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mais aussi comme un signe de ralliement pour


tous les exclus du système. Trump n’a nullement
«Fake news», les étoiles éteintes de la
inventé l’expression (elle est au moins centenaire),
démocratie mais il se l’est appropriée et surtout il l’a retournée
PAR CHRISTIAN SALMON
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 15 JANVIER 2018 magistralement et en a fait une arme contre les médias
officiels. Car il arrive que les mots comme les agents
Tout le mal de nos démocraties tiendrait en deux mots :
secrets se retournent contre ceux qui les emploient.
« Fake news ». Derrière l’illusion d’un diagnostic,
L’année 2017 n’est donc pas tant l’année des « fake
l’expression fonctionne comme un écran, un alibi pour
news » que l’année de leur retournement dans les
une censure étatique qui masque les causes du discrédit
mains de Donald Trump.
de la parole publique et son histoire depuis les années
1990.
Topshop, la célèbre marque britannique dont la
notoriété a explosé depuis qu’elle s’est associée avec
Kate Moss pour une collection à son nom, vient de
créer une paire de jeans, en toile semi-extensible, ornés
sur le côté d’une large bande avec les mots « fake news
» en lettres majuscules blanches sur un fond rouge. «
Il ne vous reste plus qu’à imaginer ces jeans, avec une
veste de smoking et des talons hauts, et bingo! », écrit
avec humour Vanessa Friedman, la chroniqueuse de
mode du New York Times.
L’expression “fake news” est devenu si omniprésente
l'année dernière qu’elle a été officiellement déclarée
«Vérité sortant du puits armée de son martinet
mot de l’année par le dictionnaire anglais Collins pour châtier l’humanité» de Jean-Léon Gérôme
et l’American Dialect Society. « Alors nous avons Quel est le sens de ce retournement ? La
pensé que nous pourrions immortaliser ce mot en surenchère ! La stratégie de Trump a consisté à
l’inscrivant sur nos jeans », a déclaré Mo Riach, la retourner l’expression utilisée par ses détracteurs pour
directrice du département stylisme de Topshop. Tant il stigmatiser son rapport problématique à la vérité,
est vrai, comme l’écrit la blogueuse de mode Amanda ses mensonges ou ses « hyperboles vraies » comme
Goodfried, que la désintégration de l’idée de vérité, de les appelle son biographe, qui ont proliféré sur les
science et de journalisme est « so fashionable », un sites de ses partisans Facebook, YouTube. Utilisant
sujet de mode. la puissance de dissémination des réseaux sociaux,
La mode fait son miel des signes défunts, elle les Trump a fait de l’expression « fake news » un brûlot
débusque, les traque, les recycle. Dans la mode, c’est le qui a mis le feu à la médiasphère. « Chaque mot,
destitué qui s’offre une nouvelle vie, spectrale. Trump retourné dans la main des esprits, écrivait Franz
l’a bien compris. Le 18 janvier, il s’apprête à créer la Kafka, se transforme en une pique retournée contre
cérémonie des Fake News Awards (qu’il va attribuer celui qui parle. » Ainsi des mots « fake news »,
aux médias « les plus malhonnêtes et corrompus de retournés dans la main de Donald Trump pour se
l’année »), sorte de grand-messe où l’on célébrera transformer en une arme contre ses détracteurs.
le triomphe du “fake”, la transsubstantiation de toute Il est peu probable que les décodeurs et les « fact-
information en fake news. Dans l’énorme bouche checkeurs » des grands médias comprennent le sens
de Trump, ces mots résonneront comme le mantra d’un tel retournement. Ce qui est en jeu, ce n’est
d’une ère nouvelle, postpolitique et postdémocratique, pas le combat de la vérité contre le mensonge. Il ne

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s’agit pas de rétablir la vérité comme s’il existait un 1990, les régimes politiques néolibéraux ont mis à
réel dépourvu de fictions, une vérité sans idéologie, profit ces conditions exceptionnelles pour pousser
comme La Vérité sortant du puits dans le tableau leur avantage en déjouant la critique des médias
de Gérôme, toute nue et armée de son martinet pour indépendants et en se jouant des contre-pouvoirs ou
châtier l’humanité (voir l’article de Frédéric Lordon : des traditionnels « cheks and balances ».
Macron décodeur-en-chef). « Nous déciderons ce que sont les
Les grands médias voudraient bien jouer le rôle informations »
d’agences de notation des informations, mais ils sont C’est aux États-Unis que le phénomène a pris
eux-mêmes frappés de discrédit. C’est un phénomène toute son ampleur, au milieu des années 1990. Les
de croyance, de crédit qu’on accorde à certaines nouveaux médias électroniques deviennent un moyen
informations et de discrédit qu’on impute à certaines de communication de masse et la télévision, qui
sources d’information. Les fact-checkeurs sont les reste de loin la principale source d’information des
dindons de la fake, puisqu’il s’agit moins de défendre Américains, est absorbée par les géants de l’industrie
une vérité pure et indivisible que de reconquérir du loisir comme Disney, Viacom et Time Warner,
des marges de crédibilité ; ce que l’opinion leur qui vont jouer un rôle dominant dans le packaging
refuse obstinément. La farce des fake news peut donc des informations, la couverture des informations et
continuer avec leur complicité. des scandales. Les chaînes d’info en continu se
Tout le mal de nos démocraties tiendrait dans ces multiplient, CNN est rejointe sur le réseau câblé par de
deux mots : « fake news ». Derrière l’illusion d’un nouvelles chaînes comme Fox News.
diagnostic (qui prétend nommer le mal comme Trump Si l’administration Bush n’a pas inventé ce nouvel
se prépare à le faire avec ses « Fake News Awards environnement médiatique, souvent désigné par
» ou le combattre avec un projet de loi comme le néologisme d’“infotainment”, c’est la première
vient de l’annoncer Emmanuel Macron), l’expression administration à être entrée en fonctions après son
fonctionne comme un formidable écran, un signe avènement et elle a su brillamment en tirer parti. « La
qui s’est transformé en puissance de diversion et un chronique d’un gouvernement qui raconte et vend son
alibi pour une censure étatique qui masque les causes histoire, constate Frank Rich, un éditorialiste du New
systémiques du discrédit de la parole publique et son York Times, est aussi, inévitablement, la chronique
histoire depuis les années 1990. d’une culture américaine caractérisée par son goût
On peut évidemment se débarrasser des fake news des balivernes. La synergie et l’interaction entre cette
en considérant le phénomène comme un avatar de la culture et le récit de l’administration Bush sont une
vieille désinformation à l’âge des réseaux sociaux, ou pièce significative du puzzle. Seule une culture de
au contraire l’interroger comme un symptôme de la l’infotainment qui fonctionne 24 heures sur 24 et sept
transmutation du système démocratique par la raison jours sur sept, et qui a rendu triviale jusqu’à l’idée de
néolibérale qui a pour effet de débrancher toutes les
formes de la délibération démocratique.
Ce désarmement ne s’est pas réalisé en un jour,
il a plus de trente ans et il a été rendu
possible par la conjonction exceptionnelle de deux
révolutions : 1. Dans l’histoire du capitalisme avec
la financiarisation et la mondialisation des marchés ;
2. Dans l’histoire des technologies de l’information
et de la communication avec l’explosion d’Internet et
l’apparition des réseaux sociaux. Au cours des années

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la réalité (et avec elle ce que l’on considérait autrefois les téléspectateurs sont heureux de souscrire. Elle leur
comme des informations) a pu être manipulée avec fournit le mensonge dont ils se convaincront et, fait
autant de succès par les gens au pouvoir[1]. » tout aussi important, qu’ils propageront[3]. »
« Nous avons déboursé trois milliards de dollars pour
ces chaînes de télévision, affirmait David Boylan,
patron de Fox Tampa Bay. Nous déciderons ce que
sont les informations. Les nouvelles sont ce que nous
vous disons qu’elles sont[4]. » Pour Ron Kaufman,
l’animateur du site TurnOffYourTV.com (éteignez
votre téléviseur), qui rapporte cette déclaration, « la
chaîne Fox News est si loin de la réalité que cela en est
risible. […] Les reportages sont si biaisés et déformés
que c’est un défi d’essayer d’y trouver une information
réelle[5] ».
Le succès de Fox News était un signe avant-coureur
du succès de Trump. Roger Ailes, qui fut l’un des
Le jean « Fake news »
premiers spin doctors de Ronald Reagan, provoquera
Fox News a été fondée en 1996 par le magnat
une vive polémique en mars 2007, en confondant
de la presse Rupert Murdoch et Roger Ailes, qui
intentionnellement Barack Obama – le candidat – avec
conseilla Donald Trump pendant sa campagne. Selon
Oussama Ben Laden. Trump et Ailes étaient des amis
le rapport 2004 sur les nouveaux médias du Project
de longue date et Trump était un téléspectateur assidu
for Excellence in Journalism, dès janvier 2002 Fox
de Fox News bien avant de devenir président des
News a dépassé l’audience de CNN. Elle a maintenu
États-Unis. À la mort de Roger Ailes, Chris Cillizza,
son avantage en 2003, en franchissant la barre de 53 %
un éditorialiste de CNN, alla jusqu’à affirmer que
d’audience et de 45 % en prime time. Pendant la guerre
Donald Trump était une « création » de Roger Ailes.
en Irak, son audience s’est envolée et elle a même
« L'élection de Trump est, tout simplement, le plus
dépassé CNN pendant la couverture de la guerre.
grand triomphe d'Ailes. »
Le gourou du marketing Seth Godin a une idée bien
précise sur les raisons du succès de Fox News :
« Sachant que son travail consiste à raconter une
histoire, Roger Ailes s’est servi de cette idée pour
créer un empire de plusieurs milliards de dollars[2]. »
Selon lui, « les nouvelles télévisées ne sont pas
“vraies”. Comment pourraient-elles l’être ? Il y a trop
de choses à dire, trop de points de vue à analyser, trop
de sujets à traiter… ». Fox News a choisi une approche
différente. « Sachant qu’il n’existe pas d’organe
Le logo de Fox News
d’informations entièrement dépourvu de parti pris,
explique Seth Godin, elle a décidé d’en finir une fois Le succès de Fox News et de son pseudo-journalisme
pour toutes avec ce problème inévitable en cadrant ses a fait école à la Maison Blanche sous George W.
nouvelles en fonction de la vision du monde de son Bush. L’administration Bush a créé une véritable
auditoire cible… Fox raconte une histoire à laquelle structure souterraine, employant sur fonds publics de
faux journalistes chargés de produire et de diffuser

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de fausses nouvelles, comptes-rendus, reportages et « La vérité, c’est ce qui attire le plus de


enquêtes. Cette usine à fake news va trouver un paires d’yeux »
relais idéal auprès des chaînes locales qui se sont Le Lincoln Group aidait à traduire et à placer les
multipliées : l’offre de reportages prépackagés par articles. Toujours selon le Los Angeles Times, « l’un
l’administration américaine se révèle une manne des fonctionnaires de l’armée a déclaré que la task
providentielle pour ces chaînes à petit budget, force avait acheté un journal irakien, qu’elle s’était
n’employant que très peu de personnel et couvrant assuré le contrôle intégral d’une station de radio
des grilles de diffusion très larges. À l’occasion du et qu’elle se servait des deux pour faire passer
premier anniversaire du 11-Septembre, une filiale des messages proaméricains à destination du public
de Fox News diffusa ainsi un reportage émouvant irakien. Rien ne permet d’identifier ce journal ou cette
sur la manière dont l’Amérique aidait les femmes station de radio comme agissant en tant que porte-
afghanes à se libérer, réalisé par le Département parole de l’armée[7] ».
d’État ; le commentaire de présentation lu à l’antenne
par le journaliste de la chaîne locale faisait partie du L’ex-secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld,
packaging, mais celui-ci ignorait que le gouvernement est allé jusqu’à prétendre, le 29 novembre 2005, que
avait écrit le texte. « le foisonnement des médias en Irak était l’un des
grands succès du pays depuis la chute du président
La manipulation de l’information a joué un rôle Saddam Hussein ». Outre son contrat avec l’armée
essentiel dans l’occupation américaine de l’Irak depuis américaine en Irak, le Lincoln Group obtint en 2006 un
2003. Le 15 décembre 2005, le Los Angeles Times a contrat important (100 millions de dollars sur cinq ans)
ainsi révélé que le Pentagone sous-traitait à une société avec le commandement des opérations spéciales basé
de relations publiques, le Lincoln Group, dirigé par à Tampa (Floride) afin de développer une campagne
un Britannique sans expérience en communication et de communications stratégiques sur les opérations
un ancien marine américain, la confection d’histoires spéciales des troupes américaines stationnées partout
inventées (fake stories) destinées aux journaux
irakiens afin de détourner l’opinion publique de la dans le monde[8].
situation réelle : « L’opération est destinée à masquer En septembre 2005, un organe non partisan de contrôle
tout lien avec l’armée américaine. L’équipe irakienne au sein du Congrès américain (The Government
du Lincoln Group ou ses sous-traitants jouent parfois Accountability Office, GAO) a révélé que le
aux journalistes free-lance ou se muent en agents gouvernement avait engagé dans des opérations de
publicitaires lorsqu’ils livrent les histoires aux médias propagande dissimulée (« covert propaganda »), un
de Bagdad[6]. » Ces fake stories seraient rédigées commentateur conservateur pour défendre sa politique
par les militaires américains spécialisés dans les d’éducation[9].
« opérations d’information » à l’intention de journaux Autre exemple : le 14 mars 2004, un journaliste
irakiens. du New York Times découvrit que le ministère
Certains de ces journaux ont catalogué ces histoires de la santé avait employé deux faux reporters
comme « divertissement de lecture » pour les pour défendre sa politique dans des spots télévisés.
distinguer de l’habituel contenu éditorial. Mais la Cette campagne coûta 124 millions de dollars sans
plupart du temps ces “reportages”, qui louent le travail qu’apparaisse à aucun moment le commanditaire
des troupes américaines et irakiennes, dénoncent les de ces prétendus reportages. Un porte-parole du
insurgés et vantent les efforts consentis par les États- gouvernement justifia ainsi ces fausses informations
Unis pour reconstruire le pays : ils sont présentés dans (fake news) : « Quiconque se pose des questions
la presse irakienne comme des récits impartiaux écrits sur ces pratiques devrait mieux se renseigner sur les
par des journalistes indépendants. moyens de communication modernes[10]… »

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Plus grave, rapporte Frank Rich, le GAO a révélé On pourrait multiplier à l’infini les exemples, car
en 2006 que, « à la NASA et au National les fake news ne s’élèvent pas à l’état de vapeur de
Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), la bouilloire des réseaux sociaux, elles ruissellent,
des pseudo-journalistes corrigeaient ou censuraient bel et bien, du haut vers le bas. Non pas comme
les documents publics et les communiqués de ces de simples dérapages ou abus de pouvoir, mais en
agences qui contenaient des informations scientifiques vertu d’une véritable stratégie de reconfiguration du
sur la pollution et le réchauffement climatique réel. Il ne s’agit plus simplement de faire diversion
contredisant la politique du gouvernement dans ces ou de “duper” un ennemi comme la désinformation
domaines. L’un d’entre eux fit même disparaître toute (deception) en temps de guerre, mais de crédibiliser
référence à la théorie du Big Bang dans les documents des représentations du monde comme en témoigne une
de la NASA, conformément au rejet par la droite conversation entre Karl Rove, le stratège de George
chrétienne des sciences de l’évolution[11] ». Il dut W. Bush, et le journaliste Ron Suskind.
démissionner après que la presse a découvert que son
diplôme de journaliste était un faux. Dans son film
sur le réchauffement de la planète, Une vérité qui
dérange (2006), Al Gore cite plusieurs exemples de
ces travestissements de la vérité scientifique au profit
d’un obscurantisme d’un autre âge. Ron Suskind

En juillet 2007, le témoignage devant la Chambre Dans un article du New York Times publié quelques
des représentants d’un ancien secrétaire à la Santé jours avant l’élection présidentielle de 2004, celui
de George W. Bush, Richard Carmona, est venu qui fut de 1993 à 2000 éditorialiste au Wall Street
corroborer cette analyse. L’affaire a d’ailleurs fait Journal révéla les termes d’une conversation qu’il
la une de la presse américaine : ce jour-là, rapporte avait eue avec Karl Rove, au cours de l’été 2002 :
le New York Times, Richard Carmona a accusé « Il m’a dit que les gens comme moi faisaient partie
l’administration Bush de ne pas prendre en compte de ces types “appartenant à ce que nous appelons la
les critères scientifiques dans les décisions de santé communauté réalité” [the reality-based community] :
publique. « L’administration ne lui a pas permis “Vous croyez que les solutions émergent de votre
de s’exprimer sur des thèmes comme les cellules judicieuse analyse de la réalité observable.” J’ai
souches, la contraception, l’éducation sexuelle, la acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes
santé mentale dans les prisons et d’autres questions des Lumières et l’empirisme. Il me coupa : “Ce
de santé publique[12] », écrit le New York Times. n’est plus de cette manière que le monde marche
Pour Richard Carmona, selon Le Monde, « tout ce réellement. Nous sommes un empire maintenant,
qui ne rentre pas dans le cadre du programme poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons
idéologique, religieux ou politique des responsables notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette
au pouvoir est ignoré, marginalisé ou tout simplement réalité, judicieusement comme vous le souhaitez, nous
agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités
enterré[13] ». Cet obscurantisme émanant de la droite
nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est
fondamentaliste chrétienne va peser sur les rapports de
ainsi que les choses se passent. Nous sommes les
l’administration Bush et des médias, invités à repenser
acteurs de l’Histoire. […] Et vous, vous tous, il ne vous
le rôle des journalistes et à abandonner l’investigation
dont on faisait grand cas à l’époque du Watergate, pour reste qu’à étudier ce que nous faisons”[14]. »
en faire des reporters “embedded” dans le monde selon Ces propos, tenus par un responsable politique
George W. Bush. américain de haut niveau quelques mois avant
la guerre en Irak, sont dignes d’un Machiavel

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médiologue. Car ils ne posent pas seulement un [freins et contrepoids propres au système politique
problème politique ou diplomatique. Ils affichent américain] ont été abandonnés, afin que le pouvoir
une nouvelle conception des rapports entre la exécutif puisse agir plus librement[15].
politique et la réalité : les dirigeants de la première
Dans un entretien avec le webzine Salon.com, Ron
puissance mondiale se détournent non seulement de
Suskind observait que ces pratiques constituaient une
la realpolitik mais aussi du simple réalisme, pour
rupture avec une « longue et vénérable tradition » de la
devenir créateurs de leur propre réalité, maîtres des
presse indépendante et du journalisme d’investigation.
apparences, revendiquant ce qu’on pourrait appeler
« C’est bien là l’objectif, que la communauté des
une “realpolitik de la fiction”. Ainsi l’exécutif
journalistes honnêtes en Amérique disparaisse, qu’ils
américain se voyait-il doté par le spin doctor de
soient républicains ou démocrates, ou membres de la
la Maison Blanche d’une puissance véritablement
grande presse. […] Il ne nous restera plus ainsi qu’une
“démiurgique”, capable de créer sans cesse de
culture et un débat public fondés sur l’affirmation
nouvelles “réalités” inaccessibles à la raison et à
plutôt que sur la vérité, sur les opinions et non sur
l’observation.
les faits. Parce que lorsque vous en êtes là, vous êtes
L’article de Suskind fit sensation. Les éditorialistes et contraint de vous fier à la perception du pouvoir.
les blogeurs s’emparèrent de l’expression « reality- Et la perception comme instrument d’un pouvoir
based community », qui se répandit sur le Web – exécutif tout-puissant, c’est la grande combinaison
où le moteur de recherche Google en comptabilisait, que nous voyons à l’œuvre actuellement dans la
en juillet 2007, plus d’un million d’occurrences. politique américaine. »
L’encyclopédie Wikipédia a ouvert une page. Selon
« C’est le seul article de journalisme politique qui
Jay Rosen, professeur de journalisme à l’université de
m’ait jamais fait pleurer », allait jusqu’à affirmer
New York, « beaucoup à gauche ont repris ce terme
Jay Rosen dans son long commentaire de l’article de
à leur compte, en s’autodésignant sur leurs blogs
Suskind : « Je me suis senti tout de suite très proche de
comme “dignes membres de la communauté réalité”,
lui, car il essayait de nous alerter à propos de quelque
tandis que la droite s’en moquait : “Ils sont reality-
chose qui semblait fou, mais qui était tout à fait réel.
based ? OK, super !” ».
J’ai compris qu’il n’y arriverait pas et j’ai senti que
Deux ans après la publication de son article, Ron lui aussi le savait ; c’est ce qui rendait son article si
Suskind avouait qu’il « n’avait pas totalement compris triste à lire. »
sur le moment » que les propos du conseiller de
« Au cours des trois dernières années, expliquait
Bush sur la communauté réalité touchaient au « cœur
Jay Rosen en juillet 2007, les Américains ont
véritable de la présidence de Bush ». L’article de
assisté à des échecs spectaculaires du renseignement,
Ron Suskind montrait à quel point les décisions de
des effondrements spectaculaires dans la presse,
Bush et de ses conseillers étaient inspirées par la
une faillite spectaculaire des dispositifs publics de
foi (faith-based) et le mépris dans lequel ils tenaient
contrôle des actions du gouvernement, comme la
ceux qui à leurs yeux étaient des réalistes (reality-
disparition de la surveillance du Congrès et le
based). En parlant de « défaite de l’empirisme »,
court-circuitage du Conseil national de sécurité, qui
Suskind a mis le doigt sur l’essence de ce processus,
ont été mis en place précisément pour éviter ces
consistant à limiter la délibération, le contrôle, la
événements. »
recherche des faits, l’enquête de terrain. […] Un
nouveau modèle est apparu sous George W. Bush et Le système d’information globalisé a atteint son point
Dick Cheney : les classiques checks and balances d’entropie, il ne produit plus que de l’incrédulité.
Ce n’est pas tant que le mensonge soit devenu la
norme et que la vérité soit interdite ou exclue, c’est
leur indifférenciation qui est désormais la règle. Le

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débat public n’oppose plus des contenus ou des Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des
informations, mais des fantômes qui cherchent à histories et à formater les esprits (La Découverte,
nous convaincre de leur réalité. Nous leur donnons 2008).
vie par nos clicks et nos likes. Ils ne tiennent qu’à 2. Seth Godin, Tous les marketeurs sont des menteurs,
nous. L’effondrement de la confiance dans le langage op. cit., p. 135-137.
ne tient plus seulement à des effets stratégiques
3.Ibid., p. 135-137.
de manipulation, mais à l’apparition d’un nouveau
régime d’énonciation qui maintient tous les énoncés 4.Christian Salmon, Storytelling la machine à
sur le mode de la croyance. Comme l’écrit Evgeny fabriquer des histoires (La Découverte, 2008) et cité
Morozov : « L’économie gouvernée par la publicité par Ron Kaufman, « Why Fox News channel is an
en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la industry joke or welcome to infotainment tonight ! »,
vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux. » 2004.
L‘économie des discours suit désormais les lois de 5.Idem.
l’économie financière. Volatilité. Rumeur. Coup de 6. Article du Devoir du 1er décembre 2005, « L'armée
théâtre. Les produits dérivés sondagiers ou électoraux américaine vend des articles à des journaux d'Irak
sont désormais indexés à cette instabilité des contenus. », citant l'enquête de Mark Mazzetti et Borzou
Car il ne s’agit pas seulement d’un dérèglement Daragahi, Los Angeles Times, 15 décembre 2005.
de l’information, mais de la désintégration de tout
7.Idem.
l’espace de délibération démocratique. Dans cet
espace postdémocratique, l’agora s’est vidée et les 8.Idem.
fake news brillent par le biais d’Internet comme ces 9. Michael Massing, « The end of news ? », The New
étoiles éteintes qui rayonnent longtemps après leur York Review of Books, 1er décembre 2005.
mort. Leur rayonnement est le signe paradoxal d’une
extinction de toutes les médiations qui organisent 10. Cité par Frank Rich, The Greatest Story Ever Sold,
et régulent la délibération démocratique. L’éclat op. cit., p. 166-173.
posthume du système démocratique. 11.Ibid., p. 170.
Boite noire 12.The New York Times, 10 juillet 2007.
Les notes de l'article : 13.Le Monde, 11 juillet 2007.
1. Frank Rich, The Greatest Story Ever Sold. The 14. Ron Suskind, « Without a doubt, faith, certainty
Decline and Fall of Truth from 9/11 to Katrina, and the presidency of George W. Bush », The New
Penguin, New York, 2006, p. 2-3. Voir aussi Ch. York Times, 17 octobre 2004.
15. Jay Rosen, « The retreat from empiricism and Ron
Suskind’s intellectual scoop », loc. cit.

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