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Ligeti a composé un concerto pour flûte et hautbois (1972) tout rempli des
régions où se concentrent ces émanations indiscernables qui pensent dans l’auditeur et
produisent chez lui une perturbation globale à l’écoute, et font en sorte que les
paramètres sonores se dérobent à la perception et à la tentative de les
appréhender.[36] Quand on se trouve dans de pareilles régions, on n’y reconnaît que
difficilement des notes musicales, des harmonies ou des timbres. Et l’on sait cependant
que les paramètres sonores y sont sous le contrôle rigide de l’écriture. C’est comme si
l’identité des passages musicaux était alors compromise au milieu d’une tension
conditionnée, entre un état de périodicité stable et un état de non-périodicité accentué
par le travail des micro-intervalles, par les variations d’intensité, par les attaques
inattendues. La tessiture de cette composition musicale semble se rompre et se
recomposer avec fréqüence. Si la pièce musicale nous cerne dans ces régions de
pénombre sonore, comment faire pour suivre son individualité ? C’est comme si, au
moyen de cette anonymisation des matériaux musicaux, produite par la propre démarche
de l’écriture musicale, la pièce nous renvoyait aux dynamismes qui l’ont fait naître. La
capture d’une durée et sa conservation comme telle par la pièce musicale sont produites
par le processus qui fait d’elle une « émergence ».
***
On sait bien qui le son, d’autant plus chez Varèse, ne répresente pas un système
qui le transcende ni est representé par lui. Lorsqu’il fait attention au son, qu’il l’ouvre
(sans partir d’un élément qui le transcende) et qu’il remonte à cette « intelligence »,
Varèse finit par démontrer que dans les « masses sonores », chaque note perd son
importance comme entité individuelle et cède la place à une perception d’événemments
plus généralisés, désindividualisés. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que nous
sommes entrés maintenant dans un milieu chaotique, car une composition
comme Ionisation (1931), par exemple, est une explosion sonore disciplinée.
Je vais essayer de résumer ce qui a le plus attiré mon attention dans cette
analyse. Trois textures ouvrent la pièce. [audition des 3 textures] Je peux les compter et
les distinguer l’une de l’autre. Je suis en présence de trois individualités sonores qui, de
leur côté, sont définies par les caractéristiques des timbres, des registres, des
articulations, des rythmes et par leurs transformations respectives. Wen-chung
commence son analyse en comptant et distinguant ces textures. On pourrait faire le
chemin inverse et penser les textures à partir de leur processus de composition, mais ce
n’est pas ce que lui avait l’intention de faire ; s’il l’avait fait, Wen-chung aurait sans
doute parcouru un chemin beaucoup plus long et ne serait peut-être jamais arrivé à
retourner aux trois textures d’Ionisation.
Trois textures nous sont donc données. Dans la première, l’attaque provoquée
par un gong opère une coupure dans le continuum sonore et détermine la direction de
l’individuation de la texture. Nous avons là un premier individu sonore, qui ne se
stabilise pas car il est dérangé par les sirènes qui annoncent la décomposition de la
texture. Les métaux se présentent, dès l’individuation de la première texture, comme un
centre autour duquel le reste de l’oeuvre va s’organiser. Nous percevons alors la
germination d’une petite idée musicale, qui prend du volume et annonce une deuxième
texture. Celle-ci, en contrepoint, opère une montée de registre par rapport à la première.
Après une rapide alternance des textures I et II, en apparaît une troisième. Nouvelle
montée de registre et entrelacement des éléments des deux textures antérieures dans une
sonorité crépitante. L’interaction entre timbres, registres et rythmes est ce qui réalise
non seulement la définition mais aussi la variation (modulation) des textures.
Dès lors que Wen-chung a cherché des identités sonores dans la composition, il
a fini par les trouver. C’est comme si la pièce entière était construite à partir de ces
sonorités et comme si, également, les transformations qu’elles subissent ne modifiaient
pas leur essence globale, déterminée par les trois textures. Pour lui, les textures se
maintiennent reconnaissables en tant que telles tout au long de l’oeuvre, mais nous ne
serions pas précis si nous disions qu’il s’est limité à reconnaître les textures au long
d’Ionisation en les subordonnant à une totalité identitaire. On sait que la constitution de
l’une ou de l’autre territorialité musicale n’est pas seulement l’actualisation de l’oeuvre,
mais est en même temps la transformation des contenus qui font partie du processus
d’actualisation. Cela étant, si les individualités indiquées par Wen-chung se présentent
comme des formes musicales, elles sont en premier lieu des blocs de puissance qui ont
pris cette forme et sont les interactions entre ces forces : ce sont des heccéités. Le reste
de la composition, comme on peut l’apprendre par l’analyse de Wen-chung, consiste à
se désencadrer elle-même, à se découvrir des ouvertures, à reprendre la matière sonore
et à la faire varier. À la limite, son analyse finit par décrire les manières dont la
composition transborde les textures qu’elle a elle-même créées.
Je termine mon intervention d’aujourd’hui en vous disant quelques mots sur les
relations entre la musique et le langage, suggérées par le titre de mon travail.
[1]
DRIE, p. 123.
[2]
MP, p. 27.
[3]
LM, p. 43.
[4]
DR, p. 282.
[5]
Cf. MD.
[6]
DR, p. 276.
[7]
On peut trouver la transcription de cette conférence dans : DELEUZE, Gilles, Deux régimes de fous -
Textes et Entretiens 1975-1995. Paris, Minuit 2003, organisé et édité par David Lapoujade, ainsi que dans
la collection de dvds faisant partie de « L’abécédaire de Gilles Deleuze : avec Claire Parnet », produit et
réalisé par Pierre-André Boutang.
[8]
QPh, p. 154.
[9]
Ibid., p. 160.
[10]
Ibid., p. 154.
[11]
Ibid., p. 154.
[12]
Ibid., p. 156.
[13]
Ibid., p. 156.
[14]
MP , p. 322.
[15]
D, p. 111.
[16]
D, 112.
[17]
LS, p. 125.
[18]
MP, p. 319.
[19]
D, p. 111.
[20]
MP, p. 319.
[21]
ILNFI, p. 31.
[22]
QPh, p. 157-158.
[23]
Ibid., p. 158.
[24]
Ibid., p. 162.
[25]
Ibid., p. 162.
[26]
Ibid., p. 186.
[27]
ISV.
[28]
MP, p. 17.
[29]
MC, p. 147.
[30]
Expression utilisée par Silvio Ferraz (Faculté de Musique / Unicamp).
[31]
Circles est construit à partir des poèmes "Singing" (de "Tulipes et Cheminées", 1923) "Riverly" (de
"&", 1925) et "N(o)w" (de "W", 1931) d’e.E. Cummings.
[32]
ILFNI, p. 32.
[33]
ISV.
[34]
PS.
[35]
Ibid.
[36]
L’exemple est dévélopée par Pascale Criton. Cf. ATRNC.
[37]
E, p. 164.
[38]
EEV, p. 36.
[39]
E, p. 184.
[40]
I.
[41]
NINM, p. 58.
[42]
MP, p. 637.
[43]
Ibid., p. 638.
[44]
Ibid., p. 638.
[45]
AL, p. 3-4.