MIRBEAU ET CLEMENCEAU
UNE AMITIÉ PARADOXALE
La longue amitié entre le libertaire et iconoclaste Octave Mirbeau, contempteur desmœurs politiciennes et des institutions républicaines, dont il souhaite carrémentl’effondrement, et Georges Clemenceau, qui a été l’une des plus éminentes incarnations desunes et le plus fervent défenseur des autres, n’a rien d’évident et ne manque pas desurprendre quelque peu, au premier abord. ntre l’anarchiste qui ne s’effra!ait pas d’un"avachol et vo!ait en lui # le coup de tonnerre auquel succ$de la %oie du soleil et du cielapaisés
', et le futur # premier flic de (rance ' et # )$re la *ictoire ', n’! aurait+il pas uninfranchissable abme - t pourtant, indéniablement, cette amitié fut, et, solidement forgée pendant l’ffaire, elle dura une bonne quin/aine d’années. Comment l’e0pliquer - 1ouslaisserons au0 spécialistes de l’homme d’2tat le soin d’! répondre de son point de vue. 3e mecontenterai d’envisager celui de l’écrivain. C’est d’abord par le truchement de Gustave Geffro!, collaborateur de Clemenceau 4
La Justice
, et complice de Mirbeau dans le culte commun rendu au0 deu0 grands dieu0 deleur cœur, Claude Monet et uguste "odin, que le rapprochement a pu s’opérer entre lesdeu0 hommes 5 il a été leur
go-between
. )remier contact en mars &67& 5 sans doute sur lasuggestion de son ami, Mirbeau intervient aupr$s de Clemenceau en faveur de )aul Gauguin,auquel le critique vient de consacrer deu0 articles dans
Le Figaro
et
L’Écho de Paris
, et quisouhaite obtenir un ordre de mission afin d’obtenir une réduction sur le pri0 du bateau pour 8ahiti. La demande de Gauguin est datée du &9 mars, et Clemenceau est intervenu d$s le &6mars. :eu0 mois plus tard, le && mai &67&, apr$s avoir pris connaissance du discours deClemenceau prononcé le 6 mai 4 la Chambre, une semaine apr$s le massacre de (ourmies
,Mirbeau écrit 4 Geffro! 5 # C<est vous qui m<ave/ envo!é le discours de M. Clemenceau,n<est+ce pas - 3e l<ai lu, et %<en ai été= tr$s remué. >l est tr$s beau. ? sa netteté habituelle,Clemenceau a m@lé= cette fois, une émotion triste, que %<ai trouvée tr$s éloquente. 1on,vraiment cet homme me passionne apr$s m<avoir %adis, quelquefois, déconcerté A >lm<enchante au%ourd<hui, car c<est vraiment un homme. >l ! a en lui des choses qu<il est le seul4 avoir, dans cette chambre d<odieu0 imbéciles, et qui feront e0plosion magnifiquement, unde ces %ours. Cela, %e le sens, %<en suis sBr. t ce sont les événements qui approchent quiallumeront la m$che. D 3<ai senti, dans son discours, le découragement dont nous parlionsl<autre %our et la certitude, si triste, de l<impossibilité des r@ves sociau0. Oui, c<est vrai A Maisquoi, on ne sait pas A >l ! a peut+@tre une solution 4 laquelle nous ne pensons pas, et quisurgira dans l<avenir. t puis, qu<importe A >l faut gueuler A >l faut agir A >l faut dire la véritéau0 coquins A D 3e voudrais faire un portrait de Clemenceau 5 %e sens que %e puis le faire bien,mais il faudrait que %e vous voie, et que %e le voie aussi. 3e voudrais faire, vous comprene/,quelque chose qui dépasse l<article de %ournal. >l me semble que %e le puis. *ous m<ave/ presque promis de l<amener au0 :amps. Ce serait admirable. :<ailleurs, en dehors de toutarticle, %<ai des choses 4 lui dire. D Oui, mon cher Geffro!, penser qu<apr$s un discours pareil,apr$s une voi0 ad%uvante comme celle+l4, il n<a pu remuer le cœur de ces drEles, n<est+ce pasune chose effra!ante - t pourtant, c<est la premi$re fois qu<on entend une voi0 humaine,dans une assemblée politique
. '&
Octave Mirbeau, # "avachol ',
L'Endehors
, &
er
mai &67;.
;
Clemenceau ! prophétisait un vigoureu0 mouvement du prolétariat, demandait l’amnistie pour les grévistes etles manifestants arr@tés, et il concluait en réclamant # la %ustice, l’apaisement et l’oubli '.
F
Lettre d’Octave Mirbeau 4 Gustave Geffro!
Correspondance générale
, L’Hge d’Iomme, ;JJ9, tome >>, p.KJ;.
Cette lettre est tr$s révélatrice de ce qui a attiré Mirbeau vers un politicien biendifférent de ses congén$res, en dépit de ses réticences initiales. :eu0 choses en effet, dans le parcours de Clemenceau, ont dB lui paratre déconcertantes :’abord, sa participation décisive4 la chute du minist$re 3ules (err!, le FJ mars &669, alors que Clemenceau n’avait aucundésaccord de fond et aucune politique de rechange 4 proposer. nsuite et surtout, son soutienau général oulanger, au début du mouvement boulangiste, avant qu’il n’en découvre ledanger pour la "épublique, en m@me temps que les limites du personnage, qui, selon ses propres paroles dém!stificatrices, mourra comme il a vécu 5 # en sous+lieutenant '. Ce qui lui a permis de dépasser ces réticences, ce sont, 4 l’en croire, deu0 élémentsma%eurs. n premier lieu, Clemenceau, comme Mirbeau, sent bien qu’une e0plosion socialese prépare, face 4 laquelle il réagit en # homme ', doté de sensibilité et solidaire des sans+voi0et des victimes, et non comme un de ces # odieu0 imbéciles ' qui peuplent la Chambre et nese soucient que de leurs prébendes
. nsuite, en bon matérialiste, Mirbeau ne croit pas plusque son futur nouvel ami 4 aucun de ces # r@ves sociau0 ', qui ne sont que de consolantesillusions, mais sans que cela l’emp@che pour autant de se battre contre l’in%ustice et lemensonge, comme s’il ! avait # une solution ' susceptible de # surgir dans l’avenir '. u pessimisme de la raison, tous deu0 semblent bien opposer l’optimisme de la volonté. ussivoit+il en Clemenceau un # fr$re spirituel ', dont il est pr@t 4 tracer # un portrait ' et auquel iloffre sa # s!mpathie enti$re, profonde et douloureuse ', bien qu’ils n’aient pas # le m@meidéal social ', comme il le lui écrit en décembre &67;
. Les mois qui suivent voient les deu0 amis renforcer leurs liens 4 la faveur de deu0événements qui ach$vent de dégoBter Mirbeau du monde des politiciens. + :’abord, la campagne de calomnies lancée contre Clemenceau, 4 l’occasion duscandale de )anama, oN, sur la base d’un fau0 concocté par 1orton, il s’est fait accuser par lenationaliste Millevo!e d’@tre stipendié par l’ngleterre. Campagne oN, écrira Mirbeau deu0ans plus tard, # tant de courage ne put venir 4 bout de tant de haine lche, oN toutes lessottises, et toutes les rancunes, et toutes les basses ambitions provinciales, conduites par toutes les calomnies parisiennes, triomph$rent enfin de l’homme redouté devant l’éloquenceet la supériorité intellectuelle de qui tremblaient tous ces pauvres insectes parlementaires
'.Mirbeau s’est alors amusé 4 tourner en dérision ces accusations grotesques dans unechronique intitulée ironiquement # Qur le seuil du m!st$re ' et parue dans
L’Echo de Paris
daté du ;R %uin &67F 5 dans une
interview
imaginaire du %ournaliste accusateur de
La Cocarde
,2douard :ucret, # figure énigmatique ' et # insondable intelligence ' nimbée de lumi$recomme les saints, il lui fait dire que Clemenceau a volé les tours de 1otre+:ame de )arisgrce 4 un # mécanisme ' ingénieu0 fourni par ce # lascar ' de Cornelius Ier/, et avouer quelui+m@me prépare l’enl$vement, par ses # agents ', du
Kaiser
, du roi d’>talie et de l’empereur d’utriche, afin de les donner # 4 la "ussie ', qui en # fera ce qu’elle voudra 'SK
n &7J7, Mirbeau n’aura pas changé d’avis sur le parlement 5
#
1ous avons un parlement, un parlementavec une ma%orité de radicau0 et radicau0+socialistes, braves gens, pleins d<honneurs et d<autorité, dontnous avons augmenté les gages, presque doublé les gages... pour qu<ils travaillent n<est+ce pas de leur métier - 4 notre bonheur - 1ullement A )our qu<ils donnent au gouvernement, quoi qu<il fasse, quoi qu<il dise,qu<il dise blanc, qu<il dise noir, une confiance aveugle et grassement rétribuée. Le parlement est haT, méprisé. >l nefait rien que des sottises et des énormités. USV 8out probl$me social, toute solution économique, tout intér@t public, il les ram$ne et les subordonne 4 cette question dominante 5 une question électorale ' # )a!sage politique ',in
La ie intellectuelle!
ru0elles, t. >*, nW &;, &9 novembre &7J7.
9
Correspondance générale
, tome >>, p. P7K.
Cette divergence en mati$re d’# idéal social ' lui avait inspiré, unan plus tEt, avant sa premi$re rencontre avec Clemenceau, ces lignes s!mptomatiques, dans une lettre denovembre &67& au compagnon Camille )issarro, oN il souhaitait une # révolution, mais compl$te ' 5 # Xn peuplequi accepte pour le diriger, des 1apoléon, des 8hiers, des roglie, des Constans, des Clemenceau, des Guesde,ne peut vibrer au0 %oies pures de l’art '
ibid"!
p. K6K. La fréquentation de l’homme Clemenceau le ferarapidement changer d’avis.
P
Octave Mirbeau, # Clemenceau,
Le Journal
, && mars &679.
+ )uis la défaite électorale de Clemenceau dans le *ar, le F septembre &67F, au termed’une campagne difficile qui faisait # peur
' 4 Mirbeau pour son ami, ach$ve de le renforcer dans son re%et de cette duperie que sont les élections
. Cinq %ours plus tard, il écrit 4 Geffro! 5# Le discours de Qalernes
est une beauté A t c’est plus que de l’éloquence, car c’est del’humanité A 3e suis dans l’admiration de Clemenceau. Xn pareil ressort, un si grand courage,une intelligence si profonde A t tout cela, pour que l’abominable suffrage universel viennevomir dessus A Cette élection est une honte, car elle est vraiment, la revanche du ventre contrele cerveau
A ' Yuelques semaines plus tard, sans doute le &P octobre, Mirbeau reZoitClemenceau et Geffro! au Clos Qaint+laise, 4 Carri$res+sous+)oiss!
. lors qu’il s’attendait4 le trouver # un peu découragé de l’inutilité de tant de beau0 et vaillants efforts ', il eut # la %oie de n’apercevoir sur son énergique visage et dans son regard résolu pas une ombre dedégoBt, pas un signe d’abattement '. Grce 4 # un violent rétablissement sur soi+m@me ',Clemenceau réussissait 4 ne plus penser # 4 l’ingratitude humaine ' 5 # >l nous enchanta,durant cette apr$s+midi, de causeries intimes et charmantes, de la merveilleuse lucidité de sonesprit si grandement ouvert 4 toutes les compréhensions, 4 toutes les beautés de l’art, de la philosophie et de la vie
. ' Cette ouverture de Clemenceau au0 # beautés de l’art ' va parachever le rapprochement avec le chantre attitré de Monet et de "odin 5 il va en effet, et ce %usqu’4 la fin de sa vie, soutenir mordicus Claude Monet, auquel il consacre un articledith!rambique sur les
Cathédrale de #ouen
, et, d$s novembre &67K, il seconde Mirbeau dansson soutien 4 uguste "odin au0 prises avec la Qociété des Gens de Lettres, 4 propos de son
&alac
. Lors de la rencontre historique enre Cé/anne et "odin, che/ Monet, 4 Givern!, le ;6novembre &67K, Clemenceau est présent au0 cotés de Mirbeau et de Geffro!, qui en fera lerécit. ? la m@me époque, il demande 4 rencontrer Qtéphane Mallarmé che/ # notre amiMirbeau ', lequel écrit au po$te, le &6 novembre &67K 5 # C’est un homme que %’aimeinfiniment, et que vous aimere/ aussi, et qui vous aimera. Chaque fois que %e l’ai vu, il m’a parlé de vous dans des termes qui m’ont ravi
'. >l participe aussi au0 banquets en hommage4 Goncourt et 4 )uvis de Chavannes, scellant ainsi s!mboliquement son entrée dans le mondedes artistes et écrivains hostiles 4 l’académisme. n lui présentant ses vœu0 de nouvel an,Mirbeau lui écrit chaleureusement, en %anvier &679 5 # Merci de vos bons souhaits. Qi ceu0que %e forme pour vous pouvaient se réaliser, vous serie/ l’homme le plus heureu0 de la terre,et %e vous aurais délivré, en un instant, de tous vos tracas. Iélas A %e ne puis que mon amitié,mais elle est chaude et fid$le
. 'R
# 3’ai peur pour Clemenceau ', écrit+il 4 Geffro! le ;6 aoBt &67F
Correspondance générale
, tome >>, p. R69.
6
Ce qui est particuli$rement choquant, en l’occurrence, c’est que, 4 cause des calomnies de
L’(nticle)enciste
,les voi0 du candidat socialiste du premier tour se sont reportées, au deu0i$me tour, sur le candidat de droite, quil’a emporté par 7 9JF voi0 contre 6 P&J 4 Clemenceau.
7
Gustave Geffro! écrira que ce discours prononcé le 6 aoBt &67F, 4 Qalernes, dans le *ar, est # une œuvre quirestera parmi les chefs+d’œuvre de l’éloquence de tous les temps. C’est l’homme qui a trop souvent et troplongtemps dédaigné toutes les attaques qui montre 4 nu sa vie, son intelligence, son cœur, en cette page poignante qui est 4 la fois un testament et un réquisitoire ' Gustave Geffro!,
Cle)enceau
, Cr$s, p. 9&.
&J
Correspondance générale
, tome >>, p. R67.
&&
:ans sa lettre d’invitation, Mirbeau écrit 5 # Ce qui me plaira 4 moi, ce sera de cimenter une belle amitié avecquelqu’un pour qui %e sens des liens fraternels '
Correspondance générale
, tome >>, p. R7K. Yuelques %ours plustard, il écrit 4 son confident )aul Iervieu 5 # C’est un homme dont la t@te est pleine d’idées tr$s imprévues et quimet beaucoup de pittoresque 4 les e0primer. USV t il est aimable. Qa tr$s grande intelligence n’a rien dedogmatique. On s’étonne, en l’écoutant, que cet homme n’ait pu @tre député '
ibid
., p. R77+6JJ.
&;
# Clemenceau ',
Le
Journal
, && mars &679.
&F
:ans
La Justice
du ;J mai &679.
&K
Correspondance générale
, tome >>, p. 7&J.
&9
Correspondance générale
, tome >>>, p. FP. M@me amicale chaleur dans un petit mot de condoléances, 4l’occasion de la mort du p$re de Clemenceau, en %anvier &67R 5 # *ous @tes de la race de ceu0 qui aiment, et par conséquent de ceu0 qui souffrent ' ibid., p. F&7.
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