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JEAN M. GOULEMOT et DANIEL OSTER A GENS DE LETTRES, ECRIVAINS ET BOHEMES Limaginaire littéraire 1630-1900 Minerve INTRODUCTION Ceci n’est pas une histoire des écrivains et moins encore des intellectuels, ni méme, bien sGr, une histoire litéraire. Le serait- elle qu'elle demeurerait incomplate et bien éloignée de ce que Yon en attend ordinairement. Peu de chronologie, nombre de noms manquant a I'appel, un panorama arbitraire et riche d'absences. Ceci n’est pas non plus une histoire du livre ni méme un état des lieux pour tenter de comprendre comment se produi- sent les ceuvres littéraires. On pourrait multiplier les dénégations et peu a peu réduire Vimportance du propos tenu jusqu’a lui dénier le droit d’étre. L'excés de modestie serait ici aussi faux que affirmation sire de soi. Entre toutes les réflexions qui actuelle- ment se ménent sur l'histoire du champ culturel, la naissance de Yécrivain et de la litérature, l'histoire du livre et de la lecture, cet essai a sa place propre. Et c'est elle qu'il faut tenter d'indiquer. En premier lieu il privilégie deux époques : le XVIII¢ siécle et la deuxiéme moitié du XIX¢, posés comme deux moments fon- damentaux de l'archéologie du discours de la modernité litéraire et intellectuelle. Il se propose ensuite de mettre en rapport des travaux qui trop souvent s'ignorent et d’en saisir le point de convergence, en montrant, par exemple, comment la montée de Vimprimé a partir de 1700 modifie non seulement les formes de la lecture, mais aussi la pratique de I’écriture, et, par suite, la conscience que l’écrivain et ’écrivant ont de leur rdle. Une tenta- tive est ainsi amorcée de mettre en valeur des articulations jusqu’ici ignorées : du statut des écrivains, des procédures de légi- timation, institutionnelles ou non, des ccuvres, avec limage que 7 le public en retire et avec celles que les écrivains, selon leur situation dans le champ culturel, reconnaissent. Il s'agit de faire coincider les diverses réalités qui voisinent avec les imaginaires véhiculés, les déclarations des uns et des autres, de retrouver, en un mot, une unité en les confondant et de donner un sens a ces systémes apparemment éclatés et contradictoires. En ce qui conceme le XVIII¢ siécle on a tenté de mesurer continuités, nostalgies et ruptures d’avec le siécle de Louis XIV, qui a marqué la - naissance de l’écrivain ». Continuité dans les procédures de légitimation de V’écriture, dans le systéme acadé- mique qui s'tend a travers les académies de province, accentua- tion du controle sur les écrivains, la production et la diffusion de leurs ceuvres. Mais aussi rupture dans les pratiques littéraires, les images que l’écrivain se fait de lui-méme, de ses fonctions et des pouvoirs de Pécriture en se posant comme philosophe. Un monde nait, qui deviendra plus tard celui des intellectuels, dans Jeque! au philosophe de type nouveau sont reconnus une univer- sell leoenp tence oie droit illimité d'intervention dans les la cité. L’écrivain se veut juge, gui sume e Gone earn Ieee seul capable menacé comme Socrate lui- gston appelle éclairés, et qui 1 ge publique, il vit Scsietineoe les déchirements tout ausit bien ae prcjuges science aveugle. Quand il écrit, il se croit éloigné des Carnes at Commun, instalé dans une extérionté pbilosopbigue Bien cdr we Petsonnage de Tingénu ou du huron. Innocere Or trompeuse : le philosophe écrivain sait jouer des armes différences de génération, les oppositions de points de vue, les " antagonismes plus radicaux encore sont bien réels pour qui tente "de prendre en charge la continuité du siécle et la complexité des - iindividualités. Sans pour autant tomber dans I’'anecdote. Avec Rousseau se fait jour une légitimation de l’écriture qui ne tient €videmment pas a son seul caractére ni méme l'exclusion dont - illest la victime. Fonder la vérité de ce que l'on dit sur sa vocation malheureuse, sa marginalité, son ego ou la rigueur morale de sa - vie, voila qui représente l'archéologie d'un discours actuel sur Pécriture. Un examen attentif de l'état de la république des lettres au XVII sidcle, éloigné de toute idée a priori et de la vision tradi- tionnelle des Lumiéres, montre l'importance des affrontements et des luttes intestines. Non pas seulement entre les philosophes et leurs adversaires, ni méme entre Rousseau et ses anciens amis, mais entre les écrivains nantis et les pauvres héres qui hantent les cabarets et vivent d’expédients dont la pornographic, le courtage, le pamphlet ordurier contre le couple royal ne sont pas les moindres. Ce n'est point encore la bohéme au sens moderne du terme ; le milieu social, les pratiques qui lui sont propres, les valeurs qui s'y attachent ne sont pas celles qu’imposera le XIX siécle. Il y a IA pourtant l'apparition de clivages spécifiques que le développement du monde littéraire, de la presse et l’émergence de nouveaux publics confirmeront. . Avec le XIX€ siécle se déploie l'extraordinaire témoignage, toujours lucide et souvent implacable, de !homme de lettres sur lui-méme. Quelques' titres lui sont consacrées au XVIII¢ siécle, une bibliothéque entigre au XIX®. L’homme de lettres s'est doré- navant fait ethnologue pour saisir et exhiber sa différence. Son discours s’adresse désormais a lui-méme, a ses pairs, au lecteur enfin, qu’on le juge bourgeois ou qu’on le veuille peuple. Une telle profusion a valeur de symptéme. Elle temoigne dentrée d'une perte, vraie ou illusoire, de repéres. La nostalgie d'un ordre littéraire, d'une dignité perdue des hommes de lettres sert ici de toile de fond. L’écrivain du XIX siécle ne cesse de se plaindre amérement — qu'il en vive ou qu'il en piatisse - du des- potisme journalistique et de la littérature industrielle. Rien ne va 2 plus : la littérature est avilie par le commerce, soumise aux lois du marché, au trongonnage du feuilleton et de la périodicité du jour- nal, Tout n’est pourtant pas perdu, et quelques esprits s’en remet- tent a cette culture que Venseignement républicain fiche a la pointe du sabre des hussards de la République. Lessentiel, c'est de dire sa différence : pour le boheme davec artiste arrivé et d’avec le bourgeois, pour l’écrivain en place d'avec le bohéme et le bourgeois, selon les mécanismes pas toujours simples de la distinction, pour le bourgeois enfin de se rincer Vimaginaire 4 peu de frais. La misére, les lieux interdits du Paris bohéme, les filles faciles, 'hOpital, ’écriture comme assomp- tion, a admirer les pieds au chaud dans les pantoufles. Se sentant rarement coupable, souvent fier de lui et se voulant exemplaire du Golgotha de la littérature, le bohéme ne cesse de se prendre pour l’objet et le sujet de son ceuvre. Et le voila qui s'exhibe comme face cachée du verbe et servant d’un rituel mansardier et déambulatoire qui est comme la preuve de l'authenticité de son écriture, en méme temps qu'il réclame la reconnaissance des insti- tutions littéraires. La situation est paradoxale : le malheur, la phti- sie, la vérole, stigmates de l'art, a condition bien sir quis s'écri- vent, sont montrés comme autant de mérites a la reconnaissance publique. Si le XIX€ siécle est taxinomiste 4 outrance, on aurait pour- tant tort de le prendre au pied de la lettre et du classement, tant il est vrai aussi que cette bohéme fascinante et dénigrée croise sans cesse dans ses déambulations diurnes et nocturnes la littérature reconnue. Plus on s’en écarte, plus elle se différencie et plus elle semble la part commune. A preuve les Goncourt qui, dans leur Journal, marquent en méme temps leur refus en s’en prenant - a ces démoralisateurs +, et se complaisent a raconter leurs ren- contres avec la bohéme au café, au claque, dans les antichambres des éditeurs, belle preuve d'une communauté bien réelle de la bouteille, du livre et du lit. Comme au XVIII¢ siécle, la boh@me du Second Empire se prend au sérieux. Elle se veut, dans la majorité des cas, plus papiste que les écrivains en place, plus litéraire et académique que nature. Chez elle pas le moindre désir de révolution ou de 10 ordre, fat-il artistique. On est loin de Hugo et d'une plus apparente que réelle, des hommes des Lumiéres. Il de lentes évolutions, de patients déplacements pour que in fasse croire 4 opinion, méme s'il appartient aux institu- littéraires les plus conservatrices, qu'il est dangereux, « irré- frondeur, esprit libre, passionné, émigré social ». Datons de vVallés cet étonnant retournement de la bohéme littéraire. D’oa des images, imprécises comme une photo tremblée, des des hommes de lettres. A premigre vue un puzzle contra- dictoire. La paresse de celui qui chasse des chiméres et baye aux corneilles y voisine avec une autre image de l'artiste au travail, "plein de sérieux et d’abnégation, sorte de Prométhée en lutte contre le temps. opposition ici est en fait une complémentarité car limagerie de "homme de lettres joue sur tous les tableaux. En méme temps qu'elle prétend refuser I'anecdote, le futile du parti- culier pour s'en remettre 4 l'ceuvre, et 4 elle seule, elle s'enlise dans lexhibition de l'intime des écrivains, dont la presse se fait Vinterpréte. De la vie a la mort. Les journaux sont remplis des mille détails inutiles qui font une vie et dont on finit par faire croi- re quills font aussi une ceuvre. Avec une prédilection pour les nécrologies. Les chroniqueurs ont la passion des enterrements des chers confréres. On fait le compte des présents : quelques amis, un chien mouillé et voila pour le poéte maudit, l'absence ici insi- nue Texcellence, la radicale modernité incomprise. A lopposé, la foule, une ville, un peuple en deuil comme pour Victor Hugo, et est la preuve de l'absolu de la gloire. Dans le cérémonial de la mort, l'intime se fait public et le public intime (il a nom Iindi- cible), en un bel exemple de réconciliation imaginaire. Dans cet essai qui embrasse des siécles d’imagerie littéraire, on aura reconnu des idées recues mises 2 mal et des discours mis au goat du jour, devenus nos contemporains. Car ce qui aujourd’hui constitue l'image de l’écrivain comme un rebelle, un. opposant par nature, un marginal par obligation et écriture, vient de loin. On s’en doutait peut-étre. On en trouvera les preuves. Sans qu’il faille oublier sur ces discours anciens le travail de V'his- toire. La volonté archéologique, ici manifeste, est aussi une volon- cue té de mieux saisir, au-dela des apparences, la réalité du présent. Ce qui montre qu’on peut en prenant les détours du passé, proche ou lointain, tenter de comprendre ce que nous appelons avec beaucoup de révérence, comme si elle datait seulement hier, la modernité?. 1. Il s'agit d'un essai bien évidemment incomplet. On pourra nous faire reproche davoir tenu pour peu la Révolution. Dans le domaine qui est ic le notre, panthéonisation, r6le déterminant attribué aux idées, elle a apporté des confirmations évidentes ; pour le reste elle a marqué des regressions tout aussi évidentes : retour a loralité, intervention journalistique moins + littéraire «.. Sur tous ces on verra, sous la direction de Jean-Claude Bonnet, La Carmagnole des Muses : 'bomme de lettres et l'artiste dans la Révolution, A. Colin, 1989, et l'Ecrivain devant la Révolution (1780-1800), textes réunis par Jean Sgard, université de Grenoble, 1990, Si un lecteur songeait a nous en faire grief, nous revendiquons T'intérét tout particulier que nous portons aux minores des XVIII et XIX° siécles. Mais aussi notre plaisir 4 lire, citer et commenter Denis Diderot et le Journal des Goncourt. 12 IL NAISSANCE DE L’ECRIVAIN Le classicisme, si cette esthétique existe vraiment, ailleurs que dans les manuels scolaires et notre mémoire classificatrice des faits culturels, s'installe en triomphateur, 2 en croire nos découpages, a partir des années 1660. Oublions les différences Age, de statut méme. Corneille est l'ainé et Boileau écrit l'Art postique bien apres la bataille. S'il y a eu classicisme ce fut, avant détre un corps de doctrine, une pratique d’écriture commune et une idéologie partagée du métier d’écrivain. Qu’on évite de céder aux illusions apparentes : la distraction de La Fontaine, son govt pour un genre jugé mineur (ce qui ne 'empéche pas d’avoir écrit une imitation d’Ovide dans Adonis, dédié 4 Fouquet, une élégie, Elégie aux nymphes de Vaux [1661], une tragédie lyrique, Astrée [1682)...) ne prouvent en rien sa rupture d’avec un ordre qui siimpose a tous. On aurait bien du mal, par ailleurs, a trouver une école qui regrouperait les quatre grands : Moliére, Boileau, Racine et La Fontaine, a 'avénement de Louis XIV. Sill y a une communauté de perspectives, elle demeure suffi- samment vague pour que chacun I'interpréte 4 sa fagon. Une méme finalité est donnée a la littérature : instruire en amusant ; il existe un recours obligé a la raison et une méme volonté de peindre la nature humaine. C'est beaucoup et c’est peu. Une ana- lyse en profondeur de ce qu'il faut entendre par bienséance, par vraisemblance, montre des différences et un accord sur un mini- mum fort réduit. Et pourtant toutes les ceuvres, gageons que cela ne tient pas 4 la seule mise en perspective obligée, au recul, a la mythification de la mise au tombeau, ont un air de famille, parce 30. quielles participent, comme on I’a dit, d'une « ordonnance réflé- chie », et quill leur a bien fallu, bon gré mal gré, se plier aux théoriciens, a ce public et 2 cet ordre nouveaux qu’impose le régne de Louis XIV. Et pourtant, répétons-le aprés Sartre, c'est au XIX sicle que Ja linérature — poésie, fictions romanesques ou théatrales - a pris une place prééminente dans le champ culturel. Jamais un écrivain nfavait auparavant connu — méme Voltaire, pourtant « maitre a penser de l'Europe - ~ le degré de célébrité qu’atteint Victor Hugo. Lors de ses funérailles, la France entire se recucillit, et il n'y eut pas de voix discordante dans le concert unanime et récon- cilié d’éloges et de regrets. Mais on ne peut comprendre ce statut conquis, cette image acceptée, épousée méme, si, comme le remarque Alain Viala, on n’admet pas aussi que, dés le XVIIe siécle, ont pris forme « les bases sociales et mentales nécessaires, et que des cette époque le domaine litéraire a eommencé a se distinguer au sein du champ culturel! «, devenu lui aussi dans son ensemble autonome. Rappelons-le, la formule mal comprise dat- elle choquer, la littérature au sens od nous lentendons, l’écrivain au sens oi il se pense et oi I'imaginaire public le constitue, ont Pris naissance a l'époque classique. Nous devons a Louis XIV et son temps un peu plus que des victoires et des défaites, des ors et des marbres, des parcs et des chateaux. Dientrée une remarque générale. C'est au XVII siécle que Ia culture ~ et par suite la litérature — sont devenues affaires d’Etat, Cest-a-dire domaine presque réservé de 'Etat monarchique. Et constatons d’abord la mise en place du réseau académique déja €voqué, son acceptation admirative assez rapidement par l'opi- nion qui, cessant vite d’en rire, eut hate de s'y intégrer : beaux esprits, notables provinciaux, érudits locaux, poétes débutants voulurent y trouver place. L’admission académique parisienne bien sir, mais aussi provinciale, apparaissant comme la preuve tangible de l'appartenance au monde savant : monde des lettrés ou des littérateurs. Daniel Roche? a montré comment le mouve- 1. Alain Viala, op. cit, p. 7. ‘ : ‘i 2. Daniel Roche, Le Siecle des Lumiéres en province : académies et acadé- iciens provinciauix, EHESS, La Haye-Paris, Mouton, 1978. 31 ment académique s’officialise (il y eut jusqu’a 70 académies pri- vées qui, pour la plupart, passérent sous controle de l'ftat), par son extension en province grace aux lettres patentes obtenues du roi mais aussi par un alignement général sur le modéle acadé- mique parisien. Le fait centralisateur, ici subtilement organisé en jeux de miroir, est patent. Ce sont dailleurs, le plus souvent, les académiciens parisiens qui fondent ou animent les académies de province a la fagon d'officiers royaux de la culture : Pellisson est un bel exemple d’activisme académique puisqu’il est présent a Paris, bien sir, mais aussi 4 Castres, 4 Toulouse, a Soissons, tandis que Segrais est actif 4 Caen, et Ménage a Angers. Un deuxiéme trait est 4 souligner : la spécificité enfin recon- nue et proclamée du littéraire, défini comme une activité propre et autonome dans ce mouvement d’extension académique. Si les lettrés — entendons ceux qui s'intéressent a la culture tout autant scientifique que philosophique ou littéraire — sont le plus souvent a lorigine des créations académiques, si leur présence est effecti- ‘vement primordiale dans la plupart des créations académiques, si leur tendance domine les cercles pré-académiques ou les pre- miéres académies elles-mémes et se montre assez forte pour que les premiéres réunions embrassent l'ensemble des activités du savoir, le mouvement tend peu a peu a la spécialisation. Il existe donc assez t6t des cercles strictement littéraires d'une part, et de Vautre des cercles de lettrés, od l'on débat aussi bien de l'histoire que des sciences ou de la philosophie. Aussi, I'Académie frangai- se est trés largement dominée par les littérateurs et tente d'impo- ser son hégémonie a toutes les autres réunions savantes. En vain : les mathématiciens se réunissent autour du pére Mersenne et for- ment le noyau fondateur de l'Académie des sciences. Méme volonté de séparation et d’autonomie chez les peintres qui, instal- lés dans Académie de saint Luc, boudent l’Académie royale. En régle générale, 4 partir de 1650, la tradition d’humanisme ‘entre dans Pre de la spéciali- ‘ont constitué leur domaine nt le contréle d'une langue Jes utilisateurs, les gardiens et les bien dire, en leur offrant des lieux ociabilité, d’échange intellectuel, une reconnaissance sociale que légitiment le rite académique et le pouvoir politique s son réle de mécéne protecteur. Alain Viala a raison de souli- er que dans le clientélisme, le service est premier alors que le mécénat, c'est l'art qui commande. Le mécénat privé et i le mécénat d’Etat qui s'instaure modifient non seulement statut du littérateur, mais aussi l'imaginaire de sa fonction et de position sociale. La dédicace a tel ou tel grand de ce monde, devient une pratique courante, instaure une logique de la ssance réciproque. Elle produit une légitimation double : esprit du dédicataire, au-dela de sa richesse et de son pou- politique, de l’écrivain, en deca ou au-dela de l'esprit, a qui donne en retour un statut social. Sans insister ici sur le méca- sme qui occulte le rapport d’argent soustendant la pratique icataire, retenons que la gratification accordée par le grand est invitation générale 4 considérer le travail littéraire avec atten- on et admiration méme. Ce qui ne veut pas dire que le clientélisme ne continue pas a sxister avec son cortége d’humiliations, de contraintes, de travaux circonstance et de platitudes, mais avec ses avantages bien : Taccés a la bibliothéque du + patron + quand elle existe a celles de Mazarin ou de Colbert), le travail souvent ger et un revenu régulier. Le clientélisme assure, somme toute, relative tranquillité, méme s'il faut parfois servir les intéréts ondains de son maitre la plume a la main : Naudé, Bertaut par- activement a la rédaction de mazarinades ; Pellisson et Fontaine défendirent Fouquet. II fallait faire preuve souvent de eaucoup de souplesse pour éviter la disgrace ou la chute, et de mal de duplicité pour ménager un éventuel retournement de tion, surtout en une période aussi troublée que les années 1640 et 1650. Les ronds de jambe du courtisan deviennent chez le r souplesse d’échine et prudences d’écriture. On pourrait trouver trace de toute une littérature qui explici- et exalte la relation d’échange instaurée par le mécénat. Car les ‘exploits du mécéne — ainsi s’en est-il convaincu — ne sont rien sans l'éloge. Et cest la un fait essentiel dans le débat du sabre et - de la plume of elle a réussi a imposer sa présence comme ampli- 33 opinion + qu'il cherche a fasciner, un relief nouveau, une légiti- mation nouvelle. On a pu dans ce domaine avancer une hypothese liturgique. Par la littérature — comme moyen d’atteindre a la beauté, a la nature humaine, jugées ailleurs incertaines et imprécises -, le pouvoir détourne en la laicisant une des fonctions de l’Eglise. En sacralisant, en ritualisant la litérature, il se donne la maitrise du temps, I’'accés médiatisé a l’invisible : ici la beauté. C’est dire com- bien la littérature a gagné de cette prise en charge par la poli- tique. On serait méme tenté d’écrire qu'il fallait que l'Etat absolu- tiste existat pour qu’advint la littérature. Non la pratique spéci- fique de lécriture, soumise 4 des normes propres, mais ce systé- me de légitimation et de promotion dont elle tire sa valeur recon- nue. Il restait aux auteurs, la littérature ayant affirmé sa spécificité et son prestige, 4 obtenir la reconnaissance de leurs droits. Mouvement double : ils prennent possession de leur ceuvre par leur nom et revendiquent le droit de jouir des profits qui décou- lent de sa vente. On connait la longue histoire du partage entre les droits de léditeur — alors libraire-imprimeur - et ceux de Yauteur, Tout au long du XVII¢ et du XVIII¢ siécle, diverses affaires le prouvent ~ on se battra, guerre de tranchées, bastions de résistance, lentes progressions en terrain découvert, pour obte- nir la reconnaissance et le respect de la paternité littéraire. La lutte est menée contre les faussaires et les plagiaires au nom du droit de cette paternité. Texte d’un auteur, texte 4 un auteur comme I’on a dit. La revendication des écrivains vise a établir un lien de nécessité d’un constat a l'autre. Non sans mal. Les libraires-éditeurs achetaient un manuscrit pour une somme forfai- taire et le modifiaient selon ce qu’ils imaginaient étre l’attente du "public. Le privilége d'imprimer et de vendre protégeait les droits de V’éditeur contre ses confréres peu scrupuleux, mais pouvait-on en dire autant des droits de l'auteur, totalement ignorés par cette pratique ? Le pouvoir dailleurs favorisait les libraires-imprimeurs contre les littérateurs. Les droits d’auteurs, s'ils commencent a exister, représentent un fait minoritaire. Il y a méme nombre dautcurs qui nc touchent rien de la publication de leurs ouvrages 35 (es amateurs fortunés ou les débutants). Les autres se divisent en besogneux, véritablement tacherons, dont le succés et Jes revenus sont faibles; en auteurs a succés moyen (300 2 1 000 livres pour une ceuvre ; ainsi Racine, auteur débutant, obtient-il 348 livres pour La Thébaide), et enfin les auteurs a grand succés : Corneille touche 2 000 livres pour Aftila, 2 000 livres pour Tite et Bérénice, Chapelain obtient 3 000 livres pour La Pucelle. Sous la dignité acquise, inscrite dans l'institution, que de dis- parités ! Le thédtre est ainsi mieux rémunéré que le roman, et le roman que la poésie. Le forfait est, selon le succés de l'ceuvre, juste ou injuste, et cela sans possibilité de recours. Pour qu'on puisse mesurer ce que ces chiffres signifient réellement, indi- quons que les trimardeurs de l'écriture ont des revenus égaux a ceux des cochers ou des laquais, les auteurs 4 succés moyen les mémes rentrées que lartisanat de luxe, et les auteurs a grand suc cés des émoluments semblables 4 ceux des précepteurs, des secrétaires et des huissiers. On comprendra 4 la lecture de telles équivalences limportance des biens symboliques. Tout au long du XVII¢ siécle donc, le marché de la littérature — de sa valeur marchande comme de ses valeurs symboliques — ne cesse de s’élargir. Le champ littéraire se structure. A travers les recueils collectifs, les périodiques on se fait connaitre et on siinforme de la production. En 1611 le libraire J. Richer crée le premier périodique, Le Mercure frangoys ; en 1631 Théophraste Renaudot fonde la Gazette ; en 1655 Loret publie La Muse histo- rique ; en 1666, avec la fondation de l'Académie des sciences, apparait le Journal des scavans ; en 1672 Le Mercure galant ; en 1686 enfin la Bibliothéque universelle et historique est lancée par Leclerc. L’exil des intellectuels protestants, a la suite de la révoca- tion de l’édit de Nantes, favorise la multiplication de la presse : ce sont les Nouvelles de la république des lettres de Pierre Bayle, V'Histoire de la vie et des ouvrages des savants de Basnage de Bauval. A ces périodiques il faut ajouter les salons qui créent de nouveaux publics et brouillent en la diversifiant l'image de lécri- vain, amateur ou professionnel, érudit ou mondain. Nait-on ou devient-on écrivain ? Il est vrai que la littérature n’a pas sa place sans le cursus scolaire : elle est d'un apprentissa- 36 ge totalement - parascolaire » ; d’od la vogue des -Bibliothéques + qui commencent a constituer une mémoire littéraire d’exemples et répertorie ce qui se fait. Les académies elles-mémes donnent des conférences et les dictionnaires proposent aux futurs écri- vains ou aux écrivains confirmés un modéle de langue écrite, strictement codifiée : les ouvrages de rhétorique se multiplient. Sans en avoir I’air, avec un je ne sais quoi de nonchalance, on apprend ainsi le métier d’écrire. Les instances de consécration littéraire existent donc en cette deuxiéme moitié du XVII¢ siécle. On distingue une hiérarchie des genres. On reconnait une hiérarchie des pouvoirs de légitimation. On classe les styles. On pense des profils de carri@re ; on y nour- rit un imaginaire de la littérature et du littéraire ; on y réve de r ite, de succés et de reconnaissance ; on reconnait un cursus m du littérateur pour qui traite la littérature en profession- Et pourtant, au regard superficiel de Pobservateur contempo- s'offre une autre ordonnance. Rien ne transparait de ces eux, de ces parcours ambitieux et calculés sous les draperies théatre! ou du débat religieux, car tout un imaginaire de la lit- Parnasse, dignité de V’écrivain) vient occulter les straté- gies mises en ceuvre. Ainsi, Pécrivain est n€é et avec lui la littérature. Car nul ne doit ignorer qu'une époque peut produire des fictions roma- ques ou théatrales, pratiquer le conte oral ou le récit écrit, mprimé méme sans qu'il y ait pour autant littérature. Et sans ‘intervienne dans un tel manque la notion de qualité. Pour qu'il y ait littérature il faut avant tout qu'une production écrite soit econnue comme primordiale dans le champ culturel, valorisée e telle, acceptée et dignifiée par une opinion et des institu- tions de légitimation. La méme remarque vaut pour les vitraux des cathédrales ou les bisons des grottes d’Altamira : que nous ions aujourd'hui qu’elles sont des ceuvres d’art n’a rien a voir a ire. Le chasseur qui marquait d'une empreinte ocre et noire parois de sa grotte, l’'artisan qui dessinait et montait les vitraux 1. Voir Raymond Picard, op. ctt. 37 des cathédrales n'avaient pas conscience d’exercer une activité originale qui avait nom art, investi socialement de valeurs dis- tinctes. L’art pictural n’était pas encore né, dans la mesure od il est aussi une activité particulier, sentie comme autonome, légiti- mée par des instances spécifiques reconnues et admises. La litté- rature, écrivain existent autant ou plus peut-étre par leur statut que par leurs contenus ou leurs pratiques. Et c'est a Age clas- sique qu'ils ont acquis ce statut. Le nom d’écrivain devient donc au XVII¢ siécle un embléme. Non sans mal : les littérateurs doivent lutter pour vaincre et convaincre. Avant d’étre gens de lettres, ils doivent étre ironique- ment pour une société mondaine qui ne les apprécie guére — « Jean de lettres » comme on dit « Jean de la Lune + ou « Jean de Nivelle » =, et se démarquer, peu a peu, d'une valorisation négati- ve attachée au terme de poete, galvaudé, ridiculisé méme, tout autant qu’a celui de savant. Ecrivain, auteur se chargent de dignité : le premier s'adjoi- gnant la valorisation esthétique. Mais rien n'est encore vraiment acquis. Sans croire, comme Alain Viala, que la raison essentielle en est la présence importante d'une noblesse qui pratique les lettres ou les contréle, et leur donne une dignité extérieure a la pratique littéraire elle-méme!. Effet de brouillage donc, mais aussi ancrage a partir duquel la voie est tracée. On aurait tort, ceci admis, de réduire le milieu littéraire aux académies et de faire d’elles l'instrument privilégié de sa légitima- tion. Car si les académies se multiplient : des sciences, de médeci- ne, de peinture, de Paris\et de province, en un réseau serré et minutieux, elles ne recouvrent pas la totalité du milieu. Nul ne peut douter qu’elles regroupent une part importante des littéra- teurs (et des lettrés) et de ce que, anachronisme aidant, nous appellerions l'intelligentsia, mais elles ne sont pas tout. La volonté royale d'unification et de contréle n’a pas réussi a tout régenter. Il est bien évident, par exemple, que Port-Royal constitue un 1. Alain Viala, op. cit. 38 milieu litéraire hétérogéne, étranger, avec des pratiques et une idéologie propres. Le mot d’ordre « instruire - commun 4 toute la littérature de Age classique y prend un sens particulier. Il est évi- dent aussi que Pascal dans les Provinciales (1656) se situe en marge des courants dominants et des modéles d’écriture. On sait par les Pensées qu'il a revendiqué, au nom d'un discours de la vérité, le refus des normes rhétoriques. « La vraie Eloquence se moque de l’éloquence. » La foi qui anime, le coeur qui s'engage révélent la vérité d'un style et d'une écriture au-dela des noms et des apprentissages. Derritre homme de lettres, selon Pascal, il faut trouver l'homme. « Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme », affirme encore Pascal, qui semble croire que le naturel n'est pas un artifice. Quels que fussent les recours dont il usait, V'engagement reli- gieux aux cétés de Port-Royal produisit un homme de lettres éloi- gné tout aussi bien de l’académicien soumis que du burlesque indépendant. L’idéologie de |'écriture qu’il fomentait était tout aussi étrangére au ludique qu’a l'esprit académique. Ces mes- sicurs de Port-Royal — les Solitaires comme on les appelle — sont loignés des modéles mondains comme des poétes de cabaret. Levés t6t, couchés t6t, astreints a la méditation et a la priére, ils consacraient pourtant une bonne part de leur temps « a une acti- vité littéraire, le plus souvent de caractére religieux ou philoso- phique! +. Ils comparent Epictéte 4 Montaigne, commentent Sophocle, pratiquent la controverse, la méditation spirituelle, rédi- gent des manuels scolaires qui seront La Logique et La Grammaire de Port-Royal, Le Jardin des racines grecques de Lancelot ; ils traduisent Phédre, Térence, Plaute, Cicéron, Virgile, Publient la Vie des Peres du désert d’Arnaud d’Andilly. Racine y \era son Abrégé de l'histoire de Port-Royal, Nicole ses Essais de morale et Le Nain de Tillemont a partir de 1690 l’Histoire des 7S romains et, a partir de 1693, les Mémoires pour servir a 1. Georges Mongrédien, La Vie littéraire au XVIP siécle, Taillandier, 1947, 175. Ce live, eli sur le plan de Ia méthode, nen constiue pas moins lune mine d'informations tout 2 fait remarquable. Ubistoire ecclésiastique des six premiers siécles. En quantité Voeuvre de Port-Royal est immense. En qualité aussi. Elle ne se voulait pas littérature. Elle se refusait, de par sa nature méme, a entrer dans ce champ culturel, a participer 4 ’autonomisation du littéraire dont il a éé traité. Et pourtant il ne parait pas insensé @avancer qu'elle met en place,-a l’extréme opposé des habitués des cabarets, des chantres de la Muse avinée, un modéle ascé- tique de la pratique littéraire et son rattachement étroit 4 une croyance ou une idéologie qui la dépassent. Port-Royal, sans pécher pour autant par anachronisme, annonce une pratique militante de l’écriture, si 'on osait la formu- le. La vie des messieurs de Port-Royal montre une forme d’intel- lectuels et d’écrivains organiques qui prendra, au cours des temps, des formes variées et connaitra des fortunes diverses. Elle est le pendant nécessaire d'une norme imposée : l'autre d’un ordre mondain. Ty a donc l'Académie et les académiciens, il y a Port-Royal, il y a aussi les salons. Pour ces demiers, le développement est intense de 1650 a 1680. Les « ruelles », comme I’on dit, se multi- plient. Mme de Sablé, Mlle de Montpensier, Mlle de Scudéry eurent un salon. Salons de femmes donc oi les hommes fréquen- tent, soupirent et composent. Autres lieux et autres formes de légitimation et de consécration de Iécriture. Ici on est précieux. Cest-a-dire qu'on s'y dépouille encore et un peu plus des restes de la rudesse archaique. Les poétes - symboles du raffinement — y jouent un réle essentiel. Praticiens du langage, ils servent de tout leur savoir le travail d’épuration de la langue et rejoignent, par ce biais, en l’exagérant, le travail académique, en méme temps quiils le trahissent par le culte des périphrases et le gout de la pointe. L’essentiel de leur apport est peut-étre de séparer autant que faire se peut la langue littéraire du langage usuel, et de construire, de ce fait, la littérature comme une activité langa- gitre spécifique. En rupture avec les réalités encore rudes de leur temps, les précieux se font galants a l'excés, livrés au service amoureux, mondanisant la Muse au gré des caprices des dames du lieu, se livrant avec ivresse aux mille détours de la psycholo- gie de la séduction. 40 On s'est moqué un peu vite de la préciosité qu'on a réduite & quelques périphrases excessives, 4 quelques hypertrophies du sentiment amoureux. La préciosité est bien évidemment plus que cela. Elle représente un mouvement contradictoire de refus et d'acceptation de l'ordre qu'impose dans la littérature et la langue VBtat absolutiste. De refus parce que la préciosité privilégie contre Vépuration d'un Vaugelas ou du dictionnaire académique une langue inventive, en continuelle transformation, opérant librement Par transfert et métaphorisation. D’acceptation aussi parce que la langue dite culturelle se coupe un peu plus encore de la langue parlée, jugée vulgaire, inférieure, d’usage commun. D’acceptation encore par ce refus absolu des termes bas ou provinciaux qui fai- saient la richesse du vocabulaire d'un Rabelais. Dans la perspecti- ve adoptée par Bakhtine, la préciosité, par ailleurs rebelle, partici- pe paradoxalement a la mise en ordre de l'ordre classique!. On a tort, on I’a dit, d’imaginer des mondes étanches : les précieuses sont aussi femmes de cour pour la plupart, et Chapelain, Conrart, Godeau, Pellisson, académiciens en titre, fré- quentent en assidus chez Mlle de Scudéry. Il y avait des pré- cieuses moins aristocrates et plus bourgeoises, ce qui prouve le mélange, les échanges, la circulation des idées et des hommes, Fincertitude des lieux de légitimation qui ne parviennent ni a se cumuler ni a s'exclure. Nous savons que l'on prépare dans la douceur feutrée de certains salons les candidatures académiques, et qu'on y cabale pour ou contre tel ou tel candidat. Le pédant, si longtemps dénoncé dans les salons, est un héte apprécié des hétels précieux. Il y régne un pédantisme qui oblige a parler pour 1. Mikhail Bakhtine, L'@uvre de Rabelais et la culture popullaire au Moyen Age, trad. fr. Gallimard, 1970. Il est indéniable que la préciosité a accentué le livage entre une langue jugée basse, vulgaire, et, par suite, frappée d'inter- dit, et une languc artificicllement élégante, totalement coupée de la langue ‘communément pariée et volontiers métaphorique. La préciosité, rebelle Vordre lexical imposé par Vaugelas, accentue par ailleurs la séparation entre culture commune et culture des élites. On verra sur_ce point Jean M. Goulemot, » Démons et merveilles et philosophie a l'Age classique », in Annales (E.S.C.) n° 6, nov.—déc. 1980, et Carolyn C. Lougee, Le Paradis des femmes (Women, salons and social stratification in seventeenth century France), Princeton, 1976. 41 un cercle restreint d'initiés et qui parfois rejoint l'univers des vrais savants : a preuve la correspondance fort savante entre Mile de Scudéry et une niéce de Descartes. Les échanges sont complexes, 4 tel point que Racine ne sera pas toujours insensible 4 une cer- taine psychologie amoureuse des ruelles, tandis que Moliére, au contraire, sen prendra avec violence aux pédants et aux pré- cieuses. Qui’ils 'aient voulu ou non, la préciosité a marqué Vimage et l’écriture des gens de lettres : en leur imposant une reconnaissance mondaine, en les séparant plus nettement qu’ils n/auraient peut-étre voulu de la verdeur et de la grossiéreté des écrivains indépendants. Le salon précieux exclut le cabaret. Mais il constitue lui aussi un autre des marges de l'espace littéraire en offrant des modéles de comportement et d’écriture littéraire. La présence attentive des précieuses a signifié peut-étre lémergence de cet autre garant de l'écriture : un public minoritaire, se diffé- renciant fortement de la masse des lecteurs!. Plus on approche de la fin du siécle et plus la situation de Thomme de lettres semble étre celle d’un professionnel dépen- dant pour parts trés inégales du public et du mécénat institution- nel ou privé. C'est dire qu’il lui est dorénavant impossible de se penser en dehors de ses lecteurs et des procés institutionnels de legitimation de ses productions. Et ceci malgré ses marges rési- duelles et les divisions de opinion partagée par des zones de distinction : le grand public, les amateurs, les connaisscurs, les beaux esprits ; les jugements divergents portés par la littérature sur elle-méme : ceux des académiciens et des autres ; ceux liés aux conflits des générations : les cornéliens contre les raciniens, ou aux disparités de revenus : les nantis pensionnés, auteurs 2 suceés, et les autres. Ce qui n'empéche que tous peuvent éprou- ver un jour ou Vautre le mépris aristocratique. Bautru, poate chéri de Richelieu, fut battu par les gens du duc de Montbazon, Boisrobert fut menacé d'étre éurllé, et on sait que Montausie, rrenasa Moliére, que Boileau fut maltraité par le duc de Nevers. 1a Bruyére souffrit sa vie durant de sa condition servile. C'est dire 1. Voir Pierre Bourdieu, ic Editions de Minuit aangiet 24 Distinction : critique sociale du jugemens, 42 combien demeurait fragile et incertain ce statut, apparemment gagné matériellement et symboliquement, d’homme de lettres. La bastonnade infligée par les sbires du chevalier de Rohan en 1726 a Voltaire, auteur reconnu et riche bourgeois, rappelle que rien n’est alors jamais acquis 4 l’écrivain, ni sa gloire ni méme son statut. Les biens matériels sont pour lui aussi éphéméres que les symboliques. A la différence du bouffon qui avait droit de tout dire, 'écrivain est soumis au devoir de réserve. Les indépendants sont pourchassés quand la bigoterie du grand roi devient une reégle de gouvernement, et ceci malgré la protection que leur accorde le prince de Condé. On s'abuserait donc en confondant la naissance de Técrivain, la valorisation de l'acte d’écrire avec un quelconque triomphe. Le mouvement de reconnaissance existe, il est important, mais com- bien dépendant d’enjeux sociaux qui le dépassent et peuvent contredire et mettre en bréche toute une ordonnance du champ culturel lui-méme. Sans parler ici des crises internes qu'il subit : Cotin contre Boileau, Boileau contre Chapelain. Pucelain veut rimer, et c'est la sa folie, Mais bien que ses durs vers, d’épithétes enflés, Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés, Lui-méme s'applaudit et, d'un esprit tranquille Prend le pas, au Parnasse, au-dessus de Virgile. Goileau, Satire VII.) Le monde littéraire ne cesse pendant tout le régne de Louis XIV de se déchirer, au gré d’alliances changeantes et de recours incessants au bras séculier. On en vient pour bien peu de chose a Finvective, aux railleries et a la bastonnade. Le pouvoir contrélait les élections académiques : en 1683 le roi suspendit l’élection de La Fontaine. L’affaire la plus retentissante fut celle de Furetiére qui, académicien depuis 1662, voulut publier en 1684 son propre dictionnaire en allant contre le privilége académique. Il y eut pro- cés de I'Académie contre un de ses membres, accusations mul- tiples, querelles publiques, factums en chaine. Furetiere fut condamné, et un arrét du Conseil lui fit défense pour son diction- naire de « l'imprimer, vendre et débiter », sous peine de 3 000 livres d’amende. L'Académie procéda ensuite 4 son exclusion. Le 4B Dictionnaire de Furetiére parut en 1690, quatre ans avant celui de l’Académie. De cette affaire, riche en rebondissements, to rons la tres relative homogénéité du corps constitué des gens

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