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Espace, populations, sociétés

Les Kurdes de Syrie et d'Irak : dénégation, déplacements et


éclatement
Jean-François Pérouse

Résumé
La Syrie et l'Irak possèdent chacune, à leurs périphéries, des portions de l'ensemble trans-étatique qu'est le Kurdistan et des
populations kurdes (à l'intérieur et hors de ces «bastions»), estimées à plus de quatre millions d'individus, mais mal connues et
peu reconnues dans leurs droits et identité par les Etats centraux. Ces populations sont sujettes à diverses formes de mobilité
(exil, déplacements forcés, exode rural ...) et habitent de moins en moins dans les «bastions» traditionnels. En outre, elles se
tertiairisent et s'internationalisent.

Abstract
The Kurds in Syria and Irak : Denial, Transfers and Explosion.

Iraq and Syria own, in the periphery of their territory, fragments of the Kurdistan, a trans-etatic and imaginative space. They own
too Kurdish populations, both inside and outside these fragments, who are believed to be about five million people. But these
populations are less known and suffer from mistreatments from the central governments : their proper identity and their
fundamental rights are denied. More, they are obliged to move from the Kurdistan (sometimes far outside these two countries)
and become more and more urbanized and internationalized.

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Pérouse Jean-François. Les Kurdes de Syrie et d'Irak : dénégation, déplacements et éclatement. In: Espace, populations,
sociétés, 1997-1. Les populations du monde arabe - People of the Arab Middle East. pp. 73-84;

doi : 10.3406/espos.1997.1791

http://www.persee.fr/doc/espos_0755-7809_1997_num_15_1_1791

Document généré le 21/03/2016


Jean-François PÉROUSE Université de Toulouse - Le Mirail
UFR de Géographie
5, allées Antonio Machado
31058 Toulouse Cedex

Les Kurdes de Syrie et d'Irak :

dénégation, déplacements

et éclatement

«Voilà ce qu'est le peuple kurde, un peuple qui n'a ni


histoire, ni civilisation, ni langue, ni origine ethnique,
il n'a que les qualités de la violence, qualités
inhérentes d'ailleurs à toutes les populations montagnardes»
(M.T. HILAL, 1963, p. 3; cité par NAZDAR, M., 1981,
p. 317).

l'histoire duquel ils participent depuis des


siècles. C'est pourquoi, pas plus qu'il n'existe
de frontière (spatiale) nette entre zones de
langue arabe et zones de langues kurdes, il
n'existe pas, n'en déplaise aux essentialistes
en quête de vérités intemporelles, d'identité
kurde parfaitement et en tout point
différenciable de l'identité arabe. C'est là une
des difficultés de notre sujet, qu'il ne s'agit
pas de traiter en termes d'opposition
(irréductible?) -Kurdes versus Arabes-, comme
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violente et des représentations partisanes.
Dans la mesure du possible donc, en s'
affranchissant des clichés coutumiers et
tenaces (figure du Kurde belliqueux et
nomade...) -et malgré les difficultés
considérables, d'ordre statistique notamment-, voyons
à quelles dynamiques et transformations
spécifiques sont soumises les populations
kurdes, que l'on peut estimer sans certitude
absolue pour nos deux pays, à plus de quatre
millions d'individus.
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I) DES KURDES CHEZ LES ARABES : PÉRIPHÉRIE TERRITORIALE


ORIGINELLE, FAIBLE VISIBILITÉ ET IMPOSSIBLE DÉCOMPTE

A) Des bastions ou poches périphériques, kurde.


mal délimités et grignotés Mais s'il existe bien officiellement un
La Syrie et l'Irak ne possèdent chacune Kurdistan en Irak (formé de trois
qu'une portion réduite du «Grand provinces), il faut préciser que ses limites
Kurdistan» tel qu'imaginé depuis le XVIe siècle administratives sont très restrictives et excluent
(O'SHEA, 1994) et d'une extension une fraction importante des espaces à
approximative de plus de 400 000 km2 : soit, population (originellement) kurde. En effet, aux
72 000 km2 pour l'Irak et 18 300 pour la termes de la «l'accord d'autonomie» de
Syrie. Ces éléments du Kurdistan sont en mars 1970, seuls trois gouvernorats sont
situation périphérique au sein des espaces officiellement admis comme formant le
syrien et irakien (de construction arbitraire Kurdistan irakien : ceux de Sulaimâniya,
et récente); ce qui leur confère une sensiblité d'Erbîl et de Dahûk. Ce qui représente en
géopolitique propre, compte tenu des surface un peu plus de la moitié (37 060
antagonismes prévalant entre les divers pays de km2) de l'espace kurde traditionnel. Ce
la région (ainsi les rivalités frontalières syro- «Kurdistan-croupion», étendu en février
turques, comme à propos de l'ancien 1976 à 42 138 km2, est celui qui à partir
Sandjak d'Alexandrette, devenu d'octobre 1991 -au lendemain de la
département d'Antioche) impliquent au premier deuxième Guerre du Golfe- a accédé à une
chef les populations kurdes. nouvelle (et fragile) autonomie, que les
Outre la différence de dimension des affrontements d'août-septembre 1996 ont
territoires perçus comme kurdes, insistons sur fortement ébranlée. En conséquence, pour
l'absence d'un Kurdistan syrien (NAZDAR : l'Irak, il est essentiel de distinguer le
309). En effet, par rapport à l'Irak où le Kurdistan «reconnu», du Kurdistan
Kurdistan constitue un bastion montagnard hors-limite (ou renié), qui mord sur les
bien individualisable -culminant à 3 811 m. gouvernorats de Nînawâ (ex-gouvernorat de Mos-
(1) et presque d'un seul tenant, en Syrie on soul), At Ta'mîm (3) (qui résulte du
a plutôt affaire à des «poches» séparées les redécoupage de celui de Kirkûk en février
unes des autres : une première à l'Ouest, 1976), Salâhuddîn (4), Diyâlâ, Wâsit et
jouxtant le département turc d'Antioche : Maisân. Aussi comprend-on pourquoi le 36°
Kurd-Dagh,ya^a/ (2) Sama'an et A'zâz, une parallèle (érigé en ligne remarquable par la
autour de 'Ayn al arab, puis une au Nord de résolution 688 du Conseil de Sécurité de
la Jazîrah (soit la frange Nord du «bec de l'ONU, avril 1991) n'est pas une bonne
canard» syrien, de Ra's al 'ayn à al limite sud pour le Kurdistan (pas plus que la
Malikiyyeh à l'extrême Est). Enfin, frontière «officielle»).
symétrique âujabal Sinjâr irakien, lejabal 'abd On est donc autorisé à parler, en Irak
al'azîz à l'Ouest d'Al Hasakah, forme la comme en Syrie, de politiques de
quatrième poche de kurdicité en Syrie, en dénégation du fait kurde par les autorités centrales,
situation moins septentrionale. Au total, qui prend des formes assez analogues. Le
quatre gouvernorats (mohafazat) englobent ces découpage administratif en est une. L'autre
poches kurdes de Syrie, sans qu'aucun ne consiste en une active arabisation de la
soit majoritairement kurde; soit d'Ouest en toponymie, qui vise à rendre moins
Est ceux d'Idlib, d'Alep, Ar Raqqah et Al identifiables les zones à peuplement kurde. Les
Hasakah. Et on touche ici à une autre exemples ne manquent pas. Côté syrien, au
différence par rapport à l'Irak : l'absence, en début des années soixante, la très kurde
Syrie, de découpage administratif Dêrik (à l'extrême Est) est rebaptisée al
reconnaissant (d'une certaine façon) la composante Malikiyyeh, puis 'Afrin, Al Madînah
(1) Au Samdi Daghi, à la frontière turque. lisation»...
(2) Pour «montagne» en arabe, on adoptera dans ce
texte la transcription jabal, plutôt que djebel. (4) C'est un ancien district de Kirkûk; avec pour chef-lieu
(3) Le nom de ce gouvernorat trahit clairement les le fief du clan Hussein, Trikrît. Pour apprécier la
intentions du pouvoir central, puisqu'il signifie provocation, on n'oubliera pas l'origine kurde de Saladin.
75
al'urûba. Et même à Damas, le très vieux cessus d'acculturation et d'assimilation.
«quartier des Kurdes» (Al-Akrâd), sur les Dans l'ensemble de la Syrie, comme hors
pentes du mont Qâsiun, a été rebaptisé dans du Kurdistan irakien officiel, l'arabisation
les années soixante-dix «Rukn Al-Dîn» des populations est très poussée. Et nombre
(Mouhalami, 1989) (5). Côté irakien, les de Kurdes, scolarisés dans la seule langue
noms de Mossoul et Kirkûk, à connotations arabe, s'expriment bien mieux dans cette
trop grandes, ont aussi été relégués. dernière qu'en kurde. Il en va de même pour
la préservation d'autres traits culturels
B) Refus du recensement et difficultés de constitutifs des identités kurdes (6). En outre, les
dénombrement : des populations brassages de population, les mariages
invisibles? mixtes ont aussi joué dans le sens d'une
A ces stratégies de dénégation s'ajoute un hybridation identitaire qui invalide tout essai de
refus, de la part des pouvoirs centraux, de délimitation trop rigide. Faut-il pour autant
procéder à un recensement fiable des renoncer à tout critère de différenciation ?
populations kurdes, qui vaudrait comme une Non. Mais la seule façon de procéder à une
reconnaissance. Ainsi en Irak, c'est en 1957 estimation satisfaisante serait de considérer
que, pour la dernière fois, fut prise en comme kurde toute personne se
compte l'identité kurde dans les reconnaissant comme telle, acceptant d'être définie
recensements officiels. De même, le recensement ainsi. Ce qui supposerait des enquêtes fines,
de la population kurde qui devait avoir lieu que les États centraux n'ont pas l'intention
d'après l'accord du 11 mars 1970, fut-il d'effectuer. Nous en sommes donc réduit à
obstinément différé par Bagdad. Par peur de des conjectures
voir s'exprimer la véritable extension du
peuplement kurdophone... bien au-delà du C) De grossières approximations, malgré
Kurdistan officiel. En Syrie, les tout
recensements sont tout aussi dénégateurs; la Aussi, sans leur accorder une valeur peu
variable linguistique (ou ethnique) n'y étant pas fondée, peut-on rappeler les ordres de
plus prise en considération. Unité nationale grandeur fournis par les auteurs qui se risquent à
oblige. une quantification. Pour l'Irak, les
Il y a pire dans la dénégation. On pourrait proportions généralement fournies oscillent entre
même parler en Syrie d' authentique 17 et 27% de la population totale (pour la
discrimination à l'égard de 120 000 Kurdes de la composante kurde). Ainsi, le recensement
Jazîrah, qui se sont vus privés de la irakien de 1947 (Luizard, 1991) établit que
nationalité syrienne en août 1963 (en vertu du les Kurdes, ruraux et sunnites en grande
décret-loi n°93), au motif qu'ils ne pouvaient majorité (7), représentent 27% de la
pas prouver qu'ils étaient installés en Syrie population irakienne. Pour la période actuelle, tous
avant 1935, ou qu'ils n'étaient pas des les auteurs consultés, sauf approche trop
immigrants illégaux. En Irak, des mesures partisane, proposent généralement des
équivalentes avaient frappé une fraction de pourcentages équivalents, autour de 19%, dont on
la population kurde dès 1961 (selon la «loi devra se contenter. Ainsi H. Bozarslan
n°36»). (1992) retient la fourchette «17,4% -
Enfin, toute évaluation quantitative de ces 19,2%».
populations se heurte à V impossible Pour la Syrie, les proportions vont de
définition objective de l'identité kurde (comme «4,2%-4,5%» (Bozarslan, 1992) ou 5%
de toute autre). En effet, le critère (Wirth, 1971 & Bianquis et M'Biyat, 1995),
linguistique qui pourrait sembler le plus commode à 11% (Nazdar, 1981). Donc quel que soit
au premier abord, se révèle, à l'examen, le caractère discutable de ces pourcentages,
inopérant, compte tenu de la vigueur des à l'échelle de chacun des pays, les Kurdes

(5) Et la montagne des Kurdes (Kurd Dagh en turc) a (7) Soit 18,4% pour les seuls Kurdes sunnites; des
été renommée, en arabe, «montagnes des Arabes». Kurdes chiites d'Irak, les Faylis vivent aux marges du
(6) Nous préférons utiliser le pluriel, pour ne pas Kurdistan : principalement à Bagdad (juqu'à
sombrer dans le travers qui consiste à figer l'identité récemment) et dans les gouvernorats de Diyâla, Wâsit et
(toujours fluctutante et composite) dans des Maisân.
caractéristiques trop définies a priori.
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foraient une composante modeste En ce qui concerne la fécondité


(numériquement) de la population syrienne, alors «différenciée» des femmes Kurdes (c'est-à-dire
qu'ils en sont une composante primordiale supérieure à celle de la moyenne des femmes
en Irak. du pays considéré), si elle est maintenant
Ce qui n'empêche pas pour la Syrie, aux établie pour la Turquie, on ne peut que
échelles régionales et locales, des (prudemment) supposer qu'il en va de même en
concentrations notables. Syrie et en Irak...
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II) LES DYNAMIQUES INTERNES AU KURDISTAN : DES POPULATIONS
INSTABLES ET DÉSTABILISÉES

A) Le Kurdistan : un terrain elle s'en prend surtout aux bases des


d'affrontements multiples et destructeurs opposants au régime iranien; une des dernières
Ce qui suit, il va sans dire, s'applique opérations connues a eu lieu à la fin juillet
surtout au Kurdistan irakien («réel» (8)); mais 1996, près de Kûysanjaq (au Sud-Est
pas exclusivement. Ce dernier en effet doit d'Erbîl). Signalons enfin que l'armée
d'abord être décrit comme un terrain syrienne a aussi participé en 1963 (alors que
d'opérations, profondément meurtri, depuis que la Syrie était unie à l'Irak au sein de la
l'Irak existe (août 1921); des opérations qui «République Arabe Fédérale») à des opérations
impliquent des protagonistes variés. En militaires au Kurdistan irakien... Cependant
premier lieu Y armée irakienne : des ces affrontements ne sont pas le fait des
bombardements de Sulaimâniya en mars 1923, seules armées «nationales» : ils impliquent aussi
jusqu'à l'incursion foudroyante dans le les milices liées aux diverses formations
«Kurdistan autonome» fin août 1996, la politiques du Kurdistan, souvent en conflit
série des interventions militaires, au cœur ou d'intérêts : Parti Démocratique du Kurdistan
sur les marges du Kurdistan, est effroyable. de Barzani, Union Patriotique du Kurdistan
L'intervention militaire la plus destructrice (10) de Talabani ou Parti des Travailleurs
reste celle dénommée YAnfal (du nom de du Kurdistan (PKK, doté d'une «Armée
code, signifiant «le butin», emprunté à une Populaire de Libération», ARGK), ou la «Force
sourate du Coran), menée de février à de Frappe» des Alliés, basée dans le Sud-
septembre 1988. Certaines sources (Human Est turc, depuis la fin de la deuxième Guerre
Rights Watch/Middle East, 1995) estiment du Golfe (en vertu de la Résolution n°688
que plus de 4 000 villages ont été détruits du Conseil de Sécurité). Les affrontements
ou sérieusement endommagés -et au fratricides PDK/UPK sont connus (le dernier
minimum 50 000 personnes tuées- au cours de en date, août-septembre 1996, a été marqué
ces six mois de violences (sur fond de par l'appui de l'armée irakienne à Barzani);
première Guerre du Golfe pourrissante). A ce ceux entre le PKK et le PDK le sont moins,
premier protagoniste on doit ajouter X mais portent sur le contrôle du Behdinan,
armée turque -toujours soucieuse de où le PKK semble disposer de bases arrière
constituer une «zone de sécurité» frontalière en (vingt-huit temporaires et douze
territoire irakien, afin d'éviter toute permanentes selon un spécialiste turc).
infiltration de guérilleros en Turquie à partir de
celui-ci-, qui use et abuse de son «droit de B) Des populations déstabilisées : les
poursuite». Dans la série de ces opérations migrations forcées banalisées
trans-frontalières, on rappellera seulement L'état quasi endémique de troubles a
une des plus massives, l'opération «acier» entraîné et entraîne encore de nombreux
qui, de fin mars à fin juin 1995, a mobilisé mouvements de population à l'intérieur même
plus de 30 000 soldats turcs, ayant pénétré du Kurdistan, qu'il n'est pas aisé d'évaluer
jusqu'à cent kilomètres à l'intérieur de dans leur détail et leur ampleur, mais que
l'Irak. Mais ces grosses incursions l'on peut cependant caractériser dans leurs
médiatisées ne doivent pas faire oublier les grandes tendances. Pour l'essentiel, cette
incessants bombardements aériens et turbulence est alimentée par des migrations
micro-opérations terrestres facilitées par le relief forcées -du désespoir et de l'insécurité-,
accidenté (9). U armée iranienne poursuit au jamais unilatérales (tout flux est, quand la
Kurdistan d'Irak des desseins équivalents conjoncture s'améliore, partiellement compensé
par des méthodes assez analogues : en Irak par un contre-flux). Par ailleurs, ces migra-

(8) Qu'on oppose à l'«officiel», plus restreint. (10) Né en 1976 d'une scission au sein du PDK et
(9) La dernière en date de ces opérations s'est déroulée centré sur le Sud-Est du Kurdistan irakien
dans les zone de Sinaht, Bezi et Gari du 30/12/1996 au (Sulaimâniya).
06/01/1997; cf. Demokrasi, Istanbul, 7/01/1997.
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tions peuvent être encadrées ou spontanées. B) LES MOUVEMENTS D'IRAK VERS L'IRAN :
Pour ce qui est des mobilités non forcées, il s'agit soit de migrations encadrées
elles sont tributaires des accalmies et (véritables déportations), comme celles des
consistent en «déplacements de famille» ou en Kurdes faylis (au total près de 400 000), par
déplacements de négoce : à cet égard, vagues successives, de 1970 à 1987 (Fidh,
l'ouverture d'un deuxième poste-frontière à 1995 & Babakhian, M., 1994) vers l'Ouest
Khâbûr (en novembre 1996), de même que iranien, soit de migrations plus spontanées
la levée partielle de l'embargo sur l'Irak (mais non moins violentes), comme en avril
(décembre 1996) ont déjà redonné une vigueur 1991 (300 000 personnes originaires d'Erbîl
aux mouvements de population et et de Kirkûk) et en septembre 1996 (plus de
d'échanges entre le Kurdistan turc et le Kurdistan 100 000 ?).
irakien. La presse turque a d'ailleurs -les mouvements forcés d'Iran vers l'Irak
récemment évoqué le cas d'habitants de Mardin ont été importants entre 1979 et 1981, après
allant se faire soigner en Syrie (à Al le lancement de l'offensive de l'armée
Qâmishli), où l'encadrement sanitaire paraît iranienne, dans son propre Kurdistan, dès avril-
moins défecteux. De même, les flux de août 1979, c'est-à-dire avant même le début
population (d'affaires et de famille) entre les de la guerre Iran-Irak. Ils se sont répétés,
deux villes jumelles de Al Qâmishli (Syrie) sur un mode moins massif, en juin 1996.
et Nusaybin (Turquie) fluctuent au gré des Bien évidemment ils sont aussi constitués
relations turco-syriennes. Quant aux de «flux de retour» : en décembre 1996, une
mobilités saisonnières pastorales -longtemps part non négligeable des Kurdes irakiens qui
intenses dans les montagnes kurdes- elles ont avaient fui en Iran en septembre est rentrée
irréversiblement pâti de l'état de guerre. En (un tiers de ceux qui avaient été installés
effet, les itinéraires traditionnels ont été dans le camp de Tappeh Resh, près de
brisés et les accès aux pâturages d'été Kermanshah, par exemple).
considérablement entravés; la liberté et la sécurité
de circulation n'étant pas assurées. C) LES MOUVEMENTS D'IRAK VERS LA SYRIE,
comme celui de Kurdes sunnites, yézidis ou
En ce qui concerne les migrations forcées chrétiens dans les années trente (passage du
avec franchissement de frontière (mais jabal Sinjâr au jabal 'abd al'azîz), se sont
internes au Grand Kurdistan), il faut considérablement raréfiés. Ils se réduisent à
distinguer, à partir ou vers l'Irak : des mouvements d'opposants au régime
A) LES MOUVEMENTS DE L'IRAK VERS LA irakien, particulièrement depuis 1982. Nous
TURQUIE : 100 000 personnes en n'avons pas connaissance de l'existence de
août-septembre 1988, 250 000 en avril 1991, flux inverses notables.
quelques centaines en septembre 1996. De ces
trois vagues il ne reste à ce jour que D) ENFIN, À PARTIR DE LA TURQUIE, les mOU-
quelques milliers de personnes au Kurdistan vements vers la Syrie sont maintenant rares,
turc: l'essentiel est rentré en Irak, alors que après le flux massif des années 1921-1926,
seule une fraction infime a pu gagner qui a vu l'installation d'au moins 50 000
l'Europe ou l'Amérique du Nord, Kurdes (Wirth : 423) de Turquie dans le
-les mouvements en sens inverse, de la Nord de la Syrie (alors sous mandat
Turquie vers l'Irak -mis à part les flux de retour français), au rythme de la répression des
des Kurdes irakiens- semblent avoir repris une révoltes kurdes par l'armée kémaliste.
certaine intensité depuis 1994. Ils sont Parallèlement, il faut faire la part des
engendrés par les destructions de villages et les migrations forcées, toujours internes au
innombrables pressions exercées sur les Kurdistan, mais sans franchissement de
villageois du Kurdistan turc. On peut estimer ce frontière. Elles ont affecté l'Irak depuis
flux depuis mars 1994 à près de 50 000. Des 1958 et consistent, sous des prétextes
camps de réfugiés existent, qui en prouvent divers, en déportations (ou incitations au
irréfutablement la réalité. Le mieux connu, départ, ou expulsions) des Kurdes habitant les
parce que sous l'égide du HCR et menacé d'être zones hors du Kurdistan officiel. Il s'agit
fermé, est celui d'Etrush, qui concentre par là de dékurdifîer par la coercition les
actuellement plus de 15 000 personnes. espaces du Kurdistan «réel» non reconnus
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comme kurdes par le pouvoir central. Ainsi, tion des zones kurdes, conduites selon des
dès 1963 le gouveraorat de Kirkûk a modalités assez analogues, en Syrie et en
commencé à être vidé de sa population kurde : Irak. En la matière, le parallélisme entre les
et si les Kurdes formaient plus de 60% de la deux pays, tant dans la chronologie que dans
population de l'agglomération de Kirkûk en les méthodes mises en œuvre, est saisissant.
1960, à la fin des années soixante-dix ils Dans les deux cas les réformes agraires ont
n'en représentaient déjà pas plus de 20 %. fourni un prétexte «moderniste» à
C'est dire l'efficacité des politiques menées, l'arabisation.
et la rapidité des changements enregistrés Ainsi, au début des années soixante le souci
dans les rapports de force démographique. d'arabiser les marges s'est affirmé dans les
En Syrie, on estime qu'entre 1965 et 1975, deux pays. En Syrie, le projet de la
30 000 Kurdes ont été incités à quitter les «ceinture arabe», officiellement lancé en
zones kurdes, sans que l'on puisse parler novembre 1963 (Halil, 1963), visait à évacuer la
comme pour l'Irak de déportations population kurde d'une zone de 280 km de
organisées. long sur 15 de large, à la frontière est avec
Par ailleurs, au sein même du Kurdistan la Turquie (soit 332 villages), et à y
officiel (irakien), des déplacements de implanter des Arabes à la place. Mais cette
population se sont opérés, jusqu'en 1990, dans le politique n'a pas été menée à terme -c'est Hafez
cadre de l'aménagement de la «zone Él-Hasad en personne qui décide de la
inhabitée» (de sécurité) de 30 km de large, suspendre vers 1976-, et ses effets ont été
planifiée par l'Irak tout au long de ses frontières. beaucoup moins spectaculaires qu'en Irak.
Aussi, des villes entières ont été menacées De fait, le régime baath'iste «frère», qui
d'éradication : comme Qal'at-Dîzah, à l'est s'est engagé au même moment dans une
d'Erbîl. En outre, les autorités irakiennes ont politique assimilable à la purification ethnique
conduit (surtout durant la décennie quatre- (1963), l'a conduite, lui, beaucoup plus
vingt) une politique de regroupement de la avant, avec un temps fort entre 1975 et 1990
population dans des camps ou villages (Ibrahim : 638). Les premières zones
stratégiques -en piémont et en plaine-, aisément exposées furent les marges du Kurdistan irakien,
contrôlables et accessibles. Il en est résulté celles-là mêmes qui ne furent pas intégrées
une recomposition subite du peuplement au (mini-) Kurdistan officiel, soit les
rural en montagne, et comme une provinces de Kirkûk (installation d'Arabes en
simplification de la trame rurale (avec la dévitalisa- 1971 et 1972), Diyâla (installation à
tion de plus de 5 000 unités de peuplement, Khânaqîn) et Nînawâ (surtout le jabal
villages ou hameaux). Et l'apparition de Sanjar). Ainsi, partout où il y avait du
nouvelles cités s 'apparentant à des camps pétrole , les fonctionnaires kurdes ont été
militaires à la trame en damier, tirée au remplacés par des Arabes, et des agriculteurs
cordeau -comme «Saddam City», conçue pour arabes ont été installés dans des
abriter 20 000 personnes, érigée à la place exploitations modernes. Pire : pour attirer au
d'Halabjah-, a contribué en quelques années Kurdistan des populations arabes jugées plus
à remodeler les paysages. Pendant les sûres, le pouvoir irakien n'a pas lésiné sur
années quatre-vingt, une vingtaine de les moyens : en 1987, un Arabe s 'installant
nouvelles agglomérations ont été aménagées dans dans la province de Kirkûk/At Tamîm
les provinces d'Erbîl, Sulaimâniya (une touchait de l'Etat une aide équivalent à 600 000
dizaine) et Dohûk. Ceci dit, des retours aux FF d'alors pour construire sa maison; et en
villages et hameaux d'origine ont eu lieu 1993 encore, il touchait de 10 000 à 20 000
depuis 1992 (à la faveur de l'autonomisation Dinars Irakiens (à Kirkûk et Mossoul).
du Kurdistan sous l'aile des Alliés). Aussi, dans le cadre de la réforme agraire
(alibi), 233 nouveaux villages ont été
C) Les politiques de minorisation des construits dans le Kurdistan irakien entre 1958
Kurdes par arabisation du peuplement et 1973. De même, d'après IBRAHIM
Les implantations de «nouveaux villages» (1983: 637-638), le nombre de villages
(comme ceux de la Jazîrâ syrienne, peuplés exclusivement arabes édifiés entre 1975 et
majoritairement, voire exclusivement 1981 au Kurdistan s'élève à 81 pour Dahûk,
d'Arabes) participent de la politique 9 pour Erbîl et 7 pour At Ta'mîm. Par la
80

suite, le mouvement d'arabisation s'est res entre villes et campagnes, des pratriques
pousuivi, puisqu'en 1992, dans le Kurdistan d'entr'aide et de solidarité, et des
encore sous contrôle irakien, la confiscation migrations forcées.
des biens des boutiquiers kurdes a été
décidée (notamment à Kirkûk et Tûz Khurmâtû, Parallèlement -et c'est un autre stéréotype
au sud de cette dernière); et le droit qu'il faut balayer- le Kurdistan a connu un
d'acheter des maisons a été officiellement dénié mouvement de sédentarisation, désormais
aux Kurdes (à qui il ne restait, au mieux, presque achevé. Si des mobilités pastorales
que celui de vendre). subsistent, ce n'est, en Irak, que sous la
forme d'un semi-nomadisme résiduel :
D) Urbanisation accélérée et déplacements saisonniers de population
sédentarisation disposant d'au moins un habitat fixe. Parmi les
Indépendamment des politiques de facteurs explicatifs de cette mutation
déplacement forcé, la tendance à V urbanisation des insistons sur les violences endémiques et les
populations kurdes, toujours au sein du politiques d'installation forcée. Cependant, la
Kurdistan, doit être soulignée. Aussi, le sédentarisation (pas plus que l'urbanisation
stéréotype du Kurde, éternel et farouche rural, d'ailleurs) n'a pas entraîné de détriba-
n'a-t-il plus aucun lieu d'être. Ainsi, sans lisation des populations kurdes; en tout cas
en faire des villes complètement kurdes, pas en Irak où l'impasse politique
l'évolution d'Al Hasakah et d'Al Qâmishlî persistante a même suscité un repli sur les
au Nord-Est de la Syrie, est-elle révélatrice niveaux infra-étatiques d'allégeance,
de ce processus (Bianquis & David, 1995) : d'appartenance et d'identité (comme la famille
alors qu'elles ne comptaient pas 20 000 élargie, le clan ou la tribu). Aussi, à travers le
habitants en 1960, elles en concentrent système des milices, l'état de guerre
chacune en 1994 entre 150 000 et 200 000. endémique a eu pour effet de retribaliser des
Pour le Kurdistan irakien, si la même populations contraintes de s'enrôler et de
tendance lourde est constatée, il est délicat d'en rallier une faction pour pouvoir survivre
dire plus. Erbîl, la plus grande (Bozarslan, 1996). De la sorte, la
agglomération du Kurdistan (jusqu'à septembre structuration des partis politiques, le fonctionnement
1996 ?) -qui fut «capitale» de l'État fédéré de l'administration, comme l'allocation des
kurde d'Irak du Nord entre 1992 et 1996- emplois, obéissent à des logiques tribales.
comptait avant d'être partiellement vidée Ces clivages sont d'ailleurs entretenus par
plus de 400 000 habitants. les États constitués. Mais le tribalisme n'est
Toujours au Kurdistan irakien, on peut dire pas une donnée définitive des sociétés
que la trame urbaine n'est pas stabilisée, car kurdes : bien au contraire, il se redéfinit et se
sujette à des recompositions brutales, métaporphose en permanence, au gré du
compte tenu des rapports de force politico- contexte économico-politique qui le
militaires perpétuellement redéfinis et de conditionne (et dont il n'est qu'un
rapides mouvements inter-urbains de sous-produit).
population (évacuation...) toujours possibles. Ainsi
la promotion d' Erbîl, en situation E) Désorganisation et économies
intermédaire entre le «Barzaniland» et le parallèles
«Talabaniland» (tels que délimités en 1992), Urbanisation et sédentarisation sont liées à
au rang de capitale, apparaît comme une des bouleversements de la base économique
situation de compromis dans le contexte du (qui s'expriment par des changements dans
rapport de forces du moment, depuis mis en la structure de la population active).
cause. Conjointement, le Kurdistan est L'agriculture kurde -pourtant longtemps
affecté par une complète redéfinition des fondamentale dans l'économie irakienne, le
rapports entre monde des villages et monde des Kurdistan irakien comprenant les seules
villes, qui s'interpénétrent de plus en plus. terres où une agriculture sèche est possible-, a
Ceci est le résultat de la motorisation souffert des innombrables dévastations de
croissante de la population, de l'éclatement des récoltes et de troupeaux et a perdu ses
familles, de l'intensification des liaisons débouchés et une partie de sa main-d'œuvre.
quotidiennes, hebdomadaires ou Alors qu'elle employait plus de 75% de la
81
population active kurde à la fin des années avec la Syrie) sont devenus des activités
1970, elle se trouve à présent en plein banalisées. En août 1996, les exportations
marasme. Parallèlement, faute illégales de pétrole, contrôlées par le parti de
d'investissements productifs, le tissu industriel demeure Barzani, étaient évaluées entre 40 000 et
embryonnaire : les industries existantes sont 60 000 barils par jour. Simultanément, on
réduites à quelques unités de transformation assiste à une militarisation de l'économie :
de produits agricoles, qui fonctionnent en en effet, se faire enrôler dans telle ou telle
sous-capacité. D'où une tertiairisation par milice ayant la mainmise sur les divers
défaut des actifs, sans élévation du niveau trafics apparaît comme la seule solution pour
de qualification, sur fond de sous-emploi et s'assurer quelques revenus. Enfin, il est trop
de chômage (Bozarslan, 1996). De surcroît, tôt pour apprécier les effets résultant de la
l'économie kurde fait les frais d'un double nouvelle donne militaro-politique, qui
embargo : celui de l'ONU (partiellement pourrait aboutir à un nouvel accord
assoupli en décembre 1996) et celui de d'autonomie, imposé par Bagdad, à la façon de celui
Bagdad: le Kurdistan irakien vit donc sous de 1970 : la réouverture partielle en
le régime de l'économie parallèle (par novembre 1996 de l'oléoduc Kirkûk-Yumurtalîk
réactivation de vieilles formes de (fermé depuis la deuxième Guerre du Golfe)
contrebande trans-frontalière). Aussi, trafics a eu pour conséquence de perturber les
d'essence, d'armes (11), d'alcool, de drogues et circuits du trafic par camions et de tarir une
de cigarettes, avec la Turquie comme avec des sources essentielles de devises (Bagdad
l'Iran (nous ne savons pas ce qu'il en est récupérant la rente).

III) LES KURDES HORS DU KURDISTAN EXIL, EXODE ET MÉTROPO-


LISATION

A) L'exil hors du Kurdistan : de vieilles spontanés, provoqués par le biais de


pratiques massivement ravivées ? multiples pressions (militaires, économiques,
L'exil forcé, qui consiste à éloigner des juridiques). Dans ce dernier cas il s'agit de
personnes indésirées, considérées comme fuites et migrations du désespoir. Pour ce
gênantes, n'est pas une nouveauté. En effet, qui est des migrations encadrées, elles
dès les années trente le jeune gouvernement s'opèrent en Irak, où l'on peut distinguer
irakien a recouru à l'exil vers An Nâsîrîyah, dans l'histoire récente quatre types de
'Anah (gourvernorat d' Al Anbâr), Al Hillah déportés : les Kurdes de l'extérieur des zones
(Babil), Ad Dîwânîyah ou Bagdad, pour kurdes «autonomes», les combattants,
éloigner du Kurdistan des personnalités par responsables de parti et leurs familles, les
trop dérangeantes (comme Cheikh Mahmud réfugiés revenus d'Iran (à la suite de l'
Hafid ou Ahmad Barzani). Mais ce qui a amnistie-piège de 1975), et les populations de
radicalement changé depuis 1960 c'est certains secteurs stratégiques (frontaliers). La
l'ampleur et les modalités de ces exils forcés, loi irakienne n°1391 (publiée le 2
qui ne concernent plus tel ou tel individu novembre 1981, dans le contexte de la guerre avec
influent mais des milliers d'anonymes, et l'Iran) fournit un exemple des alibis
qui ne se font plus vers des résidences siu> invoqués pour justifier ces déportations (ici, la
veillées, mais vers des camps moins lutte contre le chômage...) et précise bien
hospitaliers. les régions d'accueuil : Al Muthanna à
On l'a vu ces déplacements de population l'extrême Sud (à la frontière avec l'Arabie
s'inscrivent désormais dans une politique Saoudite), Al Qâdisîya, Dhî Qâr (An
assumée de dékurdification des «bastions», Nâsirîyah) et Al Anbâr (Ar Ramâdî)
sous des prétextes divers. Il s'agit toujours (Babakhian: 342). En 1986, dans le cadre
soit de déplacements organisés (on peut de l'Anfal les déportations se sont faites
parler de déportations), soit de déplacements vers le camp de Al Tash, en plein désert

(11) Cf. Cumhuriyet Hafta, Istanbul, 22-28/09/1995, p.6.


82

irakien. Parfois enfin, ces politiques ont rie, si l'on se réfère aux travaux de Samman
consisté en une pression sur les Kurdes (1978 : 126), on constate que les mohafazat
appartenant à des minorités religieuses, comme syriens les plus touchés par l'exode (c'est-
les Yézidis (du jabal Sinjâr) en Irak, que le à-dire affichant le solde migratoire le plus
pouvoir a essayé de persuader de leur non négatif) sont, au cours des années soixante-
kurdicité. Chronologiquement, c'est entre dix, ceux d' Alep et d'Idlib. Et pour Alep en
1975 et 1980 et entre 1986 et 1988 que les tout cas, même si aucun quartier kurde n'est
déportations ont été les plus importantes vraiment identifiable (et officiellement
(tab.l) Ceci admis, il est très difficile de reconnu), la tendance s'est poursuivie,
faire un bilan de ces déportations, compte puisque la population kurde y est estimée
tenu des retours : par exemple, un tiers des dorénavant à près de 400 000 individus
300 000 déportés vers le Sud entre 1976 et (Bianquis & Al-Dbiyat, 1995 : 87-90).
1979 est revenu après 1992. D'ailleurs, il semble que ces Kurdes d'Alep
soient aussi (et de plus en plus depuis 1990?)
Tableau n°l : Destructions et des Kurdes venant illégalement de Turquie
déportations dans le Kurdistan irakien entre 1980 (12). Pour Damas, hormis la présence de
et 1988, selon l'enquête de Shores Kurdes irakiens et turcs -opposants utilisés
Mustafa Ressol. (stipendiés?) par le régime syrien- nous ne
disposons d'aucune estimation, même
Nom de Nombre de Nombre de approximative. Enfin il faut mettre à part les
gouvernorat villages familles Kurdes (en majorité d'origine turque) des
détruits déportées petites villes de la Bekaa (Al Biqâ) sous
Erbîl* influence syrienne directe (comme Bar
753 35 976
Sulaimâniya 1519 126 088 Elias), qui constituent une population
At Ta'mîn 218 11694 mobile et occulte.
Diyâla 235 13 686 En Irak, la situtation est différente : si
Dahûk* 638 20 129 l'existence d'une ancienne migration (de travail)
Nînawâ 341 4 314
Salâhuddîn 135 7 942 vers Mossoul et surtout Bagdad est aussi
attestée, ce flux est actuellement contrarié,
Source : Babakhian, 1994, p. 123. et a même tendance à s'inverser. De fait,
longtemps des professions (comme celle de
B) L'exode vers les métropoles de la portefaix) et certains commerces (thé,
région sucre, savon, fer, bois), ont été, à Bagdad,
Cependant, ces migrations forcées, quelles quasiment monopolisés par les Kurdes. Ainsi,
qu'en soient les raisons et les horreurs, ne jusqu'au début des années soixante on
doivent pas masquer le mouvement d'exode pouvait individualiser un, voire des quartiers
vers les métropoles de la région, qui kurdes à Bagdad (Babakhian, 1994 : 70 et
s'inscrit dans un temps long et a abouti depuis Luizard, 1994 : 238) : avec une
des siècles à une kurdisation partielle de concentration particulièrement visible sur la rive
celles-ci. Sans remonter à Saladin (dont le gauche du Tigre (Rusâfa), dans la zone dite
tombeau est au pied de la mosquée des Omeyya- 'Aqd al-Akrâd, peuplée de commerçants
des) et aux installations importantes de kurdes chiites, qui fut le dernier bastion
Kurdes à Damas dès le XlIIe siècle -à l'origine communiste à avoir résisté aux Baa'thistes
de l'apparition du quartier kurde, «al- en 1963. A partir de cette date, la visibilité
Akrâd» sur les pentes du jabal Qâsiun-, ou à des Kurdes dans l'espace urbain bagdadien
l'époque ottomane (implantation des a décru, en raison de politiques
confréries à recrutement kurde à Damas), cette discriminatoires conduites à leur encontre (interdiction
propension migratoire des Kurdes, en depuis 1992 d'accéder au logement et à
direction des grandes villes, est indéniable. Elle certains emplois). On peut même faire
relève à la fois de l'exode rural et des l'hypothèse d'une dékurdisation de la capitale
migrations saisonnières de travail. Pour la irakienne. Au total, le cas des Kurdes faylis

(12) Comme nous avons pu le constater lors d'une enquête en septembre 1995.
83
est exemplaire : fuyant la misère et les Egypte au temps de Mehmet Ali (après que
troubles de régions rurales montagneuses à l'Est celui-ci a occupé dans les années 1830 une
du nouvel État, ils se sont installés à Bagdad partie du Kurdistan ottoman, bénéficiant de
dans les années 1920 et en ont été déportés la collaboration de tribus kurdes (13)). Ainsi
ou ont dû fuir la capitale à partir de 1970. l'Egypte semble renouer avec le rôle de
base-arrière de l'opposition kurde qu'elle a
C) L'exode ou l'exil plus lointain : la joué de la fin du XIXème siècle à la fin des
diasporisation années 1940. Mais cette renaissance kurde,
Enfin, les migrations se sont faites et se font qui s'exprime aussi en Libye depuis peu -
encore hors des États d'origine. Au Proche- dans la perspective d'une collaboration
Orient elles affectent au premier chef le arabo-kurde face aux Turcs (14)- ne se
Liban et, dans une moindre mesure, Israël et traduit pas, à notre connaissance, par des flux
l'Egypte, voire la Libye depuis peu. Au migratoires notables.
Liban la présence de Kurdes est très Pour terminer il faut faire la part des
anciennement attestée, comme le prouvent l'origine migrations plus lointaines, vers l'Europe
du nom de grandes familles, notamment occidentale, l'ex-URSS ou les ex-pays de l'Est (15),
druzes (comme celles des Jumblatt/ l'Amérique du Nord ou l'Australie, qui ont
Djanbolat), ainsi que l'histoire de la eu pour effet d'internationaliser encore
communauté syriaque catholique (Jabre- davantage la question kurde. Cette émigration,
Mouawad, R., 1995). Mais s'il y eu une amorcée plus anciennement à partir de la
relative réactivation de cette composante Syrie que de l'Irak, a connu une
kurde, à partir de la Syrie et de la Turquie accélération depuis le début des années quatre-vingt-
(collaboration de certains Kurdes avec dix (deuxième Guerre du Golfe). Si l'on se
l'ASALA ou l'OLP jusqu'en 1982), celle-ci souvient de l'installation (surmédiatisée) de
est numériquement faible. D'ailleurs quelques Kurdes irakiens en France
l'ancien quartier kurde de Beyrouth a été vidé (Auvergne) en 1991, ou de l'évacuation (non moins
pendant la longue guerre (1975-1990), et médiatisée) par l'armée américaine vers l'île
transformé en un bidonville excentré sur la de Guam d'un millier de Kurdes d'Irak, on
route de Saïda. méconnaît la réalité de cette émigration
Vers Israël, l'émigration kurde (30 000 lointaine dont attestent néanmoins certaines
personnes?) s'est faite entre 1948 et 1950 à publications (le Kurdish Times à New York
partir de Bagdad et surtout Mossoul où depuis 1986) et initiatives (par exemple sur
résidait une antique communauté kurde de le net, dont les sites relatifs au Kurdistan
confession juive (Medyali, 1992). Elle se sont très majoritairement situés au États-
double depuis quelques années d'une Unis ou au Canada). Au niveau
immigration de travail (à partir de la Turquie) chronologique, on rappellera seulement la précocité
-immigration saisonnnière de substitution, relative de l'émigration kurde-syrienne vers
née du tarissement de l'approvisionnement l'Europe (une émigration d'intellectuels et
en main-dœuvre palestinienne- qui passe par d'étudiants), amorcée dès l'
des filières illégales. La mise au jour entre-deux-guer es dans le cadre du mandat français sur la
récente (décembre 1996) d'un réseau Syrie (1920-1946).
clandestin a attiré l'attention sur ces migrations de En ce qui concerne l'Europe occidentale il
l'ombre. est à signaler l'importance revêtue
En Egypte, on assiste depuis quelques mois désormais par les pays Scandinaves, notamment
à une intéressante redécouverte de la la Suède et la Norvège qui sont les pays qui
question kurde, facilitée par la présence enregistrent l'immigration de Kurdes d'Irak
d'anciennes familles kurdes, implantées en et de Syrie la plus notable. Ainsi, si le cen-

(13) Ainsi, c'est une journaliste franco-égyptienne kurdes tenus par M. Kadhafi lors de la visite du
d'origine kurde qui a publié dans l'hebdomadaire Premier Ministre turc en Libye en août 1996.
égyptien Al Mussawar une longue interview d'Abdulah (15) La Tchécoslovaquie et la Russie ont été, pour les
Ôcalan, leader du PKK; cf. Hurriyet, Istanbul, 12/09/ étudiants kurdes syriens et irakiens (du temps du
1996. socialisme arabe) d'importants pays d'accueil et de
(14) Qu'on se rappelle les provocateurs propos formation.
84

tre de gravité des oppositions et de sont implantées en Suède. Au total on


l'activisme kurdes est en Allemagne (ou estime que le nombre de Kurdes ou de
Belgique) pour les Kurdes de nationalité turque, personnes d'origine kurde (apatrides ou ayant
il est désormais à Stockholm ou Oslo pour acquis la nationalité du pays d'accueil) en
ceux de nationalité irakienne ou syrienne. provenance de Syrie et d'Irak ne dépasse
De même, plusieurs maisons d'édition de pas les 200 000 pour l'ensemble de
référence (comme SARA), en langues kurdes l'Europe occidentale.

CONCLUSION

La Syrie et l'Irak, du point de vue de la tère extrême de la situation en Irak.


configuration et des dynamiques de leurs En définitive, il apparaît que ces deux
populations kurdes, présentent donc des États jeunes aux pouvoirs dictatoriaux
similitudes (flou statistique, urbanisation, demeurent encore loin de consentir à la
minorisation contrôlée, discrimination reconnaissance entière et l'intégration de
juridique, inclination à l'émigration), et des leurs populations kurdes. Or ce n'est qu'à
différences sensibles, qui tiennent au poids cette condition que des études sereines
inégal des deux «communautés» et au pourront être conduites...

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