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luso-brésilien
Salomon Noël. Sur quelques aspects de « lo humano » dans" Poemas humanos" et "España aparta de mí este cáliz" de César
Vallejo. In: Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n°8, 1967. Numéro spécial consacré à la deuxième partie du
colloque international sur "Littérature et histoire du Pérou " pp. 97-133;
doi : 10.3406/carav.1967.1161
http://www.persee.fr/doc/carav_0008-0152_1967_num_8_1_1161
" "
et España aparta de mí este cáliz
de César Vallejo
Nous devons dire tout d'abord que nous ne sommes pas « valle-
jista » et nous éprouvons quelque gêne à parler en présence de vrais
spécialistes du poète péruvien comme le sont Luis Monguió, et
Daniel Devoto. Nous tenons à souligner aussi que nous n'avons pas
la prétention d'épuiser l'étude de « lo humano » chez C. Vallejo dans
le cadre d'une communication comme celle-ci; c'est bien ce que nous
entendons signifier par le libellé de son titre.
On sait que le poète mourut le 15 avril 1938 et qu'à la demande de
quelques-uns de ses amis — parmi lesquels se trouvait Raúl Porras
Barrenechea — sa veuve, Georgette Vallejo, promit de copier très
fidèlement les poèmes inédits de son mari. L'impression du volume
posthume fut achevée le 15 juillet 1939 et le titre qu'il porte, Poemas
humanos (l), fut choisi par les éditeurs et non par C. Vallejo lui-
même. On peut penser raisonnablement que R. Porras Barrenechea
suggéra ce titre, lequel correspond parfaitement à la tonalité
humaine de l'ensemble du recueil (2) nettement définie dans l'un des
C. DE CARAVELLE 7
98 C. de CARAVELLE
ont pu être prononcés ou écrits. Javier Abril — son propos est peut-
être trop tranchant — n'hésite pas à affirmer que la déclaration est
apocryphe (8). Souhaitons donc que l'on puisse avancer — d'un pas
au moins — dans ce débat désagréable par une consultation du
document où a été couchée la déclaration. A notre tour nous
émettons le vœu que notre « compatriote » Georgette Vallejo — elle est
Bretonne comme nous — qui, à Lima, détient les papiers de son
mari, permette aux chercheurs d'avoir accès à ces pièces
indispensables pour une meilleure connaissance de la vie et de l'œuvre
du grand poète péruvien.
Dans le courant des commentaires qui contribuent à forger l'idée
d'un C. Vallejo chrétien jusque dans Poemas humanos, nous avons
des livres sans valeur comme celui, récent, de C.A. Ángeles Cavallero:
César Vallejo y su obra, Lima, 1964. Il comporte un chapitre intitulé
« Intención cristiana » dans lequel après avoir postulé hardiment
que toute poésie laisse transparaître des sentiments religieux (9),
le critique, sans tenir le moindre compte de la chronologie, place
sur le même plan Los heraldos negros (1918), Trilce (1922) et
Poemas humanos (1923-1938). Utilisant — sans en dégager le sens
exact — et en le tronquant — un texte de A. Coyné sur Poemas
humanos il conclut tout uniment : « Por lo expuesto — con
angustiosa brevedad — deducimos el fuerte influjo del sentimiento
cristiano en la poesía vallejiana » (10). En vertu de cette méthode
approximative et a-historique qui consiste à considérer l'ensemble
de la production de G. Vallejo comme un seul bloc, le lecteur est
incapable de percevoir l'originalité de Poemas humanos.
(8) Cf. Javier Abril, Vallejo, ediciones Front, Buenos-Aires, 1958, pp. 225-231.
Un chapitre entier intitulé « Sobre un texto apócrifo atribuido a Vallejo, en
los últimos momentos, por un alma caritativa » est consacré par Javier Abril
à cette question. Il écrit notamment :
« Sobre este punto traté en cierta ocasión con Juan Ríos, a quien inquirí y
demandé por el original manuscrito tras lo cual me aseguró irónico y sin
convicción alguna, que no existía por haber sido dictado ».
L'affirmation de Javier Abril selon laquelle la déclaration attribuée à C.
Vallejo ne figure dans aucun manuscrit autographe du poète semble être
corroborée dans un article intitulé Vallejo según Georgette in Caretas, Lima, 1951,
n° 9, qui rapporte une interview de Georgette Vallejo. Selon celle-ci la
déclaration lui fut dictée par son mari. Il est donc à craindre que la discussion sur
l'authenticité des mots attribués à C. Vallejo ne dure indéfiniment.
(9) Cf. p. 85 : « Los poetas siempre dejan entrever en sus versos ideas
religiosas, i Qué decir de César Vallejo, universal y cósmico, poeta de la angustia y
el dolor lacerante ?... Vallejo no pudo eludir, soslayar el sentimiento religioso —
en el sentido cristiano — por ser el más genuino y representativo de los poetas
de la literature peruana de todos los tiempos ». Ces lignes reposent sur deux
postulats, pour le moins discutables, quant à la « poésie » et à la péruanité ».
(10) Op. cit., p. 87.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 101
Cil) L'un d'eux est Cintio Vintier in Experiencia de la poesía (Trabajo leído
en el Ateneo de La Habana, el día 8 de marzo de 19Ü), La Habana, Colección
Ensayos,
n° 1, 19611944,
(Universidad
pp. 39-&0.deSon
Córdoba),
texte a p.été95-101
publiésous
à nouveau
le titre : inLaAula
religiosidad,
Vallejo,
César Vallejo. On remarquera que l'auteur parle de sentiments « religieux »
sans préciser s'ils sont « chrétiens ». Son idée fondamentale est que « la
experiencia cabal de la poesía es la experiencia del destierro, de la perdición,
y del pecado... »
(12) César Vallejo, poeta trascendental de Hispanoamérica. Su vida, su obra,
su significado, (Actas del Simposium celebrado por la Facultad de Filosofía y
Humanidades de la Universidad nacional de Córdoba) in « Aula Vallejo »
(2-3-4) Córdoba, 1962.
(13) Cf. Actas del Simposium... de Córdoba, p. 233.
(14) L'idée de cette extraordinaire « correspondance est sans cesse reprise
par Juan Larrea. Cf. La religión del lenguaje español, in Anales de la
Universidad Nacional Mayor de San Marcos, Afio II, Lima, enero-junio de 1951, n° 5,
102 C. de CARAVELLE
(20) Op. cit., pp. 15-16. Le poème est suivi de l'indication : « vers Í93Í ».
On aimerait pouvoir vérifier sur manuscrit si nous la devons à César Vallejo
lui-même ou à Georgette Vallejo. Elle est pour l'ensemble du recueil, la seule
indication de date se rapportant à 1931, la seule aussi qui soit rédigée sous une
forme si approximative... et en français. Cela dit, ce que l'on sait de l'évolution
idéologique de C. Vallejo incite à penser que 1931 est une année où, en effet,
il a pu écrire un tel poème.
(21) C'est le cas pour Pablo Neruda dans les poèmes du Canto general,
consacré aux martyrs indiens de la résistance, aux conquérants espagnols :
Cuauhtemoc, Atahualpa, Caupolicán. C'est le cas aussi de Nicolás Guillen dans
El son entero (Cf. Elegía a un soldado vivo). Citons par exemple dans El
empalado (Caupolicán) de P. Neruda :
106 C. de CARAVELLE
« ¡ Y también de resultas
del sufrimiento, estoy triste
hasta la cabeza, y más triste hasta el tobillo,
de ver al pan, crucificado, al nabo,
ensangrentado,
llorando, a la cebolla,
al cereal, en general, harina,
a la sal, hecha polvo, al agua, huyendo,
al vino, un ecce-homo,
tan pálida a la nieve, al sol tan ardido ! » (25).
(29) Op. cit., pp. 98-99. La dernière strophe du même poème en prose traduit
une rupture radicale avec l'attitude chrétienne à l'égard de l'univers :
« Yo creía hasta ahora que todas las cosas del universo eran, inevitablemente,
padres o hijos. Pero he aquí que mi dolor de hoy no es padre ni hijo... Hoy
sufro, suceda lo que suceda. Hoy sufro solamente. »
Cette contemplation intemporelle de la souffrance rompt avec le « sens de
l'histoire » introduit par le christianisme. Dans la visée chrétienne il y a
déploiement du temps : le passé est le lieu du péché, l'avenir celui de la grâce
et le présent le temps de la décision, le moment du refus ou de l'accueil de
l'appel divin.
(30) Cf. Père F. Varillon, Op. cit., passim.
(31) Cf. Acides Spblucîn, in Actas del Simposium... de Córdoba, p. 66. Dans
ce poème Alcides Spelucín voit avec raison l'expression d'un désaccord entre
Vallejo et la « bonne société » provinciale — pétrie de « bonne conscience » —
de Trujillo.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 111
On peut découvrir aussi dans Los heraldos negros des images qui
traduisent le sentiment d'un abandon du Fils par le Père; ainsi de
C. DE CARAVELLE 8
114 C. de CARAVELLE
Au bout du compte nous croyons que font erreur les critiques qui
insinuent la thèse d'un C. Vallejo « suicidé inconscient » qui finit
par mourir miné du dedans par un mal qui n'aurait été que
l'attirance métaphysique de la Mort et de l'Au-delà i40). Aucun texte
— même pas parmi ceux où s'exprime un évident « taedium
vitae » (par exemple Panteón, éd. citée p. 74) — de Poemas humanos
et de España aparta de mí este cáliz n'indique une démarche qui
mène au suicide, et plusieurs traduisent au contraire une véritable
nostalgie des beautés de la vie — y compris zoologique — à laquelle
le poète a participé pleinement en tant qu'individu du groupe
« hominien » (41). Ajoutons que nous possédons un texte en prose
de C. Vallejo qui laisse entrevoir que, pour des raisons sociales, il
n'approuvait pas le suicide (42).
(44) Ed. citée, p. 59. Dans cette édition, la première strophe du poème voit
les points d'interrogation disposés selon le système espagnol et dans les autres
ils apparaissent selon l'usage français (c'est-à-dire sans signe renversé en début
d'interrogation). Nous ne pouvons attribuer cette incohérence à C. Vallejo.
(45) Ed. citée, p. 45.
118 C. de CARAVELLE
(50) On peut voir Jean-Yves Calvez, S.J., La pensée de Karl Marx, éditions
du Seuil, Paris, 1956. Le Père J.Y. Calvez cite notamment un texte de La Sainte
Famille où cette notion apparaît clairement. Il écrit :
« La critique critique ne crée rien, écrivait Marx dans La Sainte Famille;
l'ouvrier crée tout et à tel point que, par les créations de son esprit, il fait
honte à toute la critique : les ouvriers français et anglais peuvent en témoigner.
L'ouvrier crée même l'homme » (Op. cit., p. 545).
(51) Ce texte fut diffusé en Occident principalement à partir de 1932, dans des
éditions malheureusement incomplètes et pleines d'erreurs, qui proviennent de
la première édition allemande faite à Leipzig en 1932. Dans la première édition
française (Costes, 1937) le chapitre sur le « travail aliéné » manque. Citons
cependant d'après l'édition Costes (Oeuvres philosophiques, tome VI, traduction
J. Molitor) que C. Vallejo a pu avoir en mains en 1937, ces phrases de Marx
où s'affirme le primat faustien de la « praxis »:«... pour l'homme socialiste,
toute la prétendue histoire du monde n'est rien d'autre que la production de
de l'homme par le travail humain... » (Ed. citée, p. 40).
« La grande importance de la Phénoménologie de Hegel... est donc que Hegel
considère la production propre de l'homme comme un processus... qu'il voit...
dans l'homme véritable... le résultat de son propre travail » (p. 69). Certaines
des idées concernant l'humanisme de Marx auquel nous faisons référence sont
également formulées dans L'idéologie allemande qui parut en Allemagne en
1932. Dans ce texte où Marx a fondé véritablement la philosophie marxiste,
l'auteur — se séparant en cela du matérialisme de Feuerbach — octroie une
importance de premier plan à 1' « activité » humaine concrète, en tant que
pratique ». Ainsi que le remarque Roger Garaudy in De l'anathème au dialogue,
Pion, Paris, 1965, p. 60, dans les Thèses sur Feuerbach (fragment de L'idéologie
allemande) « ... sept thèses sur onze sont directement consacrées à dégager les
divers aspects de cet acte créateur de l'homme : le côté actif de la connaissance,
le critère de la pratique (seul critère de la vérité), la tâche de la philosophie
définie comme étant de transformer le monde ».
Nous avons la certitude que C. Vallejo eut connaissance des idées exprimées
dans l'ensemble de ces textes bien avant 1932. C'est ainsi que dans El
pensamiento revolucionario, article écrit à Paris en 1929, et publié dans la revue
« limeña » Mundial, le 3 mai 1929, il s'appuie sur la phrase-axiome de
L'idéologie allemande (Thèse XI sur Feuerbach) : « Les philosophes se sont bornés
à interpréter le monde de diverses façons; ce qui importe, c'est de le
transformer. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 121
parus à Lima (52) et dans le reportage intitulé Rusia en 1931 (53) qui
nous aident à éclairer C. Vallejo par lui-même. Parmi bien des
passages intéressants pour l'étude de cet aspect de 1' « humanisme »
de C. Vallejo à partir de 1928-1931 on peut lire dans Rusia 1931
celui qu'il consacre à « l'esthétique du travail » mise en œuvre dans
les films d'Einseinstein {Le cuirassé Potemkine et La ligne générale),
esthétique qui fait du travail la « substance première » et le
« destin sentimental » de l'art :
« La que trae Einseinstein es una estética del trabajo (no una estética
económica, que es una noción disparata y absurda). El trabajo se erige
así en sustancia primera, génesis y destino sentimental del arte » (54).
II nous paraît révélateur que sous la plume de C. Vallejo cette
analyse de « l'esthétique du travail » dans les films du grand
producteur soviétique débouche sur un véritable chant d'espérance
et de foi en l'humain réalisé dans et par un travail — non
aliéné — où l'homme se produira lui-même comme être total et
universel :
« Craneados de labor,
y calzados de cuero de vizcacha,
calzados de senderos infinitos,
y los ojos de físico llorar,
creadores de la profundidad,
saben, a cielo intermitente de escalera,
ti) Ed. citée, p. 47. Un passage de Rusia en 1931 (qui figure déjà dans la
revue madrilène Bolivar, n° 12, 15 de julio de 1930, p. 7) nous fournit clairement
l'arrière-plan idéologique de ces vers. Y prenant le contrepied de l'excessif
« détermimisme géographique » de Lucien Romier dans ses livres Amérique ou
Europe et L'homme nouveau, C. Vallejo écrivait :
« Romier hace suyo el célebre principio de los fisiócratas : « Las leyes
constitutivas de la sociedad son las leyes de orden natural ». Romier se queda aquí
y rechaza o no concibe la influencia del medio social sobre la Naturaleza y
sobre la propia sociedad, influencia que, según Marx, toma día a día un peso
decisivo en los destinos y transformaciones sociales... Nada tiene pues, de extraño
que ignore o no comprenda da doctrina socialista, que atribuye a la sociedad
y a la Naturaleza una influencia recíproca, tendiendo la primera constante y
progresivamente a dominar a la segunda, valiéndose de los progresos infinitos
de la técnica. » (París, julio de 1930.)
(62) Pour une introduction à l'étude stylistique de l'œuvre de C. Vallejo,
on dispose maintenant du livre de Giovanni Meo Zilio, Stile e poesia in César
Vallejo, Padova, 1960. L'ouvrage repose essentillement sur l'analyse du long
poème Himno a los voluntarios de la República.
(63) Cf. Epístola a los transeúntes, op. cit., p. 14 : « sufriendo como sufro del
lenguaje directo del león. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 125
y económicamente
cuando doy la espalda a Oriente,
distingo en dignidad de muerte a mis visitas » (67),
(74) Moscú contra Moscú est la première version de Entre las dos orillas
corre el rio. On peut lire dans la revue Letras peruanas (qui fut dirigée par
Jorge Puccinelli), n° 6 et n° 7, année 1952, sous le titre de Una tragedia inédita
de Vallejo, des scènes de la version primitive qui furent supprimées dans la
version définitive.
(75) Ed. citée, p. 16.
(76) Cf. éd. citée, p. 160 contre le « bureaucratisme » soviétique; voir surtout,
pp. 193-194 où C. Vallejo fait expliquer par une militante communiste que la
morale socialiste substitue à la charité, la justice et le travail pour tous.
C. Vallejo n'en fait pas moins la charité à un mendiant jeune et en état de
travailler : « Yeva es comunista, pero yo soy burgués. Le doy al vagabundo
unos kopeks... »
C. DE CARAVELLE 9
130 C. de CARAVELLE
DISCUSSION
M. RODRIGUEZ-MOÑINO.
M. MONGUIÓ.
(77) In notas del Autor, préface à Rusia en Í93i, éd. citée, p. 11.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 131
M. SALOMON.
M. SICARD.
M. DEVOTO.
M. SALOMON.