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Peneff Jean. Les grandes tendances de l'usage des biographies dans la sociologie française. In: Politix, vol. 7, n°27, Troisième
trimestre 1994. La biographie. Usages scientifiques et sociaux. pp. 25-31;
doi : 10.3406/polix.1994.1861
http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1994_num_7_27_1861
Jean Peneff
Université de Provence, Aix-Marseille I
Une discussion qui fait surgir des caractéristiques biographiques est une
activité naturelle de la vie quotidienne, quelque chose dans le prolongement
des échanges de courtoisie. C'est une forme de présentation de soi ou de
curiosité spontanée vers autrui. En effet, le questionnement biographique — de
pure politesse, anodin ou non — est aussi une large source de réflexion
sociale. Cette curiosité peut rester superficielle ou devenir un instrument de
définition d'une situation (rencontre avec un nouvel interlocuteur,
changement d'entourage). La position sociale que nous attribuons à un
partenaire dans une interaction dépend de deux sortes d'indices que nous
enregistrons en permanence : l'apparence physique, la tenue, le maintien, le
langage, mais aussi le recueil d'informations biographiques obtenues dans la
conversation (avec les questions rituelles : «D'où venez-vous ?», «Que faites-
vous ?», «Êtes-vous marié ?» etc.). Cette proximité entre technique
sociologique et manifestation de la sociabilité est à la fois un avantage et un
danger. Le questionnement biographique ne désarçonne guère un
interlocuteur et, par conséquent, allège la pratique du sociologue d'un excès de
précautions et d'un trop grand formalisme. Mais c'est aussi un inconvénient
car la facilité d'un tel entretien limite la vigilance du chercheur, l'incline à
l'écoute des sentiments ou des opinions conventionnelles (dans un style certes
parfois original) plutôt que celle d'événements ou de faits significatifs.
L'alignement sur un des rites de la vie sociale favorise donc une audition
complaisante d'une sorte de philosophie de la vie ordinaire que son
interlocuteur habillera de quelques anecdotes biographiques1.
Entre ces deux dates, en 1986, une critique de l'approche biographique par
Pierre Bourdieu avait marqué un coup d'arrêt, le signe d'un changement
intellectuel. Le numéro spécial de la revue Actes de la recherche en sciences
sociales, au titre symbolique : «L'illusion biographique», amorçait une série de
critiques. L'effet incisif était donné dès le début : «L'histoire de vie est une des
notions de sens commun qui sont entrées en contrebande dans l'univers
savant ; d'abord sans tambour ni trompette, chez les ethnologues, puis plus
récemment et non sans fracas, chez les sociologues». L'auteur stigmatisait
l'oubli des relations objectives et des structures — avec l'image du métro :
«Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante
d'événements successifs sans autre lien que l'association à un "sujet" (...) est à
peu près aussi absurde que d'essayer de rendre raison d'un trajet dans le
métro sans prendre en compte la structure du réseau, c'est-à-dire la matrice
des relations objectives entre les différentes stations»4. Notons, en passant, que
les métaphores géographiques abondent dans l'approche biographique :
cheminement, bifurcation, mobilité, espace, itinéraire, etc. P. Bourdieu portait
d'autres critiques à celle-ci : une mystique de l'entretien comme relation
humaine privilégiée puisqu'on y considérait que le discours portant sur
par E. Hugues, dans «Of sociology and the Interview«, The Sociological Eye, New Brunswick,
Transaction Books, 1984, chap. 51.
1. Bertaux (D.), Histoire de vie ou récits de pratique. Méthodologie de l'approche biographique en
sociologie, Paris, Cordes, 1976.
2. Sur ce point Peneff (J.), La méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1991, chap. 4.
3. Colloque Biographie et cycle de vie, juin 1988, EHESS, Marseille. Les actes ont été publiés dans
Les cahiers du CERCOM, 5, 1989, sous la direction de F. Godard et F. de Coninck.
4. Bourdieu (P.), «L'illusion biographique«, Actes de la recherche en sciences sociales, 63, 1986, p.
71. Ces critiques ont été largement élargies dans La Misère du Monde, Paris, Seuil, 1983- Voir
notamment le chapitre final, «Comprendre«.
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Usages des biographies
La méthode biographique
1. Le dernier état de la bibliographie compte 360 titres. Se reporter à «La bouche de la vérité ? La
recherche historique et les sources orales», Les cahiers de l'Institut du Temps présent, 21, 1992.
Aucun auteur s'appuyant sur la méthode biographique ne se trouve dans cette liste (M. Pollak est le
seul peut-être à participer aux deux groupes de référence). Ceci confirme que les études utilisant
sous une forme ou sous une autre la méthode biographique ont été menées à l'écart des
polémiques et des débats théoriques sur l'approche ou l'illusion biographiques.
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Usages des biographies
Ces manières d'utiliser des biographies, réalisées durant ces dernières années
en France dans des formules de recherches variées, n'ont pas été
systématiquement comparées. Une étape complémentaire sera logiquement
accomplie quand l'approfondissement des pratiques portera sur les points
suivants :
1. Il est significatif qu'il n'existe pas, dans le vocabulaire sociologique frrançais, l'équivalent
technique des termes anglais «to probe an interview» qui signifie à la fois fouiller, vérifier,
examiner de façon critique les déclarations d'un interviewé soit au cours de l'entretien soit par
d'autres moyens.
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3) Les biais issus de la différence de classe entre interlocuteurs ont été jusqu'ici
mal perçus. Pourtant, ce type de dialogue est particulièrement exposé aux
décalages et incompréhensions de classes. Parfois même, le rapport de classe
et la conjoncture politique nationale ont déterminé le contenu des histoires
de vie : féminisme, populisme, gauchisme. Les conditions ordinaires de
l'entretien biographique manifestent la différence de classe et portent la
marque d'un ethnocentrisme : on propose aux ouvriers, aux paysans, un style
de conversation proche de l'échange intellectuel mais éloigné de leurs
pratiques (assis, au salon, en tête-à-tête avec un magnétophone). Le contenu de
la demande «votre vie» contre un peu de considération symbolique de la part
de l'intellectuel rend encore plus sensible l'entretien aux artifices de la
relation superficielle entre inconnus. L'inconfort moral dans lequel se trouve
le sociologue l'incline, alors, à endosser une attitude passive, complaisante ou
faussement complice. Une solution (qui résoud quelques uns mais pas tous les
problèmes) est de mener l'entretien biographique au plus près des situations
naturelles de la conversation, dans le milieu étudié1.
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Usages des biographies
1. On trouvera une contribution à la discussion dans La misère du Monde {op. cit.*), de la part des
auteurs, notamment quand ils donnent le contexte de l'entretien, les techniques utilisées, les
conditions de son déroulement. Rappelons que cet ouvrage contient environ soixante-dix
entretiens en partie biographiques réalisés par vingt-cinq sociologues et permet de voir des styles
d'interview très différents ainsi que leurs effets. Lorsque les récits biographiques, les
comportements, les événements qui servent de support à l'analyse sont considérés comme avérés
ou peu douteux, du simple fait de leur énonciation au cours d'une interaction avec un sociologue,
l'entretien s'expose à n'être qu'un simple enregistrement de justifications. L'entretien est alors un
jeu, un divertissement auquel les intéressés se plient volontiers sachant qu'il n'y aura aucun
contrôle et que toutes les versions seront avalisées.
2. On pourrait ici trouver une preuve supplémentaire du préjudice entraîné par l'absence de cours
de psycho-sociologie ou de psychologie sociale (abandonnés dans les cursus de sociologie dans
les années soixante-dix). Ce fait a conduit à des emprunts non réfléchis comme le montre l'usage
de notions comme : vécu, mémoire, identité, dont le signe de l'ambiguïté et du flou est
l'empressement avec lequel le langage journalistique et politique s'en empare.
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