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UNESCœ

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Problèmes de la culture
et des valeurs culturelles
dans le monde
contemporain

Unesco
L e s auteurs sont responsables du choix et de la présentation des faits
figurant dans leurs articles ainsi que des opinions qui y sont exprimées,
lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l'Unesco et n'engagent
pas l'Organisation.

C L T/M D /2
O Unesco 1983
TABLE D E S MATIERES

Page
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

CHAPITRE 1 - Valeurs culturelles, tradition et modernité


par Fr. D. MBUNDA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

CHAPITRE II - Valeurs culturelles et nouveaux modes de vie


par Philip BOSSERMAN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

CHAPITRE III - Valeurs culturelles et progrès scientifique


par René -BACHI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

CHAPITRE IV - Culture et communication en Amérique latine


par Oswaldo CAPRILES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

CHAPITRE V - La créativité individuelle et collective


par Kazimierz ZYGULSKI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

CHAPITRE VI - Valeurs culturelles, dialogue des cultures et coopération internationale


par P r e m KIRPAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

3
INTRODUCTION

Depuis une dizaine d'années, une attention nou- aussi bien les sociétés en développement que les
velle est prétée, dans les pays industrialisés sociétés industrielles avancées. Ils établissent
c o m m e dans les pays en développement, auxpro- que la préservation et le développement des va-
blèmes de la préservation et du développement leurs culturelles méritent à plus d'un titre de fi-
des cultures et des valeurs qu'elles expriment. gurer désormais au premier plan des préoccupa-
L a question des "valeurs" et des "valeurs cul- tions des instances qui ont pour tâche d'organiser
turelles" est à ia fois très vaste et très com- les efforts de la communauté internationaleen vue
plexe. O n désigne par valeurs culturelles "les de promouvoir une vie plus harmonieuse.
relations symboliques qui assurent la cohésion 1

d'une société donnée ou d'un groupe, maintiennent


et renforcent le sentiment d'appartenance de LA DIMENSION CULTURELLE
ses membres, perpétuent la richesse de son DU DEVELOPPEMENT
patrimoine social-spirituel, assurant à sa vie
la plénitude et donnent sens aux existences S'interroger sur le rôle des valeurs culturelles
individuelles'' (1 ). dans les sociétés contemporaines, c'est poser le
Selon M . Makagiansar, sous-directeur géné- problème de la structure du développement cultu-
ral de l'Unesco pour la culture, les valeurs, et rel et de son rapport avec le processus du déve-
par extension les valeurs cultureiles, sont "i'en- loppement global.
semble des signes et des symboles par lesquels L a notion d'un développement qui privilégie les
s'exprime un système c o m m u n d'orientations et valeurs culturelles procède de la prise de cons-
de comportements.. . Ainsi conçues, les "valeurs" cience des limites des démarches purement éco-
servent aussi bien à intégrer qu'à guider et àca- nomiques. Les vices d'une conception du dévelop-
naliser les activités organisées des membres pement centré sur l'économie apparaissent chaque
d'une société" (2). jour davantage dans les incohérences structurelles,
D e son côté, C. Kluckhohn voit dans les va- les inégalités et les conflits que l'on peut consta-
leurs culturelles des "symboles affectifs ou co- ter tant dans la vie des nations que dans leurs re-
gnitifs dans la mesure où, formellement, elles lations. L a perte de crédibilité de cette concep-
traduisent une conception du désirable qui in- tion a stimulé l'émergence de nouvelles théories
fluence les modes, les moyens et les fins de et de multiples voies de développement permet-
l'action" (3). tant l'intégration de la culture et de l'histoire
Les valeurs culturelles, ainsi définies, font d'un peuple au processus du développement glo-
l'objet d'un intérét particulier de la part de l'As- bal et, en conséquence, elle a fait apparafire
semblée générale des Nations Unies et de l'Unesco l'importance de la culture dans la croissance
en raison de l'importance accordée depuis une économique et les transferts technologiques.
dizaine d'années aux problèmes du développe- Il en résulte que toute volonté de réaliser un
ment global dans les sociétés contemporaines et développement endogène passe par la prise de
à son caractère endogène. conscience des valeurs culturelles distinctives
C'est ainsi qu'au cours des dernières années et par de nouvelles initiatives qui prennent ra-
les travaux de l'Unesco dans le domaine des va- cine dans l'affirmation de l'identité culturelle.
leurs culturelles ont porté sur les rapports de Dans ce contexte, où les valeurs culturelles
celles-ci avec le processus du développement sont reconnues c o m m e étant une composante es-
global, l'éducation, la science et la technologie, sentielle du développement intégral des individus
la communication, la qualité de la vie, la créati- et des communautés, la notion de politique cultu-
vité artistique et, enfin, la coopération interna- relle prend tout son sens. L e propre d'une poli-
tionale (4).Ces travaux montrent comment et tique culturelle est, en effet, de s'appuyer sur
dans quelle mesure les valeurs culturelles dé- l'expérience collective accumulée par les diffé-
terminent les activités menées dans ces domaines rents groupes sociaux réunis au sein d'une c o m -
ou, au contraire, sont déterminées par elles dans munauté pour exalter ce qui dans ce legs peut don-
la période de mutation que traversent aujourd'hui ner confiance aux h o m m e s d'aujourd'hui afin qu'ils

4
puissent mieux assumer leur destin c o m m u n et V A L E U R S CULTURELLES ET EDUCATION
préparer leur avenir.
Tout changement est en principe un passage Dans toutes les sociétés, la culture et l'éducation
de la tradition à la modernité. Mais la modernité - dont les tout premiers éléments sont apportés
ne peut étre à l'origine d'une meilleure qualitéde -
par le milieu familial contribuent à l'insertion
la vie que si elle est le produit de la dynamique harmonieuse des individus et des groupes dans la
interne d'une culture et non pas le résultat de collectivité. Ces facteurs de socialisation appa-
l'application de modèles "importés" et "subis". raissent fondamentalement complémentaires. L e
Il ne faut pas voir la modernité sousl'angle d'un développement économique et social est en effet
simple transfert du modèle du développement d'un conditionné dans une grande mesure par la con-
pays occidental dans un pays du Tiers Monde. La ception du monde qui prévaut dans chaque société,
modernisation ne doit pas devenir une répétition conception influencée elle-même par les valeurs
historique du modèle occidental "conduisant à la que transmettent les systèmes éducatifs et les
reproduction dans les pays en développement, sensibilités qu'ils contribuent à forger. Par vo-
d'un m ê m e système technique, d'une forme en- cation, l'éducation devrait être le dépositaire du
dogène d'organisation de l'espace et d'une forme patrimoine culturel.
identique d'organisation de la production du Les systèmes éducatifs sont encore trop sou-
travail" (5). vent mal adaptés à la situation, aux aspirations et
Il apparaît désormais que le développement aux besoins réels des individus et des groupes.L e
est un processus total, multirelationnel, intéres- point de départ d'une éducation renouvelée, c'est
sant tous les aspects de la vie d'une collectivité, une tout autre conception de la vie économique et
de ses relations avec l'extérieur et de sa cons- sociale, de la culture et de l'avenir de la cité. Il
cience dtelle-même. Selon le Directeur général s'agit d'enraciner l'éducation dans les réalités lo-
de l'Unesco, "le bénéfice du développement doit cales et de réorienter les systèmes éducatifs pour
,?tre celui de l'homme dans toutes ses dimensions. qu'ils intègrent les valeurs les plus significatives
Elévation de niveau de vie tout d'abord, et cela des cultures et des civilisations nationales.
est bien sQr fondamental. Mais l'amélioration L'école, tout en gardant un r61e privilégié de
des conditions matérielles ne suffit pas.. . L e transmission des connaissances et de formation
développement doit donc viser à la promotion de de la personnalité, n'est plus considérée c o m m e
1'Btre humain total dans son insertion sociale et seule dispensatrice de l'éducation. Celle-ciappa-
dans son épanouissement individuel sur le plan raft de plus en plus c o m m e un processus perma-
tant spirituel et moral que matériel. Loin d'as- nent qui offre à chacun, tout au long de son exis-
servir les h o m m e s à une discipline extérieure ou tence, des possibilités constantes de mise à jour
de les aliéner par la séduction des modèles de des connaissances et d'enrichissement personnel,
vie qui leur sont étrangers, il doit contribuer à et qui fasse donc intervenir l'ensembledes moyens
les émanciper, leur permettre de rechercher éducatifs d'une société. Aussi l'éducationcontem-
eux-mémes leurs voies, assurer leur dignité poraine doit-elle &tre en relation étroite avec les
d'êtres libres et responsables" (6). caractéristiques et les besoins de la société dans
Dans le monde actuel, où la notion quantita- laquelle elle est dispensée. E n conséquence, il
tive de croissance économique fait graduelle- faut que les responsables veillent de plus en plus
ment place à celle, plus riche, de développe- à ce que les contenus de l'éducation correspondent
ment intégré, les valeurs culturelles prennent aux besoins et aux aspirations des communautés
toute leur importance. L e développement est locales et de la collectivité nationale.
présenté dans cette optique c o m m e un "proces- Pour que l'enseignement tienne compte des va-
sus organique au sein duquel les facteurs et les leurs les plus significatives des cultures natio-
composantes d'ordre économique, social, scien- nales, l'attention doit se porter sur les techniques
tifique, technique et culturel sont en interaction traditionnelles, qui présentent un grand intérêt du
constante et s'interpénètrent'' (7). point de vue de la rénovation des systèmes cultu-
C'est d'e là qu'est née l'idée que chaque pays rels et de l'affirmation de l'identité culturelle.
doit envisager un développement s'harmonisant Les programmes d'études ont déjà intégré cer-
avec ses valeurs culturelles propres, c'est-à- tains éléments du milieu par le biais de l'ensei-
dire un développement endogène. Si le dévelop- gnement de l'histoire et de la géographie, mais
pement ne tient pas compte des valeurs extra- il faudrait élargir leur contenu en y incluant l'en-
économiques, et surtout des valeurs culturelles, seignement de l'art, de l'artisanat et de la litté-
il ne parviendra jamais à atteindre ses objectifs. rature orale.
"si la croissance économique est un facteurfon- Il importe donc d'étudier les contenus cultu-
damental du développement, ce sont bien des rels de l'éducation ancestrale qui peuvent aider à
choix d'ordre essentiellement culturel qui en dé- remodeler les systèmes éducatifs et culturels, et
terminent l'orientation et l'utilisation au service d'examiner, à la lumière de l'évolution socio-
des individus et des sociétés, en vue de la satis- économique et culturelle, les tendances actuelles
faction de leurs besoins et de leurs aspirations en matière d'éducation pour expliciter les liens
les plus légitimes" (8). qui existent entre l'action culturelle et l'action
éducative d'une part, et, d'autre part, la poli-
tique culturelle et la politique de l'éducationdans
la perspective de l'éducation permanente.
Une autre tâche devra consister à mettre enlu-
mière les fonctions de socialisation de l'éducation

5
et à réfléchir aux possibilités d'ouverture du sys- L e débat sur le développement reflète ces points
tème éducatif aux réalités socioculturelles et de vue opposés" (9).
socio-économiquesdes communautés de base, et Il est de plus en plus généralement admis que
à l'adéquation de leurs valeurs culturelles aux le transfert d'une technologie originaire des pays
impératifs du développement global de la société. industrialisésne peut, par lui-meme, servir de
Etant donné que les valeurs familialescontri- base au développement si 1'adaptation éventuelle
buent puissamment à la socialisation des indivi- de cette technologie ne s'appuie pas, dans les pays
dus, les systèmes éducatifs devraient étre réo- en développement, sur la réalité socioculturelle.
rientés de manière à intégrer ce qu'elles ont de L e transfert de la technologie devient ainsi une
plus significatif sur le plan culturel. question de dosage rationnel, d'équilibre entre le
Ouvrir l'enseignement à la réalité socialeré- dehors et le dedans, entre la culture universelle
duirait le fossé qui sépare la culture des élites et le patrimoine national.
de celle des masses. L e concept de formation Il faut également souligner la nécessité, pour
continue est organiquement lié au concept d'une les pays en développement, de diversifier les
éducation globale grâce à laquelle l'homme "to-
tal" participerait d'une manière active à la vie
-
types de technologies modernes et tradition-
nelles, de niveau élevé, intermédiaire et bas -
politique, économique, sociale, culturelle et ar- afin qu'elles soient adaptées aux ressources 10-
tistique de la cité, et qui l'amènerait à mieux cales, aux besoins de la population et à l'environ-
comprendre la diversitédes moeurs et des cultures. nement socioculturel. Il est indispensable aussi
d'analyser les conséquences spécifiques que peut
avoir l'introduction des technologies nouvelles sur
V A L E U R S C U L T U R E L L E S , SCIENCE le comportement et les valeurs des acteurs so-
ET TECHNOLOGIE ciaux concernés.
"Dans ce contexte, il serait utile de distinguer
Il est désormais reconnu que la science et la les incidences des deux types de changement tech-
technologie ne peuvent plus se développer indé- nologique :d'une part, ceux qui ont un impact géo-
pendamment des valeurs culturelles, l'influence graphique et social assez limité ( m e m e s'ils af-
qu'elles exercent sur une société donnée consti- fectent profondément le travail et la vie de ceux
tuant probablement 1'élément le plus important à directement concernés), par exemple la mécani-
considérer, mais aussi le plus difficile à cerner. sation d'une mine, la construction d'un barrage
Dans cet esprit, l'Unesco a réalisé d'impor- dans une région rurale, etc., d'autre part, ceux,
tants travaux concernant l'impact de la science beaucoup plus diffus, qui affectent la sociétédans
et de la technologie sur les valeurs éthiques et son ensemble.
esthétiques, les modes de vie ou l'environnement Expliquons brièvement cette distinction : la
social et culturel des sociétés, afin de contribuer technologie spécifique est une série d'opérations
à la promotion du développement scientifique et introduites délibérément dans un contexte délimité,
technologique endogène. Toute implantation tech- le plus souvent afin de résoudre un problème (par
nologique Est un phénomène de culture qui affecte exemple, faible rendement agricole ou minier)ou
directement ou indirectement le cadre de vie, de créer un nouveau produit ou service. L'intro-
les comportements et les valeurs culturelles des duction de cette technologie résulte de la décision
sociétés. d'un agent, public ou prive. L a technologiediffuse,
"Le rapport entre "valeurs culturelles" et elle, est typiquement un produit ou un service mis
"technologie" est assez souvent présenté c o m m e par l'intermédiaire du marché, à la disposition
un rapport d'interaction directe. D'une part, on du grand public. C e qui apparaft aujourd'hui
considère les valeurs culturelles c o m m e un fac- c o m m e une technologie diffuse, omniprésente,
teur déterminant dans le choix et l'impact de la peut avoir été introduit délibérément dans une
technologie,d'autre part, on conçoit la technolo- phase antérieure. Les transports publics ou les
gie c o m m e un potentiel de transformationdes va- systèmes d'égouts sont des exemples typiques de
leurs culturelles. Cela est particulièrement vrai technologie diffuse actuelle résultant de projets
dans l'analyse du rapport entre valeurs et tech- de développement spécifiques du passé. L a dis-
nologies dans les sociétés traditionnelles. Dans tinction entre technologie diffuse et technologie
ce type d'analyse, on postule souvent que les va- spécifique s'impose pour l'analyse de leurs con-
leurs déterminent le comportement social (pos- -
séquences. L a technologie spécifique par exemple,
tulat de causalité), qu'elles forment un système le traitement électronique des opérations ban-
cohérent partagé par l'ensemble d'une société -
caires affecte directement un groupe circons-
donnée (postulat d'homogénéité), ou qu'elles crit de personnes :dans ce cas, certaines caté-
constituent les bases de la culture et assurent gories d'employés de banque, si nombreux soient-
sa créativité et sa capacité de résistance. ils. E n outre, la technologie spécifique est géné-
C e genre d'analyse, trop étroitement associé ralement imposée à ce groupe :ses membres
au déterminisme culturel, prend l'ordre pour la n'ont d'autre choix que de l'adopter, d'une façon
caractéristique centrale de la société (tradition- ou d'une autre. E n revanche, l'accès à la tech-
nelle) et considère le changement social c o m m e nologie diffuse est en principe ouvert àunnombre
essentiellement évolutif ou cumulatif. Par con- illimité de personnes, bien qu'en pratique son uti-
traste, le déterminisme technologique postule lisation soit restreinte par le mécanisme des prix,
que l'innovationtechnologique est la force m o - la discrimination sociale, etc. E n m e m e temps,
trice du changement social, imposant sa logique ceux qui y ont accès peuvent choisir de l'utiliser
propre aux acteurs sociaux et à leurs rapports. ounon et, sioui, dans telle ou telle mesure.

6
E n résumé, la technologie spécifique entraîne sociétés en développement, et confèrent une di-
une transformation des rapports sociaux concer- mension nouvelle aux possibilités d'échange et de
nés de façon assez immédiate, en particulierune communication qui déterminent l'évolution de ces
transformation de l'organisation sociale du tra- sociétés. Ces dernières années, le rapport Mc-
vail, alors que la technologie diffuse offre des Bride (12)a apporté de nombreux éclaircisse-
options entre divers comportements sociaux"(10). ments sur ces questions.
Mais le vrai problème reste toujours le savoir Des politiques nationales et internationales de
autochtone. On s'accorde de plus en plus àrecon- la communication ont été élaborées que certains
naftre l'importance et la valeur de ce savoir qui voudraient lier aux politiques culturelles, compte
est propre à chaque culture et son adéquation tenu de leurs effets, dans le cadre du développe-
fonctionnelle à 1' environnement socioculturel et ment intégré des individus et des sociétés.
économique des sociétés, face au savoir scien- Malgré les efforts récents d'explication et
tifique et technique moderne qui impose sonpou- d'analyse, les rapports entre le système de com-
voir uniformisateur et dépersonnalise les cul- munication et les valeurs culturelles restent assez
tures. A ce propos, M. M'Bow, directeur géné- ambigus et demandent à étre éclaircis.
ral de l'Unesco,fait remarquer : Il faut mettre l'accent sur la relation entreles
"Dès qu'il est conçu c o m m e global, le déve- formes et contenus de la communication et de l'in-
loppement ne peut plus Atre l'extension directe formation et des contextes dans lesquels ceux-ci
au monde entier des connaissances, modes de sont produits et diffusés, et identifier les facteurs
pensée, modes de vie ou expériences propres à qui pourraient favoriser la "démocratisation" (et
une seule région du globe ; il faut mettre chaque la déconcentration) de la communication ou aggra-
développement local en relation avec ses valeurs ver les inégalités et la dépendance dans ce domaine.
et sa culture propres. Il ne suffit pas de transfé- Une attention particulière doit étre accordée
rer dans les pays en voie de développement le aux problèmes de la communication sous leurs
stock de connaissances disponibles dans les pays différents aspects (sociaux, culturels, écono-
développés ; un tel processus exclut toute authen- miques, politiques, idéologiques, etc. ), et il est
tique implantation de la science et de la techno- nécessaire de définir le r81e nouveau que les
logie dans les pays d'accueil, il favorise la moyens de communication jouent ou pourraient
"fuite des cerveaux" et ralentit m é m e le progrès jouer pour favoriser le développement des va-
général des connaissances en privant l'imagina- leurs culturelles et l'accroissement de leur uti-
tion inventive de tout accès à des sources plus lisation au service de l'éducation collective, de
variées que celles ayant nourri le système la créativité et de l'expression, de l'amélioration
actuel" (ï 1). des relations internationales,de la vulgarisation
L e transfert des connaissances devrait viser scientifique et de l'information des "masses" (no-
à réaliser une synthèse harmonieuse du savoir tamment au sujet des effets de nouvelles techno-
technique moderne, et des caractéristiques logies, c o m m e par exemple le nucléaire et l'in-
propres des peuples, en vue de favoriser le dé- formatique).
veloppement scientifique et technologique endo- Examiner le problème de la signification, des
gène. Cela est directement lié à l'affirmationde contraintes et de la portée de l'information et de
l'identité culturelle de toute société puisqu'onne la communication, c'est préciser les effets posi-
peut plus ignorer l'impact de la science et de la tifs et négatifs que la standardisation des opinions
technologie sur les valeurs éthiques et esthétiques. et des goûts, les propagandes publicitaires, et la
manipulation des consciences ont ou pourraient
avoir sur les modes de vie, les valeurs cultu-
VALEURS CULTURELLES ET relles et la spécificité culturelle des individus et
COMMUNICATION des groupes. C'est également montrer le danger
(sidanger il y a) que suscitent la disparitionpro-
L a multiplicité des échanges facilite aujourd'hui gressive des formes traditionnelles de la com-
le jeu des influences réciproques des différentes munication et l'adoption des formes modernes de
civilisations. Cependant, le volume total des in- la technique sans que l'on ait prévu leurs consé-
formations émanant de la partie industrialiséedu quences éventuelles sur les rapports sociaux et
monde (qui groupe le tiers de la population du les valeurs culturelles.
globe) est au moins cent fois plus important que A partir des résultats de cette analyse, il se-
celui des informations qui circulent en sens in- rait intéressant d'indiquer les éléments significa-
verse. Les industries de communication et leurs tifs qui pourraient aider à concevoir et à élaborer
réseaux s'acheminent vers une transnationalisa- des politiques de la communication fondamentale-
tion de plus en plus poussée, ce quientrakel'ex- ment liées aux politiques culturelles en général et
portation d'idéologies véhiculant des valeurs, des aux valeurs culturelles en particulier.
modèles et des formes de comportement étran-
gers. Le poids des influences étrangères conduit
à se demander ce qu'il va advenir de l'identité ou VALEURS C U L T U R E L L E S ET CREATIVITE
de la souveraineté culturelle des peuples.
Les moyens de communication de masse L a question des rapports entre la créativité (sur-
exercent une influence sur les aspirations, les tout artistique et intellectuelle), la vie sociale et
besoins et les comportements de,toutes les les valeurs culturelles suscite de plus en plus
couches sociales. Les techniques modernes ont d'intérét chez les chercheurs et les 'hommes
bouleversé les sociétés industrielles c o m m e les d'action.

7
L'homme d'aujourd'hui aspire à assurer l'en-
richissement et le progrès des valeurs vivantes
- élucider l'ambigui'té et la complémentarité
dialectiques qui caractérisent le rapport entre la
par la libre activité créatrice. Chaque h o m m e , créativité artistique et la technologie.
en quelque sorte, est un créateur et veut étre re-
connu c o m m e tel. Il s'agit de rendre à tous,
groupes et individus, la conscience de leurs ap- QUALITE DE L'ENVIRONNEMENT, CADRE
titudes et de leurs possibilités de participer à la DE VIE ET VALEURS C U L T U R E L L E S
création, de trouver une solution aux problèmes
de l'époque dans la transformation de l'homme Nombreux sont les individus, les groupements et
intérieur et de l'homme social. les mouvements sociaux qui s'organisent aujour-
Pour cela, il convient de se tourner vers le d'hui pour la défense de l'environnement et de leur
créateur, l'artiste, qu'il ne faut pas cesserd'in- cadre de vie et qui s'emploient activement à la
terroger tant son r81e est précieux dans la trans- sauvegarde de leurs valeurs culturelles et m o -
formation du monde. On a pu dire que de toutes rales et de leur patrimoine culturel et naturel.
les activités humaines, c'est la création artis- Sur le plan théorique et sur celui de larecherche,
tique qui exprime le mieux une civilisation. Les on remarque des actions et des études quiont,pour
créateurs portent en eux des langages et des vi- l'essentiel, le m e m e objectif,
sions qui en font à la fois les gardiens des va- Globale, la notion d'environnement postule
leurs culturelles et les inspirateurs de nouvelles qu'il est impossible de séparer cadre de vie et
valeurs, les messagers d'un avenir qu'ils pres- mode de vie, mode de vie et conception dela vie.
sentent et qu'ils préparent. A u lieu de se perdre Mais les décisions d'ordre social concernant l'en-
dans un universalisme destructeur, l'artiste vironnement humain sont trop souvent prises sans
d'aujourd'hui tente dl@trereconnu par le détour une connaissance suffisante de l'interaction des
de l'identité. Il importe donc d'étudier la condi- multiples éléments de la vie sociale dans diffé-
tion de l'artiste dans la société contemporaine et rents contextes, des besoins profonds des étres
de s'interroger sur les responsabilitésde sa fonc- humains appartenant à des cultures déterminées,
tion c o m m e sur les droits qui doivent lui etre des interactions entre les attitudes ou les com-
r econnus. portements spécifiques des groupes humains et
L'Unesco s'est efforcée de développer son des changements affectant leur environnement,
programme en faveur de la stimulation de la en bref, de la capacité d'adaptation ou de créa-
créativité artistique et intellectuelle, processus tion des cultures. On connaft encore mal la na-
complexe qui dépend à la fois de la créativitéla- ture et les effets des nombreuses tensions aux-
tente du milieu socioculturel et de l'action con- quelles l'homme est soumis dans le monde ac-
certée des artistes, des populations, des institu- tuel, en particulier dans les grandes aggloméra-
tions et des pouvoirs publics, ainsi que des tions urbaines, qui ne parviennent pas toujours à
échanges internationaux. Les activités que mène lui assurer le minimum de salubrité et de sécu-
l'organisation portent sur les différents domaines rité. Or, en l'an 2000, 51 70de la population mon-
de l'art et comprennent des recherches interdis- diale sera urbanisée.
ciplinaires en matière de création, y compris O n manque de critères pour la créationd'envi-
par les moyens audiovisuels, qui ont pour objec- ronnements humains dans lesquels individus et
tif de préserver et de promouvoir les valeurs groupes puissent élaborer et rechercherde nou-
artistiques et de favoriser par les moyens les velles valeurs sans risque de désintégration cultu-
plus divers la recherche créatrice et la ren- relle. Comment mettre au point par exemple une
contre entre l'artiste et la société. conception de la qualité de la vie quine renforcepas
Mais, dans ce domaine, il reste encorebeau- la division en riches et pauvres, mais soit suffi-
coup à faire : samment large pour satisfaire les besoins fonda-
- mettre l'accent sur la définition concep-
tuelle et épistémologique de la notion de créati-
mentaux des groupes défavorisés et souvent
déracinés ?
vité (artistique et intellectuelle)du point de Vue Pour assurer une meilleure qualité de l'envi-
de la philosophie et des sciences sociales, et ronnement, il faudrait :
préciser les difficultés qui en découlent ; - Améliorer le comportement individuel et
- définir la place et les fonctions de l'art
dans la vie contemporaine en mettant enlumière,
collectif envers l'environnement humain et le pa-
trimoine culturel qui représente l'héritage d'un
notamment, son influence sur les valeurs cultu- peuple et d'une société :monuments, traditions
relles et esthétiques et sur le développement de orales, musicales, chorégraphiques, folkloriques,
la personnalité et de la société ; artistiques, etc.
- étudier les principaux aspects de la "créa- - Elaborer des hypothèses concernant le rap-
port dynamique entre l'homme (et ses valeurs) et
tivité latente" du milieu social et culturel et pré-
ciser la condition des créateurs et leurs possi- l'environnement dans les sociétés contemporaines,
bilités d'intervention dans la vie sociale (auprès et donc mettre en relief les bases écologiques du
des populations et des institutions). L a Recom- cadre de vie en tant que support des valeurs
culturelles.
mandation relative à la condition de l'artiste
adoptée par la Conférence générale à sa vingt et - Définir des normes pour la création d'envi-
ronnements propices à l'épanouissementdes étres
unième session, tenue à Belgrade, constitue un
pas essentiel dans cette direction (13). humains.

8
LA COOPERATION CULTURELLE l'Unesco pour définir une nouvelle approche dudé-
INTERNATIONALE ET LE DIALOGUE veloppement et indiquent son objectif ultime, qui
DES CULTURES est d'oeuvrer en faveur d'un développement inté-
gré et harmonieux, à la fois juste et véritable-
E n tant que produit de notre époque, qui est elle- ment humain.
m é m e une époque de mutations profondes, laco-
opération internationale rapproche les groupes
sociaux, les peuples et les nations. L a culture L'ACTION DE L'UNESCO
joue un r61e fondamental dans ces mutations dans
la mesure m @ m e où les changements qui touchent Résumons brièvement les travaux menés par
au développement économique affectent égale- l'Unesco durant la dernière décennie en faveur
ment le développement socioculturel. C'est pour- de la préservation et de l'épanouissementdes va-
quoi il est aujourd'hui admis d'envisager l'avenir leurs culturelles.
des sociétés dans sa dimension culturelle et de C'est en 1973 que le Directeur généraldel'or-
considérer les valeurs culturelles c o m m e un bien ganisation s'est exprimé pour la première fois sur
universellement salué. cette question, en réponse à la demande formulée
Mais c'est dans la reconnaissance de la sou- dans la résolution 3026 A, intitulée "Droits de
veraineté culturelle des peuples, gage de leur l'homme et progrès de la science et de la tech-
identité et de leur authenticité, que réside le nologie", adoptée par l'Assemblée générale des
moyen d'assurer le développement culturelet la Nations Unies à sa vingt-septième session.
coopération internationale. Tout manquement à Plus tard, l'Assemblée générale des Nations
ce principe engendre une forme d'agression ou Unies, par ses résolutions 3026 A (XXVII)du 18
une tentative de domination. La paix dans le décembre 1972, 3148 (XXIII)du 14 décembre 1973,
monde et la coexistence pacifique sont directe- 31/39 du 30 novembre 1976 et 33/49 du 14 dé-
ment liées au respect de la souveraineté cultu- cembre 1978, a de nouveau appelé l'attention sur
relle et politique des peuples. le problème de la préservation et du développe-
Il va sans dire que l'affirmation de la spéci- ment des cultures et des valeurs qu'elles ex-
ficité culturelle ne nie pas le pluralisme cultu- priment et elle a entendu le Directeur général de
rel. C'est pourquoi la culture universelle doit l'Unesco qui a tenu à intervenir sur ces questions
s'enrichir des cultures nationales et des valeurs en lui présentant des rapports donnant un aperçu
culturelles régionales, grâce à des rapports du- des travaux accomplis par l'Unesco et de ses
rables établis sur la base de l'égalité. projets dans ce domaine.
Les cultures vivantes sont reliées entre elles Conformément aux décisions prises par la
par la voie de la connaissance et il est aujour- Conférence générale de l'Unesco lors de sa dix-
d'hui possible de prendre la mesure de la diver- huitième et de sa dix-neuvième session (Paris,
sité culturelle du monde. Il en résulte une rela- 1974-Nairobi, 1976), l'Organisation a convoqué
tivisation des cultures et le rejet de toute pré- une réunion d'experts sur la préservation et l'épa-
tention à l'absolu. L'interaction des cultures nouissement des valeurs culturelles qui s'est te-
s'opère par l'appropriation universelle des lan- nue à Varsovie en octobre 1977. Elle avait pour
gages, qu'il s'agisse de l'écrit ou des médias les mandat de contribuer à l'élaboration du rapport
plus nouveaux, et cette interaction est indispen- que le Directeur général de l'Unesco présente-
sable, car une culture fermée, rebelle aux in- rait à la trente-troisième session (1978)de l'As-
fluences extérieures, finit par se scléroser. L e semblée générale des Nations Unies. Cette réu-
choc de la différence donne tout son sens auphé- nion, organisée en collaboration avec le Minis-
nomène complémentaire de l'approfondissement tère de la culture et des beaux-arts de la Pologne
de chaque culture. Cependant, certaines cultures, et la Commission nationale polonaise pour l'Unesco,
sans être sclérosées, ne sont pas assez fortes a groupé des experts invités à titre personnel, ve-
pour résister aux influences extérieures. nant de différentes régions géoculturelles et ap-
Jusqu'ici, on n'a attribué qu'une place très partenant à différentes disciplines socioculturelles.
limitée au concept de culture dans l'étude des L a résolution 4. 131 adoptée par laconférence
relations internationales, alors que la diversité générale de l'Unesco à Nairobi, lors de sa dix-
culturelle est l'un des aspects les plus évidents neuvième session, insistait sur la nécessité "de
du développement de l+homme. La compréhen- mettre en oeuvre un programme relatif au déve-
sion interculturelle dépend de l'idéologie du loppement culturel intégré des Etats membres en
groupe autant que du caractère propre de l'indi- vue de contribuer à l'affirmation de l'identité cul-
vidu, car dans les cultures les plus diverses les turelle et de favoriser l'épanouissement des va-
h o m m e s imaginent le monde tel que le lui trans- leurs culturelles en tant que facteur du dévelop-
mettent les images acquises à l'intérieurde leur pement endogène des nations".
groupe. L e Plan à moyen terme de l'Unesco (1977-1982)
Soutenir le pluralisme culturel, c'est pré- soulignait que le développement ne saurait se con-
tendre qu'à travers le dialogue des cultures les crétiser ni avoir de sens si l'on ne tient pas compte
peuples peuvent conserver leur identité et refu- du contexte social dans lequel il s'insère et en par-
ser des modèles donnés habituellement c o m m e ticulier des valeurs culturelles de la société en
seuls possibles par les tenants de l'évolution- question qui, seules, permettent de connaître
nisme culturel. l'importance des facteurs humains dans le déve-
Tels sont les thèmes proposés à l'attentiondu loppement. Il a mis en lumière la dimension cul-
lecteur. Ils témoignent des efforts accomplis par turelle du développement en situant l'action

9
économique dans son contexte social et en mon- Conférences intergouvernementalessur les poli-
trant les liens entre le changement technologique tiques culturelles organisées à Helsinki en 1972
et le comportement des hommes. En fait, lesob- pour l'Europe, à Jogjakarta en 1973 pour l'Asie,
jectifs du Plan à moyen terme de l'Unescoet les à Accra en 1975 pour l'Afrique et à Bogota en
activités qui en découlaient dans le domaine de la 1 978 pour l'Amérique et les Caratbes (16). L'au-
préservation et de l'épanouissement des valeurs teur concluait que les questions relatives aux va-
culturelles ont permis de dégager la signification leurs culturelles occupaient une place importante
du processus global du développement, d'en iden- dans les programmes de l'Unesco.
tifier les ressorts profonds et de lui donner une Toujours par sa résolution 411.215, la Confé-
orientation. rence générale de l'Unesco, à sa vingtième ses-
A sa vingtième session en 1978, la Conférence sion (1978), a invité le Directeur général à pré-
générale a adopté la résolution 411.215 où est re- parer pour la deuxième Conférence mondiale sur
connu, une fois de plus, le r81e exceptionnel que les politiques culturelles, en 1982, une publica-
jouent les valeurs culturelles dans le développe- tion qui contiendrait des informations sur les
ment des nations et dans la coopération inter- études, les expériences, les résultats et les pro-
nationale. positions dans le domaine de la préservation et du
En 1978, le Comité spécial du Conseil exécu- développement des valeurs culturellesdans toutes
tif de l'Unesco a examiné une étude en profon- les régions du monde.
deur sur "Le renforcement des valeurs cultu- Dès janvier 1980, un projet de rechercheaété
relles et la formulation des politiques culturelles" entrepris en vue de cette publication qui groupe
présentée par Eugénie Krassowska, de la Po- six études rédigées par des auteurs des Etats-
logne (14). Dans cette étude, l'auteur indiquait Unis d'Amérique, de l'Inde, du Liban, delaPo-
que "si les valeurs culturelles font partie inté- logne, de la Tanzanie et duvenezuela. Ensemble,
grante de la vie sociale, il apparaft nécessaire ces études constituent une analyse pluridiscipli-
d'envisagerla politique culturelle dans le cadre naire de la place et du r81e des valeurs cultu-
plus large de la politique générale des Etats"( 15). relles dans les sociétés contemporaines. Elles
Elle montrait comment cette conception s'était montrent bien que c'est sur le plan des valeurs
précisée depuis la Conférence intergouverne- et de l'expression culturelles que les sociétés
mentale sur les aspects institutionnels, admi- trouveront les meilleures possibilités de s'affir-
nistratifs et financiers des politiques culturelles mer, tout en coopérant harmonieusement avec le
qui s'était tenue à Venise en 1970, suivie des reste du monde.

NOTES
1. Thesaurus international du développement problèmes de la communication. L a docu-
culturel, Paris, Unesco, 1980, p. 19. mentation française, Les nouvelles éditions
2. MAKAGIANSAR, M.,"Préservation et épa- africaines, Unesco, 1980.
nouissement des valeurs culturelles" in=- 13. Recommandation relative à la condition de
tures, vol. VI, no 1. Les Pressesdel'Unesco
c _
l'artiste, Actes de la Conférence générale
et L a Baconnière, p. 11. de l'Unesco, vingt et unième session (Bel-
3. KLUCKHOHN, C., "Values and value -
Orientation in the theorg of action.. ." in
grade, 1980), vol. 1, Résolutions, p. 161-170.
14. Eugénie Krassowska, document 105 EX/SP/
Toward a general theory of Action, Parsons RAP/2, Unesco, 16 août 1978.
and Shils Ed. Cambridge'(Mass.), Harvard 15. Idem.
University Press, 1962. 16. Conférence intergouvernementale sur les as-
4. Pour la rédaction de cette introduction,nous pects institutionnels, administratifs et finan-
nous s o m m e s inspirés des documents sui- ciers des politiques culturelles, Venise, 24
vants de l'Unesco :A/31/111, août 1976 août-2 septembre 1970 ; Rapport final (Paris:
- -
A/33/157, septembre 1978 A/35/349, Unesco, 1970).
-
septembre 1980 CC-61412, août 1977. Conférenceintergouvernementalesur les poli-
5. Unesco, document A/35/349, p. 19. tiques culturelles en Europe, Helsinki 10-28
6. Comprendre pour agir, Unesco, 1977, p. 89. juin 1972 ; Rapport final (Paris:Unesco, 1972).
7. "Thesaurus international du développement
_- Conférence intergouvernementale surles po-
culturel", op. cit. , p. 25. litiques culturelles en Asie, Jogjakarta, 10-
8. -
Unesco, Conférence intergouvernementale
sur les politiques culturelles en Afrique,
19 décembre 1973 ; Rapport final (Paris :
Unesco, 1974).
Rapport final, p. 62. Conférenceintergouvernementalesur les poli-
9. ACKERMAN, W.,"Valeurs culturelles et tiques culturelles en Afrique, organisée par
choix social de la technologie", in Revuein- l'Unesco avec la coopération de l'Organisation
ternationale des sciences sociales, vol. 33, de l'Unité africaine (OUA), Accra 27 octobre-
no 3, 1981, p. 487. Gnovembre 1975 : Rapport final (Paris :
10. ACKERMAN, W.,Id., p. 500-501. Unesco, 1975).
11. L e monde en devenir, Unesco, Paris, 1976, Conférenceintergouvernementalesur les poli-
Annexe, paragraphe 15. tiques culturellesen Amérique latine et dans
12. Voix multiples, un seul monde, Rapport de les Carafbes,Bogota, 10-20janvier 1978 :
la Commission internationale d'étude des Rapport final (Paris : Unesco, 1978).

10
CHAPITRE 1

Valeurs culturelles, tradition et modernité

par Fr. D. MBUNDA

"De tous les crimes du colonialisme, il n'en est général susceptibles d'une application univer-
pas de pire que celui de vouloir nous fairecroire selle (Hughes, 1976:128).
que nous n'avions pas de culture indigènepropre Compte tenu des différenciations ethniques
ou que celle que nous possédions était sans va- africaines, ces communautés présentent plusieurs
-
leur que nous devions en avoir honte au lieu similitudes entre elles et avec d'autres groupes
humains dans le monde, c o m m e il ressort d'études
d'en Atre fier" (Nyerere, 1973:186).
L'opinion selon laquelle l'Afrique est un con- ethnographiques (Mair, 1968).
tinent où fleurissent diverses cultures, corrobo- Les études de Fortes sur les Ashantis et les
rée par les résultats d'une recherche plus scien- Tallensi du Ghana ou les descriptions des Kaguru
tifique et objective de la réalité africaine, con- de Tanzanie par Beidelman, présentent certaines
tredit la fameuse théorie du pot vide appliquée à analogies avec la description faite par Malinow-
la culture africaine durant la période coloniale. ski des habitants des iles Trobriand ou avec l'étude
On ne peut lire sans fascination la descrip- consacrée par Benedict aux Indiens de la côte
tion du complexe social Nuer par Evans-Prit- nord-ouest de l'Amérique et du Mexique. Ces si-
chard (Evans-Pritchard, 1967) ou celle de Lucy militudes globales entre "sociétés simples''
Mair, dans son livre "African Societies" (Les tendent à @tre plus marquées dans les c o m m u -
sociétés africaines) (Mair, 1974) qui montre par nautés africaines et plus particulièrement celles
l'analyse de 18 cultures africaines combien ces qui se réclament d'une m é m e origine ancestrale
sociétés sont ingénieuses et pleines de ressources ou qui habitent la m é m e région géographique.
(Bascom, Herskovits, 1975). Des fouilles arché- C'est ainsi que les groupes sociaux au nord du
ologiques conduites par des savants renommés, Sahara partageraient plus étroitement certains
c o m m e le D r Leaky, témoignent de la contribu- schémas sociaux qu'avec les communautés vivant
tion culturelle incontestée de l'Afrique au pro- au sud.
grès humain et ce, depuis ses origines les plus Essayons donc d'examiner de façon plus ap-
lointaines (Cole, 1964). Ces études de c o m m u - profondie les institutions des communautés tra-
nautés africaines,menées à petite échelle mais ditionnelles, en analysant leurs structures,leurs
de façon détaillée, ont mis en lumière la c o m - systèmes, ainsi que les croyances et les valeurs
plexité de ces communautés soi-disantprimaires qui cimentent l'ensemble de l'édifice socialen un
ou préalphabètes, et soulevé un intérêt considé- schéma significatif. On analysera donc les va-
rable pour "l'art de survivre" de ces sociétés au leurs culturelles ancestrales en m ê m e temps
sein d'un environnement hostile, en butte à la que leurs liens avec le processus d'éducation
rapacité humaine à l'époque du commerce des traditionnel.
esclaves et de la domination colonialequi a suivi. Une étude de caractère socio-économique et
L a diversité des modèles culturels africains culturel visera à déterminer dans quelle mesure
rend difficile, sinon impossible, toute tentative le système éducatif a été dans le sensdesvaleurs
visant à analyser en quelques pages, de façon traditionnelles ou s'y est opposé. Nous nous inté-
adéquate, le phénomène africain, c o m m e nous resserons à l'éducation dispensée à la base en
allons essayer de le faire dans le present cha- milieu rural et urbain dans les sociétés contem-
pitre. L e champ de cette étude va se restreindre, poraines. Nous étudierons les facteurs qui favo-
par conséquent, à une zone suffisamment étroite risent ou entravent le maintien des communautés
pour bien mettre en lumière certaines réalisa- locales et limitent l'élargissement des expériences
tions culturelles spécifiques des communautés en matière d'éducation. On montrera enfin c o m -
traditionnelles africaines, en se référant parti- ment l'éducation des adultes peut contribuer à la
culièrement à la Tanzanie. E n outre, cette ap- pleine participation de tous les individus à la vie
proche permet à l'auteur de porter le débat sur socioculturelle, en évoquant quelques innovations
un terrain qui lui est familier. On peut également éducatives inspirées des expériences tradition-
tirer de cette étude quelques conclusions d'ordre nelles africaines, propres à favoriser l'épanouis-
sement de la personnalité africaine.

11
1. VALEURS CULTURELLES D A N S LES l'organisation sociale, puis passer à l'organisa-
SOCIETES AFRICAINES tion économique, enfin identifier les contenus cul-
turels qui constituent l'héritage à transmettre à
1. Etude méthodologique faite à une échelle travers le processus social que nous nommons
réduite éducation.
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet ennous
L a première étape consiste à approfondir le con- référant particulièrement à la Tanzanie, considé-
tenu de la culture des communautés vivant en rons un moment le problème théorique lié ànotre
Afrique en se référant particulièrement à la Tan- étude.
zanie et à examiner ses incidences sur le pro- Lorsqu'un groupe humain puissant envahit un
cessus de reproduction sociale. Mais on ren- territoire et soumet la population indigène, la cul-
contre ici une difficulté d'ordre méthodologique. ture du groupe conquis disparaft d'ordinaire et
Il n'existe pas de groupe ethnique traditionnel celle du groupe dominant devient la culture de la
véritablement authentique aujourd'hui en Tanza- nouvelle entité sociale. Selon l'expression de
nie qui n'ait été plus ou moins au contact du Bourdieu, il existe une espèce de "violence s y m -
monde moderne. Tous ces groupes sont engagés bolique" dans le fait que la classe dominante (les
dans un processus de changement. Comment conquérants) s'impose à l'autre. Leur niode
pouvons-nous reconstituer la situation qui pré- d'existence est présenté c o m m e la seule manière
valait avant l'établissement de l'autorité colo- valable, universelle et raisonnable d'aborder la
niale ? Problème d'autant plus ardu que ces vie. L e groupe subordonné n'a plus c o m m e solu-
groupes ethniques ne disposent pas de documen- tion "raisonnable" que de faire siennes ces va-
tation à ce sujet. Mais le problème n'est pas en- leurs et de légitimer ce nouveau mode de vie en
tièrement insoluble. l'acceptant c o m m e "sa culture". Cependant, la
Il n'est pas inhabituel de trouver dans une culture dominante qui en résulte doit elle-m&me
communauté un chrétien converti menant une continuer à négocier sa légitimité face à des con-
double vie : membre pratiquant de l'église à la- ceptions'qui rivalisent avec elles, en vue de par-
quelle il appartient et fidèle aux croyances an- venir à un compromis.
cestrales. Bascom et Herskovits font la m ê m e Les sociétés considérées du point de vuede la
remarque à propos de la stabilité et du change- théorie structurale des conflits.ne cessent d'évo-
ment que l'on observe dans la culture africaine. luer, et donc de se développer, alors que l'ap-
"Malgré les efforts intenses des missionnaires proche structuraliste-et-fonctionnalistetend à
chrétiens et les mille années de prosélytisme représenter les sociétés c o m m e statiques et
musulman qui ont marqué l'histoire de diverses conservatrices.
parties du continent africain, les religions afri- Ces deux écoles de pensée sont utiles pour
caines continuent de manifester partout leur vi- notre analyse de l'éducation dans les sociétés
talité". 11s notent aussi que ia ténacité ainsi m a - traditionnelles. D e nombreux spécialistes d'an-
nifestée marque aussi d'autres aspects dela cul- thropologie sociale ont qualifié injustement les
ture (Bascom et Herskovits, 1975:3). E n dépit sociétés traditionnelles africaines de sociétés
de l'influence moderne et occidentale qui s'est conservatrices, privées de dynamisme, où la
exercée sur les sociétés africaines, "l'ego" afri- coutume et la tradition étouffaient toute créati-
cain, dans sa réalité profonde, peut n'avoir été vité personnelle chez les individus.
que superficiellement touché. Une étude et une Essayons à présent d'établir un lien entre
approche adéquates devraient permettre de re- notre analyse de la culture et les communautés
constituer assez bien ce qu'était une société traditionnelles africaines. C e qui a été dit de l'or-
traditionnelle. ganisation des sociétés traditionnelles réfute les
Autre problème inhérent à l'étude du phéno- allégations selon lesquelles l'Afrique ne possède
mène culturel africain : celui de l'idiome utilisé pas de culture propre. Nous avons, en fait, pu
pour la communication. Les gens voient et inter- démontrer le contraire. Les sociétés tradition-
prètent le monde extérieur à travers les percepts nelles africaines avaient développé leur propre
de leur culture. Les codes que nous utilisons organisation politique et religieuse. L a justice
pour décrire un phénomène sont définis subjec- était administrée selon un système précis fait
tivement par notre culture. Cela pose un pro- d e règles sociales, de récompenses et de
blème, en particulier, quand un observateur châtiments.
doit traiter d'une situation qui ne lui est pas fa- Les sociétés africaines ont essayé aussi de
milière, mettant en jeu des activités humaines donner un sens au monde qui les entourait. L e
et des institutions. Celles-ci se compliquenten- principe de cause à effet était appliqué àla magie,
core davantage du fait que l'homme agit à partir à la divination, à l'univers et à la vie au-delà de
de certains motifs qui peuvent être manifestes notre monde visible.
ou latents (Morton, 1957:51). Pour découvrir la Les sociétés africaines avaient également ac-
vraie signification d'un ensemble de comporte- quis leur propre savoir-faire technique pour pou-
ments ou d'attitudes humains, il faut, pour ainsi voir affronter les forces naturelles. Certaines de
dire, pénétrer les idées, les perceptions et l'in- ces techniques, c o m m e le travail du fer, étaient
terprétation de l'acteur et voir le phénomène de assez perfectionnées et un grand nombre de ri-
la m ê m e manière que celui-ci le voit et l'exprime tuels s'y rattachaient.
E n bref, nous allons essayer de reconsti- Les guérisseurs connaissaient par coeur toutes
tuer la vie communautaire dans l'Afrique tra- les herbes susceptibles de guérir tous les maux
ditionnelle. Nous allons donc commencer par pour lesquels on venait les consulter. Les

12
chasseurs avaient une connaissance extrêmement parentales devrait être comprise, non c o m m e le
approfondie de la faune sauvage. ferait un observateur extérieur, mais c o m m e le
Aucune société ne $eut survivre sans système participant lui-même, dans le drame desavie
qui assure sa continuité. Son existence physique quotidienne au sein d'une communauté particu-
est maintenue par la procréation ; sa culturepar lière (Beattie, 1976, chap. 7:75). Les catégories
la démocratisation de son processus éducatifdont de la parenté ne sont pas de simples mots vides
les principales fonctions sont de conserver et de de sens pour les membres du groupe. Elles dé-
reproduire l'idéologie du groupe dominant, idéo- finissent des groupes organiquement solidaires,
logie admise et acceptée par toutes les couches garants de leur soutien mutuel, de leur défense
de la société qui ont été conditionnées à cettefin. et de leurs droits aux ressources productives de
Il n'est pas simple d'expliquer comment inter- la communauté, que celles-ci soient des terres
vient la prise de conscience sociale et comment cultivables, des pâturages ou des terrains de
les gens adoptent en fin de compte l'idéologie du chasse, ou bien des droits concernant les trou-
groupe dominant dans une communauté. Les so- peaux, les filets ou les bateaux de pêche. Elles
ciologues appartenant à l'école structuraliste-et- définissent le statut social d'un membre de cette
fonctionnaliste (Coulson et Riddell, 1979:~. 3) communauté, son type de comportement, ses de-
soutiennent que les sociétés fonctionnent d'une voirs et ses droits, son rang et sa participation
certaine manière c o m m e une machine. aux rituels qui régissent ses rapports avec les
L'objectif poursuivi par les individus au sein forces surnaturelles ainsi que son bien-être so-
d'une société est le maintien de l'ordre, condi- cial. Elles lui confèrent le droit d'hériter des
tion du progrès vers le but désiré. Bien entendu, ressources du lignage. Il est important de noter
la classe dominante va déterminer dans l'idéolo- que ce m ê m e terme de parenté peut revêtir des
gie quel est le but recherché. On peut expliquer significations sociales différentes selon les so-
le comportement des individus en analysant leurs ciétés. L e mot "père" est "chargé" d'un senstout
fonctions. C e point de vue tend à mettre l'accent différent s'il s'agit des Makonde de Tanzanie ou
sur le pouvoir qu'exerce la t ' ~ ~ consi- ~ ~ ~ ~ des
~ Matengo.
t t , Les Makonde sont des communau-
-
dérée dans son ensemble, sur les individus qui tés matrilinéaires, les Matengo sont des c o m -
constituent, en fait, la seule réalité dans la so- munautés patrilinéaires. Si l'on veut pousser plus
ciété. Elle réifie la société. loin la comparaison, dans les sociétés africaines,
L e fonctionnalisme structuralne parvient pas à la différence des sociétés occidentales, un
à expliquer l'existence au sein d'une culture, de terme c o m m e "père" ou "mère" a une portée
sous-culturesqui tentent de coexister avec la beaucoup plus vaste que celui de père ou mère
culture dominante. au sens biologique.
C'est pourquoi une autre école de pensée a Cette conception souligne l'importance de la
tenté d'expliquer le changement social par une solidarité sociale pratiquée par la société tradi-
théorie qui diffère de celle de l'école structura- tionnelle. O n assume un rôle social au n o m du
liste-et-fonctionnaliste, et connue sous le n o m groupe de parenté. Lorsque l'un de ses membres
de théorie structurale des conflits. Selon elle,la masculins décède sans descendance, ses cama-
culture et le changement social ne peuvent s'ex- rades du groupe peuvent encore lui donner des
pliquer entièrement en termes d'idées imposées enfants et continuer sa lignée c o m m e il l'aurait
de vive force par le groupe dominant au groupe fait lui-même. C e sentiment très puissant d'ap-
subordonné ; c'est plutôt le fruit complexe né de partenance à la famille, au lignage, au clan, est
l'interaction de groupes/d'individus rivaux au très caractéristique de la tradition africaine. L e
sein des sociétés cherchant à négocier leur iden- groupe tend à occuper une place plus importante
tité de groupe dans l'interaction sociale. Selon dans la vie sociale que l'individu. Ceci est égale-
ces théoriciens, l'hégémonie culturelledu groupe ment confirmé par l'existence d'un réseau carac-
dominant n'est jamais complète. téristique de coopération institué visant à assu-
rer le bien c o m m u n plutôt que celui de l'individu.
2. Organisation sociale des sociétés A la base, le système de parenté unit ses
traditionnelles africaines membres en un seul foyer. Les foyers se groupent
en un lignage et les lignages eux-mêmes s'unissent
L a notion fondamentale dans l'organisation des pour former un clan avec un ancêtre commun. L a
sociétés traditionnelles est celle de parenté. L a Tanzanie appelle cette relation sociale "Ujamaa" -
parenté est une relation sociale exprimée en la conscience sociale d'une appartenancecommune.
idiome biologique selon l'expression consacrée L a parenté est un code important. Les membres
de Rivers. Elle établit un réseau de personnes d'un clan nourrissent de profonds sentimentsde so-
socialement apparentées qui font remonter leur lidarité envers leur groupe, C'est là-dessus que
origine à un aïeul c o m m u n dans une société pa- reposent leur sens de la responsabilité sociale
trilinéaire ou une aïeule commune dans une c o m - mutuelle (gouvernement du Kenya, 1965:3-4),leur
munauté matrilinéaire. L'ancêtre c o m m u n peut sens du partage et de la coopération pour le bien
être réel ou mythique. Bien que le concept de pa- du clan ou du lignage. L'individu n'est vraiment
renté concernant les relations humaines repose lui-même que dans la mesure où il offre en re-
sur la notion de " m ê m e sang", ce qui importe, tour ses services au clan dans une espèce de ré-
c'est sa signification sur le plan sociologique. ciprocité continuelle des droits et des devoirs liés
Que pensent les gens eux-mêmes de ces ré- à ses fonctions sociales.
seaux de parenté ? Quels sens attribuent-ils à U n aspect très significatif des fonctions so-
ces termes ? Cette conception de relations ciales est leur perspective égalitaire. Un membre

13
du groupe peut aspirer et parvenir à occuper de conception africaine de la société ? Tout d'abord,
nombreuses et complexes fonctions socialesdont certaines tâches, c o m m e se défendre contre les
certaines peuvent paraftre déraisonnables au re- étrangers, les animaux sauvages ou les catas-
gard de la logique occidentale. Chez les Chaggas trophes naturelles, nécessitent des efforts au ni-
de la Tanzanie du Nord, le premier enfant mâle veau du clan. L'unité des membres est symboli-
est considéré c o m m e son grand-père du c6tépa- quement renforcée par le totem, les tabous et les
ternel, dont il reçoit le nom. L e père del'enfant rituels du clan.
observe une double attitude à son égard dans la L'affinité ou parenté par alliance, en tant que
-
vie quotidienne l'enfant est, en un sens,sonfils, mécanisme d'organisation sociale,est étroitement
mais il est également son "père". Par conséquent, en rapport avec le système de parenté. Les rela-
on lui marque socialement du respect c o m m e s'il tions d'affinité sont basées sur le mariage. Dans
était "l'alter ego du grand-père". Cette concep- la plupart des sociétés africaines, on se marie en
tion présente une utilité considérable du point de dehors de son clan. Cette pratique ne constitue
vue pédagogique en ce qui concerne la formation pas seulement un moyen de renforcer sa propre
du caractère des enfants dans la famille tradi- unité en réduisant au minimum les risques de ri-
tionnelle africaine. Les parents invoquent ces valité et donc de conflits entre proches parents,
"fonctions sociales présumées" lorsqu'ils leur mais c'est également un moyen d'étendre les re-
demandent d'accomplir certaines tâches assez lations sociales au-delà de son propre groupe fa-
difficiles. milial. Les querelles de groupes, les dettes de
Quel est le critère de la réussite dans une groupes étaient souvent réglées pacifiquement par
telle société ? L a longévité seule n'est pas un un mariage entre les parties intéressées.
facteur de réussite. L e facteur décisif est le L e mariage constituait la plus haute aspiration
nombre de fonctions sociales qu'un individu peut des membres d'une société traditionnelle parce
assumer avec succès et compétence au cours de qu'il était avant tout le symbole de la maturité et
sa vie. de l'indépendance personnelle, le moyen de s'as-
Ainsi, par exemple, un individu en tant que surer une descendance. Il y avait également une
frère germain, puis en tant qu'oncle, mari, père, raison sociale et cosmologique derrière cette con-
grand-père, accumule les titres à mesure qu'il ception. U n h o m m e non marié, m é m e très âgé,
vieillit. L a considération sociale, née de l'exer- était considéré c o m m e un l'enfant''et, à celui qui
cice des fonctions individuelles, confère un sta- décédait sans enfants, on s'efforçait d'assurer
tut social, une signification sociale, un rang et une descendance, faute de quoi il ne pouvait être
un prestige. L e rejet social est la sanction la
plus redoutée qu'une société traditionnellepuisse
-
honoré parmi les esprits ancestraux laplus
haute distinction sociale (Mair, 1968:84-85).
infliger à l'un de ses membres. L'approbation L a polygamie était une forme de mariage ac-
sociale, plus que la richesse ou le pouvoir poli- ceptée. L e rôle de la mère dans l'éducation des
tique,constituait "la consé-crationsociale" la plus enfants ne peut être assez souligné. L e mariage
avidement recherchée par les membres d'une so- était surtout une entreprise sociale, c'était la
ciété traditionnelle. Celui qui jouissait d'une pierre angulaire du ménage qui constituait lui-
haute considération n'était pas forcémentl'homme m ê m e le groupe social et économique de base
le plus riche du village (Nyerere, 1973:165). d'une communauté.
L'unité du système de parenté est maintenue Une troisième forme d'organisation sociale
par un certain nombre de mécanismes. L e totem repose sur les groupes d'âge. Cette institution
est l'un d'entre eux. C'est un animal ou uneplante est particulièrement développée dans les c o m -
auquel les membres du clan vouent un respect par- munautés pastorales. O n considère généralement
ticulier parce qu'il est le symbole de leur unité : que son r61e concerne la répartition du pouvoir et
il devient l'objet de rituels spéciaux qui cimentent des tâches liées à la défense de la communauté.
symboliquement et renforcent la solidarité du Les Masai's de Tanzanie du Nord, c o m m e beau-
groupe. coup de populations pastorales, vivent de razzias
L a famille peut également se voir attribuer le répétées et de maigres ressources en eau et en
n o m de l'espèce totémique. Parmi les Matengo, pâturages. Leur société est ainsi structurée :les
le clan I\ilbunda est appelé du n o m de son totem jeunes assurent la garde et la protection des trou-
- -
le Mbundamilla le zèbre. C e n o m de famille peaux, les adultes servent en tant que guerriers
sert donc àjdentifier un membre du clan et à le et les anciens sont les dépositaires de l'autorité
distinguer des membres d'autres clans (Freud, et de la sagesse. Davidson fait observer au sujet
1960:2-3). des Karamojong de l'Ouganda qui connaissent une
Certains tabous peuvent être imposés aux situation similaire que l'utilité du système de
membres du clan :le mariage entre personnes groupes d'âge est de définir la place d'un indi-
du m ê m e clan est tabou dans Dlusieurs sociétés vidu et que sa riposte à un défi, en n'importe
traditionnelles ; consommer l'espèce représen- quel lieu et moment, est rapidement organisée
tant le totem est également tabou dans certains (Davidson, 1969:87). A chaque tranche d'âge cor-
cas. respondent des statuts,des règles et des devoirs
Il existe ensuite des rituels de clans liés aux spécifiques. Les jeunes passent normalement à
événements importants du cycle de vie de ses l'état adulte après avoir subi un rituel rigoureux
membres, c o m m e la naissance, le mariage, qui symbolise de manière dramatique la mort de
les funérailles ou des rituels se rapportant au l'enfance et la résurrection en une nouvelle vie
culte des ancétres, aux plantations ou aux mois- d'adulte (Beattie, 1976: 145- 147).
sons. Quelles valeurs leur attribue-t-on dans la L e cas des personnes âgées appelle quelques

14
commentaires. Dans la plupart des sociétés afri- de Tanzanie se réclament de ces relations utani
caines, les anciens occupent une place éminem- pour s'assurer le concours d'une communauté qui
ment respectée qui dépasse de loin leur capacité leur serait autrement étrangère, aux moments de
de production sur le plan économique. Il y aplu- fimérailles ou de désastres. Les Nyamwezi de
sieurs raisons à cela. E n premier lieu, dansune Tanzanie occidentale sont des Watani bien connus
société préalphabétisée, plus quelqu'un avance en de plusieurs tribus de Tanzanie. Historiquement,
âge, plus il est considéré c o m m e le dépositaire c'étaient de grands voyageurs qui parcouraient en
des connaissances, des techniques et de l'expé- caravanes de nombreuses régions de la Tanzanie.
rience qui sont utiles à la vie quotidienne du Ces déplacements étaient longs, fatigants et pé-
groupe. Il devient alors une source vivante de rilleux. L e moyen d'obtenir la liberté de passage
renseignements, apprécié à la fois des jeunes et dans ces régions était d'établir des liens de pa-
des adultes. renté s avec les communautés locales.
E n deuxième lieu, le droit de disposer des L ' eest également une subtile méthode pé-
biens de la communauté est confié aux anciens dagogique : lorsqu'une mère est peu soignée, le
du clan qui ont énormément contribué à la ri- mtani (personne participant à la relation à plai-
chesse commune dans leur jeunesse. Julius Nye- santerie)bavardera en plaisantant avec l'enfant
rere devait préciser le statutdes personnes âgées en ridiculisant ce défaut et la mère pourra diffi-
dans les sociétés traditionnelles en ce qui con- cilement ignorer la leçon !Elle n'est pas censée,
cerne l'obligation de travailler, " M é m e le vieil- non plus, s'en offenser !
lard qui paraissait se reposer à son aise sans rien Les communautés traditionnelles étaient donc
faire... avait, en fait, travaillé dur tout le temps socialement organisées selon divers critères :
qu'il était jeune. L e richesse que, maintenant, il parenté, affinité, groupe d'âge, adoption, liens
semblait posséder, n'était pas à lui personnelle- du sang et utani. C'étaient là les moyens essen-
ment.. . Il en était le gardien.. . L e respect dont tiels qui leur permettaient d'organiser leur vie
les jeunes l'entouraient lui revenait parce qu'il quotidienne afin de vivre heureux et en sécurité.
&ait plus âgé qu'eux et qu'il avait servi sa com-
munauté plus longtemps. (Nyerere, 1974-:4-5,) 3. Organisation cosmologique de la société
E n troisième lieu, les anciens sont considé- traditionnelle
rés c o m m e des intercesseurs auprès des esprits
ancestraux. Ils prédisent l'avenir à la c o m m u - Nous devons aussi tenter d'éclairer l'un des as-
nauté et exercent sur elle des droits rituels. A pects les plus méconnus de la tradition et de la
cet égard, la conception biblique relative aux an- culture africaines, à savoir la conception afri-
ciens n'est pas très éloignée de la conception ty- caine de la religion. Les savants occidentaux,
piquement africaine. "Honore ton père et ta mère, les aventuriers et les missionnaires ont tous eu
afin que se prolongent tes jours sur le sol que te leur part de responsabilité en "forgeant de grands
donne Iahvé, ton Dieu. (Exode, 20:12. ) mythes" à propos des croyances religieuses des
E n dernier lieu, atteindre un grand 2ge res- h o m m e s primitifs. Evans-Pritchard s'élève avec
pectable, entouré de plusieurs petits-enfants et talent contre ces interprétations abusives dans
arrières petits-enfants constitue l'ultime aspi- son livre :Theories of Primitive Religions (1965)
ration de la jeunesse, la dernière étape à at- (Théories des religions primitives).
teindre en ce monde avant que l'on ne devienne L e monde religieux africain n'est ni enfantin
-
soi-même un esprit ancestral auquel s'adres- ni illogique, ainsi qu'aimerait nous le faire croire
seront les rituels du clan. un h o m m e c o m m e Sir James Frazer. Lareligion
Ces droits considérables dont jouissent les an- est un phénomène social si universel qulilne peut
ciens dans la société garantissent le respect qui être traité de manière aussi superficielle.Cepen-
leur est dû, leur autorité et assurent finalement dant, si le milieu social africain "visible" avait
leur sécurité au déclin de leur vie. donné lieu à des interprétations aussi erronées,
Les catégories de groupe d'âge étaient ou- à quoi ne pouvait-on s'attendre lorsque ces es-
vertes à tous les membres, ce qui caractérise prits naffs prétendirent pénétrer le monde afri-
1'esprit égalitaire de la société traditionnelle. cain "invisible" ? Les contacts que les Africains
L'un des facteurs essentiels du système de pa- ont établis avec le monde "métaphysique" ont été
renté est son unité et son identité. décrits en termes peu flatteurs et ont été nafve-
"La relation à plaisanterie" est un autre moyen ment rangés sous l'étiquette d'"animisme", "culte
intéressant d'assimiler les étrangers ou m ê m e des ancêtres", "totémisme", "fétichisme". Les
les anciens ennemis dans son propre groupe so- efforts déployés par les Africains pour parvenir
cial afin de faire bénéficier la communauté de à un accomodement avec le monde invisible ont
leur soutien. L a relation à plaisanterie ( s e n été nettement condamnés par les missionnaires
kiswahili) répond à un objectif très important sur qui ont utilisé à leur propos les termes de "su-
le plan de l'éducation. Les Ngoni et les Hehe de perstition, satanique, diabolique et infernal",
la Tanzanie du Sud ont été entrafnés dans une selon les expressions de Mbiti (Mbiti,1971:lO).
guerre indécise pendant une très longuepériode. Les interactions humaines s'incarnentdans un
A u lieu de continuer à guerroyer indéfiniment, système de symboles dont le but est de transmettre
ils instituèrent 1 ' s entre leurs clans :à pré- un message et d'établir un dialogue entre les par-
sent, ils se moquent de l'adversaire, se vantent ties intéressées. L e langage est l'action symbo-
devant lui et le tournent en ridicule, mais tout lique par excellence. Par lui, l'homme peut com-
cela en paroles plut6t qu'en s'affrontant en un muniquer avec ses semblables afin de partager
combat mortel !Effectivement, plusieurs tribus avec eux ce qu'ils ont et l'inciter à l'action.

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Dans le système de parenté, les gens agissent rôle d'une espèce d'assurance sur la vie pour les
dans le cadre de leur langue pour solliciterunap- mauvais jours. Ainsi l'exploitation d'une famille
pui. Mais l'expérience apprend parfois à l'homme malade était cultivée par d'autres groupes, à
que certains de ses besoins et de ses aspirations charge de revanche.
ne peuvent être satisfaits par ses semblables. L e travail tenait une place essentielle dans la
Une religion traditionnelle africaine ne se ra- vie traditionnelle.
mène pas à la communication avec les ancêtres L e facteur humain y avait une part importante.
défunts, elle exprime plutôt le désir d'entrer en Les chants de groupes de cultivateurs,d'une équipe
communion intime avec tous les esprits et fina- d e rameurs oude jeunes rassemblantun troupeau
lement avec 1'Etre suprême. Cette rencontre su- avaient pour but d'atténuer la pénibilité du travail,
prême est essentiellement centrée sur l'homme de stimuler l'interaction personnelle et de confé-
et se réfère nécessairement aux "biens de ce rer au groupe le sens de son unité.
monde" : réussite, bien-être, abondance, beau- L e travail avait un sens et on était fier dellac-
coup d'enfants bien portants, etc. complir. Les villages ou les agglomérations ne
L a principale condition pour établir une rela- comptaient que sur eux-mêmes pour satisfaire
tion amicale avec le monde des esprits est de leurs besoins essentiels. C e qui était produit
respecter les liens de parenté et les obligations était consommé. Il n'était pas nécessaire de dis-
qui en découlent. Les membres défunts du clan poser de surplus à vendre, étant donné la fai-
sont censés maintenir "leur union''avec ses blesse des échanges commerciaux entre la plu-
membres vivants. Les Africains ont tendance à part des communautés africaines subsistant de
conférer un caractère unique àleurs expériences, leur lopin de terre. Cela ne veut pas dire qu'il
m ê m e à celles qui semblent contradictoires. L e n'y avait pas du tout de commerce entre certaines
monde est vu c o m m e une seule force qui se m a - communautés africaines :les Etats de l'Afrique
nifeste de nombreuses manières. occidentale s'y adonnaient et les tribus de l'inté-
L e concept et la pratique de la religion sont rieur de l'Afrique orientale commerçaient avec
l'élément le plus unificateur dans les traditions les établissements côtiers. L e commerce est sti-
africaines. Les rituels religieux marquent toutes mulé par la demande créée par les relations hu-
les étapes essentielles dans le cycle d'une vie maines. La plupart des communautés africaines
humaine : en période de crise et de danger, on étaient physiquement isolées et les voies de c o m -
peut observer, m ê m e chez l'Africain soi-disant munication très limitées.
occidentalisé, un retour vers "sa religiosité in- A u sein d'une communauté, la division du tra-
digène". Il n'y a pas lieu de s'en étonner,puisque vail était également limitée. M ê m e des spécia-
la religiosité constituait l'une des forces morales listes c o m m e les guérisseurs-sorciers,les fai-
les plus efficaces pour le maintien de l'ordre so- seurs de pluie, les pr@tres et les forgeronsnevi-
cial. "Une autre force fondamentale dans la vie vaient pas exclusivement de leur profession. Dans
traditionnelle africaine était constituée par la une communauté agricole, toute personne physi-
religion qui avait doté la communauté d'un code quement apte devait faire pousser sa propre nour-
moral rigoureux''(gouvernementdu Kenya, 1965:4). riture, installer sa propre maison et se procurer
L e m ê m e document officiel met l'accent sur le d e quoi se vêtir. Tout h o m m e adulte se devait de
rôle de la religion qui restreignait le pouvoirdes posséder les qualités nécessaires pour satisfaire
anciens pour éviter qu'ils n'abusent de leur auto- ces besoins fondamentaux. Il existait sans aucun
rité (gouvernementdu Kenya, 1965:3). E n effet, doute une division du travail basée sur le sexe.
beaucoup de nationalistes africains allaient sou- Tout autant que les valeurs sociales, la distri-
tenir fermement que le socialisme africain n'est bution et la consommation des fruits du travaildo-
pas le marxisme parce qu'il est fondamentale- minaient l'activité productive dans la société tra-
ment religieux. ditionnelle. Celle-ci considérait que la richesse
accumulée collectivement devait êtr e cons o m m é e
4. Les activités économiques humaines, parties collectivement. L e mode de distribution qu'elle
intégrantes de la vie sociale avait adopté était essentiellement basé sur le prin-
cipe des modèles de parenté, le principe de réci-
L a société traditionnelle abordait les problèmes procité et d'hospitalité, plutôt que sur une analyse
de production d'une seule manière. L' économie purement axée sur l'évaluation des coûts et des
traite de l'équilibre entre des ressources très profits. L'accumulation du capital dans les mains
limitées et les besoins fondamentaux de l'homme. de quelques individus était régulièrement évitée
A la différence des sociétés modernes, les com- par ce dispositif de nivellement.
munautés traditionnelles africaines ont une con-
ception holistique de la vie. L e travail est la con-
dition qui donne à un membre de la communauté II. P R O C E S S U S EDUCATIFS ET
le droit de bénéficier des services de celle-ci. OBJECTIFS C O M M U N S
"Aucun h o m m e ne peut vivre que pour lui-même
- encore moins dans les conditions difficilesd'un Les objectifs généraux poursuivis par la société
-
grand nombre de sociétés simples et les liens traditionnelle en éduquant ses membres étaient
de coopération économique peuvent constituer les d'assurer sa propre reproduction et sa continuité.
bases m ê m e s de lavie sociale.'' (Beattie,1976:186). Pour les métaphysiciens, chaque être tend essen-
E n effet, la coopération sur le plan économique tiellement à préserver son unité et son identité.
était l'une des manifestations de la nature réci- Plutôt que de nous étendre sur tous les aspects de
proque des relations de parenté. Elle jouait le l'éducation, nous pourrions traiter ici des domaines

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où l'éducation traditionnellesemble offrir quelques 1. L'éducation permanente n'est pas une idée
innovations susceptibles de pallier la crise que nouvelle pour les communautés traditionnelles. ..
connaissent actuellement le contenu et les m é -
thodes d e l'éducation. ".. . O n constatera que l'éducation commence à la
Les objectifs fondamentaux étaient communs, naissance et prend fin avec la mort. L'enfant doit
étant donné que la stratification de la société ne franchir plusieurs étapes suivant les catégories
reposait guère sur la puissance économique ou d'âge et recevoir une forme d'éducation adaptée
politique. L a nature égalitaire de la société et à chaque phase de la vie" (Kenyatta, 1938:96).
son collectivisme quant à la propriété des moyens Considérée dans cette perspective, l'éducation
essentiels de production nécessitaient un pro- traditionnelle était pertinente, conçue pour ré-
g r a m m e d'éducation c o m m u n de manière à déve- pondre à des niveaux spécifiques de développe-
lopper l'égalité et la coopération. Tous les jeunes ment au cours du cycle de vie et de ce fait, auto-
Masai's étaient soumis à la m é m e formation,qu'il motivante en elle-méme. L'interaction entre
s'agisse de l'élevage, des relations de voisinage, l'élève, la réalité et le maftre, excessivement
de la guerre ou du mariage. Toutes les jeunes individualisée, était immédiate et stimulante. Il
filles d'une communauté matengo devaient rece- suffit d'observer la petite fille accompagnant sa
voir les m é m e s leçons d'enseignement ménager. mère à la rivière pour chercher de l'eau. Elle
Tous les adultes makonde apprenaient, entre porte un pot relativement petit qui correspond à
autres, à célébrer ensemble les f@tes, les funé- ses capacités physiques mais qui est,cependant,
railles, les rituels religieux, etc. un véritable pot : elle rapporte effectivement de
L a société traditionnelle avait adopté un pro- l'eau à la maison et se sentira plus importante
g r a m m e d'éducation complet qui s'adressait à lorsque son père boira de cette eau. Ellene jouait
tous les groupes d'âge et qui s'étendait à tous pas ! Son apprentissage qui équivaut à un travail,
les domaines de connaissances nécessaires pour né du réel besoin d'avoir de l'eau, satisfaitunbe-
remplir convenablement un r61e dans la société. soin réel. Chaque étape est adaptée aux capacités
C e programme n'était pas préétabli c o m m e le de l'élève. Pour utiliser les termes de Faure,
sont les programmes scolaires modernes. Young l'éducationtraditionnelle était le processus par
fait une distinction utile entre le programme sco- lequel on apprenait-à-étre.
laire réparti en matières, qu'il appelle "pro- Les institutions ou les organismes chargés de
g r a m m e d'enseignement théorique", et le pro- l'éducation traditionnelle étaient extrêmement dis-
g r a m m e traditionnel qu'il appelle "programme persés, pour étre aisément accessibles aux élèves.
-
d'enseignement pratique" où l'accent est mis Dans l'ensemble, on mettait moins l'accentsur le
sur la nécessité pour l'élève de maftriser une professionnalisme. L'éducation incombait avant
situation qui fait intervenir le processus drap- tout à la cellule familiale ; les h o m m e s plus âgés
prentissage. Les tentatives qu'il fait pour don- instruisaient les jeunes garçons tandis que les
ner un sens à un programme sont liées à la vie femmes instruisaient les filles.
et il considère l'apprentissage c o m m e une des
activités de la vie intégrées à la productivité. 2. Apprentissage de la vie et éducation en vue
L'aptitude à ne compter que sur soi avait une d'acquérir l'indépendance et le sens du
importance vitale pour les membres de ces pe- socialisme africain
tites communautés. Cela impliquait le dévelop-
pement d'attitudes fondamentales permettant de L'indépendance était le but que poursuivaient les
faire face à des situations sociales en rapport sociétés traditionnelles en élevant et en éduquant
avec le rang que l'on occupait, ainsi que l'ac- leurs membres. L'éducation avait principalement
quisition de compétences techniques pour satis- pour objet d'actualiser les potentialités de l'élève
faire des besoins fondamentaux ; ces qualités pour qu'il puisse jouer son r61e dans l'existence.
étaient exigées de tous les membres de la c o m - Les enfants s'instruisaient en acquérant les tech-
munauté à l'exception des plus âgés, des handi- niques appropriées à leur âge. L'éducation ne
capés et des enfants. constituait pas vraiment une préparation. Elle
L a seule manière pour un individu dpaccéder n'était pas principalement tournée vers l'avenir
à la culture d'une communauté était d'y @tre né. mais "vers le présent". E n renforçant une apti-
Il était de l'intérét du groupe de doter ses membres tude à se développer dans l'existence, l'élève
de moyens leur permettant de développer leurs apti- était censé acquérir en m @ m e temps une base so-
tudes et deles aider dans ce sens. E n effet,la capa- lide qui lui permettrait plus tard de maftriser les
cité du groupe à survivreest àla mesure des possi- techniques et les connaissances et d'adopter l'at-
bilités qui ont été offertesà ses membres d'accéder titude mentale nécessaire pour assumer ses fonc-
par l'éducation au fondsc o m m u n de connaissances, tions dans la vie.
d'expérienceset de valeurs du groupe. C o m m e nous l'avons vu, la plupart des exi-
E n d'autres termes, il n'existe pas chez gences en matière d'éducation étaient d'ordre pra-
l'élève de dichotomie entre l'enseignement et la tique ; elles étaient appropriées et adaptées à
vie ; entre l'enseignement et le travail. Lorsque chaque membre de la communauté. Il n'est pas
le président Nyerere proclama l'année 1970, surprenant de constater que les échecs, s'il y en
l'Année de l'éducation des adultes en Tanzanie, avait, étaient rares. Il y avait une intense moti-
il lança cet appel aux futurs élèves adultes. vation de la part de toutes les parties intéressées
".. . Tel est donc le message pour 1970 .. . - la survie de l'élève dépendait de la maftrise de
Vivre c'est apprendre ; et apprendre c'est essayer ses besoins fondamentaux à chaque étape de savie.
de vivre mieux. " (Nyerere, 1973:141). Lorsqu'un jeune h o m m e d'une tribu Masai'voulait

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se marier, il devait prouver qu'il répondait aux des zones rurales avoisinantes affluent, espérant
critères d'autonomie requis. Etait-il capable de une vie plus facile et un emploi, mais se re-
défendre un troupeau avec succès contre unlion ? trouvent dans des bidonvilles, peuplés de migrants
Qu'il en tue un tout seul ! U n jeune Matengo dé- sans terre et déracinés, de jeunes sans emploi,
sire-t-ilse marier ? A-t-ilconstruit sahutte ? où règnent la violence, la corruption et le désespoir,
A-t-ilété capable de labourer son propre lopin Autre aspect des communautés traditionnelles
de terre ? Possède-t-ilune nattedans sahutte ? africaines, apparaissant à cette époque, la mon-
Se conduit-il convenablement en société ? tée du prolétariat qui vend son travail pour de l'ar-
Ceci nous amène à une question pédagogique gent. Voilà qu'en Afrique le travail et le labeurde
fondamentale :quelle était la philosophie pro- l'homme deviennent des marchandises.
fonde qui inspirait tout le programme d'éduca- L'éducation occidentalisée de l'élite que l'on
tion ? Les promoteurs de programmes d'ensei- initie aux techniques, à l'administration,aux goQts
gnements l'appelleraient le programme sous- et aux valeurs de l'Occident contribue à la sépa-
jacent de l'éducation traditionnelle. rer des autres "indigènes". A u premier abord,
Les valeurs fondamentales qui sous-tendaient cette fraction de la communauté africaine paraft
et imprégnaient tout le processus de l'éducation avoir assimilé les valeurs culturelles de la so-
se nommaient solidarité, sens de la coopération, ciété de consommation occidentale, mais en pro-
responsabilité mutuelle, réciprocité et démocra- fondeur, la réalité africainedemeure (Hoogvelt,
tie par consensus. Tout ceci est exprimé dans le 1978:113).
terme tanzanien de "ujamaa". Alors que l'impact du mode de production capi-
taliste transformait les structures sociales et éco-
nomiques africaines dans les zones urbaines et in-
III. DU VIOL A LA RENAISSANCE DES dustrielles, le secteur rural a connu aussi des
VALEURS CULTURELLES AFRICAINES transformations sociales et été également marqué
par la discontinuité sur le plan culturel,Alorsque
L e viol de la culture africaine a commencé avec traditionnellement le prestige social s acquérait
l'établissement systématique du commerce en grande partie par le statut de parenté, toute
d'outre-mer des esclaves. Une brutalité inhu- une série de postes influents pouvaient à présent
maine a caractérisé le commerce des esclaves s'obtenir au moyen de dipl6mes. L a signification
en Afrique et des guerres intertribales ont ex- traditionnelle du clan, du lignage, de la parenté
terminé des communautés villageoises, dépeu- en tant que sources d'unité et conditions de la sur-
plé de vastes zones, détruisant ainsi les racines vie économique des individus, l'importance parti-
des valeurs culturelles africaines. culière accordée aux anciens en tant que sources
L e second viol s'est produit durant la période de connaissances, les rituels rattachés aux
coloniale. croyances et à la vie religieuse étaient sous l'in-
L e mode de production occidentale, avec ses fluente des idées et des valeurs nouvelles, consi-
rapports sociaux concomitants, devint le modèle dérés d'un point de vuenégatif. L'enseignement du
qui présida à la transformation africaine. Lavie type classique devint dès lors la clé de la réus-
économique traditionnelle fut convertie au type site dans la vie.
de production capitaliste qui introduisit une L'état d'esprit dominant parmi la nouvelle gé-
technologie plus avancée, instaura une organi- nération d'Africains n'était plus à la coopération
sation sociale, un mode de vie et des goûts à ni à la réciprocité : à leur place s'était instaurée
1'occidentale. une lutte acharnée pour saisir les rares chances
D e vastes cités administratives ainsi que de d'éducation, clés du pouvoir économique et de la
gros comptoirs commerciaux furent créés à puissance que l'on exerce sur les autres.
l'écart des agglomérations environnantes. Ces Malheureusement, le mécanisme de socialisa-
vastes entreprises disposaient d'importants ca- tion,correspondant à ces changements radicaux,
pitaux d'une technologie assez développée et se était mal conçu et mal mis en oeuvre. Lesvaleurs
trouvaient sous la domination d'un nombre rela- du nouvel ordre social étaient contraires à la cul-
tivement restreint de travailleurs étrangers et ture traditionnelle qui prônait la solidarité et l'éga-
indigènes qui jouissaient d'un haut revenu, de lité entre ses membres.
services sociaux modernes et des luxes d'une L'éducation traditionnelle n'aurait peut-être
société de consommation moderne que le reste pas été un instrument adéquat pour résoudre les
de la communauté ne pouvait guère s'offrir. nouveaux problèmes, mais le système éducatif
L'éducation était le facteur socialisateur agis- nouvellement introduit dénaturait, lui, la person-
sant sur les travailleurs autochtones en cultivant nalité africaine. L'éducation coloniale était con-
chez eux le goût d'un style de vie, d'une philoso- çue pour répondre aux besoins du monde indus-
phie et d'une culture occidentaux. triel plutôt qu'à ceux de la population autochtone.
Nous assistons alors à l'apparition sur la L'intér@t de l'Europe occidentale et non celui de
scène africaine d'un phénomène social extreme- l'Afrique était pris en considération dans le choix
ment perturbateur :une stratification et une dif- du type d'enseignement à dispenser, d'abord dans
férenciation sociales basées sur la réussite et les écoles primaires et plus tard dans les écoles
sur des facteurs d'ordre économique plutôt que secondaires et les universités d'Afrique.
sur l'affiliation et la parenté, Par son caractère m e m e , l'enseignement sco-
Les sièges administratifs, les centres com- laire de type classique devait se limiter àun petit
merciaux ou industriels donnent naissance à l'Ur- nombre d'étudiants, principalement autour des
banisation, voire à la sururbanisation.Les masses centres urbains. Ces quelques Africains qui
disposaient d'un revenu régulier et avaient acquis est pour eux un modèle qui, en exaltant des
un certain vernis emprunté au style de vie occi- types de comportements économiques, détruit ces
dental, constituèrent l'une des stratificationsso- valeurs m e m e s auxquelles les sociétés africaines
ciales significatives nées de l'inégalité des attachent tant de prix.
chances des Africains face à l'éducation. Les promoteurs du socialisme africain étaient
Selon la conception coloniale, seule l'éduca- fermement convaincus qu'il existe trois manières
tion scolaire était valable, alors que dans la so- de percevoir la vie traditionnelle africaine ca-
ciété traditionnelle l'éducation était conçue c o m m e pables de régulariser, d'enrichir, et d'organiser
un processus social d'adaptation qui durait toute avec succès le développement de l'Afrique dans
la vie, de la naissance à la mort. L a considéra- une société moderne, c o m m e elles avaient réussi
tion injustifiée dont on entourait les formes ins- à soutenir la vie communautaire des petites so-
titutionnelles d'éducation n'avait d'égal que le ciétés précoloniales.
mépris dans lequel on tenait l'éducation tradi- Les trois principes qui caractérisent le socia-
tionnelle de type non classique, "Le fait que lisme africain sont :
l'école rend l'éducation légitime tend à faire de (1)L a propriété commune des principaux moyens
toute éducation extrascolaire un accident, sinon d'existence. Les Etats africains devenus indé-
unevéritableatteinte àlalégalité." (Illich,1971:109).
pendants pourraient assurer une équitable dis-
Malgré des effectifs limités, les valeurs et tribution du revenu national si le développe-
les aspirations de l'enseignement scolaire se pro- ment relevait en grande partie du gouverne-
pagèrent rapidement, non seulement dans les ment et du secteur public.
zones urbaines, mais en milieu rural. L'impact (2)L e caractère égalitaire de la société : llim-
de ce type d'éducation sur les adultes n'a pas portance de construire une société peu strati-
considérablement changé dans les pays en déve- fiée, où les écarts de revenu sont raisonna-
loppement c o m m e le souligne le Rapport sur le blement tolérables, de sorte que l'égalité et la
développement dans le monde pour l'année 1980 : dignité des h o m m e s soient assurées.
"Et pourtant, ils (les adultes)' apprennent par (3)Un réseau très étendu de responsabilités so-
l'observation directe, par leurs amis et leur fa- ciales qui débouche sur un engagement de co-
mille, voire par une amélioration de leur propre opération et d'obligations mutuelles.
sort, qu'ils pourraient connaîtreune vie meilleure
et ils vivent dans l'espoir que leurs enfants pour- D e plus, les organisations socialistes estiment
ront un jour échapper à la misère" (Rapport sur que l'intérêt de 1lEtat est supérieur à celui des
le développement dans le monde, 1980, p. 40) individus ; cette conception peut @tre facilement
(World Development Report, 1980:33). exploitée par des groupes puissants et peu scru-
Il n'y avait guère de place pour le respect ou puleux faisant passer "ïeur" intérêt pour ilinté-
l'estime de la culture africaine dans l'éducation rêt "national".
coloniale. Les danses folkloriques, la musique, L'approche socialiste en matière de dévelop-
les cultes ancestraux étaient franchement con- pement est, de plus, confrontée à des problèmes
damnés et considérés c o m m e indignes d'un Afri- d'ordre pratique, car ces sociétés africaines
cain "cultivé". L e sentiment d'infériorité qui en "simples" n'étaient pas entièrement dépourvues
résulte a été bien résumé par Illich :"Dans les de stratifications sociales rudimentaires. L'es-
colonies, l'école inculquait aux classes domi- clavage domestique était pratiqué dans certaines
nantes les valeurs de la puissance coloniale et régions, alors que dans d'autres, les anciens des
faisait peser sur les masses leur sentimentd'in- clans fondateurs étaient investis du droit de pro-
fériorité face à cette élite éduquée.'' (Illich, priété de la terre "communautaire", ce qui avait
1971:11 9). pour résultat d'établir une relation quasi féodale
Cette orientation de l'éducation colonialenous entre ces clans fondateurs et les autres. Les
ramène à la citation du président Nyerere, en femmes occupaient également une position infé-
t@te de ce chapitre. Dénier à une communauté rieure dans la vie sociale des communautés.
humaine son héritage culturel équivaut à lui dé- Les Africains qui avaient goûté aux "douceurs"
nier sa capacité humaine de développement - de la société de consommation n'étaient pas très
c'est un crime contre l'humanité elle-meme. enclins à renoncer à leur ambition et promotion
Cette description de la rencontre désastreuse personnelle dans l'intérêt des masses urbaines
entre Occident et Afrique masque plusieurs as- arriérées et sans travail, des ruraux pratiquant
pects positifs qui en ont résulté pour ce conti- l'agriculture de subsistance ou l'élevage. M ê m e
nent. Un certain nombre de cultures, d'articles les Africains qui, matériellement parlant,
utiles, d'idées fertiles ont enrichi les Africains. n'étaient pas riches, avaient acquis, par leurs
Nombre d'entre eux ont appris à lire, à calculer, contacts avec l'Occident et l'éducation, un goût
les systèmes de transport et de communication assez prononcé pour un style de vie occidental et
ont contribué à diffuser l'information. E n d'autres des ambitions individualistes.
termes, alors que les indicateurs du développe- L e modele européen de développement qui a
ment en Afrique ont les caractéristiques d'une rendu l'homme esclave de sa propre activité of-
société de consommation, la 'superstructureidéo- frait une solution inadéquate aux problèmes afri-
logique est déchirée entre deux systèmes qui ne cains, d'où le besoin d'un autre modèle de déve-
supportent pas le compromis :l'orientationcapi- loppement où l'homme était à la fois le promo-
taliste et l'orientation égalitaire. teur, l'agent et l'objectif à atteindre. L e progrès
Une situationaussi absurde a été rejetéepar la économique et technologique doit promouvoir l'ac-
plupart des nationalistes africains. L e capitalisme complissement de l'homme et assurer sa dignité,

19
les valeurs humaines devant jouer un rôle fonda- africaines ont survécu à de multiples défis d'ordre
mental dans l'élaboration des décisions concer- social et matériel grâce à la cohésion de leur idéo-
nant les plans de développement. L e développe- logie égalitaire, les Etats africains modernes sont
ment doit servir l'homme et les valeurs humaines en mesure, dans le cadre des valeurs tradition-
(Nyerere,ICAE, 1976). nelles africaines, de braver les défis de la m o -
D e m é m e que des sociétés traditionnelles dernité, en mettant la technologie au service de
l'amélioration de la qualité de la vie.

BIBLIOGRAPHIE

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loping Societies, MacMillan Press, 1978. 1974.
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dans le monde, août 1980.

20
CHAPITRE II

Valeurs culturelles et nouveaux modes de vie

par Philip BOSSERIVLAN

L a qualité de l'environnement est depuis long- Nous verrons ensuite leurs incidences et les im-
temps un sujet de préoccupation aux Etats-Unis. plications des modes de vie modernes sur la qua-
Henry David Thoreau, vers le milieu du XIXe lité de l'environnement. Nous terminerons par un
siècle, a consacré des pages pleines de sensi- tour d'horizon de certaines tendances et de la si-
bilité aux incidences de l'industrialisation sur le gnification qu'elles revêtent pour l'avenir de la
monde naturel de son temps. Il a dépeint un nou- société.
veau type de citoyen issu de la société urbaine et
industrielle. Ces traits assurément commen-
çaient seulement à se dessiner, mais il pré- 1. SIGNIFICATION ET METAMORPHOSE
voyait les conséquences éventuelles néfastes D E S M O D E S DE VIE
pour l'environnement,naturel et social,D'autres,
c o m m e John Muir, à l'aube du X X e siècle, en- 1. Modes de vie et classe sociale. Situation des
tramaient le président Theodore Roosevelt dans groupes sociaux
la lutte pour la conservation des régions incultes.
Thorstein Veblen faisait sur l'interaction de la L a notion de mode de vie a probablement été e m -
technologie et du caractère de l'homme des com- ployée pour la première fois par Max Weber (Gerth
mentaires sardoniques et prophétiques. Dans son et Mills, 1958) pour décrire le profil de vie carac-
célèbre ouvrage, The Silent Spring, écrit au dé- téristique d'un certain groupe social. Weber éta-
but des années 1950, Rachel Carson lançait un blit une distinction nette entre "groupe social" et
avertissement à propos des poisons destructeurs "classe économique". L e point de vue de Weber
déversés dans l'environnement par les déchets sur la classe sociale est proche de celuide Marx,
industriels. Ces voix solitaires clamant dans le et cependan.til s'en écarte en ceci qu'il ne voit pas
désert en faveur de la protection des aires dena- les classes c o m m e de véritables groupes, mais
ture sauvage et des libertés individuelles trou- c o m m e des agrégats de personnes qui partagent
vèrent en général peu d'échos. la m d m e situation économique. Il n'y a pas de
Cependant, certains secteurs de la société y conscience d'appartenance à une classe.
étaient sensibles. Parmi les acteurs des mouve- L e groupe social est quelque chose d'autre pour
ments sociaux de la fin des années 1950 et des Weber ; quelque chose qui tourne autour de l'idée
années 1960, un petit nombre plaidaient pour la d'honneur. L'honneur est une ressource rare et qui
protection de l'environnement. C'est surtout chez se répartit donc différemment entre les personnes
les jeunes que ce thème prenait de l'importance. qui vivent dans des conditions économiques diverses,
Ils préconisaient un mode de vie très différent du ou identiques. Les groupes sociaux sont normale-
type dominant qui s'était imposé pendant la pé- ment des collectivités et, en tant que tels, sont
riode postérieure à la Seconde Guerre mondiale. conscients de l'honneur qu'ils partagent avec
Certains de leurs modes de vie expérimentaux d'autres, ou de ce qu'ils n'ont pas et qued'autres,
mettaient l'accent sur la simplicité, les mini- dans des situations sociales différentes,possèdent.
projets, le caractère sacré de la vie privée, et Ils sont conscients de ceux qui occupent une posi-
le "réenchantement du monde", pour reprendre tion supérieure ou inférieure à la leur en termes
l'expression heureuse de Serge Moscivici. L'ac- d'honneur déféré ou conféré. C'est la position so-
cès de contre-culture des jeunes était une attaque ciale qui donne le mode de vie, et inversement un
générale contre la société de technocratie qui dé- tel mode de vie dénote l'appartenance à un groupe
truit le paysage au n o m du progrès économique, social ou à une collectivité.
scientifique et technologique, nuit à l'esprit et à E n soi, l'honneur de classe s'exprime norma-
la volonté de l'homme et met en péril la fragile lement par le fait que, par-dessus tout le reste,
interdépendance des écosystèmes des mondes na- on peut attendre un mode de vie spécifiquede tous
turel et social. L a première partie du présent ceux qui souhaitent appartenir au cercle. Cette at-
document exposera le point de vue des sciences tente s'accompagne de restrictions sur les rap-
sociales sur le mode de vie, la classe et la con- ports "sociaux" (c'est-à-dire,des rapportsquine
dition sociales, et leurs rapportsavec les valeurs. sont pas subordonnés à un objectif commercial

21
"fonctionnel"). Les restrictions peuvent circons- l'aisance matérielle, les loisirs et un large éven-
crire les mariages normaux à l'intérieur du tail de choix.
cercle social et aboutir à une fermeture endo- A mesure que la modernisation progressait
game totale (Gerth et Mills, 1958:187-188). dans une société c o m m e celle des Etats-Unis au
Weber résume la situation en déclarant que cours du siècle passé, la loyauté envers les
1es""classes" sont stratifiées en fonction de leurs groupes c o m m e la famille déclinait, en m e m e
relations avec la production et l'acquisition de temps que s'intensifiaitla quete du bonheur per-
biens, alors que les "groupes sociaux" sont stra- sonnel et des satisfactions terrestres. Cette alié-
tifiés selon les principes de leur consommation nation ne va pas cependant sans pertes impor-
d e biens tels qu'ils sont représentés par des tantes : anomie et dérèglement frappent profon-
"modes de vie" particuliers" (E : 193). dément au centre vital de ces individus fraîche-
Les répercussions technologiques et les trans - ment libérés. C'est une histoire ancienne que cet
formations économiques menacent les arrange- équilibrage de la collectivité et de la liberté
ments sociaux. Les époques de transformation (Zablocki, 1971).
économique radicale se caractérisent par des si- Selon Bell, le modernisme (le culte de la sa-
tuations de classe dépouillées. L a structure so- tisfaction personnelle) a terminé sa carrière, et
ciale ne se développe que pendant des périodes quelque chose d'autre est en vue. Cette critique
de calme lorsque le rôle de l'honneur social de- largement négative de Bell ignore le fait que l'ex-
vient primordial (= : 194). périmentation d'un mode de vie est une consé-
Quoi qu'il en soit, nous estimons que les si- quence prévisible d.'une société qui manque de co-
tuations sociales et de classe se sont confondues hérence en matière de valeurs ou du sens des va-
à mesure que la main-d'oeuvre sortait de plus en leurs (Zablockiet Kanter, 1976 ; Berger, 1967).
plus de la production pour entrer dans la consom- Joseph Bensman et Arthur Vidich (1971) font
mation. Les "titres de consommation'' (revenus, pour l'essentiel le m ê m e type d'analyse quant au
salaires, bien-être, intérêt gagné, revenu pro- sens du mode de vie dans la société moderne. Ils
venant de loyers et loyer, etc. ) sont devenus plus établissent une distinction entre la culture de
accessibles à un plus grand nombre de personnes classe "authentique" et le mode de vie factice.
dans les nations industrialisées avancées, per- "Pour nous, un mode de vie "authentique" est ce-
mettant ainsi de satisfaire l'exigence économique lui qui existe en tant que partie de l'environne-
de consommer. D'autre part, le temps dispo- ment "naturel" et "inévitable" de l'individu. Pour
nible pour cette consommation s'est considéra- celui qui ne se pose pas de questions, c'est la
blement accru. destinée qui lui a valu le genre de vie qui en fait
Nous le répétons, les situations sociales et de est le sien. Il l'accepte c o m m e naturel et joue
classe se sont mêlées. E n conséquence, les so- son r61e sans embarras, sans attitude défensive
ciologues, les psychologues sociaux, les écono- ni ironie. (121). Les auteurs concluent que les
mistes contemporains, etc. , lorsqu'ilsutilisent modes de vie américains actuels sont des créa-
l'expression mode de vie ne font plus la distinc- tions conscientes qui imprègnent presque tous les
tion nette que Weber établissait pour séparer aspects de la vie américaine. . . (122).
classe sociale et groupe social. Ces créations proviennent très probablement
Cette expression, telle qu'on l'utilise de nos des "médias" et ont été adaptées par l'individu,
jours, implique un certain nombre de choses à la donnant l'impression d'être une réalisation
fois. L e plus souvent, elle sous-entend des dif- personnelle.
férences de classe entre les attitudes et les c o m - Opulence relative, temps de loisir et cons-
portements des individus. Il est clair qu'elle ap- cience d'avoir le choix entre une pléthore de modes
partient au jargon populaire et elle apparaft fré- d e vie, trois éléments qui rendent moins clair le
quemment dans le langage de la publicité et des système de stratification. A u lieu de devoir à sa
''massmedia". Daniel Bell et d'autres donnent à naissance un certain type de vie, approprié à une
l'expression "mode de vie" un sens péjoratif. situation sociale particulière, l'individu est libre
L e point essentiel est que - d'abord, pour les d'adopter et d'adapter d'autres modes à sa portée
groupes sociaux avancés, l'intelligentsia et les dans la société. Souvent, il invente son propre
classes sociales instruites, puis pour les classes mode. Il y a de l'impermanence dans ce proces-
-
moyennes elles-mCmes les légitimations du sus. Nous craignons que ce soit la source de beau-
comportement social sont passées de la religion coup de malaise et d'aliénation, cette situationac-
à la culture moderniste. L e phénomène s'est ac- centuant l'anxiété sociale. Il y a assurément beau-
compagné
- - d'un déplacement d'objectif rigour
- eux, coup plus d'incompatibilité sociale implicite dans
l'accent étant mis sur la "personnalité", qui est des circonstances aussi fluides et changeantes.
l'exaltation du moi par la recherche appuyée de la Les minorités sontdonc devenues une sous-
différenciation individuelle. Bref, ce n'était plus classe de résidents pauvres au coeur des villes,
le travail, mais le "mode de vie", qui devenait complètement coupés des ghettos blancs subur-
la source de satisfaction et le critère de c o m - bains. A leur tour, ils adoptent des modes de vie
portement scuhaitableen société (Bell,1976:XXIV). qui leur permettent de faire face aux conditions
L'analyse de Bell contient implicitement la d e leur existence. Finestone décrit une "culture
possibilité pratique pour chaque individu de re- féline" qui existe chez les Noirs. Bensman et Vi-
chercher une expression individuelle qui est son dich (1971:lZO) résument ainsi les conclusions de
mode de vie, sa raison d'etre, ce profil de c o m - Finestone :
portement qui le distingue des autres. Les élé-
L a culture féline artificielle a été entretenue
ments essentiels pour cette recherche sont
par les efforts conscients de ceux qui y

22
participaient. Ses jeunes adeptes noirs ont dé- aussi bien les titres de consommation (revenus)
libérément cultivé un mode de vie et, par jeu, que le temps de consommer. C o m m e nous l'avons
ils l'ont changé et remodelé, raffiné et élargi. signalé, les changements dynamiques de l'écono-
Ces jeunes noirs sont parfaitement conscients mie au cours des 125 dernières années ont réduit
du caractère artificiel du genre qu'ils créent.Ils le temps de travail tout en accroissant les reve-
ne peuvent le vivre dans sa plénitude au sein de nus de telle sorte que davantage de gens sont en
la culture dominante des Blancs. Finestonenote : mesure de consommer.
"Dans son système de vie, il doit faire une place D u fait que la consommation est devenue le
à la police, aux nuits passées au poste, à la pri- mode de comportement dominant pour les habi-
son, à la maison de correction, sans parler des tants des sociétés industrielles avancées, nous
affres causées par le manque de drogue" (w).
Il est forcé de se dégager du jeu qu'il joue, dese
nous trouvons directement confrontés au concept
de mode de vie. L e mode de vie est un profil de
regarder et de constater dans un effarementiro- consommation impliquant des préférences, des
nique la puissance des forces sociales quibrident goQts et des valeurs.
son jeu. Autrement dit, ses ressources sont sé- Il existe aujourd'hui, semble-t-il,une pléthore
vèrement limitées. A mesure que l'on s'évadede de modes de vie divers, inventés, qui ont r e m -
ce ghetto du coeur des villes pour les quartiers placé les genres de vie sous-culturelstradition-
excentriques, les possibilités de vie s'élar- nels solidement enracinés dans des situations de
gissent, mais on pourrait dire que le jeu reste groupe et de classe.
le m e m e . Les modes de vie semblent faux et ar- On a modifié la répartition du temps de travail,
tificiels. Des études de la vie suburbaine par ce qui a procuré à ces nouveaux "travailleurs du
Seely, Sim et Loosely dans son "Crestwood secteur tertiaire" un nouveau rythme de travail
Heights" (1958), montrent comment les habitants journalier, hebdomadaire, annuel, s'étendant
de ces banlieues se regardent avec un certaindé- m ê m e à la vie entière. Les loisirs sont devenus
tachement, analysant ce qu'il leur faut pour ''se un facteur majeur de consommation, concurem-
sentir à l'aise" dans un lieu c o m m e Crestwood. ment avec d'autres postes dans la sociétéde con-
Ils se renseignent soigneusement sur la conduite sommation. L'accent mis sur les activités de
appropriée, tout en évaluant les chances de suc- temps libre et de loisirs convenait parfaitement
cès d'autres types de comportement. "Les nou- à cette nouvelle classe moyenne. Leurs profils
veaux venus dans la communauté montrent une de consommation et comportement de loisirs de-
grande aptitude à saisir toutes les allusions et à vinrent ultérieurement des modèles pour les
s'adapterpromptement au style Crestwood Heights" classes inférieures.
(Bensman et Vidich, op. cit. : 122). Tout artifi-
ciels et faux que ces modes de vie puissent pa- 3. Culture émergente et modes de vie divers
raître, nous voudrions souligner une fois encore
qu'ils sont inévitables dans une société en pleine James Schuster (1 978) a fait remarquer que le
évolution où les anciens schémas de vie semblent mode de vie est une excellente base pour l'ana-
dépassés. lyse du comportement social. "C'est une combi-
naison de rôles fondée sur les caractéristiquesde
2. Modes de vie en tant que profil de groupes socio-économiques,(la place dans) le
consommation impliquant préférences, cycle de vie familial, et une étude intersecto-
goQts et valeurs rielle par âge, sexe et race. Il n'existe pas de
définition opérationnelle généralement acceptée,
"Les formes expérimentales d'organisation so- mais les composants souvent inclus sont activités
ciale n'émergent plus des usines et des bureaux et interactions (souligné par l'auteur). Schuster
c o m m e ce fut le cas durant la période de méca- lui-même ajoute un troisième composant, l e s .
nisation et de syndicalisation. D e nouvelles C e que font les gens, comment ils entrent en re-
formes d'organisation émergent maintenant d'un lation mutuelle et cela a lieu, telles sont les
vaste cadre d'activité de loisirs : groupes de dis- caractéristiques du mode de vie. William Mi-
cussion, nouveaux engagements politiques, nou- chaelson (1971:1075)écrit que "des études ont
velles formes de vie communautaire, rejet déli- démontré à l'aide de graphiques que les habitants
béré de la société. "Mode de vie", terme géné- de zones urbaines différentes présentent des pro-
rique pour des combinaisons spécifiques de tra- fils d'activités et des relations interpersonnelles
vail et de loisirs, remplace "profession" c o m m e nettement différents. On appelle souvent "modes
base de formation de relations sociales, de con- de vie''ces variations qui reflètent une pondéra-
dition sociale et d'action sociale." (Non souligné tion différentielle des rôles, dont chacun a des
dans le texte). (Dean MacCannell, 1976:6). composant es d'activité et d 'interactiondifférentes.
Cette assertion renferme une idée nouvelle. L e cadre du lieu auquel Schuster porte uninté-
L e mode de vie combine à la fois loisir et tra- rét particulier suggère une typologie du mode de
vail c o m m e base de différenciation entre groupes vie organisée autour des concepts particularisme
sociaux. Les modes de vie, fondés sur les loi- -
local cosmopolitisme. 11 emprunte cela à Mer-
sirs et le travail, constituent deux critères d'ap- ton (1957), mais l'adapte considérablement au re-
partenance à un groupe ou à une classe sociale. gard de l'objectif qu'il a en vue. "Le sens de cette
L a consommation est la principale activité distinction de mode de vie réside dans les diffé-
économique des travailleurs d'aujourd hui. U n rents types de réseaux qu'il implique. (Schuster,
grand nombre de gens ont en quantités suffisantes 1978:21).
Dans le premier cas, les résidents locaux ont

23
de nombreux liens étroits, personnels et à long est la variable dépendante influencée à la fois par
terme avec une zone géographique limitée. Ces la condition socio-économique et le mode de vie ou
relations sont d'une grande complexité : "Elles une interaction entre ces deux variables. Cette
font ressortir une activité fondée sur la famille théorie nous semble manquer de clarté et nous
et le foyer ; leurs déplacements consistent enune préférons dire en conclusion que le mode de vie
série de sorties fréquentes peu lointaines,toutes est un profil de consommation impliquant des
commençant et se terminant à leur domicile.Leur goQts, des préférences et des valeurs.
plus grande participation à une activité option- Les auteurs notent d'autre part que culture et
nelle a trait à des réceptions/dfhersà la maison. sous-culture sont distinctes du mode de vie. L a
L a participation à d'autres formes d'activité est culture implique "un certain degré de consensus
réelle, mais faible : associations officielles, ci- vis-à-visde concepts auxquels n'arrivent pas tou-
néma, réunions culturelles et éducatives" (=, jours ceux qui partagent un mode de vie. Cepen-
21-22). Leur point d'ancrage est le foyer dont ils dant, au cours d'une période de transition cultu-
ne s'écartent que pour se rendre dans des clubs relle, les modes de vie proliféreront plus rapide-
où ils retrouvent des connaissances venues d'une ment que les systèmes culturels de valeurs. O n
zone géographique très limitée. Leur existence peut donc étudier avec profit des modes de vie ré-
s'articule autour d'un lieu. pandus et durables et en tirer des indications quant
A l'opposé de cette polarisation locale, lecos- à l'orientation d'une culture naissante" (Ibid.:271).
mopolitisme. Leurs adeptes sont par définition C'est une idée qui pique notre curiosirque
"plus mobiles, avec des contacts et une expé- nous avons déjà mentionnée, et que nous étudie-
rience dans des régions plus lointaines... Leurs rons plus tard en réfléchissant à l'influence que
liens sont souvent fondés sur des intérêts parti- certains de ces divers modes de vie pourraient
culiers et les organisations auxquelles ils adhèrenIt exercer sur des schémas de vie dans des sociétés
ont surtout des rapports fonctionnels avec des in- industrielles avancées où de graves menaces
térêts et des compétences spécifiques" (=)pèsent . sur l'environnement social, culturel et
Leurs réseaux d'interactions et d'organisations physique. Qu'il suffise de dire que nous recon-
vont bien au-delà des limites d'une zone locale. naissons la présence de modes de vie divers qui
Beaucoup de ces activités et interactions sont ne sont pas associés à des situations tradition-
liées à des engagements professionnels et non au nelles de groupe ou de classe. Ils sont pour la
lieu de résidence ou m ê m e à un lieugéographique plupart inventés, fugitifs, impermanents, et orien-
quelconque. "Les cosmopolites sont les per- tés vers l'activité fondamentale d e consommation.
sonnes dont le mode de vie s'approche de très Pour employer l'expression de Wolfe, ce sont des
près de "l'interaction non localisée". Tout type sphères catégorielles. L a vérité de cette assertion
d'activité est lié à un certain lieu, mais l'impli- amène à s'interroger sur les disparités réelles
cation est que ces activités sont dispersées sur entre les différents modes de vie. Ils peuvent être
l'ensemble de la zone métropolitaine, et parfois très proches les uns des autres ou être nettement
sur plusieurs zones du m ê m e type. (E). circonscrits par les impératifs du marché. C e
O n pourrait considérer les trois dimensions n'est qu'une hypothèse au point où nous en s o m m e s
de Schuster, activité, interaction, lieu, c o m m e arrivés de notre exposé. Avant d'aller plus loin,
des additions arbitraires aux travaux initiaux de il convient d e voir comment on a classé les divers
Weber sur le concept de mode de vie, mais si modes de vie.
l'on étudie de plus près le sens et les incidences
du mode de vie dans la mesure où il est lié à
l'honneur d'un groupe, ces trois dimensions II. TYPOLOGIES D E S MODES DE VIE
prennent tout leur sens. Les profils de consom-
mation impliquent une interaction sociale,un cer- 1. Les nouvelles classes moyennes, leur vie
tain type d'activité et un certain lieu. Ces dimen- et leurs valeurs
sions pallient dans une certaine mesure l'impré-
cision du contexte. La première typologie est centrée sur les quar-
Pour Zablocki et Kanter (1976), la notion de tiers périphériques, les milieux des nouvelles
mode de vie est perçue autrement. Selon eux, il classes moyennes de la période postérieure à la
existe des différenciations culturelles quant aux Seconde Guerre mondiale. Nous devons décrire
goQts et préférences. Ces goûts ne sont pas en- ce milieu suburbain avant de procéder à une étude
tièrement déterminés par une condition écono- des différents types de modes de vie.
mique et ne sont pas non plus totalement une Nous savons que les banlieues s'entourentd'un
question individuelle. "Les goûts sont détermi- certain mythe qui s'est développé en m ê m e temps
nés en partie par une position relative sur les qu'elles. L'image stéréotypée les a présentées
marchés de la richesse et du prestige, en par- c o m m e toutes semblables, manifestant "une ho-
tie par choix individuel éclairé par l'instruction mogénéité d'un conformisme ridicule, des c o m -
et l'expérience, et en partie par des normes vo- munautés dortoirs, avant-postes résidentiels d e
lontairement choisies et admises collectivement la classe moyenne blanche, instruite, aisée, pour
qui déterminent des modes de vie. L a différen- laquelle Scarsdale est devenu un symbole natio-
ciation des modes de vie s'opère à la fois à l'in- nal" (Fava, 1977:109). Nous savons qu'il n'y a
térieur et à l'extérieur des marchés de la ri- pas qu'un type unique de vie suburbain, mais de
chesse et du prestige et par conséquent les re- nombreux types, et qu'une sociologie "pop" très
coupe (269). Les auteurs adoptent une position répandue a stéréotypé les manières et la moralité
théorique intéressante en déclarant que le goQt de leurs habitants depuis leur première apparition

24
dans les années 1920. Nos remarques sont donc Voyons maintenant quels sont les divers modes
simplifiées à l'excès. de vie urbains-suburbains. Wendel1 Bell (1958)
A u plan historique, les faubourgs aux Etats- s'efforce de tirer des conclusions des variations
Unis ont été le résultat direct d'au moins trois du mode de vie au sein des sociétés urbaines m o -
facteurs : dernes. Les gens ont maintenant ce que Bell ap-
pelle des choix sociaux, ce que les sociétés pré-
(a) L a croissance des villes industrielles n'avaient pas, et ce que les sociétés
actuelles des pays sous-développésn'ont pas. Ainsi
Bien que l'immigration en provenance d'outre- en est-il du couple choisissantlenombre d'enfants
m e r se fût considérablement ralentie dans les qu'il souhaite avoir. La technologie moderne,
années 1920, les changements technologiques in- l'urbanisation de larges couches de la population,
tervenus dans l'industrie favorisaient une migra- la possibilité de choisir bien d'autres choses à
tion interne. Ces déplacements de population des avoir ou à accomplir, tout cela fait que ce choix
régions rurales vers les villes avaient commencé en est un parmi d'autres. C o m m e le note Dennis
à la fin du XIXe siècle avec l'essor de la révolu- Wrong, "le passage d'un mode de vie où la fécon-
tion industrielle, mais l'effort accru de produc- dité n'était soumise qu'à peu d e restrictionsàune
tion résultant de la Première Guerre mondiale nouvelle ère de contrûle des naissances où lefait
les avait très fortement accentués. Ces migrants d'avoir des enfants relève du libre choix de cha-
venaient des régions rurales du Sud, du Middle- cun rev&t une importance capitale. . .I I (1956:63).
West et de l'Ouest. Ils se dirigeaient vers les Une série de schémas de préférences apparart
villes, attirés par les promesses d'emplois bien que Bell appelle priorité à la famille ("familisme"),
rémunérés, vers une nouvelle existence. C e mobilité verticale ascendante ou priorité à la car-
grand exode rural s'est poursuivi dans les an- rière (carriérisme)et priorité à la consommation
nées 1930 et 1940. (1958:227). Il en résulte trois genres de modes de
vie :
(b) L a réinstallation des classes moyennes - "Familisme". Dans les nouvelles sociétés
industrialisées,l'individu dispose de plus de ri-
Sous la pression de cette migration interne, la chesse, de loisirs et d'énergie qu'il peut consa-
nouvelle classe moyenne, dont la prospérité crer à diverses choses outre le fait d'élever une
s'était accrue pendant et après la SecondeGuerre famille. A vrai dire, la famille est devenue une
mondiale, cherchait d'autres lieux de résidence. fin en soi et non pas simplement une préoccupa-
Ces nouveaux arrivants ne lui inspiraient pas de tion utilitaire en vue d'assurer sa descendance.
sympathie. C'étaient pour elle des gens frustes, "Familisme" est un néologisme qui vise à souli-
grossiers, dont la fréquentation était peu re- gner la haute valeur accordée à la famille : m a -
commandable pour leurs enfants. Des animosi- riage, importance de l'enfant sont, entre autres
tés raciales tenaces et puissantes contraignaient caractéristiques, des indicateurs du familisme.
les Blancs à partir, à mesure qu'arrivaient les Bien supérieures à cela, cependant, sont les
Noirs et d'autres minorités. -
normes de consommation ensemble d'activités
-
et de possessions étroitement imbriquées liées
(c) L e développement à grande échelle à ceux qui représentent ce schéma de préférence,
des faubourgs et dont elles deviennent le symbole. Il existe un
"mode de vie" propre au familisme et qui en est
Sous l'impulsion des promoteurs et des agents -227-228).
le symbole (Ibid.:
immobiliers, les zones suburbaines se dévelop- - Carriérisme. C e mode d e vie implique que
paient rapidement après la Seconde Guerre mon- l'on consacre à une carrière son temps, son ar-
diale. Ces zones résidentielles faisaient l'objet gent et son énergie. Un tel comportement a sou-
d'une large publicité encourageant les personnes vent pour résultat de hisser l'individu àdes postes
aisées, employés et certains ouvriers, habitant qui accroissent son pouvoir, son prestige et son
au centre des villes dans les immeubles entou- avoir. E n revanche, d'autres types d'engagement
rant les quartiers d'affaires, à venir vivre "à peuvent en pâtir. Ces choix sociaux déterminent
la campagne". le mode de vie.
L e faubourg représente une continuation de la Les modes de vie axés sur la famille oulacar-
division du travail dans les sociétés modernes. rière sont caractéristiques. Une personne qui
A u X M e siècle, le lieu de travail industriel s'est choisit de consacrer son temps à sa famille le
séparé du foyer. Cette "division du travail" allait fait souvent au détriment de sa carrière ; celle
de pair avec le développement du travail en usine, qui consacre temps, énergie et ressources à sa
et la "suburbanisation" est allée de pair avec, à carrière nuit à sa vie de famille en retardant son
partir des années 1920, l'emprise de l'auto- mariage, en différant l'arrivée d'enfants dans le
mobile sur la culture américaine. L a période foyer, en étant séparé de son conjoint, etc.
d'après-guerre de la fin des années 1940 et des - Priorité à la consommation. C e comporte-
années 1950 faisait de l'automobile le centre de ment a de larges incidences sur les options fa-
la vie américaine. L'automobile, moyen de trans- miiie et carrière. t t O ne
n peut pas toit avoir; ia
port, convenait particulièrement à ces nouvelles fois". Donner priorité à la consommation porte
classes moyennes. Leurs modes de vie subur- atteinte à la famille ou à la carrière, ou auxdeux
bains dépendaient de l'intangibilité de la culture à la fois.
de l'automobile. Seule cette dernière pouvait Certaines personnes peuvent à l'évidence
permettre la nouvelle intégration suburbaine. combiner ces trois types de modes de vie, en

25
particulier celles qui ont les moyens de prendre (i) pour remplir certaines tâches et préa-
ce qui leur plai'tdans chacun d'eux. D'autres, lables fonctionnels nécessaires à la sur-
parce qu'elles sont pauvres, manquent d'instruc- vie et au progrès ;
tion, ou sont de santé médiocre, etc., n'ont (ii) motivé et contrôlé par ses propres besoins
guère de choix. Néanmoins, la plupart des gens et dispositions ;
qui vivent dans des sociétés urbaines industria- (iii)guidé par ses valeurs, croyances, but
lisées adhèrent à l'un ou l'autre de ces trois d'existence et conception de la vie ;
schémas. (iv) choisissant et utilisant les ressources,
Bell (Ibid.:229) propose les types de modes moyens et occasions offerts par la culture
de vie hypothétiques et généraux ci-après : et la société ;
(1) Familisme. L'accent est mis sur la famille, (v) limité ou circonscrit par le cadre culturel
plus large.
carrière et consommation passant au second
B. C e n'est pas un genre de vie passif, appris et
rang. adopté machinalement.
(2)Carrière. L'accent est mis sur la carrière,
C.C'est un tout organisé couvrant le budget fami-
famille et consommation passant au second
lial, les habitudes concernant le logement et
rang. l'habillement, le temps réservé aux facteurs
(3)Consommation. L'accent est mis sur la con-
psychologiques tels que les intérets majeurs
sommation, famille et carrière passant au
de l'existence,.lesespérances et les aspira-
second rang.
tions, les préoccupations et les soucis.
(4)Famille-Carrière. Intérét également partagé
D.On peut le décrire et le mesurer à l'aide d'un
entre famille et carrière, faible intérét pour
nombre raisonnable de variables soigneuse-
la consommation. ment choisies.
-
(5)Famille Conso m m a tion. Intérét également O n ne peut qu'admirer l'ampleur du travail
partagé entre famille et consommation, faible
d'Izeki. Manié par lui, le concept de modede vie
intérét pour la carrière.
en est arrivé à représenter un nouvel ordre de
-
(6)Carrière-Consommation. Intérét également
stratification combinant des variables de classe,
partagé entre carrière et consommation,
de condition et de culture. C e concept se rapproche
faible intérét pour la famille.
beaucoup des recherches actuellement en cours
(7 Famille-Carrière-Consommation. Intérêt ré- dans les pays socialistes sous la rubrique géné-
parti de façon à peu près égale. Tentative de
rale de "genre de vie". Une telle utilisation ne le
compromis : "un peu de chaque" plutôt'que
distingue pas de la culture ou sous-culturequi est
"tout d'un seul".
l'approche de la typologie que nous proposons
L e temps propre à la consommation, celuides d étudier maintenant.
lc sirs, permet désormais de s'adonner à des ac- Zablocki et Kanter (1976)ont été les premiers
tivités toutes simples : relations amicales, vi- à étudier les formes classiques de différenciation
sites, divertissements, remise de cadeaux,exer- de modes de vie liées à des causes déterminantes
cice physique (marche ou course à pied), parti- socio-économiques et sociales. Selon eux, il
cipation à des groupes oeuvrant pour le progrès existe trois types fondamentaux de modes de vie :
social, à des efforts créateurs visant à résoudre "(a) dominé par la propriété, (b) dominé par la
des problèmes ardus tels que ceux de l'énergie, profession, (c)dominé par le revenu ou la pau-
de la pollution, des soins aux enfants et auxper- vreté. En gros, mais en gros seulement, ils re-
sonnes âgées (Starr, 1980 ; Yankelovich et Lef- présentent les désignations conventionnelles et
kowitz, 1980 ; Malenfant, 1980). Constatons en traditionnelles de classes supérieures, bourgeoi-
passant que ce temps de consommation est éga- -
sie aisée classes moyennes - classes labo-
lement consacré à des activités moins "dyna- rieuses et classes inférieures ou pauvres" (272).
miques" (heures vouées à la télévision ou au Les profils de goûts des classes supérieuressont
sommeil) (Robinson, 1979). largement déterminés par la propriété et/ou le
Bell a raison de penser que le mode de vie contrôle de "biens matériels, institutionnels et
axé sur la consommation se fonde sur des choix -
symboliques" (Ibid.). Les catégories sociales al-
volontaires et l'apparition de nouvelles "tranches lant de la bourgeoisie aisée aux classes labo-
de temps de loisir". Nous proposerons par la rieuses ont un mode de consommation déterminé
suite une extension de cette typologie dans la m e - par la profession, l'organisation du travail et les
sure où elle est liée à l'évolution démographique bénéfices de la profession. Les écarts relatifs
intervenue aux Etats-Unis depuis les années 1960. aux modes de consommation tiennent aux "diffé-
D'autre part, un sociologue japonais, Toshiak rences afférentes aux situations professionnelles :
Izeki, a mis au point une typologie des modes de les possibilités et les perspectives à l'échelle
vie résultant de ses études à Tokyo. L a g a m m e mondiale découlant de rapports différents vis-à-
des personnes étudiées va des innovateurs àl'es- vis de plusieurs facteurs : moyens de production,
prit ouvert aux mécontents hostiles à l'ordre contraintes de temps et autres impératifs, e m -
établi. piètement des exigences professionnelles sur la
L'expression "mode de vie" implique (Izeki, vie privée, des niveaux de consommation rendus
1975:7-4) : accessibles par le revenu tiré du travail".
A. Profils de vie quotidienne que l'acteur,volon- L e mode de vie de la famille nucléaire isolée
tairement et délibérément, adopte et déve- domine ce niveau classe-groupe plus que les
loppe chaque jour, chaquesemaine, chaque mois, autres, ce qui cadre parfaitement avec la typolo-
chaque année, tout au long de son existence : gie de Bell mentionnée plus haut. Les relations

26
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28
familiales élargies ne pèsent pas autant à ce ni- pauvreté ne soit interrompu d'une façon ou d'une
veau. Bien que les enfants héritent de la situa- autre.
tion sociale de leurs parents, ils n'héritent pas Les pauvres vivent dans le moment présent,
de leur profession. s'abandonnent au destin et à la chance. Leur si-
Kanter (1976) affirme que la profession fa- tuation ne les incite guère à faire des projets
çonne le mode de vie, ce qui est également l'avis d'avenir, d'où l'importance que revét pour eux
de Wilensky (1961). Les variables qui semblent la phase jeunesse-adolescence.C'est l'époque où
les plus importantes sont les suivantes :"carac- ils ont relativement peu de responsabilitéset sont
tère absorbant d'une profession (la mesure dans à l'apogée d e leur pouvoir de séduction et de leur
laquelle elle exige directement un mode de vie, force physique. L a vie semble fascinante. Il se
mord sur le temps libre et impliquant leur étroite peut m é m e que ce soit la période de leur vie où
relation) ; bénéfices et ressources (types de res- s'offrent à eux les meilleures possibilités de gain,
sources dégagées par la profession) ; conception "assorties d'un minimum de responsabilités, et
du monde (culture professionnelle en tant que fac- où la compagnie de leurs semblables est la plus
teur de socialisation et d'enseignement des va- appropriée et la plus accessible" (w). Les
leurs) ; climat émotionnel (l'expérienceperson- groupes de semblables et les familles sont les
nelle de soi-méme et du monde rendue possible sphères d'élection des individus, mais ils peuvent
par l'environnement professionnel)" (Zablockiet avoir d'autres points de contact importants : fa-
Kanter, 19 76:2 76). mille élargie, école, police, organismes d'aide
Zablocki et Kanter notent que la première va- sociale, etc. Guillemin (1975)attire l'attention
riable (nature absorbante d'un emploi) contribue sur le vaste appareil administratif dont les repré-
particulièrement à façonner le mode de vie. Les sentants pensent avoir un droit de regard sur la
professions très "prenantes" exercent sur la vie vie des pauvres. Leurs modes de vie sont donc
de famille, le temps libre, et les autres profils limités plus encore du fait de leur pauvreté.

-
de consommation une influence "directe, i m m é -
diate et générale". La mesure de cette influence 2. Autres modes de vie typiques
et la place faite respectivement au lieu de travail
et au foyer, etc., ne sont pas connues. Des re- Zablocki et Kanter évoquent ensuite divers modes
cherches propres à déterminer une politique so- de vie qui caractérisent la scène américaine ac-
ciale pour l'avenir n'ont pas encore été consa- tuelle et qui, selon eux, déterminent les goûts et
crées à ce problème. préférences en matière de consommation. Ecar-
Etudiant les modes de vie dominés par lapau- tons cet aspect de leur théorie, et retenons plu-
vreté, Zablocki et Kanter mettent en lumière un t& que les modes de vie divers des profils
facteur digne d'intérêt qui ne figurait pas dans de consommation. Comment et pourquoi ils sont
leurs analyses antérieures des classes supé- apparus, telle est l'interrogation essentielle qu'ils
rieure et moyenne :l'importance du volonta- se posent.
risme. Les personnes occupant une situation Leur argument est que la pléthore de modes de
marginale dans le système économique s e vie que reflète la société américaine contempo-
jouissent pas d'un revenu ou d'une sécurité dans raine tient à un système de valeurs incohérent
le travail leur permettant une latitude de choix Ils partagent le point de vue de sociologues
en matière de consommation. L e choix est la c o m m e Wilensky pour qui l'intégration sociale
base de la consommation et donc des profils de et les schémas de consommation ne découlent
préférences, de goûts, en s o m m e , du mode de plus de l'emploi ou de la position économique. II
vie. est certain que le genre de vie des très pauvres
Dans ce mode de vie dominé par la pauvreté, et des très riches est déterminé par leur situa-
si l'on peut parler alors de mode de vie, on tion économique. Mais il y a cette "masse m o -
constate que les individus comptent "sur les yenne", selon l'expression de Wilensky (1961),
liens de parenté et la famille élargie modifiée dont la consommation reste relativement indé -
pour faire face aux besoins domestiques quoti- pendante de son r61e dans l'appareil de produc-
diens" (Zablockiet Kanter, 1976:278). Les tion, et dont le r61e professionnel ne peut guère
lignes de descendance sont brouillées de façon lui assurer automatiquement une place dans le sys-
à élargir au m a x i m u m les liens de parenté à des tème d'intégration sociale. "L'apparition de la
fins de survie. L e mariage n'a pas la m é m e i m - contre-culture et l'expérimentation d'un mode de
portance que pour les autres couches sociales ; vie se sont produites parmi des gens à qui les
la ségrégation par sexe des activités et des ré- rûles professionnel et économique ne fournis-
seaux sociaux est courante, "la chasteté précon- saient plus un système de valeurs cohérent, dont
jugale et la fidélité conjugale peuvent ne pas avoir l'identité s'est créée dans le domaine de la con-
la m é m e import-anceque dans d'autres classes sommation plutôt que dans celui de la production,
où elles répondent à certaines exigences" (E : et à qui la prospérité a ouvert un choix de biens à
279). Les taux de fécondité sont élevés et les en- partir desquels il leur devenait possible de se
fants sont relativement nombreux par rapport à constituer un mode de vie global (Zablockiet Kan-
la population adulte. Les enfants apportent fré- ter, 1976:280).
quemment une aide appréciable en participant Ces membres de la "masse moyenne" re-
aux travaux du foyer ou en gagnant un salaire à cherchent un nouveau système de valeurs cohé-
l'extérieur. Les différences entre les généra- rent, c'est-à-direune identité et une place sûre
tions sont mineures. L'enfant a tendance àvivre dans une société où ils se sentiront chez eux et en
c o m m e ses parents, à moins que le cycle de la sécurité. Quand l'ancien système de valeurs s'est

29
déréglé, vivre dans une société livrée à l'anar- valeurs culturelles. L e voyage était périlleux sur
chie, à l'anomie, peut sembler effrayant.Ons'ef- des voies inexplorées. Nous entendions dégager le
force alors de construire avec d'autres un monde sens de ces concepts tels qu'ils sont actuellement
valable qui ait un sens (Berger, 1967). Pour Za- utilisés, en vue d'une étude des modes de vie ac-
blocki et Kanter : "De nouveaux modes de vie tuels et de leurs rapports avec l'environnement.
naissent au sein d'une société dans la mesure où Voici, résumées sommairement, nos principales
les membres de cette société cessent d'@tred'ac- conclusions :
cord sur la valeur de la monnaie des marchés des L e mode de vie est un profil deconsommation.
denrées et du prestige ou du moins en viennent à L a consommation est l'espérance dominante des
reconnaftre d'autres sources de valeur indépen- acteurs économiques et sociaux dans une société
dantes." (1976:281). avancée c o m m e celle des Etats-Unis. L a plupart
L a société connaft actuellement une mutation des citoyens sont appelés à consommer au maxi-
rapide. Pendant des périodes de ce genre, les m u m de leurs capacités, en jouant un r61e de plus
traditions culturelles s'effondrent. L a proliféra- en plus mineur dans l'appareil de production éco-
tion des modes de vie est un sympt6me caracté- nomique. L'accroissement des périodes de repos
ristique de ces ères de transition, Les étudier, et de loisirs favorise la consommation ; les modes
c'est essentiellement étudier la capacité de plus de vie sont axés non sur le travail mais sur les
en plus réduite des secteurs économiques et so- loisirs, et déterminés par eux.
ciaux traditionnels à situer les acteurs sociaux L e mode de vie est de moins en moins lié àdes
dans des hiérarchies ordonnées des goQts et des rôles professionnels ou à des situations écono-
rémunérations de façon qu'ils trouvent leur posi- miques. Cela est particulièrement vrai de ce que
tion sociale acceptable et compréhensible. Cette nous avons appelé ia "masse moyenne", ou les
hiérarchie s'effondre dans les périodes de tran- classes moyennes nouvelles.
sition. L'expérimentationet l'inventions'ensuivent. Nous traversons une période de transition due
Etzioni est cité par Zablocki et Kanter pour ses à de rapides transformations sociales. L e phéno-
quatre types de réaction au dérèglement des va- mène s'accompagne d'un dérèglement des valeurs
leurs (Etzioni, 1972). qui, à son tour, encourage l'expérimentation et
-
(1)Réversion un retour à des niveaux de socia-
l'invention de nouveaux modes de vie et la forma-
tion de nouveaux groupes sociaux. Ces innovations
lisation et de culture antérieurs moins
sont rendues possibles par l'accroissement de la
différenciés.
-
(2)Spiritualisation le remplacement des choses
prospérité et du temps libre.
réelles par des symboles c o m m e objets de va-
1. L e manque de cohérence des valeurs
leur pertinents.
-
(3)Communauté l'effort visant à recréer ou à
L'analyse du mode de vie est importante, car elle
redécouvrir une communauté de valeurs grâce
nous permet de comprendre comment les contem-
à un engagement émotionnel,
porains expérimentent les schémas institutionnels,
-
(4)Comportement collectif réaction directe aux
recherchant des combinaisons ordonnées, groupées
stimulants charismatiques afin de cristalliser
et cohérentes.
des états éphémères de cohérence des valeurs
Une question qui se pose depuis longtemps est
en états permanents (Zablocki et Kanter,
de savoir s'il existe des modes de vie, c'est-à-
1976:283).
dire des profils distinctifs de goQts et de préfé-
Ces quatre types de réaction conviennent aux rences, qui permettent de prévoir le comporte-
préalables fonctionnels d'une culture intégrée.C e ment social aussi nettement que les catégories de
sont, successivement : "des rôles bien définis, classes.
un cadre symbolique, un sens de la communauté, Notre étude ci-dessus a isolé au moins trois
et la légitimisation de l'autorité" (N ). L a ré- typologies qui semblent faire apparaftre des di-
version vise à définir les rôles de façon simple vergences entre les différents modes de vie. U n
et concrète dans un monde devenu trop complexe ; complément de recherche s'impose pour retou-
la spiritualisation est un effort fait pour recou- cher et affiner ces définitions.
vrer un système de concepts communs qui est la Comment cette étude contribue-t-elleà mieux
base de toute culture ; la communauté est la re- cerner la question essentielle concernant la qua-
cherche d'un réseau de relations directes et pri- lité de l'environnement ? Pour aller au fond m é m e
maires de nature à assurer sécurité et équilibre ; du problème, il nous faut considérer la nature
enfin, le comportement collectif est cette ouver- des forces qui déterminent les modes de vie
ture à une figure ou à un groupe charismatique contemporains.
qui donne un nouveau sentiment d'ordre ; cela Selon nos observations, le principal facteurqui
dénote par lui-m@me l'effondrementdes anciens façonne les modes de vie actuels est l'économie
ordres légaux traditionnels et/ou rationnels d'au- industrielle avancée. C o m m e nous l'avons déjàdit,
torité (Weber, 1958). l'encouragement à consommer vient de la publicité.
L a technostructure de l'économie industrielle à
grande échelle a besoin de celle-ci pour que les
III. MODES DE VIE, VALEURS ET gens achètent les produits fabriqués par les grandes
ENVIRONNEMENT sociétés ou les services qu'elles fournissent (Gal-
braith, 1979). Les dépenses de recherche et de dé-
Nous touchons au terme de notre étude du sens et veloppement d'un nouveau produit ou service sont
de l'application des concepts de mode de vie et de si énormes que ces sociétés géantes doivent @tre

30
assurées d'en tirer un bénéfice. Cette assurance 2. Appariiion de modes de vie groupés autour de
tient à la publicité qui est une façon de suggérer l'idée de communauté
aux gens la nature et le moment de leurs achats.
Résultat final :une économie qui encourage le Les périodes de discontinuité sont caractérisées
gaspillage, la consommation effrénée de quanti- par certains indicateurs (Tiryakian, 1967), parmi
tés de choses superflues et invite les gens à se lesquels on peut actuellement constater :brusques
débarrasser d'objets ayant à peine servi. L'éco- déplacements de populations, apparition de groupes
nomie doit poursuivre sa croissance. religieux, mystiques, pratiquant des cultes, modi-
Cette m é m e économie encourage chaque tra- fication des normes et du comportement sexuels,
vailleur (consommateur)à produire au maximum, déclin rapide des arts. Beale (1975)a étudié les
en association avec un perfectionnement techno- mouvements de populations citadines vers des zones
logique toujours plus poussé qui a pour effet de extra-urbaines. D e nombreux chercheurs ont ras-
réduire la durée de son travail et sa dépense semblé des informations relatives au phénomène
d'énergie physique. L e travailleur-producteur a religieux et aux cultes (Zablocki, 1971 ; Etzioni,
donc plus de temps libre et plus d'énergie dispo- 1972 ; Tiryakian, 1974 ; Andrew Greeley, 1974 ;
nibles pour se livrer à des activités de consom- Hargrove, 1980). L'évolution du comportement
mation. C e cycle de production-consommation sexuel a également fait l'objet d'études sérieuses
est un cercle vicieux aboutissant à une détério- (Reich, 1969 ; sociologues liés à 1'Ecole deFranc-
ration de la qualité de l'environnement. Si l'on fort. Voir Jay, 1973 ; Bell, 1976). L'échecdumo-
veut remédier à cet état de choses, rompre ce dernisme dans l'art a récemment attiré l'attention
cercle vicieux est indispensable. d'un certain nombre de spécialistes (Bell, 1976 ;
Les travailleurs se détachent délibérément du Tiryakian, 1967 ; Hugues, 1980). L e "communa-
travail. La raison en est qu'une grande partie du lisme" inclut quelques-uns de ces indicateurs :
travail dans l'économie moderne consiste en be- déplacements de populations, phénomènes reli-
sognes fastidieuses, non créatrices, qui laissent gieux liés à des cultes, et altération du compor-
un sentiment de frustration. Cela ressortde plus tement sexuel.
en plus d'études sur le chômage montrant que . L a priorité donnée à la famille n'est plus
beaucoup s'abstiennent volontairement de cher- l'unique choix d'un mode de vie. Les attitudes des
cher un emploi, ainsi que d'études sur le chô- couples ont changé. L e nombre de femmes qui tra-
mage volontaire (Yankelovichet Lefkowitz, 1980 ; vaillent et sont attachées à leur carrière a beau-
Chantal Malenfant, 1980). C'est une réactionné- coup augmenté. Pour de nombreux jeunes Améri-
gative au cycle production-consommation. Une cains, avoir des enfants n'est pas l'un des princi-
telle attitude de rejet du travail prive la société paux objectifs du mariage. Aisance financière,du-
d'une activité créatrice potentielle d'où elle tire rée du travail réduite et affranchissement de cer-
sa propre subsistance. tains types d'obligations, mariage et recherche du
Il y a une autre façon de rompre le cycle. bonheur dans une atmosphère de récréation et de
L'économie exerce une pression puissante et loisirs se combinent pour créer de nouveaux
constante sur le consommateur pour faire de lui choix de modes de vie.
un consommateur-producteur insatiable. Tout Les déplacements de population s'expliquentai-
semble prouver à l'heure actuelle qu'il existe sément par l'implantation de nombreuses sociétés
une limite au-delà de laquelle les consommateurs industrielles et commerciales dans ces zones extra-
ne sont plus disposés à aller. Les @tres humains urbaines et les nouveaux emplois qu'elles y ap-
sont des acteurs prométhéens en ceci qu'ils ont portent. Mais le facteur décisif, cependant, semble
le sens de l'histoire. Ils se souviennent ; et ils @tre le désir des gens de fuir la grande cité pour
peuvent regarder devant eux. L'existence m @ m e s'installer, de préférence, dans une petite ville en
d'une civilisation quelconque en est le témoignage. région rurale. L e rythme de l'existence y est plus
Les @tres humains créent l'histoire ; ils font des lent ; il est plus facile d'y lier connaissance et
plans, aussi incertains et provisoires qu'ils nouer des contacts personnels ; on y craint moins
puissent étre. Lorsqu'on arrive à des périodes la délinquance et le vandalisme ; le mondenaturel
intermédiaires, c o m m e celle que nous vivons ac- est plus aisément accessible et on l'apprécie plus
tuellement, certaines caractéristiques se dé- pleinement.
gagent : incohérence des valeurs, discontinuité Il semble qu'il y ait une prise de conscience
des formes institutionnelles, sentiment d'insé- croissante de la nécessité de fixer des limites à
curité, écroulement d'un ordre de choses solide, la production et à la consommation. Passant en re-
sentiment de crise angoissant. Dans ces moments- vue des études récentes sur les attitudes, Yanke-
là, c o m m e nous avons essayé de le montrer plus lovich et Lefkowitz (1 980) estiment que les A m é -
haut, apparaissent d'autres modes de vie qui per- ricains se trouvent dans une phase de transition,
mettent aujourd'hui aux populations d'inventer et confrontés qu'ils sont à la nouvelle réalité des li-
d'expérimenter des systèmes institutionnels ou mites de la croissance. Leurs attitudes ont sensi-
des critères nouveaux qui les portent au-delà de blement évolué depuis l'époque optimiste de la pré-
la crise des valeurs culturelles. 11s recherchent sidence d'Eisenhower dans les années 1950. Des
cohérence et logique. Toutes ces choses qui années 1950 à la fin des années 1960, les Améri-
semblent se disloquer, ils voudraient les rete- cains ont cru que le présent était meilleur que le
nir ; en face des dangers qui menacent, ils réa- passé immédiat et que l'avenir serait encore meil-
gissent différemment. leur quele présent. E n 1971, le tableau avait changé.
Les Américains voyaient alors le passé plus rose
que le présent, mais croyaient toujours en un avenir

31
meilleur. E n 1978, tout cela avait changé defond figures ou groupes charismatiques a aussi un ca-
en comble. Les Américains se mirent à éprou- ractère communautaire. Leurs objectifs sont les
ver la nostalgie du passé. Il valait mieux que le m ê m e s ; ils cherchent des solutionspolitiques aux
présent, et l'avenir restait sombre. O n s'écarte problèmes d'une ère de rupture. Ils élaborent des
ainsi nettement de l'optimisme traditionnel du programmes de reconstruction sociale et re-
peuple américain. Yankelovich et Lefkowitz cherchent des adhérents. C'est le cas, par
-
(Ibid. : 10) ont constaté en outre que les Améri-
tains estiment "salutaires" les pénuries et les
exemple, de mouvements écologistes. Cela à son
tour encourage des attitudes et des comportements
limites à la croissance. Ils condamnent le gas- soutenant les thèses antinucléaires, l'alimentation
pillage et la mise au rebut d'objets encore utili- naturelle, la réduction de la consommation et la
sables ; ils prônent des modes de vie plus simples, simplicité.
moins axés sur les choses matérielles. A une L e "communalisme", en tant que mode de vie
majorité de 79 70 contre 17 70,"les Américains type, évoque une nouvelle forme de solidarité, au
pensent qu'il vaut bien mieux apprendre à tirer sens que l'entendait Durkheim (1933). Il s'intéres-
plaisir d'expériences non matérielles que de sa- sait aux attaches sociales de la société moderne.
tisfaire "notre besoin toujours plus grand de biens Pour lui, elles étaient différentes de celles des
et de services"". L e mode de vie communautaire sociétés préindustrielles à petite échelle. Nous
reflète consciemment ces nouvelles valeurs estimons, quant à nous, que le communalisme est
morales. un nouveau type de relations dans l'instauration
Cet autre mode de vie inclut également ces at- d'une société postindustrielle, distinct du type or-
tributs qui, d'après Zablocki et Kanter (1976), ganique de solidarité que Durkheim jugeait adapté
entrent dans les quatre différents types de réac- à un monde industriel. Si la thèse que nous avons
tions à l'incohérence des valeurs : réversion, défendue plus haut est vraie, à savoir que nous
spiritualisation, communauté et comportement traversons une période incertaine dans laquelle il
collectif. Certaines des formes actuelles de est évident qu'un certain type de société s'est dis-
"communalisme" sont en effet régressives, hé- loqué et qu'un type nouveau est en gestation, dans
donistes, égofstes, axées sur le moment présent, ce cas, le type postindustriel doit contenirun genre
et illustrent une "culture du narcissisme" (Lasch, nouveau de solidarité ou de rapports sociaux (Bos-
1979). Les groupes communautaires qui préco- serman, 1980). L e cornmunalisme est la base des
nisent une philosophie de potentiel humain, où nombreux modes de vie divers que nous avons
chacun doit se débrouiller seul et s'occuperavant mentionnés antérieurement. L a solidarité com-
tout de sa "petite personne", et qui considère munaliste demande avec insistance une limitation
c o m m e justification ultime ce qui procure du d e la croissance et un frein au gigantisme, pré-
plaisir n'ont qu'une vie éphémère, à l'exception conise la communauté en tant que cellule sociale,
de ceux dont le fondement philosophique de base proclame le caractère sacré de la nature et de la
semble leur donner quelque permanence. L a personne humaine, défend l'expression de l'unique
scientologie est un exemple typique. et du particulier qui met en lumière la créativité
D'autres expressions communautaires sont individuelle et l'autodéveloppement.A u coeur de
spiritualistes dans la mesure où elles recherchent cette forme de solidarité, une combinaison des
de nouveaux symboles en expérimentant des idées loisirs et du travail, prépondérance étant donnée
religieuses contenues depuis longtemps dans la au loisir.
culture américaine, telles que la tradition judéo- Bref, la consommation cesse d'être un idéal en
chrétienne, ou des idées provenant d'autres cul- soi, ce qui aboutira finalement à une rupture du
tures, notamment les philosophies religieuses cycle production-consommation dont nous éprou-
orientales : bouddhisme, taoisme et hindouisme vons actuellement l'impact multiforme sur la qua-
(COX, 1977 ; Glock et Bellah, 1976). lité de l'environnement : physique, psychologique,
Certains modes de vie communautaires sont social et culturel. D e nouveaux groupementsde va-
associés à la communauté elle-même, à laquête leurs émergent qui semblent s'exprimer le mieux
de racines dans un monde de plus en plus miné dans l'idée de communalisme. Ils justifientun op-
par l'insécuritépsychologique et sociologique timisme prudent. L e peuple américain sonde des
(Tiryakian, 1981). L a prise de conscience eth- voies nouvelles. Il a mesuré l'incapacité de l'an-
nique fait partie de ce phénomène. A mesureque cien système à affronter les problèmes actuels.
croissait la complexité de la société, la vie dans Après tout, les êtres humains ne sont pas candi-
un monde largement urbanisé et dominé par des dats au suicide. Ils choisissent la vie et, ce fai-
macro-organisations est devenue plus incertaine, sant, ils constatent que la voie qu'ils ont récem-
et le désir de renouer avec la famille et les tra- ment suivie mène à une destruction ultime des di-
ditions s'est accru. C'est cette m ê m e raison qui, vers environnements où ils vivent. Assurément,
au cours des deux dernières décennies, a poussé les contradictions abondent dans cet âge de rup-
beaucoup de gens à fonder des communes rurales ture et de dérèglement.
et urbaines où il serait possible de retrouver le O n avance par à-coups, on explore des voies
sens de la famille. Cela a certainement été un sans issue, parfois on se fourvoie. Mais le résul-
facteur primordial dans leur création, qu'elles tat net devra être une nouvelle solidarité sociale
aient duré ou non (Kanter, 1972). adaptée aux réalités d'un âge postindustriel, si
L e comportement collectif organisé autour de l'on veut assurer la survie de notre monde.

32
BIBLIOGRAPHIE

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34
CHAPITRE III

Valeurs culturelles et progrès scientifique

par René HABACHI

A u lieu de penser les sciences àpartir de l'homme, des dégâts dans toute leur ampleur. Mais la m o -
on a voulu penser l'homme à partir des sciences, -
rale nous paraîtrait arbitraire et sans prise sur
C e renversement catastrophique qui caractérise -
les faits - et la sociologie complaisante et inef-
un siècle dominé par la science et les techniques, -
ficace si toutes deux ne s'accompagnentd'une
a entraké une inégalité des formes du savoir au philosophie qui, rattachant le remède au malet le
sein des "cultures menantes" (1) de l'histoireac- mal à sa cause profonde, mettrait avant tout
tuelle, et une disparité des niveaux de culture l'homme en accusation. L'homme du Nord ou du
dans l'ensemble des sociétés contemporaines. Sud. L'homme des cultures industrialisées aussi
A l'intérieur des cultures qui mènent l'histoire, bien que l'homme des autres cultures.
la partie se substituant au tout, l'ampleur de la Celui qui reculerait devant cet effort, qu'il re-
science et ses débordements technologiques nonce à lire ces pages. Celui qui y consent trou-
risquent d'écraser contre le m u r de l'absurde vera ici :
l'homme et ses valeurs. Et les moins industria- - le noeud du problème, à savoir l'idée que
lisées des sociétés contemporaines paraissent l'homme s'est faite de lui-même et qui est la
acculées au m ê m e défi, au risque d'y perdre source du déséquilibre, aussi bien que le lieu du
leur âme. remède ;
Partout, le principal perdant est l'homme. - une réhabilitation de l'honneur scientifique
Directement ou par technologie interposée, c'est et technologique quand ceux-ci sont intégrés à la
lui qui, chaque fois, est atteint. Loin de nous culture ;
l'idée de condamner la science ou de refaire ici - une description des risques que la science
le procès de l'entreprise scientifique. Oeuvre gé- et la technologie font courir aux valeurs par leur
niale et urgente, elle n'a pris une allure mena- glissement .horsdu champ des cultures, qu'elles
çante que pour être sortie de l'orbite de l'homme soient "menantes" ou "menées" ;
et de sa culture. Se prenant pour foyer, elle a - les lignes de force d'une tentative pour rendre
rejeté à la périphérie l'homme fasciné par sa à l'homme sa maîtrise sur sa culture et ses va-
puissance d'attraction. Par là, au lieu de s'in- -
leurs et, par conséquent, une conception des
tégrer à lui, elle l'a désintégré. A u théocen- sciences en fonction de l'homme et non de l'homme
trisme médiéval a succédé l'anthropocentrisme en fonction de la science.
de la Renaissance, et voici qu'au X X e siècle le
scientocentrisme les fait tous deux éclater.
Comment s'étonner alors que l'homme, par-
tout, soit en train de s'affaiblir ? Dans les so- Que le premier thème annoncé nous retienne assez
ciétés industrialisées, il meurt de satiété. Dans longuement n'a rien de surprenant, puisqu'il cons-
les autres, il meurt de frustration. Les affamés titue le coeur du problème et son éventuelle solu-
dénoncent la trahison du pacte de solidarité hu- tion. Qu'il soit aussi le plus philosophique est pré-
maine. Ils dressent un index impuissant dési- visible : autrement, il nous resterait à passer di-
gnant les responsables. rectement aux descriptions sociologiques et aux
L'univers, avec ses creux et ses boursou- recommandations éthiques qui paraftraient, de ce
flures, dans sa physionomie géographique autant fait, purement idéales et théoriques.
que dans le réseau de ses relations internatio- Les civilisations n'arrivent pas à conjuguer
nales, est le reflet de l'homme lui-même. Il ne leurs efforts. Elles en sont empéchées par l'hu-
fait qu'étaler au dehors le déséquilibre interne manité pléthorique des pays industrialisésdont le
de l'homme. N e résulte-t-ilpas de la dialectique comportement est devenu structurellement agres-
de l'homme et des sociétés, des sociétés et dela sif, et tout d'abord par leur culture portée par son
nature ? élan scientifique et technologique. Elles n'en sont
L e moraliste, alors, se précipite sur les re- pas moins empêchées par l'humanité misérable
-
mèdes s'il n'est pas trop tard ou trop ambi- des pays en développement qui subit l'agression
tieux d'envisagerune thérapeutique. Avant lui, en y perdant sa différence, ou lui résiste en se
il appartiendrait au sociologue d'établirun relevé repliant stérilement sur cette différence.

35
Aurons-nous le courage de remettre en question qu'est l'homme se nourrit aussitôt de ses relations
l'image qu'ici et là on se fait d e l'homme, deses avec le milieu ambiant - milieu familial baignant
facultés, de ses relations avec les ressources dans le milieu national, lui-même plongeant dans
naturelles et avec les produits engendrés par ces l'environnement mondial. Ces relations instituées
relations, et pour tout dire, des valeurs qui le par lui,ou reçues par héritage et éducation,forment
sollicitent de vivre ? Celui qui refuse d'aller un réseau qui dessine progressivement sa vision
jusqu'à cette profondeur élémentaire se con- du monde. L ' h o m m e naft "en situation" disent les
damne d'avance &n'envisager quedes solutionspro- personnaiistes, ''engagé",selon les existentia-
visoirement rassurantes, finalement désespérées. listes, "embarqué", avait dit Pascal, "déjà là",
Poser la question première de l'hommen'im- affirme Heidegger, pris dans une "combinatoire
plique pas nécessairement un recours à des no- de structures", tranchent les structuralistes.
tions élémentaires ou dépassées. Puisque la ques- L'important pour nous est que : (a)la possibi-
tion est également posée à l'ensemble des cul- lité qu'est l'homme s'établit en échangeant avec
tures, on gagne à se servir des données des le monde, qu'elle transcende en s'ennourrissant
sciences de pointe. C'est un hommage à rendre - bien qu'elle lui soit antérieure en tant que pos-
à la science : en mettant l'homme au pied du mur, sibilité ; (b)l'acte de culture est contemporainde
elle l'a tout de m ê m e enrichi d'une meilleure la naissance de l'homme en tant qu'homme, c'est-
connaissance de sa nature. Nous ne cesserons à-dire de l'actualisation de ses possibilités, et
de le dire dans ces pages : qu'on ne s'attendepas cela non pas une fois pour toutes, mais à chaque
à une apologie du non-savoir. C e n'est pas instant de son devenir.
l'oeuvre scientifique qui est en accusation, mais O n pourrait aussitôt en tirer des conclusions
la place que l'homme lui a concédée, aux dépens c o m m e celles-ci : (1) la diversité des cultures est
de lui-même, dans son champ culturel. Une fois un fait originel puisque les h o m m e s naissent dans
pour toutes, c'est l'homme qui est pris en fla- des conditions spatiotemporelles différentes ;
grant délit d'une dilapidation de ses facultés et (2)l'homme en son développement est désormais
des pouvoirs qui en résultent. C'est l'hommelui- inséparable de sa culture ; (3) les échanges entre
m ê m e qui est au banc des accusés. cultures devront nécessairement s'établir surdes
Si l'homme est en devenir et, par là, richede fondements solides pour &tre assimilés et s'inté-
potentialités contradictoires et de réalisations grer au développement endogène ; (4)tout apport
imprévisibles, il est d'abord le devenir d'un "cer- non assimilé à ce niveau de profondeur demeurera
tain être". Il est un "certain être" en devenir. C e greffé à la périphérie, avec une mince chance de
"certain être", ce noyau à partir duquel tous les retrouver racine, mais avec de grands risques d e
devenirs sont possibles, c o m m e le prouve l'his- rester séparé, enkysté, pervertissant le dévelop-
toire des civilisations en conflit aujourd'hui, su- pement endogène jusqu'au phénomène de désuétude
bit des réductions (biologique,économique, lin- ou de rejet violent.
guistique, etc. ) qui limitent ses capacités, in- Inutile cependant de nous engager dans l'ana-
contestablement, et servent à dénier la "diffé- lyse de ces conclusions. Elles concernent une stra-
r encel' humaine. tégie du développement. Nous n'en garderons pour
Qu'on ne s'imagine pas que ces réflexions le moment que les facteurs qui s'intègrent audyna-
nous entraînent loin de notre préoccupation. C e misme originel de la culture.
serait ignorer la gravité du problème abordé ici. Si dans la culture, la nature offre à l'homme
Pourquoi la science se retourne-t-elle contre ses ressources indéfinies, l'homme lui apporte
l'homme aujourd'hui, elle qui est sa création et en retour son besoin de réaliser son humanité po-
sa force ? N'aurait-il pas perdu devant elle le -
tentielle et ses facultés facultés dépendantes du
sens de son intériorité et la pratique de sa li- milieu organique qui lui fait un corps mais mises
berté ? Seule une culture "humaine" pourrait le en mouvement par l'exigence métaphysique qui le
sauver. Mais qu'est-ceque la "culture" ? Et constitue "homme".
comment arrive-t-ilqu'une culture se fasse Ses sens, son intelligence, sa capacité de dé-
11.
inhumaine" ? passer le visible par la croyance (2)interprètent
les choses, établissent entre elles des relations,
instituent un langage pour les n o m m e r et des
1. LA CULTURE ET LES VALEURS signes pour les évoquer, disposent les fonctions
sociales pour organiser le travail et la vie des
1. Genèse de l'acte de culture groupes, en qu&te à travers tout cela d'un "sens"
qui prend figure de "valeur" pour lui. L a valeur
Il doit y avoir quelque part dans la culture un est ce qui sollicite l'homme de vivre à niveau
point faible qu'il nous faudrait repérer. Censée d'homme et d'actualiser ses possibilités parce
étre principe de croissance, à partir de quoi qu'elle répond à sa recherche fondamentale : sa
commence-t-elleà perturber l'homme ? recherche d'intériorité à dégager en permanence
Si l'homme réside en cet espace intérieur qui de l'extériorité dont elle ne se passe pas, et sa
le tient à distance du monde, y compris de ses recherche de liberté engagée dans tous les déter-
propres états de conscience - cet espace qui minismes de cette extériorité pour les utiliser
n'est en s o m m e qu'une possibilité puisqu'il n'est sans s'y engouffrer.
-
pas une chose toute faite il ne peut se dévelop- Ces valeurs relatives se groupent toutefois
per que par la culture. Par le fait m ê m e , dès selon des lignes de force principales qu'on re-
l'éveil de sa conscience, avant m ê m e que l'en- père dans toute culture, tant elles sont structu-
fant ne prenne conscience de soi, cette possibilité relles, bien que sous divers aspects et selon

36
diverses combinaisons. L e Vrai, le Beau, le "vrai" scientifique et la technologie qui en découle,
Bien ne figurent pas seulement au tableau de la (ii) par l'impact de la science sur les valeurs des
culture gréco-latine ou judéo-chrétienne. Elles cultures non industrialisées.
se retrouvent aussi bien dans les cultures isla- Si notre démarche est admise jusqu'ici, quatre
miques, asiatiques, latino-américainesou afri- conclusions doivent en ressortir clairement :
caines. Ne faut-il pas qu'elles soient universelles
(1) L'homme est vraiment au coeur du problème
pour surgir avec d'autres noms peut-être, mais
sous tous les climats ? Et cette universalité ne
-
qui nous occupe nous disons l'homme et les
images que se sont faites de lui les cultures en
fournit-ellepas l'indice d'un enracinement si
leur diversité.
profond que là où l'étre de l'homme est engagé
(2)L a responsabilité de l'impact destructeur de la
il s'actualisenécessairement à travers elles ?
"vérité scientifique" sur les valeurs appartient
Elles se revétent ainsi d'une noblesse métaphy-
aux "cultures menantes", qui en sont d'ailleurs
sique autrement plus authentique que les valeurs
les premières victimes.
d'utilité et les biens de consommation qui n'ont
(3)Cette responsabilité est toutefois partagée par
pour but que la simple survie biopsychique de
les "cultures menées" chez qui, aussi bien,
l'homme et dont la diversité est conditionnée par
les valeurs ont connu des pathologies de crois-
les urgences ponctuelles et transitoires des sance et des dysfonctions.
situations.
(4)L a thérapeutique n'est donc pas à sens unique :
Cet ensemble de valeurs s'enracine dans la si le mal est historiquement déclenché aujour-
nature de l'homme tel que nous avons tenté de le d'hui par les cultures menantes, à qui s'impose
définir. Son étre originel y est intéressé. Elles
une révision déchirante, les cultures menées
donnent "sens" et prennent "valeur" parce qu'elles
demeureront d'autant plus vulnérables qu'elles
donnent vie à l'espace de son intériorité et lui
n'auront pas adopté, elles non plus, leur
communiquent le souffle de sa liberté. Qu'est-
-
ce que le Vrai le vrai de toute connaissance
propre thérapeutique endogène.
-
scientifique,philosophique ou religieuse sinon 2. Réhabilitation de la science
la conformité repérée dans la nature avec l'être
de l'homme quand il déchiffre dans le monde Envisager la fonction de la science et de la tech-
l'unité et l'intériorité qui habitent celui-cic o m m e nique dans les "cultures menantes" invite à trai-
elles l'habitent lui-meme ? Qu'est-ce que le Beau, ter d'abord de la science c o m m e valeur, puis à
sinon la création d'une cohérence de rapports et, décrire le processus par lequel elle se retourne
-
par là, d'une harmonie dans les lignes, les en antivaleur menaçant les autres valeurs des cul-
formes, les couleurs, les sons, les mouvements, tures en question.
-
les mots propices au jeu de la liberté humaine, A prendre science et culture dans leurs oeuvres
permettant à l'homme, par le repos qui résulte c o m m e des productions toutes faites, on est tenté
de leur contemplation, d'être mieux présent àson de les opposer parce que leurs résultats, précisé-
-
intériorité ? Qu'est-ce que le Bien distinct des ment, entrent en relations conflictuelles. N e voilà-
-
"biens" d'utilité sinon l'action par laquelle il t-il pas que l'atome met en péril l'existence de l'hu-
advient à son étre profond, si bien qu'elle en ac- manité, que le code génétique ouvre la voie à des
croît la plénitude en m & m e temps qu'elle conforte interventions dans l'espèce humaine et que les mass
l'humanité dont il est solidaire puisque celle-ci media traquent l'intimité de l'homme jusqu'à
est une possibilité corrélative à la sienne ? l'essoufflement ?
Nous ne revenons à ces définitions premières Il en est alors qui se retournent contre la
(3) que pour souligner que ces valeurs capitales, science et les technologies qu'elle engendre c o m m e
émergeant de la m é m e profondeur de l'homme, si l'on pouvait arrêter leur progrès (4). D'autres
jaillissent simultanément d'un m ê m e regard posé proposent une double lecture d e l'univers sous la
sur le monde. Leur distinction intervient a pos- forme de deux cultures, scientifique et humaniste,
teriori c o m m e accident de l'histoire, alors qu'en consacrant ainsi leur scission. D'autres espèrent
leur origine elles sont si intimement liées qu'elles qu'après une période de surcroissance scientifique
peuvent demeurer indistinctes et c o m m e étreintes l'équilibre se rétablira de lui-même dans la cul-
l'une par l'autre. ture, alors que les ressorts de l'humain sont sur
L'inégal niveau de croissance de ces valeurs le point de se briser. D'autres enfin font appel à
caractéristiques de nos cultures, chacune en son des codes de déontologie scientifique, c o m m e si
histoire singulière, a pour conséquence des ar- ceux-ci pouvaient résister aux violences des armes
rets dans le progrès de chacune, et des heurts dans les périodes de tension internationale et aux
violents quand elles entrent en contact, puisque séductions des entreprises industrielles en temps
chacune est infléchie par sa valeur dominante. de paix.
Dans le choc actuel des cultures c o m m e dans les Autant de velléités dangereuses ou dérisoires,
crises de culture à l'intérieur de chacune d'entre à prendre en considération, toutefois, parce
-
elles car tous les problèmes n'émanent pas de qu'elles résultent d'une prise de conscience qui
-
la seule culture occidentale il faut déchiffrerle n'a rien, hélas, d'illusoire. Leur tort est de ne
drame métaphysique des valeurs. C'est en faire pas aller assez loin dans l'analyse, et de vouloir
bon marché que de le traiter sur le plan des concilier des productions alors qu'il faudrait en
institutions. appeler à la source productive.
Voilà dans quel contexte prennent leur relief Pourquoi jeter le discrédit sur la science et ses
les questions dressées devant nous : (i) par la dérivations technologiques ? N'avons-nous pas vu
culture des pays industrialisés dominés par le qu'elles ne font que déployer dans l'espace-temps

37
la recherche d'une valeur ? L e "vrai" scienti- les fronts du savoir, elle s'émiette, poussant cer-
fique n'est-ilpas un aspect de la vérité ? Sans taines spécialisations au second et au troisième
doute, celle-ci est également philosophique, et degré, affrontant des problèmes rendus plus ar-
pour certains religieuse. Mais l'histoire a mon- dus par leur isolement d e tout le reste et abandon-
tré non seulement que le "vrai" philosophique et nant des territoires entiers. Elle présente alors
ie "vrai" religieux sont stimulés par ie "vrai" un paysage hérissé de découvertes de pointe sur
scientifique, mais que de plus, il ne s'en passent des abfmes d'ignorance. Plus généralement,n'est-
pas, si bien que là où on a voulu freiner celui-ci, ce pas la prédominance du projet industriel qui a
il en est résulté des blocages de civilisation. conduit à une détérioration grave de l'écologie ?
Cette démonstration par l'histoire ne résisterait 2. Ces distorsions du vrai scientifique ont
pas à la critique si elle n'était conforme à la na- masqué à l'homme le sens de son unité. Pris de
ture de l'homme. vertige entre l'infiniment grand de la recherche
Faut-il évoquer ici le degré d'objectivité qu'il astronomique et l'infiniment petit des perspec-
respecte dans sa construction scientifique ? (5). tives électroniques, entre la solitude de l'auto-
A bon escient, on parle de "construction" parce suffisance industrielle et la dépendance d'un tissu
que l'atomisation qu'il impose à des phénomènes social de plus en plus anonyme, il a vu se dépla-
pourtant solidaires, parce que l'instrumentation cer tous ses repères, sa vie professionnelle se
de plus en plus puissante et sophistiquée mais tronçonner sur plusieurs continents, ses attaches
artificielle et interprétable à partir de ses sociales se défaire à un rythme accéléré (7), et
propres théories, parce que le langage quantita- lui-méme se perdre dans le cyclone des événe-
tif et minutieux mais souvent réducteur, sont la ments. Petit ludion, jouet de courants issus il ne
projection de sa subjectivitéinventive. Néanmoins, sait d'où, et le précipitant il ne sait où, sans liens
il travaille sur "1'autre''que lui, qui a finalement pour situer entre les extrémes la cohérence de son
le dernier mot et détient le verdict arbitrant propre projet humain, comment ne serait-il pas
l'échec ou la réussite. L'expérience, en vérité, livré à l'angoisse et au désarroi ? Il multiplie
résulte de la coopération des facultés humaines alors ces voyages et consomme à l'excès pour
et des ressources de la nature. Objectivité et oublier le vide creusé dans sa vie (8). La proli-
subjectivité s'y compénètrent, bien que le savant fération des agences de voyage, dans les grandes
ne trouve dans la nature que ce qu'il y cherche villes de l'occident, organise ces conduites de
alors qu'elle détient d'autres possibilités et que fuite en occultant leur signification. L'homme
lui-m&me ne s'étonne pas qu'elle se fasse tou- s'engouffre dans l'extériorité et les émotions
jours plus inépuisable dans la mesure où il es- fortes pour donner le change à la vacance de son
père l'épuiser. Et c'est pourquoi les velléités de intériorité. Sa liberté, à son tour, ne s'appuyant
ralentir le progrès scientifique ou de dresser de- plus sur l'intériorité qui en était le fondement,
vant lui les frontières de terres défendues sont s'atomise en libertés de pouvoirs, étourdie par
frappées d'inanité. Pourquoi humilier la raison les échappements incontr6lés de désirs artificiels
dans l'un d e ses élans les plus représentatifs de greffés sur le désir de vivre.
l'homme ? O n a dit de l'homme du X X e siècle qu'il était
L a science peut se prévaloir d'un des plus en "miettes". Chaque miette prolifère séparément,
beaux titres de noblesse du génie humain. Son tel un tissu cancéreux, en faux besoins non contrô-
épopée raconte la gloire de Prométhée désen- lés par une norme intérieure et par la conduite de
chaîné qui a volé le feu non pas aux dieux mais à son unité. U n philosophe s'interroge : "L'homme
sa propre soif de vérité. existe-t-il?" (9), pour répondre qu'il ne semble
pas exister et qu'on ne se trouve encore qu'à la
préhistoire de l'humanité. Sur le plan moral, il a
II. SCIENCE ET CRISE D E S VALEURS raison. Mais sur le plan de l'équilibre biopsycho-
logique, on peut se demander si l'homme des so-
1. L e retournement de la science contre ciétés industrialisées n'a pas déjà fini d'exister,
les valeurs s'il n'est pas déjà mort, laissant derrière lui un
épouvantail sans âme, m û par le plus récent or-
Précisément, cette soif d e vérité est-elle c o m - dinateur né de son intelligence scientifique, pour
plètement étanchée par la science ? Sonchoix régner sur un univers d e science-fictiondevenu
préférentiel par le savant n'est-il pas réducteur réalité. L a raison scientifique partielle a étouffé
de la vérité ? En ce point précis s'opère le re- la raison humaine, rendant improbable une re-
tournement de la vérité scientifique contre naissance de l'homme.
l'homme. 3. N'est-il pas prévisible, alors, que le mal
Les dégâts de ce retournement, la science irradie à travers l'ensemble de la culture ? En
elle-même en paye d'abord les frais sur son concentrant son regard sur le phénomène isolé,
propre territoire. L a vérité philosophique par le savant le retranche de sa solidarité avec l'en-
contrecoup. L'ébranlement de toute l'architec- semble de la trame phénoménale. L e sens qui
ture culturelle en dresse finalement un bilan dé- habite cette totalité lui échappe. Non seulement
ficitaire. Nous allons comprendre pourquoi : les repères de celui-ci s'égarent mais aussi la
1. L a science, d'abord, elle se parcellise et place de l'homme dans l'univers.
perd de vue l'unité d e l'homme. Les multiples (i) L e champ de l'esthétique, gravement atteint
besoins d'une société appelant sur eux l'urgence par les effets du progrès scientifique, a échangé
de la recherche, celle-ci se spécialise à leur le prestige prophétique qui est le sien contre
gré (6).A u lieu d'avancer simultanément sur tous celui de chroniqueur tardif de l'accélération

38
industrielle. Guidé par l'intuition,l'art annon- désintéressé qui n'a d'autre but que le bien de la
-
çait les temps nouveaux de si loin parfois qu'il collectivité, et qui devrait se trouver banalement
en demeurait longtemps incompris. Aujourd'hui, au fondement de toute coopération internationale.
il discourt avec retard sur les univers déjà visi- Car on a oublié jusqu'à la rendre étrange et
tés par la science, c o m m e à la remorquedupro- inopportune cette vérité que si l'homme est avant
grès industriel. tout intériorité et liberté, son langage naturel est
Arts de l'espace - c o m m e l'architecture, la celui de l'hospitalité et de l'offre gratuite. L'hos-
-
sculpture, la peinture - arts du temps c o m m e pitalité qui ouvre l'espace de l'intériorité, et la
-
la musique, la danse, le cinéma expressions gratuité qui exprime le jeu de la liberté. Elles
plastiques ou littéraires, toutes les oeuvres es- forment le seul principe opérationnel de la c o m -
thétiques se nourrissent tellement de l'univers - -
pénétration humaine par le dedans alors que
produit par la science et les formes technolo- le droit casqué de force retient l'homme en sen-
giques engendrées par celle-ci qu'elles n'ar- tinelle aux portes de son extériorité, collé à son
rivent plus à se brancher sur le regard de moi collectif ou individuel, inapte à se faire léger
l'homme et sur sa soif d'intériorité. L e monde et mobile pour inventer la douceur du vivre-en-
s'est tellement encombré d'objets étranges que semble. Illustrer le durcissement de l'homme
l'homme s'en trouve c o m m e submergé et que est-il nécessaire ? Il suffirait d'évoquer le ré-
l'artiste n'arrive plus à respirer d'une respira- pertoire des conflits de ce dernier quart de siècle
tion libre et créatrice. Il n'humanise plus l'uni- dominé par l'impossible dialogue du Nord et du
vers : il reflète un univers devenu inhumain. Ilne Sud.
lui reste plus alors qu'à montrer l'incohérence E n s o m m e , la sortie du "vrai" scientifiquehors
qui l'environne ou, au mieux, à avouer la décom- du champ d'attraction des valeurs le condamne à
position et la misère humaine provoquées par une projection à partir de la science et de la tech-
1'éclatement de cet environnement. nologie. Celles-ci, indispensables à l'homme, ne
Olivier Clément (10)a noté la disparition du trouvant pas de normes éthiques ou esthétiques 3
visage humain de la majorité des expressions es- leur mesure en dehors dlelles-mêmes,les en-
thétiques. Cette disparition est un symptôme dont gendrent dans leur propre élan, se prolongeant
la contre-épreuve est la présence obsédante de ainsi en "morale Scientifique" et en "esthétique
visages emplis par le désespoir de la solitude et fonctionnelle".
l'horreur de la mort dans le cinéma de Bergman. Plus la vérité scientifique témoigne du génie
Nostalgie vite éteinte chez ceux qui substituent de l'homme quand elle s'intègre au jeu des valeurs
des corps anonymes aux visages et réduisent les à l'intérieur d'une culture, plus elle se fait démo-
corps à tels ou tels de leurs organes qui, sépa- niaque et puissante à détériorer cette culture,
rés de l'unité personnelle, ont égaré toute signi- aussi bien que les relations interculturelles, dès
fication humaine. qu'elle s'hypertrophie et se retourne contre les
Non pas que toute grandeur soit absente des valeurs. La subversion des valeurs conduit à leur
expressions esthétiques modernes : la sincérité, inversion.
-
l'objectivité à laquelle se plie l'artiste et par-
-
fois douloureusement ne manque ni de génie 2. Les "cultures menées"
dans la peinture du désastre, ni de lyrisme dans
la description de la laideur. Il y a de la grandeur C o m m e prévu, il ne nous était pas possible de
aussi dans ces villes tentaculaires où les vies traiter d'un seul tenant les cultures menantes et
humaines s'accumulent en fourmilières indus- les cultures menées. Pour traiter des cultures
trielles dans des espaces virtuellement illimités menées, nous limiterons notre attention à la cul-
mais en pratique cellulaires. Il faut cependant ture arabe et au destinde ses valeurs particulières.
les percevoir à très grande échelle pour y trou- L e point quiles relie aujourd'hui est ce malentendu
ver une harmonie des nombres et des étendues. sur l'homme et ses valeurs.
Or, cette échelle n'est plus celle de l'homme. Comment les cultures menées pourraient-elles
Une vie humaine se vit à partir de sa singularité convaincre les cultures menantes du bien-fondé de
et de son intériorité - et cela, quelle que soit la leur singularité, si elles se soumettent à la m @ m e
reconnaissance du lien social qui l'insère dans le distorsion qui privilégie le vrai scientifique, et si
tissu de la collectivité. elles se montrent incapables d'offrir une image
(ii) Dans le champ de l'éthique, beaucoupplus dynamique et valable de leur propre devenir ?
important parce que moins élitaire, vivant sous O n sait que dans les cultures orientales levrai
le régime du "vrai" scientifique et du pouvoir in- et le bien sont si étroitement relies que parfois ils
dustriel, l'équilibre des forces incarnées dans s'engendrent mutuellement. Pour la pensée hindoue
les grandes puissances est la clé de voûte du sys- de Mahatma Gandhi, par exemple, la vérité éclot
tème moral des nations. Priment la menace et de la pratique du bien (lanon-violence : ahimsa).
l'autodéfense. L a revendication mène le combat. Dans la langue arabe, le vrai connote le droit, le
Faire tout ce qui n'est pas défendu : mais le dé- juste (al-haq). Quant au beau, il est soit rituel et
fendu ne se précise qu'après coup. Lorsqu'il ré- imbibé de sacré, soit infléchi vers le décoratif.
vèle sa cause qui est la méconnaissance de la Ainsi, les valeurs ne s'articulent pas dans cer-
totalité. taines cultures de la m é m e manière que dans la
Quelle conscience propose le droit avant qu'il culture occidentale où l'influence gréco-latine a
ne soit nié ? Quelle nation va au-devant de la jus- distingué nettement les trois valeurs. D e plus, la
tice avant qu'elle ne soit piétinée ? Mais sur- Renaissance en Occident a articulé ces valeurs
tout, quelle pratique a-t-on du "don" ? D u don sur deux niveaux, l'un sIarrCtant à l'homme,

39
l'autre s'ouvrant à un absolu religieux. Alors que -
qu'une catégorie d'hommes consacrés le sacer-
les cultures orientales sont c o m m e aimantées -
doce n'existant pas en Islam y joue un r61e
avant tout par le religieux, ayant pour mesure prépondérant.
un absolu qui les revêt d'un caractère sacré, avec L e Shaykh El-Maraghi, recteur d e l'université
seulement des retombées sporadiques sur l'homme. d'El-Azhar,pouvait dire en 1939 : "Quant au fa-
meux précepte : rendez à César ce qui est àCésar
3. L e sacré et le profane, ou le spirituel et à Dieu ce qui est à Dieu, il n'a pas de sens en
et le temporel Islam" (13). Et cependant ce précepte n'implique
pas une rupture, puisque César est aussiunecréa-
Cette typologie des cultures serait passionnante ture de Dieu et responsable devant Lui, mais c'est
à poursuivre, mais elle nous conduirait trop loin à une autonomie de deux ordres différents sans
pour notre propos. L'esquisse que nous en fai- être indépendants qu'il vise.
sons suffit cependant à annoncer des univers qui A plus forte raison, la distinction entre spiri-
ne sont pas nécessairement antagonistes, mais tuel et temporel n'a pas d'analogue en Islam, où
profondément différents. elle est interprétée tout simplement c o m m e undi-
L a grande coupure entre ces deux univers est vorce qui arrache au religieux ce qui luiappartient
précisément celle qui passe par la distinction du de droit. Et pourtant, elle est légitime cette ré-
-
sacré et du profane, du religieux et du laïc que action de jeunes professeurs maghrébins, expri-
l'on traduit souvent, mais de façon très approxi- mant, lors d'un colloque tenu à Beyrouth en 1980,
mative, par spirituel et temporel. leur étonnement, pour ne pas dire leur scandale,
L a culture occidentale a connu une rupture in- de voir attribuée à l'Islam une "confusion du spi-
terne au seuil du Moyen Age latin, au moment de rituel et du temporel". Comment expliquer ces
-
la réception de la pensée grecque par les Arabes contradictions ? Comment refuser la séparation
précisément - mais dont l'importance ne s'est ré- et la distinction sans pour autant admettre la con-
vélée qu'à l'âge de la Renaissance et de la Ré- fusion ? La réalité est-elle donc plus complexe
forme Cette rupture a dégagé la raison de l'em- que ne le pensent en général les orientalistes ?
prise d'une théologie qui tendait à se la soumettre, Sans doute, se souviendra-t-onque l'Islamorien-
en reconnaissant à l'hommewne autonomie et une tal n'est pas identique à l'Islam occidental, et que
position centrale dans l'ordre de l'univers. D'où leur dissemblance tient à une Méditerranée qui
la distinction du sacré et du profane, du religieux n'est pas seulement un fait géographique mais
et du laïc. Cette distinction ne s'est pas établie aussi un processus historique pouvant détendre
-
par croissance interne c o m m e cela auraitpu se le lien du spirituel et du temporel. Si ce point ne
faire - mais par insurrection contre l'autorité suffit pas à élucider la question, il peut cependant
éprouvée trop oppressive du religieux et du sacré montrer que spirituel et temporel ne s'agencent
Nous avons vu cependant que depuis le XIXe pas de la m @ m e façon dans les cultures d'inspira-
siècle, la croissance excessive du "vrai" scien- tion chrétienne ou musulmane, et que sile chris-
tifique a fini par porter la subversion dans cet tianisme peut en adopter la distinction, l'Islam
ordre fragile, et que le déséquilibre des valeurs peut, lui, la refuser sans pour autant confondre
a débouché sur une pathologie des cultures menantes. spirituel et temporel. Nous n'aurions évidemment
Dans les cultures menées, par contre, et sur- pas donné tant d'importance à cette articulation
tout dans la culture arabo-musulmane, le sacré de nos analyses si elle n'était capitale. Elle doit
et le profane entretiennent d'autres rapports ; et éclairer la manière dont le "vrai" scientifique et
le rappel que nous venons de faire n'avait d'autre la technologie, dans leur explosion soudaine au
but que de mieux éclairer la différence. XIXe siècle, pouvaient poser un problème à l'en-
"L'Islam est religion et cité", voilà la traduc- semble des valeurs arabo-islamiques et risquer
tion du principe arabe "al islam din w a dawla" (11). d'y apporter la subversion.
L'Islam est religion en m @ m e temps qu'organisa-
tion de la communauté temporelle. Cette c o m m u - 4. L a science arabe et les valeurs
nauté de croyants - la 'tumma'' - s'enracinethéo-
logiquement, et la foi musulmane est la matrice C e n'est pas la science et la technologie qui, par
de leur unité à travers le monde. D'unseultenant, elles-mêmes, auraient pu faire problème pour la
les prescriptions du Coran reçues par Mahomet culture arabo-musulmane : cl est leur intrusion
sont à la fois spirituelles et temporelles. Toute actuelle dans le champ culturel de valeurs que
la vie du croyant en garde une investiture sacrée, quatre siècles ont figées. Nous allons donc re-
et la religion irradie partout :dans le rituel quo- trouver la distinction du "vrai", du "bien" et du
tidien de la prière, dans le mariage, dans lanour- "beau" qui nous a déjà servi à diagnostiquer la
riture avec ses prohibitions, dans l'aménagement pathologie des cultures menantes.
des cimetières, aussi bien que dans la guerre L e "vrai" scientifique est familier à la culture
- -
sainte jihad contre l'incroyant ou dans ce arabo-musulmane. Celle-ci figure avec des noms
"grand jihad" qu'est la guerre incessante du célèbres dans le patrimoine international. Pour
croyant contre lui-même pour mieux se faire s'en convaincre, il suffirait de parcourir 1'Ency-
musulman. L'orientaliste Louis Massignon parle clopédie musulmane et 1'Encyclopedia Universalis,
justement d'une "théocratie laïque" (12):théo- ou encore le livre de G. Sarton (14), et plus ré-
cratie, parce que les codes de vie individuelle et cemment, les études d'Ali Kettani et de G. Ana-
sociale émanent de Dieu dont Mahomet n'est que wati (15). L e Coran encourageait le savoir par
le messager, et laïque, parce que l'applicationde ses préceptes : "Sur la terre sont les preuves
ces codes incombe à l'ensemble des croyants sans pour ceux qui croient, et aussi-entoi-même, ne

40
le vois-tu pas ?" (LI, v. 20 et 21). U n hadith, culture arabe par une agressivité militaire et éco-
parole de Mahomet, en fait une obligation : "La nomique paralysantes. Déjà anémiées par leur
connaissance est un devoir pour tout musulman, problématique interne, les valeurs arabo-musul-
h o m m e ou femme". Sans compter le conseil : manes se sont vues condamnées soit à s'imiter
"Va chercher la science m ê m e en Chine", qu'il elles-mêmes, soit à se mettre au pas des valeurs
faut évidemment replacer en son temps (16). occidentales.
Après les Grecs, le savoir vint des Arabes, L e réveil de l'Islam, auquel on assiste aujour-
et cela aussi bien dans les sciences du nombre, d'hui, est d'une portée plus que politique. Les ob-
-
des figures et du mouvement arithmétique, al- servateurs étrangers tardent à le reconnaftre. Il
-
gèbre, géométrie, astronomie dans les sciences s'agit en vérité d'une récupération des valeurs
-
de la matière physique, chimie, géologie, géo- arabo-musulmanes occultées par l'hégémonie
- -
graphie et dans les sciences de la vie biolo- étrangère et par la sclérose interne, L e danger
-
gie, anatomie, chirurgie que dans les sciences que court cette récupération est de ne point dé-
humaines. Mais les sciences appliquées (notre nouer le complexe des valeurs qui sont à sauver.
actuelle technologie)s'illustrent aussi par des Car, depuis le X V e siècle, le "vrai" théolo-
-
prouesses irrigation, aménagement des hôpi- gique qui avait déjà une propension à dominer la
taux, pharmacopée, instruments d'observation - raison philosophique, ne trouvant pas matière à
de m ê m e que les industries qui alimentent avec rénovation,n'a cessé de stagner.
-
opulence les échanges commerciaux cuir, cé- Comment s'étonner alors que le sacré et le
profane qui déjà s'interpénètrent intimement en
ramique, papier, soies tissées, tapis, armes
damasquinées. -
Islam de façon originale, nous l'avons vu se -
E. Gilson, historien de la philosophie, recon- soudent jusqu'à paraftre se confondre ? Et c'est
naft que cet apport scientifique est loin d'être pourquoi les croyants insuffisamment éclairés,
étranger à la renaissance européenne et à la m é - c o m m e les orientalistes qui n'ont pas saisil'Islam
thode expérimentale de Francis Bacon et de Ga- du dedans, sont amenés à parler d'une confusion
lilée qui devaient inaugurer l'essor scientifique du spirituel et du temporel.
de l'Europe et la future technologie qui reflue Or, cet amortissement des valeurs dansle sec-
aujourd'hui vers les Arabes (17). teur du "vrai" ne pouvait que retentir dans les sec-
Nous ne voudrions pas citer de n o m s tant ils teurs du "bien" et du "beau". On sait déjà que
sont nombreux. Mais peut-on se dispenser de "bien" et "vrai" sont deux dimensions d'une m ê m e
rappeler, en m ê m e temps que la terminologie réalité. Dans le sommeil de l'éthique, il était
scientifique chargée de sources arabes (18), le normal que seul le juridisme traditionnel persé-
n o m de Khwarizmi rattaché aux algorithmes de vère à fournir des solutions à des situations ce-
la trigonométrie, celui d'Avicenne dont le "Ca- pendant neuves. L a pratique du droit social et in-
non''a été enseigné dans les chaires de médecine ternational s'alimente donc de principes qui ne
en Occident jusqu'au XIXe siècle, celui de Biruni, pouvaient prévoir les modifications de la cellule
premier géologue, et qui précéda de six siècles familiale, du droit social de la femme, du code
Galilée en mécanique, et celui d'Ibn-Khaldoun, de travail industriel et des rapports entre Etats.
reconnu aujourd'hui c o m m e le père de la socio- D'autre part, l'esthétique, en l'absence de
logie. Tout cela conduit G. Sarton à parler du formes nouvelles issues du terroir, devient de
"miracle de la culture arabe". Malgré cela, la plus en plus décorative ou bien se laisse aller
culture arabo-islamique eut connu un équilibre aux enflures de l'éloquence. Ni l'urbanisme, ni
dynamique dans lequel toutes ses valeurs se se- l'architecture, ni la peinture, ni la poésie, enfant
raient proportionnellement épanouies. Faute de privilégiée des Arabes, n'ont imaginé de nouveaux
quoi, le déséquilibre a dû retentir sur tous les procédés, des instruments ou des rythmes renou-
ordres du savoir, y compris celui de la science. velés. Ainsi, le "beau" c o m m e le "bien" recom-
Rompu, l'élan de la vérité a provoqué une frac- mencent le passé, repliés sur eux-mêmes par le
ture et finalement un immobilisme de l'éthique retrait de la vérité. Et si l'on a bien compris à
et de l'esthétique. L e "vrai", le "bien" et le quelle profondeur une culture se mêle à la respi-
"beau" ne cessent depuis de se répéter dans ration d'une conscience, comment s'empêcher de
leurs formulations ou leurs expressions. Ibn- regretter le temps perdu ? Quel qu'en soit le res-
Hanbal avait fermé les "portes de la recherche" ponsable. A un mal historique il faudra répliquer
- -
ijtihad et les Réformistes modernes de l'Islam par une thérapeutique historique.
ne cessent d'en tenter la réouverture dans des Loin de nous l'intention de déprécier les tenta-
conditions devenues, hélas, progressivement -
tives du présent siècle et parfois ses réussites -
difficiles. Ainsi, au drame de l'Occident corres- pour moderniser culture et civilisation. Mais
pond un drame de l'Orient arabo-islamique (19). l'important est de discerner dans cette moderni-
sation "à l'occidentale" la part de juxtaposition
5. L a résurgence arabe des valeurs des idées et des formes importées et la part
d'évolution endogène. L a première est condamnée
C o m m e pour la pathologie de la culture occiden- à la stérilité et m ê m e à se muer en obstacle si
tale nous éviterons de faire intervenir ici les elle n'est pas reprise, assumée et refondue en
facteurs politiques, qui ne sont cependant pas l'autre, dans une croissance originale des valeurs
étrangers à la pathologie de la culture arabo- traditionnelles.
musulmane. Comment s'empêcher toutefois de -
L e style de vie de l'industrie qui sécrète ato-
constater que la prédominance scientifique de misation de la famille, libération de la femme,
l'occident depuis quatre siècles a joué cwtre la émigration vers les centres d'activité, démocratie

41
-
de participation fait violence à l'ordre ancien deuxième réaction heureux de témoigner enfin de
sans suggérer un nouvel ordre viable. leur engagement culturel. Une intelligentsia assez
Dans ce désarroi des valeurs, les réactions cultivée pour avoir puisé des idéaux généreux dans
dominantes étaient prévisibles. O u bien épouser l'expérience révolutionnaire internationale, mais
le rythme et les finalités des "cultures menantes" pas assez pour savoir que les idéaux ne peuvent
et se déraciner ; ou bien se refermer sur sadif- se transplanter s'ils ne correspondent pas aux
férence et s'asphyxier. Il y eut une troisième ré- circonstances historiques qui les ont suscités.
action :tenter une conciliation impatiente du m o - Révolution, démocratie, socialisme, infrastruc -
derne et du fondamental, conciliation pas inutile -
tures économiques dans le champ de l'éthique -
mais trop hâtive pour être créatrice. Une logique -
cubisme, surréalisme dans le champ de l'esthé-
relie d'ailleurs ces réactions. Et il importedela -
tique autant de notions qui, pour prouver leur
porter au jour afin d'éviter désormais de fausses fécondité, ont besoin de trouver des conditions
pistes et d e mettre enfin en place le problème favorables. E n l'absence de ces conditions, elles
des valeurs tel qu'il se pose aujourd'hui dans le provoquent des malentendus dont elles sont cepen-
monde arabo-musulman. dant innocentes :
(a) L a première réaction est celle des couches 1, Concilier l'Islam avec socialisme et démo-
dirigeantes au moment des premières libérations. cratie n'est pas théoriquement une gageure. Pra-
Plus ou moins branchées sur l'étranger, elles en tiquement, l'Islam comporte une pensée sociale
adoptent la culture et bénéficient pour leur usage apte à se développer, et un principe de consulta-
privé de ses progrès scientifiques. Aptes à trai- - -
tion populaire la "shaura" valable pour son
ter d'égal à égal avec l'occident, elles poussent temps ; mais il ne comporte aucunement un so-
le raffinement jusqu'à ajouter un charme orien- cialisme négateur de toute propriété privée, et
tal à l'occidentalisme qu'elles importent. Mais une consultation populaire suppose des citoyens
ce réflexe d'imitation coupe les cultures de leur beaucoup plus avertis que ceux des premiers
passé aussi bien que des masses qu'il laisseloin siècles. Autrement, les collectivités en cause
derrière elles, c o m m e enlisées dans un Moyen se coiffent d'un socialisme d'intention qui peut
Age vétuste et misérable. Médecins grecs, ar- ressembler à un capitalisme d'Etat, et d'une dé-
chitectes italiens, professeurs français, artistes mocratie purement nominale.
et vedettes de renom créent ainsi des flots de 2. Est-il nécessaire d'accorder découvertes
confort et des décors de bonheur qui jurent avec scientifiques et foi islamique ? O n a voulu trou-
une culture ambiante devenue archafque. ver dans le Coran l'évocation de l'atome. Mais
C e vernis n'est donc pas un acquis de la cul- pourquoi méler les ordres de la révélation et de
ture arabe. Et c o m m e le faste oriental aime à se la science ? Il suffit qu'ils ne se contredisentpas.
faire voir, il stimule l'insatisfaction populaire Confondre un message transhistorique avec l'étape
qui finira par le pulvériser dans une crise deco- transitoire d'une science exposée aux contradic-
lère nationale. Les palais de l'ancien régime tions, n'est-ce pas mettre en péril ce message ?
égyptien, les fétes de l'ancien régime iranien L a modernité d'une foi réside non dans sondéchif-
ont une valeur inoubliable de symboles :ils ont fragede l'univers mais dans les orientationsqu'elle
provoqué un réflexe révolutionnaire allant jus- suggère à l'homme face à cet univers aux lectures
qu'à g o m m e r les noms des rues... Et il ne sert changeantes (20).
de rien d'imposer aux masses une culture dans On ne saurait mieux dire que ce philosophe tu-
laquelle elles ne se reconnaissent pas. O n a bien nisien : "C'est parce qu'ils ontologisent un peu
vu qu'elles finissent par s'en débarrasser. trop rapidement la science que tant de nos esprits,
(b) L a deuxième réaction est souvent la con- et des plus brillants, tombent dans le ridicule tra-
séquence de la première. Refoulant la situation vers de chercher à expliquer les Upanishad ou le
antérieure établie sur une trahison, la nouvelle Coran par Newton, Fresnel, Einstein, Darwin ou
vague se referme politiquement sur elle-m@me. Lamark. Ils ne comprennent pas ce qui peut sépa-
L a voici amenée à rompre tout lien culturelavec rer la gnose de l'ontologie et que dans un cas il
l'extérieur, quand ce n'est pas à extirper les ap- s'agit de la réduction du monde, et dans l'autre
ports bénéfiques insérés dans sa propre chair. de sagesse et de valeurs''(21).
C e repli sur la différence essentielle relève peut- 3. Plus absurde est la juxtaposition du mar-
étre d'une stratégie utile à la résurgence d'une xisme-léninismeet du monothéisme. Puisqu'ils
identité malmenée, Pendant que la politique y sont constitutionnellement antagonistes, il faudra
trouve provisoirement des avantages, les cadres bien que l'un des deux se déforme. Dans telle ré-
religieux en tirent parti, hélas, au maximum.Et publique récente, où l'on semble pratiquer un aus-
la culture de la masse s'en trouve tellement as- tère socialisme économique, le projet qui draine
-
phyxiée et avec elle la productivité nationale
affrontée cependant à une démographiegalopante -
le plus de fonds est paradoxalement la construc-
tion d'une mosquée. Quel rapport avec le mar-
qu'il faudra bien desserrer l'étau, O n se repren- xisme-léninismesinon que celui-ci ou ses repré-
dra à importer des valeurs manufacturées en exi- sentants tirent parti de toutes les confusions ?
geant de les aseptiser de toute contamination Plus logiques alors sont ceux qui affichent crû-
originelle. ment leur athéisme devant les croyants. Mais
(c) L a troisième réaction nous retiendra da- alors, c'en est fini des valeurs proprement m u -
vantage. Elle émane d'une intelligentsia recru- sulmanes, et les courageux militants s'apprêtent
tée parmi les dilettantes et les intellectuelsmar- à une nouvelle colonisation culturelle.
ginaux de la première réaction qui jouèrent avec 4. Espérant laïciser la nation arabe sous pré-
l'esprit libéral, et parmi les universitaires de la texte de la moderniser, la plus audacieuse des

42
tentatives consiste à fonder la "umma" sur la propres fondements, sans cerner le moment où
communauté de destin et sur l'arabité plus que ces fondements ont cessé d'opérer ? Tant qu'elles
sur la foi. O n a cru révolutionnaire de déclarer n'auront pas le courage de cet effort, la patholo-
la séparation du spirituel et du temporel. L a foi, gie des "cultures menées" sera aussi irrémé-
dit-on, est affaire individuelle, la cité est affaire diable que celle des "cultures menantes".
collective. Non seulement ce courant semble con-
céder une confusion du spirituel et du temporel
antérieure à son intervention, mais, de plus, il III. LIGNES DE FORCE D ' U N E INTEGRATION
brise une structure imbrisable de l'Islam qui est DE LA SCIENCE D A N S L E S CULTURES
simultanément religion et communauté. Cette sé-
-
paration plus revendiquée qu'effective d'ailleurs - Les entraves actuelles au dialogue Nord-Sud de-
serait suicidaire pour les valeurs qu'elle isole vraient révéler leurs raisons profondes au regard
puisqu'elle laisse chacune évoluer sur son propre perspicace. Plus qu'économiques et sociales, ces
plan au détriment des fondements islamiques (22). raisons sont culturelles. Culturelles, avec la por-
5. Ces essais de modernisation dans le sec- tée que ce mot comporte, puisque la culturecom-
teur de l'éthique ont leurs pendants dans celui de mence avec l'homme, qu'elle est inséparable de
l'esthétique. Nous alons n o m m é le cubisme en lui, originelle et originale selon chaque collecti-
peinture et le surréalisme en littérature : deux vité humaine. Et cela signifie que ces entraves
visions du monde qui pourraient, dans la culture sont structurelles. C'est pourquoi elles remettent
arabe, rendre à l'art la fonction prophétique qu'il l'homme en question, et l'imageque se font de lui les
a perdue en Occident. "cultures menantes" et les "cultures menées" (24).
Les sensibilités populaires étaient-ellespr@tes L a culture avait pour finalité de développer la
à la schématisation des formes et des couleurs, -
différence spécifique de 1'hom m e , cI est à-dire
pouvaient-elles s'accommoder de l'imaginaire son intériorité et sa liberté. Une intériorité in-
surréaliste ? Reste que les réussites qui en sor- violable, et cependant ouverte sur la solidarité
tirent bloquent jusqu'à présent leurs novateurs humaine et sur le monde. Une liberté conqué-
dans le camp des artistes occidentaux aptes à les rante, se désaliénant des déterminismes de la
apprécier plus qu'elles ne les inscriventdans leur nature et de la société, mais aussi se libérant
culture nationale. L à encore, le saut est trop de ses déterminismes internes qui la recourbe-
brusque entre le nouveau et le fondamental pour raient sur elle-m@me au lieu de l'insérer dans
qu'une continuité s'établisse. U n sculpteur c o m m e la totalité. A cette condition de respecter l'homme
1'Egyptien Mahmoud Moukhtar est mieux inspiré, en soi et dans les autres, les valeurs donnent
dans sa statuaire, lorsqu'il prolonge le dépouille- sens à la culture, alimentent la croissance de
ment des lignes pharaoniques, un peintre c o m m e chacune des cultures en m @ m e temps que leurs
le Libanais P. Guiragossian l'est aussi dans son échanges selon leurs besoins authentiques.
hiératisme byzantin, et aussi d'autres Egyptiens Il suffirait pour cela que le "vrai", le "beau"
c o m m e les peintres Mahmoud Safd ou Mohamed et le "bien" soient axés sur l'homme choisi pour
Nagy, si différents par le style mais semblables fin, l'homme total et l'humanité en sa totalité.
dans leur sens de la vérité (23), alors qu'ungrand Mais que ces valeurs en constellation viennent à
poète de la langue arabe c o m m e l'AlaouiteAhmad se désintégrer et que le "vrai" lui-m@me se brise
Safd (Adonis)demeure loin des masses et m @ m e - donnant lieu à une hypertrophie du "vrai" scien-
des lecteurs moyens, apprécié par des orienta- tifique et par contrecoup à une atrophie du "vrai"
listes heureux d'y retrouver le reflet de leur -
philosophique (et religieux) ou que le vrai se
littérature. brise au bénéfice de la foi et aux dépens de la
Il n'est pas question pour nous de dénigrer les raison raisonnante, et aussitût se dérègle l'en-
efforts de renouvellement. Ils accumulent peut- semble des valeurs, déclenchant une crise à
être des trésors. U n jour, ils trouveront leur fé- l'intérieur de chaque culture en m é m e temps que
condité. Et nous n'avons insisté sur la troisième des blocages difficilement surmontables dans le
de ces réactions que parce que son trouble lui- dialogue des cultures.
m@me et les confusions qu'elle charrie sont ré- C'est bien cela que nous avons reconnu dans
vélateurs d'une impatience de déboucher sur le la pathologie des "cultures menantes" aussi bien
présent et d'un foisonnement plein de promesses. que dans celle des "cultures menées".
Pour le moment, les valeurs arabo-musulmanes
n'en sortent pas mieux définies. Mais à se con- 1. Une nouvelle image de l'homme
fronter à des valeurs de modernité, elles inten-
sifient en elles leur besoin de changement. E n U n philosophe a stigmatisé l'affaissementdu su-
m ê m e temps, elles apprennent à mieux discer- jet en objet par "la dégradation de l'être en avoir"
ner les frontières de l'inconciliable et du conci- (25). L'homme cherche à compenser son hémor-
liable, en qu@te ainsi de leur propre ligne de fi- ragie d'@tre par la multiplication de ses avoirs,
délité. Car il n'est pas question que la modernité c o m m e sa liberté se m u e en liberté de pouvoirs
ravale au semblable ce qui doit demeurer divers. par désespoir d'une véritable libération.
Il s'agit d&