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Cahiers du monde hispanique et

luso-brésilien

Sur quelques aspects de « lo humano » dans" Poemas humanos"


et "España aparta de mí este cáliz" de César Vallejo
Noël Salomon

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Salomon Noël. Sur quelques aspects de « lo humano » dans" Poemas humanos" et "España aparta de mí este cáliz" de César
Vallejo. In: Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n°8, 1967. Numéro spécial consacré à la deuxième partie du
colloque international sur "Littérature et histoire du Pérou " pp. 97-133;

doi : 10.3406/carav.1967.1161

http://www.persee.fr/doc/carav_0008-0152_1967_num_8_1_1161

Document généré le 31/05/2016


COMMUNICATION DE M. NOËL SALOMON
Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Bordeaux

Sur quelques aspects de " lo humano "

dans " Poemas humanos "

" "
et España aparta de mí este cáliz

de César Vallejo

Nous devons dire tout d'abord que nous ne sommes pas « valle-
jista » et nous éprouvons quelque gêne à parler en présence de vrais
spécialistes du poète péruvien comme le sont Luis Monguió, et
Daniel Devoto. Nous tenons à souligner aussi que nous n'avons pas
la prétention d'épuiser l'étude de « lo humano » chez C. Vallejo dans
le cadre d'une communication comme celle-ci; c'est bien ce que nous
entendons signifier par le libellé de son titre.
On sait que le poète mourut le 15 avril 1938 et qu'à la demande de
quelques-uns de ses amis — parmi lesquels se trouvait Raúl Porras
Barrenechea — sa veuve, Georgette Vallejo, promit de copier très
fidèlement les poèmes inédits de son mari. L'impression du volume
posthume fut achevée le 15 juillet 1939 et le titre qu'il porte, Poemas
humanos (l), fut choisi par les éditeurs et non par C. Vallejo lui-
même. On peut penser raisonnablement que R. Porras Barrenechea
suggéra ce titre, lequel correspond parfaitement à la tonalité
humaine de l'ensemble du recueil (2) nettement définie dans l'un des

(1) Poemas humanos (1923-1938), Les Editions des Presses modernes, Au


Palais Royal, 1939, 158 pp. (Avec des notes de Luis Alberto Sánchez, Jean Cassou
Raúl Porras Barrenechea).
(2) Dans les pages du prologue à l'édition « princeps » qu'écrivit Luis
Alberto Sánchez, le critique péruvien insistait beaucoup sur ce caractère
« humain » du recueil : « No hay en América poeta más personal que Vallejo,
ni más desasido de retórica. En él lo humano puede más que todo. Hombre en
plenitud de sencillez, de hogaridad, de hombría ». J. Larrea dans son article

C. DE CARAVELLE 7
98 C. de CARAVELLE

poèmes-clés, Los nueve monstruos (3), où le mouvement poétique


repose sur la réitération de formules comme : « hombres humanos »,
« hermanos hombres », « hermanos humanos », qui reviennent à la
manière d'un « leit-motiv ». La critique a été unanime à voir dans
Poemas humanos un profond sentiment de solidarité humaine dans
le malheur et a salué sans réticence une poésie de la vie des pauvres
mortels que ronge douleureusement l'angoisse de la destruction
physique. Bref, tout le monde a été sensible au déchirant témoignage
sur la souffrance porté par Poemas humanos; et tout le monde a
reconnu en C. Vallejo l'un des poètes les plus « humains » de ce qu'il
est convenu d'appeler aujourd'hui le « premier XXe siècle ».
Si, sans exception, la critique a été sensible au cri douloureux de
Poemas humanos on ne peut dire cependant qu'elle ait manifesté la
même unanimité dans sa définition de l'humanisme impliqué par
une poésie si radicale. A mesure que les années passent l'historien
de la littérature constate qu'un véritable culte de C. Vallejo se
développe et qu'en liaison avec ce culte s'élabore une image de
l'auteur de Poemas humanos qui ne correspond pas forcément à la
réalité ou qui, pour le moins, en néglige ou infléchit certains aspects
historiquement importants. Il arrive que, mus par les meilleurs
sentiments, des amis intimes de C. Vallejo participent à cette
opération « mythologique » (traditionnelle, après tout, en histoire de la
littérature) et à côté de quelques livres justes, équilibrés, et exacts,
parmi lesquels il faut mentionner ceux de Luis Monguió (4) et de
André Coyné (5), nous découvrons une abondante littérature — la
plupart du temps dithyrambique et admirative — qui contribue à

Claves de profundidad (apéndice « A ») publié dans Aula Vallejo, n° 1,


Universidad nacional de Córdoba (Argentine), 1961, p. 92, estime impropre le titre
choisi par les éditeurs. Il en propose deux autres qui seraient également
convenables (Nómina de huesos et Versos póstumos). Il n'hésite pas à affirmer
catégoriquement que jamais C. Vallejo n'aurait consenti qu'un de ses livres
poétiques : « se titulara de modo tan insubstancial y fuera de contexto ». Cette
affirmation est polémique et ne nous convainc pas.
(3) César Vallejo, Poemas humanos. Biblioteca contemporánea, ed. Losada,
S.A., Buenos-Aires, 1961, p. 29. Nos citations ultérieures de Poemas Humanos
et de España aparta de mí este cáliz seront faites d'après cette édition récente,
à la portée de tout le monde. Toutefois la ponctuation offerte par cette dernière
étant fort mauvaise, nous la corrigerons chaque fois qu'une telle opération
s'avérera nécessaire.
(4) Luis Monguió, César Vallejo (Í892-Í938), Vida y obra. Bibliografía,
Antología, New-York, Hispanic Institute in the United States, Columbia
University (Autores modernos, n° 19), 1952, 144 pp.
(5) André Coyné, César Vallejo y su obra poética, (Biblioteca de escritores
peruanos, dirigida por Jorge Puccinelli), Editorial Letras Peruanas, Lima, sin
año.
Nous devons à la générosité de Jorge Puccinelli d'avoir pu nous procurer ce
livre difficile à trouver : qu'il en soit ici remercié.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 99

altérer le sens de l'humanisme « vallejiano » dans Poemas humanos


soit par une fausse orientation de l'analyse, soit par le silence qu'elle
garde sur certains côtés du message enveloppé dans le texte.
Une direction de l'effort d'exégèse entrepris consiste à expliquer
que l'esprit de Poemas humanos est fondamentalement chrétien.
Il est bien vrai que C. Vallejo reçut une formation religieuse dans
son enfance et son adolescence. Celle-ci, qui est mal connue, serait
à étudier avec précision et l'on s'étonne que, par faux laïcisme, soit
écartée parfois l'étude de ce problème important que l'on ne peut
scientifiquement éluder si l'on veut comprendre un recueil comme
Los heraldos negros (1918) où nous sommes en présence —
indubitablement — de sentiments religieux clairement chrétiens. Mais
c'est commettre un anachronisme — péché interdit à l'historien —
que de placer toutes les époques de C. Vallejo sur le même plan et ce
n'est pas tenir compte de l'évolution intérieure du poète que d'en
faire le représentant d'un « humanisme chrétien » dans Poemas
humanos (1923-1938) : c'est en particulier tenir pour nul, ou
minimiser, le fait qu'à partir de 1929-1931 il s'engage politiquement,
adhère idéologiquement au marxisme, et va même jusqu'à entrer
dans les rangs du Parti Communiste espagnol (6) à une date que
l'on pourra certainement préciser un jour par des documents
d'archives (7). Certes, pour étayer la thèse d'un C. Vallejo chrétien
dans Poemas humanos on peut invoquer une déclaration qu'il aurait
faite peu avant de mourir à la Villa Arago, à Paris, le 29 mars 1938,
et qui figure dans certaines éditions de la maison Losada (mais non
dans toutes) : « Cualquiera que sea la causa que tenga que
defender ante Dios, más allá de la muerte tengo un defensor :
Dios ». A nos yeux cette déclaration n'engage pas le contenu des
poèmes de Poemas humanos écrits antérieurement, poèmes qu'il
faut expliquer tels qu'ils sont dans leur texte et leur circonstance
même. Toutefois avant de se livrer à une discussion sur son sens,
ou sur ses rapports avec les vers de Poemas humanos, l'historien
aimerait prendre une précaution élémentaire : celle qui consisterait
à étudier les conditions dans lesquelles les mots prêtés à C. Vallejo

(6) Certains tentent aujourd'hui de dissimuler ou de nier ce fait. Pourtant


Georgette Vallejo écrivait, il n'y a pas si longtemps, dans Apuntes biográficos
de César Vallejo en introduction à une édition de Los heraldos negros (edit.
Perú Nuevo, Lima, 1959, p. 17) : « Vallejo, tanto en busca de nuevos trabajos
como entregado a sus deberes políticos (se ha inscrito en el Partido comunista
español) tiene que desplazarse mucho y se ve obligado a hacerlo a pie... ».
(7) Le 29 décembre 1930, un arrêté de police expulsa Vallejo hors de France
en raison de son activité communiste. Nous savons où se trouvent certains
documents concernant l'appartenance de C. Vallejo au mouvement communiste
international. Le jour venu ils pourront être utilisés.
100 C. de CARAVELLE

ont pu être prononcés ou écrits. Javier Abril — son propos est peut-
être trop tranchant — n'hésite pas à affirmer que la déclaration est
apocryphe (8). Souhaitons donc que l'on puisse avancer — d'un pas
au moins — dans ce débat désagréable par une consultation du
document où a été couchée la déclaration. A notre tour nous
émettons le vœu que notre « compatriote » Georgette Vallejo — elle est
Bretonne comme nous — qui, à Lima, détient les papiers de son
mari, permette aux chercheurs d'avoir accès à ces pièces
indispensables pour une meilleure connaissance de la vie et de l'œuvre
du grand poète péruvien.
Dans le courant des commentaires qui contribuent à forger l'idée
d'un C. Vallejo chrétien jusque dans Poemas humanos, nous avons
des livres sans valeur comme celui, récent, de C.A. Ángeles Cavallero:
César Vallejo y su obra, Lima, 1964. Il comporte un chapitre intitulé
« Intención cristiana » dans lequel après avoir postulé hardiment
que toute poésie laisse transparaître des sentiments religieux (9),
le critique, sans tenir le moindre compte de la chronologie, place
sur le même plan Los heraldos negros (1918), Trilce (1922) et
Poemas humanos (1923-1938). Utilisant — sans en dégager le sens
exact — et en le tronquant — un texte de A. Coyné sur Poemas
humanos il conclut tout uniment : « Por lo expuesto — con
angustiosa brevedad — deducimos el fuerte influjo del sentimiento
cristiano en la poesía vallejiana » (10). En vertu de cette méthode
approximative et a-historique qui consiste à considérer l'ensemble
de la production de G. Vallejo comme un seul bloc, le lecteur est
incapable de percevoir l'originalité de Poemas humanos.

(8) Cf. Javier Abril, Vallejo, ediciones Front, Buenos-Aires, 1958, pp. 225-231.
Un chapitre entier intitulé « Sobre un texto apócrifo atribuido a Vallejo, en
los últimos momentos, por un alma caritativa » est consacré par Javier Abril
à cette question. Il écrit notamment :
« Sobre este punto traté en cierta ocasión con Juan Ríos, a quien inquirí y
demandé por el original manuscrito tras lo cual me aseguró irónico y sin
convicción alguna, que no existía por haber sido dictado ».
L'affirmation de Javier Abril selon laquelle la déclaration attribuée à C.
Vallejo ne figure dans aucun manuscrit autographe du poète semble être
corroborée dans un article intitulé Vallejo según Georgette in Caretas, Lima, 1951,
n° 9, qui rapporte une interview de Georgette Vallejo. Selon celle-ci la
déclaration lui fut dictée par son mari. Il est donc à craindre que la discussion sur
l'authenticité des mots attribués à C. Vallejo ne dure indéfiniment.
(9) Cf. p. 85 : « Los poetas siempre dejan entrever en sus versos ideas
religiosas, i Qué decir de César Vallejo, universal y cósmico, poeta de la angustia y
el dolor lacerante ?... Vallejo no pudo eludir, soslayar el sentimiento religioso —
en el sentido cristiano — por ser el más genuino y representativo de los poetas
de la literature peruana de todos los tiempos ». Ces lignes reposent sur deux
postulats, pour le moins discutables, quant à la « poésie » et à la péruanité ».
(10) Op. cit., p. 87.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 101

Parmi ceux qui ont travaillé à répandre la thèse d'un C. Vallejo


« religieux » — y compris dans ces Poemas humanos dont la
plupart des textes furent écrits dans la période où le poète adhérait
à quelque degré au marxisme — nous avons heureusement des
critiques moins superficiels. Mais ceci ne veut pas dire que nous
n'ayons pas à discuter leurs interprétations. Parmi ceux-ci (n) il
faut réserver une place de choix à l'Espagnol Juan Larrea qui fut
un intime de l'auteur à partir de 1924. J. Larrea, mû par des
sentiments très sincères — mais la sincérité n'est pas forcément
gage d'objectivité historique — transforme le poète de Poemas
humanos et de España aparta de mí este cáliz en un véritable
« existentialiste chrétien ». Déjà en 1940 dans des « Palabras
preliminares » de España aparta de mí este cáliz (México, D. F. Ed. Séneca,
1940, p. 40) Juan Larrea amorçait cette thèse. Il écrivait alors :
« Esencialmente cristiano, en su verdad profunda era, César, el
espíritu de profecía que te inspiraba ». Par la suite Juan Larrea a
développé cette idée dans son livre : César Vallejo o Hispanoamérica
en la cruz de su razón (Córdoba, Argentine, 1958) et il l'a répétée
tout au long d'un important symposium organisé à l'Université de
Córdoba (Argentine) en 1962 (12).
Pour ce critique la soif d'absolu de César Vallejo est de même
essence que l'aspiration spirituelle d'un Fray Luis de León et il
lui arrive même de faire du poète péruvien un « mystique » (13).
En présence de semblables exégèses qui se veulent soit religieuses
soit métaphysiques et qui sont fondées trop souvent sur la
subjectivité du critique — lequel ne craint pas d'étayer ses thèses sur la
signification « religieuse » de C. Vallejo par d'extraordinaires
« correspondances » (le fait, par exemple, que C. Vallejo mourut un
Vendredi Saint <14)) — on éprouve le besoin de procéder selon les
règles d'une méthode historique de type classique : il semble raison-

Cil) L'un d'eux est Cintio Vintier in Experiencia de la poesía (Trabajo leído
en el Ateneo de La Habana, el día 8 de marzo de 19Ü), La Habana, Colección
Ensayos,
n° 1, 19611944,
(Universidad
pp. 39-&0.deSon
Córdoba),
texte a p.été95-101
publiésous
à nouveau
le titre : inLaAula
religiosidad,
Vallejo,
César Vallejo. On remarquera que l'auteur parle de sentiments « religieux »
sans préciser s'ils sont « chrétiens ». Son idée fondamentale est que « la
experiencia cabal de la poesía es la experiencia del destierro, de la perdición,
y del pecado... »
(12) César Vallejo, poeta trascendental de Hispanoamérica. Su vida, su obra,
su significado, (Actas del Simposium celebrado por la Facultad de Filosofía y
Humanidades de la Universidad nacional de Córdoba) in « Aula Vallejo »
(2-3-4) Córdoba, 1962.
(13) Cf. Actas del Simposium... de Córdoba, p. 233.
(14) L'idée de cette extraordinaire « correspondance est sans cesse reprise
par Juan Larrea. Cf. La religión del lenguaje español, in Anales de la
Universidad Nacional Mayor de San Marcos, Afio II, Lima, enero-junio de 1951, n° 5,
102 C. de CARAVELLE

nable, par exemple, d'évaluer la charge humaine de Poemas humanos


en fonction de quelques faits positifs qui concernent soit
l'existence du poète ou le texte de Poemas humanos (l'étude du texte même
doit demeurer à nos yeux le plus important), soit des écrits
parallèles élaborés par l'auteur dans les mêmes années que ce recueil.
Plus décisif que le poète soit mort un Vendredi Saint (bien des
gens meurent chaque année le Vendredi Saint) nous paraît être le
fait que les derniers mots recueillis à son chevet aient eu trait à
l'Espagne (15). Ils révèlent l'importance « obsessionnelle » qu'à
pu revêtir pour le César Vallejo de 1937-1938 la terrible guerre
d'Espagne dans la période même où il a composé la plupart des
textes de Poemas humanos. Bien que certains critiques l'aient déjà
dit (J. Larrea est l'un d'eux) on ne le répétera jamais trop :
l'Espagne de ces années sanglantes constitue la noire et angoissante toile
de fond d'un grand nombre de vers de Poemas humanos. Si nous en
croyons les dates indiquées dans les éditions dont nous disposons
— en attendant une véritable édition critique — les poèmes du
volume furent presque tous écrits — ou réélaborés — durant
l'année 1937 (jusqu'à septembre en Espagne et durant le dernier
trimestre en France). En admettant que certaines des dates
précisées au bas des poèmes ne correspondent pas rigoureusement à la
vérité il reste qu'elles constituent par leur ensemble une chronologie
pleine de valeur sur le plan de l'intention (cette idée a été avancée,
avec intelligence par A. Coyné, op. cit., p. 148) si, comme nous le

p. 560. Voir aussi in César Vallejo o Hispanoamérica en la cruz de su razón


(Univ. nacional de Córdoba, 1958, p. 60 et p. 76) : « Vallejo es principio de
Mundo Nuevo. Muere por ello el día de Viernes Santo que conduce al Paraíso. »
(15) Cf. Luis íMonguió, op. cit., p. 80 qui s'appuie sur Iduarte, César Vallejo,
pp. 17 et 24 et sur J. Larrea, Memoria, p. 121, situe ces mots le 14 avril 1938,
veille de la mort de C. Vallejo, et en fournit le texte suivant : « Allí... pronto...
navajas... Me voy a España. »
André Coyné, op. cit., p. 154, donne une version légèrement différente des
paroles prononcées et les situe le 15 avril au matin, sans dire quelle est sa
source : « ... en la mañana del Viernes Santo de 1938, día 15 de abril, Vallejo
muere en París; al amanecer ha llamado a su madre, más ha gritado « España
me voy a España... » y luego nada ».
La version d' A. Coyné repose sans doute sur le témoignage de Gonzalo Moore
(lettre au Dr Manuel Chávez Lazo, Mai 1938, publiée in Ernesto More, Huellas
humanas, Lima, 1954, pp. 24 à 26) : « La mujer de Oyarzún, que pasó toda la
noche junto a su cabecera, cuenta que a las cinco de la mañana llamó a su madre,
y media hora antes de morir dijo « España — Me voy a España ». Estas fueron
sus últimas palabras. El último pensamiento de César Vallejo, en el momento
en que franqueaba los dinteles de la muerte fue dedicado a España. »
Dans l'interview Vallejo según Georgette, in Caretas, Lima, 1951, n° 9, la
veuve de C. Vallejo a corroboré cette présence de l'Espagne dans le délire
ultime du poète : « Pienso sí que en el delirio de Vallejo vivió únicamente
España. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 103

pensons, nous les devons presque toutes à la plume du poète (16).


Par ces dates, peut-être modifiées « a posteriori » par lui-même,
César Vallejo a voulu dire clairement à ses lecteurs contemporains
ou futurs que ses textes sont en rapport direct avec ce temps
tristement privilégié en souffrance humaine que fut celui de la guerre
d'Espagne. Au surplus le poète a proclamé à plusieurs reprises, et
sans équivoque, le caractère « engagé » — engagé dans l'Histoire
qui se nouait tragiquement en 1937 — de ses vers sur le thème
d'une vie dévorée sans trêve par une mort de chaque seconde. Dans
El aima que sufrió de ser su cuerpo (du 8 novembre 1937 ?) nous
lisons :
« Tú, pobre hombre, vives; no lo niegues,
si mueres; no lo niegues,
si mueres de tu edad i ay ! y de tu época » ('7).
Plus clairement encore dans Al revés de las aves del monte
(poème qui serait daté du 20 novembre 1937) il nous livre cette clé
à l'usage de ceux qui ne verraient pas sa lucide intention de rester
rivé à la terre des hommes de son temps et d'en exprimer un malheur
daté, localisé :
« Pues de lo que hablo no es
sino de lo que pasa en esta época, y
de lo que ocurre en China y en España y el mundo » (18) .

(16) Ce problème de dates — comme le problème d'établissement critique du


texte posé par Poemas humanos — est à nos yeux capital. J. Larrea l'a abordé
d'une manière utile quoique polémique dans un compte rendu dédié à l'édition
de la maison Perú Nuevo en 1961. Cf. Vallejo entre los desastres de la guerra
fría, in Aula Vallejo, n° 1, pp. 120-125. L'édition de Perú Nuevo supprime les
dates, « pues ellas no son exactas, por la información que la esposa del poeta
ha proporcionado a la editoria Perú Nuevo » précise un avis préliminaire.
J. Larrea, lui, estime que les dates de l'édition « princeps » sont authentiques :
« Las fechas de la edición primera reproducían las marcadas por Vallejo mismo
al pie de los poemas correspondientes, habiendo sido por ello, no sólo
respetadas, sino impuestas por la viuda en la edición de París ».
Dans l'ensemble nous nous rallions à la position de J. Larrea, encore que
— on le verra ci-après — nous nous demandions si la veuve du poète n'a pas
contribué à fixer quelques-unes des dates indiquées dans l'édition première.
C'est ce qui explique peut-être qu'elle ait pu dire ensuite qu'elles ne sont pas
sûres.
(17) Op. cit., pp. 55-56. Dans les éditions à la portée du public la date
indiquée à la suite de ce poème est, répétons-le : « 8 nov. 1937 ».
Toutefois nous nous interrogeons à son sujet. Le poème contient en effet des
vers qui, sur le thème de l'engagement de l'homme dans son temps, font
référence à l'année 38 : « Amigo mío, estás completamente/hasta el pelo, en el
año treinta y ocho... ». Le poète a-t-il remanié au début de 1938 un poème
écrit à la fin de 1937 ? Ou, tout simplement, faut-il accepter l'idée qu'écrivant
à la fin de l'année 1937, le poète pense déjà à l'année 1938 ?
(18) Op. cit., pp. 55-56.
104 C. de CARAVELLE

L'humain dans Poemas humanos et dans España aparta de mí


este cáliz ne saurait donc être apprécié dans toutes ses épaisseurs
sémantiques, si par quelque analyse de type purement «
métaphysique » ou unilatéralement « esthétique » (19) l'on tendait à diminuer
l'importance de l'engagement vital et historique de César Valle j o
aux côtés du peuple espagnol dans sa lutte contre la mort
destructrice. Au service de cette lutte populaire — véritable « agonie »
collective à laquelle C. Vallejo identifia la sienne propre — le poète
fit don aux hommes de son temps de son être le plus profond, don
qu'il exprima à la fois par l'action militante et par la poésie. Ce
premier point — nullement contesté par les meilleurs spécialistes de
C. Vallejo — il importait de le rappeler pour réagir contre ceux
qui ont tendance à le passer sous silence, ou même refusent d'en
tenir compte pour appréhender le sens de Poemas humanos.
L'engagement de C. Vallejo au service de l'homme de son temps
s'opéra-t-il selon une perspective chrétienne ? On sait que d'autres
écrivains que C. Vallejo tel J. Bergamin (auteur d'un prologue
de Trilce) ou G. Bernanos (chrétien de la vision tragique qui
proclamait : « ce que je vois d'abord dans l'Homme c'est son malheur »)
ont vécu intensément 1' « agonie » du peuple espagnol et l'ont
exprimée, en tant que chrétiens, en un langage marqué par les
grands souvenirs de la Passion. N'est-on pas en droit de retrouver
des analogies de type religieux entre ces auteurs et le C. Vallejo
de Poemas humanos ou España aparta de mí este cáliz ? La présence

(19) On ne peut être d'accord avec la dichotomie introduite au nom de


l'Esthétique par Javier Abril quand, au Symposium de Córdoba, il déclare :
« El poeta, a partir de Vallejo, a pesar de su militancia conocida, que no
tiene nada en absoluto que ver con la estética, sino con su condición humana
y con el cumplimiento de su destino social — aquí se ha confundido
lamentablemente lo que es de la estética con lo que es de la conducta humana —
ofrece otra perspectiva » (Actas..., p. 274).
Ce n'est pas nier la spécificité du fait esthétique que de considérer celui-ci
« en situation » dans le moment vécu par l'artiste. S'agissant des textes de
Poemas humanos c'est les vider de leur substance que d'y rechercher on ne sait
quelle Beauté abstraite qui serait située en dehors de l'émotion humaine dont
ils sont chargés. Sur le plan de la recherche de l'humain il y a unité entre
César Vallejo homme d'action et César Vallejo poète : le même rêve de tendresse
humaine l'animait dans les deux cas.
Si l'on en doutait, il suffirait de relire l'article intitulé « Literatura de
puerta cerrada » publié par C. Vallejo dans Variedades, Lima, 26 de mayo de
192'8. Le poète y prenait position contre la « sensibilidad de gabinete » et la
« literatura de pijama » au nom de la « libre inmensidad de la vida » :
« El literato de puerta cerrada no sabe nada de la vida. La política, el amor,
el problema económico, el desastre cordial de la esperanza, la refriega directa
del hombre con los hombres, el drama menudo e inmediato de las fuerzas y
direcciones contrarias de la realidad, nada de esto sacude personalmente al
escritor de puerta cerrada. Producto típico de la sociedad burguesa su
existencia es una afloración histórica de intereses e injusticias sucesivas y heredadas,
hacia una célula estéril y neutra de museo. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 105

insistante dans Poemas humanos et España aparta de mi este cáliz


d'un vocabulaire et de symboles chrétiens pour exprimer la douleur
humaine peut inciter à opérer un tel rapprochement. Ainsi que l'a
déjà remarqué A. Coyné il n'est pas douteux que bien des titres du
dernier recueil de C. Vallejo proviennent de l'Ecriture et du langage
religieux : « Epístola a los transeúntes » « Salutación angélica »
« Pequeño responso a un héroe de la República » « Sermón sobre
la muerte ». En conclure hâtivement, comme certains, que le noyau
de Poemas humanos et de España aparta de mi cáliz est chrétien,
c'est pourtant ne voir que l'écorce des mots. En présence de ces
formulations indubitablement religieuses il paraît prudent de
considérer que nous avons là des formes traditionnelles d'une expression
métaphorique passées dans le domaine de tous — y compris dans
celui des athées — susceptibles d'envelopper des contenus qui ne
sont pas nécessairement chrétiens. Faut-il rappeler que le poème
intitulé : « Salutación angélica », datant semble-t-il de l'année
1931 (20), s'adresse au bolchevik qui, pour le C. Vallejo de ce
moment-là, est un « type positif »? A l'appui d'une interprétation
« chrétienne » du C. Vallejo de Poemas humanos et de España
aparta de mí este cáliz on peut aussi invoquer les recours de
l'écrivain aux symboles de la Passion (la crucifixion, les épines, le bon
et le mauvais voleur, le calice) : mais, à nos yeux, ces recours
signifient simplement que le poète n'abandonne pas dans Poemas
humanos des formes d'expression et des allégories qui
correspondirent pour lui à un indubitable contenu quand il écrivait Los
heraldos negros, mais qui ne le conservent plus avec la même force
quand il écrit Poemas humanos, principalement après 1929-1931,
années décisives de son évolution. Ces symboles et ces allégories
(que l'on retrouve constamment sous la plume de C. Vallejo, aussi
bien dans sa prose que dans sa poésie) appartiennent alors à sa
culture, comme ils appartiennent à celle d'autres poètes
latino-américains de sa génération, sans pour autant correspondre à une vision
fondamentalement chrétienne (21). Nous essayerons de le montrer :

(20) Op. cit., pp. 15-16. Le poème est suivi de l'indication : « vers Í93Í ».
On aimerait pouvoir vérifier sur manuscrit si nous la devons à César Vallejo
lui-même ou à Georgette Vallejo. Elle est pour l'ensemble du recueil, la seule
indication de date se rapportant à 1931, la seule aussi qui soit rédigée sous une
forme si approximative... et en français. Cela dit, ce que l'on sait de l'évolution
idéologique de C. Vallejo incite à penser que 1931 est une année où, en effet,
il a pu écrire un tel poème.
(21) C'est le cas pour Pablo Neruda dans les poèmes du Canto general,
consacré aux martyrs indiens de la résistance, aux conquérants espagnols :
Cuauhtemoc, Atahualpa, Caupolicán. C'est le cas aussi de Nicolás Guillen dans
El son entero (Cf. Elegía a un soldado vivo). Citons par exemple dans El
empalado (Caupolicán) de P. Neruda :
106 C. de CARAVELLE

il y a là des formes traditionnelles de la parole poétique, des


figurations et des images propres au langage de l'imagination pour
exprimer la tragédie et la douleur mais le « tragique » ainsi rendu
peut différer par son contenu de celui de la Passion du Christ.
D'une façon plus précise, en quoi pouvons-nous découvrir une
différence entre la valeur chrétienne de la souffrance (et de la mort)
et celle que leur attribue C. Valle j o dans Poemas humanos et
España aparta de mí este cáliz ? Nous ne sommes pas théologien,
mais nous nous croyons autorisé à avancer que pour l'Eglise l'aspect
douloureux du travail, la souffrance et la mort, ont une valeur
d'expiation : ils sont l'envers d'une œuvre rédemptrice. Pour être
catholique, écrit le Père F. Varillon, il faut : « accepter l'idée de
déchéance, voir dans la souffrance et la mort autre chose que les
conséquences naturelles de la condition de créature qui est à la fois
chair et esprit et ne se possède pas pleinement soi-même. Nos misères
physiques et morales sont le fait d'être déchus, elles ont un
caractère pénal » (22). En d'autres termes, dans la perspective
chrétienne la souffrance humaine s'explique par le péché originel, péché
dont nous n'avons pas pris la responsabilité mais dont nous portons
le poids en tant que défaut de la nature reçu de nos générateurs.
Selon cette conception — très dialectique — la Passion est
rédemptrice et, au plus profond de l'abîme, le christianisme promet à
l'homme humilié la certitude finale et le repos en Dieu. C'est en ce
sens que l'on peut dire que la Passion chrétienne est une « tragédie
optimiste ». Pour le C. Valle jo de Poemas humanos et España
aparta de mí este cáliz comme pour le C. Vallejo chrétien de Los
heraldos negros, la souffrance et la mort sont partout (et c'est en
quoi une analyse superficielle de Poemas humanos peut faire penser
à VEcclésiaste et au Livre de Job), mais dans Poemas humanos ou
España aparta de mí este cáliz — et c'est là une divergence
fondamentale avec la vision judéo-chrétienne — elles ne s'expliquent pas.
Contrairement à ce qui arrivait parfois dans Los heraldos negros —
recueil où le sens chrétien du péché affleurait — souffrance et mort
dans Poemas humanos et España aparta de mí este cáliz n'ont plus
alors de racines théologiques. Douleur et destruction du corps y sont
sans cause : dans cette visée la croix qu'il arrive à certains hommes

« Un ruïdo de hierro llegaba


del campamento, una corona
de carcajadas extranjeras

{Canto general, ed. Océano, México, 1950, p. 17.)


(22) F. Varillon, S.J., Eléments de Doctrine chrétienne, 2e édition, Editions
de l'Epée, 13, rue Séguier, Paris VIIe, tome I, 1960, p. 56.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 107

de porter ne rachète nullement, car il n'y a rien à racheter, et au


bout du chemin de croix il n'est pas de béatitude céleste pour les
pauvres, pour ceux qui pleurent, pour « ceux qui ont faim de justice
et d'amour ». Le seul espoir humain que laissent entrevoir quelques
textes de Poemas humanos (par exemple Los Desgraciados) est
terrestre et historique : il n'habite pas le ciel. Tel les poètes de la
tragédie grecque (23), « tragédie pessimiste » et non plus «
optimiste » comme la Passion chrétienne, l'auteur de Poemas humanos
— sauf dans quelques textes chargés d'espoir historique — voit la
destinée des hommes entraînée par des forces de toute raison ou de
toute justice. A ce sujet que l'on lise le texte-clé constitué par le
poème intitulé : Los nueve monstruos (3 novembre 1937). En un
premier mouvement il évoque le fléau de la douleur qui, de partout,
assaille deux milliards d'humains :
« El dolor nos agarra, hermanos hombres,
por detrás, de perfil,
y nos aloca en los cinemas,
nos clava en los gramófonos,
nos desclava en los lechos, cae perpendicularmente
a nuestro boletos, a nuestras cartas;
y es muy grave sufrir; puede uno orar... » (24).
Dans un mouvement ultérieur Vallejo recourt à des symboles où
émergent les souvenirs de la Passion :

(23) Notre référence à la « tragédie grecque » n'est pas arbitraire. Il arrive à


C. Vallejo, dans Poemas humanos, d'avoir recours à des allégories issues du
drame eschylien (« l'homme qui avance dans l'existence les yeux bandés » par
exemple). Il serait intéressant de creuser la question des rapports entre la
vision tragique grecque et la conception de la destinée humaine chez C. Vallejo.
Il nous paraît symptomatique que le poète péruvien ait parfois mis sur un
même plan la Passion et le drame eschylien; à propos d'une pièce soviétique
il écrit dans Rusia en Í931, Ediciones Ulyses, Cia ibéro-americana, 1931, p. 134 :
« ... Hay en esta pieza una escena culminante que por su grandeza trágica y
universal recuerda los mejores pasajes de la Pasión y del drama esquiliano ».
Une telle phrase laisse voir que C. Vallejo considère bien la Passion en tant que
scène de « grandeur tragique » : c'est ainsi que nous avons interprété ci-dessus
ses recours aux allégories et symboles de la mort du Christ.
Sur l'assimilation de la Passion à la « Tragédie » par C. Vallejo, voir aussi
l'article La Pasión de Charles Chaplin, publié dans Mundial, Lima, 9 de marzo
de 1928.
(24) Op. cit., p. 31. Les trois points de suspension du dernier vers ont leur
importance sur le plan de la signification par l'insinuation plutôt sceptique
qu'ils semblent introduire quant à l'efficacité de la prière... Les points de
suspension comme procédé de signification avaient été utilisés abondamment
par C. Vallejo dans les versions primitives de certains poèmes de Los heraldos
negros publiés au cours des années 1916-1917 dans les périodiques La Industria
de Trujillo et Balnearios de Lima. (Ces textes ont été reproduits dans l'article
de A. Coyné, Apuntes biográficos de César Vallejo, in Mar del Sur, n° 8, Lima,
nov-diciembre, 1949).
108 C. de CARAVELLE

« ¡ Y también de resultas
del sufrimiento, estoy triste
hasta la cabeza, y más triste hasta el tobillo,
de ver al pan, crucificado, al nabo,
ensangrentado,
llorando, a la cebolla,
al cereal, en general, harina,
a la sal, hecha polvo, al agua, huyendo,
al vino, un ecce-homo,
tan pálida a la nieve, al sol tan ardido ! » (25).

Allons-nous dire qu'il y a dans ces vers l'expression d'un sentiment


chrétien de la douleur, parce que C. Vallejo y traduit à travers les
beaux symboles de la Passion le sentiment d'une solidarité profonde
des hommes dans la souffrance ? Suffit-il que C. Vallejo identifie
ainsi la Passion des autres et la sienne propre — par un immense
amour des autres étendu aux éléments les plus humbles et même
au cosmos tout entier — pour que sa vision tragique et charitable
soit du coup définie comme chrétienne ? A ceux qui opèrent bien
facilement cette intégration nous signalons ce qui nous paraît lui
faire obstacle : tout ce passe dans le poème invoqué comme si
l'universelle souffrance qui, de partout, tombe dru et aveuglément
sur les hommes et sur toutes choses était sans origine, sans raison,
sans justification. C'est en quoi, croyons-nous, un texte comme
celui-là est « a-chrétien ». Il en résulte — le poème est d'une
admirable cohérence interne — la conclusion amère et ironique que voici,
à l'adresse d'un énigmatique « Ministre de la Santé » (avec des
majuscules) (26) qui apparaît comme une sorte de Dieu insensible
et indifférent aux souffrances des humains courbés sous le malheur,
lesquels ne peuvent tirer quelque espoir — un espoir teinté

(2>5) Ibid. Nous croyons qu'il faut corriger « ardio » en « ardido ».


(26) Les graphies qu'il est arrivé à C. Vallejo de reprocher aux poètes
latino-américains de sa génération sont d'une importance capitale chez lui
aussi (voir à ce sujet, et à propos du poème IX de Trilce, une précieuse
indication de J. Larrea, in Actas del Simposium... de la Universidad nacional de
Córdoba, p. 203). C'est pourquoi — disons notre doléance une fois de plus —
on aimerait pouvoir en juger (comme on l'a fait pour Rimbaud) sur manuscrit
autographe. Dans l'édition que nous avons actuellement à notre disposition
l'expression « señor ministro de salud » apparaît une première fois dans le
corps du poème avec des minuscules :
« Jamás, señor ministro de salud, fue la salud
más mortal » (Op. cit., p. 30).
Elle resurgit avec les majuscules (« Señor Ministro de Salud : ¿ qué hacer ? »)
au finale du texte comme si C. Vallejo voulait signifier qu'il passe du plan
terrestre à un plan Supérieur. C'est entre 1916 et 1917 que C. Vallejo a commencé
à jouer de ces moyens d'expression typographique.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 109

d'affliction — que d'eux-mêmes et de leur action solidaire et


fraternelle :
« Señor Ministro de Salud : ¿ qué hacer ?
Ah ! desgraciadamente, hombres humanos,
hay, hermanos, muchísimo que hacer. » (27).
Pour le cas où l'on n'admettrait pas qu'un tel poème sur le thème
de l'universelle douleur humaine implique la rébellion d'un Fils
qui doit se sauver tout seul et se dépasser par ses propres forces
sans le secours du Père, pour le cas où l'on n'y discernerait pas
— par delà la révolte et le triomphe des vertus fraternelles — la
négation théorique de Dieu le Père (28), alors il faudrait se reporter
au texte en prose intitulé avec une ironie désespérée : Voy a hablar
de la Esperanza. Il confirme l'attitude a-chrétienne du C. Vallejo de
Poemas humanos et España aparta de mí este cáliz en ce qui
concerne le problème d'une souffrance humaine qui — dans ce
qu'elle a de radical — demeure à ses yeux sans justification. Après
un premier verset où le poète situe la douleur au-delà de la saisie
de toutes les catégories notionnelles dont nous usons dans notre
monde quotidien (« Hoy no sufro este dolor como católico, como
mahometano, ni como ateo. Hoy sufro solamente... ») il nous livre
cette seconde strophe où éclate le caractère absurde de la douleur
dans sa visée de ce moment-là (1938) :
(27) Op. cit., p. 31.
L'ironie à l'égard de la religion, enveloppée dans le double sens du mot
« salud » auquel C. Vallejo recourt dans ce poème, semble bien confirmée dans
le texte en prose intitulé La violencia de las horas (sans date) qui évoque une
salle d'hôpital. Nous y lisons : « Sirviendo la causa de la religión, vuela con
éxito esta mosca, a lo largo de la sala. A la hora de la visita de los cirujanos,
sus zumbidos no perdonan el pecho, ciertamente, pero desarrollándose luego
se adueñan del aire, para saludar con genio de mudanza, a los que van a morir.
Unos enfermos oyen a esa mosca hasta durante el dolor y de ellos depende por
eso el linaje del disparo en las noches tremebundas.
¡ Cuánto tiempo ha durado la anestesia que llaman los hombres Ciencia de
Dios, Teodicea ! Si se me echa a vivir en tales condiciones, anestesiado
totalmente, volteada mi sensibilidad para adentro, ah, doctores de las salas, hombres
de las esencias, prójimos de las bases, pido se me deje con mi tumor de
conciencia...
En el mundo de la salud perfecta se reirá por esta perspectiva en que padezco,
pero en el mismo plano y cortando la baraja del juego, percute aquí otra risa
de contrapunto » (éd. citée, pp. 105-106).
(Nous corrigeons la ponctuation offerte par l'édition Losada qui, dans ce
passage, est plus incohérente et absurde que jamais.)
(28) Cette rébellion est en germe dans Los heraldos negros et elle éclate dans
Poemas humanos. Elle n'est pas sans rapport avec un clair « complexe oedipien »
dont l'expression est constante chez C. Vallejo. Citons ces phrases, que nous
glanons dans le texte en prose El buen sentido.
« La mujer de mi padre está enamorada de mí... ». La mujer de mi padre al
oirme, almuerza y sus ojos mortales descienden suavemente por mis brazos ».
Poemas humanos, éd. cit., pp. 101-102.
110 C. de CARAVELLE

« Me duelo ahora sin explicaciones. Mi dolor es tan hondo, que no tuvo


la causa. ¿ Qué sería su causa ? ¿ Donde está aquello tan importante,
que dejase de ser su causa ? ¿ A qué ha nacido este dolor, por sí mismo ?
Mi dolor es del viento del Norte y del viento del Sur, como esos huevos
neutros que algunas aves raras ponen del viento... Hoy sufro
solamente > (29).

Sur le plan des principes l'autonomie de la souffrance humaine


— comme tout ce qui implique l'autonomie humaine (30) — semble
incompatible avec l'existence de Dieu et c'est pourquoi nous croyons
devoir définir comme « a-chrétienne » l'attitude adoptée par
C. Valle j o dans un texte comme celui-là. On peut le scruter avec
soin : on n'y trouvera pas la moindre trace de cette attitude
d'expiation à contenu chrétien qui, à l'époque de Los heraldos
negros, imprégnait parfois le sens « vallejiano » de la souffrance
humaine. Dans un poème comme El pan nuestro (poème qui parut
en première version dans le journal La Reforma de Trujillo le
21 juillet 1917 et fut recueilli dans Los heraldos negros) on a pu
voir avec raison la « santa indignación cristiana ante el oprobioso
espectáculo de la injusticia social » (31). Dans ce dernier poème le
sentiment de la solidarité dans le malheur était en même temps
sentiment d'un péché dont C. Vallejo prenait la responsabilité.
Pour le C. Vallejo de ce moment-là, conscience du malheur (tantôt
malheur personnel, tantôt malheur des autres) et conscience
pécheresse s'identifiaient parfois.

« ¡ Pestaña matinal no os levantéis !


¡ El pan nuestro de cada día, dánoslo,
Señor... !
« ; Todos mis huesos son ajenos;
yo tal vez los robé !

(29) Op. cit., pp. 98-99. La dernière strophe du même poème en prose traduit
une rupture radicale avec l'attitude chrétienne à l'égard de l'univers :
« Yo creía hasta ahora que todas las cosas del universo eran, inevitablemente,
padres o hijos. Pero he aquí que mi dolor de hoy no es padre ni hijo... Hoy
sufro, suceda lo que suceda. Hoy sufro solamente. »
Cette contemplation intemporelle de la souffrance rompt avec le « sens de
l'histoire » introduit par le christianisme. Dans la visée chrétienne il y a
déploiement du temps : le passé est le lieu du péché, l'avenir celui de la grâce
et le présent le temps de la décision, le moment du refus ou de l'accueil de
l'appel divin.
(30) Cf. Père F. Varillon, Op. cit., passim.
(31) Cf. Acides Spblucîn, in Actas del Simposium... de Córdoba, p. 66. Dans
ce poème Alcides Spelucín voit avec raison l'expression d'un désaccord entre
Vallejo et la « bonne société » provinciale — pétrie de « bonne conscience » —
de Trujillo.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 111

Yo vine a darme lo que acaso estuvo


asignado para otro;
i Y pienso que, si no hubiera nacido,
otro pobre tomara este café !
Yo soy un mal ladrón... ¿ Adonde iré ? » (32).

Si de tels vers s'inscrivaient bien dans une perspective chrétienne


nous devons remarquer cependant que dès l'époque de Los heraldos
negros (1918) — et davantage encore au cours de celle qui aboutit
à Trilce (1922) — on pouvait déceler dans quelques textes de
C. Vallejo — à cause précisément du caractère injustifiable de la
souffrance humaine — les germes d'une rébellion contre Dieu.
Ces vers de La Cena miserable (poème dont la version primitive
parut dans La Reforma de Trujillo le 25 août 1917), par exemple,
esquissaient un premier mouvement de protestation mêlée de doute
qui éloignait de cette tristesse résignée qui imprègne parfois le
Livre de Job ou VEcclésiaste.

« ¿ Hasta cuándo estaremos esperando lo que


no se nos debe ?...
¿ Hasta cuándo la Duda nos brindará blasones
por haber padecido ?...
« ¿ Y cuándo nos veremos con los demás, al borde
de una mañana eterna, desayunados todos ?
¿ Hasta cuándo este valle de lágrimas a donde
yo nunca dije que me trajeran ? » (33).

On peut découvrir aussi dans Los heraldos negros des images qui
traduisent le sentiment d'un abandon du Fils par le Père; ainsi de

(32) Los heraldos negros in « Colección contemporánea », edit. Losada,


Buenos-Aires, 1961, pp. 72-73; comme l'a fait remarquer Alcides Spelucín,
Actas del Simposium... de Córdoba, pp. 65-66, l'organisation strophique de ces
vers est différente dans la version primitive.
(33) Los heraldos negros, ed. citée, p. 81. Dans la version primitive (celle du
journal La Reforma) le mot « duda » est écrit avec une minuscule. Dans la
deuxième version — celle de Los heraldos negros — C. Vallejo a recours à la
majuscule.
Alcides Spelucín in Actas del Simposium... de Córdoba, p. 6&, donne de ce
poème une interprétation qui revient à faire de l'auteur une sorte de
représentant moderne du « néo-stoïcisme chrétien » (« Mientras llega la gran
libertadora resignémonos y como Job lancemos desde el muladar de nuestra miseria
los dardos angustiosos pero inofensivos de nuestras lamentaciones... »). Nous ne
partageons pas ce point de vue et dans ce poème nous percevons au contraire
l'embryon d'une attitude de rébellion. Certes C. Vallejo ne proclame pas là cette
sorte de dynamisme interne de la souffrance physique et morale qu'il exprime
plus tard dans ses poèmes sur la guerre d'Espagne (« ¡ El poeta saluda al
sufrimiento armado ! »), mais il n'en reste pas non plus à la « résignation »
de Job sur son fumier.
112 C. de CARAVELLE

cette conclusion du poème Espergesia sur laquelle s'achève


— comme par un point d'interrogation — tout le recueil :
« Yo nací un día
que Dios estuvo enfermo,
grave » (34).
L'idée de l'abandon annonciatrice d'une rupture avec Dieu est
encore plus évidente dans certains poèmes de Trilce (1922). Citons
celui-ci (poème XLIX) où s'exprime une véritable situation
d' « orphelinat » au niveau du divin :
« Nadie rae busca ni me reconoce,
y hasta yo he olvidado
de quien seré (35).
L'idée même de Dieu implique une « Présence » en réponse à
l'exigence de totalité et d'infini qu'éprouve l'homme; or la réponse ici
fournie à C. Valle j o est « Absence » : rien ne lui est promis et
personne ne l'attend.
A partir de l'époque de Trilce l'expression « vallejiana » de la
souffrance humaine et du sentiment de la mort fait penser au mot
célèbre de Sénancour : « II faut périr, il se peut, mais faisons
au moins que ce soit une injustice ». Car — c'est ce qui nous frappe
en effet — dans la période qui aboutit à la publication de Poemas
humanos et de España aparta de mí este cáliz, C. Vallejo accentue
avec plus en plus de force sa protestation contre la souffrance
(la sienne ou celle des autres toujours solidaires) génératrice de
mort et de destruction physique et morale. Ce n'est pas parce que
l'angoisse de la Mort hante ses vers que l'on peut parler d'une
« aspiration à la mort » — cette « tendencia incoercible hacia la
muerte » qui, selon Juan Larrea, aurait caractérisé tout uniment
C. Vallejo (36) — du poète de Poemas Humanos et de España aparta

(34) Ed. citée, p. 106.


(¡35) Trilce, in « Col. Contemporánea », edit. Losada, Buenos-Aires, 1961,
p. 80.
(36) Cf. Actas del Simposium... de Córdoba, p. 233.
« ... De ahí su tendencia incoercible hacia la muerte, propia de los existen-
cialismos, y en primer término del existencialismo cristiano con su prestigiada
« muerte mística ■». Sírvannos de testimonio los dos conocidos versos de Fray
Luis a Francisco Salinas, que tanto parecen haber resonado en el alma de
Vallejo :
« ¡ Oh desmayo dichoso !
¡ oh muerte que das vida ! ¡ oh dulce olvido ! »
Si ces lignes peuvent s'appliquer à certains textes de Los heraldos negros ou de
Trilce il ne nous semble pas qu'elles puissent l'être aux textes de Poemas
humanos, où ne s'exprime nulle part — bien au contraire — la classique
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 113

de mi este cáliz. Tout au contraire cette angoisse — qui est liée le


plus souvent à l'hyperconscience que C. Vallejo a de sa propre
corporéité et de la menace de destruction qui pèse sur celle-ci
— prend l'aspect d'un refus : elle est une des formes de la lutte
frénétique et désespérée que son être tout entier — physique autant
que moral — engage contre la douleur et la Mort.
Si la mort est tellement présente dans la poésie du C. Vallejo de
ce temps-là, c'est parce que de plus en plus (sa santé chancelante
et la guerre d'Espagne sont de terribles confirmations) il la sait

aspiration spiritualiste (réminiscence platonicienne) d'une âme séparatrice qui


cherche à s'évader de la « prison du corps ». Il n'y a rien de commun entre ce
thème familier à la littérature ascétique du Moyen âge, les vers de Fray
Ambrosio Montesino ou ceux de Fray Luis de León, et la conception matérialiste
et existentielle selon laquelle C. Vallejo considère le corps humain dans
Poemas humanos. Voir à ce sujet le poème intitulé « El aima que sufrió de ser
su cuerpo », où il est clair que C. Vallejo ne conçoit l'esprit qu'à travers la
matière, et non en dehors d'elle : il y affirme ce que l'on pourrait appeler « la
puissance spirituelle du corps ». Nous ne pouvons être d'accord avec
l'interprétation de J. Larrea quand il déclare in Actas del Simposium... de Córdoba, p. 249 :
« Puede asegurarse que como en los procesos místicos Vallejo está viviendo la
muerte metafísica de la personalidad. Manifiesta un inmenso desdén por el
fisiológico al que llama antropoide, cuadrumano, mamífero, mono, jovencito de
Darwin, etc.). C'est à nos yeux pousser loin le contre-sens sur un poète qui tout
au contraire — se souvenant de ses études médicales — manifeste une hyper-
conscience de l'organique et va jusqu'à sanctifier la partie qu'il considère
comme la plus physiologique — et par là même la plus sacrée — de son être :
la partie sexuelle. N'écrit-il pas in Epístola a los transeúntes (ed. citée, p. 13)
en recourant d'une manière très significative au procédé stylistique de la
réitération des « présentatifs ») :
« éstas son mis sagradas escrituras,
éstos son mis alarmados compañones. »
D'une façon plus générale il y aurait une étude minutieuse à entreprendre sur
le sens de 1' « hominien » — en tant que parent zoologique du « pithecanthropus
erectus » — dans Poemas humanos. A titre d'indication contentons-nous de
signaler la complaisance avec laquelle C. Vallejo recourt au verbe « pararse »
et à l'adjectif « parado » au sens américain qui est celui du latin « erectus » —
pour définir 1' « hominien » :
« jumento que te paras en dos para abrazarme
duda de tu excremento unos segundos,
observa cómo el aire empieza a ser el cielo levantándose,
hombrecillo,
hombrezuelo,
hombre con taco, quiéreme, acompáñame... »
(Ed. citée, p. 41.)
Contrairement aux affirmations de J. Larrea, ce n'est pas du mépris mais de la
tendresse et de la pitié (parce qu'il souffre) que C. Vallejo éprouve à l'égard de
l'anthropoïde :
« le hago una seña,
viene;
y le doy un abrazo, emocionado.
I Qué más da ! Emocionado... Emocionado. »
(Ed. citée, p. 38.)

C. DE CARAVELLE 8
114 C. de CARAVELLE

terme inéluctable et imminent de la vie, mais contre ce terme


— qui pour lui n'a plus de sens, hormis quelques cas privilégiés
comme celui d'une Mort pour le peuple — il proteste comme un
nageur à bout de force qui se débat pour ne point couler. Donnons
pour preuve de cette « agonie », qui se situe aux antipodes de
l'évasion spirituelle propre aux poètes religieux et aux mystiques,
ces cris du finale de Epístola a los transeúntes (22 septembre 1937).
« ï Y no ! ¡ No ! j No ! ¡ Qué ardid, mi paramento !
Congoja, sí, con firme sí frenético,
Coriáceo, rapaz, quiere y no quiere, cielo y pájaro;
Contienda entre dos llantos, robo de una sola ventura,
vía indolora en que padezco en chanclos
de la velocidad de andar a ciegas » (37).
D'autres vers, murmurés cette fois comme des confessions à voix
basse, soulignent bien que le poète de Poemas humanos aime la
vie, désespérément, et non la mort :
« Hoy me gusta la vida mucho menos,
pero siempre me gusta vivir : ya lo decía » (38).
Embrassant à la fois les deux pôles de la circonstance humaine
— dialectiquement — C. Vallejo ne peut penser et sentir la vie en
sa totalité sans son contraire qui la cerne de toutes parts, mais c'est
à la Vie — attestée dans ce qu'elle a de périssable par la sensation
qu'il a de ce front, de cet œil, de ce ventre... appelés à la
destruction — qu'il se raccroche éperdument dans Poemas humanos :
« Me gusta la vida enormemente
pero, desde luego,
con mi muerte querida y mi café
y viendo los castaños frondosos de París
y diciendo :
Es un ojo éste, aquél; una frente ésta, aquélla... Y
repitiendo :
¡ Tanta vida y jamás me falla la tonada !
¡ Tantos años y siempre, siempre, siempre !

Me gustaría vivir siempre, así fuese de barriga,


porque, como iba diciendo y lo repito :
¡ tanta vida y jamás ! i Y tantos años,
y siempre, mucho siempre, siempre, siempre ! (39).
(37) Edit, citée, p. 15. Dans cette édition, les points d'exclamation étant souvent
disposés selon l'usage français, nous croyons devoir les rétablir selon l'usage
espagnol. En ce qui concerne le dernier vers vide supra, note 23.
(38) Edit, citée, p. 25.
(39) Edit, citée, p. 26. Encore une fois, nous rétablissons les points
d'exclamation selon le système espagnol car nous ne pouvons croire que Vallejo ait
pratiqué le système français lorsqu'il écrivait en espagnol.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 115

Au bout du compte nous croyons que font erreur les critiques qui
insinuent la thèse d'un C. Vallejo « suicidé inconscient » qui finit
par mourir miné du dedans par un mal qui n'aurait été que
l'attirance métaphysique de la Mort et de l'Au-delà i40). Aucun texte
— même pas parmi ceux où s'exprime un évident « taedium
vitae » (par exemple Panteón, éd. citée p. 74) — de Poemas humanos
et de España aparta de mí este cáliz n'indique une démarche qui
mène au suicide, et plusieurs traduisent au contraire une véritable
nostalgie des beautés de la vie — y compris zoologique — à laquelle
le poète a participé pleinement en tant qu'individu du groupe
« hominien » (41). Ajoutons que nous possédons un texte en prose
de C. Vallejo qui laisse entrevoir que, pour des raisons sociales, il
n'approuvait pas le suicide (42).

(40) Cette idée du « suicide inconscient » pour des raisons métaphysiques a


été ébauchée souvent par J. Larrea. Cf. César Vallejo o Hispanoamérica en la
Cruz de su razón, p. &0. « ... El concepto teísta de Dios que le ha inoculado al
poeta el sistema metafísico de su medio no se compadece con las exigencias de
la vida. Se contradicen, se excluyen. Ábrese paso a resultas de ello, en su
identificación mesiánica, el germen de una muerte trascendental y regenadora, que
tomará volumen y figura concreta, esto es, que tomará cuerpo en él años más
tarde, en el otoño de 1937. La muerte del Viernes Santo que es Amor. Pero
semejante enfermedad poco menos que teológica no es suya personal... »
Le même auteur in Actas del Simposium... de Córdoba, pp. 125-135, insiste
beaucoup sur le caractère mystérieux et énigmatique de la maladie qui provoqua
la mort de C. Vallejo :
« El caso es que hasta ahora siempre hemos creído que César Vallejo murió
de una enfermedad indeterminada cuya naturaleza se desconoce. En rigor
pudiera ser cualquiera, pero lo cierto es que no se ha logrado discernir
cuál... » (p. 129).
(41) Voir en particulier le poème (sans date) qui commence par la strophe :
« La vida, esta vida
me placía, su instrumento, esas palomas...
Me placia escucharlas gobernarse en lontananza,
advenir naturales, determinado el número,
y ejecutar, según sus afliciones, sus dianas de animales. »
(Ed citée, p. 73.)
« Palomas » au pluriel est associé chez C. Vallejo à l'idée de « caresses ».
Voir aussi l'important texte en prose (sans date) intitulé Hallazgo de la vida
(éd. citée, p. 99) où l'imminence de la mort accentue le sens de la vie
(« ¡ Dejadme ! La vida me ha dado ahora en toda mi muerte »).
Signalons enfin cette strophe du poème en prose En casa del dolor..., (éd.
citée, p. 97) qui semble répondre à l'avance aux exégètes qui font de C. Vallejo
un autre Rilke :
« Se atumulta la sangre en el termómetro. ¡ No es grato morir, señor, si en la
vida se deja y sí en la muerte nada es posible, sino sobre lo que se deja en la
vida !
No es grato morir, señor, si en la vida nada se deja y si en la muerte nada
es posible, sino sobre lo que se deja en la vida.
No es grato morir, señor, si en la vida nada se deja y si en la muerte nada
es posible, sino sobre lo que pudo dejarse en la vida. »
(42) Dans Rusia en Í93Í, C. Vallejo décrit une représentation théâtrale à
Moscou. Un travailleur qui se sacrifie et sacrifie les siens à l'édification
socialiste est pris de désespoir. Il pense à se supprimer :
116 C. de CARAVELLE

On peut dire d'ailleurs que par rapport aux poèmes parfois


nihilistes de Trilce plusieurs textes de Poemas humanos représentent
une étape importante dans un processus de dépassement de
l'angoisse à laquelle C. Vallejo est parvenu victorieusement
(victorieusement en ce sens qu'il affirme, nous le verrons, un nouveau
type d'immortalité terrestre) dans España aparta de mí este cáliz,
recueil où il proclame : « sólo la muerte morirá » (éd. citée, p. 112,
in Himno a los voluntarios de la República). Sans doute y a-t-il
dans Poemas humanos des vers où l'ironie à l'égard de soi-même
(ou à l'égard de son double « nervalien » ou « rimbaldien ») est
encore — comme dans Trilce — un moyen de prendre de la distance
par rapport à l'angoisse et en quelque sorte — selon une idée
exprimée par Kierkegaard — de ruser avec elle. C'est le cas dans le
poème peut-être le plus ancien du recueil, « He aquí que hoy saludo,
me pongo el cuello y/ vivo », qui date de 1926 (43) . Mais dans d'autres
textes plus tardifs de Poemas humanos, plus que par l'humour
auto-destructeur c'est par le sentiment de la communion humaine
et de la solidarité universelle, que C. Vallejo parvient à « évacuer »
l'angoisse. L'étude du thème de la solidarité dans Poemas humanos
et España aparta de mí este cáliz menée en liaison avec l'étude de la
chronologie dont nous disposons actuellement permet de penser
qu'il y eut chez C. Vallejo, de 1926 à 1938, progression de l'idée
qu'il existe entre les hommes (et même entre les hommes et les
choses, et ceci est peut-être plus proprement américain) un lien
indissoluble plus fort que la Mort et grâce auquel la Vie peut se
perpétuer en une sorte d'immortalité de type collectif et historique.
Dans toute une série de poèmes datés de l'année 1937 C. Vallejo
délaisse en effet son thème si cher du dédoublement pour une poésie
de protestation sociale où l'amour des autres (un amour des autres
délivré de tout sentiment de péché) lui permet de surmonter
l'angoisse. Il nous éclaire lui-même sur ce cheminement
caractéristique dans un poème, qui serait daté du 5 novembre 1937, où il
écrit :

« La vigilia dramática del trabajador culmina en un arranque desesperado.


Toma un frasco y va a apurar su contenido (¿ Os acordáis de Sobol, de Essenin,
de Maiakovsky ? El suicido en la sociedad soviética es uno de tantos residuos
intermitentes y reacios de la psicología reaccionaria que reaparece súbitamente
a mansalva). Pero el obrero vacila. Lucha todavía. Es la hora del sudor de
sangre y del « Aparta de mí este cáliz ». Al levantar el frasco una mano pequeña
se lo impide repentinamente. Es la mano del hijo que no dormía. El
movimiento de éste es de un sentido social trascendental » (éd. Ulises, Madrid, 1931,
pp. 136-137).
(43) II parut dans le n° 1 de Favorables Paris Poema, revue publiée par J.
Larrea et C. Vallejo en 1926.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 117

« Un hombre pasa con un pan al hombro.


¿ Voy a escribir, después, sobre mi doble ?

Otro tiembla de frío, tose, escupe sangre.


¿ Cabrá aludir jamás al yo profundo ?

Un albañil cae de un techo, muere, y ya no almuerza.


(44).
A la même tendresse humaine et à la même exigence de réciprocité
amoureuse des êtres nous devons des poèmes comme Los
desgraciados (fin novembre ou première semaine de décembre 1937) ou encore
Traspié entre dos estrellas (octobre 1937) dans lequel le verbe
« amar » ponctue l'épanchement qui permet de surmonter l'angoisse
du moi solitaire :
« ¡ Amadas sean las orejas Sánchez,
amadas las personas que se sientan,
amado el desconocido y su señora,
el prójimo con mangas, cuello y ojos !
¡ Amado sea aquél que tiene chinches,
el que lleva zapato roto bajo la lluvia,
el que vela el cadáver de un pan con dos cerillas,
el que se coge un dedo en una puerta,
el que no tiene cumpleaños,
el que perdió su sombra en un incendio,
el animal, el que parece un loro,
el que parece un hombre, el pobre rico,
el puro miserable, el pobre, pobre !

Amado sea el que trabaja al día, al mes, a la hora,


el que suda de pena o de vergüenza,
aquel que va, por orden de sus manos, al cinema (45).
L'amour des autres exprimés à travers Poemas humanos s'adresse
à tous les hommes certes mais il saute aux yeux que les
victimes de l'injustice, dans ce qui est pour le C. Vallejo de l'époque
« l'Occident capitaliste », reçoivent de cet amour la plus riche
part. Il apparaît que ces victimes sociales auxquelles C. Vallejo
porte de préférence son amour sont aussi, pour lui, force historique
« en devenir », et en tant que telle il voit celle-ci porteuse de l'avenir

(44) Ed. citée, p. 59. Dans cette édition, la première strophe du poème voit
les points d'interrogation disposés selon le système espagnol et dans les autres
ils apparaissent selon l'usage français (c'est-à-dire sans signe renversé en début
d'interrogation). Nous ne pouvons attribuer cette incohérence à C. Vallejo.
(45) Ed. citée, p. 45.
118 C. de CARAVELLE

humain (un avenir qui s'écrira au pluriel et non au singulier).


Que l'on lise un texte comme Parado en una piedra (sans date).
Chez ce « Parado individual entre treinta millones de parados »
C. Vallejo pressent un dynamisme prometteur qu'il exprime en des
vers où affleurent de claires réminiscences du langage « futuriste »
condamné en d'autres circonstances par le poète (46).
« I Qué salto el retratado en sus tendones !
¡ qué transmisión entablan sus cien pasos !
¡ cómo chilla el motor en su tobillo !
¡ cómo gruñe el reloj, paseándose impaciente a sus
espaldas !
¡ cómo oye deglutir a los patrones
el trago que le falta, camaradas,
y el pan que se equivoca de saliva,
y, oyéndolo, sintiéndolo, en plural, humanamente,
cómo clava el relámpago
su fuerza sin cabeza en su cabeza ! (47).
Ce serait évidemment priver ce poème d'une couche de
signification importante — sur le plan de l'humain — que de l'aborder en
faisant abstraction des réflexions théoriques de C. Vallejo sur le
grave problème du chômage dans 1' « Occident capitaliste » entre
1931-1938 (48), et sur ce point il est clair que le thème poétique
(en tant que thème humain) est en rapport avec les positions
idéologiques adoptées par C. Vallejo à partir de 1928-1931. Disons,
si l'on veut, que ces positions idéologiques sous-tendent le thème

(46) Cf. L'article Contra el Secreto profesional, in Variedades, Lima, 7 de


mayo de 1927.
(47) Ed. citée, pp. 71-72. Une fois de plus, la ponctuation est française dans
cette édition. Ce fait typographique étant constant, nous ne le signalerons plus.
(48) Contentons-nous de citer ce passage de Rusia en 193Í (éd. Ulises,
Madrid, 1931, pp. 189-190), qui laisse voir que l'adhésion au marxisme de
C. Vallejo ne fut pas seulement sentimentale et élémentaire comme certains,
qui ne voudraient voir en lui qu'un poète « ingénu » — et par là même «
authentique » à force d'ingénuité — se complaisent à le répéter :
« Pienso en los desocupados. Pienso en los cuarenta millones de hambrientos
que el capitalismo ha arrojado de sus fábricas y de sus campos. ¡ Quince millones
de obreros parados y sus familias ! ¿ Qué va a ser de este ejército de pobres
sin precedente en la historia ? Ciertamente, ha habido en otras épocas paros
forzosos, pero nunca el mal ofreció proporciones, causas y caracteres
semejantes. Hoy es un fenómeno simultáneo y universal, creciente y sin salida.
Los remedios y paliativos que se ensayan son superficiales, vanos, inútiles.
El mal reside en la estructura misma del sistema capitalista, en la dialéctica
de la producción. El mal reside en los progresos inevitables de la técnica del
trabajo, en la concurrencia y, en suma, en la sed insaciable de provecho de los
patronos. La plus-valia. He aquí el origen de los desocupados. Suprímase la
plus-valia y todo el mundo tendrá trabajo. Pero ¿ quién suprime la plus-valia ?
Suprimir el provecho del patrón equivaldría a destruir el sistema capitalista,
es decir, a hacer la revolución proletaria » (p. 189-190).
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 119

poétique — sans en constituer pour autant tout le contenu — et qu'il


est impossible de ne pas en tenir compte dans une analyse qui se
voudrait totale.
D'une façon plus générale d'ailleurs, s'agissant de l'humain dans
Poemas humanos et España aparta de mí este cáliz, un historien de
la culture peut s'étonner que pour en définir les composantes on ait
invoqué d'emblée les éclairages de la religion ou les catégories d'une
philosophie existentialiste (en particulier celle de Heidegger qui
commença à être connue en France à partir de 1934-1935, mais dont
il reste à prouver qu'elle imprégna C. Vallejo) alors que l'on a
négligé les points de référence utiles que pouvait constituer — sous
l'angle d'une méthode stricte — la philosophie à laquelle C. Vallejo
se rallia à quelque degré (ce degré serait précisément à étudier (49> )
à partir de 1928-1931 : le marxisme.
Pour quiconque possède une connaissance élémentaire de l'histoire
des idées, il est clair qu'il existe une relation étroite entre certains
thèmes marxistes et tels passages de Poemas humanos où C. Vallejo
chante la réalisation de l'humain dans des types « positifs •» qui
ont comme caractéristique fondamentale d'être des « travailleurs ».
C'est une idée familière à Marx que l'homme s'approprie son être en
tant qu'homme par le travail. Selon cet auteur, par cette capacité
essentielle qu'est l'acte de production l'homme se réalise comme

(49) Grâce au précieux Ensayo cronológico de la Vida de César Vallejo


introduit par J. Larrea dans César Vallejo o Hispanoamérica en la cruz de su
razón, on peut voir que, dès 1928, C. Vallejo se documente sérieusement sur le
marxisme. Cf. p. 97 : « Lee Vallejo algunos autores soviéticos... asi como obras
y folletos marxistas. Discute con pasión... ». Mais le même J. Larrea a insiste
aussi — à plusieurs reprises — sur le fait que C. Vallejo garda toujours quelque
distance à l'égard de la philosophie marxiste, alors même qu'il se rapprochait
du communisme par l'action. Cf. Actas del Simposium... de Córdoba, p. 300 :
« ... ese otro lado de su personalidad que según confidencia suya no se
contentaba con el marxismo ». Il y aurait lieu de reprendre à fond l'étude de cette
question. Avant d'émettre un jugement définitif il faudrait situer C. Vallejo,
à partir de 1928-1931, par rapport à des discussions qui ont été reprises cent
fois dans les milieux de 1' « intelligentzia » marxiste ou para-marxiste. Le sûr
— au stade actuel de nos connaissances — c'est le sérieux passionné avec
lequel C. Vallejo aborda les problèmes idéologiques, et notamment ceux qui
ont trait aux rapports de l'art et la politique... Voir en particulier les articles
Los artistas ante la política, Mundial, 30 de diciembre; Sobre el proletariado
literario, Mundial, 23 de marzo de 1928; Literatura proletaria, Mundial, 21 de
setiembre 1928. C. Vallejo y refuse de transformer l'art en instrument de
propagande et s'élève contre « todo catecismo político » en littérature. Mais il proclame
en même temps que l'artiste est un « thaumarturge politique » qui agit pour
des siècles d'humanité : « ... el arte no es un medio de propaganda política,
sino el resorte supremo de creación política » (article du 30 décembre 1927).
Rien ne prouve qu'une telle position, qui affirme la spécifité de la « création
politique » propre à l'art, soit contraire au marxisme. On peut revoir à ce
sujet les passages consacrés à l'art par K. Marx in Introduction à la critique de
l'Economie politique.
120 C. de CARAVELLE

homme total, intégral, et devient en somme « producteur de


lui-même ». Dans leurs études sur l'humanisme marxiste les
marxologues — tous ne sont pas marxistes — ont insisté sur
l'importance de cette idée dans les conceptions de Marx (50). C'est
par le travail cérébro-manuel ajoute le philosophe allemand — il y
insiste notamment dans les Manuscrits économico-philosophiques de
1844 (51) et il y revient aussi dans Le Capital — que l'homme se
distingue de l'animal. De toutes ces idées sur le travail « producteur
de l'homme » C. Vallejo peut recevoir des échos dans les milieux
des intellectuels communistes parisiens, sans parler de la
connaissance directe qu'il en acquit par ses propres lectures et ses contacts
avec la réalité soviétique à l'occasion des trois voyages qu'il fit en
U.R.S.S. entre 1928 et 1931. Le sûr est qu'on les retrouve sous la
plume de C. Vallejo à partir de 1928 dans des textes en prose,
parfaitement nets, en particulier dans plusieurs articles de revue

(50) On peut voir Jean-Yves Calvez, S.J., La pensée de Karl Marx, éditions
du Seuil, Paris, 1956. Le Père J.Y. Calvez cite notamment un texte de La Sainte
Famille où cette notion apparaît clairement. Il écrit :
« La critique critique ne crée rien, écrivait Marx dans La Sainte Famille;
l'ouvrier crée tout et à tel point que, par les créations de son esprit, il fait
honte à toute la critique : les ouvriers français et anglais peuvent en témoigner.
L'ouvrier crée même l'homme » (Op. cit., p. 545).
(51) Ce texte fut diffusé en Occident principalement à partir de 1932, dans des
éditions malheureusement incomplètes et pleines d'erreurs, qui proviennent de
la première édition allemande faite à Leipzig en 1932. Dans la première édition
française (Costes, 1937) le chapitre sur le « travail aliéné » manque. Citons
cependant d'après l'édition Costes (Oeuvres philosophiques, tome VI, traduction
J. Molitor) que C. Vallejo a pu avoir en mains en 1937, ces phrases de Marx
où s'affirme le primat faustien de la « praxis »:«... pour l'homme socialiste,
toute la prétendue histoire du monde n'est rien d'autre que la production de
de l'homme par le travail humain... » (Ed. citée, p. 40).
« La grande importance de la Phénoménologie de Hegel... est donc que Hegel
considère la production propre de l'homme comme un processus... qu'il voit...
dans l'homme véritable... le résultat de son propre travail » (p. 69). Certaines
des idées concernant l'humanisme de Marx auquel nous faisons référence sont
également formulées dans L'idéologie allemande qui parut en Allemagne en
1932. Dans ce texte où Marx a fondé véritablement la philosophie marxiste,
l'auteur — se séparant en cela du matérialisme de Feuerbach — octroie une
importance de premier plan à 1' « activité » humaine concrète, en tant que
pratique ». Ainsi que le remarque Roger Garaudy in De l'anathème au dialogue,
Pion, Paris, 1965, p. 60, dans les Thèses sur Feuerbach (fragment de L'idéologie
allemande) « ... sept thèses sur onze sont directement consacrées à dégager les
divers aspects de cet acte créateur de l'homme : le côté actif de la connaissance,
le critère de la pratique (seul critère de la vérité), la tâche de la philosophie
définie comme étant de transformer le monde ».
Nous avons la certitude que C. Vallejo eut connaissance des idées exprimées
dans l'ensemble de ces textes bien avant 1932. C'est ainsi que dans El
pensamiento revolucionario, article écrit à Paris en 1929, et publié dans la revue
« limeña » Mundial, le 3 mai 1929, il s'appuie sur la phrase-axiome de
L'idéologie allemande (Thèse XI sur Feuerbach) : « Les philosophes se sont bornés
à interpréter le monde de diverses façons; ce qui importe, c'est de le
transformer. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 121

parus à Lima (52) et dans le reportage intitulé Rusia en 1931 (53) qui
nous aident à éclairer C. Vallejo par lui-même. Parmi bien des
passages intéressants pour l'étude de cet aspect de 1' « humanisme »
de C. Vallejo à partir de 1928-1931 on peut lire dans Rusia 1931
celui qu'il consacre à « l'esthétique du travail » mise en œuvre dans
les films d'Einseinstein {Le cuirassé Potemkine et La ligne générale),
esthétique qui fait du travail la « substance première » et le
« destin sentimental » de l'art :
« La que trae Einseinstein es una estética del trabajo (no una estética
económica, que es una noción disparata y absurda). El trabajo se erige
así en sustancia primera, génesis y destino sentimental del arte » (54).
II nous paraît révélateur que sous la plume de C. Vallejo cette
analyse de « l'esthétique du travail » dans les films du grand
producteur soviétique débouche sur un véritable chant d'espérance
et de foi en l'humain réalisé dans et par un travail — non
aliéné — où l'homme se produira lui-même comme être total et
universel :

(52) Voir notamment in Variedades, 2 de junio 1928, Obreros manuales y


obreros intelectuales, texte quelque peu « ouvriériste » où C. Vallejo explique
que l'on trouve plus d'authenticité et de richesse humaine chez 1' « ouvrier »
que chez 1' « ouvrier intellectuel ».
(53) La rédaction définitive de ce livre (Madrid, 1931) fut préparée par la
publication de plusieurs articles de presse (à Lima, Buenos- Aires et Madrid).
Une comparaison de ces articles et du livre, — où certains articles sont éliminés,
d'autres repris (tantôt partiellement, tantôt intégralement) — laisse apparaître
l'évolution de C. Vallejo dans le sens de la rigueur « scientifique » (c'est le mot
dont il use lui-même dans son prologue). Nous livrons ce fait à ceux qui
veulent voir en C. Vallejo un poète uniquement sentimental, incapable de nourir
des idées : son marxisme fut le fruit d'une indubitable réflexion théorique.
Sur l'importance du travail comme trait spécifique et original de l'homme
(en tant qu'être « cérébro-manuel ») citons par exemple ces lignes :
« El trabajo, material o intelectual, es... una ley esencialmente humana.
Se argumentará que ésta no es una ley universal, citando el caso de ciertas
especies zoológicas que no trabajan tales como los marmas y los zánganos.
Los filósofos antiguos han podido asimismo, predicar el desprecio al trabajo
considerándolo como degradante para el hombre. Pero conviene rechazar el
primer argumento, recordando el lindero que, desde este punto de vista, existe
entre la sociedad humana y la sociedad animal. Ya el socialismo utópico cayó,
hace cien años, en el error de identificar ambas sociedades en su mecánica y
destinos esenciales, tomando la convivencia de las bestias como modelo de la
convivencia humana. Marx destruyó este absurdo... » (Ed. citée, p. 148).
Une page plus loin, C. Vallejo ajoute :
« ... En la sociedad humana, el trabajo — material o intelectual — es, pues,
ley y destino propios e ineluctables del individuo. » {Ed. citée, p. 149.)
Ailleurs, à propos d'une représentation théâtrale soviétique, C Vallejo évoque
avec enthousiasme — parce qu'ils sont mis en scène — ce qu'il appelle :
« ... los agentes humanos de la producción económica » (p. 132).
(54) Op. cit., p. 225.
122 C. de CARAVELLE

« Aquí llega Einseinstein a la glorificación del trabajo, no ya del trabajo


como mito asentado en el origen de la sociedad humana — punto de
partida del desarrollo total del arte einseinsteiniano — sino como mito
asentado en el futuro. Es ésta la fiesta de esperanza, de fe, de esfuerzo,
de buena voluntad, de justicia práctica y de amor universal » (55).

Les idées exprimées dans ces textes en prose se retrouvent —


transmuées en thèmes poétiques — dans Poemas humanos au
détour de vers qui, à première vue, peuvent paraître obscurs alors
qu'ils ne le sont nullement pour qui possède une connaissance
moyenne du marxisme (56). Elles nourrissent en particulier des
poèmes où l'espérance en l'humain rasséréné, l'amour universel, se
substituent à l'angoisse existentielle. Citons à titre d'exemple le
poème dédié aux mineurs péruviens, symboles d'une humanité
supérieure qui surmonte dialectiquement les contradictions les
plus déchirantes (57) (« saben... / bajar mirando para arriba, /
saben subir mirando para abajo) : Los mineros salieron de la mina :

« Craneados de labor,
y calzados de cuero de vizcacha,
calzados de senderos infinitos,
y los ojos de físico llorar,
creadores de la profundidad,
saben, a cielo intermitente de escalera,

(55) Op. cit., p. 228.


(56) Confirmant cette assertion, mon ami Alain Sicard a signalé à mon
attention les vers suivants où apparaît, sans équivoque possible, l'idée
familière à l'humanisme marxiste selon laquelle le travail est « producteur de
l'homme » (en ce sens que l'homme se réalise humainement, grâce au travail,
acte à la fois théorique et pratique) :
« Considerando
que el hombre procede suavemente del trabajo
y repercute jefe, suena subordinado.
(Ed. citée, p. 37.)
« Repercute jefe » signifie que l'homme devient par son travail pratique et
théorique « maître et possesseur de la Nature » (comme disait notre Descartes).
Mais « Suena subordinado » traduit que le nouveau Prométhée est enchaîné par
l'aliénation sociale d'une société divisée en classes où règne l'exploitation de
l'homme par l'homme.
(57) Le poème Gleba (ed. citée, p. 39) dédié aux paysans développe, lui aussi
le thème d'une humanité supérieure tranquille et forte qui a surmonté l'angoisse
existentielle. Elle échappe par exemple à la peur « vallejiana » de ne pas
posséder vraiment son corps et de ne pas l'habiter (« el cuerpo deshabitado »
comme disait R. Alberti) :
« Tienen su cabeza, su tronco, sus extremidades,
tienen su pantalón, sus dedos metacarpos y un palito
para comer; vistiéronse de altura
y se lavan la cara acariciándose con sólidas palomas.
(Ed. citée, p. 40.)
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 123

bajar mirando para arriba,


saben subir mirando para abajo.
¡ Loor al antiguo juego de su naturaleza,
a sus insomnes órganos, a su saliva rústica !
j Temple, filo y punta, a sus pestañas !
¡ Crezcan la yerba, el liquen y la rana en sus adverbios ! (58) .

Ce poème s'achève sur le vers :

« i Salud, oh creadores de la profundidad... ! »

où nous reconnaissons le « Priviet » russe (« salut ») de certains


poèmes soviétiques écrits précisément dans l'esprit de 1' « esthétique
du travail » dont parlait C. Vallejo à propos de Eiseinstein.
C'est la même trame idéologique qui soutient les vers de Parado
en una piedra (59), poème déjà cité où nous lisons d'autres vers
comme :

« j Éste es, trabajadores, aquél


que en la labor sudaba para afuera,
que suda para adentro su secreción de sangre rehusada !
Fundidor del cañón, que sabe cuántas zarpas son acero,
tejedor que conoce los hilos positivos de sus venas,
albañil de pirámides,
constructor de descensos por columnas
serenas, por fracasos triunfales,
parado individual entre treinta millones de parados,
andante en multitud;
i qué salto el retratado en su talón,
y qué humo el de su boca ayuna, y cómo
su talle incide, canto a canto, en su herramienta atroz,
parada,
y qué idea de dolorosa válvula en su pómolo ! (60).

A propos du travail comme élément décisif de l'épopée humaine


on peut voir aussi dans Poemas humanos le beau texte tout
imprégné de nostalgie péruvienne intitulé Telúrica y magnética. Le « tellu-
risme » et le « géorgisme » américains (avec des résonances d'origine
précolombienne) s'y marient à un humanisme matérialiste aux
résonances tantôt antiques (Heraclite) tantôt modernes (Marx)
pour chanter des paysages, des champs qui sont humains, « homi-
nisés », dans la mesure même où ils sont le produit d'une transfor-

(58) Ed. citée, p. 21.


(59) Ed. citée, pp. 70-71.
(60) Ed. citée, p. 71.
124 C. de CARAVELLE

mation et d'une conquête (théorique et pratique) de la nature par


le travail millénaire de l'homme :
« i Mecánica sincera y peruanísima
la del cerro colorado !
¡ Suelo teórico y práctico !
¡ Surcos inteligentes; ejemplo : el monolito y su cortejo !
¡ Papales, cebadales, alfalfares, cosa buena !
¡ Cultivos que integra una asombrosa jerarquía de útiles
y que integran con viento los mugidos,
las aguas con su sorda antigüedad !
¡ Cuaternarios maíces, de opuestos natalicios,
los oigo por los pies como se alejan,
los huelo retornar cuando la tierra
tropieza con la técnica del cielo !
¡ Molécula exabrupta ! ¡ Átomo terso !
¡ Oh, campos humanos !
¡ Solar y nutricia ausencia de la mar,
y sentimiento oceánico de todo ! (61).
La recherche de l'humain authentique — non aliéné — que
C. Vallejo poursuit anxieusement dans Poemas humanos et España
aparta de mí este cáliz a évidemment des corollaires sur le plan
du style (62). Le poète péruvien — en toutes ses époques — a tenté
d'atteindre linguistiquement ce qu'il appelle dans Poemas humanos
« el lenguage directo del león » (63), langage immédiat nettoyé des
prestiges de la « littérature » (d'où, dès le départ, une volonté très
nette de « tordre le cou aux cygnes » latino-américains) aussi bien
que purifié des banalités de l'expression fossilisée et de la

ti) Ed. citée, p. 47. Un passage de Rusia en 1931 (qui figure déjà dans la
revue madrilène Bolivar, n° 12, 15 de julio de 1930, p. 7) nous fournit clairement
l'arrière-plan idéologique de ces vers. Y prenant le contrepied de l'excessif
« détermimisme géographique » de Lucien Romier dans ses livres Amérique ou
Europe et L'homme nouveau, C. Vallejo écrivait :
« Romier hace suyo el célebre principio de los fisiócratas : « Las leyes
constitutivas de la sociedad son las leyes de orden natural ». Romier se queda aquí
y rechaza o no concibe la influencia del medio social sobre la Naturaleza y
sobre la propia sociedad, influencia que, según Marx, toma día a día un peso
decisivo en los destinos y transformaciones sociales... Nada tiene pues, de extraño
que ignore o no comprenda da doctrina socialista, que atribuye a la sociedad
y a la Naturaleza una influencia recíproca, tendiendo la primera constante y
progresivamente a dominar a la segunda, valiéndose de los progresos infinitos
de la técnica. » (París, julio de 1930.)
(62) Pour une introduction à l'étude stylistique de l'œuvre de C. Vallejo,
on dispose maintenant du livre de Giovanni Meo Zilio, Stile e poesia in César
Vallejo, Padova, 1960. L'ouvrage repose essentillement sur l'analyse du long
poème Himno a los voluntarios de la República.
(63) Cf. Epístola a los transeúntes, op. cit., p. 14 : « sufriendo como sufro del
lenguaje directo del león. »
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 125

sation mondaine des salons péruviens ou parisiens. Cette aspiration


qui émerge du plus profond de C. Vallejo date — il n'est pas besoin
de le souligner — d'avant son adhésion au marxisme. Elle a sa
source en lui-même et c'est elle qui explique les recherches de
Trilce (1922). Un texte de la revue « limeña » Variedades, en date
du 7 mai 1927, prouverait, s'il le fallait, à quel point C. Vallejo
ressentait le besoin de traduire la pulsation vitale par une
expression poétique nue et virginale. Cette exigence était liée en lui à son
sens de l'humain :
« Hay un timbre humano, un latido vital y sincero, al cual debe
propender al artista, a través de no importa qué disciplinas, teorías o
procesos creadores. Desea esa emoción seca, natural, pura, es decir
prepotente y eterna y no importan los menesteres de estilo, manera,
procedimiento, etc. Pues, bien, en la actual generación de América nadie
logra dar esa emoción. Y tacho a esos escritores de plagio grosero, porque
creo que ese plagio les impide expresarse y realizarse humanamente
y altamente » (64).
Cette aspiration à la pureté et à l'épanouissement de l'humain
intégral par le langage qui est une constante « vallejiana » (65),
il la vit réalisable à partir de 1927-1931 — a quelque degré du
moins — dans le cadre historique de la révolution prolétarienne.
Déjà dans le premier poème de Poemas humanos (qui est de
1926) (e6) C. Vallejo ironisait à propos des banalités de la politesse
et de la conversation mondaines qui ne confèrent à l'homme qu'une
apparence d'existence. Citons les vers :
« He aquí que hoy saludo, me pongo el cuello y
vivo
Superficial de pasos, insondable de plantas

¿ Queréis más ? encantado.


Políticamente, mi palabra
emite cargos contra mi labio inferior,

(64) L'article est intitulé Contra el secreto profesional. A propósito de Pablo


Abril de Vivero.
Il n'est peut-être pas sans intérêt de signaler que C. Vallejo y prend le
contrepied de toute la littérature dite « d'avant-garde » à l'affût des dernières
modes européennes. Certains des « plagiaires grossiers » qu'il stigmatise ne
sont rien moins que Neruda, Borges, Gabriela Mistral !
(65) Cf. dans la revue Mundial, 16 mars 1928, l'article Invitación a la claridad
où, à propos de la réception de Paul Valéry à l'Académie française, C. Vallejo
prend le contrepied de la définition valérienne du chef-d'œuvre, résultat d'une
technique poétique parfaite et acte de volonté de l'intelligence.
(66) Vide supra, note 41.
126 C. de CARAVELLE

y económicamente
cuando doy la espalda a Oriente,
distingo en dignidad de muerte a mis visitas » (67),

Les couches de signification de ces vers sont nombreuses : l'une


d'elles est à coup sûr celle de l'ironie sociale. De semblables
dérisions, par lesquelles C. Vallejo (pour une fois) Í68) se trouvait en
accord avec certaines irrévérences surréalistes, ont leur
prolongement logique dans les lignes que l'écrivain consacra un peu plus
tard à la politesse bourgeoise dans Rusia en 1931, lignes où il
exprimait sa recherche du vrai dans les rapports humains :
« Observo una diferencia con nuestro mundo de salón. En Rusia, la
cortesía no existe. La gente toma y da, niega y da sin formulismos. Nos
falseamos en más grande escala. Y todo por la eterna preocupación de
distinguirnos y sobrepujar a los demás. Nuestra falsedad y nuestro
individualismo crecen a medida que son más numerosas las personas que nos
rodean o nos ven y nos oyen... » (fi9).
Ce texte où C. Vallejo opposait « politesse bourgeoise » et «
politesse prolétarienne » marque bien que le socialisme devint pour lui,
vers 1929-1931, l'antithèse d'un individualisme appauvrissant contre
lequel sa sensibilité et son amour des autres s'étaient toujours
insurgés. Aussi est-ce tout naturellement que l'organisation
collectiviste de la société projetée par le marxisme vint donner au
G. Vallejo des années 1931-1938 un cadre où ses aspirations à la
richesse humaine trouvèrent — à quelque degré — une confirmation
d'ordre rationnel et idéologique. Et sur ce point encore il est
difficile de ne pas voir le lien qui unit les réflexions théoriques de
C. Vallejo et les textes de Poemas humanos où, par le dépassement
de l'individualisme, le poète surmonte la solitude et l'angoisse, et
en quelque sorte « tue la Mort » au profit d'une Vie qui ne peut plus
périr. Des textes comme le poème Masa et plusieurs autres de
España aparta de mí este cáliz, dont tout particulièrement celui
consacré à Pedro Rojas, cheminot de Miranda de Ebro, trouvent
leur arrière-plan idéologique dans bien des pages de Rusia en 1931.
Dans celles-ci le journaliste C. Vallejo opposait très clairement ce
qui, pour lui, était d'une part « l'individualisme bourgeois »,
mesquin et égoïste, d'autre part la « solidarité prolétarienne » libératrice

(67) Op. cit., p. 7.


(68) Les points de contacts entre C Vallejo et le « surréalisme » ne sont pas
nombreux. La tendance du poète péruvien fut au contraire de se tenir à l'écart
de ce mouvement : voir son article Contra el secreto profesional. A propósito
de Pablo Abril de Vivero (Variedades, 7 mai 1927).
(69) Ed. citée, pp. 106-107.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 127

et généreuse, porteuse d'une solidarité humaine capable d'atteindre


l'universel. Il insistait sur ce qu'il appelait la « desindividualización
de los instintos » dans le monde socialiste. Sur ce sens de la
communion humaine réalisée par les masses qu'entraînent les
grands mouvements libérateurs de l'Histoire et sur la possibilité
d'atteindre, grâce à elle, un nouveau type d'immortalité terrestre
— victorieuse par delà la mort — nous renvoyons aux belles pages
écrites par L. Mongutó dans son chapitre : La muerte y la esperanza
en « Poemas humanos », « España aparta de mi este cáliz » (70).
On sait que pour les hommes du XVo siècle il pouvait exister à
côté de la vie terrestre et de la vie céleste de l'Au-delà une troisième
possibilité de vie : c'était la « fama », la « tercera vida » qu'évoque
J. Manrique dans ses célèbres « Copias à la muerte de su padre ».
On peut dire que sous la plume du C. Valle j o de Masa, et du poème
consacré à Pedro Rojas, apparaît une nouvelle conception de
l'Immortalité, celle qui peut se réaliser dans le cadre d'une vision
collectiviste de la vie. L'homme ne périt pas s'il meurt pour le peuple :
il revit par tous les fils du peuple. Un Pablo Neruda, dans une optique
clairement matérialiste, reprend cette conception de l'Immortalité
de type à la fois terrestre et collectiviste dans ses poèmes consacrés
aux héros des luttes historiques de l'Amérique dite « latine » : c'est
Cuauhtemoc (« flor del pueblo »), c'est Atahualpa (« árbol insigne »),
c'est Caupolicán (« árbol del pueblo ») (71). Constatons qu'avant
P. Neruda, dès 1937-1938, C. Vallejo avait su donner une forme
poétique à ce beau thème.

Soyons très clair : dans cette communication sur quelques aspects


de l'humain dans Poemas humanos ne se niche pas le désir naïf de
sculpter la statut saint-sulpicienne d'un C. Vallejo athée ou marxiste
qui se substituerait à la pieuse image que certains se sont ingéniés
à dessiner et colorier. L'humain, considéré dans l'ensemble du
devenir de C. Vallero, n'est le monopole d'aucun courant de pensée,
d'aucune église, d'aucun parti. Il n'appartient qu'à C. Vallejo, et

(70) Op. cit., pp. 150-156.


(71) Cf. Canto general, ed. Océano, México, 1950. Voir en particulier « El
empalado » (Caupolicán), pp. 117-118 :
« Más hondo caia esta sangre,
hacia las raices caia,
hacia los muertos caía,
hacia los que iban a nacer. »
128 C. de CARAVELLE

pour en analyser les composantes contradictoires et existentielles


il faut précisément — selon l'époque considérée — savoir puiser
à des sources diverses qui ne s'excluent mutuellement et totalement
que si l'on se place dans la perspective d'une analyse manichéenne.
Dans l'œuvre du poète péruvien il est des versants indubitablement
chrétiens (tout particulièrement dans Los heraldos negros). Mais
on y discerne aussi, dans Poemas humanos et España aparta de mí
este cáliz, des versants éclairés d'athéisme ou de marxisme.
Au bout du compte on comprend pourquoi certains critiques ont
pu voir dans ces deux derniers recueils l'expression d'un «
humanisme chrétien ». Ils étaient portés à cette idée par les œuvres
antérieures de C. Vallejo, œuvres où la quête d'infini et d'amour
débouchait sur une issue au niveau du transcendental : Dieu. Mais à
propos de Poemas humanos et de España aparta de mí este cáliz
les critiques qui parlent d' « humanisme chrétien » (ou «
d'existentialisme chrétien ») ne semblent pas avoir perçu qu'à l'identité
de la quête d'absolu correspond une découverte différente : à la
Présence de Dieu C. Vallejo substitue l'Absence et au lieu d'une
tension vers un avenir transcendant, dans les textes des années
1928-1938, nous avons de plus en plus l'aspiration à un avenir
pleinement humain (principalement dans España aparta de mí este
cáliz). Les critiques qui parlent d' « humanisme chrétien » à propos
de Poemas humanos et de España aparta de mí este cáliz opèrent en
cela une démarche somme toute classique dans l'histoire de la
pensée (72) : abusivement ils hypostasient sous le nom de «
transcendance » l'exigence d'infini et d'amour éprouvée par un C. Vallejo
qui vit dans un monde dont il sait qu'il ne peut être
que terrestre. Tendu vers un avenir humain appelé à se
dépasser encore et toujours par les voies de contradictions parfois
tragiques il assume ainsi, et dignement, sa « condition d'être qui n'ignore
pas que le tout de son histoire et de sa signification se joue dans
l'intelligence, le cœur, et le vouloir de l'homme, et nulle part
ailleurs » (73).
Bien entendu à cause de cet état de perpétuelle tension et de cette
interrogation de chaque instant, à cause de ce sentiment de pleine
responsabilité, l'adhésion de C. Vallejo au matérialisme dialectique
en tant que philosophie, et au communisme en tant que parti, ne
fut pas sans débats et sans déchirements : elle n'eut rien de
dogmatique, rien de la facile « quiétude des majestueuses synthèses hégé-

(72) Cette démarche de pensée a été parfaitement analysée dans l'étude de


Roger Garaudy, De V Anathème au Dialogue, Paris, Pion, 1965, pp. 83-92.
(73) Ibid., p. 90
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 129

liennes » que blâmait parfois Kierkegaard. De même que le C. Val-


lejo de la « période chrétienne » manifesta parfois — selon
une formule que nous empruntons à Saint-Augustin et
qui plaisait à Unamuno — que sa foi se nourrissait de
doute », il est des textes de sa « période marxiste »
où perce le même sens de la contradiction intérieure : c'est par
exemple la pièce intitulée Moscú contra Moscú (74) où la Révolution
apparaît comme un moyen nécessaire mais incomplet de réalisation
de la justice et de l'amour pour les êtres humains assoiffés de
tendresse. Il nous serait possible aussi par l'analyse interne de tel
poème de Poemas humanos de montrer comment C. Vallejo prenait
parfois de la distance par rapport aux types « positifs » du monde
dont il rêvait : c'est le cas par exemple dans son ode au bolchevik
où le poète ne s'identifie pas totalement avec le héros qu'il salue.
Nous y remarquons des vers comme :
« Yo quisiera por eso
tu calor doctrinal frío en barras... » (75).
où l'optatif « quisiera » marque bien qu'une certaine distance sépare
encore le C. Vallejo de 1931 du bolchevik qu'il exalte. Il y a de même
dans Rusia en 1931 des passages très clairs où C. Vallejo prend du
recul par rapport à tels traits de la conception socialiste mise en
œuvre en Union Soviétique, qu'il loue largement dans son
ensemble (76).
En d'autres termes croire que rupture avec Dieu ou philosophie
marxiste et adhésion au communisme sont les seules clés de
l'humain exprimé par C. Vallejo entre 1927-1938 dans Poemas
humanos et dans España aparta de mí este cáliz serait tomber dans
un idéologisme étroit et pauvre. Mais passer sous silence ces données
c'est également donner dans une explication unilatérale et
incomplète. Ce sont ces derniers aspects — quelque peu négligés par
certains — que nous avons voulu rappeler. Toute interprétation du
poète péruvien devra en tenir compte pour peu qu'elle soit respec-

(74) Moscú contra Moscú est la première version de Entre las dos orillas
corre el rio. On peut lire dans la revue Letras peruanas (qui fut dirigée par
Jorge Puccinelli), n° 6 et n° 7, année 1952, sous le titre de Una tragedia inédita
de Vallejo, des scènes de la version primitive qui furent supprimées dans la
version définitive.
(75) Ed. citée, p. 16.
(76) Cf. éd. citée, p. 160 contre le « bureaucratisme » soviétique; voir surtout,
pp. 193-194 où C. Vallejo fait expliquer par une militante communiste que la
morale socialiste substitue à la charité, la justice et le travail pour tous.
C. Vallejo n'en fait pas moins la charité à un mendiant jeune et en état de
travailler : « Yeva es comunista, pero yo soy burgués. Le doy al vagabundo
unos kopeks... »

C. DE CARAVELLE 9
130 C. de CARAVELLE

tueuse des transformations sinon de sa sensibilité du moins de sa


pensée. La seule méthode assurée pour traiter de l'humain dans
Poemas humanos et España aparta de mí este cáliz c'est, croyons-
nous, de considérer ces textes comme représentatifs d'un moment
de l'évolution de la pensée et du drame vital de C. Vallejo, un
moment qui, comme tous les moments d'un devenir humain, hérite
certes d'un passé, mais cerne aussi un présent singulier et
irréductible. Ce faisant on reste fidèle à une règle que C. Vallejo lui-même
recommandait pour l'analyse de la vie des individus et des groupes
humains : « La vida de un individuo o de un pais exige, para ser
comprendida, puntos de vista dialécticos, criterios en
movimiento » (77).

DISCUSSION

M. RODRIGUEZ-MOÑINO.

Aunque conocí y traté al poeta, hace bastantes años, no soy


uallejisto, ni puedo entrar en el tremedal que nos abre la excelente
comunicación del profesor Salomon. Pues debemos meditar y
replantearnos los problemas de la inseguridad de los textos, y de su
cronologia. Esto es grave y de importancia enorme.

M. MONGUIÓ.

Es una comunicación extremadamente interesante. El problema


de los textos es fatal. Por ejemplo, uno de los poemas que acaban
de tratarse se halla en la edición de 1939, pero eso puede no querer
decir nada, porque los manuscritos no los ha estudiado nadie.
Luego, existe el problema de los varios propietarios de Vallejo, lo
cual impide tratar objetivamente el asunto. Después hay lo que el
profesor Salomon llama la « mitificación » de Vallejo, que lo
transforma en intocable, lo cual impide estudiar a Vallejo como escritor
desigual. Hay también aquí otro problema, el del cristianismo y
marxismo en Vallejo, extremadamente importante. Su catolicismo
es indudable en ciertas épocas de su vida, y dentro de nuestra
cultura todos tenemos fórmulas, reacciones, frases, imágenes
católicas, automáticamente. Más aún, Vallejo recuerda que lo cristiano

(77) In notas del Autor, préface à Rusia en Í93i, éd. citée, p. 11.
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 131

ama esencialmente al prójimo « como a tí mismo ». Recordemos


los textos de Rusia en 1931, publicados con ligeras variantes. Como
usted lo apunta acertadamente, creo que la aproximación de Vallejo
al marxismo sea parte de una convicción ideológica. Pero en él
esta convicción me parece derivar esencialmente del amor al prójimo
que ve en el marxismo. Y todo el marxismo de Vallejo está en el
amar al hermano, amar al hombre, amar al otro ser. Marxismo a la
vez que cristianismo. No creo quepa hablar de cristianismo en
Vallejo durante todas sus épocas. Aunque también de esto resulta
muy difícil hablar. Recordemos, en su primer libro, los Dados
eternos, el mundo dejado de la mano de Dios. Pero en la época
católica de Vallejo y quizá en su época marxista hay una angustia
cristiana, casi cristiana a la Kierkegaard, apasionada. Tanto como
una convicción ideológica, en la adhesión del poeta al marxismo me
parce importante ver el amor al prójimo, de origen cristiano y
humano. Por ello no podría hablar de dos vertientes, marxista y
cristiana : porque podría resultarnos un marxista-cristiano,
inclusive cuando no cree en Dios. Cuando busca el paraíso en la tierra
más que para la salvación de su alma, ahí sí que no es cristiano; pero
después, si son ciertos algunos poemas, no me parecen ellos
contrarios a su marxismo. Marxista o no, era un hombre esencialmente
bueno.

M. SALOMON.

Creo que, efectivamente, hay un punto común entre el humanismo


marxista y el humanismo cristiano que es el sentido de la comunión,
de la solidaridad humana. Este amor al prójimo se lo llevaba él
dentro antes de adherirse a la ideología marxista. No me cabe a mí
la menor duda. Creo que lo debió tanto a su sensibilidad como a su
formación religiosa. Pero desde un punto de vista histórico, a partir
de cierta fecha difícil de fijar, en él no funciona el cristianismo sino
la ideología marxista como « mediación » de lo humano, diría yo.
Insisto en que en Poemas humanos yo no noto sentimiento de culpa
a propósito del dolor humano; desaparece el pecado original;
también desaparece Dios. Lo cual me parece importante. Un teólogo
podría decidir mejor que yo en qué medida puede existir un
marxista-cristiano. No puedo fallar, pero tiene usted razón al decir
que no hay dos Vallejos, sino una total unidad en la persona humana
de Vallejo; pero el sentido de lo humano puede expresarse en él por
varias mediaciones filosóficas.
132 C. de CARAVELLE

M. SICARD.

D'abord je voudrais exprimer mon accord sur ce qu'a dit le


professeur Salomon et confirmer notamment, en ce qui concerne la
pensée matérialiste de Vallejo, il a très justement cherché à éclairer
le texte sur ce point, à partir de Rusia 1931. Je voudrais citer deux
vers de Poemas humanos où en toutes lettres, la doctrine marxiste
est résumée en deux vers : c'est dans le fameux poème Considerando
en brio imparcialmente. Vallejo écrit : « considerando que el hombre
procede suavemente del trabajo y repercute jefe suena sobordi-
nado ». Qu'est-ce que ça veut dire ? « El hombre suavemente del
trabajo ». C'est-à-dire que ce « suavemente » est important : le
travail dans une certaine société est une contrainte, mais le
« suavemente » insiste dans le caractère positif du travail, sur le
caractère formateur du travail, chez l'homme. « El hombre...
y repercute jefe » ; c'est par le travail que l'homme domine la nature.
Or d'une façon paradoxale et d'une façon injuste cet homme qui,
par le travail domine la nature, la société en fait un esclave, « suena
subordinado ». Ces deux vers sont très importants parce qu'ils
renferment toute la pensée matérialiste. Je crois que ça correspond
exactement à ce que disait le professeur Salomon.
Autre chose qui confirme ce qu'il disait, c'est qu'il suffît de lire
par exemple à la fin de l'étude dans le compte rendu qu'il fait des
articles publiés dans Variedades pour voir que s'il y a une évolution
dans Vallejo, et il y en a une, elle se fait à gauche.
Mais ceci dit, je crois moi aussi, je suis d'accord pour penser
avec le professeur Monguió, qu'à aucun moment le catholicisme,
même le christianisme d'une façon générale, n'a été absent de
la pensée de Vallejo. Jusqu'au bout je préfère à cette image
d'un Vallejo qui dans Poemas humanos se serait débarrassé de
son christanisme, il me semble que dans P.H., au contraire,
il est beaucoup plus chrétien que là où il essaie de rejeter le
christianisme. Mais dans P. H. il le retrouve; alors est-ce qu'il devient
marxiste par christianisme, ou bien est-ce le marxisme qui
provoque chez lui une résurgence du christianisme ? Les deux choses sont
possibles.
Dernier point sur lequel je suis franchement en contradiction :
c'est sur le sens de l'animalité.
Chez Vallejo il n'y a pas un refus de l'humanité, mais une
revendication de l'animalité. L'animal, quand il y a animal chez lui, c'est
un titre de gloire, c'est à rattacher au refus, à ce refus d'une pensée
pure. Je crois qu'animal, pour lui, il faut situer ce mot justement
QUELQUES ASPECTS DE « LO HUMANO » CHEZ C. VALLEJO 133

dans la pensée matérialiste de Vallejo. A aucun moment dans P.H.


jamais il ne parle de l'animalité pour la refuser, toujours pour la
revendiquer.

M. DEVOTO.

Yo quisiera señalar, en todas las exposiciones que se han hecho


sobre Vallejo, la ecuanimidad casi total de cada uno de nosotros;
pero quisiera también formular, a propósito de esta última, más
que una crítica, un deseo, que es el siguiente : el profesor Salomon
conoce admirablemente al poeta, conoce admirablemente su propia
doctrina. Lo único que le falta, y eso me parece a mí lamentable, es
el abogado del diablo : del diablo católico, si se quiere. Resume
siglos de teología en una noción de pecado y de culpa un tanto
sumaria; conoce mejor el otro evangelio que el Evangelio. Yo
quisiera de él que es tan capacitado, tan realista, no que se convirtiera,
sino que tratara de ver el Vallejo « comprometido » a la luz de sus
convicciones católicas para tratar de ver exactamente qué es lo que
queda en él de una y otra cosa. La parte de crítica católica me
parece sumaria, y lo digo precisamente a quien creo capaz de asumir
con toda dignidad el papel de diablo.

M. SALOMON.

Estamos aquí, yo por lo menos, para buscar. Mi esfuerzo, esfuerzo


lento, consiste en esto. Vallejo plantea problemas que algunos
han eludido. Por ello dije que hay que tener en cuenta algunas
dimensiones que se pasan por alto. Pero yo personalmente, de
ningún modo quiero encasillar a Vallejo. No. Estoy buscando, como
todos (... Y quizás necesito hacerlo más que otros... por ser diablo).

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