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ETIENNE BIMBENET “ UNE NOUVELLE IDEE DE LA RAISON” : MERLEAU-PONTY ET LE PROBLEME DE L’UNIVERSEL Jusqu’otd pourrons-nous suivre Merleau-Ponty ? Bien des formules, dans cette ceuvre, ont le pouvoir de susciter une adhésion spontanée, presque sans réserve : elles programment un vaste chantier théorique, en appellent 4 une véritable réforme de notre entendement philosophique, si bien qu’il est diffici- le, au moins en premiére estimation, de ne pas y consentir. Mais pourrons- nous leur accorder un crédit plus lucide, qui connaisse les difficultés qu’elles engagent, voire les impasses auxquelles elles s’exposent ? Témoin cette dé- claration, si belle et pourtant semée d’embiiches, qu’on trouve au départ de Sens et non-sens : “Tl faudrait que l’expérience de la déraison ne fit pas sim- plement oubliée. Il faudrait former une nouvelle idée de la raison ”!. En un sens, cette “ nouvelle idée de la raison ”, d’une raison déportée a la frontiére d’elle-méme, en un lieu od elle avoisinerait et interrogerait la dé- raison, n’est pas nouvelle. Merleau-Ponty n’a cessé de lui chercher une légi- timité historique, et quelques devanciers prestigieux. De fait c’est exacte- ment la vertu qu’il reconnait dans Signes a ce qu’il appelle le “ grand ratio- nalisme ”, celui, cartésien, du XVDéme siécle, et qu’il oppose au rationalisme scientiste du début du siécle : quand l’un magnifie la raison en conservant intacte sa puissance d’ interrogation, de doute et de vigilance, l’autre se confie au pouvoir d’une raison en place, qui se présupposerait dogmatique- ment dans les choses ; quand I’un court le risque d’une raison “ militante ”, Yautre s’en remet frileusement a une raison “ triomphante ”?. Or nous vou- drions nous méfier de ce prestigieux héritage, et tenter de retrouver, sous la phrase de Merleau-Ponty, la charge d’audace qui est la sienne — son caracté- re militant, justement, sous ]’aspect trop facilement triomphant de la formu- le. Nous voudrions aborder le beau pari d’une “ raison-frontiére ” sous son aspect le plus problématique, autrement dit en la soumettant a la question, qui vaudra ici comme une véritable “ pierre de touche ”, de ]’universel. 1 SNS, p. 8 (nous soulignons). 2. Cf. S:"...on peut attendre beaucoup d'un temps qui ne croit plus a la philosophie Hos hante, mais qui, par ses difficultés, est un appel permanent a la rigueur, & Ja criti- que, 1 T'universalité, la philosophie militante ”. 51 Le probléme d'un universel concret Voici, schématiquement récapitulés, les termes du probléme qu’enveloppe- rait cette “ nouvelle idée de la raison ” : la question en retour que Merleau- Ponty adresse inlassablement a la pensée objective, et qui consiste 4 recondui- re cette pensée vers le sol fondateur de l’expérience vécue, cette question en retour ne doit pas hypothéquer 1a possibilité de la raison, pensée depuis la dimension irréductible de 1’ universel. D’un cété l’exigence proprement phé- noménologique du vécu, que trahit la pensée objective a l’ceuvre dans les sciences physico-mathématiques de la nature ; de l’autre l’exigence propre- ment rationnelle de ]’universel : le probléme est donc celui d’un universel concret, d’un universe] qui non seulement ne s’appuierait pas sur la pensée objective, mais méme pourrait se conquérir contre cette pensée. Comme le dit Merleau-Ponty, a propos de la peinture moderne, et du fait que celle-ci se prive volontairement du procédé de la perspective planimétrique, et donc d’une science objective du sensible : “ Le probléme est de savoir comment on peut communiquer sans le secours d’une Nature préétablie et sur laquelle Nos sens A tous ouvriraient, comment nous sommes entés sur ]’universel par ce que nous avons de plus propre ”?. Un tel projet va pourtant contre notre définition spontanée de ]’universel, celle que Kant énonce dans les Prolégo- ménes G toute métaphysique future : le jugement “ d’expérience ”, par oppo- sition au simple jugement “ de perception ”, est un jugement indissoluble- ment universel et objectif ; les jugements concordent entre eux lorsqu’ils s’accordent avec le méme objet, universalité et objectivité se réciproquent. D’un tel probléme, La crise des sciences européennes nous fournit, si T’on veut, le paradigme : la rationalité objectivante représentée par la scien- ce galiléenne de Ja nature ne va pas sans un appauvrissement de la raison ; une telle raison, scientifiquement opératoire, n’a plus rien a nous dire, elle ne nous concerne ou ne nous intéresse plus, nous ne la vivons plus de |’inté- rieur* ; d’ot l’exigence de faire retour vers le “ monde de la vie ” , qui est précisément ce monde qui nous concerne et nous intéresse, qui est le monde 3 Ibid. p. 65. 4 Cette thématique du “ concernement ” est développée en particulier par J. Benoist dans “*Le monde pour tous ° : universalité et Lebenswelt chez le dernier Husserl ”, Re- cherches husserliennes, Bruxelles (Centre de recherches phénoménologiques des Fa- cultés universitaires de Saint-Louis), 1996, vol. 5, pp. 27-52 : “ Ce monde commun qui est celui de Ia science galiléenne présente I'inconvénient essentiel de comporter l’oubli du ‘ concemement ’ qui pourrait le faire réellement commun [...}. Une universalité vé- ritable suppose pour elle un * sens *, un * intéressement °, un “ concemement ”. Or nous sommes arrivés au point-limite (le point de non-retour) od il n'est pas sr que T'universalité de notre science nous concerne, nous soit immédiatement présente com- me telle ” (pp. 27-28). Nous reviendrons plus loin sur cet article, dont l’orientation gé- nérale s'avére en effet particuligrement éclairante pour I’explicitation du projet mer- leau-pontien lui-méme. 52 de “ notre ” vie avant d’étre le monde de 1’ objectivité scientifique. Tout le probléme, c’est que le monde de la vie doit pouvoir fonder la possibilité de Ja science ; d’ou une tension particuliérement forte, que les commentateurs ont souvent relevée, et qui voit s’opposer deux déterminations adverses : d’un cété Je monde de la vie doit s’avérer comme monde de ma vie, comme Sonderwelt particularisée, et particularisée d’une double maniére — d’une ma- niére pratique, comme monde finalisé par mes intéréts pratiques , et d’une maniére historique ou culturelle, comme monde de Ja société dans laquelle je vis. Mais par ailleurs le monde de Ja vie, dans sa définition particularisan- te ou, comme dit Husserl, “* subjective-relative ”, doit rester en méme temps un monde universel, le monde de tous, capable de porter l’entreprise de Yidéalisation scientifique. Le méme monde doit étre le monde environnant, T' Umwelt particularisée de |’Européen, de 1’Indou ou du Chinois, et en mé- me temps ]’unique monde naturel commun 4 |’Européen, a 1’Indou et au Chinois ; c’est en tout cas le télos auquel Husserl, avec la claire conscience des “ choses incompréhensibles et paradoxales "> qui s’annoncent par Ja, soumet sa recherche : si nous posons pour but la vérité inconditionnel- lement valable pour tous sujets sur des objets, en partant de ce en quoi des Européens normaux, des Indoux normaux, des Chinois normaux, etc., mal- gré toute relativité, cependant finissent par s’accorder [...], alors nous com- mengons quand méme & trouver le chemin de la science objective ”®. Avant de voir comment Merleau-Ponty répond a ce probléme, nous vou- drions montrer qu’il en offre une définition radicalisée, au moins au regard de la version husserlienne. On remarquera en effet que le retour au monde de la vie reste de part en part normé, chez Husserl, par le réquisit de 1’ évi- dence : ce qui me concerne au plus haut point, d’une maniére générale, c’est la plénitude de l’intuitionné, de ce qui est présent en personne, par opposi- tion 4 ce qui est seulement signifié 4 vide. D’ot ce retournement étonnant, opéré au § 34, qui consiste A dire que le monde de la vie est finalement plus objectif que l’univers de la science, dans la mesure oi l’objectivité y est réellement éprouvée sur un mode authentiquement intuitif, quand au contraire la science ne fournit plus aucune expérience vive de ses objets’. Le monde de la vie se révéle porteur de structures invariantes, d’une eidé- tique spatio-temporelle qui le rend finalement commensurable a une science possible : ainsi le monde de la vie n’aura représenté qu’ une étape transitoire 5 Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 151. 6 Ibid., p. 158. 7 =“ C'est du reste une tache d’une importance extréme pour I'entreprise qui consiste a ouvrir scientifiquement le monde de la vie, que de faire valoir le droit originel de ces évidences, j’entends leur plus haute dignité dans la fondation de la connaissance — plus haute que celle des évidences objectivo-logiques ” (ibid., p. 145). 53 sur le chemin d'une subjectivité transcendantale en parfaite possession de ses objets. C’est comme si ]’attitude naturelle devait étre deux fois réduite dans La crise des sciences européennes : une premiére fois au bénéfice du monde de la vie ; et ultimement au profit d’une subjectivité transcendantale universelle, enfin transparente a la réflexion. Or c’est précisément cette se- conde réduction que Merleau-Ponty refuse d’opérer. Le monde de la vie re- fuse de se laisser déposséder de lui-méme, et veut se considérer comme le fondement ultime de la réflexion : Husserl dans sa derniére philosophie admet que toute réflexion doit com- mencer par revenir 4 la description du monde vécu (Lebenswelt). Mais il ajou- te que, par une seconde “ réduction ”, toutes les structures du monde vécu doi- vent a leur tour étre replacées dans le flux transcendantal d’une constitution universelle od toutes les obscurités du monde seraient éclaircies. Il est cepen- dant manifeste que c’est de deux choses |’une : ou bien la constitution rend le monde transparent, et alors on ne voit pas pourquoi la réflexion aurait besoin de passer par le monde vécu, ou bien elle en retient quelque chose et c’est qu’elle ne dépouille jamais le monde de son opacité®. De fait c’est un théme récurrent tout au long de la Phénoménologie de la Perception : la réflexion ne peut étre que “ réflexion sur un irréfléchi ” qui la précéde nécessairement ; une réflexion authentique doit se savoir seconde a l’égard de la vie irréfléchie qui représente la seule source de son savoir. Ce qu’une conscience constituante ne pourra jamais réduire c’est le fait que la perception doive étre “ vécue ”, c’est-a-dire “ donnée a elle-mé- me dans une expérience ”?, avant d’étre représentée ou pensée a distance de soi. La perception résistera toujours 4 son absorption sans reste dans une conscience réfléchissante, parce qu’elle devra toujours étre assumée comme un fait avant d’étre connue : “ Si une conscience universelle était possible, Vopacité du fait disparaitrait ”!°. C’est donc dans cette facticité, comprise trés précisément comme fait de vivre la perception, que réside le dernier mot de ce retour merleau-pontien au monde de la vie. Si donc chez Husserl “ ]’€prouver ” propre au monde de la vie reste fina- lement subordonné au théme de 1’ objectivité, il faudrait dire au contraire que chez Merleau-Ponty le théme de l’objectivité reste jusqu’au bout subor- donné au théme de “ 1’éprouver ”. Le retour au concret se congoit ici de ma- niére beaucoup moins rassurante et finalement beaucoup plus déstabilisante pour tout savoir, selon une filiation sans doute moins husserlienne que berg- sonienne. Ce qui est vrai dans le monde de Ja vie ce n’est pas le remplisse- 8 PhP, p. 419, note 1. 9 Ibid, p. 53. 10 Ibid. p. 74. 54 ment intuitif et finalement objectif de ses significations, c’est le fait que ce monde soit “ vécu ” en propre ; ce n’est pas la subjectivité transcendantale, comme socle enfin solide de la science, c’est |’adhésion subjective & soi - rappelons que Merleau-Ponty traduit la Lebenswelt de Husserl par “ monde vécu ”, plutét que par “ monde de la vie ”. Il faut concevoir l’expérience comme un faire ou un acte, renouer avec le présent insubstituable de son ef- fectuation, avant de |’avérer comme la connaissance d’un systéme d’ objets. Si la pensée objective est critiquée par Merleau-Ponty, c’est au nom du fait de la perception, ou de la perception comme fait : sous sa forme réaliste, celle qui s’€panouit en particulier dans la psychologie expérimentale, la pensée objective consiste 4 postuler un étre reposant en lui-méme et tout en- tier déterminé, indépendamment de l’acte qui nous le fait connaitre ; mais c'est le méme préjugé, idéalisé, qu’on retrouve a I’ ceuvre dans |’intellectua- lisme philosophique, lorsque celui-ci postule une conscience constituante en éternelle possession de ses principes transcendantaux — conscience qui n’est autre que le double subjectivé de 1’étre objectif. Ainsi dans les deux cas rien ne se passe ; que le sujet soit congu comme un systéme réflexe fonctionnant mécaniquement, ou comme un systéme de la vérité, dans les deux cas “ il n’y a personne qui voit ”, sinon un “ sujet oisif ”!'. Inversement, la dé- marche phénoménologique mise en ceuvre par Merleau-Ponty revendique l’exhibition du noyau vécu de toute expérience, de ce noyau qui s’éprouve égoistement Iui-méme avant tout partage possible. La décision inaugurale qui lance le programme philosophique de la Phénoménologie de'la percep- tion n’est pas mince : Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en dega du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre 4 la chose sa physionomie concréte, aux organismes leur maniére propre de traiter le monde, a la subjectivi- té son inhérence historique [...], de réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de Vobjet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde'?. En un sens nous sommes accoutumés A ce type de déclarations, qui sem- blent coincider avec l’injonction phénoménologique de faire retour vers “ les choses-mémes ”, c’est-a-dire vers une couche originaire de phéno- ménes que n’aurait pas encore défiguré le dogmatisme de |’ attitude naturel- le. I y a pourtant davantage dans ce “ premier acte philosophique ”, s’il est vrai que s’y joue, comme on vient de voir, une certaine redéfinition non- husserlienne, et réellement inédite, de la réduction phénoménologique. 11 fbid., p.37. 12. Ibid., p. 69. 55 Allons un peu plus loin. Non seulement le monde de la vie auquel il est fait retour se trouve redéfini sous la forme d’un “ monde vécu ” définitive- ment rebelle a toute objectivation ; mais au-dela du fondement vécu de la perception, c’est vers son fondement vital que creuse Merleau-Ponty. Si la perception est un acte ambigii, c’est d’abord parce qu’en elle s’entremélent Je vivre et le connaitre ou, selon les termes de La structure du comportement, la “ conscience naturée ” et la “ conscience naturante ”. I] faut se souvenir, en particulier, de la maniére dont Merleau-Ponty, dans ce dernier ouvrage, décide du mode d’étre de la forme perceptive (Gestalt), autrement dit du per- gu lui-méme. Contre I’hypothése dite de “ |’isomorphisme cérébral ”, selon laquelle la forme pergue reposerait en derniére instance sur une forme maté- Tielle 4 I’ceuvre dans le substrat cérébral, autrement dit contre cette interpré- tation clairement matérialisante du pergu donnée par les psychologues de la Gestalttheorie, Merleau-Ponty fait sienne au contraire l’hypothése organicis- te de Goldstein : la forme pergue est l’effet d’une structuration fonctionnelle de son milieu par I’ organisme vivant. C’est parce que le vivant découpe obs- tinément dans son entourage le milieu stable qui lui convient, c’est parce qu'il “ comprend ” son milieu et y projette ses significations vitales, que des formes perceptives sont possibles. Seul un comportement “ ordonné ”, dans lequel “ l’essence ” propre de l’organisme s’actualise a l’occasion d’une tache déterminée, peut donner lieu a la perception par l’organisme de formes stables!>, Ainsi la psychologie de la forme doit-elle se comprendre a partir d'une philosophie du vivant, et la perception a partir d’un ordre biologique qui en décide souverainement. Il y a une “ inhérence vitale *!4 de la percep- tion qui est définitive, et que la rapide mais déterminante analytique de la “ culture ” que Merleau-Ponty propose dans La structure du comportement ne fait, paradoxalement, qu’accentuer : car la diversité anthropologique des milieux culturels trouve son fondement dernier dans 1a relation du vivant avec son milieu. Et il faudrait, 1A encore, mesurer 1a distance a l’égard de Husserl : la particularisation du monde de la vie s’aggrave, chez Merleau- Ponty, d’étre pensée depuis le modéle théorique de 1’ Umwelt animale, plutét que d’une analytique historique ou culturelle ; s’il y a une diversité incom- pressible du monde de la vie, c’est parce que ce dernier est un monde du ivre ” avant d’étre un monde de la vie interhumaine. 13 Cf. K. Goldstein, La structure de l'organisme, trad. E. Burckhardt et J. Kuntz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1983, pp. 406-407 : “ Une bonne forme ou quel que soit le nom qu’on veuille lui donner, représente une forme tout & fait déterminée du compromis en- te l’organisme et le monde, & savoir la forme dans laquelle l'organisme s’actualise le » plus conformément A son essence. Par la, les bonnes formes ne seront pas seulement constatables comme données, elles seront encore compréhensibles dans leurs causes ”. 14 PAP, p. 65. 56 Nous sommes ainsi rendus au plus loin d’une universalité possible. La pensée objective est reconduite, chez Merleau-Ponty, vers le fondement phénoménologique du vécu, mais elle l’est plus radicalement encore vers le fondement biologique du vivre. Congue en toute rigueur, c’est-a-dire au ter- me de cette double suspension de la pensée objective, ]’expérience percepti- ve se rend deux fois incommunicable : elle doit “ se vivre ” pour se com- prendre, on ne peut la comprendre de !’extérieur, et donc en ce sens précis elle ne se partage pas ; mais par ailleurs elle est un acte fondamentalement vivant, par conséquent enclos, par une forme de narcissisme primordial, dans le milieu qui est le sien. Or il y a 14 une double décision, ou une double aggravation de la démarche husserlienne, qui ne va pas sans poser problé- me. Dans un passage de la Phénoménologie de la perception consacré aux “ mondes anthropologiques ”, Merleau-Ponty donne une version particulié- rement saisissante de cette “ intériorité 4 soi ” du vivant humain. L’halluci- nation, le réve, le mythe, ou encore l’enfance mettent en effet 4 nu ce que Merleau-Ponty appelle “ la spatialité originaire de l’existence ”!5, autrement dit “ l’acte plus secret par lequel nous élaborons notre milieu ”, entendons : Tacte impartageable par lequel nous élaborons un milieu impartageable, le vécu singulier qui nous enserre dans une Umwelt singuligre. Nous sommes ici rendus au plus loin d’un “ monde commun ”, du cété d’un “ monde privé ”, d’un idios kosmos qui enferme le réve dans son réve ou Je fou dans sa folie. La description que Merleau-Ponty emprunte au psychiatre Min- kowski, du délire de persécution d’un schizophréne, vient carricaturer le concernement qui était recherché du cété du monde de la vie : dans ce type de délire tous les événements, méme les plus lointains, concernent le malade ; le monde du schizophréne n’est plus seulement ce qui le concerne, mais ce qui l’étouffe ; il n’est plus ce qui l’entoure, il est ce qui l’obséde!®. Nous voici ramenés au plus profond et au plus obscur de la question en re- tour que Merleau-Ponty adresse a la raison objectivante, en un lieu od le concernement recherché se fait enfermement, oi la solidarité recherchée de Yhomme et du monde se fait claustration dans un milieu sans portes ni fe- nétres. D’od une série de questions, qui mesurent tout le chemin parcouru depuis la raison objectivante, impersonnelle et trop lointaine a I’ceuvre dans 15 Ibid., p. 334. 16 Cf. E. Minkowski, Le temps vécu, Paris, D’Artrey (coll. “ L’Evolution psychiatri- que "), 1933, pp. 376-377 : “ Les quelques événements, les quelques personnes qui subsistent dans son psychisme, munis encore d’une tonalité affective, ne sont plus projetés et ne viennent plus se situer sur ce que nous avons appelé Ia distance vécue ou encore l’ampleur de la vie, mais sont rapprochés, comme condensés, comme con- glomérés dans l’espace : on dirait qu’ils sont soumis & une force qui cherche a les faire entrer les uns dans les autres, a les ratatiner, & les ramasser en une seule pelote, s'il est permis de s'exprimer ainsi ”. 57 la science, jusqu’a cette vie au contraire trop personnelle, hypertrophiée jus- qu’a l’autisme : Puisqu’il y a autant d’espaces que d’expériences distinctes, et puisque nous ne nous donnons pas le droit de réaliser d’avance, dans l’expérience enfantine, morbide ou primitive, les configurations de l’expérience adulte, normale et ci- vilisée, n’enfermons-nous pas chaque type de subjectivité et a la limite chaque conscience dans sa vie privée ? Au cogito rationaliste qui retrouvait en moi une conscience constituante universelle, n’avons-nous pas substitué le cogito du psychologue qui demeure dans |’épreuve de sa vie incommunicable ? Ne définissons-nous pas la subjectivité par la coincidence de chacun avec elle ? La recherche de l’espace et, en général, de l’expérience a 1’état naissant, avant qu’ils soient objectivés, la décision de demander a l’expérience elle-méme son propre sens, en un mot la phénoménologie, ne finit-elle pas par la négation de V’étre et la négation du sens ?!7 C’est 1a un point-limite, mais qui est en méme temps un point de rebrous- sement. Car Merleau-Ponty va s’ingénier dans la suite de son ouvrage a re- conquérir la possibilité d’un monde partageable, de ce qu'il appelle “ un unique monde intersubjectif ” : “ Je ne vis jamais entiérement dans les es- paces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines a un espace naturel et inhumain ”!*. De fait on sait depuis La structure du comportement que le corps humain posséde, a travers la fonction symbolique ou attitude catégoriale, toutes les ressources universalisantes capables de l’ouvrir & un monde commun. Tout le probléme, souvent remarqué, c’est que la Phéno- ménologie de la perception laisse bien souvent l’impression que c’est de deux choses |’une : c’est soit !’enfermement dans un milieu de vie, dans une Umwelt particularisante, narcissiquement centrée sur le corps propre, avec pour référence implicite l’encerclement de |’animal dans son milieu, et pour variation possible la cl6ture des espaces morbide, onirique ou enfantin ; soit au contraire l’attitude catégoriale, la visée universalisante du monde com- moun, d’une Welt unique et partageable. Et on semble réduit 4 une antinomie, 4 une nouvelle antinomie faudrait-il dire : non pas l’antinomie du réalisme et de l’intellectualisme, celle dont Merleau-Ponty part systématiquement pour assurer son discours, et que tout son discours a pour vocation de dé- passer ; mais une antinomie sans-doute plus grave parce qu’ insidieuse, non délibérée, celle du vivre et de la raison, du milieu de vie et du monde com- mun ou encore, pour reprendre les termes de La structure du comportement, de la conscience naturée et de la conscience naturante. 17 PAP, pp. 337-338. 18 Bbid., p. 339. 58 Un telle antinomie, ce pourrait-étre finalement le nom du probléme que rencontre la “ nouvelle idée de 1a raison ” que Merleau-Ponty appelle de ses voeux : au fond de la “ déraison ” qu’il faudrait ne pas oublier, il y aurait le “ yécu ” que convoque la phénoménologie, mais un vécu radicalisé sous la forme d’un “ vivre ” abruptement solitaire, qui nous placerait au plus loin du réquisit rationnel de l’universel. Le coup de force de la croyance La Phénoménologie de la perception, pourtant, dessine une voie de sortie que nous voudrions examiner a présent — une voie de sortie discréte, impli- cite, et qui surtout n'est pas celle qui sera magistralement orchestrée dans Jes années cinquante a la faveur de la réflexion sur le langage. On sait en ef- fet l’immense bénéfice que Merleau-Ponty va retirer de sa fréquentation de Ja linguistique saussurienne ; ce que Merleau-Ponty demandera a Saussure, et qu’il obtiendra en privilégiant le théme de la parole sur celui de la langue, ce sera une représentation dynamique du langage, inspirée en particulier de Humboldt : le langage n’est vraiment lui-méme que dans la parole parlante, celle qui fait advenir des significations inédites ; le langage est fondamenta- lement une praxis, un ordre dynamique, celui de l’avénement du sens. On voit alors s’esquisser la solution : le “ monde de |’expression ”!°, ce monde od les hommes agissent, parlent et pensent en commun, ce monde est un monde historiquement déterminé par la création du sens ; c’est le monde d’un sens conquérant, qui se fait, se profére et se construit dans le hasard de existence. L’universalité recherchée se définira alors comme une universa- lité “ en marche ”, une universalité “ se faisant ”, a l'image de I"humanisme que Merleau-Ponty défend dans les écrits exotériques de cette époque : “ un humanisme de l’homme inachevé ”, comme le note, non sans ironie, Vin- cent Descombes”®. I n’est pas sir cependant qu’on tienne, avec cette universalité conqué- tante, la clef de notre antinomie ; il nous semble en effet difficile de suivre Merleau-Ponty lorsqu’il invoque, comme magiquement, le pouvoir de la pa- role, “ ce geste ambigu qui fait de |’universel avec le singulier, et du sens avec notre vie ”?!, Autant il semble légitime d’envisager que la parole et plus généralement l’expression construisent progressivement ce que Mer- 19 Selon le titre du cours prononcé au College de France en 1953-1954, “Le monde sen- sible et le monde de l’expression ”. 20 V. Descombes, Le Méme et l'autre. Quarante-cing ans de philosophie francaise (1933- 1978), Paris, Editions de Minuit, 1979, p. 82. 21 PM, p. 203. 59 leau-Ponty appelle “ du sens ”, autant il semble difficile, sinon impossible, d’accorder une progressivité de l’universel lui-méme — un universel qui viendrait progressivement sauver le singulier de sa solitude, et progressive- ment combler |’écart qui sépare le milieu de vie du monde commun, le vivre de la raison. Ce que l’universel exige au contraire, c’est le tout ou rien : la dimension universelle d’un phénoméne, c’est ce qui de ce phénoméne est valable pour tout autre phénoméne du méme type. L’universel est de droit, non de fait, il est séparé de toute progressivité phénoménale par la distance infinie qui sépare le droit du fait, le visé du donné. Ou encore il appartient & Luniversel d’étre idéal, au sens husserlien de ce terme : de représenter 1’in- variant absolu d’une multiplicité phénoménale, sans concession possible du cété des aléas impliqués par cette multiplicité. En ce sens précis, on peut dire qu’une telle dimension d’ universalité ou d’idéalité est ce que Merleau-Ponty ne cesse de sous-entendre lorsqu’il thématise le phénoméne de la parole : si c’est bien de sens qu’il s’agit, alors, aussi progressif soit son avénement, il s’inscrit dans l’horizon d’une universalité constamment présupposée. Si la Phénoménologie de la perception nous semble donner |’amorce dune solution viable, c’est justement parce qu’elle ne méconnait pas cette dimension d’idéalité, et qu’elle lui fournit au contraire un socle approprié. Ce socle, qui vient combler d’un coup la distance infinie qui sépare le vivre incommunicable d’une universalité vraie, ou le fait du droit, c’est la foi per- ceptive. Poser le monde, par la croyance ou la foi, c’est en effet franchir d’un coup la distance infinie du fait au droit, c’est viser, au-dela du monde particulier de ma vie, le monde de tous. Le corrélat noétique de ]’universel, Ja visée qui nous le donne, ne peuvent étre définis qu’a partir d’un tel coup de force, sauf a rater la dimension d’idéalité de l’universel. 01 faudrait se tendre attentif, dans la l’ceuvre de Merleau-Ponty, a cette discréte et pour- tant décisive sémantique de Ja violence, qui permet précisément de faire droit & cette universalité seulement présomptive, exigée plutét que donnée, dont s’inaugure toute perception. C’est ainsi que Merleau-Ponty présente le plus souvent la perception comme un “ pouvoir de fait ”, qui réunit “ sous V invocation d’une vérité absolue les phénoménes séparés de mon présent et de mon passé, de ma durée et de celle d’autrui ”? ; ou encore comme une “ obsession ” de |’étre, par principe oublieuse de son perspectivisme ; ou enfin comme un “ acte violent” : Quand je dis que je vois le cendrier qui est 1a, je suppose achevé un dévelop- pement de l’expérience qui irait a I’infini, j’engage tout un avenir perceptif. De méme quand je dis que je connais quelqu’un ou que je I’aime, je vise au-dela de 22 PhP,p.5i. ses qualités un fond inépuisable qui peut faire éclater un jour l’image que je me faisais de lui. C’est 4 ce prix qu’il y a pour nous des choses et des “ autres ", non par une illusion, mais par un acte violent qui est la perception méme”*, Par ailleurs ce coup de force, qui se fait un droit de ce qui n’est qu’un fait, qui se donne |’infini quand ne se donne que le fini, se laisse entendre jusque dans l’entreprise de la communication rationnelle. Dans ses cours de Sorbonne consacrés a la psychologie de !’enfant, Merleau-Ponty remarque que dans ses démonstrations, |’adulte ne peut pas ne pas se servir de la “ méthode directe ” qui, caractéristique de |’enfance, consiste a “ supposer connu ce qui est inconnu ”, Un professeur de philosophie commence par employer comme s’ils étaient connus des termes que ses éléves ne compren- dront que plus tard, ou méme jamais complétement. Il y a un cercle du com- mencement, selon lequel on ne peut commencer qu’en connaissant déja la fin ; or nous savons, au moins depuis Hegel, qu’on ne sort d’un tel cercle que par un acte violent qui consiste 4 commencer quand méme, autrement dit a faire comme si la fin était connue. La raison démonstrative se précipite au terme de son entreprise, s’arroge d’emblée Je pouvoir de convaincre, et c’est ainsi qu’elle finit par convaincre. Ce faisant elle use, comme dit Mer- Jeau-Ponty dans La prose du monde, d’un “ pouvoir inout ” qui est déja pré- gnant en toute perception : {L’écrivain heureux et ]’homme parlant] usent jusqu’au bout de ce pouvoir inoui qui est donné a chaque conscience, si elle se croit coextensive au vrai, d’en convaincre les autres, et d’entrer dans leur réduit. Chacun, en un sens, est pour soi la totalité du monde et, par une grace d’Etat, c’est lorsqu’il en est convaincu que cela devient vrai : car alors il parle, et les autres le comprennent —et la totalité privée fraternise avec la totalité sociale”. Si la parole peut faire de l’universel avec du singulier, si elle peut pré- tendre al’ objet depuis la subjectivité privée, c’est parce qu’elle s’en remet a la seule puissance, qui vaut ici comme une confiance sans bornes, de la foi perceptive. Parler, c’est bien sir tenter de se faire comprendre ; mais c’est d’abord présupposer qu’on pourra !’étre, c’est faire “‘ comme si ” J’autre, quel qu’il soit, donnait sur le méme monde. C’est dire alors, si l'on accepte toutes les conséquences de cette étrange proposition, que la foi perceptive, en tant justement qu’elle est une foi et non un savoir, un mouvement aveugle et sans preuve, ne peut viser qu’une 23° Ibid, p. 415. 24 Sorb, p. 53. 25 PM, p. 202. 61 universalité non objective : croire a |’existence du monde (et la phénoméno- logie constitue une interrogation renouvelée sur cette croyance ; comme dit Merleau-Ponty, les certitudes du sens commun et de |’attitude naturelle sont le théme constant de la philosophie), c’est croire a l’existence “ du” monde, autrement dit viser le monde en son universalité ou en son idéalité méme ; mais c’est viser présomptivement cette idéalité, sans garantie du cété d’une connaissance possible. De fait aucune connaissance ne saurait nous faire échapper & l’antinomie du vivre et de la raison, car ce serait alors de deux choses |’une : soit l’autisme du vivre, soit la connaissance d’un unique monde naturel, mais certainement pas l’un et l'autre a la fois, s’il est vrai qu’aucune connaissance ne peut s’ignorer elle-méme”®. Un monde d’ objets en soi, com- me le voudrait le réalisme ; mais aussi une typique ou un systéme d’essences, comme le voudrait l’intellectualisme ; bref un monde qui serait connu avant d’étre crf, ne pourrait s’imposer que contre la déraison du vivre, et non a tra- vers elle. Seule une croyance ou une foi peut réconcilier ce qu’aucun savoir ne saurait réconcilier, c’est-a-dire le donné et le visé, le particulier et l’univer- sel, l’inhérence vitale de la perception et son intention rationnelle. Croire au monde c’est croire, par impossible, que ce monde-ci, le mien, dans son in- compressible particularité, est en méme temps le monde, que je partage avec tout autre vivant. Rien, aucune vue donnée ni aucun savoir possible ne saurait le certifier, s’il est vrai que je ne pergois jamais du monde que ]’un de ses as- pects particuliers, ou d’une chose que ses esquisses. C’est une fiction que “Ja” chose, ou que “ le” monde, mais qui participent de leur étre méme — une fiction constituante, si l’on veut, autant dire une aberration théorique, mais que Merleau-Ponty nous laisse néanmoins a penser. Un long passage de la Phénoménologie de la perception consacré & l’hallucination rappelle cette évidence pourtant si étrange, si inenvisageable, que nous sommes au monde par une croyance et non par un savoir ; si I"hallucination est possible, si I’hal- luciné peut croire & ce qui n’existe pas, c’est parce qu’il y a dans la croyance perceptive de quoi nourrir la fiction elle-méme ; si une hallucination est pos- sible, “ cette fiction ne peut valoir comme réalité que parce que la réalité est atteinte chez le sujet normal par une opération analogue?’. 26 Nous rejoignons ici les conclusions que Jocelyn Benoist tire & la fin de son article sur la Lebenswelt husserlienne (art. cit., p. 43) “ L’universel commun n'est rien de donné, mais bien plut6t lidéalité du monde lui-méme (en tant que toujours donné comme LE monde, il y va de la structure du monde méme), immédiatement expérimentée dans Vexpérience du monde qui est le nétre, dans sa particularité méme. Non pas au sens od ce monde qui est le ndtre serait immédiatement pergu comme particulier [...], mais au sens ob cette expérience, dans sa particularité méme, se prétend toujours expérience DU monde, a toujours une certaine visée d'universalité, qui n'est pas nécessairement théorique et objective . 27 PhP, p. 394, 62 eee Cette constitution particuliére du théme de I’universalité, c’est elle, pen- sons-nous, qui peut seule renouer |’unité anthropologique du vivant humain, celle du vivre et de la raison. En ce sens, le “ pari ” merleau-pontien d’une raison déraisonnable, apparait finalement comme le seul pari tenable, un pari dont le gain justifie rétrospectivement la mise. Car, sauf 4 méconnaitre Je fait de notre provenance naturelle, et donc la distance infinie qui sépare ce fait des exigences idéales de Ja raison ; sauf 4 réver une humanité absolue, délivrée de son enracinement vital par le systéme d’ une subjectivité transcendantale, alors il faut bien accepter que nous croyons au monde avant de le connaitre, ou que nous tentons la raison plus que nous ne la possédons. C’est ce qui nous semble justifier, en dernier ressort, la place centrale accordée au désir dans le cours du Collége de France significativement intitulé “ Nature et Logos : le corps hurgain ” : tout se passe comme si le désir humain, radicalisé aprés Mélanie Klein sous la forme d’un désir “ dévorant ” ou “ absolu ””’, s’invo- quait ici comme la seule instance capable de franchir d’un coup la distance in- finie, dont se creuse toute anthropologie véritable, séparant le fait du droit, ou notre corporéité donnée d’une humanité pleinement rationnelle. Mais c’est surtout une telle universalité qui nous semble justifier le re- cours & Kant dans 1’ Avant-propos de la Phénoménologie de la perception, et plus précisément a cette unité sans concept de |’ imagination et de I’entende- ment, que pose la Critique de la faculté de juger. Pour allusive qu'elle soit, la référence nous semble essentielle. Car elle conforte cette idée que si une universalité est possible, ce ne peut étre que sous la forme d’une téléologie pure — d’une foi ou d’une croyance sans garantie dans l’étre ; que l’unité de Texpérience doit étre exigée avant d’étre connue, postulée sous la forme d’un “ comme si ” et non avérée sous la forme d’une connaissance, posée comme une fiction inhérente a la raison elle-méme ; enfin qu’une telle uni- versalité, conformément a la détermination anthropologique du “ sens com- mun ”, engage une certaine définition de notre humanité. I] faudrait alors, pour filer ce rapprochement avec Kant, dire que l’universel n’est possible chez Merleau-Ponty que téléologiquement, comme une fin que la percep- tion ou la parole ne peuvent viser que présomptivement ; mais c’est 4 condi- tion de garder a cette téléologie son caractére inobjectivable : ici ce n’est pas, comme chez Husserl, la téléologie qui se soumet in fine 4 une connais- 28 Natu, pp. 261 sq. 29 Soit, dans le style lacunaire et souvent abscons de ce qui ne fut malheureusement qu'une @bauche de cours : “ L'investissement par le corps est vocation & un absolu (Proust : le bébé et la mare), investissement : désir de gratification illimitée qui est cristallisé par 1” (ibid, p. 348). 63 sance possible, celle d'un systéme d’essences ; c’est toute connaissance possible qui, en son universalité seulement présomptive, se soumet A une té- léologie sans concepts. S’il est vrai que Merleau-Ponty invente une nouvel- le idée de la raison, une raison soumise a peut-étre sa plus grande épreuve, celle de l’inobjectivable, c’est en rejoignant cette vérité native de tout ratio- nalisme — de tout “ grand rationalisme ”, faudrait-il dire : avant d’étre un sa- voir ou systéme de la connaissance, la raison est un systéme de la croyance, un pari ou un coup de force. “A New Idea of Reason”: Merleau-Ponty and the Problem of the Universal How are we to reason about this statement from Sense and Nonsense, a statement which is so important and yet penetrated with so many problems: “It would be neces- sary that the experience of unreason not be simply forgotten. It would be necessary to form a new idea of reason.” If we accept the idea that reason is measured by the touchstone of the universal, we see in fact that the Merleau-Pontean enterprise locates us far from reason. On the one hand, it leads objective thought back to the phenome- nological foundation of lived-experience or towards the fact, which is by definition un- shareable, fiving the experience. But, on the other hand, “lived-experience” communi- cates directly with the biological foundation of “living,” which discovers that its model is implicitly, from The Structure of Behavior on, based on the enclosing of the animal in its living environment (Umwelt). At the end of this double suspension of objective thought, perceptual experience makes itself un-communicable in two ways. It must “be alive” in order to understand itself, enclosing itself thereby in an irreducible factic- ity. Yet, it is a fundamentally living act and consequently enclosed, through a form of primordial narcissism, in an environment that is organically, psychologically, or socio- logically particularized. Therefore we have an antinomy, in fact, a new antinomy. This is not the antinomy with which Merleau-Ponty starts systematically and with which his entire discourse aims to overcome, that of realism and intellectualism. This is undoubtedly a more serious antinomy because it is more insidious and indeliberate. This is the antinomy of incommunicable life and reason, of the particularized environ- ment and the common world, or yet again, taking up the terms of The Structure of Be- havior, of “natured consciousness” and “naturing consciousness.” We could believe then, in agreement with the philosophy of expression under con- struction in The Prose of the World, that it is historically that the deviation between living and reason must be broached. The universal would construct itself progressively by means of the acts of expression and institution which would make sense “advent” on the basis of non-sense, and reason on the basis of unreason. What the universal re- quires is everything or nothing: the universality of a phenomenon is what of a phe- nomenon that is valuable for every other phenomenon of the same type. Are we then to say that it is perception, which, originally, opens this ideal dimension of universali- ty, prior to every act of expression? But we have to be precise. In the secret of the vis- ible, what pre-meditates reason is not the visible itself, but really “perceptual faith or perception as faith and belief. For only this “roll of the dice,” or as Merleau-Ponty says, this “violent movement,” can cross immediately the infinite distance that sepa- rates the particular and the universal, the given and the ideal, fact and principle. If we can intend “the” thing, beyond its momentary aspects, if we can believe in “the” unique and universal world, beyond our particular environments, if finally a universali- ty is possible, which is lived and living and not postulated by objective knowledge, we can do this by means of the irrational background of belief. Merleau-Ponty invents a new idea of reason, a reason subjected to perhaps its greatest test, that of the in-objecti- fiable. But by joining back up with this native truth of all rationalism — we have to say “of all great rationalism” — before it becomes something known or a system of objec- tive knowledge, reason is a bet, a roll of the dice. 65 14/5 YOU DFR 420 Les Cahiers de 3200 6/2 0° CHIASMI INTERNATIONAL qc numéro 1 Merleau-Ponty aux frontiéres de linvisible Textes réunis par Marie Cariou, Renaud Barbaras et Etienne Bimbenet Résumés traduits en anglais par Leonard Lawlor et en italien par Sara Guindani Ouvrage publié avec le concours de V'Université Jean Moulin-Lyon Tl, du Conseil général du Rhone et du Conseil régional Rhéne-Alpes. © 2003 — Associazione Culturale Mimesis Alzaia Nav. Pavese 34 — 20136 Milano CF.: 97078240153; P. IVA: 10738360154. telefax: +39 02 89403935 Per urgenze: +39 347 4254976 E-mail: mimesised @tiscali.it Catalogo e sito Internet: www.mimesisedizioni.it ‘Tutti i diritti riservati.

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