Vous êtes sur la page 1sur 6

J.J.

Chevallier

Réflexions sur le droit politique comparé


In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 4 N°2, Avril-juin 1952. pp. 294-298.

Citer ce document / Cite this document :

Chevallier J.J. Réflexions sur le droit politique comparé. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 4 N°2, Avril-juin 1952.
pp. 294-298.

doi : 10.3406/ridc.1952.8809

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_1952_num_4_2_8809
RÉFLEXIONS

SUR LE DROIT POLITIQUE COMPARÉ

(En lisant P« Essai synthétique » du Doyen Mirkine-Guetzewtch)

Je an- Jacques CHEVALLIER


Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Paris

« Les structures constitutionnelles qui ont suivi la Libération n'ont


pas créé de technique adaptée à la vie, aux besoins, à l'esprit de notre
temps. Les rénovations des régimes exigent non seulement les innova
tionstechniques, mais la hardiesse doctrinale, les apports nouveaux à la
pensée politique, du souffle, de l'élan. Menacée par le totalitarisme com
muniste, excédée par la recurrence possible du fascisme, l'Europe démoc
ratique attend encore ses renouvellements constitutionnels ».

Tel est le diagnostic sévère que le Doyen Mirkine-Guetzevitch, aux


dernières lignes du bel Essai Synthétique qui précède les textes des
Constitutions européennes récemment publiés aux Presses Universitaires
dû France, porte sur l'état clinique du droit politique européen. Sous la
plume de l'auteur des Nouvelles tendances du droit constitutionnel, qui
fut une des études marquantes des tentatives avortées de renouvellement
politique et constitutionnel dans l'Europe d'entre les deux guerres, ce
diagnostic mérite une attention particulière de la part des pessimistes
— dont je suis — comme des optimistes — dont il voudrait être. Le grand
Kelsen, dans l'admirable petit livre trop peu lu par ceux qui tranchent de
« démocratie » à tort et à travers : La démocratie, sa nature, sa valeur
(et qu'a traduit Ch. Eisenmann) rappelait en 1932 que la paternité de
l'expression rationalisation du pouvoir, appliquée généralement à ces ten
tatives plus remarquables par la bonne volonté que par un sens juste de
l'esprit du régime parlementaire — que cette paternité appartenait au
Doyen Mirkine-Guetzevitch, précisément. Eh bien, l'inventeur de l'ét
iquette technique apposée sur les produits constitutionnels spécifiques de
l'Europe d'entre les deux guerres répudie aujourd'hui, fort d'une expé-
RÉFLEXIONS SUR LE DROIT POLITIQUE COMPARÉ 295

rience amère de savant, et aussi de militant du républicanisme démocrat


ique, cette rationalisation si séduisante dans l'abstrait. Et il ne cache pas
son inquiétude de voir que l'imagination des Constituants de l'Europe
occidentale, après la terrible leçon des années 1933-1945, n'a guère su pro
poser que ces procédés de rationalisation dont la faillite avait été écla
tante. Telle est la préoccupation dramatique qui fait l'unité de cette série
de chapitres captivants sinon réconfortants : La rationalisation du pouv
oir, Le parlementarisme européen entre les deux guerres, Le& projets, de
la Résistance, Le Régime parlementaire dans l'Europe d'aujourd'hui.
Je glane les formules, en utilitaire conscient, dont j'enrichirai, quitte
à les discuter parfois, mes futurs enseignements de droit politique
comparé :
P. 14 : a 1918 reste une date capitale, celle de\ la refonte des institu
tions européennes ». (Certes, mais une date précède et domine : octo
bre 1917, la révolution léniniste victorieuse... Le grand tournant, le grand
virage institutionnel, qu'il s'agisse de politique ou d'économique, le voilà...
Je renvoie le lecteur à l'incisif petit ouvrage d'E. H. Carr traitant de
V impact de la Révolution russe-bolchevik sur le monde occidental).
P. 15 : « La République parlementaire, basée sur le suffrage universel,
est la forme commune de l'Europe nouvelle ». (Forme commune, voilà le
phénomène essentiel du droit comparé, dont l'auteur a dégagé toute l'i
mportance et sur lequel à mon sens devrait être construite une Histoire
constitutionnelle universelle ; à une époque donnée, soit la Révolution
française, soit l'après-guerre de 1914-1918 qui est aussi l'après-révolution
bolchevik, soit l'après-guerre de 1939-1945 qui est aussi l'après-satellisation
de l'Europe orientale, avec le nouveau « flux » de la Révolution mondiale
— en termes de stratégie lénino-stalinienne — et la a guerre » froide
comme conséquence, chaque politique nationale subit, plus ou moins for
tement, l'influence des événements internationaux, traduit plus ou moins
l'incidence des rapports de force internationaux ; notre époque « connaît
cette interdépendance », dit très bien M. Mirkine-Guetzevitch, à un très
haut degré, et il signale avec humour « la fabrication en série » des Cons
titutions de 1919 à 1922). — P.. 17 : « Ainsi, dans chaque Constitution,
à côté d'éléments nationaux existent les éléments rationnels, empruntés à
la science politique, au droit public comparé » (phrase précieuse à l'hi
storien des idées politiques qui est en même temps historien des institu
tionset qui a appris, parfois aux dépens de ses préjugés rationalistes,
qu'une dose minima d'irrationnel, de provenance nationale et historique,
est une ce vitamine » nécessaire sans laquelle dépérissent les Constitutions
les mieux agencés : le Doyen Mirkine-Guetzevitch, dans cette remarquab
le page de son chapitre sur la rationalisation du pouvoir, rend malgré
lui un hommage significatif à un philosophe politique, Edmund Burke,
dont il résiste à reconnaître la grandeur, gâtée, je l'admets volontiers,
par l'outrance de ses attaques contre la Révolution de 1789). — Même
p. 17 : <r La rationalisation du pouvoir dans le droit constitutionnel, c'est
la substitution du juridique à l'historique ». (Analyse aiguë ! l'historique
se venge toujours... et s'il est un mécanisme politique et constitutionnel
qui soit un produit des hasards de l'histoire, c'est bien le régime parle
mentaire, ce pourquoi sa transplantation en terre non britannique demanda
toujours des soins particuliers, non pas tant ceux du théoricien que du
jardinier politique qui connaît le terreau national : le Doyen Mirkine-
Guetzevitch sait combien et pourquoi j'admire à cet égard les grands op-
296 RÉFLEXIONS SUR LE DROIT POLITIQUE COMPARÉ

portunistes de la IIIe République, Gambetta, Ferry, Waldeck, qui proté


gèrent le jeune régime tant des « trublions » que des « jacobins » : qui
peut douter d'ailleurs, s'il connaît bien l'auteur de VEssai Synthétique,
que ce dernier eût été, à l'époque, un fidèle de Gambetta, et non seule
ment du Gambetta de la Résistance à tout prix mais aussi bien du Gamb
etta déjà opportuniste de 1875, de celui qui disait à ses troupes pour les
calmer : « on manœuvrera » ?). — P. 33 : « Le problème de la stabilité
gouvernementale n'est pas un problème constitutionnel, et aucune loi,
aucune règle rigide ne peut la réaliser si la vie politique d'un pays ne
contient pas les éléments nécessaires à cette stabilité ». (Cette maxime
lapidaire, dégagée à la suite de l'expérience de 1918-1939, au sujet de
laquelle le Doyen Mirkine-Guetzevitch s'était livré dès avant la seconde
guerre à une enquête approfondie auprès des spécialistes de la science
politique de divers pays, trouve une confirmation éclatante — l'auteur
le constate avec la mélancolie d'un patriote qui partagea la ferveur des
auteurs de projets constitutionnels au temps de la Résistance — dans qua
tre années d'application de l'actuelle Constitution française ; beau désir,
quand l'ennemi occupait le sol français, de stabiliser l'exécutif, afin d'in
suffler aux gouvernements la force nécessaire pour créer un système
rajeuni ; beaux élans de Léon Blum, dans A l'échelle humaine, « vers les
systèmes du type américain ou helvétique, qui se fondent sur la sépara
tionet l'équilibre des pouvoirs... et assurent au pouvoir exécutif, dans
sa sphère propre d'action, une autorité indépendante et continue », selon
les phrases même du regretté leader socialiste que cite M. Mirkine-
Guetzevitch ; beaux textes couchés noir sur blanc qui rationalisent la pro
cédure parlementaire pour aboutir au règne de la « pseudo-question de
confiance », et même, selon l'heureuse expression du Doyen Mirkine-Guetz
evitch, à la « pseudo-constitution du ministère » ; nos Constituants, médi
tant a posteriori sur leur ouvrage qui fut de bonne foi, et même de foi,
nourrissent-ils leur méditation sinon de Burke, réactionnaire compromett
ant, tout au moins de notre Collègue et Ami Marcel Prélot, aujourd'hui
membre de l'Assemblée nationale, dont l'éloquente voix restitue force et
valeur d'avertissement aux pensées puissantes de Raymond Saleilles,
citées dans la préface vigoureuse de l'Essai synthétique : « les textes écrits
ne sont guère que la trame très légère sur lesquels travaille et fonctionne,
la force organisatrice et régulatrice qui met \en œuvre la vie collective
d'un pays » ?).

Et puisque le hasard de ces Réflexions à bâtons rompus sur les vas


tes horizons un peu dévastés que découvre l'œuvre du Doyen Mirkine-
Guetzevitch m'amène à notre Constitution actuelle ; puisque j'ai été
amené à citer l'heureuse expression : « pseudo-constitution de ministère »,
je tiens à signaler la saisissante analyse, qui met à nu le vice capital de
la technique rationalisée de constitution des ministères adoptée en 1946,
comme pour démontrer qu'en matière de droit politique (interne, aussi
bien d'ailleurs qu'international !) le mieux est souvent l'ennemi du bien.
Dans cette technique, écrit le savant auteur, « l'acte politique de la major
ité disparaît au profit d'une série d'actes de procédure sans, liaison
politique entre eux... une rationalisation excessive transforme le parl
ementarisme politique en un parlementarisme de procédure, où l'unité
du fait parlementaire manque ». On ne saurait mieux dire, ni mieux
dénoncer ce morcellement procédural : dénonciation où le Doyen Mirkine-
Guetzevitch apparaît peut-être bergsonien, sans le vouloir, contre trop de
RÉFLEXIONS SUR LE DROIT POLITIQUE COMPARÉ 297

cartésiens ou simili-cartésiens avides de diviser les problèmes constitu


tionnels en autant de parties qu'il faut pour ne pas les résoudre, alors
que le phénomène politique, comme les phénomènes psychologiques,
doit être pensé dans son flux, sa continuité, sa durée !
Je me suis attaché aux chapitres de ÏEssai qui ont captivé le plus
mon attention, mais je ne voudrais pas que les chapitres sur les Démoc
raties populaires (ces régimes où l'analyse juridique, dominée par le
problème formel de la source du pouvoir, peut voir des démocraties mass
ives ou absolues, mais où l'analyse politique n'aperçoit que des réalités
absolument pas démocratiques, absolument pas populaires, oligarchiques
au contraire à un degré que les démocraties « relatives » sont incapables
d'atteindre), sur les dispositions internationales, (l'indivisibilité de la paix
et de la démocratie ou de la liberté : « la technique de la liberté dans le
droit constitutionnel rejoint la techniqme de la paix dans le droit interna
tional», cf., du Doyen Mirkine-Guetzevitch, Droit Constitutionnel internat
ional, Paris 1933), sur les droits de i homme (où l'auteur pose cette ques
tion incisive : « Qu'est-ce qui menace davantage la liberté du monde —
des tyrannies franches, ou des régimes d'oppression dont le vocabulaire
politique formule les libertés ? », et semble se rallier à « l'attitude human
iste et critique » de J. Maritain tout en citant avec émotion les phra
sesferventes d'Henri Laugier : « Pour la défense de tous ces Droits, les
Nations Unies ont seulement commencé leur combat »), enfin, last not
least, sur la crise de la cité libre.
Le sens profond de la liberté et l'amour profond en même temps
qu'éclairé de la liberté qui animent, dans toute la force du terme — où
se marient Vanimus, l'esprit, et Yanima, l'âme, la plus fine pointe de
l'âme, selon la fameuse distinction de l'abbé Brémond — qui animent,
dis-je, le Doyen Mirkine-Guetzevitch, palpitent dans ce dernier chapitre.
L'auteur me permettra-t-il de lui dire que, par delà des différences con
sidérables de points de vue et de moyens, ce sens et cet amour rejoignent
ceux d'un des plus grands dialecticiens du Pouvoir et de la Liberté de no
tre temps : B. de Jouvenel ? Le commentaire de YEssai, p. 148, au moins en
ce qui concerne la phrase : Y aurait-il peu de différence entre l'Etat con
centrationnaire et VEtat de Gladstone, VEtat de Buchenwald et VEtat de
Montesquieu f ne peut que reposer sur un malentendu dont la science
politique française ne pourrait que souffrir. Il y a plusieurs demeures
dans la maison de notre commune mère, la tradition occidentale, mais
toutes communiquent par une même cour intérieure où souffle le même
air vivifiant : celui de la liberté. Toute la technique constitutionnelle est
pour la liberté, écrivait le grand Doyen Maurice Hauriou ; ni le grand
Doyen Duguit, ni l'illustre A. Esmein ne pensaient, philosophiquement
et techniquement, tout à fait comme M. Hauriou. Et cependant, à dis
tance, avec le recul de l'histoire, on voit bien qu'ils ont tous les trois
servi la liberté. Aucun d'eux, il s'en faut, n'a été ce « triste mécréant de
la liberté » selon la frappante formule dont le Doyen Mirkine-Guetzevitch
stigmatise le démocrate européen, foncièrement pessimiste, d'aujourd'hui.
Ni l'auteur de ce riche et tonique, en dépit de tout, Essai Synthétique, ni
l'auteur des présentes Réflexions, ne désespèrent devant « l'éclipsé de la
liberté » notable au temps où nous vivons. Tous deux connaissent bien
Machiavel, qui certes n'est pas un maître d'optimisme béat, mais dont le
pessimisme du moins stimulait l'homme en lui enseignant qu'il n'était le
jouet de la fortune que s'il s'abandonnait, au lieu « d'espérer sans cesse i.
Le Doyen Mirkine-Guetzevitch, ayant cité ce texte fameux des Discorsi,
2J
298 RÉFLEXIONS SUR LE DROIT POLITIQUE COMPARÉ

l'articule à son adjuration de militant du républicanisme démocratique,


comme à sa déception de savant, de constitutionnaliste comparatiste, dans
le viril passage qui suit, et sur lequel, ayant débuté par la sévérité du
diagnostic des dernières lignes de VEssai, je tiens à terminer, pour don
ner vraiment la note juste de l'ouvrage — prélude d'une Technique de la
liberté impatiemment attendue.
« La latte pour la démocratie, pour la Cité des hommes libres, est
avant tout la recherche d'une éthique. D'une éthique sociale, d'une éthi
que individuelle. La démocratie est un comportement, un engagement.
Faute de cet engagement, la technique constitutionnelle est morte ».

Vous aimerez peut-être aussi