après le Parisinus Suppl. gr. 689, f. 111.
(24) Cf. R. Roques, L'Univers dionysien, Paris, 1954, p. 204-209.
(25) Cf. E. Diekamp, Analecta Patristica, Rome, 1938, p. 127-130 ; cf. la
récente étude de St. Gêro, « Hypatius of Ephesus on the cuit of images », dans
Christianity, Judaism and other grecoroman Cuits : Studiesfor Morton Smith,
Leiden, 1975, p. 208-216.
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« guide vers la lumière intelligible et immatérielle »26 . Tout autre est le


cas de « ceux qui ont pénétré et vécu (philosophesantes) la vie la plus
sublime », auxquels leur âme tient lieu de temple et que leur perfection
dispense d'images. On retrouve ici, transposé du domaine de l'image
mentale à celui de la figuration matérielle, la philosophie de l'entretien
monastique cité ci-dessus. La démarcation que l'Ancien y traçait entre
degrés d'avancement spirituel passe ici entre l'espace intérieur du
contemplatif accompli et l'espace matériel du commun des fidèles.
Théodore Stoudite jugera plus tard sévèrement une telle dichotomie27 ,
peut-être assez académique chez Hypatios28 , sinon teintée d'ironie. Il
se trouvera, en tout cas, des spirituels pour en tirer des conséquences
extrêmes.
En effet, pour le contemplatif de la veine d'Evagre, la prière pure est
la forme suprême du culte, et la postérité du Pontique, de Jean
Climaque à Grégoire le Sinaïte, pour mieux en affirmer l'excellence, la
comparera volontiers, voire l'opposera, à son avantage, à la liturgie
ecclésiale29 . De là à éclipser l'une par l'autre, il n'y a qu'un pas qui sera
franchi par l'anachorète de la question II d'Anastase le Sinaïte sur « les
vrais adorateurs » (Jean 14, 23)30 . Nous résumons la réponse. « Tout ce
qui est synaxes, liturgies et fêtes a pour raison d'être de purifier l'hom
me de ses fautes et de faire habiter Dieu en lui ... Lorsque, une bonne
fois, l'homme est devenu le temple vivant de Dieu, l'âme théophore perd
tout attrait pour les églises matérielles, les synaxes et les fêtes des
hommes. C'est au-dedans d'elle qu'elle a le Père, pour grand-prêtre le
Fils, et l'Esprit pour vrai feu, en elle qu'elle a le sacrifice ... l'autel et le
propitiatoire ... le royaume des cieux. Celui qui a été divinisé par l'inha-
bitation de Dieu adore désormais Dieu et célèbre la liturgie en soi-
même ». On mesure par là le sort qu'aurait pu réserver notre anachorète

(26) Cf., malgré la disparate d'Intention, Evagre, Six centuries, éd. cit., p.
145-147 : « La lumière qui brille dans les temples saints est le symbole de la
science spirituelle ».
(27) Cf. mon article « Hypatios d'Ephèse », Revue des études byzantines, 19,
1961, p. 63-75.
(28) Emphase et exploitation de topoi ; cf. Porphyre, ad Marcellam 19 (éd.
Nauck, p. 287) : « Que l'intellect qui est en toi soit le temple de Dieu », et ci-
dessous, n. 75.
(29) Discrètement, Jean Climaque, gr. 28 : PG 88, col. 1137 B ; crûment
Grégoire le Sinaïte, Capitaper acrostichidem, 43 : PG 150, col. 1252 CD,
qui oppose « prêtres de la grâce » et « ceux qui dès ici-bas hiérarchiquement et
trinement ont célébré en perfection la liturgie au sein de la ténèbre de la théolo
gie » ; cf. Ibid., cap. 112, col. 1277 C.
(30) PG 89, col. 344 AC ; cf. ci-dessous, n. 73.
35

à l'imagerie sacrée, cette dernière venue dans le décor du culte, après


l'architecture religieuse, le luminaire, les tentures, etc. Cas limite si l'on
veut, il n'en manque cependant pas d'exemples dans l'hagiographie.
Citons, au hasard, Jean l'Hésychaste (ve siècle), Luc le Steiriotès et
Cyrille le Philéote (xe siècle)31 qui, pendant des périodes assez longues,
renoncent à toute participation au culte public et « sensible ». Pour un
Hypatios, l'exception contemplative, reconnue dans son principe, ne
fait pas le poids avec les exigences de la piété commune. A l'inverse,
chez le Nil de la fameuse lettre au préfet Olympiodore32 , ce sont celles-
ci qui sont contestées au nom du vrai recueillement. Son correspondant
lui a soumis un projet de décoration pour un martyrium qu'il se propos
e d'édifier. Nil le rejette sans ambages : des thèmes profanes, de nature,
porteraient les fidèles à la distraction ; des scènes de martyre leur
feraient oublier que la sainteté des confesseurs de la foi a consisté à
sacrifier le visible à l'invisible. Dans un langage élémentaire, Nil ne fait,
en l'occurrence, que renouveler la règle d'or de l'oraison immatérielle et
sans distraction qui préside à la contemplation évagrienne et générali
ser une loi de la perfection chrétienne.
On a pris pour seul terme de comparaison, dans ce qui précède, les
contemplatifs intellectualistes de souche évagrienne ou, si l'on remonte
plus haut, alexandrine. Ce choix s'inspirait d'une double considération :
leur hostilité intransigeante à toute démarche imaginative et, comme il
a été dit, leur ascendant irréversible sur les praticiens - plutôt qu'adept
es conséquents - de la contemplation et de la vision imaginative qui
peuplent l'hagiographie. De ceux-ci il importe de dire un mot sous peine
d'infirmer notre propos. « Praticiens » nous semble, en la circonstance,
la qualification la plus appropriée, tant il est vrai qu'ils se révèlent dans
leur comportement plus que dans leur langage.
Leur aspiration commune, « se figurer (phantazesthai) Dieu », est, à
première vue, une répudiation d'Evagre. Encore convient-il de ne pas
trop presser un terme qui peut s'entendre d'une connaissance parfaite
quant au sujet, radicalement inadéquate sous le rapport de son objet
transcendant, mais en tout état de cause rigoureusement « noétique ».
C'est ainsi que Jean Chrysostome pourra dire que « les anges se figurent
Dieu »33 . Reconnaissons que très souvent phantazesthai traduit une

(31) Jean l'Hésychaste apud Kyrillos von Skythopolis (cité ci-dessus n. 18),
p. 209; Luc, ci-dessous, n. 71 ; Vie de s. Cyrille, éd. E. Sargologos,
Bruxelles, 1964, p. 109.
(32) On a utilisé ici la restitution du texte original proposée par G.
Thummel, «Neilos von Ankyra», Byz. Zeitschrift, 71, 1978, p. 10-21.
(33) Hom. 15.2 in Jo. (Montfaucon, 8, 86 B). Ceci pour nuancer l'analyse de
J. Lemaitre, art. citén. 6, col. 1859-1860.
36

activité imaginative. Mais on n'en est que plus frappé de retrouver chez
nos « imaginatifs » les déclarations de principes d'Evagre et son langag
e. Leurs porte-parole ressassent ses mises en garde contre toute forme
d'apparition, tout au moins dans l'état de veille, alors même que leur
biographie les dément. Ils font certainement leur la description de l'an-
chorèse de Grégoire de Nazianze, lui-même un « imaginatif » : « obturer
ses sens, faire retour à soi, vivre au-dessus du visible, porter en soi
sans mélange de traits terrestres les manifestations divines tel un miroir
sans tache »34. A tout propos, les spirituels les moins noétiques
prétendront « s'unir intelligiblement aux intelligibles », égaler les anges
(isaggéloi)*5 . Ce jargon ne doit pas tromper, il n'est que l'alibi incons
cientde contemplatifs réconciliés avec l'imagination dans la réalité de
leur quotidien. Suivant un heureux raccourci de I. Hausherr, « l'imagi
nation retrouve tous ses droits sauf un, celui de n'être nommée autre
ment que pour s'entendre condamner w36 . L'iconoclase viscérale des
intellectualistes n'est plus qu'une iconoclase verbale et qui prête le flanc
aux assauts de l'iconographie, encore que les textes tardent à en fournir
la preuve.
Curieusement, les grands florilèges des vm« -ix( siècles, compilés pour
fonder les titres de l'image sacrée, c'est-à-dire avant tout les recueils de
Jean Damascène et du Parisinus graecus 1115, par ailleurs peu regar
dants, n'enregistrent pas un seul témoignage de contemplatif es quali
tés.Tout au plus y accueille-t-on des anecdotes hagiographiques dans
lesquelles est dévolue à l'image une fonction utilitaire : conversion,
guérison, sauvegarde d'un voyageur, etc. Les rares anachorètes du Pré
Spirituel qui possèdent une icône37 n'en attendent pas un appoint pour
leur contemplation. Un Jean Climaque, qui avait à portée de sa solitude
les mosaïques et les icônes de l'église du Sinaï, ne souffle mot de leur
contribution possible à l'oraison. Cette discrétion veut néanmoins être
traitée avec prudence. D'une part, les florilèges retiennent de préféren
ce, et naturellement, les autorités de magistère (évêques et synodes) et
l'usage de la piété, c'est-à-dire la « tradition ». D'autre part, les manuels
de sainteté des écrivains spirituels concernent la discipline personnelle.
Sans nier la nécessité de la grâce, sacramentelle notamment, ils se
proposent essentiellement d'éduquer la liberté de l'ascète aux prises
avec lui-même, à définir la part de son initiative dans l'œuvre intérieure.

(34) Or. II, 7 : PG 35, col. 413 BC.


(35) Cf. Vie de Nikôn, éd. Sp. P. Lambros, Néos Hellènomnémôn, 3, 1906,
p. 140-141, qui donne le ton de poncifs aussi vieux que la contemplation imagi
native.
(36) J. Lemaitre, art. citén. 6, col. 1860.
(37) Nous pensons aux récits 45 et 180 (Parisinus gr. 1115, f. 277™).
37

II s'agit d'une loi pour ainsi dire de genre littéraire, comme on peut s'en
rendre compte en parcourant la Philocalie, le recueil le plus complet de
textes de cet ordre.
Ainsi, au terme de cette première étape, peut-on constater que la
contemplation, dans ses principes, effectifs (Evagre) ou purement affi
rmés (contemplation figurative de fait), n'appelle pas l'image et même la
décourage. Dans le premier cas, elle aurait dû dresser devant elle un
obstacle, dans le second elle ne pouvait que se montrer accueillante.

II

Les grandes synthèses spirituelles de la haute époque byzantine ont


mûri en réclusion, elles sont l'œuvre d'esprits enfermés dans leur spécul
ation, à l'abri de toute tentation iconique, au reste anachronique,
s'agissant d'un Evagre ou des pionniers de la mystique d'expérience. La
conquête de l'univers de la piété par l'image se déploie au grand jour, en
milieu ouvert. La prolifération d'édifices cultuels spécifiques, de palais
de Dieu voués à la célébration de l'Economie par la liturgie, placés sous
le vocable du Christ ou de saints, appelait une décoration appropriée et
inévitablement un art figuratif. L'icône du Christ, pendant du portrait
impérial de rigueur dans les lieux publics, entraîne dans son sillage
celles des saints et, conjointement la constitution de cycles narratifs.
Sous la poussée de la dévotion privée3®, l'image, d'abord conçue
comme génératrice d'atmosphère, deviendra vite l'indice, puis le siège
d'une présence sacrée, c'est-à-dire proprement une icône.
Nous n'avons pourtant aucun signe que, sur le coup, cette provocat
ion du regard et cet appel à l'imagination aient eu aucun impact sur le
monde des contemplatifs. Sans doute Byzance se distingue-t-elle, à
l'époque, par sa disette de mystiques, mais on reste surpris que la
campagne menée au nom de la « religion en esprit » contre les images
n'ait pas enrôlé quelques recrues dans le « petit reste » des spirituels.
Théodore Stoudite mentionne bien le passage à l'hérésie d'un stylite
Sapritès39 , mais rien ne prouve qu'il se soit agi de l'iconoclasme ni ne
nous éclaire sur sa motivation.
On rencontre, en revanche et dès les débuts de la persécution, dans le
camp des icônes des figures que leur genre de vie rangerait plutôt dans

(38) Sur ce point, E. Kitzinger, « The cuit of images in the âge before
iconoclasm », Dumbarton Oaks Papers, 8, 1954, 83-150.
(39) Parva catechesis, éd. E. Auvray, Paris, 1891, p. 140 (cat. 38). Les
défections, assez nombreuses, de conventuels ne nous concernent pas. Nous ne
retenons (et de même pour les martyrs iconodoules) que les isolés, présumés
contemplatifs du fait de leur genre de vie.
38

la famille hésychaste : le stylite Pierre40 , le reclus Etienne du Mont


Auxence41 et le mystérieux Georges de Chypre, ermite dans le
Taurus42 . Encore ne sommes-nous pas assurés que ces ascètes aient été
des contemplatifs raffinés. On considérera aussi que leur solidarité avec
la hiérarchie orthodoxe face à l'immixtion séculière pouvait être inspi
réepar la défense de l'image en tant que simple expression de la foi
orthodoxe. Ce que pouvait être l'icône sur leur colonne ou dans leur
caverne, nous l'ignorons. Au siècle suivant, l'hésychaste Joannice
animera de loin la résistance à l'iconoclasme, mais rien ne dit que
l'image ait tenu quelque place dans son existence nomade. Champion
de l'icône comme véhicule du dogme, il ne paraît pas y faire appel pour
nourrir sa vie intérieure43 .
Toujours est-il que la théologie iconomaque, codifiée dans le décret
du concile général de Hiereia (754), présente plus d'affinités objectives
avec l'idéal du pur contemplatif qu'avec la doctrine adverse. Pour elle,
comme pour les maîtres de la contemplation, la foi ex auditu est le seul
accès authentique au mystère de l'incarnation44 : l'Ecriture est sa
religion, sans qu'il soit besoin d'invoquer son prétendu attachement
servile aux interdits mosaïques. Pour elle encore, la condition présente,
et donc la seule à entrer en ligne de compte, du Christ et de ses saints
est celle de la « gloire », intraduisible en couleurs sur du bois ou des
murs4^ : or, n'est-ce pas l'ambition des mystiques de rendre dès ici-bas
leur chair incorruptible par Vapatheia ?46 Pour elle enfin, il n'y a
d'images que de sainteté, autrement dit d'émula'ion et de conformité47 :
c'est ici encore le propos d'un Evagre et d'un Denys appliqués à se
retrouver « images vivantes w48 de Dieu. Affinités objectives, pour le
redire, qui découlent d'une commune source, teintée de platonisme et
d'origénisme4' et qui, peut-on ajouter, échappaient également aux uns
et aux autres intéressés.

(40) THEOPHANIS Chronographia, éd. De BoOR, I, p. 442.


(41) Vita Stephani: PG 100, col. 1069-1186.
(42) Cf. M.B. Melioransku, Georgij Kiprjajnin i Joan Jerusalimljanin,
Petersbourg, 1901.
(43) Cf. l'éloge tout en sous-entendus de cet « émigré » du monachisme par
Théodore Stoudite, Parva catechesis (éd. citée, n. 39), p. 141.
(44) Mansi, XIII, col. 285 C.
(45) Ibid., col. 276-277, 345 C.
(46) Jean Climaque, Echelle, gr. 29 : PG 88, col. 1 148 B.
(47) Mansi, XIII, col. 345 D.
(48) Ci-dessus, n. 22. Cf. l'épisode des Acta Ioannis, éd. M. Bonnet, p. 165-
167, invoqué par les iconoclastes.
(49) Cf. G. Florovsku, « Origen, Eusebius and the Iconoclastic
Controversy », Church History 19, 1950, p. 77 ss.
39

La théologie de l'image s'offre à nous, pour sa part, dans une littéra


ture apologétique disproportionnée, encore partiellement inédite (ainsi
YElenchos du patriarche Nicéphore)50 , et dans quelques documents
synodaux, à savoir le décret du vu* concile (787) et le Synodikon de
l'Orthodoxie (843). La discrétion des derniers les situe en retrait de la
première, qui mérite néanmoins une attention particulière du fait qu'elle
a fourni, consciemment ou non, une caution à la surévaluation de l'ima
ge par les théologiens confessionnels. Les théoriciens iconodoules, accul
ésà canoniser une pratique apparemment invétérée, et donc censée
orthodoxe, ont manqué l'occasion de la soumettre à une réflexion désin
téressée. Ils n'ont pas compté avec l'existence d'une tendance anico-
nique ni envisagé son éventualité dans tels états de vie du christianisme.
Leur démarche invite à confronter les deux courants.
On observe tout d'abord que nos apologistes font, plus d'une fois, les
préoccupations et le langage des aniconistes.
« Epiphane » et Nil accusent l'iconographie de ruiner l'unité et la
simplicité de la prière digne de ce nom, c'est-à-dire « sans distraction »
(améteoristos, arrembastos, aperispastos) de l'avis commun des
contemplatifs. Nicéphore, sensible au grief, croit pouvoir rétorquer que
les images « tout au contraire élèvent l'intellect aux contemplations
célestes. En effet, la traduction visuelle de l'enseignement oral en grave
plus profondément le contenu dans l'âme et l'ancre durablement dans la
mémoire, pour autant que le sens de la vue est plus efficace que celui de
l'ouïe »si . Evagre déjà fait sien le vieil adage héraclitéen (fg. 24) : « La
vue est le plus excellent des sens »52> , mais c'était à propos du regard
intérieur. Nicéphore en usera et abusera jusqu'au sophisme (« autant
Yergon l'emporte sur le logos, autant l'image sur l'écriture »)** pour
exalter le regard grand ouvert sur les lignes et les couleurs.
La mission dévolue au symbole chez un Evagre ou un Denys,
d'orienter du sensible vers l'intelligible, est transférée, presque sans
changer un mot, par Nicéphore à l'image. « Par le moyen de ces images
nous sommes conduits à ce qu'elles nous signifient des réalités d'en
haut ... Elles sont, pourrait-on dire, le vestibule du mystère des divins
sanctuaires »54 . Un peu avant lui, le biographe d'Etienne le Jeune avait

(50) Analyse de P.-J. Alexander, The Patriarch Nicephorus, Oxford,


1958, p. 242-262.
(51) Adversus Epiphanidem, cap. IV, apud J.-B. Pitra, Spicilegium Soles-
mense IV, Paris, 1858, p. 301-302.
(52) De oratione, cap. 150 : PG 79, col. 1200 A.
(53) Adversus iconomachos, apud J.-B. Pitra , Spicilegium Solesmense IV,
Paris, 1858, p. 254.
(54) Elenchos in Parisinus gr. 1250, f. 226 ; cf. Denys, Ecclesiastica Hier. :
PG 3, col. 428 C.
40

écrit en substance : « L'icône est la porte qui introduit à la ressemblan


ce du modèle qui est au-dedans. Elle suggère l'intelligible à travers les
lignes du dessin sensible »55 .
Ainsi l'image porte-t-elle en définitive à la « théognôsia w56 . Il
n'échappe pas que l'emphase de ce vocabulaire est, pour une bonne
part, un artifice oratoire de persuasion familier aux rhéteurs et bon à
défendre toutes les causes. Elle ne masque pas le fossé qui sépare deux
idéologies. Théodore Stoudite, marqué lui-même par cette hypothèque
de culture, en convient implicitement. L'image, écrit-il à un disciple, est
une forme d'imagination ; or, qui s'aviserait de rayer celle-ci des facul
téspropres à la nature humaine ?" On ne pouvait plus nettement
prolonger la contemplation imaginative vers la considération de l'image
sacrée.
Un pas décisif est franchi. Le contemplatif de type évagrien se rétrac
te du sensible et de ses dimensions pour saisir le reflet de Dieu dans son
âme, sans la moindre intrusion de formes. Le contemplateur d'images
troque une forme contre une autre : il façonne, en réalité, un modèle à
partir de ce qu'il tient pour un « portrait », au nom d'une similitude de
convention, autrement dit d'imagination. Lorsque, et c'est le cas ordi
naire, son icône n'est pas un décalque miraculeux (« non fait de main
d'homme »), tels le mandylion d'Edesse ou l'image de Camouliana, ou
encore un tableau d'après nature en original (la Vierge de Luc) ou en
copie, il lui faut une ressemblance rassurante. Le personnage sacré sera
reconnaissable à ses traits physiques58 , aux insignes ou attributs de
fonctions ici-bas, etc. Si d'aventure il est gratifié d'une apparition, il
prendra soin d'en vérifier l'identité sur le portrait de culte exposé à
l'église" .
Le contemplatif intellectualiste s'évertue à dématérialiser, à s'arra
cherau temps. Le contemplateur d'images anthropomorphise, réintègre
ses personnages dans une condition terrestre dépassée et mesure les
splendeurs du Royaume à la richesse du décor des églises60 . Le premier
est un intuitif, le second recherche son émotion dans une narration
discursive, historique et multiple. L'un se contente d'une croix61 :

(55) PG 100, col. 1113 AB.


(56) Cf. J. Gouillard, « Le synodikon de l'Orthodoxie », Travaux et
Mémoires 2, 1967, p. 180.
(57) Ep. II, 36 : PG 99, col. 1220 BC.
(58) Pour le Christ, cf. Theophanis Chronographia I (éd. De Boor), p. 112,
11.31 ss.
(59) Exemples nombreux dans la littérature hagiographique.
(60) Cf. Nicephore, Antirrheticus III 59 : PG 100, col. 484D.
(61) Ci-dessous, n. 66.
41

l'autre lui préfère un crucifix62 . Celui-ci lit des significations vivantes à


travers l'alphabet mort des symboles ; celui-là érige les icônes en récep
tacles de grâce63 , quand elles ne s'animent pas pour lui. Bref, les
démarches sont d'un bout à l'autre inverses.

III

L'incompatibilité ou tout au moins le net décalage de principe obser


vés entre deux types de regard contemplatif n'eurent pas sur la pratique
les répercussions auxquelles on pourrait s'attendre a priori. Il ne faut
pas en conclure qu'on n'en prit pas quelque conscience : plusieurs
témoignages des xie-xne siècles, à notre connaissance peu exploités,
nous assurent le contraire.
Commençons par le plus général. Christodoulos de Patmos (+ 1093),
une des figures majeures du monachisme contemporain, fut invité à
établir un « règlement de vie » à l'usage d'une communauté de Thessa-
lie, qui du reste la rejeta et son auteur avec. On en possède quelques
fragments. Après avoir reconnu le culte de révérence dû aux icônes
approuvées (ce qui, depuis Piconoclasme, était un article obligé de toute
profession de foi), il poursuit : « Celui qui par la vertu a dépassé les
bornes de la nature, [à savoir par la purification de l'intellect et la
conquête de Vapatheia], et converse64 seul à seul avec Dieu n'a que
faire de lumière ni d'icônes. Bien plutôt doit-il fermer les yeux quand il
voit une lumière sensible et se réjouir que, dans la mesure possible à
l'homme, il se représente (phantazètai), par la contemplation de l'intel
lect,les beautés du ciel et en contemple les lumières ainsi que dans un
miroir »65 .
Le biographe du stylite Lazare du mont Galésios (+ 1053) prête à
son héros des propos analogues et même plus explicites. « On peut dire
que l'église est la figure du ciel, et son luminaire celle des astres. Mais
pour ceux qui vivent dans une cellule, voici mon sentiment : celui qui

(62) Antirrh. III, 35, col. 428 C-433, ne recense pas moins de dix titres de
supériorité du crucifix.
(63) Jean Damascene, De imaginibus 1, 19 : PG 94, col. 1249 D.
(64) Nous corrigeons prosomoiounta (« se mettant à la ressemblance ») en
prosomilounta (« conversant ») exigé par la construction et l'usage bien attesté
de l'expression.
(65) Vie de Christodoulos par Jean de Rhodes, citée par Era L. Branouses,
Le dossier hagiographique de s. Christodoulos (en grec), Athènes, 1966, p. 129-
130.
42

possède en son cœur la lumière intelligible ne doit pas avoir besoin


d'une lumière sensible. Si l'un ou l'autre veut dire quelque psaume mais
est incapable de le faire par cœur, ou encore éprouve l'utilité d'un brin
de lecture, il allumera sa lampe le temps que requerra son office ou que
demandera sa lecture. Le moine qui garde durant son sommeil une
lampe allumée dans sa cellule n'est ni plus ni moins qu'un mort au
regard de Dieu. Si l'un ou l'autre dispose d'une icône, qu'il aille la
porter à l'église. Il dressera face à lui une croix en bois devant laquelle
il se livrera à ses prières, et quand il lui arrivera d'entrer dans une égli
se,il baisera les saintes icônes »66 .
Le biographe de Lazare va au devant de la surprise de certains
lecteurs et assortit sa citation d'une remarque. « Le père, écrit-il, ne
prétend pas donner à ses propos rigueur de loi, pour employer cette
expression, ni édicter proprement que nul n'ait d'icône dans sa cellule
individuelle. Son intention est d'encourager le dépouillement et l'absen
ce de distraction qui en découle »67 . La glose n'est pas heureuse : le ton
de Lazare est celui d'une injonction, et non d'une pure suggestion ;
d'autre part, l'annotateur est forcé de convenir que l'absence d'image
est propice au recueillement de l'oraison.
Une lecture impartiale veut qu'on superpose les deux textes afin
d'évaluer leur coïncidence ou leur convergence. L'opposition commune
entre deux lumières, intérieure et matérielle, est un lieu commun. Elle a
pu, aux origines et entre autres considérations, inciter les solitaires à
renoncer au confort coûteux d'un éclairage et à ajouter cette privation à
leur répertoire de pratiques ascétiques. Le moine Julien du Pré Spirituel
n'eut, de sa vie, la moindre lumière dans son repaire68 , l'ascète Marcien
non plus69 : une lumière miraculeuse dissipait leur obscurité quand ils
avaient à lire. On relève, d'autre part, dans les deux citations la même
association de la lumière et de l'icône. La raison en est ambiguë. Il peut
s'agir d'une veilleuse perpétuelle allumée devant l'image en signe de
dévotion ou d'un éclairage permettant d'arrêter le regard sur elle. Dans
l'un et l'autre cas, subsiste une discrimination entre le lieu de la prière
commune et celui de la prière solitaire : au premier ses lumières avec
leur symbolisme (Lazare) et ses icônes (Christodoulos et Lazare), au
second sa lumière immatérielle. En d'autres termes, l'image est exilée
du temps de la contemplation, et même de la prière en solitude. Une
croix muette, et de la matière la plus pauvre, orientera le recueillement,

(66) Acta Sanctorum, Nov. III, 1910, p. 549.


(67) Ibid.
(68) Jean Moschos, Pré Spirituel, chap. 5 1 : PG 87 ; col. 2905-2908 A.
(69) Propylaeum ad Acta SS. Nov. Synaxarium Ecclesiae Constantinopoli-
tanae, Bruxelles, 1902, col. 400.
43

ce qui n'est pas sans rappeler la croix monumentale des absides de


l'époque iconoclaste. Autant il serait arbitraire d'annexer nos deux
spirituels au courant évagrien, en dépit d'affinités d'expression, autant il
paraît acquis que leur pratique de la contemplation même imaginative
s'accommodait peu d'intégrer l'icône.
Aux documents ci-dessus on adjoindrait volontiers un développe
ment de la Vie de Cyrille le Philéote (+ 1110)70, si le procédé de
l'hagiographe (événements emmêlés dans un tissu de citations d'écrits
ascétiques) n'en brisait le fil. Retenons que Cyrille est un adepte persé
vérant de l'obscurité, qui le protège de la distraction, et qu'il souligne
avec insistance le contraste entre Eglise des âmes pures et ekklèsiastè-
rion (édifice)71 , celle du culte public et celle qu'on porte dans son
intellect^ .
Ces dernières considérations invitent à insérer ici un épisode de la
Vie de s. Luc Steiriotès (+ 953)73 . On reproche à l'ermite de ne pas
assister aux offices. Il commence par embarrasser l'interlocuteur : « Les
canons ... les lectures ... l'office tout entier de l'Eglise, cela sert à quoi ?
Quelle en est la finalité ?» Et d'apporter lui-même la réponse : « La
psalmodie, les lectures, tout ce qui est assemblée (synaxe) acheminent à
la crainte de Dieu ceux qui s'y efforcent74 , mais celui qui a mené à
bonne fin ses efforts pour le posséder en son cœur, quelle nécessité
aurait-il encore des choses dont tu parles ». Ce doublet de la question II
d'Anastase appelle le même commentaire : l'image, de quelque manière
qu'on l'entende, bien d'Eglise (res sacra), lecture illustrée, objet de culte,
s'inscrit dans une phase transitoire de la conduite religieuse.
On s'en voudrait de ne pas clore cette petite anthologie sur un
morceau de bravoure de Psellos dirigé contre une construction dispen
dieuse d'église. « La symétrie des murs, l'ordonnance des portiques à
colonnes, les tentures suspendues, la profusion des ex voto et toutes
autres splendeurs, en quoi cela peut-il contribuer au dessein divin de la

(70) La Vie de s. Cyrille le Philéote, éd. E. Sargologos, Bruxelles, 1964, p.


219-220 (ch. 46, 10).
(7 1) Emprunt à Isidore de Peluse, Epp. II, 246 : PG 78, col. 685 A C.
(72) Emprunt littéral à Nil (Evagre), Capita paraenetica 104 : PG 79, col.
1260 A.
(73) Fragment omis dans l'édition de Combefis ; éd. E. Martini, Analecta
Bollandiana, 13, 1894, p. 92. Curieusement, le Mosquensis 405 (Vladimir 416)
prétend tirer le texte de la Question II d'Anastase de la Vie de Luc. On n'a pas à
entrer ici dans ce problème de tradition.
(74) Spoudaious renvoie à l'étape de la pratique des vertus (praxis), préa
lable à la contemplation ; cf. « par la vertu » de Christodoulos, ci-dessus n. 65.
44

religion, alors qu'y suffisent un intellect revêtu de la divinité, une âme


teinte d'une pourpre intelligible, la symétrie des actions, les lignes d'un
noble caractère ou plutôt un fond d'âme supérieure à toute forme
(askhèmatiston), tout ce avec quoi s'édifie en nous un autre temple
agréable au Seigneur »75 . Il n'est pas ici question d'images, mais tout
suggère que Psellos rejoignait sur ce point nos contemplatifs. Aussi
bien, de part et d'autre, prêtait-on allégeance à la même très vieille
philosophie : Psellos en archaïsant conscient, nos moines à leur insu
(cf. notre conclusion).
Les directives d'un Lazare ou d'un Christodoulos s'adressaient à des
cercles limités, et le comportement de Luc entre dans le « pourcentage »
traditionnellement toléré de cas marginaux, mais non exceptionnels. La
hiérarchie, occupée de l'ordre commun et public, n'avait pas motif de
s'en émouvoir, d'autant que les droits de l'image étaient expressément
réservés.
La situation n'est pas exactement la même dans la première moitié
du xiv siècle, alors que s'affirme le renouveau auquel on donne parfois
le nom de néo-hésychasme. Un groupe de moines athonites, dont on
connaît les noms, sont condamnés, vers 1347, par le synode patriarcal
pour délit de messalianisme et particulièrement pour leur hostilité aux
images76 . L'étiquette « messalien » est, entre toutes, suspecte. Depuis
des siècles, l'Eglise byzantine est sujette à une psychose chronique de
bogomilo-messalianisme. Ensuite et surtout, des procès bien document
és, comme ceux de Théodore des Blachernes et de Constantin
Chrysomallos77 , démontrent qu'un spirituel est facilement exposé à
passer pour messalien. Palamas lui-même et les siens auront la même
mésaventure avec leurs ennemis78 . Il est donc bien possible que
l'iconophobie de nos athonites n'ait été que le corollaire d'un program
me contemplatif en d'autres conjonctures inoffensif, et que leur impru
dence ait été de l'étendre à ces musées d'icônes que devenaient, à l'épo
que, les églises et réfectoires des grands couvents de l'Athos, voire plus

(75) Michel Psellos, Chronographie, III 15, éd. Renauld, I, Paris, 1926,
p. 42.
(76) Sur cette affaire, cf. J. Meyendorff, Introduction à l'étude de Grégoire
Palamas, Paris, 1959, p. 56 ss. et, plus récemment, Hans- Veit Beyer,
Nikephoros Gregoras Antirrhetica I, Wien 1976, p. 104-108 (introd.) et pp.
130, 144, 294 (texte). Les anathèmes afférents du Bucarestensis slav., 307, f.
15V-16, sont malheureusement inédits.
(77) Voir notre édition commentée de « Quatre procès de mystiques à
Byzance», Rev. des études byzantines, 36, 1978, p. 19-39.
(78) J. Meyendorff, op. cit., p. 55 ss., et Beyer, op. cit., p. 297-341
(passim).
45

loin. Sans aller jusque-là, mais en s'appuyant sur des indices positifs, J.
Meyendorff a proposé une interprétation plus bénigne : « II semble
notamment que les hésychastes ... avaient adopté une attitude réservée
à l'égard de certaines formes contemporaines de la vénération des
images »79 . Ainsi peut-on, tout au moins, estimer que nos hésychastes
ne se distinguent pas par leur ferveur envers les icônes et que leur
conception de la vie contemplative n'y était pas étrangère.
Une telle conduite serait dans la logique des spirituels contemporains
tels que Grégoire le Sinaïte (+ 1346), le théologien d'un néo-
hésychasme abrupt, humanisé par Grégoire Palamas, et les moines
Calliste et Ignace du couvent des Xanthopouloi, plus sensibles aux
applications pratiques du système.
VAcrostiche du Sinaïte colle à Evagre comme un pastiche. En voici
quelques échantillons. « L'intellect, une fois que purifié il a fait retour à
sa dignité originelle, a le regard fixé sur Dieu, et c'est de lui qu'il reçoit
les concepts divins ». A ce degré, « nous nous connaissons tels que Dieu
nous fit », à savoir comme son image. La « mémoire déchirée par la
chute, précipitée dans la composition » recouvre sa « simplicité et son
unicité » natives. Dans l'exercice concomitant de la prière pure, « l'intel
lect est vu et se voit sans forme (anéidéos) ... il est redevenu immatériel
et rayonnant de lumière »80 . Il est le ministre d'une liturgie supérieure à
toutes les liturgies d'ici-bas81 .
La Centurie des Xanthopouloi (2e moitié du xive s.)82 , destinée à un
public plus vaste, est plus édifiante encore. L'Evagre « maudit de Dieu »
d'un Jean Climaque - en l'occurrence, débiteur ingrat - est ici promu
« le divin Evagre »" . Son procès de l'imagination prend des
proportions rarement atteintes. La phantasia est une fonction caduque
de l'âme, limitée à la condition terrestre84 . Et encore, cela ne vaut-il
qu'à terme pour les spirituels. Avouable {euprepès), on la tolérera chez
les commençants, dont c'est la seule ressource pour se débarrasser
d'une imagination malsaine (aprepès)*5. C'est qu'elle n'a place ni

(79) Op. cit., p. 55 ; cf. aussi p. 56-57.


(80) Respectivement chapitres 23, 50, 60, 116 : PG 150, col. 1245 D, 1253
C, 1256 B, 1281 A.
(81) Cf. ci-dessus, n. 30.
(82) PG 147, col. 646-812; trad. allemande de A. M. Ammann, Die
Gotteschau im palamitischen Hesychasmus, Wùrzburg, 1938.
(83) Jean Climaque, gr. 94 : PG 88, col. 865 A ; Xanthopouloi, l.c, col.
748 A (cap. 65).
(84) Cap. 69, col. 757 AB.
(85) Cap. 65, col. 745 CD.
46

raison d'être dans une véritable approche du divin86 . Représentations


internes (images mentales) ou externes (apparitions) d'une figure ou
d'une lumière dimensionnelles sont pareillement à proscrire87 . Le cas
des visions des prophètes, volontiers invoqué par les théologiens de
l'image comme un argument a fortiori pour l'iconographie chrétienne,
est récusé : elles avaient leur siège dans l'intellect et résultaient d'une
action divine immédiate88 . C'est tout autre chose que de se donner ou
de se laisser proposer des formes sensibles.
Avec la circonspection de rigueur quand il s'agit de ce qu'on a appelé
« manuels de sainteté », constatons simplement, dans cet ordre d'idées,
que la Centurie ne mentionne pas l'image, alors qu'elle fait leur place
aux autres éléments de la prière publique - liturgie ou heures -, savoir
la communion, les psaumes et canons, les lectures.
L'attachement aux principes d'Evagre n'épuise pas, tant s'en faut, la
portée du nouvel hésychasme. Avec raison, sinon toujours avec mesure,
on fait mérite à celui-ci d'avoir prôné une prière miracle, la « monolo-
gie ». En réalité, l'invocation monologique (entière ou abrégée), « Sei
gneur Jésus-Christ, aie pitié de moi », est une très vieille pratique. Seule
la technique corporelle, consistant à la décomposer suivant le rythme
ralenti d'un cycle inspiration-expiration, est nettement plus récente ; ses
adeptes les plus pondérés n'y voient d'ailleurs qu'un auxiliaire précieux
de la concentration89 . On notera cependant que cette innovation même
se recommande implicitement de l'analyse évagrienne : « l'intellect
descend dans le cœur en même temps que l'air inspiré, et il ne doit en
remonter qu'unifié et nu, après avoir répudié toute pensée »90. L'exerci
ce, faut-il ajouter, se déroulera dans « un réduit obscur » (comme l'orai
sond'un Lazare et d'un Christodoulos), les yeux clos, pour conjurer
l'œuvre néfaste du regard qui est « dissipation et émiettement » de
l'intellect91, il implique enfin une posture laborieuse - mention replié
sur la poitrine, ou même, en outre, regard dirigé sur le nombril - qui

(86) Cap. 66, col. 748 D.


(87) Cap. 73, col. 764 A.
(88) Cap. 67, col. 749 D. Sur l'argumentation des iconodoules, cf. J.
Gouillard, Le Synodikon (cité n. 56 ci-dessus), p. 172-174.
(89) Sur la prière à Jésus et la méthode, anthologie des sources principales
(Nicéphore l'Athonite, Grégoire le Sinaïte, Grégoire Palamas, Xanthopouloi)
apud J. Gouillard, Petite philocalie de la prière du cœur, Paris, 1953, p. 185-
294 passim.
(90) Xanthopouloi, cap. 20, col. 681 A.
(91) Ibid. cap. 23, col. 681 D-684 A ; cap. 24, col. 684 C.
47

exclut forcément toute attention à un objet sensible92. Bref, on ne saurait


concevoir plus radicale extermination de l'outil imaginatif 93.
On sait que des adeptes, un peu simples, de la méthode psychophys
ique de prière la recommandaient comme un moyen d'obtenir cette
« sensation intelligible » (aisthesis noéra) de la lumière divine que les
spirituels plus subtils tenaient pour le paroxysme de l'expérience
contemplative. On n'a pas à rappeler ici la controverse qui s'ensuivit
sur la nature de ladite lumière et qui nous a valu la théologie palamite
de la distinction entre essence et énergies en Dieu94 .
La « sensation intelligible » de la lumière n'était pas une découverte.
Sans remonter à Diadoque de Photicée ou plus haut, le néo-hésychasme
y était suffisamment familiarisé à travers les œuvres de Syméon le
Nouveau Théologien et les écrits issus de la famille « macarienne »95 .
Mais elle l'a marqué si profondément, avec ses tenants et ses aboutis
sants,à commencer par la conscience nécessaire de la déification
baptismale96 , qu'elle interdirait, à elle seule, de voir en lui une résur
gence de Pévagrianisme, en dépit de la dette qu'il a envers sa pédagogie
et son vocabulaire.
Il est indispensable à notre propos de situer cette perception « sensi
ble » de la lumière par rapport au regard imaginatif, et conséquemment
à l'icône.
Evagre certes use largement du mot « lumière »97 et de tours tels que
« sens spirituels ; « œil intelligible »98 dans ses descriptions de la
contemplation supérieure. Mais la pensée ne lui viendra jamais que son
gnostique puisse se percevoir image lumineuse de Dieu par un acte
commun du sens physique, même « potentialisé » ad hoc, et de l'intel
lect,au sens où l'entendront, entre beaucoup d'autres, Syméon et ses
émules du xiv siècle. Ce serait d'ailleurs ruiner l'infrastructure
cosmologique de son système.

(92) Grégoire le Sinaite, De quietudine, cap. 2 : PG 150, col. 1316 AB ;


pseudo-SvMEON, « Méthode d'oraison », éd. I. Hausherr, Orientalia Christiana,
9, 1927, p. 164.
(93) Sur l'hésychasme devant l'image, remarques utiles de H.-G. Beck,
ouvrage cité (n. 2), p. 40 et suivantes.
(94) Cf. J. Meyendorff, op. cit. (n. 76 ci-dessus).
(95) Recensement sommaire des collections apud V. Desprez, art.
« Pseudo-Macaire », Dict. de Spiritualité, X, col. 20-22.
(96) Sur cette conscience, voir nos « Quatre procès », art. cit. (ci-dessus, n.
77), p. 24-26, 36-37.
(97) Cf. L. Lemaitre, art. cit. (ci-dessus n. 6), col. 1781.
(98) Par ex., dans « les Six centuries », éd. cit. (n. 13 ci-dessus), I, 37, p. 35 ;
II, 28, p. 73, etc.
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II n'y a pas non plus à faire état des apparitions lumineuses, évidem
ment sensibles, de personnages (Christ, saints, anges) ou d'objets dont
l'hagiographie crédite ses héros. Si elles n'étaient des « miracles », et
donc laissées à la responsabilité divine, elles contreviendraient aux
mises en garde répétées des maîtres spirituels contre toute espèce de
vision « formée ». Interventions divines, parfois très sophistiquées" ,
ordonnées à des fins pratiques (emplacement désigné d'une église,
signalisation en faveur d'un voyageur égaré, révélation du sort d'une
âme, etc.), elles n'ont rien de commun avec l'appréhension directe et
désintéressée du divin poursuivie par le contemplatif comme tel. Elles
relèvent de l'image, dont on sait qu'elles se recommandent à l'occasion.
La lumière qui éblouit et imbibe, à certains moments privilégiés, le
Nouveau Théologien et bien d'autres saints selon les néo-hésychastes,
qui l'identifieront à la lumière de la Transfiguration du Christioo, est
elle aussi physiquement saisie. Les confidences de Syméon ne laissent
aucun doute à ce sujet. Elle obscurcit l'éclat de sa lampeioi ;
« redoutable merveille, que je vois doublement de mes deux yeux, ceux
du corps et ceux de PâmeiO2. Ce nonobstant, elle n'a proprement ni
forme ni visage »103 ; son apparent volume n'est que celui du champ de
son rayonnement, son corps ou sa cellule. Sauf une vision du Christ,
d'ailleurs en gloire et au sein de la Trinité^ f la lumière n'est jamais
anthropomorphe. S'il arrive à Syméon de voir feu son maître spirituel
dans la béatitude, celui-ci se situe en marge de la lumière divine10* .
Tout au plus la lumière épouse-t-elle des formes symboliques et
mouvantes, donc non nécessaires, soleil ou étoile, main ou sein, etc.106 .
C'est toujours Dieu lui-même qui est perçu immédiatement dans le
mystère de sa gloire. On ne saurait s'éloigner plus de la représentation
ressemblante ou de son doublet, l'apparition.
Expérience exceptionnelle et intermittente de fait, la vision de lumiè
re
est proclamée naturelle au «christianisme», dans la signification

(99) Ainsi la lumière à trois visages de la Vie de Jean le Psichaïte, éd. P. Van
den Ven, § 5, p. 111-112.
(100) «Tome hagioritique » : PG 150, col. 1232 C, 1233 C.
(101) Hymnes XXV, 15 (éd. J. Koder, II, p. 256).
(102) Ibld. 60 (p. 258).
(103) Ibid. L, 42 (III, p. 160).
(104) Ibid. XI, 36-39 (I, p. 234).
(105) Catéchèses XXII (éd. Krivochéine, II, p. 372).
(106) Hymnes L, passim (III, p. 158-166) ; « forme sans forme » {ibid., p.
160, 1, 42), c'est assez dire la contingence de telles « matérialisations ».
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d'essence chrétienne que ce mot revêt dans le corpus macarien107 , de


pair avec la conscience de la grâce baptismale. Elle propose ainsi à tous
le dépassement de l'image préconisé par Evagre et dont la nostalgie
subsistera dans une élite de solitaires, malheureusement rares à s'en être
ouverts.

La vue panoramique qu'on vient de proposer a fait ressortir, dans le


christianisme gréco-byzantin, la coexistence de deux approches de la
Divinité : la théoptie et l'anthropophanie. La première, individuelle, se
trouve volontiers des paradigmes dans les théophanies judéo-
chrétiennes, de Moïse à la Transfiguration, et vise au premier chef le
mystère de Dieu, ténèbre et lumière tout à la fois. La seconde répond à
la conception d'une Economie en progrès, consommée seulement pour
le Christ son instaurateur, et vécue dans une communauté et dans un
contexte sacramentel sensible.
Cette justification chrétienne, consciente et obligée, recouvre une
référence inconsciente, mais non moins puissante. Les théoptes, surtout
de tradition évagrienne, sont serfs de l'exaltation grecque de l'intellect
et de la « désincarnation ». L'anthropophanie renvoie, pour sa part, à
l'appareil cultuel du monde hellénique, à telle enseigne que les théolo
giens des images, sans y prendre garde, font leurs les arguments de
l'apologétique païenne de la statuaire sacréeios. Le poids de ce fait,
inaliénable, de civilisation eût suffi à conjurer dans l'Église tout risque
de conflit entre les deux tendances, si même un modus vivendi plus ou
moins délibéré ne s'était établi.
Pour les spirituels, en effet, et l'Eglise n'y contredit pas officiell
ement, ces tendances ne déterminent pas des classes étanches, elles ne
sont que des degrés. Le théopte anticipe le Royaume, du fait que par
l'apatheia et la prière pure il a transcendé le sensible. Le fidèle y est, lui
simplement appelé comme à une issue logique et souhaitable, après
qu'il se sera dépouillé de ses imaginations. L'un ne désavoue pas l'au
tre, il le presse de le rejoindre.
Enfin, l'antinomie logique des deux conceptions, dans un monde
condamné à la spéculation et au verbe, pourrait bien finalement se
réduire, en grande partie, à une vue de l'esprit. Les théologiens icono-

(107) Cf. J. Gouillard, art. cité (ci-dessus, n. 77), p. 36.


(108) Là-dessus, lire les fines remarques de PJ. Alexander, The patriarch
Nicephorus, Oxford, 1958, p. 22 et suiv.
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doules, stimulés par une conjoncture de salut public, ont présenté des
images une théologie rhétorique ou outrancière que n'a d'ailleurs
jamais entérinée à la lettre la pratique liturgique officielle10? . Les
contemplatifs, eux, emportés par leur expérience singulière, et plus
souvent encore par une routine d'épigones, peuvent ériger l'idéal en
devoir et nécessité, leur conduite de pères spirituels révèle en eux des
hommes du possible et du quotidien. Aussi bien leurs « accès » contemp
latifs même sont-ils jalonnés de récréations discursives : méditation
avec son inévitable « composition de lieu », prière vocale et lecture.
L'aspiration à l'aniconisme peut être dans la logique des analyses, elle
n'est vraiment assouvie que chez quelques « hyperhésychastes » dont on
ne sait pas s'ils ont toujours une existence autre que littéraire. Les
autres, assez nombreux, sans doute, aux meilleurs jours de l'hésychas-
me, la cultivent par intermittences, plus ou moins prolongées, dans leur
solitude. Le grand nombre de ceux qui resteront des apprentis contemp
latifsse tiennent quittes en en faisant profession dans des formules où
les tiennent prisonniers des lectures ou des leçons invariablement ressas
sées.

Jean GOUILLARD.

(109) Cf. le mémoire cité ci-dessus (n. 2) de H.-G. Beck.

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