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Un imaginaire démocratique
PAR EDWY PLENEL
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 24 JANVIER 2018
Le film de Steven Spielberg sur les « Pentagon
Papers » en est une nouvelle illustration : dans le
cinéma américain, le journalisme est un protagoniste
héroïsé de la démocratie. Cet imaginaire contraste
avec les cabales récurrentes que doit affronter le
journalisme indépendant en France.
Un livre des "Cahiers du Cinéma" (Giorgio Gosetti et Jean-Michel Frodon)
Pentagon Papers vient enrichir la longue liste des
films hollywoodiens sur le journalisme, dont rendait
compte en 2004 Print the Legend, un livre en forme
d’inventaire édité par Les Cahiers du cinéma. Aux
États-Unis, qu’il soit vertueux ou malheureux, loué
ou déchu, le journaliste n’en est pas moins un héros
indiscutable de l’imaginaire collectif, propulsé grâce
à l’art populaire par excellence qu’est le cinéma.
Cette vision légendaire du rôle de ce métier en
démocratie n’empêche aucunement d’en traiter la part
d’ombre, ses corruptions avec, notamment, le célèbre
Citizen Kane d’Orson Welles (1941), réquisitoire
contre le dévoiement en pouvoir intraitable d’une
liberté indocile, ou ses limites avec, par exemple, The
Insider (Révélations dans sa version française, film de
Michael Mann, 1999), récit véridique des pressions de
l’industrie du tabac sur l’émission phare de la chaîne
CBS, 60 Minutes.
Mais à travers les figures de journalistes qui bravent les
interdits et défient les pouvoirs, la plupart de ces films
américains diffusent un idéal démocratique qui, loin
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de se résumer à la politique, ses institutions et ses élus,
se joue au contraire à hauteur d’individu, de courage
personnel et de prise de risque. Au service du public,
du droit de savoir des citoyens afin qu’ils soient libres
et autonomes, le journalisme ainsi célébré rappelle
que la démocratie est une culture partagée, tissée de
principes intangibles et de valeurs fondamentales. Et
surtout, qu’il faut se battre pour elle tant cet idéal sera
toujours en butte aux attaques des pouvoirs, politiques,
étatiques et économiques, qui ne supportent pas
l’indocilité de cette liberté fondamentale, irréductible
à toute soumission à des intérêts particuliers.
En 1952, alors que le maccarthysme règnait, cette
« chasse aux sorcières » supposées communistes
dont le sénateur Joseph McCarthy était le meneur
et qui n’est pas sans évoquer des intolérances
d’aujourd’hui envers d’autres dissidences, sortirent
ainsi deux inoubliables films dont le journalisme est le
héros. Deadline USA (Bas les masques dans sa version
française) de Richard Brooks, avec Humphrey Bogart
dans le rôle-titre, raconte la résistance d’un rédacteur
en chef à la prise de contrôle de son journal par des
adversaires de la liberté de la presse. On y entend,
dans l’enceinte d’un tribunal, un formidable plaidoyer
pour cette dernière (à voir ici). Mais mon préféré
reste le trop méconnu Park Row (Violence à Park
Row en VF) de Samuel Fuller, version romancée de
la façon dont Joseph Pulitzer (1847-1911) bouscula
l’establishment conformiste et la presse installée avec
son New York World en menant une campagne
populaire pour que la statue de la Liberté, offerte par la
France, se dresse enfin dans la rade face à Manhattan.
Face à la présidence Trump, Spielberg reprend
donc la défense du journalisme comme contre-
pouvoir indispensable qu’avait, déjà, brandie George
Clooney face à l’administration Bush, avec Good
Night, and Good Luck (2005), film sur Edward R.
Murrow (1908-1965), ce journaliste de télévision
qui justement, en 1953, avait provoqué la chute du
sénateur McCarthy. On peut y entendre le discours
qu’il prononça trois ans plus tard, quand il fut célébré
par la profession, cassant l’ambiance par une charge
froide contre une télévision « utilisée essentiellement
pour nous distraire, nous illusionner, nous amuser,
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nous désolidariser », accompagnée d’un appel à ce
que les journalistes résistent en se battant pour la
dignité de leur métier et la qualité des contenus (à
voir ici). Avec Pentagon Papers, c’est la question
de l’indépendance qui est au cœur de l’histoire :
savoir résister aux pressions, oser publier ce que les
pouvoirs voudraient taire, s’émanciper de la tutelle
des propriétaires, défendre le pouvoir souverain de la
rédaction.
À l’heure des concentrations et des faillites qui
accompagnent la révolution numérique, avec des
prises de contrôle des médias par des intérêts
extérieurs aux métiers de l’information, Steven
Spielberg a préféré cet angle original plutôt que
de frayer des pistes plus évidentes. Car en 1971,
le vrai héros de cette histoire est évidemment le
lanceur d’alerte, Daniel Ellsberg, l’analyste de la
Rand Corporation qui permit de révéler les milliers
de pages de documents secrets venus du Pentagone
sur la gestion mensongère et criminelle de la guerre
du Vietnam par trois présidents américains successifs.
Décalant la perspective, le réalisateur a de plus mis de
côté le principal quotidien à l’origine des révélations,
le New York Times, puissance alors déjà installée, pour
se tourner vers l’outsider, le Washington Post, qui
n’était alors qu’un quotidien local, fût-ce celui de la
capitale des États-Unis où siège le Congrès et se trouve
la Maison Blanche.
Quand une décision de justice interdit au quotidien
new-yorkais de publier des documents « secret
défense », sous peine d’emprisonnement, son allié
et rival washingtonien va reprendre le flambeau
et braver l’interdit, tandis qu’un recours devant la
Cour suprême va heureusement se terminer par
une décision favorable à la liberté de la presse,
annulant l’interdiction. Centrée sur la relation entre
le rédacteur en chef, Ben Bradlee (1921-2014) – qui
le sera encore lors du scandale Watergate, quelques
années plus tard, qui entraînera la chute du président
Nixon – et la propriétaire, Katharine Graham
(1917-2001), toute la tension du scénario repose sur
une seule question : vont-ils oser publier ou se plier
à l’interdit ? Les pressions du milieu social de la
propriétaire, elle-même traditionnelle et conservatrice,
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vont-ils l’emporter ? Ou bien, par-delà les sensibilités
politiques des uns et des autres, le principe du droit
de savoir tout ce qui est d’intérêt public va-t-il les
rassembler ?
Comme pour tous les films rapidement évoqués et bien
d’autres encore, Pentagon Papers plonge forcément
un journaliste français dans un sentiment paradoxal.
D’enthousiasme et de malaise. D’enthousiasme pour
son métier, dont l’idéal y est rehaussé loin de ses
petitesses et de ses lâchetés. De malaise pour son pays,
car l’imaginaire démocratique qui est ici porté est
non seulement absent de notre cinéma comme roman
national mais, de plus, abîmé par un discours politique,
voire médiatique, qui le malmène ou le discrédite. La
courte histoire de Mediapart, qui fêtera ses dix ans en
mars prochain, pourrait abondamment en témoigner
tant, de l’affaire Bettencourt au scandale Sarkozy-
Kadhafi en passant par le compte Cahuzac, elle fut
marquée de batailles à contre-courant pour imposer
la vérité de nos informations et défendre la légitimité
de leur publication. Non seulement en justice mais
devant l’opinion, face à l’adversité coalisée du monde
politique et des médias dominants.
Aux origines de la faible culture
démocratique française
L’histoire de ce décalage entre France et États-
Unis reste à faire, dont la clé est évidemment
politique avant de se traduire par ce contraste
cinématographique – on peine à trouver un grand
film français héroïsant le journalisme en fantassin
de la démocratie. Sans doute faut-il remonter très
loin, en allant aux sources de l’illibéralisme français,
ce privilège donné au pouvoir, notamment sous
sa forme étatique, plutôt qu’à l’individu et à ses
audaces solitaires. Car s’agissant de la liberté de
la presse, d’information et d’expression, la culture
politique dominante française, aussi bien à gauche
qu’à droite, entretient depuis les premiers débats
révolutionnaires un rapport de défiance vis-à-vis d’un
droit fondamental qui lui semble un désordre potentiel.
Issue des débats de l’été 1789, la première formulation
de cette liberté fondamentale, dans l’article 11 de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
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s’accompagne en effet d’un « sauf » restrictif. Cette
restriction ne vaut que dans ce cas d’espèce, les autres
libertés n’ayant de limites que dans leur confrontation
à d’autres droits, comme l’énonce au préalable l’article
4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui
ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits
naturels de chaque homme n’a de bornes que celles
qui assurent aux autres Membres de la Société la
jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent
être déterminées que par la Loi. » Or seule la « libre
communication des pensées et des opinions », alors
même qu’elle est considérée comme l’« un des droits
les plus précieux de l’Homme », se voit formulée avec
une réserve explicite : « Tout Citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus
de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
Un « sauf » qui n’en finit pas de réclamer son dû.
Ce n’est pas le lieu, ici, de retracer les récurrents débats
sur la liberté de la presse de l’immédiat après-1789,
où s’exprime déjà la tentation de l’encadrer et de
la contrôler face à cette imprévisible « révolution
du journal » dont les bouillonnantes « nouvelles à
la main », gazettes recopiées plutôt qu’imprimés,
faute de moyens, étaient l’équivalent de nos blogs
contemporains, expression libre du « n’importe qui »
citoyen. Mais pour en résumer la tension, il suffit de
rappeler la formulation autrement audacieuse choisie
par la seconde Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen qui, quatre ans après la première, introduit
la Constitution du 24 juin 1793, celle de l’An I de
la République – Constitution qui n’eut pas le temps
d’entrer en vigueur. Il s’agit de son article 7 : « Le
droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par
la voie de la presse, soit de toute autre manière, le
droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice
des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité
d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le
souvenir récent du despotisme. » Cette fois, aucune
réserve ni restriction, tout au contraire l’affirmation
d’une évidence, soulignée par la dernière phrase.
Une évidence qui associe, irréductiblement, liberté
de la presse (soit liberté d’opinion, d’expression,
d’information, etc.), liberté de réunion et liberté de
croyance.
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Il se trouve que cette différence entre les deux
déclarations des droits est déjà une histoire franco-
américaine. Le francocentrisme de nos débats
intellectuels et politiques a pour conséquence qu’il
n’est jamais souligné combien l’énoncé de 1793 est,
en réalité, une adaptation de l’anglais au français du
premier amendement de la Constitution des États-Unis
d’Amérique, adopté avec la Déclaration des droits le
15 décembre 1791, soit un an et demi avant l’énoncé
républicain de 1793. Cet amendement a en effet pour
particularité de lier ensemble les mêmes trois libertés :
celles de s’exprimer, de croire et de se réunir, bref
de défendre sa propre opinion, fût-elle minoritaire ou
contestataire. « Le Congrès, énonce-t-il, n’adoptera
aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou
à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter
la liberté d’expression, de la presse ou le droit des
citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au
Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations
des torts subis. »
Il n’est pas exclu que ce va-et-vient transatlantique
d’une révolution à l’autre, l’américaine et la française,
ait eu pour passeur un citoyen de plusieurs mondes,
protagoniste de la contestation démocratique de la
monarchie britannique, avant de devenir le principal
publiciste des insurgés de la colonie nord-américaine,
puis d’épouser passionnément la cause républicaine
française, ce qui lui vaudra d’être citoyen français
et député à la Convention en 1792 – donc témoin
et acteur de ses débats en 1793. Cet internationaliste
pionnier, trop oublié de nos jours, s’appelait Thomas
Paine (1737-1809). Paine, qui survivra à la Terreur, ne
rentrera aux États-Unis qu’en 1802. Ce qui lui laissera
le temps de jauger le futur empereur Napoléon Ier,
refusant de céder aux avances intéressées d’un Premier
Consul dont il avait deviné les intentions autoritaires.
Drôle de pays tout de même que le nôtre qui continue
de célébrer, au prétexte de l’homme d’État, l’un
des pires ennemis des libertés, et notamment de la
liberté de la presse – sans oublier, ô combien, le
rétablissement par Bonaparte de l’esclavage, aboli par
la Révolution qui l’avait même déclaré « crime de lèse-
humanité ». « La presse, confiera l’empereur déchu à
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Sainte-Hélène, doit, entre les mains du gouvernement,
devenir un puissant auxiliaire pour faire parvenir
dans tous les coins de l’Empire les saines doctrines et
les bons principes. L’abandonner à elle-même, c’est
s’endormir à côté d’un danger. » Même aux pires
temps de la Terreur révolutionnaire, il y eut plus de
journaux d’opinions diverses que sous l’Empire qui,
en vérité, n’en connaissait qu’un, l’officiel, décliné
sous divers atours.
« Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai
pas trois mois au pouvoir », disait Napoléon juste
après son coup d’État du 18-Brumaire an VIII (9
novembre 1799). On n’en finirait pas de citer le
premier des Bonaparte sur ce sujet, tant sa détestation
de la presse disait sa haine de la liberté, sauf si
elle se mettait à son service. Cette lettre à Joseph
Fouché, son ministre de l’intérieur, par exemple :
« Réprimez un peu les journaux. Faites-y mettre
de bons articles. Faites comprendre aux rédacteurs
des Débats et du Publiciste que le temps n’est pas
éloigné où, m’apercevant qu’ils ne sont pas utiles,
je les supprimerai avec tous les autres, et je n’en
conserverai qu’un seul. […] Le temps de la Révolution
est fini, et il n’y a plus en France qu’un seul parti. Je
ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent
rien contre nos intérêts. »
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Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa,
Société des Amis de Mediapart.
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Que sous trois présidences, celles de Nicolas Sarkozy,
de François Hollande, puis d’Emmanuel Macron,
notre journal se soit dressé avec constance contre le
présidentialisme français, ce monarchisme républicain
qui prolonge le césarisme bonapartiste, n’est donc
qu’intérêt bien compris : lucidité plutôt qu’audace,
réalisme plutôt qu’idéalisme, cohérence plutôt que
surenchère. Cette simple conviction, au fond, que cet
archaïsme politique, si tenace alors qu’il n’a cessé de
dévitaliser notre démocratie en réduisant la volonté de
tous au pouvoir d’un seul, est l’adversaire farouche
d’une presse libre. Comme si un passé lointain,
d’étatisme, de verticalisme et d’autoritarisme, pesait
toujours sur notre présent.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi nous
avons toujours dû et devons encore nous battre,
sans cesse, pour défendre ce qui semble une
évidence dans le cinéma américain. Tout simplement
parce que la conception de la liberté de la
presse et de l’indépendance du journalisme dont se
revendique Mediapart, avec une intransigeance que
les accommodants et les opportunistes caricaturent en
sectarisme ou en dogmatisme, ne va tout simplement
pas de soi en France.
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