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140 Réflexion

ANTOINE BERMAN
progrês de l'esprithumain: si sombre que soit le temps présent,
demain il ferajour. À l'époque ou Ia sixiêrne science fondamentale
entre dans le troisieme état, com me il n'y a pas de septiêrne science Bildung et Bildungsroman
fondamentale ni de quatrierne état, Auguste Cornte peut annoncer
enfin le regne de l'ordre conforme au progres : il ne viendra peut-
être pas aussi vite que Ia prospective positiviste permettait de le
souhaiter, mais il arrivera. Bref, en dehors même de toute construc-
tion philosophique, dans Ia conversation, une évidence du sens
commun dispense de toute démonstration : le progres, c'est l'espoir.
Or, aujourd'hui, le progres, c'est Ia peur. C'est seulement par Ia Bildung que l'homrne
Et d'abord, Ia peur qui assure Ia paix du monde à três grands qui est totalement homme devient humain sans
frais. Le progres, c'était les lendemains qui chantent le regne de restriction et pénétré d'humanilé.
Ia raison et avec elle Ia liberté, l'égalité, Ia fraternité: nos lende- Friedrich Schlegel
mains laissent percevoir des bruits d' Apocalypse. Mais laissons de
côté les menaces qui seront moins redoutées dans Ia mesure ou
elles seront plus redoutables: il est clair que toute invention, ou L'histoire occidentale a connu depuis les Grecs plusieurs formes
presque, a un endroit et un envers; pensons seulement aux bienfaits fondamentales de culture qui, mêrne « dépassées », ont continué à
et aux méfaits des extraordinaires moyens de communication qui rayonner. Bien plus: le sens profond de ce que nous appelons
sont à notre disposition. « culture» reste déte;miné par t<~uteune série defigures historiques
N'insistons pas sur ces banalités: retenons simplement que comme Ia 1tCllõeícx, I'Education, I'Eruditiol• La Bildung allemande doit
deu x notions ont perdu leur auréole, Nature et Progres, Elles être considérée comme l'une de ces figures, et sans doute com me
correspondent, certes, à des données incontestables de I'expérience Ia derniere- Née en Allemagne, enracinée en Allemagne, cette
et les questions mises en forme philosophique par Rousseau ou par figure n'en possede pas moins, comme Ia 1tcxtõeícx grecque, une
Cornte n'ont pas perdu leu r intérêt, mais elles se posent avec des
véritable universalité.
mots dont les résonances affectives ne sont plus celles qu'enten-
daient Rousseau et Cornte.
Le problêrne « nature et civilisation» subsiste mais avec un
La Bildung comme Grundwort
homme en qui Ia nature a moins d'épaisseur et de consistance que
Ia culture par laquelle il est comme incorporé à l'intérieur d'une Le concept de Bildung devient à partir du XVlII siecle l'un des
e

certaine histoire. 11 serait donc difficile de ne pas reconnaitre, concepts centraux de Ia culture allemande. H. G. Gadamer écrit à
comme Auguste Cornte, que I'historicité est un impératif de Ia
ce sujet dans Methode und Wahrheit :
nature humaine. Mais, plus que jamais, le paradoxe pressenti par
Rousseau est un insupportable défi jeté aux philosophes : les sau- « Le concept de Bildung, qui acquiert alors une valeur dominante,
vetages opérés par Ia chirurgie et Ia médecine, les inimaginables est sans doute I'idée Ia plus importante du XVIII< siêcle, et c'est pré-
voyages dans Ia lune, nos prodigieux moyens de transport et moyens cisément ce concept qui désigne I'élément dans lequel se meuvent les
de communication, et tant d'autres choses nous font vivre au pays sciences de l'esprit du XIX· síecle 2 ... »
des merveilles; or voici que Ia simpie lecture de notre journal
quotidien montre que Ia sauvagerie des civilisés sait tire r parti des Le même auteur écrit un peu plus loin :
bienfaits de Ia civilisation.
Les progres ne sont pas le Progres : là est l'énigme de Ia
l. Paul Ricceur Ir cOIlf/it des illterprftatio1lS, Paris, Le Seuil, 1969, P: 118.
civilisation, l'énigme ou le mystêre. 2. H. G. Gadamer, Methode und Wahrheil, J.C. B. Mohr, Tübingen, 1960,

Henri Gouhier p.7.


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Bildung et Bildungsroman

142 Réflexion de celui de Kultur; il faut nuancer cette affirmation, car Bildung ne
« Le concept de Bildung rend c\airement sensible quelle profonde
vient pas recouvrir, ni même effacer, Kultur dans 1e champ notion-
transformation spirituelle a fait du siêcle de Goethe un siecle qui nous nel allemand. Mais il s'impose au XVIII· siêcle en un doub1e sens :
reste encore contemporain, alors que celui du Baroque nous parait il devient un Grundwort (ce qui n'est pas le cas pour Kultur) et tend
une antiquité historique. C'est à cette époque que les concepts et les à exprimer l'essence, l'intimité, 1e mouvement et le résultat de ce
termes décisifs avec lesquels nous opérons ont reçu leur empreinte 3. »
qu'est Ia Kultur. Ce double rapport de prééminence, on peut aisé-
ment le noter dans les textes de l'époque. Dans une lettre adressée
Parmi ces concepts, Gadamer cite 1'«art », 1'« histoire », Ia à A. W. Schlegel en 1797, Novalis écrit à propos du rôle de Ia
«vision du monde », 1'«expérience vécue », le «génie », 1'«expres-
sion », le «style », et le «symbole» 4. Toutes notions qui nous traduction en Allemagne :
paraissent maintenant évidentes, voire intemporelles, alors qu'elles « En dehors des Romains, nous sommes Ia seule nation qui ait vécu
sont nées, avec celle de Bildung, dans Ia seconde moitié du de façon aussi irrépressible l'impulsion de Ia traduction, et qui lui soit
XVIIIe siêcle. Nous sommes ici en présence de ces Grunduiõrter, de aussi infmiment redevable de culture (Bildung). De là mainte ressem-
blance entre notre culture (Kultur) et Ia culture romaine tardive 6. »
ces termes fondamentaux, dont Ia totalité détermine et exprime Ia
rnaniêre dont telle ou telle époque historique articule sa compré-
Là OU le français emploie un seul rnot pour une culture, la
hension du monde.
culture et le processus de culture, l'allemand emploiera Kultur dans
Bildung signifie généralement « culture », et peut être considéré
le premier cas, Bildung ou Kultur dans le second, et presque exclu-
comme le doublet germanique du mot Kultur, d'origine latine. Mais
sivement Bildung dans le troisieme caso Wilhelm von Humboldt a
ce mot touche beaucoup plus de registres, en vertu, tout d'abord,
du três riche champ sémantique auquel il appartient : Bild, image, cherché à préciser cette distinction :
Einbildungskraft, imagination, Ausbildung, déveIoppement, Bildsam- « Mais quand nous disons Bildung dans notre lan&ue, nous entendons
keit, flexibilité ou formabilité, Vorbild, modele, Nachbild, copie, et par là quelque chose d'à Ia fois plus élevê et plus mtime (que Kultur),
Urbild, archétype. Ainsi parlera-t-on de Ia Bildung d'un individu, c'est-à-dire Ia disposition d'esprit qui affecte Ia sensation et le caractere
ns
d'un peuple, d'une langue, d'un art : leu r degré de «formation ». à partir de Ia connaissance et du sentiment de Ia totalité des aspiratio
Et c'est même, nous le verrons, à partir de l'horizon de l'art que spirituelles et morales 7. »
se détermine en grande partie Ia Bildung. Pareillement, le mot
Bildung désigne donc l'intimité du processus de Ia culture, de
allemand a une forte connotation pédagogique et éducative: le
processus même de formation. Ainsi les années de jeunesse de Ia formation. De Lessing à Schleiermacher, en passant par Klops-
WilheIm Meister, dans le roman de Goethe, sont-elles ses Lehrjahre, tock, Herder, Goethe, Hegel, Friedrich Sch1egel, Novalis et Schil-
ses années d'apprentissage, ou il n'apprend en fait qu'une chose, ler, rous les grands penseurs allemands de Ia fin du XVIII· siecle se
certes décisive : se former (sich bilden). sont efforcés de fournir des interprétations de l'essence de ce pro-
Bildung a une longue histoire : le mot surgit dans Ia mystique cessus de « formation ».
allemande médiévale, reparait ensuite dans Ia mystique baroque,
et reçoit sa signification humanistico-religieuse avec Klopstock et
Herder au XVIIIe siêcle 5. Goethe, Hegel, Humboldt et le Roman- Hegel : Bildung et Travail
tisme d'Iéna donnent ses définitions canoniques, exemplaires. A
partir de là son sens reste fixé durant tout le XIXe siêcle, période La plus formelle de ces interprétations est celle qu'Hegel a
pendant laquelle, comme le note Nietzsche dans ses Considérations donnée notamment dans sa Propédeutique philosophique, «formeI»
Inactuelles, il se vide progressivement de sa substance et entre en signifiant ici à Ia fois théorique et unilatéral. Nous pouvons résumer
Crise. comme suit sa pensée : Ia Bildung, c'est I'acces du « particulier» à
Nous avons dit que le terrne de Bildung constituait un doublet
6. Novalis, Brieje und DokulIlenle, P: 366, éd. Wasmuth, Lambert Schneider,
3,4. Ibid. Heidelberg, 1954.
5. 1.Schaarschmidt,Der Bedeutungsuxindel der Worte Bilden und Bildung, Diss. 7. ln Gadamer, op. cil., p. 8.
Kõnigsberg, 1931.
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Bildung et Bildungsroman 145
1'«universel », L'homme est caractérisé par une rupture avec l'im,
médiat, le naturel, et cette rupture est à Ia fois produite par Ia dans le cercle concret des devoirs et des tâches, et de donner toute
Bildung, et productrice de Bildung. L'individu qui reste attaché à a mesure dans les limites d'une activité déterminée. L'époque, dit
ses émotions, à ses passions, à ses buts privés, qui n'a aucune distance ~'un des personnages du livre, demande des «spécialistes ». Dans
vis-à-vis d'eux, est ungebildet, non forme, non cultivé. L'~uvre d'art Ia Propédeutique, Hegel affirmait lui aussi que I'attachement à un
qui reste localiste, voire purement subjective, est ungebildet. ta métier particulier signifie pour I'individu « savoir se limiter, c'est-
Bildung, en tarit que processus, peut donc être dans tous les cas à-dire faire son métier totalement sien ». Par un retournement
considérée comme une élévation à I'universel. Leibniz, Novalis et dialectique, cette autolimitation a un effet universalisant : une fois
Humboldt parlent à cet égard d'élargissement. Cette élévation au- « fait sien », le métier « n'est plus une limite» pour l'individu 11.
dessus de I'immédiat, Hegel I'appelle 1'«essence formelle de Ia Goethe déclare pareillement que dans 1'« unique chose qu'il fait
Bildung 8 », Dans un fragment de Goethe intitulé Epochen der gesel- bien » I'homme « vit le symbole de tout ce qui est bien fait 12 ». La
ligen Bildung, époques de Ia culture sociale, le poere décrit sembla_ pensée de Hegel et celle de Goethe annoncent ici (et les deux
blement I'universalisation des groupes humains, d'abord fermés auteurs en étaient bien conscients) Ia moderne « culture du travail »,
Cette lecture de Ia Bildung nous permet de percevoir tout de
et deeux-mêmes,
sur I'humanité puis
: progressivement ouverts à Ia totalité du monde
suite en quoi celle-ci se distingue du simple universalisme de Ia
Philosophie des Lumiêres : Ia Bildung est toujours, et essentielIe-
«Finalement les cercles croissem et s'élargissent toujours davan_ ment, « pratique », Mais cette profonde practicité, chez Hegel et le
tage [...] Cette époque pourrait s'appeler Ia plus giniralf 9. »
vieux Goethe, est interprétée unilatéralement comme Ia pure prac-
ticité du travail. Et, une fois que Ia Bildung a été interprétée dans
De I'interprétation hégélienne de Ia Bildung, il faut dire que, l'horizon du travail, il n'est plus possible d'y inclure, sauf sous Ia
pour qui veut appréhender I'intrinseque richesse de ce concept,
forme antagoniste d'un pur jeu inconséquent, ou sous le travestis-
elle esr unilatérale et, en même temps, d'une parfaite justesse spé-
sement d'un travail de seconde classe, des modes de formation
culative et historique. Car Hegel a cherché à préciser 1'«essence
comme l'art, Ia littérature et ce que I'époque appelIe, d'un terme
formelle de Ia Bildung» à partir de ce qu'il appelle Ia praktische qui n'a pas encore l'étroitesse de sens que lui a conférée le XIX" siêcle,
Bildung, Ia culture pratique. Celle-ci renvoie à Ia dialectique déve-
Ia « philologie », 11 est inutile de reprocher à Hegel et à Goethe
loppée dans Ia Phénoménologie de l'Esprit autour du travail. On sait
cette unilatéralité, puisque nous savons maintenant qu'elle expri-
que, dans un fameux chapitre de cette eeuvre, Ia dialectique du mait un mouvement historique qu'ils ont su formuler avant même
Maitre et de l'Esclave, Hegel montre comment, par le travaiJ, Ia
le moment de son accélération décisive. Reste, nous le verrons, que
conscience esclave devient libre « en soi et pour soi », précisément
Ia richesse d'essence de Ia Bildung se situe ailIeurs, et qu'interpréter
par un processus de formation. « Dans Ia mesure ou il forme (bildet) celle-ci comme un « travail » est finalement Ia ruiner.
Ia chose, dit le philosophe, il se forme lui-même 10. » Le travail est
donc, en tanr que « désir empêché », Bildung. Mais on peut aussi
bien dire, inversement, que Ia Bildung se définit comme un travail.
Car Ia « formation » dont il est question ici, c'est Ia praktische Bil- L'interprétation spéculatuie de ia Bildung
dung, Ia formation de soi par Ia formation des choses. L 'universalité
atteinte par I'individu (mais aussi bien un peuple, une langue, une . Mais si nous prenons Ia lecture hégélienne de Ia Bildung à son
littérature), c'est Ia dure et laborieuse universalité de Ia praxis. Le rnveau purement spéculatif, nous saisissons immédiatement le sens
vieux Goethe, à sa maniêre, a développé Ia même dialectique dans constitutif de cette figure de Ia culture. La Bildung est le devenir-
Les Années de Voyage de Wilhelm Meister, Ia suite tardive des Années esprit de l'Esprit. Ce devenir a deux moments pour Hegel: le
de Formation de WilhelmMeister: il s'agit pour I'hom de vivre moment « pratique» (et c'est Ia dialectique du travail) et le moment
me «théorique », dont le sommet est Ia philosophie. En ce sens, Hegel
8. In Gadamer, op. cit., p. 9. Cf. Propldfutiquf philosophiqUf, § 41-45. a pu dire que celle-ci a « Ia condition de son existence dans Ia
9. In Strich, Goeth» und die Wfl/li/l'rntur, Francke Verlag, Berne, 1946, p. 65.
10. In Gadamer, op. cit.
11. tu«
12. Cité in Histoire de Ia litterature allrmaude, Aubier, 1970, p. 537.
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Bildung et Bildungsroman 147
Bildung 13». Ces deux moments se définissent par leur degré d'uni-
versalité croissante: si l'action passe nécessairement par le parti- dung est un processus nécessaire. Mais en même temps, ce processus
culier, Ia pensée, elle, se meut dans le pur élément de l'universalité. est l'avenernent même de Ia liberté.
Mais dans les deux cas, Ia structure de I'expérience est Ia même, Plus que chez Hegel, c'est chez les Romantiques d'léna, chez
et Gadamer Ia résume de Ia façon suivante : le Goethe de Ia maturité, chez Schiller et Humboldt que l'on trouve
Ia formulation Ia plus concrete, et aussi Ia plus « humaniste», de
«Reconnaítre le propre dans I'étranger [...], voilà le mouvement ce processus. Surtout, Ia détermination du médium de Ia Bildung
fondamental de l'Esprit, dont I'être se réduit au retour à soi à partir y est autre. Ici, I'élément de Ia formation de l'Esprit (ou de l'homme)
de l'être-autre 14. »
ri'est pas tant le travail ou I'activité des sphêres politiques, écono-
miques, juridiques, ete. que le « grand jeu » (Friedrich Schlegel) de
Cette loi régit non seulement Ia pensée hégélienne, mais tout l'art et de Ia «philologie». C'est cette déterrnination-là de Ia Bil-
l'ldéalisme allemand. On Ia retrouve aussi bien chez Friedrich dung, non celle de Hegel, qui définit pour nous 1'«humanisme
Schlegel: allemand», et qui s'est exprimée dans le Bildungsroman, tel qu'il
s'est historiquement réalisé avec Goethe, Novalis et Adalbert Stif-
« L'essence de I'Esprit est de se déterminer lui-même et, dans une ter.
perpétuelle alternance, de sortir de soi et de rentrer en soi-même 15. »

Hegel écrit, quant à lui, à propos de I'importance de Ia culture


antique pour les Modernes : La Bildung comme translation

«qu'elle contient [...] tous les points de départ et tous les fils menant Chez le Goethe du premier Wilhelm Meister comme chez les
au retour à soi [...], aux retrouvailles avec soi-même, mais avec soi- Romantiques d'léna, Ia Bildung est caractérisée comme un voyage,
même selon Ia véritable essence universelle de I'Esprit 16 ». Reise, voyage dont l'essence est de jeter le «même» dans un mou-
vement qui va d'abord le faire devenir « autre ». « Meurs et deviens »,
Qu'il s'agisse de l'épreuve faite par I'esclave de Ia dure aItérité chante Goethe. En tant que voyage, Ia Bildung est l'expérience de
libératrice de Ia chose, ou de l'appropriation réflexive du monde l'altérité du monde: pour accéder à lui-mêrne, l'Esprit doit faire
(penser, dit Hegel, consiste à «s'occuper de quelque chose de non I'expérience de ce qui n'est pas lui, ou du moins parait tel. Car il
ímmédiat, d'étranger», Fremdartiges 17),Ia Bildung est toujours une est entendu qu'à Ia fin d'un tel périple, c'est lui-rnême, enrichi,
expérience de I'Autre dans laquelle Ie Même se retrouve au terme transformé, mené jusqu'à sa propre identité, que l'Esprit retrouve.
d'un trajet qui constitue son histoire. La Bildung est I'histoire de Ainsi s'exprime Novalis dans Les disciples à Sais :
l'Esprit qui se retrouve aprés s'être perdu dans l'Altérité apparente
du monde. Cette Ioi, l'Idéalisme allemand l'a formulée de toutes « li sou leva le voile de Ia déesse de Sais. Mais que vit-il? li vit - miracle
les manieres possibles. 11pourra s'agir de I'unité retrouvée aprês des miracles - lui-rnêrne 18. »
Ia scission, de Ia synthêse unifiant Ia thêse et l'antithêse, de l'irn-
médiat médiatisé, du chaos qui devient monde, de I'affirmation qui Cette loi du voyage, Friedrich Schlegel I'a formulée en toute
passe par Ia négation, ete. Ces formulations spéculatives ont leur clarté:
versant métaphorique : I'enfant qui doit devenir homme, Ia vierge
qui doit devenir femme, le bouton qui doit devenir fleur, puis fruit. «C'est pourquoi, certain de toujours se retrouver lui-mêrne, I'homme
L'emploi presque constant d'images organiques indique que Ia Bil- cesse de sortir de lui, afin de se chercher et de trouver le complément
de son être le plus intime dans Ia profondeur de celui d'autrui. Le
13. In Gadamer, op. cit. jeu de Ia communication et du rapprochement est l'occupation et Ia
14. Op. cit., p. 11.
force de Ia vie 19. »
15. « Entretien sur Ia poésie ». in L'Absolu litteraire, Le Seuil, 1978, p. 313
(plus loin indiqué par AL).
16, 17. In Gadamer, op. cit. 18. Novalis, LPs disciples à SaiS, trad. Roud, Mermod, 1948, p. 98.
19,20. In AL, p. 141,234.
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Réflexion Bildung et Bildungsroman 149
« L~ vrai milieu est seulement celui auquel on,~evienl. toujours depuis
les votes excentnques de I'enthousiasme et de I energle, non pas celui dans Ia culture allemande de Ia fin du XVIlI~ siêcle, Ia traduction
que I'on ne quitte jamais 20. » joue un rôle essentiel, à tel point que Schleiermacher a pu y lire
un véritable « destin » de Ia germanité 24. Parce que Ia Bildung se
Et dans un texte essentiel consacré à l'reuvre d'art, c'est toute définit, spéculativement et pratiquement, comme une certaine
I'essence de Ia Bildung qui est insurpassablement formulée : épreu'Ve de l'Étranger, Ia traduction peut et doit se manifester com me
l'un des agents majeurs de Ia formation. Elle partage, certes, cette
« Une ceuvre est cultivée (gebildetj lorsqu'elle est partout parfaite_ fonction avec toute une série d'autres « translations », qui consti-
ment délimitée, mais dans ses limites illimitée et inépuisable; lors- ruent autant de rapports « cycliques» avec l'Étranger, et dont Ia
qu'elle est parfaitement fidéle à soi, partout égale, et pourtanr supé, totalité définit Ia practicité spécifique de Ia Bildung. Ainsi les pre-
rieure à elle-même. Ce qui Ia couronne et l'achêve, c'est, comme dans
mieres années du XIX" siécle voient-elles en Allemagne prendre leu r
I'éducation d'un jeune Anglais, le grand lour 21. II faut qu'elle ait
voyagé à travers les trois ou quatre continents de I'humanité, non essor Ia philologie, I'orientalisme, Ia recherche comparatiste, I'étude
pour lirner les angles de son individualité, mais pour élargir sa vision, des langues, Ia science du folklore, les grands dictionnaires natio-
donner à son esprit plus de liberté et de pluralité interne, er par lá naux, Ia critique littéraire et artistique; et même les mémorables
même plus d'autonomie et d'assurance 22. »
voyages d'Alexander von Humboldt 2:" le frêre de Wilhelm von
Humboldt, se situent dans cette dimension. Dans toutes ces trans-
La Bildung, c'est le « grand tour ». Ce grand tour est simulta- lations, c'est I'essence de Ia Bildung qui s'affirme. Nous pouvons
nérnenr interprété comme une limitation et une iIIimitation. De maintenant caractériser Ia totalité des translations qui constituent
fait, Ia limitation, comme pour Hegel, est ce qui distingue Ia Bildung Ia Bildung en disant qu'elles appartiennent à l'espace de Ia philologie,
romantique de Ia pure aventure errante et chaotique ou l'on se en donnant cependant au terrne de « philologie» une richesse de
perd, telle que l'incarne un Conte de Ludwig Tieck imitulé Le Voyage sens qu'il a depuis longtemps perdue.
dans le Bleu (dans I'indéterminé). Le « grand tour » ne consiste pas
à aller n'importe ou, mais là ou l'on peut se former, s'éduquer et
progresser soi-même. En tant que tour forrnateur, Ia Bildung revêt
Ia forme d'un roman : La Bildung et les Anciens

« Tout homme cultivé (grbildel) er en voie de se cultiveI' porte un La Bildung ne peutjamais, en vertu de sa nature d'expérience,
roman en son for intérieur 23. »
être une simple imitation de I'étranger. Mais elIe entretient cepen-
dant un rapport d'essence avec ce qu'on appelIe en allemand Urbild,
La Bildung comme rornan est I' expérience de I'apparente étran- original, archétype, et Vorbild, modele, dont elle peut être Ia repro-
geté du monde et de l'apparenre étrangeté du même à lui-mêrne. duction, Nachbild. Cela renvoie également à sa nature d'expé-
Progressant vers ce point ou ces deux étrangetés s'aboliront, elle rience: celui qui se cherche à I'étranger se voit d'abord confronté
a bien une structure « transcendantale », D'oú les polarités qui, à des figures qui fonctionnent comme des modeles, puis comme
chez Goethe comme chez les Romantiques, Ia définissent : le quo- des médiations. Ainsi des personnes que rencontre Wilhelm Meis-
tidien et le « merveilleux », le proche et le lointain, le présent et Ie ter, au cours de ses années de formation, auxquelles il est d'abord
passé, Ie connu et I'inconnu, le fini et I'infini. tente de s'identifier, mais qui lui apprennent finalement à se trouver
Cette nature circuIaire, cyclique er aIternante de Ia Bildung lui-rnême.
(être à Ia fois, dans le même temps, une progression e~. un retour), Le Vorbild, manifestation de l'Urbild, rassemble en lui cette
nous pouvons Ia definir cornme une translation, une Uber-Setzung, perfection et cette complétude qui en font un « classique ». 11 est
un se-poser-au-delà-de-soi_même. Or, I'Übersetzung, en allemand,
c'est avant tout Ia traduction. Et ce n'est nullement un hasard si, 24. F. Schleiermacher, « SUl'les différentes méthodes de traduction ", p. 60-
70. in H.J. Stõrig, Das Problein drs Ubrrsetzens, Wissentschaftliche Buchgesellschaft,
21, 22. Ibid., p. 290-291. « Grand tour » est en français dans le texte.
Darmstadt, 1969.
23. F. Schlegel, in AL, p. 90. 25. L'Amérique espagnole P/I 1800 ,'!lI' par 11/1 saiant allrmand, Hu111 boldt, Cal-
mann-Lévy, Paris, 1965.
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Rijlexion
Bildung et Bildungsroman 151
Ia forme, sinon Ia norme, à laquelIe Ia Bildung doit se référer, san,
d'épouser et. de « réaliser pratiquem~nt » en lui toutes ces formes,
être tenue de Ia copier. En ce qui concerne I'art et Ia littérature,
de faire revivre celles qUi sont passees, de rapprocher celles qui
c'est toute I'Antiquité qui, à partir de Winckelmann, devient en
sont éloignées, ete. La définition que Friedrich Schlegel a donnée
AlIemagne Urbild et Vorbild. On peut dire qu'elIe fonctionne déso _
une fois du « critique» vaut pour le « philologue», d'autant plus
mais ici comme un modele et un archétype de Ia Bildung elIe-même,r
que les deux figures, dans l'Allemagne classique et romantique, se
dans Ia mesure ou I'histoire de Ia culture, de Ia littérature et des
confondent totalement :
langues antiques apparait comme « une histoire éternelIe du goür
et de I'art » (F. Schlegel). La questíon du rappon à ce modele
« Le bon critique et caractériseur doit observer de maniêre fidêle,
devient dês lors brulante : c'esr Ia « nécessité du retour aux Anciens»
consciencieuse et multiple comme le physicien, mesurer précisément
comme ce qui est à Ia fois originaire et cJassique. Aucune autre comme le mathématicien, établir de soigneuses rubriques comme le
culture, passée ou présente, ne possedo une telIe préséance. Face botaniste, disséquer com me I'anatomiste, diviser comme le chimiste,
à l'Antiquité, Ia modernité en est encore à se chercher dans le ressentir comme le musicien, imiter comme un acteur, embrasser
déchirement de Ia réflexion inaccomplie. Pour le Classicisme alIe- pratiquement comme I'amant, tout saisir du regard comme un phi-
losophe, étudier cycliquement comme un sculpteur, être sévére comme
mand, en particulier, Ia création d'une Bildung moderne est d'abord unjuge, religieux comme un antiquaire, comprendre le moment comme
déterminée par le rapport à l'Antiquité comme modele. Cela veur un politicien, etc. 28. »
dire qu'il faut s'efforcer d'atteindre un degré de culture équivalent
à celui des Anciens, notamment en s'appropriant leurs formes poé-
Cette capacité philologique, caméléonesque, un mot Ia définit :
tiques. Dans ces conditions, Ia philologie, qui se définit en premier
Ia Bildsamkeit, Ia flexibilité, Ia formabilité. La Bildung est érninem-
lieu par I'étude des textes et des langues antiques, acquiert un rôle
de premier plan. ment Bildsamkeit, et à son tour, cette Bildsamkeit s'enracine dans ce
qui est pour l'Idéalisme allemand Ia faculté des facultés, l'Einbil-
dungskraft, I'imagination. Ainsi se ferme conceptuellement le champ
Philologie et littérature notionnel et sémantique de Ia Bildung; à quoi I'on ajoutera que le
processus de Ia formation est une Ausbildung, un développement
progressif.
Ce rôle a bien été marqué par Friedrich Schlegel (qui avait Si nous revenons au champ d'application de cette flexibilité
lui-même une formation philologique):
philologique, nous voyons qu'à partir du rapport à ce centre absolu,
presque intemporel, qu'est I'Antiquité (une Antiquité imaginée),
« Vivre en c1assique et réaliser pratiquement en soi l'Antiquité est
le sommet et le but de Ia philologie 26. » elle se déploie en cercles concentriquesjusqu'à embrasser Ia totalité
des productions de l'Esprit. 11y a là ce qu'on doit appeler I'essence
« Salur aux vrais philologues! Ils font reuvre divine, car ils répandent encyclopédique de Ia Bildung. Mais une tâche si possible plus élevée
le sens de I'art sur le domaine entier de I'érudition. Aucun érudit ne attend le philologue : l'Esprit, tel qu'il s'incarne dans une langue,
devrait être un simple ouvrier 27. »
une littérature, un peuple, etc., a toujours des racines, des origines.
Or ces racines, ces origines, il tend à les oublier dans son propre
Mais le ton même de ces deux fragments schlégéliens montre essor universalisant. 11incombe à Ia philologie (telle que I'ont incar-
à I'évidence que Ia philologie, ici, est autre chose _ ou plus _ que née historiquement les freres Grimm) de ramener l'Esprit à Ia
Ia discipline que nous connaissons aujourd'hui. Au-delà de I'étude mémoire de son lieu, de son origine, afin qu'il puisse devenir un
érudite ou « scientifique », Ia philologie de I'époque de Ia Bildung véritable Esprit, à Ia fois universel et enraciné. Car enracinement
est littéralement philo-Iogie, amour du Logos, et son essence doit et universalité ne s'opposent pas; au contraire, ils doivent s'unir,
être cherchée dans cette entreprise « encycJopédique » qui consiste comme le particulier et le général chez Hegel. Par le même mou-
à faire Ia recolIection critique et pensante de toutes les formes de vernent qui Ia porte au-delà d'elle-même, vers les productions du
Ia vie de l'Esprit. Ce qui définit le « vrai philologue», c'est Ia capacité monde entier, Ia Bildung philologique se porte au-dedans d'elle-
26,27. In AL, p.117 et 218.
28. Cité in Beda Alemann, Ironie und Dichtung, Neske, Pfüllingen, p. 58.
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Réflexion
Bildung et Bildungsrornan 153
même, s'enfonce dans Ia riche épaisseur de son propre passé _ celui
de sa langue, de sa littérature, de sa culture savante ou popu, vertu du fait qu'un certain nombre d'oeuvres romanesques, depuis
laire, etc. Dans une introduction à un recuei I de poésies souabes Ia fin du siêcle, ont pour theme Ia formation d'un personnage
XVIII"
e
des XI/e et XIII siecles, Ludwig Tieck a bien montré Ia compls, (L'Éducation sentimentale de Flaubert). Or, il faut affirmer que le
mentarité des deu x mouvements : Bildungsroman n'est pas concevable hors de I'espace, et de l'époque,
de Ia Bildung. Le mode de «forrnation » de ses personnages n'a
«Les Anciens, écrit-il en 1803, n'omjamais été aussi lus et traduits, aucun rapport avec celui que I'on peut trouver chez, par exemple,
les admirateurs de Shakespeare ne som plus rares, les poetes italiens Flaubert, Tolstoí ou Dickens.
ont leurs arnis, on lit et on étudie les poetes espagnols avec autant de Qu'est-ce qui distingue le Bildungsrornan des autres romans
zele qu'il est possible en AlIemagne, et I'on peut s'attendre à ce que d'apprentissage? Dans ces derniers, nous trouvons le récit de l'ex-
les chants des Provençaux, les Romances du Nord, les fleurs de I'ima-
gination hindoue ne nous restem plus longtemps étrangers ... Dans périence concrete et personnelle d'un héros concret et bien indi-
ces circonstances favorables, il esr peut-être temps de se resSOuvenir vidualisé. 11 peut s'agir d'une éducation sentimentale, sociale, artis-
de I'ancienne poésie alIemande 29. »
tique, etc. Dans tous les cas, cette éducation ressemble à
I'apprentissage que chacun de nous fait à 1'« école de Ia vie », Le
On voit três cIairement ici que ce retour aux «sources s ne plan est celui de Ia réalité : celui-ci, d'une façon ou d'une autre,
procede nullement d'un esprit« nationaIiste », qu'iI n'est au contraire nous marque, nous éprouve et donc nous «forme». Dans le Bil-
que Ia proIongation Iogique de I'ouverture phiIoIogique au monde dungsrornan, il n'est pas question de cette éducation indéterminée
de Ia Bildung.
et indiscriminée; il s'agit d'un processus de formation dont les
Le second médium de Ia formation, c'est I'art, et au premier moments, les étapes, les degrés et mêrne le rythme sont fixés a
chef Ia liueratu re. À vrai dire, Ia Iittérature de I'âge cIassique et priori, comme les stades de Ia conscience de soi dans La Phénomé-
romantique allemand ne peut aucunement être dissociée de l'en- nologie de l'Esprit. La progression de I'apprentissage de Ia vie y
treprise philoIogique, critique et théorique brievement décrite pIus acquiert un caractere totalement nécessaire; encore faudrait-il pré-
haut. ElIe appartient entierement à son espace, tout comme, inver- ciser qu'il s'agit plus d'une expérience du «monde» et de I'ordre
sernent, cerre entreprise ne peut être détachée de Ia Iittérature, du monde que de Ia « vie ». De plus, le contenu et les figures de Ia
comme en témoignent éIoquemment Goethe, les Romantiques formation sont eux aussi déterminés a priori. Cela signifie que les
d'Iéna, Schiller ou HumboIdt. L'ceuvre Iittéraire, à I'époque de Ia expériences considérées comme « formatrices » sont soigneusement
Bildung, est phiIologique, et I'ceuvre philologique est littérature. sélectionnées, et en vertu des contenus mêmes de Ia Bildung précisés
Au xx= siecIe, cette mutuelle appartenance donnera encore, avant plus haut. Les expériences considérées comme « non forrnatrices »
sa dissolution, Ia Trilogie biblique de Thomas Mann. Nous allons ne sont tout simplement pas représentées. Le Bildungsroman, de
voir maintenant que c'est dans une forme romanesque propre à Ia plus, est totalement fondé sur Ia loi de Ia Bildung, à savoir l'expé-
culture allemande de ceue époque que s'est le plus purement incar- rience de l'étranger, Ia formation de soi par I'épreuve des diverses
née cette interpénétration de Ia littérature et de Ia philologiej formes de I'altérité. Le processus d'apprentissage des personnages
critique: le Bildungsroman. du Bildungsrornan revêtira donc toujours Ia forme d'un voyage, et
notamment de I'arrivée dans des lieux ou quelque chose leur est
peu à peu révélé. Voyage rigoureusement initiatique, ou le « héros »
Le Bildungsroman s'approprie les figures essentielles de Ia Bildung, ou plutôt, se laisse
former et pénétrer par elles. « Nature passive du personnage roma-
nesque», a dit Novalis. Et en effet, le Bildungsroman comporte fort
II convienr d'abord de dissiper une équivoque. On considere
peu d'action : il est un tissu de contemplations, de mouvements et
généralement le Bildungsroman com me un certain genre de rornan,
de conversations. Cette passivité essentielle était déjà impliquée par
qui se différencierait par exemple du «roman d'aventures », en
les images organiques qui caractérisent Ia Bildung, et selon lesquelles
29. Cité in Wplllill'raIUr, Di» Lust am Ubl'rSrIUIl im Jarhunrll'rl Gorlhrs, Deutsche
celle-ci est, par exernple, le passage de l'enfance à Ia maturité, du
Schillergesellschaft, Marbach, 1982, p. 486. bouton au fruit, etc. Dans le Bildungsroman, le lecteur est invité à
suivre les pérégrinations d'un personnage qui a entrepris de faire
155
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et radicalisée. Nous nous étendrons ici brievement sur le roman
le « grand tour » schlégélien pour se former. Au cours de ces péré- de stifter, qui n'a jamais été traduit en France, et qui représente,
grinations, il rencontre des gens qui, d'une façon ou d'une autre, co l'a dit Ia critique aJlemande, « le Bildungsroman par excel-
rnrne
mais três clairement, assument son éducation. Le voyage du Bil:
dungsroman est long, três long: des années s'écoulent, marquées
lence11 »,s'agit là d'un produit tardif, puisque l'ouvrage a paru Ia

par peu de faits apparents.jusqu'â ce qu'à Ia fin, le« héros » acquiên- rn année que Les Fleurs du Mal et Madame Bovary (1857), ceuvres
qui êrne
constitu~nt, sa.totale ant~these. Comme.dans ,Ies ~ildungsromane
une figure et une place propres. Les expériences «vécues » qu'il
peut faire dans ce cadre, com me l'amour, sont elles-mêmes haussées antérieurs, li s aglt des annees de maturauon d un Jeune homme.
à un niveau symbolique et initiatique, comme on le voit três clai- t.es titres des chapitres nous indiquent Ia nature du voyage initia-
rement dans Henri d'Ofterdingen de Novalis. tique du héros: «Vie de famille », « Élargissement » et « Déploie-
Le Bildungsroman, malgré Ia précision de ses descriptions, n'est ment > ont trait aux diverses phases de son existence en tant qu'in-
donc absolument pas « réaliste » : il représente et donne à voir Ia dividu. « Rencontre », « Approche » et « Confiance » traitent de sa
trajectoire idéale d'un personnage idéal dans un monde idéal - forrnatio à Ia vie sociale, ou plus précisément sociable. Enfin, « Le
n
idéal en ce que toutcs les dimensions qui ne concernent pas Ia voyag », « Lien » et « ~ongé » renvoient à ses longues années de
eur
Bildung n'y apparaissent jamais. Adalbert Stifter I'a clairement pérégrination. Dans L'Eté de Ia Saint-Martin, Ia tendance du Bil-
exprimé: «Ses caracteres, dit-il, doivent avoir quelque chose de dungsroman à sélectionner rigoureusement les expériences forma-
plus haut, qui élêve le lecteur au-dessus de Ia vie quotidienne 30. » trices est poussée à son terme: l'éducation du jeune homrne est
De là un style d'une parfaite transparence, sans effets visibles, égal déterminée par deux pôles, Ia contemplation de Ia Nature (que
à lui-même, parfois légerement ironique, qui semble avoir pour fin Stifter appeJle Ia «science ») et l' Art. Dans une lettre adressée à
de dissiper toute I'opacité du monde réel et de n'en retenir que l'une de ses lectrices, l'auteur précise ainsi quelles sont pour lui les
l'épure, le trait essentiel - caractéristique qui le rapproche de Ia forces formatrices :
poésie, ou en tout cas d'une certaine poésie.
Le Bildungsroman se caractérise encore par un autre trait : sa «immédiatement, Ia pure conscience morale, I'existence familiale bien
ordonnée, médiatement: Ia nature. l'art et Ia science. allant Ia main
nature « philologique », ou plus précisément critique et réflexive. Une dans Ia main avec I'amitié et quelques relations de sociabilité. Telles
bonne partie du récit est occupée par des conversations, souvent sont les choses que j'ai voulu maOlfester dans leur essentialité 51 ».
três longues, dont le rôle formateur est évident, et dont le contenu
n'est rien d'autre que les diverses dimensions de Ia Bildung: l'art,
Ia science, Ia contemplation de Ia nature, I'action pratique. Le Dans une autre lettre. Stifter déclare :
Bildungsroman est toujours, et essentiellement, une réflexion sur Ia
«J'ai voulu dans cette oeuvre dépeindre une vie plus profonde et
Bildung. li présente sensiblement Ia Bildung et, en même temps, plus riche que Ia vie quotidienne [...] Cette vie plus profonde doit être
réfléchit conceptuellement sur elle. Dans les Wandersjahre de Goethe, soutenue par les fondements terrestres que sont les activités bour-
cet aspect réfíexif finit même par déséquilibrer Ia forme roma- geoises, I'agriculture, I'utilité commune et Ia science, et par les fon-
nesque. Mais cette tentation est inhérente au genre lui-même : ce dements supra-terrestres de l'art et de Ia morale 52. »
qui regne ici, ce n'est pas le goüt de raconter, mais Ia volonté de
montrer. D'oú, com me corollaire, Ia vocation pédagogique, voire Ainsi le personnage de L'Été de Ia Saint-Martin est-il progres-
carrément didactique, du Bildungsroman, qui correspond à un trait sivement initié à ce que 1'0n pourrait appeler hégéliennement Ia
essentiel de Ia Bildung. praktische Bildung (activités bourgeoises, agriculture, etc.) et Ia theo-
Trois oeuvres majeures incarnent le genre historiquement : le retische Bildung (art, science); à quoi s'ajoute, plus goethéennement,
premier Wilhelm Meister de Goethe, Henri d'Ofterdingen de Novalis Ia gesellige Bildung, Ia culture sociable. Cette triple formation, qui
et L'Été de Ia Saint-Martin d'Adalbert Stifter. Le roman de Novalis s'effectue en grande partie au cours de longues et admirables
est conçu d'ailleurs comme I'inversion romantique de celui de conversations (« les dialogues sur l'art et sur Ia vie, déclare Stifter,
Goethe, et L'Été de Ia Saint-Martin en est comme Ia version épurée
31, 32. lbul.
30. Cité in Fritz Krõkel, postface à Der Nachsommer.
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[este en fait que le « non-style » comme I'a dit Hermann Broch, de
sont des moyens de formation », Bildungsmittel, pour le héros 33), a l'aculture du XIX siecle. Nietzsche perçoit encore (sa vénération
C

elle-même un sens profond, étymologiquement re-ligieux en ceci pour Goethe et Stifter I'atteste) quelle a été l'unité de sens de Ia
qu'elle introduit le jeune homme à Ia vérité de l'ordre du monde. Bildung. Mais son chemin de pensée le conduit, sous couleur de
Le sentiment de cet ordre est exprimé dans L'Été de Ia Saint-Martin détruire Ia définition positiviste de Ia culture, à faire éclater encore
avec une force insurpassable, qui a éveillé I'admiration de Nietzsche. plus radicalement \e concept de Bildung. À Ia faiblesse de cette
Mais également à un niveau d'abstraction, d'idéalisation (malgré faculté caméléonesque qu'est pour lui le « sens historique », il oppose
toutes les magnifiques descriptions « réalistes » : Stifter est un grand par une Umkehrung, un renversement typique de son mode de
paysagiste, un grand portraitiste des choses) qui montre clairement penser, l'infini pouvoir d'appropriation de Ia Volonté de Puissance.
que dans ce roman, c'est Ia Bildung quijette ses derniers feux (d'oú Or, rien n'est plus contraire à Ia Bildung classique que l'expansion-
le titre de I'ouvrage : Nachsommer, arriêre-étê). En effet, le monde nisme de l'esprit nietzschéen. La recollection pie use des formes
historique dans leque! Stifter écrivait n'avait plus grand-chose à lointaines ou passées de I'Esprit, déterminée par Ia loi de I'épreuve
voir avec I'époque de Goethe, de Novalis et de Humboldt. On peut de l'étranger, et telle qu'on Ia trouve chez Goethe, Humboldt ou
même dire que, malgré tout le culte vou é à Goethe, malgré tout les freres Grimm, avait bien plutôt un sens dialogique. Certes, le
I'essor de 1'«esprit philologique », I'édifice de Ia Bildung était déjà dialogue noué par Ia Bildung avec les figures de l'étranger ases
miné. L'Été de Ia Saint-Martin - son auteur en avait conscience - limites, et ce sont elles que nous tracerons pour finir.
était une protestation contre I'évolution des temps, et un adieu à Par ailleurs, I'équilibre de Ia Bildung était voué à s'effondrer
toute une époque culturelle. sous Ia pression de courants comme le nationalisme, le culte du
mythe, du peuple, voire de Ia musique (Wagner), toutes idéologies
qui se développerent au XIXe siêcle à partir de Ia distorsion ou de
L'effondrement de Ia Bildung Ia déformation de certaines dimensions de Ia Bildung (par exemple
le « retour aux sources »).
La crise de Ia Bildung, et son effondrement final au x x" siêcle, La littérature allemande et autrichienne de Ia prerníere moitié
peuvent être abordés de plusieurs points de vue. du XX siecle peut être considérée com me une représentation de
C

En premier lieu, l'unité de Ia philosophie, de Ia philologie et I'effondrement de Ia Bildung et, en même temps, cornrne un effort
de Ia littérature qui Ia caractérisait au début du XIXe siêcle, et qui désespéré pour Ia défendre. Les oeuvres de Hoffmannstahl, de
lui donnait sa figure et son amplitude propre, se défait dês Ia Thomas Mann, d'Hermann Broch. de Robert Musil, de Hermann
prerniêre moitié du siêcle. Philologie et littérature se séparent défi- Hesse portent témoignage de l'ampleur de cette crise; fascinées
nitivement, et Ia philosophie idéaliste - leu r socle commun - s'ef- par le « déclin » de Ia Bildung, elles tentent de conjurer l'inévitable.
fondre apres Hegel. Dans le cas de Thomas Mann et de Hermann Hesse, il y a même
L'autonomisation de Ia philologie signifie un double processus : Ia tentative de faire revivre Ia forme du Bildungsroman : La Montagne
sa constitution en discipline séparée, possédant un champ et une Magique, et Le [eu des Perles de Verre. Dans le roman de Thomas
méthodologie propres, et son idéologisation, qui revêt Ia forme du Mann, le séjour que Castorp fait au sanatorium est réeBement un
positivisme. Dans Ia mesure ou Ia notion de Bildung regroupe désor- séjour « formateur », comme en témoignent les longues conversa-
mais de façon hétéroclite et sans lien Ia totalité des productions tions du livre, conversations qui portent toutes sur Ia culture et ce
culturelles et ou Ia philologie, devenue science positive, continue qui Ia menace. Mais ici, ironiquement, Ia « province pédagogique »
à revendiquer Ia place d'honneur dans I'ensemble de Ia Bildung, de Goethe est devenue un sanatorium, c'est-à-dire un lieu de mala-
celle-ci se voit progressivement réduite à une érudition poussiéreuse die et de mort; et à Ia fin du roman, Castorp guéri et « formé »
et abstraite. Et te! est le constat établi par Nietzsche dans ses repart dans le monde réel, pour y trouver Ia mort sur les champs
Inactuelles: le « sens historique », c'est-à-dire Ia recollection des de bataille de 1914. Il s'agit là d'un post-Bildungsrornan plutôt que
formes de I'Esprit, y apparait comme ce qu'il est devenu, une d'un Bildungsroman. Tout le reste de l'ceuvre de Thomas traite du
entreprise dénuée de fins, iconoclaste et invertébrée, qui ne mani- même probleme, et de I'éventuelle amplification de Ia Bildung (par
exemple en intégrant le mythe et les forces de destruction). Mais,
33. Ibid.
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158 Réfiexion

au-delà de cette ceuvre, c'est-à-dire aprês le nazisme, Ia littérature inscrites dans Ia notion mêrne de « grand tour » formateur. La
Bildung n'est expérience de I'étranger que pour autant que celui-
allemande (Bachmann, Grass, Hãrtling, Handke, etc.) entre dans
un autre espace. La Bildung est bel et bien morte. ci est conforme à son attente. C'est toujours lui-même que I'homme
de Ia Bildung va chercher ailleurs, dans ses « parcours excen-
triques». La loi sélective qui régit le Bildungsroman vaut également
ici : I'étranger qui fournit les matériaux de Ia formation est un
La Bildung, chose du passé? certain étranger, pas tout l'étranger. Friedrich Schlegel, com me
plus tard Nietzsche, trouvait que les Grecs nous étaient « étran-
11 est évident que Ia Bildung, en tant que figure culturelle gers », dans un sens qui n'avait plus rien de formateur. Car, derriêre
historique, appartient au passé. Aujourd'hui, nous percevons mieux l'image harmonieuse des Anciens, il avait perçu Ia non-image ter-
ses limites, qui sont celles de l'humanisme et - simultanément - de rifiante, bouleversante et choquante de l'Étranger pur; non-image
Ia tradition. Car Ia Bildung est encore - Ia lettre de Stifter citée qu'Hõlderlin fut le seul, à I'époque, à pouvoir contempler. Mais il
plus haut le montre clairement - une glorification du monde tra- ne faut pas oublier ceci: le poete n'a pu dépasser les limites de son
ditionnel, mêlée de « progressisme », Aujourd'hui que Ia culture temps et faire une « véritable» épreuve de l'étranger que parce
traditionnelle (avec son type de rapport à I'art, au savoir, à Ia nature qu'il était porte, jusqu'à un certain point, par Ia Bildung. Telle est
et à Ia sociabilité) a été balayée par I'ouragan de Ia modernité, Ia Ia raison pour laquelle nous devons méditer cette figure de Ia
Bildung nous parait appartenir à un monde lointain, et c'est bien culture occidentale: en cette fin dux x" siecle, nous connaissons
I'impression que dorme Ia lecture du recueil de lettres réunies par ses limitations, mais Ia totalité qu'elle a constituée pendant une três
Benjamin, Allemands, lettres qui portent toutes sur l'époque de Ia breve période (de 1770 à 1840 environ), nous I'avons perdue, et
Bildung 34.
elle nous fait tragiquement défaut.
Mais le point ou ses limites se manifestent est en même temps
celui ou elle peut nous apparaitre comme une figure vivante et Antoine Berman
riche d'enseignement. Car aprês I'effondrement des figures tradi-
tionnelles de Ia culture, rien n'est venu combler le vide créé : il n'y
a aucune figure moderne de Ia culture.
Le classicisme français nous offre I'image d'une culture rayon-
nante, impériale, ou verte par son expansion sur I'étranger, mais
non à lui. La Bildung, elle, de par Ia loi qui Ia détermine, est
ouverture sur I'altérité, volonté de passer par l'Autre pour accéder
à soi. Quand Goethe écrit dans ses notes pour le Divan à propos
de l'Orient : « si nous voulons prendre notre part aux productions
de ces magnifiques génies, il faut nous orientaliser, ce n'est pas
I'Orient qui viendra à nous », ou quand il écrit à propos du rnême
Diuan, dans une lettre à I'éditeur Cotta, que son but est « de faire
déborder les unes sur les autres les rnoeurs et modes de pensée des
deu x contrées ». nous sommes placés devant une exigence qui est
três proche de Ia nôtre, et que Pierre Clastres a formulée ainsi
dans Le Grand Parler: « traduire les Guarani, c'est les traduire en
guarani 35 », c'est-à-dire nous traduire vers eux.
Ce « débordement » goethéen acertes ses limites, qui sont

34. W. Benjamin, Allemand, P.U.L. Hachette, traduction G. A. Goldsmith,


1979.
35. Pierre Clastres, Le Grand Paria, Seuil, 1974, p. 15.

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