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Naissance du sonimage selon Jean-Luc Godard :

quatre minutes d'A bout de souffle (1959)

Gilles Mouellic
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. . Lors de la sortie, en 1990, du film Nouvelle Vague, lean-Luc

. ( Godard affirmait, avec un brin de provocation : « ... mon film, si vous

., entendez la bande-son sans les images, ce sera encore meilleur ». Sept

( 1.années plus tard, en 1997, Manfred Eicher, producteur de disques


spécialisé dans la musique de jazz, exauce le vreu de Godard. 11 fait
paraitre en CD la bande-son intégrale de Nouvelle Vague. Cette
publication en compact disque, qui sera renouvelée pour les
Hisloire(s) du cinéma (1998), est I'aboutissement d'un long
processus. Godard a défendu depuis longtemps un cinéma
audiovisuel, et I'ordre des mots a ici son importance : audiovisuel, les

~
oreilles avant les yeux. En appelant Sonimage la maison de
~ production qu'il fonde au début des anné-es 70, il affirme cet ordre
comme une hiérarchie : I~son av'!nt l'im'!&e.
Godard a continué de creuser le meme sillon, il est revenu sans
cesse sur les rapports entre le visuel et le sonore, jusqu'a en maitriser
parfaitement les interstic!;<S, l'en1re-,g"'~Jn.;a.u~rer ce qui les
unit, le ~note"'~s k.xisuel (Passion, 1981) et 1~.~ueLd!.ns.~
sonore (renom armen, 1982 ou Soigne la droite, 1987). Avec
\
Nouvelle Vague, une autre étape est franchie, la demiere, I'ultime
chantier, celui de la réconciliation, annoncée avec les longues plages
musicales de Prénom Carmen ou Godard ne coupait plus les quatuors
de Beethoven, ou il laissait pour la premiere fois du lemps a la
musique. Nouvelle Vague est le moment ou le son et I'image se
tendent la main, comme I'homme et la femme du film. Si l' on peut
désormais écouter le son seul, c'est parce qu' il contient toutes les
17
images. Le cinéma de Godard est parvenu, enfin, a approcher la
beauté de la musique : le geste est devenu chant.
Le CD de Nouvelle Vague est accompagné d'un magnifique livret
d v~~Q1Plent peut-etre, il annonce, dans ces quelques
secondes inaugurales, les enjeux de ses films a venir.
Apres cette introduction tres syncopée, la musique demeure en
dont l'auteur est Claire Bartoli, devenue aveugle a 23 ans. Son texte fond, avant de s'arreter brutalement pour laisser place a une sirene de
commence par ces quelques mots : « J'ai écouté Nouvelle Vague, oui, bateau. Comme lacques Tati, Godard n~..~_~.2~~~~~~!~,,,,9~~,~~,~:~,,une
le film Nouvelle Vague. le l'ai entendu. le ne vois pas )), et s'acheve a~~j~te: seuls quelques g~~~,".P,~~.~,.,...~?!!2!~.~".P~P.:~,~~Lla
scene. La distance entre la caméra et la source sonore est l' objet d'un
, 1 ainsi : « Film écouté, film revé, film réinventé ... JI me laisse un petit
\I et
gout subversIÍ d'mviSffifé" cr6temer)):~'~ñ'; écoutant le film apres la meme désintéret : les voix semblent étrangement proches de l'écran.
Tout a été dit sur l'importance des faux raccords dans la
\1 lecture du livret et en découvrant les Histoire(s) du cinéma, j'ai eu
envie de revenir a la Nouvelle Vague historique, au premier long succession d'images chez Godard, et le premier d'entre eux dans A
métrage de lean-Luc Godard : envie d'écouter A bout de soufJle. bout de soujjle intervient entre le onzieme et le douzieme plan.
le ne fus pas vraiment surpris de constater que le son était déja Poiccard vient de démarrer la voiture. Plan sur la jeune femme, veste
d'une réelle complexité, mais je ne m' attendais pas a trouver de fa<;on de tailleur sur les épaules, qui se précipite vers lui. Quand, au plan
aussi évidente les premieres traces des « compositions )) a venir. Et le suivant, elle arrive pres de la portiere, sa veste est posée sur son bras.
mot trace est faible tant le cinéaste invente une conception Ce faux raccord, inacceptable a priori, ne compromet en rien la
radicalement nouvelle des liens entre le son et l'image. Pour essayer lecture du spectateur: le mouvement du corps suffit a assurer la
t,""J:lT"'~'''-I''<·''J..!'''''''''··''',,¡,r-,,,-~ ,···~,,,,,,-~
continuité de la séquence, voire du film tout entier. L'enjeu d' A bout
"",,,,,",,.t""<o.o4<I:... ..

de montrer comment Godard, tel un musicien de jazz, impose des ses


premieres n?~es un.~2! .n~eau, je concentrerai mon analyse sur les de soujjle, la seule histoire que le film raconte, c'est cene du corps de
quatre premleres mmutes. lean-Paul Belmondo. La parole n'explique rien: « Il faut... )), « le
fonce Alphonse ... )). Elle ne fait qu'obéir aux désirs du corps. Cette
En guise de générique, Godard se contente de deux cartons : le confiance dans le mouvement des corps permet a Godard de remettre
premier « Ce film est dédié a la Monogram Pictures )) est accompagné en question la « transparence )), sans pourtant y renoncer. Il associe
par un petit motif joué au piano, motif répété a la trompette, par le les plans selon une logique qui n' est pas encore celle de la
souffle donc, sur le second carton qui annonce le titre : A bout de « différentiation 1 )), mais qui n'est déja plus celle de la continuité.
soujjle. Nous sommes immédiatement pris dans une pulsation donnée Dans le premier échange du film, Godard fait subir le meme
par la composition de Martial Solal, relayée par une voix dont on ne traitement aux dialogues :
voit pas la source, la bouche étant cachée par un joumal: « Apres La jeune femme : « Michel, emmene-moi ))
tout, j'chuis con. Apres tout, si... il faut. II faut!)). Ce n' est Poiccard : « Il est quelle heure ? ))
qu' ensuite que le spectateur découvre en gros plan le visage de La jeune femme : « Onze heures moins dix ))
PoiccardlBelmondo qui semble scruter lentement l'horizon avant de Poiccard : « Non, tchao ! Maintenant, je fonce, Alphonse ! ))

~
retirer une cigarette de sa boucbe el de passer son index sur soo l"vres. Les propos de Poiccard ne raccordent pas avec ceux de la jeune
La question du rythme est immédiatement posée, rythme de la femme. Entre les bribes de dialogues et la succession des plans, on
musique sur fond presque noir, puis rythme de la parole, succession retrouve la meme apparence de discontinuité, les memes brisures.
tres percussive de breves syllabes, et enfin rythme du geste tres
« bogardien)) de Poiccard. Godard nous force a écouter d'abord la
musique puis la voix avant de montrer le corps. Écouter avant de
1 Gilles Deleuze, Cinéma2. L 'image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p.
234.

18 19
Apres cette séquence inaugurale, séquence qui n 'informe guere le la tonalité de la voix et le rythme de la parole. Une note tenue aux
spectateur sur le film a venir, la musique refait son apparition pour cordes suivie d'un espiegle petit motif a la flfite confirme le caractere
accompagner sans surprise un fondu enchainé qui marque une ellipse interrogatif des trois premieres phrases, avant de concIure
temporelle : Michel Poiccard quitte seul le port de Marseille. Sur la joyeusement sur « Allez vous faire foutre! ». Dans cette relation
route, il se met a chanter (faux) « Buenas noches me amor. .. », avant étroite entre image, voix et musique, il s'agit bien encore de
de scander un prénom : « Pa papapapa Patricia Pa-tri-cia ». La voix composition, d'un petit morceau de chanson que George Brassens
laisse place a la musique sur le tempo de Pa-tri-cia, puis on entend un avait ironiquement introduit.
klaxon de voiture qui introduit a nouveau le monologue de Poiccard. Le changement de vitesse entre le moment qui précede et cette
Ce klaxon, par la précision métronomique de son apparition et par sa pause champetre est tres impressionnant. Dans la meme séquence,
tonalité, fait partie de la composition musicale. Quelques secondes Godard est passé de la pulsation rapide et syncopée du jazz a la
plus tard, la musique disparait sans crier gare dans un rapide tranquille sérénité de la chansonnette. Jacques Aumont écrivait en
decrescendo. Cette courte séquence est la premiere dans laquelle 1990: « Si I'enjeu stylistique [d'A bout de souffle] est l'inventaire
Godard, consciemment ou non, fait reuvre de compositeur. Ce sont les technique des possibilités du rythme, cela concerne essentiellement le
images qui accompagnent le son et non l'inverse. Le rythme du dialogue, les gestes des personnages, le filmage dans son ensemble »2.
montage dépend de la parole de Poiccard puis de la musique et des On peut y ajouter le rythme du montage, pris dans une dimension

! bruits. Aucun souci de réalisme sonore ici : voix, bruits et musi~ue ne


sont que les différentes notes d'une meme partItÍon musicale dans
laqüerre--g'liítegre'par le rythme la bande image. Des cette seconde
h~e qui engloberait non seulement les images, mais aussi et
surtout la musique, les voix et les bruits. Godard applique a la lettre
une des regles de Robert Bresson: « il ne fautjamais qu'image et son
se pretent main-forte, mais qu'ils travaillent chacun a leur tour par une
séquence d' A bout de souffle, Godard met en scene la primauté du son
sur l'image, image qui devient ici, pour un court moment certesmais sorte de relais »3. Des son premier film, Godard construit une
párfaitement identifiable, la basse continue d'une composition PQlyrythmie complexe Ol! chacune des strates de la bande-son devient
musicale. Cette hiérarchie nouvelle entre image et son, que GiBes \ un instrument de musique sur une portée imaginaire. Ce n'est que plus
Deleuze théorisera brillamment dans L 'image-temps, est, pour la tard, apres avoir maitrisé le rythme, que Godard explorera la
premiere fois dans un long métrage de fiction, parfaitement visible et pplyphonie et donnera a son cinéma une ambition réellement
;,'¡ maitrisée. 07clie"strale.

La suite de l' extrait confirme les Iibertés prisent par Godard dans La fin de cette séquence n'est pas moins novatrice. Apres « Allez
le traitement de la matiere sonore. Poiccard met en marche la radio de vous faire foutre », la musique continue, retrouve un étrange
sa voiture. On entend un mot d'une chanson de George Brassens, synchronisme avec l'image gdice a la battue réguliere des auto­
suivi d'une musique douce et guillerette. Cette musique est, selon la stoppeuses, avant de disparaitre mystérieusement sans que Poiccard
terminologie de Michel Chion, une mustgue d' écran. Poiccan' entame ne fasse un geste pour éteindre la radio qu'il avait mise en marche.
alors, dans un regard caméra de~~~ ~'61~'bre, son monologue a Encore plus surprenant, on le voit remettre en marche cette meme
l' intention du spectateur : « Si vous n' aimez pas la mer (silence), si radio, alors qu'il ne l'avait jamais arretée. Godard semble se moquer
vous n'aimez la montagne (silence), si vous n'aimez pas la ville
(silence), allez vous faire foutre ! ». Le souci de musicalité de ces
2 « Lumiere de la musique », Cahiers du cinéma, numéro spécial Godard, 30 ans

quelques phrases est a nouveau évident. La scansion de l' acteur est


depuis, novembre 1990, p. 46.

accompagnée d 'une musique tres fonctionnelle qui prend en compte


3 Notes sur le cinématographe, Paris : Gallimard 1988, p. 63.

20 21
totalement de la source de la musique, ou plutot il en joue a sa guise, regard, monter est un battement de creu¡4 ». Monter, c'est donc de la
pas a la maniere des jeux subtils entre fosse et écran évoqués par musique, un son et un rythme. Mais' la musique est aussi un montage
Michel Chion, mais avec une jubilation semblable a celle d'un enfant a
complexe,:" la [oís vertical (ies accords) et horizontal (le rythme).
> qui.casse son jouet. En donnant ce statut tres incertain a la présence Comme il le fait pour images, Godard prend toutes les libertés pour

¡ du son, Godard pressent que la verité du -"pian surgira de


l' asxnchroqisme, du ~ entre son et i~age ou, pour utiliser un
langage plus,,~~sical., 9e.}flt!r~~:9~ A bout de soujJle sollicite
monter la musique, les sons et les voix. Á cette dimension horizontale ((
du montage s'ajoute une dimension vertica1e : son cinéma peut se lire
comme de la musique ou images, voix, bruits et musique représentent
autant une ~~~k!lPJJ..~lht ~Ul~uUJ;I:il nouveau, et le début d'un vers chacun une ligne d'une partition de plus en plus élaborée.
connu de la chanson de Brassens précédemment évoquée invite Des les premiers plans d' A bout de soujjle, Godard impose le
encore le spectateur a faire du montage-son, a achever intérieurement montage comme « opération souveraine du film 5 ». Nous ne sommes
le plan: «il n'y a pas d'amour. .. »... heureux. Godard remplace pas encore dans ce « montage de la pulsion, au sens ou Lacan dit que
l' adjectif par le petit motif de trompette du début, motif qui réintroduit s'il y a quelque chose a quoi ressemble la pulsion, c'est un montage,
le rythme dujazz. et a un montage qui se présente comme ayant ni queue ni tete, a la
L'utilisation de chansons populaires, récurrentes chez plusieurs maniere d'un collage surréaliste »6. Mais, dans cette exploration des
cinéastes de la Nouvelle Vague, peut etre analysée comme un moyen potentiels rythmiques du cinéma qu'est.Ji bout de soujjle, ce montage­
de faire rentrer le spectateur dans les films par le son. Pour ne citer pulsion est déja en germe.
qu'un seul exemple, dans Une femme est une femme (1961)
l' apparition d' Anna Karina dans le premier plan du film déclenche C'est au moment ou le spectateur chante intérieurement le mot
brusquement les paroles finales de la chanson de Charles Aznavour « heureux » que Poiccard découvre un revolver dans la boite a gants :
Tu t'laisses aUer : « .. ,Redeviens la petite filIe, qui m' a donné tant de il n'y a pas d'amour heureux au cinéma et dans les polars. Poiccard
bonheur, et parfois comme par le passé, j'aimerais que tout contre fait semblant de tirer sur d'autres voitures, puis il pointe le canon sur
mon creur, tu t'laisses aller, tu t'laisses aller. » L'entrée simultanée de le soleil. Un coup de revolver claque soudain, accompagné d'un bruit
la voix d' Aznavour, venue d'on ne sait ou, et d' Anna Karina, cette de glace brisée. Mais le plan suivant ne confirme pas la réalité du
voix masculine sur ce corps féminin, donne une sensation étrange de geste: a t-il vraiment tiré? C'est le son qui, dans un premier temps,
eorps musical. Karina franchit ensuite la porte d'un bar et introduit donne au spectateur la certitude du coup de feu, certitude
une piece dans le juke-box, d'ou surgit le début de la meme chanson : immédiatement mise en doute. L' effet de causalité et de continuité est
Godard installe un univers sonore familier comme un cliché a partiellement battu en breche par le montage, opération dont le role
1'intérieur duquel il bouge avec jubilation. Bouger a 1'intérieur des principal est justement, dans le cinéma classique, d'assurer la
clichés: tel est l'un des enjeux majeurs des premiers films de Jean­ continuité. La part de rupture est, une fois encore, assumée par le son:
Luc Godard. En coupant sans précautions les extraits de Tu t 'laisses tandis que le coup de feu résonne encore dans les oreilles du
aUer, il oblige le spectateur a écouter le film. Il n'hésitera poo a faire
subir le meme traitement aux Quatuors de Beethoven dans Une femme
mariée. En 1956, Godard affirmait déja : « Si mettre en scene est un 4 « Montage, mon beau souci », Cahiers du cinéma nO 65, décembre 1956, repris
dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éditions de 1,Étoile/Cahiers du
cinéma, 1985, p. 91.
5 Pascal Bonitzer, Le regard el la voix, Paris, Union Générale d'Éditions, 1976,
p.70.
6 Id.

22
23
spectateur, Poiccard poursuit sa route au volant de sa voiture, comme dans Arts lO , le second, « L' Afrique vous parle de la fin et des
si rien ne s 'était passé. Godard se « contente» de déstabiliser la moyens », dans les Cahiers du cinéma 11. Rouch, ce « fran.;ais libre
séquence en multipliant les écarts, les interstices entre le sonore et le qui pose librement un regard libre sur un monde libre 12 » n'avait pas
visuel. 11 mettra du temps a instaurer ce que Pascal Bonitzer appelle le le choix. Il adapte le dispositif aux lieux et aux gens qu'il veut filmer,
« déchainel11.ent »7, en opposition a un montage qui « enchaine» les les habitants de Treichville, quartier populaire d' Abidjan: caméra
plans, au sens OU illes asservit, les réduit en dépendance forcée. légere portée a I'épaule, absence de son synchrone (seul un
Avec A bout de soujJle, Godard invente ce qu' on pourrait appeler magnétophone enregistre un son témoin), aucun souci de raccord ou
le faux raccord généralisé. Mais le faux raccord est toujours un de perfection du cadre. Avec ces contraintes nécessaires et assumées,
raccord. Ce n'est que plus tard qu 'on ne pourra plus parler de il invente une nouvelle maniere de faire du cinéma. Pour Godard,
raccord, qu'il faudra inventer d'autres mots. Gilles Deleuze évoquera fasciné par la spontanéité qui se dégage de chaque plan de Moi, un
_ fort justement la série : « ce qu' on peut dire de plus simple concemant Noir, ces contraintes deviennent des choix. Dans le but d'atteindre

I la musique de Boulez, on le dira aussi du cinéma de Godard : avoir


. tout mis en série, avoir institué un sérialisme généralisé 8 ». Dans A
bout de soujjle, Godard, on I'a dit, n'en est pas a la pulsion : il a trop
besoin de pulsation. 11 a besoin, dans la premiere séquence, de la route
cette « vérité », Godard abandonne une grande part de maitrise et
laisse entrer le hasard dans le cinéma de fiction, un hasard qui n' est
plus une contingence inhérente au toumage mais un hasard bienvenu,
souhaité, invité. Godard, devant la table de montage, tel un jazzman
jalonnée de platanes, comme il aura besoin peu apres de l' Avenue des face a la partition, fait a nouveau confiance a son instinct: en
Champs-Élysées: un chemin balisé. II n'explore pas encore la série, improvisant au montage et au mixage, il explore les multiples
I'image sérielle et atonale. Il est plutót dans la posture du jazzman : il possibilités d'un cinéma qui, en 1959, reste encore a inventer.
remet en question la tonalité, la conteste, entre en conf1it avec elle,
1 mais il n'en abandonne pas le principe. Il multiplie les brisures, les Mais déja, dans A bout de soujJle, « le visuel et le sonore ne
bifurcations soudaines, les changements de climat et de vitesse, mais collent plus, ne correspondent plus mais se démentent et se \'t
1 sur un tempo régulier, nécessaire a I'existence du swing. La présence contredisent sans qu'on puisse donner "raison" a I'un plutót qu'a I
du pianiste et compositeur Martial Solal, découvert par Godard dans I'autre» comme I'écrit Gilles Deleuze 13 . Ce petit exposé a permis de
la séquence finale de Deux hommes dans Manhattan de Jean-Pierre confirmer, s'il était besoin, I'importance de Jean-Luc Godard dans la
Melville, confirme cette proximité éphémere (mais premiere) avec le radicalisation d'un rapport désormais "irrationnel" entre le visuel et le
Jazz. sonore, mais aussi dans la naissance d 'une nouvelle musicalité qui
Dans cette inf1uence souterraine du jazz, on songe aJean Rouch doit beaucoup, c' est en tout cas mon hypothese, au jazz. Pour la seule
qui avoue avoir pour ambition de « faire du cinéma comme fois sans doute, son cinéma a quelque chose a voir avec cette
Armstrong jouait de la trompette9 ». Godard poursuit le travail entamé musique. Jean-Luc Godard, comme John Cassavetes a qui il dédie un
par Rouch dans Moi, un Noir (1957). On sait I'intéret et I'admiration chapitre de ses Histoire(s) du cinéma, est passé par le jazz. A bout de
de Godard pour ce film, auquel il consacre en 1959 (l'année ~l'A bout
de soujJle) deux textes tres élogieux. Le premier, intitulé « Étonnant »,
10 N° 715, 25 mars 1959, repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op.
cit., pp. 177-178.
7 ¡bid., p. 69. II N° 94, avril 1959, repris dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op cit.,
8 Cinéma 2. L 'image-temps, op. cit., p. 361. pp. 180-183.
9 « Comme Annstrong jouait de la trompette », entretien avec I'auteur, paru dans 12 Jean-Luc Godard, « Étonnant », op. cit., p. 177.
Jazz Magazine, nO 514, avri12001, p. 33. 13 L"lmage-temps,op. clf.,
. p. 326 .

24 25
soujjle n'est pas seulement le premier opus de Jean-Luc Godard, c'est
~ussi ~~l cho..OJ.$. -4:.7- --'-­
"'jo., ~dJl?~,
Godard neuf zéro
Vagues sonores de la complexité esthétique
""""'",''',". ",,,'<é,.··-'~'C .' '/':'._ "".1..

Didier Coureau

Je vais ici mener une réflexion sur le film Nouvelle vague, au titre
emblématique - qui, inversé en Vague nouvelle, est aussi le titre d'un
chapitre d'Histoire(s) du cinéma -, et autour de celui-ci, sur Hélas
pour moi et JLG/JLG, films proches de son esprit.
Mon intitulé comporte trois parties qui structureront mon
intervention.
La premiere partie, "Godard neuf zéro", concerne la pensée du
son chez le cinéaste dans la premiere moitié des années 1990, et dans
la continuité des années 1980.
La seconde partie, "Vagues sonores", se rapporte a une approche
d'un élément central pour Godard dans la période concernée : le Lac
Léman, qui est bien plus qu'un décor, et est par exemple un réservoir
primordial de sonso
Dans la troisieme partie, "Complexité esthétique", il s'agit pour
moi de proposer les éléments d'une théorie de l'organisation sonore
godardienne dans les années 1990.

Godard neuf zéro


\

« Et maintenant Jeannot, Jeannot qui rime avec stéréo », comme


le dit lui-meme Godard dans JLG/JLG...Ce qui change dans la
conception des films de Godard depuis les années 1980, et a fortiori
dans leur conception sonore, outre l'apparition de la stéréo, c'est
certainement le degré de maitrise que le cinéaste a atteint. Cocteau
disait de Picasso qu'il était devenu incapable de « ne pas organiser »,
26
27

et ajoutait : « Des qu'un homme a organisé son existence de telle sorte violon ))21. Dans le scénario de Nouvelle vague, il évoque les « plans
que ce n'est pas une farce, tout commence a signifier, aussitot qu'il séquences qui se suivent comme le font les allegro, les Vivaee, les
s'exprime »14. Le terme d'organisation n'est pas anodin, concemant un andante, les largo des orchestres vis-a-vis du piano ou du violon ))22.
cinéaste qui se pense, surtout depuis Nouvelle vague, non plus comme Dans ce parcours des années 1980 et 1990, deux rencontres
un auteur, mais comme un "organisateur conscient" de ses films l5 . Ce cruciales se font également. Au début des années 1980 tout d'abord,
terme est important aussi pour ce qui conceme le son. Le musicien débute la collaboration avec Franc;ois Musy, qui sera l'ingénieur du
Edgar Varese, des les années 1930, déclarait : « Je suis sur que le « son de Godard dans ses principaux films, de Passion a For Ever
son organisé » a un role plus important que jamais a jouer en tant que Mozart. Musy évoque, lui aussi, le son godardien cornme une
support dynamique et dramatique du cinéma »16. Godard, en ce sens, « partition musicale ))23. 11 dit, de plus, avoir aidé Godard a se
en 1984, a l'époque de Déteetive, donne une définition qui s'applique a constituer un véritable laboratoire sonore a Rolle, ou le cinéaste peut,
son nouveau traitement du son: « J'aime bien », dit-il, « me servir du lorsqu'ille souhaite « mixer son film lui-meme ))24.
bruit et de l'ambiance, qui me donnent envie de commencer a les A la fin des années 1980, Godard débute une collaboration d'un
travailler vraiment comme un musicien traite une partition, d'avoir autre ordre, avec le label de disques ECM (Edition Contemporary
une partition sonore composée d'un bout de Chopin, un bout de Musie), et son directeur allemand Manfred Eicher. Cela co'incide avec
musique synthétique, un bout de bruit de gravier et de composer avec I'introduction dans les films de Godard de nombreuses musiques
tout c;a, plus les dialogues »17. La musique doit « provenir du son )) contemporaines. Pierre Gervasoni et Sylvain Siclier donnent, dans un
disait aussi Varese l8 . Tout son chez Godard (bruit, voix, musique) article du Monde, une définition des choix d'ECM, qui pourrait
sera traité a égalité, et fera partie d'une composition musicale. s'accorder parfaitement aux films Nouvelle vague et Hélas pour moi :
Disparaítront ainsi tout dialogue conventionnel, sans qualités sonores, musique "méditative" caractérisée par « la spatialisation, le découpage
et tout son non consciemment sélectionné. En 1982, Godard avait stéréophonique, la clarté de chaque instrument, l'utilisation de
aussi évoqué le passage du « montage)) au « mixage ))19, ce qui réverbération (naturelle ou inventée technologiquement), donnant une
indique bien l'importance prise par le son. En 1989, a la veille de la impression d'espace sonore, d'ouverture a l'air libre ))25. Quant a
sortie de Nouvelle vague, il pouvait dire qu'il en était arrivé « a un Manfred Eicher - qui a édité la bande sonore de Nouvelle vague et
point 011 le montage devient de la composition ))20, et en 1991 qu'il celle d'Histoire(s) du einéma -, il n'hésite pas a comparer les films de
voulait « jouer du cinéma ou de la vidéo, comme on dit jouer du Godard a des « partitions hautement complexes )), et a considérer
qu 'Histoire(s) du cinéma peut, par exemple, soutenir « la comparaison
avec I'reuvre de n'importe quel compositeur contemporain ))26.
14 Jean COCTEAU, Entretiens sur le cinématographe, Ramsay-poche-cinéma, 1986,
p.115.
15 _ Jean-Luc GODARD, Godard par Godard, Tome 2 (1984-1998), Cahiers du
Cinéma, 1998, p. 201. \
16 Edgar VARESE, Écrits, Christian Bourgeois-Musique, Passé, Présent, 1983, p. 21 ¡bid., p. 250.

108 22 ¡bid., p. 193.

17J. L. GODARD, op. cit., p. 93.


23 Franr;ois MuSY, in Cahiers du Cinéma n 355,janvier 1984, p. 14.

18 E. VARESE, op. cit., p. 93.


24 ¡bid.

19 J.L GODARD, Godard par Godard, Tome 1 (1950-1984), Cahiers du Cinéma,


25 Pierre GERVASONI, Sylvain SICLIER, in Le Monde, samedi 4 décembre 1999,

1998, p. 519.
p.33.

20 J.L. GODARD, Godard par Godard, Tome 2 (1984-1998), op. cit., p. 242.
26 Manfred EICHER, « entretien avec P. Gervasoni », ¡bid.

28 29
Vagues sonores proviennent de l' "espace strié" de la civilisation : moteurs de voiture~:'-l
klaxons, trains, sonñeries de téléphone.... - ---1
Venons-en aux vagues wsonores de la composition godardienne, Mais ce sont bien les vagues que Claire Bartoli, l'auditrice
qui semblent trouv¿; leur source dans une double perception de aveugle qui a livré un beau texte sur son écoute de Nouveil;"";;~gue,
l'élément primordial que constitue le Lac Léman - ce lac tres privIlegie lorsqu'elle dit avoir « navigué au rythme de celui qui pense \\
particulier, immense, profond, qui connait des marées d'équinoxe, sur : ébauches de pensées se recouvrant les unes les autres, a la surface ou
lequel souff1e « trente-deux sortes de vents» comme il est dit dans plus profondes, comme les vagues de la mer »30. Du reste, il est
Hélas pour moi, et qui constitue une véritable "mer intérieure" née de impossible de ne pas faire le lien entre le récit de cette expérience et le
la fonte des glaciers. La premiere perception est une per'ception du personnage de la monteuse aveugle, dans JLG/JLG - privilégiant
n lieu et du milieu réels dans lesque1s Godard vit - « Il s'agira de forcément la parole et le son -, qui donne a Godard l'occasion de citer,
¡¡ paysages d'enfance », dit-il dans JLG/JLG -, la seconde perception est dans un dialogue avec elle, des propos de Diderot extraits d'Additions

e ~ d'ordre poétique et littéraire (le lac et ses nappes profondes


malrnnnétlme, lilitmmfirnime, lucrécienne...).
. Le lac réel est donc, en premier lieu, un véritable réservoir de
el ICLLettre sur les aveugles.
Du recIt, préclseiñent intitulé Les Vagues, de Virginia Woolf,
Marguerite Yourcenar éc . ait qu'il s'agissait d' « un livre a six
......-"""''''~ . '''.~
sonorités. Il correspond assez justement au « paysage sónore »aónt , personnages, a six IllStrYments lutot, car il consiste uniquement en
parle Murray Schafer, qu'il définit comme <Úm champ «
'longs lfuonologues intérieurs dont les courbes se succedent,
d'interactions »27. Des Passion, Godard disait, évoquant son retour en s'entrecYmsenl'aVec"une"sQréié de dessin qui n'est pas sans rappeler
Suisse : « Si tu fais un panoramique avec un micro-canon (...), tu es l'Art de la fugue »31. Outre le fait, qu'entre le livre de Woolf et
¡
I¡ r
la, tu entends un avion, tu bouges un peu tu entends un mouton, tu
bouges un peu tu entends des cloches, tu bouges un peu tu entends des
voitures... »28. Bien que Nouvelle vague et Hélas pour moi se soient
Nouvelle vague ou Hélas pour moi, peut se tisser tout un réseau de
correspondances poétiques (plastiques et sonores), cette citation
-
permet d'aborder la perception ITttéraire"goaaroienne qui, alliée a la

concentrés sur le lac, pareillement s'entendent, dans cet perception du "pa)'sage sonore" proprement dit, est a la source des

"environnement sonore", des bruits naturels et des bruits mécaJ)isés. choix du cinéaste~ "'..,,~~, ....,
1
Godard rejoin1eñtout cas l'expérieñée de Varese que le ~~icien D'une part, parce que Godar~~!rel!1.~l~_~trQ,!!~.m~!ltl~~_~º~~s
;¡J relatait ainsi : « J'ai commencé a écouter les sons que j'entendais issues du lac et de son environnement, et Ve~ f1~~ de la dictio~
1 autour de moi d'ou qu'ils viennent, et j'imaginais comment les poétique - par exemple lorsque Cécile/Laurence ote, TIilx=jeüne'·r.TIe:­
. transformer en musique en sauvegardant toute leur complexité »29. devenir-aquatique, dans Nouvelle vague, prononce en bordure du lac
La partition sonore est composée, en ces années 1990 chez la fin du célebre poeme de Lamartine, plein de sonorités, Le Lae :
Odard' et pour ce qui conceme les sons naturels, de multiples cris
ti

O
« Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, I Que les parfums
animaux (aboiements, hennissements), cris et chants d'oiseaux, bruits
légers de ton air embaumé, I Que tout ce qu'on entend, l'on voit, ou
d'orage, de tonnerre, de pluie, de vent, et bien évidemment ~e bruits
l'on respire; I Tout dise : "Ils ont aimé" »,
de-v~*.~~~~-=Dfüits-(fe·l'~Trespace lisse" naturel, tandis que d'autres sons

30 Claire BARTOLI, in Trafic n° 19, repris dans le livret du CO Nouvelle vague,


27 Murray SCHAFER, Le Paysage sonore, J.C.Lattes, 1979, p. 187. ECM, 1997, p. 5.

28 J.L.GODARD, Godard par Godard, Tome 1, op. cit., p. 517. 31 Marguerite YOURCENAR, préface a Virginia WOOLF, Les Vagues, Le Livre de

29 E.VARES E, Écrits, op. cit., p. 181. Poche-Biblio, 2000, p. 9.

30 31
~~"i~'.}~S.~~~!~.~~!UE~I~~.~!~~_I!_t enrosíño-s~
I
siecle, « en meme temps que par les yeux nous en alimentons notre
t, qU"e
. leS. cIeviennent
.....0!._s
m . _.'_._.la__ sons autant que sens, et se foñaenfaú--npaysage
Q,(soñare"laCUStre,il
Les mots

\ ....'ñ·¡a-ütre'-i,áf{
parce qu'il parait évident que Godard a choisi ses
intelligence »32.
Par-dela ces fusions entre les sens, les JQ!!sigf!!.L et l~ ?J!.:!.!gnes
(comme les nomment Deleuze), des af!!Eités poétiques peuvent aussi
musiques d'abord en fonction du sens de leur intitulé, de la poésie de lier Godard aux musiciens qu'il retient. HeIñZlIOlliger, par exemple,
celui-ci, meme si ces musiques ont par la suite été utilisées pour leurs musicien suisse né en 1939, est lui-meme profondément inspiré par la
qualités sonores intrinseques. Il est ainsi tres marquant de regarder littérature, et a composé des hommages a Beckett et Holderlin. Le
quels titres d'ceuvres ont été retenus par Godard dans Nouvelle vague. titre de l'une de ses ceuvres, Scardanelli, évoque le nom qu'Holderlin,
Certains de ces titres se rapportent tres directement a la nature et a ses dans sa folie, s'était inventé pour signer ses poemes composés dans sa
fluctuations : Winter/Hiver de Dino Saluzzi, Sonate vom rauhen tour surplombant le Neckar.
LebenlSonate de la vie sauvage de Wemer Pirchner, CloudslNuages D'autres musiques, enfin, semblent etre choisies non pour un
de David Darling. rapport direct a un sens poétique, mais pour leurs ~onorités(\
Distant FingerslLes doigts éloignés de Patti Smith, est pour sa déte~rrÜorialisantes : cordes de bratsche, violon d'Europe Ceñtrale,
part cité musicalement, au moment OU les mains d'Elena et de chez Hindemith, ou musique de Gia Kancheli, géorgien inspiré par les
Lennox/Delon, pour la premiere fois hésitent a se rejoindre, et ou est mélodies caucasiennes dans Hélas pour moi.. .L'ensemble des
cité la phrase de Bemanos : «miracle de nos mains vides» - ces musiques retenues, dont ne resteront que quelques variations dans la
mains qui se cherchent, se rejOlgnent ouñOíl,"~étáiitw·iú centre des composition sonore godardienne, s'accorde cependant, dans la plupart
moments les plus cruciaux du film (y compris des scenes de noyade, des cas, soit au "paysage sonore lacustre" lui-meme, soit au "paysage
ou une main peut sauver une vie en en saisissant une autre). iQ1aginaire lacustre" (MailíTs "lé"peintre de Hindemith étant, par
D'autres titres sont choisis pour leur rapport a la dimension e;zempl~, eIíteñdu "lors de la premiere scene de noyade, et La Nuit
fantastique, mystique du film: Far away lightslLes lumieres transfigurée de Schonberg pendant la seconde, celle du sauvetage).
lointaines de Darling, Transmutation de Saluzzi, CrossinglTraversée Peut-etre est-ce aussi autour d'une expérience commune du lac
de Paul Giger, Kleine Messe für den lieben GottlPetite Messe pour le que Godard, le riverain du Léman, a rencontré Eicher d 'ECM, né pres
Bon Dieu de Pirchner, TrauermusiklMusique de deui! de Paul du Lac de Constance...
Hindemith et, bien sur, Verklarte NachtlLa Nuit transjigurée d'Amold
Schonberg. Complexité esthétique sonore
Dans la premiere scene de naufrage de Nouvelle vague, qui voit la
chute d'Elena, son sauvetage par Lennox, puis la chute de celui-ci et Comment tous ces sonsignes - ces Signes parmi nous, titre
son abandon par Elena, sont entendus les roulements sombres des emprunté a Ramuz pour le demler chapitre d'Histoire(s) du cinéma ­
cordes de Mathis der MalerlMathis le peintre de Hindemith. Musique s'organisent-ils dans l'esthétique godardienne des années 1990?
i renvoie elle-meme au retable polyptique d'Issenheim, I'eint par Comment cette « S~~~!!Q!!.j!~..§.ig~J!!illWi(w.u.s:s » (pour reprendre
Mathis Grünewald. Godard, dans la conjonction du pictural, du cette phrase dite par Manoel de Oliveira a Godard a propos de ses
[;
musical et du filmique, peut ainsi annoncer la résurrection de Lennox films, et reprise dans For ever Mozart, mais Virginia Woolf parlait
qui va se produire ultérieurement. JI a, du reste, souvent souhaité
inverser le sonore eUe..~el (voir ce qu'on entend, entendre ce qu'on
vo~ó1íVéiít~ité L /Oei! écoute de Paul Claudel, 011 le poete
suggérait de "tendre l'ore~ peinture hollandaise du XVIIeme
"''''_ _ ,:,! jJ(\"'-'~ 32 Paul CLAUDEL, L 'Oeil écoute, Folio-Essais, 1998, p. 14.
(.Ji
'-'-.~ 32 33
aussi de « saturer chaque atome »33) peut-elle composer un "tissu (vocal, naturel, musical) porteur de mémoire, qui semble correspondre
\ sonore" qui ne soit, comme le dit Murray Schafer « pas la somme de a cette"dHinition de la musique que donnait 1{ichel Serres dans La
'~ sons individuels » mais un ensemble de « combinaisons complexes de Naissance de la physique dans le texte de Lucrec(t((" Ué"~r€ñIin
faits sonores »34 ? Telles sont les questions qui se posent a présent.
"Tissu sonore", l'expression est d'autant plus satisfaisante que la
complex"tíé - est, comme le souligne Edgar Morin, « un tissu
natura» étant, du reste, une citation faite sur un carton de Nouvelle \
vague) : « La musique », écrivait il « est (...) un irréversible saturé,
engorgé, dense de réversible »36. Cette meme légende juive était
l
(complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogenes aussi entendue, en voix-off, au début des Histoire(s) d'Amérique de
V inséparablement associés »35. Chantal Akerman, sur des plans d'océan aux abords de New York,1 ,
,t Dans JLG/JLG, Godard, seul face a la page blanche, se met a alors qu'avaient auparavant été entendus le murmure de voix en \ l
tracer, afin d'expliquer ce qu'il nomme « la Loi de la stéréo », deux yiddish, et le violoncelle de Sonia Wieder Atherton.
triangles inversés, qui correspondent a la diffusion et a la réception L'organisation sonore de Nouvelle vague et de Hélas pour moi se
sonores et, enchevetrés, forment un hexagramme. Figure de la joue bien h\, entre le cristal-temps des maisons du bord du lac, et les
religion juive (qui permet a Godard de rebondir sur I'Histoire d'IsraeI), flu)(.t~J:!1P2r~J~.~ls .etpº~!i'<i\les, entre, aussi, l'espace strié de la
mais aussi visualisation du son, cristallisation du son qui est pQunant civilisation contemporaine et l'espace lisse « occupé », comme
'flux - comme ne cessent de le rappeler les Cº!1P'~.ji~_lQ.unerre qui l'écrivent Deleuze et Guattari par « les intensités, les vents et les "11
í scaÍ1dent toute la s c e n e . " bruits, les forces et les qualités tactiles et sonores »37.
Cette tension entre l'hexagramme et le tonnerre, trouve son Le lac, au sein de ce tissu sonore (tissu tantot tissé, tantOt
explication dans une autre citation faite dans JLG/JLG, celle du devenant souple et lisse comme les vagues), pourrait meme etre
biologiste Henri Atlan, qui évoqu~es deux formes d'existence entre considéré comme un "attracteuresthétique", ici "attracteur sonore", en
1 lesquelles navigue le vivant, <@stár étfíi'm~e,), qui correspondent référence a ce "bassin attracteüi" de "1<1' théorie des fractales par lequel,
aussi, historiquement, a la "NuitOecrl'stal'it'et a "Nuit et brouillard" ... écrit Ilya Prigogine, « passent autant de trajectoires que l'on veut »,
; Ainsi, la tension sonore elle:'m~meosCíllera-t-ellee'irtr~~deü"i"1ormes chacune de ces trajectoires connaissant « un destin différent »38. Lac­
de mort, par cristallisation ou par dissipation. Au début de Hélas pour attracteur qui peut relancer les trajectoires, ou devenir "attracteur
moi, c'est encore une légende juive qui va etre entendue en voix-off, fatal" et non plus fractal, comme le Boléro fatal- film dans le film
en co"incidence avec l'arrivée pres du lac d'Abraham Klimt (lié a la For ever Mozart, dans lequel l'actrice est également attirée, figure
,.....Jeligion et a la peinture par le double symbolisme de son nom), et explosante-fixe d'André Breton et Man Ray, en contrebas des dunes
(
L avec les bruits d'un orage, et les variations des cordes d'un violoncelle. vers les vagues de la mer -, mais aussi comme la Fatale beauté, titre
Cette légende parle du lieu - arborescent, pour reprendre un concept d'un chapitre d'Histoire(s) du cinéma.
de Deleuze et Guattari -, et de ¡a survlvánce de la priere qui se disait Voici deux exemples de cette tension vers le lac-attracteur :
,-autrefois dans ce lieu a p, ~~~~})J: 12t;([du 1 '~ cristal-arbre parait, des lors, Tout d'abord, une scene qui débute a l'intérieur de la maison
, -
,avoir laissé la place au flux-errance mais cependant, a un flu\. sonore cristal-temps (surface transparente et germe obscur), avec le couple

33 Virginia WOOLF, citée in Gilles DELEUZE, Félix GUATTARl, Mil/e Plateaux, 36 Michel SERRES, La Naissance de la Physique dans le texte de Lucrece, Minuit­

Minuit-Critique, 1994, p. 343. Critique, 1990, p.187.

34 M.SCHAFER, op. cit., p. 221.


37 Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, op. cit., p. 598.

35 Edgar MORIN, lntroduction ti la pensée complexe, ECF-Communication et


38 I1ya PRIGOGINE, Isabelle STENGERS, Entre le temps et /'éternité, Flammarion­

complexité, 1990, p. 121.


Champs, 1992, p. 29.

34 35
Elena-Lennox. Tout de suite cette cristallisation y est contrecarrée déformée, machinique..., ou lorsque le dieu toujours, comme Marie
par les flux musicaux (Sonate de la vie sauvage de Pirchner, avec son dans le vous salue, Marie, ouvre grand la bouche sans qu'aucun son
souffle de bandonéon), mais aussi, lorsque la musique s'interrompt, ne puisse en sortir...), ou teJ.ld.!]...Y.,ersJe flux (par exemple, ligne de
par des aboiements de chiens, qui entrent eux-memes en concurrence fuite vocale du bégaiernent du cantonnier dans Hélas pour moi, lignes
,1 avec les tintements cristallins d'une horloge. Des mouvements de flux de fuite vocales des injures, ou des « monsieur» et «madame»
~ et de reflux de la caméra vont se produire él l'intérieur de la maison hurlés; lignes de fuite sonores des coups de tonnerre, des cris

---
(découvrant un autre couple et Cécile au passage), tandis qu'él deux
reprises ces mouvements, dépassant les limites du cristal, vont etre
------...._.......-.--- ...

prolongés par des mouvements sur les eaux du taco Apres le premier
d'animaux; hgñéS'<reTüitemusiCales des accords de piano frappés
violemment; ól.l""eñcore"Tigñes de déterritorialisation vocales des
nombreux accents entendus, dont l'accent italien d'Elena dans
mouvement sur le lac, accompagné par le retour de la musique de Nouvelle vague... ).
,I?~rchner, il y aura retour dans l'univers cristallin de la maison, mais Cependant, entre ces sons en voie de cristallisation, et ces sons en, "\
/' celui-ci sera troublé par des cris de mouettes et le bruit des vagues. Le voie de dissipation, figurent toutes sortes de boucles sonores, \
i,. second mouvement sur le lac sera suivi d'un retour dans la maison, et musicales. Des boucles qui peuvent faire naltre Pharmonle d'un
s'interrompra sur le visage de Cécile. On voit bien que de cette déséquilibre premier, ou d'un "écart él l'équilibre". Ainsi en est-il lors
tension entre espaces sonores, qui finissent par s'interpénétrer, nalt de la rencontre initiale, entre Elena et Lennox, qui se fait él la suite
l'organisation sonore meme de la scene et du film. d'une cC},!2,Erophe (correspondance poétique-filmique au concept,
Mon second exemple est un plan-séquence de Nouvelle vague. forgé par René Thom) qui, sur le plan sonore, comprend des coups de f V
Un travelling noctume longe, depuis l'extérieur, la fayade de la kláxbñ~'amP1ifiés et répétés, des-bruii:s de moteurs, des bruits de (
maison, aux multiples fenetres donnant sur des pieces éclairées. Des freinage violent, et la musique rock de Patti Smith. Le corps de
voix hors-champ se font entendre, puis c'est celle de Delon qui est Lennox étant en fait rejeté sur le bas-coté de la route, aupres d'un
entendue, tandis que le mouvement passe devant le couple Elena­ arbre, par le souffle symbolique d'un camion et de la Maserati d'Elena.
Lennox silencieux. A la fin du travelling, le mouvement s'inverse, Suite él cette "cata~!rophe .s~nore", tout redevient calme, les chants des f¡
suivant él l'intérieur de la maison le corps-flux de Cécile, qui va de oiseaux se font réentendre, la parole peut revenir, par-delél le cri, pour \1
piece en piece pour éteindre les lampes (suggestion, encore, d'un « tresser le lien» comme l'écrivait Michel Leiris40 . Dans Sauve qui"t
mouvement de flux et de reflux). Durant toute la scene ont été peut (la vie), Paul Godard, déjél un double de JLG, joué par Dutronc,
entendus les sons-flux des vag4~§,1. viQI.~I!t~ppel du lac, et pour la disait, rendant hommage él Marguerite Duras : « Chaque fois que vous
premiere fois dans e 1 m, a . uit transfigurér¿.1t,e Schonberg. verrez passer un camion, pensez que c'est une parole de femme qui
Dans les deux cas, on se ren Dieñc;~pte de cette attirance des passe ». Le bruit aurait pu conduireau chaos, ála déchirureS.QIlQre, il
trajectoires corporelles (Elena et Lennox, Cécile) et, parallelement, n'en est rieüct;-a-ú"coriháire"" raccidén(permet 'l~"~~i~~~~~e du lien
des trajectoires des sons (qui sont ~si, comme le dit Varese, « de vocal.
~ouvants corps sonores dans l'espace.)39) vers le lac-attracte\lr. Le tissu sonore est un tissu parfois troué par des cris fulgurants
Il est, ainsi, une infinité de moments ou le son semble tendre vers (Duras rendant él son tour hornrnage él Godard lui disait que « Moi"se
la cristallis.atiQn (par exemple, dans Hélas pour moi, lorsque le ne parlait pas: il était tellernent pénétré de l'idée de Dieu qu'il
di'éuID-¡;pardieu, qui a pris l'apparence de Donnadieu/Depardieu criait »41), parfois un tissu ouvert sur le monde (voix véhicules des
également, ne parvient pas él prendre sa voix, celle-ci demeurant
40 Michel LEIRIS, A Cor et a Cri, Gallimard-L'lmaginaire, 2000, p. 106.
39 E. VARESE, op. cit., p. 153. 41 Marguerite DURAS, in Godard par Godard, Tome 2, op. cit., p. 146.
36 37
flux économiques ou des accents de l'exil, bruits de guerre...), ou
ouvert sur le cosmos (mythologie du tonnerre), mais n'est jamais un
tissu déchiré,--et'éS'Cb-ien'-plútoCÜri'iis'sll~~uple, mouvant, musical,
comme la « machine abstraite des vagues» qu'évoquent Deleuze et D'une écoute I'autre.
Guattari a propÓs de Virginia Woolfl2. Tissu sonore lacustre, espace Esthétique des mutations de I'écoute au cinéma.
'liss..e.... q..ui.. garde cependa~t en mémoire l'e~pace cristalli~ de son?~i.~me

jglaCIalre, et est compose des bouc1es de ces vagues "a la foudroyante


beauté" dont parle Godard43 .
<o • •
..
Robert-Kramer- que je ne cite pas ici par hasard -, avait trouvé
. Thierry Millet

une image de tissu troué pour évoquer le son godardien dans Hélas
pour moi qui est, écrivait-il, un « filet de sécurité sous ces bonds
formidables de l'espace mental »44. « Tentons de considérer noblement
le bruit pour mieux respecter 1'Homme
et pourchasser avec panache la peur qui
hante l'humanité »45
Pierre-Albert Castanet

Les plus grands cinéastes ont développé de véritables stratégies


du faire écouter. Vertov, Godard, Antonioni, Tati, Bresson, et bien
I
d'aulres, out donné uo sens esthétique fort aux questious posées par la 1
notion d'écoute dans 1'histoire du cinéma. Certainement toute reuvre
d'art digne de ce nom étend les "capacités d'écoute" des spectateurs.
Comment les cinéastes ont participé a la mutation de l' écoute ? et
comment cette mutation participe elle-meme d'une histoire esthétique
pour déborder le cadre strict du cinéma ? En quoi les quelques artistes
convoqués ici sont des passeurs? Comment ont-ils étendu les
capacités perceptives des spectateurs, et radicalement modifié la
\
perception du (au) cinéma en jouant sur les renversements de valeur,
de perspectives ou de formes sonores ?
Il s'agit d'explorer les deux axes suivants : celui de l'écoute et de \ 1
ses mutations, et celui moins évident de l'altérité. Écoute de I'autre
42 G.OELEUZE, F.GUATTARI, op. cit., p. 308.

43 J.L.GODARD, op. cit., p. 190.

44 Robert KRAMER, in Positifn" 400 (Le Cinéma vu par les cinéastes), juin 1994, p.
45. Pierre-A1bert Castanet, 1999, Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire
68.
sociale du son sale, éd. TUM/Miche1 de Maule. p. 393.

38
39
P. \tON< (.01"'\0,,,,, I Ru-. ~\ ~
A\\ OJo,,¡.. I
1..0
¡-\;Vt f"'ú.l..t:" ,).
autant que autre de l'écoute. Et comment la notion de "bruit" a joué, visage épanoui. L'effet de sens est grossier, il emprunte encore a
et continue de jouer, un role essentiel dans ces stratégies. Car le l'esthétique du cinéma muet, mais cela est trompeur, ear toute la suite
I \ "bruit" est certain.emen.t.., com... m..e.. je l'ai développé ailleurs46 , la figure du t}ll}:LJ!f,Qc.e.de_.d".un~.•mªgi.s.tral.e, le~on...de. einéroil.§()t!OI:t::. Apres ce
\ la plus prégnante de l'altérité sonore. On pourra lire le meme constat que l'on peut considérer eomme un prologue, hommage euphorique a
dans l'approche"d'écapañfé" reá1isee par Pierre Albert Castanet dans la présence enfin réelle du son au cinéma, la premiere partie du film48
son Histoire du son sale: illustre et développe les themes de l'abrutissement religieux, de
« Tout en offrant le plus souvent les fruits d'un tempérament 1'individualité, du désordre... pour les eonfronter ensuite,
socio-culturel singulierement abimé, le cheminement esthétique du violemment, aux themes de l'exaltation socialiste, du collectivisme,
bruit louvot.~~~ :r:,jal gré entre la déviation, le mensonge, la
substitution,. rombi;: a dérivation, le double, l' émancipation,
de l'ordre .... Cette confrontation sera symbolisée par la destruction
d'une église, et son remplacement par la maison de la jeunesse
l'esquive, la suppreSSlOn, l'insécurité,_.cM~tioLl ouvriere:
,""'-'~~'. 'l. le malaise,
l'interdiction, la fuite, l'abjection... ~~.~~~.~~~) « Une église... elle se transforme (... dans un bond
révolutionnaire ou explosent les couronnes, les eroix, les ieones, ...)
On notera le caractere éminemment subversif de tous ces qualificatifs.
en club de la jeunesse des usines »49.
Écouter le "bruit", cet autre radical, voihi ce que je propose. Les sons de cloches et les sirenes y jouent un role prépondérant.=:J.
L'écouter comme un marqueur des mutations de l'esthétique La deuxieme partie est exclusivement réservée aux themes
cinématographique, en commen<;ant et en se limitant i-si a 1'ya.,.des ouvriers, a la glorification-exaltation de la mobilisation générale des
tout premiers cinéastes conscient de ses possibilités,{Oziga Vertov.

Les entbousiasmes sonores de Vertov :


- travailleurs, au départ pour les lieux de production, et au démarrage
des différentes productions industrielles. La ee sont tous les registres
de la sonorité des machines qui sont convoqués.
Enfin une derniere partie tente de fusionner (ou de lier) en un
Des 1930, Vertov a réalisé avec Enthousiasme une reuvre meme mouvement l' enthousiasme ouvrier et l' enthousiasme agricole
manifeste de l'~~ute. En meme temps qu'il inaugure 'Té cmema avec son exaltation propre. Un meme élan va mobiliser les
soñOre Enthousiasme est une expérimentation, et une tentative Kolkhoziens avec le démarrage de la produetion eéréaliere, comme
radicale de renversement de l'écoute, équivalent sur le plan sonore a les ouvriers sidérurgistes l'ont été pour le démarrage de la production
( la révolution esthétique de L 'homme a la Caméra. d'acier. Dans les derniers plans on retrouvera les "forces vives" de la
L'ouverture du film est suffisamment explicite ou toute nation marchant au son d'une fanfare en un défilé que Vertov décrit
l'attention converge vers cette nouvelle capacité sensorielle que le comme « "un samedi communiste" géant, (...) une "journée de
cinéma réalise désormais, l' écoute des sonso Au début du film une l'industrialisation" géante, (...) une croisade ... »50. Les rumeurs, les
! jeune télégraphiste s'extasie, to7Jchée par la grace et les trans~orts que

1 l'écoute au casque du radio-télégraphe provoque visiblement sur son

::::::------~." 48. Nous reprenons ici le découpage de I'auteur. Dziga Vertov, 1972, Articles,
46 Thierry Millet, 2000, article\ee-'lser le.. ::brnit':, Actes du colloque NOllvelfes joumaux, projets, éd. U.G.E.l 0/18, Cahiers du Cinéma, Paris. p. 388 a 391.
approches, nouvelles images, sous la dir. de C. Murcia, O. Biichler, F. Vanoye, co­ 49. Dziga Vertov, 1972, Articles, joumaux, projets, éd. U.G.E.l0/18, Cahiers du
édition, Afeccav, Bifi, L'Harmattan. Cinéma, Paris. p. 388-389.
47. Pierre-Albert Castanet, 1999, opus cité, p.19. 50. Dziga Vertov, 1972, opus cité, p. 391.
40 41
manifestations sonores de la foule seront dans cette partie au premier particuliere s'effectue dans la lutte avec un matériau, celui-ci est
plan. toujours le matériau d'une époque, a la fois prélevé sur une nature
Enthousiasme est structuré par une opposition simple, voire géographiquement marquée et portant l'empreinte indélébile de la
simpliste, et le film progresse depuis la dépravation religieuse, culture qui l'a engendrée. »51
solitaire et alcoolique, jusqu'a a la "saine" exaltation du travail, relayé
par l'enthousiasme collectif des joumées de manifestation. Les bruits L'ancrage socio-politique des sons est un élément majeur de la
participent de cette logique, tout en nous proposant une approche mise en scene du film. Tous les sons font référence a leur origine ((
beaucoup plus exaltante qu'il n'y parait. socio-politique, ou sont en mesure d'en produire les marques. Cela
Quatre points forts structurent le film: apparait clairement énoncé dans la «Marche sonore »52 ou Vertov
- Les relations image-son, décrit ce que devait etre la Wlr.titiºJkS,O..oP;~· d'1!ñtñoüsiasme. Gn releve
- L'ancrage socio-politique des sons, ainsi comme bruits évoqués et réellement enregistrés dans un ordre
- La musicalité bruitiste, chronologique :
L'expérimentation technique dans le domaine de
1'~nregistrement sonore au service d 'une réflexion esthétique autant «le tic-tac d'une montre tel le battement d'un creur », «le
~"·""""'''''''''''''l.'Ill'.o;l,pi':F.~

que politiqueo premier coup de la cloche d'une église », «carillon de rete », «des(
fragments d'office divin », «un gémissement funebre », «des pas!
Dans les quatre domaines Vertov affirme le renversement de résonants montant un escalier », «Le mugissement d'une sirene!
valeur, et le réalise avec brio pour faire de ce film un des premiers d'usine », « le bourdonnement d'un moteur », « le souffle de l'usine »
grands précurseurs de la modemité. 11 impose tres explicitement, et ce et «le bruit de fond de l'usine », «des cris d'enthousiasme », «La
des le début du film de nouvelles consignes de lecture visant a pulsation de la centrale » ... «cette pulsation électrique », « la revue
détruire l'iIIusion naturaliste du médium et propose une nouvelle générale des sons de l'usine bennes et haveuses, foreuses, marteaux
perception du monde. L'reuvre fait date et s'ancre dans la mémoire pilons, tracteurs, laminoirs », «les trains ... s'enfon9ant a toute
des renversements perceptifs. Le traitement formel des sons, leur vitesse », etc. E. \/
II évolution, leur gestion temporelle est un discours esthétique et
Gn remarque qu'il n'y a pratiquement aucun son de nature ni de
~ politique fort, mais dont la mo?emi~é ne .sera pas ~a~i~emen~ acceptée.
son urbain. Exceptés les cris de femme, les bruits proviennent donc
. Car ce n'est pas ~~ule~~I?:!I~~ent.9~:!Le~!. solhclte, mals quelque
chose de plus profond qui est ébranlé, au-dela des aspects quasi exclusivement de l'univers industriel (sidérurgie, mine, forge,
idéologiques les plus évidents. etc.), ou des clameurs de foule. Les autres sons se répartissent en
Notre approche se limitera a l'exploration de deux aspects: quelques rares discours politiques, des chants, et musiques.
Tout le film développe une pédagogie politique de l'écoute batie

C
'OPPosition thématique des deux sons emblématiques que sont les
cloches et les sirenes, et a la plasticité musicale des rumeurs l1e foule sur le renversement de valeur en jouant sur la référence indicielle des
.-et d 'usine dans la demiere partie. sonso Deux s0E.~~ep'.ar~i~~~nt~~!o~,~);~!l}~J?Eégnants et plus récurrents
que tous les autres, les sons dtSCl2fli~.~.",~.:'s'~l~~~~~!.ls~~~E.~ <!.~~~enes ...
i L'opposition thématique des bruits : c10che vs sirene d'usine ou de locomotive. Vertov construit une opposition thématique
1 - ­

« Une reuvre quelconque et a fortiori la plus révolutionnaire, ne 51. Rayrnond Court, 1981, Adorno el la nouvelle musique, éd. Klincksieck, París. p.
79.
surgit jamais dans le vide culture\. Si en effet toute création
52. Dziga Vertov, 1972, opus cité, p. 385 a 388.
42 43
entre ces deux sons qui va etre renforcée par un traitement spécifique scene pour etres ressentis par les spectateurs comme déstabilisateurs,
tant sur le plan des relations audio-visuelles, du montage, que sur ou catastrophiques. .... .-
celui de leur substance.
Dans le traitement que Vertov fait subir aux sons de cette
Si les sons de cloches et leurs mouvements sont les éléments premiere partie on releve:
majeurs de la premiere partie d' Enthousiasme, essentiellement batis - les distorsions par pleurage, ou ralentissement, cornrne pour les
sur les déreglements visuels et sonores qu'ils tentent d'imposer aux sons de cloche, ainsi que pour la transition entre la volée de carillons
\ spectateurs, c'est un coup de sifflet de la sirene, un seul coup, et des pleurs de femmes.
puissant, long, quasi monolithique, un seul plan de sept secondes qui - les effets de cacophonie 55 sonore provoquée par une
vient rompre le tW1.d'i m agei '~8Réfentes" du début de la premiere concaténation et un amalgame de genres, de rythmes, de ternpo
partie et inaugure un monde stable, dynamique, volontariste. De ces muslcaux ...
deux seuls sons naissent toutes les autres oppositions sonores, elles les - les effets de résonances : pour des chants religieux, des pleurs et
subsument toutes. lIs symbolisent tout le conflit mis en scene dans le des chants d'ivrognes.
film, et dans tout ~e qui les dIstingue se joue la transformation d'une
société capitaliste en une société communiste, la transformation d'une Ces ~fonnSltions sont soit volontaires et explicites comme celles
dictature tsariste en une dictature prolétarienne, un changement de affectant les carillons, le concert cacophonique, les pleurs et les cris,
culture, une révolution esthétique. soit pluL~i&.~s quand il s'agit de résonances comme celles
Dans la symbolique des sons établis par le musicologue Robert affectant les chants religieux et les pleurs. L~s résonances, en effet, ne
Murray Schafer53 , on remarque qu'il oppose le son de cloche a celui semblent pas dues a une manipulat~~dü-rnatériau apres
de la sirene, comme recouvrant les oppositions suivantes : enregistrement, mais au procédé de captation lui-rnerne. Mais peut-onll
i I - cloche vs sirene affirmer qu'il serait dü a une mise en scene? La position du micro
f -
i protection vs discorde, détresse dans une église va, selon la proximité de la source, générer un plus ou \t
I g - centripete vs centrifuge
L'opposition rejoint celle de l'origine des sons : sons ruraux pour
moins grand effet d'écho. L' espace intervient ici comme un élém~o.t
perturbateur du son.. Compte tenu de la qualité des~ñ'regrsti~~nts
la cloche opposés aux sons urbains pour la sirene. Dans ce systeme de müslca~~'o ,o(Tes"'cfláñts et les fanfares civiles ou militaires) qui
valeurs, la sirene est uniquement pensée comme sirene d'alarme constítuent une grande partie de la bande-son, on peut considérer que
(sirene de pompier ou de police), et non comme une sirene d'usine ou cet effet a été consciemment perC¡(u et recherché par Vertov. C'est-a­
de chantier. L'analyse de R.M. Schafer est bien subjective et dire véritablement mis en scene.
culturelle. Vertov va tenter d' inverser de telles connotations, la sirene
n'est plus centrifuge mais centripete 54 , elle rassemble les ouvriers, Les sons de clocl1~ sont dis.!9rdus (par pleurage et ralentissernent)
oriente leur action. Au contraire les sons de cloche seron~ mis en et assernoIes"á¿teÜes sortesqu'ils ne soient plus prévisibles et que les
effets de nceuds harmoniques, de battements, apparaissent cornrne
propagateur de troubles perceptifs. Ils sont a rapprocher des

53. Robert. Murray Shafer, 1979; Le paysage sonare, éd. JC Lattes, Paris. p. 247.
54. Eisenstein en avait déja fait de meme dans Octobre, ou les sirenes des usines et 55. Cet effet cacophonique semble etre autant le produit d'un montage cut et
les sifflets des locomotives appelaient les ouvriers a la défense de Saint-Pétersbourg extremement rapide de sons discordants que de I'enregistrement de plusieurs
contre le général Kornilov. instruments jouant en disharmonie.
44 45
résonances affectant la plupart des autres sons, et renvoient aux son excentrique qui présente une variation "a la fois lente et multiple
images d'ivrognes et a leur "titubation" éthylique qui viennent mais liée" »58 oLes sons de c10ches fortement timbrés sont tres riches
ponctuer symboliquement les scenes de dévotion. 11 n'y a plus en harmoniques. Or, nous explique Eisenstein,
d'image stable, ni sonore, ni visuelleo Tout un monde vacille, au sens
propre comme au figuré, puis s'effondreo Ainsi Vertov nous plonge «aussit6t les harmoniques per9us conjointement au son
dans un chaos et une ivresse autant sonore que visuelle reprenant fondamental, ~n r~ssent a~o~s également des battements, c.'est-a-dire 1I
un genre de vlbratlOns qm a nouveau ne sont plus ressentIes en tant (
formellement la thématique globale ainsi décrite par l'auteur lui­
que sons; I'impression re9ue devient un "ébranlement" purement
meme au sujet de la premiere partie :
physique »59 0

«beuverie, scandales, sanglots de femme, noceurs, perte de


conscience, tetes fracassées o.. »56 o A cette excentricité, a cette complexité harmonique, a cette
variation perpétuelle, décuplée par des déformations, Vertov oppose
On a la un traitement sonore qui est devenu depuis un grand la sirene, sa permanence, sa "simplicité", sa constanceo Elle apparait
c1assique, pour ne pas dire un stéréotype du cinéma de fictiono La comme le signal et le symbole de l'enthousiasme que le film doit
f perte de connaissance, le trouble perceptif d'un personnage est bien susciter aupres des travailleurs russes démobilisés, démotivés, de la
¡ souvent ainsi exprimé. Les effets de résonances, et d'échos, les fin des années vingt : «le signal de l' offensive : une sirene aigue et ¡
déf<2.!!!1<.l~~~s. ~'u~.~on, par ralentissement ou pleurage,soñfce que prolongée »60. Pour P. Schaeffer la sirene est c1assée, dans les sons \ \
l'
\ on attend, et entend d'une auricularisation interne (audition redondants, «caractérisés par une variation en tessiture lente,; 1
subjective) dans le cinéma classiqueo Mais les caractéristiques continue, prolongée et régulÍl~re »61. Ces caractéristiques seront toutes
sonores, et la musicalité propre a ces sons vont venir soutenir et développées par Vertov comme une part essentielle des fondements
renforcer ces sensationso du dynamisme social qu'il va s'attacher a mettre en scene sous ses
multiples aspects dans la suite du filmo
La musicalité bruitiste du film
Vertov a donc d'emblée réalisé une approche tres complete et tres
En!h.pu~ias:,,!e dév~lopfe un renversement systématique de la cohérente, utilisant toutes les ressources encore insoup90nnées da~;}
valeur glUsicale d€s sons,, 11 dévalorise la musique religieuse et
travaille les bruits du prolétariat ouvrier et paysan dans de toutes
l'univers du cinéma, d'une analyse musicale bruitisteo --J
nouvelles dimensions plastiques et musicales. Dans le traitement sonore de la deuxieme partie, les
bourdonnements et les sirenes, qui sont eux d'indéniables bruits, \
En effet, sur un plan musical, les sons de cloches sont caractérisés s'affirment en tant qu'instruments. Leurs différentes tonalités vont I
par P. Schaeffer comme appartenant aux sons excentrique\ c'est-a­
dire précise Mo Chion comme des sons «qui présentent un défaut
-----
d'équilibre dans le sens d'un exces d'originalité et de complexité »57, 58. lbid. p. 133.
et dont le type est la "grosse note", celle-ci se définissant comme «un 59. Serguei M. Eisenstein, 1976, Le jilm : sa forme, son sens, éd. C Bourgois, Paris.
p.70.
60. Dziga Vertov, 1972, opus cité, p. 386.
56. Dziga Vertov, 1972, opus cité, p. 389. 61. Michel Chion, 1983, opus cité. po 132, et Pierre Schaeffer, Traité des Objets q&
57. Michel,Chion, Guide des objets sonares, p. 132. Musicaux,éd. Du Seuil, Paris 1966. p. 449-451.
46 47
d'ailleurs constituer une .gamme, dont Vertov va jouer, en faisant définissent comme des accumulations de grains, c'est-a-dire comme
appel a un compositeur. 11 demande ainsi a Timoféoviev une mélodie le produit de causes multiples mais semblables 62 . Tous ces « cris
de sirenes, qui traite les sons-bruits comme des notes et respecte d'enthousiasmes» sonitniités sur lepriñ"sonore (mais aussi visuel),
l' écriture musicale traditionnelle. On retrouve la une approche comme ils le seront par Xénakis quelque trente ans plus tard, sous
musicale bruitiste telle que Varese et Russolo l' ont expérimentée forme de nuages de notes, et de glissandi.
quelques années auparavant. ~rit ains["directement sur bande
« Parmi les processus sonores qui ont toujours hanté le
optique une musique de sirenes se prolongeant en bourdonnements
compositeur, se trouvent "les états massiques", c'est-a-dire ce qui se
qui va couvrir la longue séquence de départ des ouvriers vers le
peryoit avant tout globalement, ce dont il est impossible de rendre
Donbass.
compte par une analyse des microstructures, ce qui dans son entier
n'est pas réductible a la somme de ses éléments. Ce sont par exemple,
La deuxieme caractéristique de ce traitement musical touche a la
s!5:..
d..!!r~e, ~st la une autre originalité du travail sonore de Vertov. En
des "amas de son", des nuages de sons ponctuels ))63.
effet, les bourdonnements nous entrainent dans une série de micro A ce titre, le choix de la cavalerie, qui explose en un nuage
modulations qui, du fait justement de la durée, et malgré la pietre sonore de sabots claquants sur les pavés, sans que le spectateur puisse
qualité acoustique de l' enregistrement, nous livre intimement a la comprendre de quoi il retoume avant la fin du plan64 , est a notre sens
matiere sonore, a ses inflexions, ses fluctuations. Alors que les images exemplaire d'un tel traitement. Une nouvelle conception de la
ríe représentent,· en ce début de séquence, que des vues encore musicalité peut alors naitre chez l'auditeur-spectateur.
extérieures aux usines, les spectateurs peuvent ressentir physiquement
et directement dans leur corps les vibrations en son off des machines. Dans cette partie, Vertov fond les individus en une collectivité
Vertov nous fait éprouver un fort sentiment de proximité physique laborieuse et volontaire, il en fait une ruche vivante et vibrante. Ce qui
avec "la pulsation électrique", "la pulsation de la centrale". C'est a sur le plan sonore, comme on vient de le voir, se traduit par une
une véritable et évidente mise en résonance physique des spectateurs continuité, et un grain qu'il module en permanence depuis les
que le réalisateur se livre la. Mais c'est l'effet inverse de celui mis en glissandi jusqu'aux pizzicati et inversement. C'est-a-dire qu'il y a
scene avec les sons de cloches. Les moteurs, et leurs pulsations lentes, dans le son des clameurs de foule, mais occulté par la masse auquel il \ \
bien plus proches des fréquences basses, affectent l'ensemble du appartient, et donc indifférencié, "l'individu" présent seulement \
corps des spectateurs qu'ils mettent en résonance harmonique gdice a comme un "grain de matiere". On n'est donc jamais en présence
la longue durée de leur perception. Or le propos de cette séquence est d'une personne particuliere6 5 mais, au contraire, d'un élément
híen d'inciter fes-travaiTTéürs-ase mobiliser et a se mouvoir vers les constitutif d'un ensemble. Ensemble qui, lui, sera nettement
poles industriels du Donbass.
62. Cf. Michel Chion, 1983, opus cité. p. 137.
Troisieme élément que nous relevons c'est la grande qulmtité de 63. Daniel Dumey, 1972, Itinéraire, in Revue L'ARC, éd. Duponchelle, Aix en
clameurs de foule, "Vivats", "Hourras", ainsi que les Provence. p. 4.
applaudissements accompagnant les slogans. On y ajoutera aussi, 64. Le plan est filmé d'un point de vue tel, que, par son décadrage et sa radicale
parce qu'ils en sont tres proches, dans leur structure, les galops de plongée verticale, il dépayse les spectateurs. Le plan reste vide assez longtemps
chevaux de la cavalerie qui défile dans un des demiers plans de la avant que n'y entrent les cavaliers, ce qui permet au spectateur d'orienter et de
deuxieme partie. Tous ces sons renvoient a l'immensité d'une foule préciser enfin sa perception.
dont aucun élément ne serait perceptible individuellement. lis se 65. Seuls les leaders, ont droit a une existence individuelle, mais leur personnalité
s'efface derriere leur fonction ou le symbole.
48
49
identifiable, car repris et décliné sous ses multiples aspects: « La perception des clusters, des glissandi, des nuages de sons,
manifestations, défilés, meetings, etc. ainsi que des mouvements qui leur sont liés, est donc une perception
qui, au-dela de sa dimension strictement auditive, sollicite une
L' originalité du traitement sonore se trouve encore renforcée au attention et une participation active de tout notre corps ; on peut donc
milieu du film, dans les scenes d'aciéries et de forge. Dans cette
.....,-., -i" -. . " -~ ...... ~ ._._,.. _~. . . _~
parler, él ce sujet, d'un ancrage corpo~l de ces structures figurales
séquence, dont les images décrivent le travail de l'aciei' a la sortie des élémentaires de type continu dans tes profondeurs de notre "sentir
hauts-fourneaux, l'on entend seulement les clameurs d'une foule de orjginaire" »67. ...~.-
~
manifestants. Ces clameurs de la foule au cours d'un meeting vont se
[ Cette reconnaissance, cette acceptation, va a l'encontre de tout un
prolonger, puis se métamorphoser lentement en une rumeur, qui
systeme de valeurs esthétiques figées. 11 suppose curiosité, ouverture
bientót ne se différenciera plus des chuintements de I'acier en fusion,
d'esprit, confiance, qui ont a voir avec des valeurs d' ouverture et
et de sa circulation dans les coulées, et les couloirs, ou il est laminé et
d'altruisme. C'est toute une attitude, une "maniere" d'etre au monde
formé. On passe donc de maniere continue d'un effet de contraste
que Vertov bouleverse si l'on veut (ou- peal) oClblier 1e pIOpOS
entre le SOI1 ~Ll'image,'explicitement non synchron~effe1 de
idéologique. Edgar Varese note ce plaisir des sens accessible él celui
syriaiioni~me sans aucune rupture audible entre les deux. On a la une
qui s'abandonne et qui ose oublier les références :
véritable transforrIlatiOri e:gc.oritinuum, une mut~tion de la pate sono~
ortgine1te""prove-nánt de la foule, aux micro-granulosités encore «Une reuvre qui paraítra claire et transparente a l'auditeur
perceptibles, en u". 191).&,. glissandoémanant de ,Cacil;r .~I} fusio..Q. Ce intelligent ou intuitif qui s'abandonne entierement au plaisir de ses
traitement est alors tres proche de celui que Xenakis fait subir aux sensations, paraítra complexe, aride et agressive au pédant entiché de '{:
sons instrumentaux dans le début et la fin de Metastasis : références »68.
«Outre les états sonores massiques, ce qui obsede Xenakis, ce Au centre de cette révolution de.. l'é~ou.!:.~~ nous propose
sont aussi des « trans!~I1JJ.~~",~aduelles » qui font passer Vertov, et bien au-dela du díS'C'OUrs maniclíéen porté par le film, voire
subrepticement d'un état sonore a l'état'COñ1ñiire: par exemple le en contradiction ouverte avec son idéologie, c'est I'autre qui est
passage de la continuité (glissando) a la discontinuité (pizzicato), de 1'0bjet central et le sujet d' Enthousiasme. Autre de la perception,
l'immobilité au mouvement, ou encore d'un rythme régulier a un autre de l'écoute, autre de la musique. Avec les bruits comme ~
rythme aléatoire (de l' ordre au désordre) »66. musique, comme harmonie, comme silence, enfin per~us dans leuu
inimaginable et inépuisable plasticité.
Tout cela oblige él considérer Enthousiasme comme un précurseur
des reuvres de Musique Concretes des années 1950-60. Ce film Le "bruit" dans son in9uiétan!~itt.angeté, ou dans sa plus banale
pourrait figurer sans complexe au panthéon des reuvres d'art du familii"rité, sollÍcite en permanence d!E.ml!ip)es ~.illill.i!Ss,.J!~S¡Q.ute.
,patrimoine de la m~sique ~~!2~QJ1.s!jgue. L'on do\t alors Faire écouter le "bruit", et le cheminement de son écoute, ne serait-ilJ

~
' reconnaítre que Vertov ne s'adresse pas avec le son a notre réf1exion, pas alors un acte créateur en soi ? Puisque e' est aussi un acte de
mais a notre corps, a sa fondamentale grégarité, car comme le dit F. déplacement permanent de l'attention, un trajet ouvert vers l'autre.
.,ayer: T ,,­
67 Francis Bayer, 1981, De Schonberg a Cage .. Essai sur la notion d'espace sonor~
dans la musique contemporaine, éd. Klincksieck, Paris. p. 130. 1 -~
68 VARESE (Edgar), 1983, Ecrits, éd. C. Bourgois, Paris. p. 33~ C'est nous qui
66. Daniel Dumey, 1972, opus cité. p. 4.
soulignons.
.. ~ p'".n '\,,"".,)(,l,\ \ 'l-v)\
~v~\,' ~ 'l~V ,~dJ\t ~'J~\\~\'1M. v,,'Lt.
50 , ~," \ • 51 \ I . ~f I n

• '.. .. ~ r),,-­
I
'l.
\
l
Le "bruit", et le travail spécifique de son écoute, toujours
renouvelé, toujours déplacé, du fait de sa nature meme, est un des
moteurs les plus stimulant et discret du cinéma. Ma.is il ne faut pas
oublier que le "bruit" n'est jamais la OU on l' écoute, car écouter un
bruit c'est évidemment, au-dela du choc de sa reconnaissance, ne plus
Quand les voix s'en melent
\ I'entendre comme teI. ~ " . ...
........ 11"".· _ _ "."">\>l":r4'''

1ol":.'~.

Maxime Scheinfeigel

[t.RJ _) tv:, le'


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... • ,.1.,,,", •.-/""
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1.".,..
Le régime c1assique : Elsie et Marnie

Le cinéma narratif cIassique vise au moins ces deux effets:


I'illusion de la continuité spatio-temporelle et la vraisemblance.
L'apparence de continuité s'instaure sur les quelques regles de
raccords qui ont pérennisé, depuis Griffith, toute une syntaxe
analytique du découpage et du montage. Quant a la vraisemblance,
elle est construite par des figures expressives qui creusent un écart
maximal entre des situations qui pourraient etre vraies dans la réalité,
1) ~'o \íI'MJ­ ~f et les situations souvent invraisemblables en fait, agencées dans la
\....... """ S, '

~~J
majorité des films de genre américains ou encore dans ceux des divers
réalismes européens des années trente. L'écart est particulierement
I appréciable quand on observe les caractéristiques majeures de la
représentation sonore, notamment le traitement de la parole. Á eux
seuls, par exemple, les cinq derniers plans de la séquence initiale de M
(1931), sont extraordinairement révélateurs de cet esprit de
manipulation qui caractérise le cinéma cIassique.

Qu'on se souvienne. Madame Beckman, de plus en plus inquiete,


\
attend sa filIe, EIsie, qui tarde a rentrer de I'école. Elle se penche a la
fenetre, elle appeIle : « EIsie... EIsie ... EIsie ... EIsie ... EIsie ... ». Le
son de sa voix, toujours plus assourdi et détimbré, parait quitter son
corps et emmener le spectateur a sa suite dans la rue en bas de
I'immeuble (premier appel), dans l'escalier, dans le grenier, dans la
rue a nouveau puis ailIeurs, on ne sait pas OU. L'appel de la mere vient
en effet mourir dans un no man 's land éloigné alors que la baIle de la

52 53

petite filIe roule dans l'herbe et que son ballon de baudruche s'est situation de névrose perceptive6 9 , mais il ne sait rien de la petite
accroché aux fils d'un poteau télégraphique, dont on sait bien qu'il machination exercée a son encontre par Hitchcock.
n'a pas été planté la par hasard. Cet essai sonare impose au spectateur
un monde a la limite du fantastique : une voix humaine quitte le corps Le régime moderne : Eva et Robinson
qui la porte comme si celui-ci se vidait de sa substance vitale. Elle
devient un personnage et une fonction, la voix du sango Au long d'une Traits caractéristiques du régime modeme : l'effritement de
trajectoire lacunaire, celle des fils du télégraphe (le cordon ombilical l'esthétique du vraisemblable et l'érosion des figures d'expression qui
mere/filIe ?), elle organise l' espace, elle construit le visible et la assuraient la représentation d'univers continus, homogenes, orientés
narration. Or, la séquence en question est sertie dans un film par dans le temps et dans l'espace. Telle la musique électroacoustique,
ailleurs tres réaliste et Lang entend bien ne pas troubler par des effets née elle aussi dans la période de l'apres-guerre, le cinéma s'affirrne
hétérogenes la relation de croyance du spectateur a l'histoire réaliste, comme « un art de penser l'hétérogene, d'agencer des discontinuités,
vraisemblable, que le film lui raconte. de produire des disjonctions qui ne sont plus exclusives mais au
contraire, inclusives ».1 0 Ce processus modeme de disjonction,
Plus tard, Hitchcock apparait comme le demier des classiques, en notamment manifeste dans tout ce qui conceme les rapports
ce sens qu'il utilise si intensivement les codes classiques qu'il en image/son, affecte plus particulierement l'expression vocale des
arrive a les achever. Petit exemple de ce travail dans une scene notoire personnages. La déliaison entre l'image des etres et le son de leur
de Marnie (1964). L'hérolne éponyme (Tippi Hedren) vient de voix s'instaure non plus comme un accident technique ou une
cambrioler le coffre-fort de son patrono Elle quitte les lieux et pour ne contrainte de production (celle du doublage par exemple), et si elle est
pas faire de bruit, elle enleve ses chaussures a talon haut qu'elle glisse encore un incident matériel, elle devient en meme temps un
dans les poches de son manteau. Elle ne s'en rend pas compte, mais événement esthétique. Trois périodes du cinéma en sont exemplaires.
l'une des chaussures sort de sa poche, va tomber. Pendant ce temps,
une femme de ménage, de l'autre coté d'une cloison vitrée qui la D'abord le néo-réalisme
sépare de Mamie, pousse devant elle un seau en s'aidant d'un balai. Le
silence est alors total, profond. Mais moins d'une minute plus tard, le En généralisant la procédure du doublage, en ayant recours a des
soulier de Mamie tombe avec un grand bruit seco Pourquoi n'a 1'on voix étrangeres aux corps qui les portent dans les films et en laissant,
alors pas entendu tout a l'heure le bruit du seau raclant péniblement le faute de moyens techniques adéquats, un écart perceptible entre la
sol ? Réponse simplissime, tout a la fois grossiere et subtile : bande-image et la bande-son, le néo-réalisme jette aux orties les
Hitchcock a en fait dissocié le point de vue (tantot Mamie elle-meme, contraintes de la vraisemblance ordinaire. Tel est le cas, parrni tant
tantot un regard exteme) et le point d'oule : la femme de ménage est d'autres films, d'Allemagne, année zéro, que Rossellini toume en 1947
sourde et tres insidieusement, dans le plan en question, le cinéaste a dans les ruines de Berlin. Le doublage des acteurs en allemand et en
basculé le point d'oule vers ce personnage insignifiant. 'f'endant anglais est constamment audible et visible. Mais par ailleurs, tout le
quelques secondes, il nous a fait entendre le monde tel qu'un sourd le
per90it alors que ce meme monde est vu par quelqu'un d'autre ! Dans
cette séquence, l'effet recherché tient précisément a la distorsion entre 69 En ce sens, au-dela du classicisme, le cinéma d'Hitchcock est modeme comme
un sens perceptif et l'autre : l'reil dirigé la, l'oreille tendue ailleurs, le l'est a la meme époque, et notamment pour cette meme raison, celui d'Antonioni (Le
spectateur tiraillé entre les deux, est placé en somme dans une désert rouge est l'exact contemporain de Marnie).
70 Pascale Criton, colloque Arts et technologies, Université Paul Valéry­
Montpellier Ill, 2000, a paraitre.
54
55
film semble induire une sorte de flou auditif dont on peut penser qu'il cinématographiques échangent leurs valeurs : cinéma de fiction,
s'agit la d'un effet peut-etre voulu par le cinéaste. En effet, de cinéma documentaire, cinéma expérimental, tout n'est pas dans tout
nombreuses scenes sont tournées dans les rues de la ville, elles sont mais, par endroits, tout communique avec tout. Les cinéastes des
semi-désertes voire completement vides mais toujours, en fond, un années cinquante et soixante retrouvent sans doute l'esprit de
bruit de machine ou de véhicule, vient brouiller les quelques rares recherche qui avait caractérisé leurs ainés des années vingt. Ce
sons de voix humaines. Cet effet de brouillage culmine a la fin du film processus parait notamment porter sur un type de personnages
quand, sur l'image du corps gisant du jeune Edmund, s'éIeve un appel qu'affectionne le cinéma classique : les narrateurs.
étrange : une voix de femme crie « Eva... Eva... Eva... Eva ». Certes,
la voix appelle la sreur d'Edmund mais dans l'image, hic el nunc, rien Les voix de narrateur abondent dans le cinéma classique : Sacha
ne vient renseigner le spectateur sur la provenance ni la destination Guitry dans Le roman d'un lricheur (1936), Clifton Webb dans Laura
précise du cri qui parait s'adresser bien plus a l'air dans leguel il (Preminger, 1944), la narratrice inconnue de Chafnes conjuga/es
s'absorbe qu'a quelqu'un. Cet effet est renforcé par un phénomene (Mankiewizc, 1949), William Holden dans Sunsel Bou/evard (Wilder,
troublant : le cri est modulé de telle maniere qu'il rappelle de fa¡;on 1950), lean Servais dans Le p/aisir (Max Ophuls, 1952), Humphrey
saisissante celui de Mme Beckman appelant sa filIe dans M! Bogart dans La comlesse aux pieds nus (Mankiewicz, 1954)... etc.
Rossellini a peut-etre voulu rendre hommage au film de Fritz Lang, a Dans tous ces films, la voix off est une voix interne de récit (au sens
la situation particuliere faite a l'enfance dans ce film, peut-etre paso ou l'on parle d'une vision subjective interne). Chaque narrateur est en
Quoi qu'il en soit, la trame spatio-temporelle du tissu narratif est ici effet un personnage qui raconte soit sa propre vie soit la vie de
trouée par quelque chose d'inassignable : le fantóme d'une image quelqu'un d'autre et le récit, un souvenir du narrateur, est en son
sonore venue d'un film de 1931. Rossellini est éventuellement le entier une rétrospective. Un décalage - classique - entre le temps de
premier cinéaste moderne a faire entrer directement dans son film un la narration et celui de l'action est assuré et maintenu comme tel, soit
dehors qui est une réalité déja filmique. La cinéphilie de la Nouvelle jusqu'a la fin du film (Le plaisir), soit pendant une partie du film
Vague (celle de Godard notamment) ne procédera pas autrement. comme dans Laura, Chafnes conjuga/es, La Comlesse aux pieds nus.
Les deux temporalités y entrent en effet en concurrence, finissent par
... Puis le cinéma direct se rejoindre, soit a la fin du film (récit linéaire), soit au début (récit en
flash-back). Quoi qu'il en soit, les narrateurs se trouvent finalement
Dans ce lignage rossellinien, dont Allemagne, année zéro pris dans un présent qui, faisant co"incider deux plans de réalité, établit
constitue avec Rome, vil/e ouverle et Paisa une trilogie quasi clairement leur distinction : présent actuel de la narration, passé du
documentaire sur la guerre, la période du cinéma direct en France et souvenir réactualisé dans ce présent. Les narrateurs (re)deviennent
ailleurs (Canada, États-Unis, Angleterre) reuvre particulierement dans ainsi des personnages simplement diégétiques. Visible ou non, la
le sens d'une autonomisation de plus en plus grande de la parole par source de leur voix retrouve son lieu dans l'espace-temps du récit dont
rapport aux images. Précisément: les films directs, ceux \de lean la linéarité chronologique est restaurée 71.
Rouch pour commencer, paraissent ne plus se soucier du probleme
délicat - surtout quand on tourne dans les rues des grandes villes - de
l'ancrage du son dans l'image. De meme, le commentaire didactique
ou simplement informatif disparait, la voix offdevient de plus en plus 71 Processus identique, meme chez Welles, parfois. Dans The Lady from Shangai"
une voix de récit. D'ailleurs, dans ce moment crucial de par exemple, le personnage-narrateur, Michael ü'Hara (Welles lui-meme), retrouve
renouvellement du cinéma en son entier, les différents régim, ,e, a la fin un présent chronologique : tous les personnages évoqués par lui sont morts,
le passé est passé et ü'Hara sort de sa narration pour entrer dans un avenir.
56
57
Or, le travail d'un cinéaste comme lean Rouch, notamment, sons ofJ) subissent une mutation décisive elles commencent a
transforme radicalement ce rapport jusque-la consubstantiel entre le disparaitre.
récit en voix off et le récit en voix interne des films. Moi, un Noir, le
premier film de fiction que Rouch acheve et qui est projeté a Paris en Ici, l'on doit souligner une co"incidence : Jean-Luc Godard a salué
195972 , introduit en effet un élément nouveau dil a la singuliere Moi, un Noir dans deux articles au moins75, il Ya trouvé, écrit-il, « un
procédure de post-synchronisation des paroles du film. Les acteurs, texte prodigieux de verve et de liberté », et une posture de tournage
tous des amateurs, ont en effet directement improvisé le doublage en qui consiste a « se fier au hasard, [a] écouler des voix ». Or, un an
regardant leur propre image sur l'écran d'une projection que Rouch auparavant, Charlotte el son Jules, le quatrieme court-métrage de
avait organisée a leur intention. D'ou un premier effet déja commenté Godard, procede déja a la dissolution du diégétique dans l'extra­
ailleurs 73 : les paroles entendues (monologue incessant du personnage diégétique, en ce sens ou le Jules de la diégese, est une figure
principal, monologues plus circonstanciés de ses amis, dialogues ambivalente, amphibologique meme : son corps appartient a Jean­
nombreux mais sporadiques), ne sont pas seulement en prise sur la Paul Belmondo, sa voix est celle du cinéaste, si bien que l'acteur est
diégese, elles retentissent également de l'effet que provoque sur non seulement le personnage de son rOle mais encore est-il le porte­
chaque acteur la vision de son image en personnage de cinéma. A cet voix littéral de Godard. La relation qui unit Robinson, le personnage
effet de feed-back, Rouch ajoute un autre niveau de parole : comme principal du film (Oumarou Ganda) aJean Rouch dans Moi, un Noir
dans tous ses films précédents, et qui sont des documentaires, il est a peu pres du meme ordre, sans que l'on sache vraiment qui est le
maintient la présence d'une voix oi]"de commentaire. Mais la encore, porte-voix de l'autre : il arrive que Rouch traduise en un franl¡:ais
il change les regles du jeu a double titre. D'abord, la voix oi]" est la intelligible les paroles de Ganda, il arrive en retour que ce dernier
sienne, comme elle l'est dans toute son reuvre filmique, et de surcroit, reprenne en écho les paroles du cinéaste.
elle ne s' éleve plus comme une voix entierement externe. Entendons :
la parole énoncée par Rouch n'est plus simplement celle du classique .. , Et la Nouvelle Vague
commentaire en voix ofJ, elle est, en certains endroits, comme
l'émanation d'un fantasme qui rendrait possible un dialogue entre les Ce qui est directement en cause ici, on le voit bien, est 1'idéologie
personnages et lui-meme. Plus décisivement, un échange régit une de 1'homogénéité dont le découpage fut, en régime classique du
relation qui parait mutuelle, directe, entre le cinéaste s'incarnant dans cinéma, l'opérateur essentiel. Processus de base, déja engagé par les
la voix externe du récit et le personnage dont la voix est tout a la fois primitifs de l'école de Brighton et poursuivi par Griffith puis tous les
une voix de diégese et une voix interne de récit74 . Les démarcations autres, le découpage induit nécessairement le recours a la solution de
connnes jusque-la entre les genres (fiction vs documentaire), entre les continuité entre chaque élément qui entre en jeu dans la composition
zones du récit filmique et des images (le cadre vs le hors-cadre), entre des images. Le champ et le contre-champ, le champ et le hors-champ,
les différents types de source sonore (les sons in et hors-champ vs les le sujet et l'objet du regard, la vision objective externe et la vision
\ subjective ... etc, sont autant de notions définies qui correspondent a
une conception dichotomique des univers filmiques. A partir du geste

72 Sa premiere fiction est en fait Jaguar, tourné en 1954. Mais le montage définitif
du film a tralné en longueur et Jaguar est sorti sur les écrans en 1967.
75 Étonnant (Moi un Noir, Jean Rouch), Arts n° 713, mars 1959 et L'Ajrique vous
73 M. Scheinfeigel, Éclats de voix (Robinson ne dit pas son vrai nom) in LE GÉNIE parle de la fin et des moyens, Cahiers du Cinéma n° 94, avril 1959. Ces deux
DOCUMENTAlRE, Admiranda n° 10, 1995, pp. 110-118. articles sont repris daos JEAN-LUC GODARD PAR JEAN-LUC GODARD, dir. A.
74 lbid. p. 117. Bergala, L'Étoile/Cahiers du Cinéma, 1985, pp. 177-178 et 180-183.
58 59
typique du monteur c1assique qui consiste a coudre ensemble les un chant), sert en fait de charpente sonore a un film que Rozier
bords des images pour créer entre elles, ellipse apres ellipse, une organise comme une partition aléatoire, trouée par endroits des petits
illusion de continuité spatio-temporelle, le cinéma édifie des airs ou des petites mélodies a quoi se réduisent ici les paroles
catégories d'expression binaire a tous les niveaux : la voix in et la voix diégétiques. Ainsi, le régime des voix, leur musicalité particuliere,
off, le narrateur interne et le narrateur externe, et encore, la fiction et imposent que la narration soit premiere, directe, immédiate, elle est
le documentaire ... etc. Or, avec le cinéma moderne on voit voler en 1'actualité meme d'un récit totalement décalé par rapport au présent
éc1at ces "couples de concepts"76. On assiste plutot a une entrepríse des actions alors meme que celles-ci se déroulent dans I'espace-temps
d'indéfinition des composantes de l'image, un élément pouvant etre «a de leur narration.
ou la a sa place ou bien au contraire, toujours décalé.
Dans le voisinage de Moi, un Noir, Blue Jeans manifeste un trait
Pour exemple : avant de réaliser Adieu Philippine en 1960, un des d'époque que 1'on retrouve aussi bien chez Godard, Truffaut, Rohmer
films-phare de la Nouvelle Vague, Jacques Rozier avait tourné­ et un peu plus tard chez Eustache (La Maman et la putain) : etre
comme Godard, comme Truffaut - des courts-métrages dont Blue bavard, parler de tout et de rien, de ce que l'on pense ou ressent ou
Jeans notamment, en 1959. Dans cette petite fiction de vingt minutes, fait, plutot que faire, justement, constitue l'essence de personnages
les voix des personnages résonnent d'une maniere étrange, possibles. Jean-Paul Belmondo dans ses deux grands roles godardiens,
inoubliable. D'abord et fondamentalement, la post-synchronisation y Michel Poiccard (A bout de soufJle) et Ferdinand (Pierrot lefou), est
est perceptible, renvoyant directement le spectateur aux films néo­ exemplairement atteint de logorrhée. Meme chose de Jean-Pierre
réalistes des années quarante ou aux fictions documentaires de Jean Léaud, dans ses trois incarnations truffaldiennes d'Antoine Doinel
Rouch des années cinquante. L'étrangeté est démultipliée par la (Baisers volés, Domicile conjugal et L 'amour en fuite). L'on pourrait
structure meme du récit qui met en scene les vagabondages amoureux ainsi risquer une typologie du cinéma de la Nouvelle Vague en le
de deux jeunes hommes en vacances a Cannes. L'un des deux est en mesurant a 1'aune de la loquacité des personnages : entre le bavardage
effet un personnage ambivalent : il agit dans le présent actuel de lacunaire (Rozier et Eustache) et la prolixité (Godard et Truffaut), on
I'histoire et en meme temps, parfait alter ego de Robinson, il en est le trouverait chez Éric Rohmer un moment de cinéma qui constitue peut­
narrateur. Conséquence appréciable : la naissance d'une poétique etre une sorte de moyen terme ou de point d'équilibre : il s'agit du
nouvelle de la parole au cinéma. Rozier procede en effet a un début de Place de I'Étoile, le court-métrage que Rohmer a réalisé pour
renversement en douceur des valeurs attachées a la parole qu'il Paris vu par... (1964). Qui ne se souvient de cette traversée de la
distribue tout autrement. Notamment : les dialogues entre les deux Place de 1'Étoile méticuleusement structurée, mathématiquement
gar«ons ou les propos échangés avec les filies qu'ils ont draguées, déployée, a la fois par les éléments récurrents de l'image et par le
semblent se perdre dans un sans-fond inappréciable. On ne les savoureux commentaire en voix of]' dit par Rohmer lui-meme,
comprend pas toujours et surtout, la voix du personnage-narrateur parodiant froidement un exposé d'expert-géometre ?
revient sporadiquement combler les vides sonores dont le 'film ne
parait pas se soucier. Cette voix, que 1'on entend résonner depuis un ... Et ensuite
lieu plutot musical que narratif (le son en est presque modulé comme
Un film y suffit peut-etre : bien apres l'explosion des années
50/60, les situations vocales déc1inées par Providence (1977) sont
76 Cette fonnule m'est inspirée du titre d'un article de Roger üdin : "Réflexion sur comme la réunion par Alain Resnais de toutes les combinaisons
un couple de concepts : son "in" versus son "off" in Linguistique et sémiologie nO 6,
possibles entre les corps et les voix se10n deux príncipes structurels
SÉM10LOG1QUES, Presses Universitaires de Lyon, pp. 93-125.

60 61

majeurs que le film réinvente : la liaison et la déliaison. Ce systeme toutes sortes de menus événements sonores, surtout des murmures de
est total puisqu'il conceme toutes les catégories de l'expression, tous voix plus ou moins clairs, qui apparaissent comme autant d'infra-sons.
les éléments formels ou sémantiques en présence dans les images : la Or, on ne sait pas vraiment d'ou ils proviennent, plutot, une indécision
sphere diégétique est en rapport direct avec la sphere non diégétique fondamentale pese sur leur statut : sont-ils des sons actuels, réels, ou
du récit, l'espace in communique sans solution de continuité avec bien ne sont-ils que des sons virtuels, mentaux ? La question se pose
l'espace off; tout présent actuel peut déboucher ou non sur une en ces termes, non pas parce que Ruiz se serait attaché par une
dimension d'un espace-temps virtuel. Résultat le plus saisissant : tous quelconque procédure esthétique a distinguer les sons, mais parce
les corps de tous les personnages du film sont profondément que, comme le titre du film l'indique, le protagoniste principal de cette
ambivalents, inextricablement actuels et virtuels, présents et histoire, un enfant de neuf ans, est possiblement suspect de tout. Au
atemporels, et c'est leur hétérogénéité meme qui les fait consister en choix : il peut étre envofité par une sorciere (id est une femme
une image globale, dont tous les éléments hétérogenes sont qu'interprete Jeanne Balibar et qui serait mentalement déséquilibrée)
coalescents. Or, le personnage central, Clive Langham (John Gielgud) ou par un enfant mort (le fils de cette femme) ; ou bien, soit il est un
manipule toutes les voix : il prete volontiers la sienne aux autres affabulateur, soit il souffre d'un trouble mental. Aucune solution ne
personnages 77 , il organise entre le mari et la femme un échange s'impose a l'intelligence du récit, du coup, rien ne définit non plus la
mutuel de leur voix respective, ou bien, au contraire, les codes de la provenance des sons entendus (le cerveau de l'enfant ou bien la réalité
vraisemblance sont respectés : chacun parle avec sa propre voix. du dehors ?). L'indécision est essentielle car ce film tient pour acquis
Ainsi, grace a ces voix qui nomadisent sans cesse, les frontieres entre qu'il n'est plus nécessaire de signifier au spectateur de quel plan de
les différentes strates spatio-temporelles du récit sont effritées, réalité surgissent les sonso Plutot, l'image entre ici en adéquation avec
chacune devenant une zone aux contours indéfinis. Un miracle la nature meme de la matiere sonore qui trouve enfin son lieu : elle
s'accomplit en somme qui permet que les personnages ne soient plus n'en a justement pas au cinéma, on ne peut pas l'encadrer.
assignés en leur corps a un seul endroit de l'espace et du temps.
De Fritz Lang a Raoul Ruiz, quel cinéaste - qui travaille a
Plus tard, le cinéma de Ruiz, s'inscrit dans le lignage sonore initié l'oreille - ne le sait pas 78 ? Mais encore fallait-il que le spectateur
par Resnais. Le temps retrouvé par exemple (1999) ressemble a finisse a son tour par l'entendre, ce qui a pris un peu plus de temps.
Providence par certains aspects du traitement sonore. Chaque voix
entendue est aussi bien la voix présente, actuelle, du personnage qui
parle, qu'elle est la manifestation d'une autre voix, éventuellement
celle de l'écrivain Marcel Proust alité (comme l'écrivain de
Providence), écrivant ou dictant les demieres lignes de La Recherche.
Le demier film de Ruiz, La comédie de !'innocence (2001)
poursuit le procédé. La bande sonore se déploie littéralemeI1t comme
une double partition et l'oreille du spectateur est rendue sensible a

77 La séquence 011 la fernme (Ellen Burstyn) parle avec la voix de son beau-pt" .. '
rappelle, bien sur, la scene fameuse de Singing in the rain Ol!, en projection, la
bande-image et la bande sonore du film dans le film étant décalées, la voix du 78 Doit-on préciser ici que de Duras a Straub-HuilIet, de Godard a Garrel ou bien,
personnage masculin passe dans la bouche du personnage féminin et vice-versa. d'Hitchcock a Ridley Scott, ils ne sont pas si nombreux, au fond ?
62 63
L'expérience sonore du sublime

Véronique Campan

« [000] le trouble de la voix humaine s'ajoute a I'image. '1


De cette voix je retiens des qualités, lisses, !Ugu~~~_~u \
s~n .extr,!grqin,!ire . cO~E.ition, étonnamment mise en
scene par Michel Simon dans La Chienneo [La voix de
Michel Simon] est mise a nu dans cette scene de
conversation, dans la confidence impossible qui précede le
meurtre ; le tissu vocal porte seul ici cette « culture qui lui
permet tout juste d'avoir I'air d'un imbécile dans le milieu
ou il vit »0 J'y entends la naissance du ton gouailleur qui
est toujours un passage dans la voix de cet acteur et qui est
le fond joué de sa voix, l'étrange chevrotement de vieille
femme dans lequel ne cessent de passer une émotion et la
distance propre de cette voix par rapport au role, aux
énoncés et au corps de l'acteur : ce sont les sifflantes et les
dentales qui caractérisent un milieu d'origine de l'acteur,
l' « accent » des protestants de Geneveo [...] Comme a
I'audition d'un opéra, j'entends faiblement ce que cette
voix signifie, ce dont elle proteste a travers ce chant
absolument instrumental qui, par le comble de son artifice,
\
ne déguise pas la vérité fulgurante de ce corps-Ia, de cette I\
soudaine apparition de l'homme visible, dans son II
tremblement de chien mouilléo »79

79 Jean-Louis Schefer, L 'Homme ordinaire du cinéma, p. 23. Tous les mots écrits
en caracteres gras dans l'ensemble de cet artic1e sont soulignés par nouso
65
Dans tous les ouvrages qu'il a consacrés au cinéma, Jean-Louis
Schefer évoque le sentiment d'étrangeté persistante que lui procurent Le sentiment d'inachevement vo-;; So t<
les images et les sons filmiques qu'il appréhende toujours en deya de
leur organisation figurative, comme des « grains de lumÍl~re L' effet produit par la voix de Michel Simon est bien de l'ordre
11\ dansants )) ou le fracas de « tonnerres grondants )). n est vivement d'une expérience du sublime. Son caractere fui urant rappelle la
sensible au trouble qu' engendre le mouvement d'une forme métapl10re'lopiqüe:<tLesublime frappe comme la fou re, disperse
perpétuellement inchoative : _.~.,,-,~,,- ~.~. - ... tout, et manifeste, concentrée, la force de l'orateur », écrit déja le
-- « pa; u~;~; de plans, écrit-il, le IEem~._p_ay§age (flou, net, pseudo-Longin, dans son traité fondateur. Et la tempete, en raison de
sa soudaineté et de son intensité a la fois lumineuse et sonore, est
détaillé, surplombé, musical) var~~~a.~I~J~~~~~."J...] L' image du ,monde
l' une des figures qui met la représentation picturale ou /1
estñl?!ill~~Iii~Ci~:,~~~:i~~~,,~,~~,~ií;: elle ne découvre pas aes~~ispects cinématographique au défi et suppose la recherche d' « effets de
surprenants du meme monde mais sous ces aspects, d'autres
sublimité )) qui permettront la présentation de l'irreprésentable dans le
mondes ))80.
-
L'auteur qualifie cette expérience de « sublime )), sans abus de
film ou le tableau 81 . Par ailleur~ voix'"'q~i~onfire au ·p~sonnage
son volume sonore est le produit d'une diction savante melée de traits 11
langage puisqu' elle est semblable a celle que décrit Kant dans La naturels qui percent al' insu de l' acteur : timbre, accent du terroir. Gn
critique du jugement. Devant le spectacle cinématographique, retrouve la le mélange d'art et de naturel qui, selon Longin, est
11 l'imagination atteint ses limites dans l'effort pour ramener a l'unité propice a éveiller le sentiment du sublime. Schefer remarque
d'un scheme une multiplicité d'impressions sensibles qui~é~a également que l'harmonie d'ensemble qui chante dans cette voix fait
\ capacité de synthese. passer au second plan le sens des mots prononcés. De meme, le
La voix de Michel Simon est l'un des rares effets sonores rhéteur grec constate que les figures de rhétorique susceptibles de
auxquels Schefer fasse allusion dans ses essais. Comme l'image, la donner lieu au sublime ne sont efficaces que si elles sont dissimulées,
\ voix est saisie dans sa mobilité, sa multiplicité, sa variabilité. En effacées par l'éclat meme qui émane d'elles. L'artifice rhétorique est
\ écoutant l'acteur, Schefer entend un « opéra )), une « composition )) plongé dans l' ombre par la grandeur et l' effet médusant du discours
qui n'est pas la synthese d'un grain, d'un ton, d'un timbre et d'un qu'il articule. Effet d'autant plus puissant qu'il se manifeste avec
accent, mais une polyphonie instrumentale dont chaque partie sonne l'instantanéité de la foudre, pris dans l'évanouissement des mots qui
distinctement. La ~~oix .~.i~g~F~.re est un objet paradoxal, doté d'une l'imposent. Comme l'éclair qui ne permet pas la contemplation des!
profonde unité mais' marqué d'une irréductible diversité. Au moment choses mais, dans le meme instant, les révele et les annule, le J
meme ou elle brouille l'image de Legrand, en trahissant les origines mouvement du discours qui saisit l'auditeur empeche qu'il en
genevoises et les artifices savants de l'acteur Michel Simon sous les disceme les procédés de composition. Les phrases de l'orateur antique
manieres du personnage, elle contribue a imposer l'éblouissement comme celles de l'acteur de cinéma troublent essentiellement par
d'une présence. Les expressions « mise a nu )), « vérité ful~!:ª_I!te )),
« soudai~ aln~arition )), soulignent l'éminente visibilitéducorps que
cette voix anime. Et c'est en raison inverse de l'exces d'artifices 81 Voir, entre autres, les travaux de Louis Marin sur la représentation de la tempete
en peinture, et ceux de Philippe Dubois concemant la représentation filmique de la
vocaux mis en oeuvre que subitement Legrand parait. tempete dans le cinéma de lean Epstein. Louis Marin, De la représentation, Paris,
GaIlimard - Le Seuil, 1994, p. 290-300, et Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995,
passim. Philippe Dubois, «La tempete et la matiere-temps, ou le sublime et le { 1
80 Jean-Louis Schefer, L 'Homme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma­ figural dans l'reuvre de jean Epstein », dans Jean Epstein, cinéaste. poéte.
Gallimard, 1980, p. 218. philosophe, Paris, Cinématheque franc;aise, 1998.
66 67
, '.\ ' \ . It 1I
Or~(),Iw..v..y~ , ...011'\

l' élan vocal qui les porte et les emporte. Le flux sonore retient
--
l' attention en Iieu et place des mots dits, entrainant une conversion
perceptive analogue a celle quifen(j-visible la lumÍl~re de l'éclair
prégnants, l'enjeu de la composition étant de rapprocher tous les
éléments par un emportement qui fait entendre leur unité. Cet
agencement n'est pas fusion, réduction ál1iomo~is Iien
r tandis que le contour des choses visibles s'efface. Enj}.!h.Ja voi.x, o~~~~ie!!~~2~'!ivers~~~~~tout en les fmsant
éveille
--- le-sentiment.du.suWirne.~an;:emt'_~lle
. ..~--_'., . ',. ..est~ .. ~,- ,~

plurielle. Gn en pressent I'unité alors meme qu' on la disseque en ses


~-, ­
...- a............la fois une et concourir a un erret cornmun"(t;"' rapt de I'auditeur. La voix de MicheI
Simon, comme cette image d'un meurtre qui longtemps se profile
élérI;ents constituants. C'est la le point le plus intéressant de I'analyse sans s'accomplir, n'est jamais forme achevée. Elle est en perpétuelle
de cette expérience sonore du sublime, celui sur lequeI je souhaiterais modulation;¡ ~.Qg~!,1t.<!.s.h~~~!~n, et devient, pour
fonder la suite de ma réflexion. Jean-Louis Schefer, comme l'embleme de l'a~.E~~if propre
au cinématographique.
Renoir n'a pas filmé le moment du meurtre dans La Chienne, Ce n'est pas le meurtre qui est sublime parce qu'il est au-dela du
comme l'on sait. Pourtant, Schefer dit sa certitude intime d'avoir figurable, comme un geste crimineI qui serait frappé de censure, ou
assisté au crime, tant l' attente de cet événement est forte durant la d'une sorte d'interdit de la représentation85 , et ne pourrait etre figuré
scene d'ultime conversation entre Michel Simon et Janie Mareze. Une que par défaut. Le sublime vient du sentiment d'inachevement qui
« sorte de corps expectatif s'est incrusté dans le champ de l'image », colore la contemplation et I'écoute ñi~me-&'ii~~~ait du

~
' crit-il. Et il conclut que « I'image du meurtre a été simplement la
durée musicale de la scene qui le précede ». Sont évoqués les
mu tiples détails qui retiennent l'attention pendant la conversation : la
e preSsentiment de « la part de I'événement que son accomplissement
n'épuise pas », comme dirait Deleuze, cette qualité commune qui
"'d~ésonne a travers chacun des moments de la scene, et ne se résume pas
posture affaissée de Legrand, la voix aigue et cassante de la jeune a la seule monstration de l' acte de tuer. La voix de MicheI Simon
femme, l' éclat de la lame du coupe-papier... éléments hétérogenes concentre la tension qui caractérise cet effort de «si:nt~~se
dont la pensée forme la « s~~Jllilds.~,~.~e »82. Le meurtre invisible ""._­
inachevée
..........
», ce moment d'attente, de durée pure, ou le temps n'est
existe déja dans chacun des gestes et des accents des personnages. Il
est la figure infigurée qui unifie ces signes annonciateurs. La « durée
musica'le de la sc~ii"e » est l' élan qui enveloppe ces traces diverses en
vécu que dans son incidence, tandis qu'un acte tarde a conclure le
scénario d'une mort annoncée. La polyphonie vocale dit I'infinité de
ce moment, parce qu' elle est elle-meme irrécapitulable, ouverte au
J
une composition qui ne s'appuie sur aucun principe d'organisation miroitement des possibles.
[Syntaxique, harmonique, mélodique, ou sériel mais sur le seul
Lr;.ouvement de la pensée qui esquisse la figure du meurtre parfilée
dans la scene. L'arrangement des parties d'un discours entre elles (le
mot latin est synthesis) est l'une des cinq conditions du sublime,
XPliqUe Longin83. C'est déja la musique qui foumit au rhéteur grec Auschwitz, les nazis faisaient entrer les déportés dans les chambres a gaz au son de
chansonnettes populaires jouées par d'autres déportés ; la musique seule les tenait

aUle modele de cette synthese, en raison du pouvoir d' entrainerbent que


ossede
.._.pr.. . une ritoumelle 84 . Il analyse les rythmes prosodiques les plus _
~<c_''''--.._______
debout et « les poussait en avant comme le vent les feuilles seches ». P.Quignard qui
mentionne ce passage de Si c'est un homme, le cornmente en disant que « la)
musique plonge ceux qui I'écoutent dans une meme obéissance rythmique,
acoustique et corporelle ; la fonction de la musique est convocative. » La haine de f
82 Jean-Louis Scheffer, op. cit., p. 153.
la musique, Paris, Calmann-LéVy:'p":'L37:-'-'~··""o~".'''''''''''"''.'''.'-''''''''.... .,.
83 Pseudo-Longin, Du sublime, chapo VIlJ.
85 L'interdit de la représentation, second des commandements du décalogue, « Tu
84 On pourrait citer a I'appui de cette assertion le témoignage poignant de Primo
ne feras point d'image taillée... », est l'énoncé sublime par exceJlence, selon Kant.
Levi sur I'utilisation faite de la musique dans les camps de concentration. A Critique de la/acuité dejuger, Paris, Vrin, 1979, p. 110.
68 69
Le sublime, souvent défini comme l'irreprésentable de la son revers exact, le sentiment de l'illimité sur le fond duquel elle se
représentation, n'est pas un objet figurable seulement de maniere découpe.

es in~~s~!E9.p.li91!e 01! né~a!i~~. Il faut l'entendre tres exactement


mme ce qui, daos la représentation n'apparait pas, c'est-él-dire le
mouvement meme d'advenue des figures, le geste de la formation, de
Le cinéma offre l'occasion de faire l' eXE~~.i.~.~~~ de ce temps
syncopé ou se rejoue sans cesse le commeggell1.eni,·íl.liPi'ité de la
déíGE,it~~~9n,J!:Ynxc,f,9J1I1e.L;epeñáant, l'imai~' a te'nda'll'~~I~e dérober
la figuration elle-meme. ~ubt\MM. ~ O'dJ\..b,!,¡"'¡,;.t V'w\....c él cette approche, tant l'reil est habitué él reconnaitre et isoler des
« Avec le jugement ou le sentiment du sublime nous est offerte objets, malgré les v~~ati2l!~.~t ?éf0J1!1aJ!.2.Vs dont ils sont animés et la
une appréhension de cette illimitation qui s'engendre ou s'engage constante relance de leur configuration. lean Epstein témoigne
souvent dans ses écrits de cette difficulté él éprouver de l'intérieur
.. _ le
dans le tracement meme de la limite.[...] Cela ne fait pas une figure, ""4.~

une image infinie : cela fait un mouvement, celui de la découpe, du devenir des formes. Et Philippe Dubois a précisément analysé les
,~"'~~

procédés que ce cinéaste emploie pour porter l'reil dans les choses et
._tracement ou de l' enlevement. Le sublime engagera toujours une
f\e~~d~'~~n face d'une esthétique de l'état.»86 donner él sentir presque physiquement les transmutations de la
matiere-~elJ1ps du film. On sait l'importance attachée parEpstein aux
L Dans la pensée kantienne, le sublime en tant que jugement ¡-- effets";;;;'~res dans ses films : en jouant des variations de vitesse, il
esthétique suppose une opération de l'imagination qui consiste él L..- d~A-¡'r~ . ~_~E.s et les ~~g2..~ en él~~es qui emportent
imposer une untté..i.fll!~~.JS..nsible,simplement comme unité, sans la sensibilité et procurent l'expérience directe Epstein montre
que se forme encore l'image d'un objet quelconque. Cette fi~re non comment un son, étiré, perd sa définition premiere, change de nature 1)
gurative donne forme au monde sans en faire un monde d'objets, et devient inoul, innommable. Michel Chion confirme la difficulté

D
..--n. " '__ Ll*rJII~it:l~~.WNf;&'I:
elle eS! l'unité qui se manifeste avant d'avoir été déterminée par un d'identifier un obJet sonore comme tel, sans considération de sens ou
concept87 . Au moment ou une fig~~nlevé"'-;¡rT'lm~ité d'un fond, de source. Les criteres convoqués, durée, intensité, masse, profil
1'íniagination qui en forme le scheme se réfléchit dans son opération dynamique... sont tous insatisfaisants. JI est problématique de
meme. L' émotion sublime nait quand « 1'imagination atteint son découper un objet sonore, d'en délimiter les contours. Chion, dans un ~ I
¡¡ maximum, et dans l'effort pour le dépasser, s'abime. en elle­ article demeuré sans prolongement, propose de substituer él la notion
meme »88, au moment ou une figure tarde él « pr~~';~:--~e d'objet sonore, celle de « chose » qui permet de prendre en compte le
susptns de la sommation de ses parties. On fait alors l'épreuve de sentiment d'une unité au-delél des variations qui affectent le donné
1' ~~.~Q.gJ!).'. .§§S;}Jle
..,•..ut:J~
...~.-. .se.f.lsible. L' expérience du sublime est donc sonore. Alors que la notion d'objet correspond él une configuration

0 !~LeJ.!.y.~....il'unelli!1..f~Jd'un temps syncopé ou l'on oscille de


·:..~~ ...•J2E.,~gresslve d'une figure él la sensibilité de
l1' éyanouissement ,..tie la figure qui fuit au moment meme ou elle se
arretée, celle de chose rend compte de la variabilité propre au sonore.
Elle est un lieu de captures éphémeres, une forme en constante
modulation que celui .qui écoute.é:!.r:!.!s~le en.....un tout organique.
~~ssT~·e.'-'Al ;~pp;éhensionJcompréhension d 'une forme est substituée
. ,_<"",~:!~:,,,,,., ....,..,,,,,,..., -., ,-,,,,"".'- .'...... ~,,, .•- .....,' ,,,~., .....,, ....,.• - - -- " '·'A·" "·.j(" .....~c'" :r,,.__,~<-',,;iI'>.._.;;'"'_,.,'" -I<~'-;¿V,,', _'!'-."~ C<'."l.o~Sl'}

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« La chose, écrit-il, est plastique, s&~J!~_!.ro~ta.».lQJ:P.ltq;;es : ses \
contours se redéfinissent et se reprécisent au fur et él mesure de
'1 l ~ $. v"~; '" . ¡-.¡v. ! l'histoire du son. [...] La chose est l'agent sonore invisible qui reste le
" 86 Jean-Lue Naney, « L'offrande sublime », dans Du sublime, Paris, Éditions Belin, meme él travers ses manifestations 89».
1988, p.52.

87 «Le seheme, e'est la figure - mais l'imagination qui figure sans eoneepts ne

figure rien : le sehématisme du jugement esthétique est intransitif. » lbid., p. 43.


89 Miehel Chion, <\Q!!~.§~Tio;e» dans L 'Analyse musicale, n° 11, 20me
88 Ernmanuel Kant, op.cit., p. 91. trimestre 1988, p. 58.
70 71
{\~ v,ó- ~; ~ \J 'r¿M.~Ot,.,(. ~
~f~ ~t'"......~O.,~~
cQ .... )\~u\O.t J l:<lI ......~()i~"'-\
La chose sonore, ainsi conc;ue, est proche de cette unité sans concept donne acces, car elle permet de penser l'indissociabilité du temps et de
en jeu dans le jugement esthétique. l'espace. (.o"'"~ 'Sl.b ro.,.., 1c.().... ~(,lir','.'~~S"
Les phénomenes acoustiques ont une aptitude particuliere a se De maniere tres empirique, on pourrait dire que le rythme est ce
détacher de l'objet qui les a émis pour nous offrir la possibilité de qui régit le mouvement sonore. Cependant, pour le décrire, il faut
[vivre l'espace et le temps a méme le dérouleme.n!sQllortJLibérés de énoncer le paradoxe d'une configuration ponctuelle qui ménage la
leur assujettissement premier, ils acquierent la faculté d'entrer en continuité interne d'une durée, d'une « f?c~_:e~o voie d'elle-melTIe, en!/
conjonction avec d'autres éléments selon des 'I.~~,'.!!.:~.,,~~é~lts90. 1 transformation perpétuelle dans le retour du meme »91. Une phrase
Lorsque n?us entendons un s~.~F~_~~o:,!~~ot~o.Lé.,~~,~~n_~~"'~M~ . ?e·sourc~, 11 müS'icaTé;"párexemple;es{ le p;üduit'de rythmes qui articulent aussi
nous le vlvons comme pur passage; 11 monte, (Jure et S1"évaiiOUlt, i bien le temps que l'espac~~onore: ils déterminent des rapports de 11
occasionne l'expérience directe du temps. Celw:'~ñ'estPlus durée mais aussi de dynamique, d'intensité, de texture ou de timbre.
appréhendé de maniere médiate, au travers des changements que Cette structure qui fait l'unité forme11e du fragment n'est perceptible
subissent les choses, mais de maniere immédiate, dans l' écoulement qu'a posteriori, lorsque la séquence musicale a été entierement
qui le constitue. Réduit a une seule dimension, un tel "temps de exécutée. Alors la forme éployée dans le temps d'un coup se
présence'~chappe a la distinction entre passé, présent et aveni~ Des spatialise, ac!!!ili.sant le rythme que chaque moment de la mélodie
lors, aucun état ne peut etre saisi a un instant donné ; il n'existe plus tenait impliqué, présentait en puissance. Cependant chaque élément
de transformations véritables, mais seulement des fluctuations. sonore, chaque accor(["clíaque"iñtervalle est perc;u en fonction de
L'écoute musicale instaure ce temps de pure incidence ; plong~ d¡;s l'unité d'ensemble a réaliser. Il tend vers elle, d'avance informé par la 1\
le ...t:!JJA-sonore, nous n'avons pas la sensation de progresser d'un structure dont il participe. H.Maldiney résume ce processus d'une
moment a un autre, d'un état a un autre, mais d'exister dans une formule:
temp2E~.E!t~-ª'ps l!!p ite parce qu'elle n'est que mouu~~t. La notion
«Le rythme d'une f0rPl~"~,~!!."ofuo.n..JltiQp, en chacun de ses \
derythme rend compte de l'expérience singuliere a laquelle le sonore
moments, existe intégralement en précession de lui-meme. Le rythme 1
d'une forme est l'articulation de son temps impliqué. »92
90 S'interrogeant sur la propension du sonore plus que du visuel a induire des Au cinéma, l'intervention du sonore en syncope avec l'image, est
rythmes, a faire ritournelle, Deleuze et Guattari écrivent : l'occasion de percevoir, de la maniere la plus immédiate, le travail de
« Pourquoi la ritournelle est-elle éminemment sonore? [o ..] Le peintre a-t-il la morphogenese a l'reuvre dans la représentation filmique. Le sonore,
moins de ritoumelles que le musicien? [oo.] Il ne s'agit certes pas de décemer la
suprématie a tel art en fonction d'une hiérarchie forrnelle et de criteres absolus. Le
a
prompt s'émanciper pour entrer dans des conjonctions multiples,
probleme, plus modeste, serait de comparer les puissances ou coefficients de
favorise un emportement rythmique de la représentation. Il
déterritorialisation des composantes sonores et des composantes visuel1es. Il semble transforme l'reuvre auolOvÍS'üelle en un champ relationnel ou sons et
qiíe' le son, érr'se déterritorialis'!!,lt (ioeo en S~JJ¡:••:iIJ., .QJtJ;~~ son images [se nouent et se dénouent] au gré d'exemplifications
I contexte d!¡,cE!.;rence) s'affine de plus en plus, se spécifie et devienne \lUtonome. réciproques. Cest la ce qui fait l'essence de ce "rendu" dont il est si
1 Tandls que la couleur col1e davantage, non pas forcément a I'objet, mais a la souvent crédité. A l'inverse du processus d'ancrage, qui gomme
\ territorialité. Quand elle se déterritorialise, elle tend a se dissoudre, a se laisser
. piloter par d'autres composantes. On le voit bien dans les phénomenes de l'irréductible altérité du son et de l'image pour en faire les qualités
synesthésie, qui ne réduisent pas a une simple correspondance couleur-son, mais ou
les sons tiennent le róle-pilote et induisent des couleurs qui se superposent aux
couleurs vues, leur cornrnuniquant un rythme et un mouvement proprement 91 H.Maldiney, Regard, paro/e, espace, Lausanne, éditions l'Age d'homme, 1973,
sonores. » G.Deleuze et F.Guattarí Mil/e p/ateaux, Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 157. I JI
p.429. 92 H.Maldiney, L 'Art, /'éclair de l'etre, Seyssel, éditions Comp' Act, 1993, p. 285. \
72 {At~ ,~+:H"' Q. t J c •.~ tj~~, 73
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órC1,l4.A;G-~~,\)',p\t.).M~)~ s.t- r~~-b', n MA()
r d'un meme objet, ces rythmes ne les uniformisent pas en les
rassemblant sous un concept conllnuñ~"-Chaqu~"l~i~~';u-dela des corps
et des objets recoñnalssables~ üüperyoit comme une trame diffuse qui
netteté, elle v-ªfille. Dans fe champ apparait l'ombre d'une perche et
d'un micro, qui indique que la scene est en train d'etre enregistrée. Le
son est doublé par avance de son écho filmique, et il s'étrangle alors
r-relie les différents éléments d'un plan tout en laissant-SUbSlster leurs que la voix a cessé de s' étrangler. Le reportage diffusé a la télévision
l différences. met la scene au passé, mais plongés dans le présent du toumage, nous
découvrons sa progressive constitution en image. Le simulacre en
~ans la voix d'un poet~J cours d'élaboration est déja la, tout entier en précédence de lui=iñeme.
C"esrá l'affolement du dispositif que nous assistons dans ce spasme
Pour illustrer mes propos, je voudrais a présent analyser 1'une des du temps inscrit a meme l'image, par le moyen d'un jeu sur le dessin
expériences sonores du sublime que propose le film d' Andrei d'un son, qui simultanément s '~~_..~!_"",~~~,_ ..Eie. Le sonore 1'1
Tarkovski, Le Miroir. A plusieurs reprises dans Le Temps scellé, conditionne l'app~~.~~~.~i.()n.~~l.'infini dans, la ~~,llre. Il est le lieu ou \ ~
Tarkovski tente de décrire ce que devrait etre, seton lui, une image se joue l'expérience du sublime,défiñiecomme l'épreuve d'une
cinématographique. n la conyoit sur le modele du haiku, cette forme syn~~gi~;'(f'üii temps syncopé ¿u se fait sentir la d~ll!§~n.9.~~!Y!h!E.~~~~., q:
poétique japonaise qui cultive la brieveté et cherche, en quelques a l'Freuvre dans le tracé d'une figure qui se disperse au moment meme
mots, a restituer l'intensité d'un moment d'observation du monde. Les ou elle se dessine.
ignes d'un haiku sont inépuisables. « Elles saisissent le moment, le Dans Le Miroir se construit progressivement ce que l' on peut
Gretiennent, et, unique, celui-ci verse dans l'infini »93 Une image
composée comme un haiku donne a percevolr direetement le temps et
appeler un site vocal, articulé autour de la mise en place de voix
-
ac?~mati<Jl,les. Ce film-autoportrait n'est constitué que dJ.!!l~g~~ - n
fait « sentir distinctement que ce que nous voyons sur l' écran n' est mentai"es.""Comme en une parenthese dans le déroulement linéaire de
pas complet, qu'il renvoie a quelque chose qui s'étend au-dela, a sün"~~istence, un homme fait retour sur lui-meme. Nous découvrons \1
r~'~fini ))94. La diill~,l)~e est essentielle pour inscrire ce que le la perception intériorisée qu'il a de son passé, de son présent, des
~ea1'isáteur nomme des « qualités de temps » a meme 1'image. événements qu'il vit, de ses reveso Et le film montre de quelle qualité
Le Miroir est précédé d'un prologue qui s'offre précisément de temps est constitué le vécu d'un individu, ou présent, passé, réairté,
comme un haiku. Un jeune garyon allume la télévision. Au plan fañfilsme, ne se distinguent pas 1'un de, l' autre, mais coulent en u.!!l1ux
suivant, l'image dans l'image disparait, nous accédons directement au continuo \Le son voc~~~.!!latigy.eJ est l'un des éléments qui va
lieu et au temps du toumage d'une séance d'hypnose au cours de articuler ces traits hétérogenes en un élan unique. La voix passe par ),
laquelle un adolescent begue est guéri de son handicap. La parole plusieurs degrés¿Fac"~~'~maticité dans ce film, et dans la distension \
d'abord hésite, les mots sont disloqués, puis ils prennent forme, tandis variable des liens d'ancrage, entre en un singulier rapport avec
que son et image se nouent en une figure parfaitement tautologique. I'image.
Le jeune homme, qui l'instant d'avant se présentait comme une Certaines voix semblent émaner des alentours immédiats du
silhouette fuyante, agitée de tremblements, se dresse face a l! carné.' champ de visiono Elles manifestent un premier degré d'acousmaticité. P
et dit «je peux parler )). C'est gdice a un moment de syncope, Un «je )) s' exprime dans Le Miroir, mais le principe est de ne pas le
d'absence a soi, que la parole et le corps affermissent la stabilité de montrer. On l'entend seulement, meme lorsqu'il dialogue avec sa
leurs contours. Mais au moment ou la figure sembte imposer sa femme. Sa présence dans la réalité diégétique de la scene est alors
attestée par les regards que son interlocutrice lui lance, hors champ.
Mais constamment, ce regard fuit, fixant un point mouvant de
93 Andrei Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Cahiers du cinéma, 1989, p, lOL
l' espace, changeant abnij5tement<redireétion, ou n' atteignant son
94 ¡bid" p, 112.
74
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------- 75

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objet que par réflexion dans un miroir. Le corps du «je » est ainsi congruence sémantique, ni d'induction dynamique. La voix provient
(1 doté d 'une présence incertaine, que le traitement de sa voix, de l' en delta, comme le regard qui informe la sceneo Lors de sa
\ « microphonée» comme diraltMichel Chion, c' est a dire maintenue premiere occurrence, elle se fait entendre sur des images filmées a
en .&rQ§.Jilil~2"~9re, accuse encore. I'intérieur de la maison d'enfance, mais ces images (plans fixes de
l'intérieur abandonné alors que tous sont sortis, vues réfléchies sur la
Quand le «je» téléphone a sa mere, il ne subsiste plus aucune surface grelée des miroirs) sont filtrées par un regard qui ne leur est
trace visible de sa présence et la voix s'émancipe un peu plus de pas contemporain, qui n'est pas celui de l'enfant, présent dans cette
l'image. Pourtant, le lent travelling avant associé a un volume sonore scene, que le «je » était autrefois. Le regard et la voix transposent la¡
constant crée I'illusion que la voix meme s'avance et dessine dans scene en un temps immémorial. ~
l'image un corps subtil, qui hésite a prendre forme o La mere qui lui
La voix du poete intervient pour la seconde fois juste apres la
répond n'est elle-meme qu'un etre de temps, souffle vocal déformé séquence de l'imprimerie OU la mere, affolée, cherche fébrilement une
par le relais du téléphoneo Elle n'occupe aucune'place dans )'espace
coquille dans la transcription d'un discours stalinieno Apres un
de la scene, et n'existe qu'aussi longtemps que la communication se
moment de pure hystérie, la tension se rehlche, tandis que la jeune
i t prolongeo Les mouvements de l' attention épousent le rythme des
femme regagne son bureauo Le mouvement est suspenduo L'espace
i! inflexions vocales et, dans l' entre_!ienJ~!,.~!.~..,g.~.!~ . y~i~._~E2!!§.matigue traversé est nié par le corps de la mere qui fait écran, et par la distance
, et du mouvement de caméra, l' image se constitue en un milieu
mouvant, un pur espace relationnel. ----­
a peu pres constante entre ce corps et la caméra qui recule en meme
temps que la femme avance. Le geste n'est plus inscrit dans une durée
--I56pourvue d'ancrage diégétique, la voix d' Arséni Tarkovski, le Iinéaire, mais se déroule au rythme du pas qui ouvre l'espace et le \
poete pere du réalisateur qui, a plusieurs reprises dans le film,
temps au Iieu de les traverser. Le son de la voix nous .~~~~~lt~J!.!9.r.s a \
déclame I'un de se~J~?5J.e.s, est, quant a elle, acousmetre intégral. Dans
l'intérieur du devenir Il1eme, et mel l'lmage éñ iñéTdence pureo La
lehlñl,lílfigure" adolescente du personnage principal, Aliocha, et du¡'éé'-s'ép~~~~~TI;i~~le site vocal ouvert par la scansion du poeme
celle de son fils, Ignate, sont physiquement identiques. L'épouse et la
mere d' Aliocha partagent également la meme apparence corporelle,
ou la figure se trace sans s' achever. Il faut ajouterque le texte dit J
aussi le temp~.t;;QJ}J.1J}~.Jl.YX, en décrivant l' écoulement incessant de la .
ce qui entretient la confusion des temps, faisant revenir le passé dans
~llIT~~Jr o'i~i les derniers vers, cités d' apres la traduction sans doute
le présent et insinuant le présent dans le passéo Mais la situation ap'proximative des sous-titres, que je reprends ici faute de comprendre
acousmatique commune des voix du «je » en position de personnage, le russe :
du «je» en position de narrateur et du poete accentue encore
I'indistinction des époqueso Ces voix, sans etre identiques sur le plan « oo. Et des le soir tombe la pluie,
acoustique, ins~t chaque fois dans I'image un rythme qui en Les gouttes courent le long des branches transies,
lfIlodule le tracé. Celle du poete ~§J.in~j1Uahle, aussi bien dans l' espace Et nul mot ne la fait taire,
que dans le temps. Elleest la voix du pere, et pou?rait etre Nul mouchoir ne l'essuieo »
\!~Cexpression du passé, mais elle perd tout ancrage temporel en raison
Et quand la voix se tait, la caméra ralentit et le corps en contre- t
de sa curieuse articulation avec l'image o Sggo>s.t~tll! . . ~e.~~le jour, devenu silhouette opaque, la rejoint puis la dépasse, exténuant
indécidableo Elle n'est ni voix intérieure, ni voix de commentaire, et ,. ~"""'~"'-""-~;'''''--'--". ,.-,.:.,>,•.. ,,,}'~~) ----M'Ioo \.
1 lmage au moment OU peut-etre elle allait se fixer.
s~n d'i;~~urs ne semble jamais en interaction directe avec ce qui ~--p'rus tard, la voix du poete accompagne les images documentaires
advient a I'écran. Mais elle consonne avec l'imageo Image et son se dont Tarkovski lui-meme dit qu'elles constituent le centre, le creur de
rapportent I'un a l'autre-'pa¡:'u~quTñ'est ni d'ancrage, ni de

76 77
" t,
son film 95 . Ce document unique filmé en continuité montre la lente ~.t¡·-(.J ; ~(W L\"~'
traversée du lac Sivas par les troupes de l'armée soviétique durant la
l~ta,~
grande offensive allemande de 1943. Comme dans les deux
précédentes occurrences, il s'agit d'une avancée sans fin, perpétuée
dans la répétition des memes gestes par des corps nombreux, sur fond
L'envers du son
Deux virtualisatious de I'image par le sou
-"j
~
'un marécage qui se perd dans le gris de l'horizon. Les vers du
daos Eraserhead et Querelle.
poeme ,é"voque.nt, ,1,., e., se,n,.tim,.,.e.nt de l' éternité, 1 'impression d' exister dans
un temps san~. dMy.et~!:ln_LtE.~sure. La voix est a considérer ici sous
ses-aeux' aspects, a la fois comme voix du pere, expression de ce qui
Jean-Philippe Trias
touche au pl!:l_~\,jf de .l:ÍJ1.timÜ~.g:'JJD..~tre, et voix du poete, expression
Iyrique quoique impersonnelle d'une réalité collective. Elle croise la
siñgtiii111técl'une d{~stinée{ndividueJ1e et le devenir commun d'un
peuple et tisse l'image d'une mémoire en train de se construire.
Dans son Introduction ti la sociologie de la musique, Adorno
Dans chacune de ses occurrences, la voix d' Arséni Tarkovski
définit un type d'auditeur qu'il nomme émotionnel pour qui la
confere au moment la logiqll.~.~~.._s9!.1_ ~~TgY.!Y.m~nt, elle impose son musique agit comme un médium de projection ou un déclencheur
rythme au dépli de l'image et rend sensible le mouvement meme de ce
visuel basé sur l'ass~~i.<.>n flottante ~..~ .. reEr.~~ent~~ions itE,agées.
"-déPli. Les voix acousmatiques dessinent le Jieu 011, comme en un

G creuset, les images de mémoire en cours d'élaboration melent


'vénements passés et impressions présentes. Elles contribuent dans Le
Miroir, autant que la musique, a susciter l'expérience du sublime.
Dans cet état de revene ou de somnolence, assez proche de l'état
cinématograpblqúe, la relation de l'auditeur a la musique devient
autonome, librement interprétative par rapport a la réalité de l'objet
entendu. 96 Cette mentalité conditionne aussi une part du processus de
réception du son au cinéma.
Le son produit de l'image. Un son entendu sans que sa source soit]
visible nous induit a formuler des hypotheses, a imaginer des strates
de causes. Et, au cinéma, cette activité préconsciente est vite satisfaite
par une source visible, d'autant que si la bande-son recrée un univers
sonore structuré, comparable en ceci a la musique, c'est l'image qui
regle son analogie. Par un jeu d'attributions et de reconstruction
psychologique de l'espace audiovisuel nous cherchons a actualiser les 1
\
sources sonores ; nous inférons une cause visible achaque phénomene
audible - quitte aussi a y associer une image en creux, ou a quasiment
95 Le sentiment éprouvé par Tarkovski lorsqu'il a découvert de ces images est le visualiser (de la balle de Blow up, que le son du rebond finit de
précisément celui du sublime: « Cette image avait une résonance particulierement concrétiser, aux courants d'air dans la chambre d'Eraserhead).
, déroutante et douloureuse, parce qu' elle ne montrait rien que des hommes, des
: hommes enfoncés dans la boue jusqu'aux genoux, et avan~ant a travers un marécage
rI ' qui se perdait a I'horizon sous un ciel blanc et plat. Tres peu devaient survivre. La
richesse de ce document faisait naltre une émotion qui était proche de la catharsis ». 96 T.W. Adorno, Introduction ti la sociologie de la musique, 1962, Contrechamps
..,. ....•\
.J
! Le Temps scellé, p. 123. éditions, 1994, pp. 13/15.
!
( 78 t\ 79
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t.'~~ 1(\/lA ~ ~,(.N",..LA áú, ~JJN''''-
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( Au registre des effets, le son éveille donc un s~.EElément de écrites. Dans la fiction meme, un autre narrateur, le lieutenant qui épie
v!§u-ª.wé qui ne se réduit pas toujours a l'actualité de l'imag;,ñirme Querelle, est aussi la pour alimenter le récit qui plane sur l'image.
s'il s'y incame le plus souvent comme un crédit de réalisme. Le son Quelques fondus au blanc operent en outre dans les deux films le
emporte un arriere-monde mentalement constitué que l'on pourrait passage de la fiction aux causes qui la meuvent ; de la meme fa<;on,
_.-..~_......... r'_,..... \!4_,....,...,...._...,~~~....

, . -....

dire virtuel, en quete, dec..2!E.s. lei ou la, des traits de la bande-son


des changements de régime sonore témoignent dans Querelle comme
peu~eIÍt~amT¡'--ect' arriere-monde et doubler l'actualité des
dans Eraserhead de l'imbrication du mobile cérébral dans la diégese.
images, ou tout aussi bien la démentir et renvoyer la fiction
Construisant des univers qui se donnent pour revés ou agis de
représentative a son improbabilité, selon un proces audiovisuel OU
l'extérieur, les deux films renouvellent la question de l'ancrage des
l'image est en quelque sorte virtualisée par le son.
sons dans le in de la fiction ou dans le off du méta-récit. Le probleme
n'y est cependant pas considéré en termes d'assignation sémantique­
Eraserhead (David Lynch, 1976) et Querelle (Rainer Wemer comme, a la meme époque, dans Providence, ou meme dans le final
Fassbinder, 1982), deux films étranges notamment du fait de leur iconoclaste de Sauve qui peut (la vie) -, mais avant tout de perception.
créativité sonore, interrogent cette relation du son a l'image qui Si des effets sonores jouent allegrement dans les deux films de
prOj"ettéSüfle visible ce que les aspérités du son charrient l'indiscemabilité de ce in et de ce off, relativisant du meme coup le
d'irréductible. réalisme de la fiction et notre mouvement d'identification, ils
A priori, les deux films s' opposent comme la crudité présentent d'abord l'irruption de ce off comme une perturbation de
expérimentale a la sophistication esthétique. Pourtant leurs scénarios l'écoute et un accident de la fiction. Les deux films envisagent la
sont tenus par des motifs communs : le double, la référence christique distinction de la diégese et de la pensée selon une dissociation du son
renversée. Surtout la fiction y est donnée pour une production et de l'image, ou exactement d'un son et de sa référence probable ou
cérébrale : une reverie littéraire ou un cauchemar psychanalytique. avérée dans le visible. Elle est sensible sous la forme d'une soudaine
Dans les deux films, l'univers diégétique est enchassé dans un univers différenciation dans l'univers sonore d'une couche de off (de virtuel)
causal désigné comme source d' existence des images et des qui se décolle du in (de l'actuel).
personnages, une sorte de hors-cadre dans le film meme.
L'histoire d'Henry dans Eraserhead est d'emblée figurée comme Pour déplier l'horizon causal de la fiction en faisant jouer le
une hallucination accouchée du cerveau du personnage: sur le virtuel du son dans l' actuel des images, Querelle et Eraserhead
générique, l' ovule-cerveau se superpose a la tete d 'Henry, dans un con<;oivent deux régimes sonores singuliers. On peut les nommer
souffle sidéral qui fait penser que le petit monstre d' Eraserhead pointes sonores et nappes sonores, dans une terminologie empruntée
descend peut-etre du fretus astral de 200 l. La fiction semble en outre aux concepts créés par Gilles Deleuze pour parler d' états particuliers
du ressort d'une machinerie mise en branle par un personnage qP;, du temps au cinéma, mais il faut d'abord les entendre de fa<;on tres
pourrait etre le géniteur du récit ; en un lieu plus insituable encore qú littérale : la nappe est un terme utilisé par les concepteurs de musique
le "paradis", il baisse les leviers de cette mécanique de l'iAconscient électronique pour désigner un fond sonore modulé relativement
qui accouche du fretus comme du scénario. monotone sur lequel viennent se greffer les autres boucles et
L'histoire de Querelle, ange exterminateur dans un univers de échantillons 97 . C'est une étendue sonore (mais la "nappe" de Deleuze
symboles beaucoup trop onirique pour prétendre au réalisme, est est aussi une étendue de temps).
régulierement renvoyée a sa narration par les lectures en voix-off
d'extraits du roman de lean Genet, quand il ne s'agit pas de citations
97 Pour l'exemple et l'anecdote, la citation par Amon Tobin, novateur de la
musique électronique contemporaine, du « cut them up just like regular chickens »

80 81
La pointe indique autant la fonne du son que sa perception : c'est d'ou'ie devrait s'éloigner. Le premier effet d'étrangeté persiste du fait
un son qui vient de l' avant, qui aiguillonne l' audition et intensifie de ce décalage de réalisme sonore. Le son ne tient plus dans sa cause
l'écoute, comme tel détail d'une photographie s'imposait au regard de et hante le visible, qu 'il déréalise et frappe de ridicule.
Barthes et emportait toute sa subjectivité. C'est la pointe d'un réel Querelle présente de memes phénomenes de pointes sonores.
sonore qui a un moment donné excede le simple bruitage d'un objet Dans la scene du bar ou la chanson de Gil le docker est chahuté par
de l'image. son chef d'équipe Théo, c'est le niveau sonore démesuré d'un jeu
vidéo de course de voiture qui affecte toute la scene. On entend
Les pointes sonores sont souvent des détails sonores exagérés, d'abord le bruitage électronique dans la rue, sur un plan du lieutenant,
dont le niveau ou le rendu déborde la cause visible: ce que l'on avant de distinguer le bar en plan large avec Théo devant le jeu
entend ne s'accorde pas avec ce que 1'0n attend par l'image. La vidéo ; on le revoit deux plans plus tard tres distinctement face a la
bande-son de Eraserhead est ainsi faite de sons incongrus et console, et c'est son regard qui raccorde le long plan sur Gil qui
bizarres - grésillements, sifflements des radiateurs, bruits de chante en s' accompagnant a la guitare. Mais si la caméra se fixe sur
tuyauterie, chuintements, couinements du poulet róti,... - qu'Olivier Gil en gros plan ou sur son auditoire, on entend toujours aussi fort,
Smolders, dans son petit livre sur Eraserhead, envisage comme autant couvrant la chanson, les accélérations du jeu électronique. Le son
de séquelles d'une catastrophe atomique. S'ils suscitent la posture remplit l'espace sonore alors que l' espace visible est tout entier
interprétative, ces sons sans mesure avec les causes visibles ou focalisé sur le chant (dockers et marins regardent Gil et
imaginables contribuent a l'état de malaise autant qu'au comique l'applaudissent finalement, pas du tout genés par le vacanne).
glacial produit par le film de Lynch. Dans les deux cas, dans les deux films, le son est d'abord utilisé
Tout le début de la scene chez les parents de Mary, alors que la non pour sa référence ate! ou tel objet du visible, mais pour sa qualité
famille attend assise et silencieuse de passer atable, est couvert par de propre, pour sa capacité a déranger l'écoute: stridence, niveau,
longf gémissements indéterminés ; on les pense d'abord de douleur, et analogie grossiere ou indécidable. Mais si la pointe sonore est encore
on envisage le pire contrechamp, avant que nous soit montrée une perturbante, ce n'est pas que sa source serait introuvable dans le
portée de chiots tétant leur mere. On garde le souvenir, comme une visible ou dans la diégese, mais au contraire qu'elle y soit
trace de l'effet produit par le son, que les gémissements ne sont parfaitement assignable, alors meme qu'elle ne semble pas y etre
assignables qu'a la toute fin de la scene; Smolders écrit que l'on entendue comme nous la percevons. Diégétique parce que visualisé
découvre « assez tard l' origine des jappements »98. Dans les faits, le d'emblée, ce son est aussi parfaitement extérieur a la fiction. De fait,
film nous montre les chiots des le second plan a I'intérieur de la ce son étrange ou criard entendu en gros plan ne releve plus du meme
maison. Pour autant, le son reste diffonne en regard de ce qui nous est réalisme que l'image. Le flottement de l'assignation l'offre au
montré ; il continue de flotter sur l'image sans s'y ancrer. Si les petits spectateur comme une distanciation, un cornmentaire de l'image (les
jappements sont audibles, des l' entrée dans la maison, sous fonne sarcasmes de Théo, 1'ironie du film envers la mievrerie de Gil; la
d'un gros plan sonore qui motive le premier m~uvement dérision des personnages hébétés et la douleur de Mary jeune mere .
d'interprétation flottante, apres le plan sur les chiots, ce son subsiste dans Eraserhead).
comme gros plan durant toute la scene dans le salon, alors que le point Dans les deux cas, dont les films reproduisent le proces, l'effet
perturbant de la pointe sonore ne tient donc pas au suspens qui nous
fait rechercher une cause mais a l'improbabilité de ce son dans cette
emprunté au repas d' Eraserhead, juste au milieu d'une nappe du premíer morceau
scene (alors meme qu'il y fait sa preuve) et a son extension a
de son album Permutations (Nínja Tune, 1998).

l'ensemble de l'espace filmique. Le son fait ainsi le trajet inverse de


98 Eraserhead, unjilm de David Lynch, Yellow Now, 1997, p.41.

82 83

celui qui nous pousse d'ordinaire a localiser sa source : non pas de une lame de fond qui souleve le récit par a-coups, la nappe met en
l'espace indéterminé a la cause, mais de la cause a l'espace global de présence le fond cérébral sur lequel se levent les images. Ce
la scene. Le son se propage sur l' espace diégétique comme une qualité ronronnement permanent, c' est l' engrenage de la pensée qui s' offre a
plastique, il recouvre l'image comme l'auraient fait une surimpression l'oule, version sonore de la mécanique de l'inconscient imagée par
ou un fondu levé sur un élément figuré dans le visible. Le son devient l'homme aux leviers, et survivance du souffle primordial qui ouvre le
un moteur extérieur a la fiction ; il n'est plus régi par l'image, qui lui film.
attribue une cause et l' enserre dans un cadre, mais déborde au Dans Querelle, la source du récit, le roman de Genet, intervient
contraire l'actualité des images et persiste comme un pur réel sonore par citations en voix-off. Mais ce fond originel des images affleure en
avant d'etre un phénomene assignable. concomitance avec une nappe sonore, récurrente sans etre continue,
qui intervient aux jointures de la fiction ; ainsi des retrouvailles des
La nappe sonore est l' autre régime virtualisant ; ce n' est pas un deux freres, du meurtre du marin, de la trahison de Gil... Semblable a
événement sonore qui vient en avant par-dela sa cause, au contraire une messe sublimant les actes de Querelle, la nappe sonore est
c'est une étendue qui tapisse le fond du plan sonore et qui se fait toujours structurée de la meme maniere: un accord d'orgue vibrato
entendre quand s'amenuisent les autres sonso dont le niveau augmente, puis un chreur melant orgue et voix de
La nappe est en soi sans cause apparente, elle est hors-champ du basses monotones qui monte en puissance. Si cette mélopée marque
récit, off meme, quoi qu' il Yait la encore incertitude, surtout dans le l'intrusion du narrateur, elle intervient aussi indépendamment, pour a
film de Lynch 011 un amalgame de sons sourds est monté quasiment la fois scander et suspendre la fiction.
en continu sur la bande-son, sans que l' on puisse assurer le statut de La montée de la nappe a la surface du plan sonore éteint
ces bruits. Comme dans la premiere partie de Lost Highway, le décor completement les sons actuels, al' exception parfois des dialogues,
intérieur est balayé par un faible souffle persistant. A 1'extérieur, dans éthérés par ce vide que peut souligner un changement d'éclairages (a
les rues que traverse Henry, le souffle est relayé par des bruits de jets l' effet de blanc sonore répond la blancheur soudaine et religieuse des
de vapeur tout aussi inassignables. Les sources ne sont jamais lumieres). La nappe réitere l'apothéose du destin de Querelle. A son
confirmées et l' on peut attribuer les roulements sourds de machinerie apparition dans le bordel, les guitares manouches qui couvrent
entendus dans l'immeuble a l'ascenseur qu'Henry emprunte plusieurs l' ambiance sonore s' estompent a mesure que monte la mélopée. La
fois, de meme que les grésillements intempestifs peuvent ressortir a la voix-off vient commenter la rencontre des deux freres qui miment une
seule ampoule qui éclaire sa chambre, mais la construction mentale lutte. Elle se tait et la nappe qui l'avait amenée s'efface, mais les sons
que nous faisons de cet univers hésite sans cesse entre 1'imagination in demeurent suspendus. Les premiers mots prononcés par le frere de
d'un hors-champ en lambeaux et l'admission d'un off qui serait la Querelle le sont dans un silence d'autant plus irréel que danseuses et
qualité sonore d'une représentation que Smolders dit affectée par la travestis s'agitent a l'arriere-plan (un lent mixage ne fait revenir que
fiction post-atomique 99 . tout doucement guitares et brouhaha). Quand Querelle danse avec
Dans Eraserhead, la nappe de basses permanente, plus 'bu moins Lysiane un moment plus tard, le chreur d'orgue et de voix vient
audible, autonome par rapport aux images, peut ponctuer les climax encore taire tous les bruits actuels ; la voix-off n'intervient pas mais la
du récit : les basses de la machinerie montent en puissance, comme le prose a déteint sur le langage des personnages et Querelle parle
souffle de peur qui passe sur le visage d'Henry, lorsque sa désirable comme un livre de la magnificence du fiic.
voisine entre dans sa chambre et lui demande d'y passer la nuit. Telle Intensifiant notre écoute et notre présence au film, la nappe
sonore met pourtant le monde visible en suspenso Elle transforme les
figures et les renvoie au statut de pantins animés par un scénario qui
99 idem, p.25.
84 85

les dépasse. De l' extérieur de la fiction, elle intervient comme une prend la figure de son enfant, ou, pour Querelle, dans les joutes en
marque d' énonciation romanesque, mais surtout c' est la forme sonore miroir des deux freres et dans I'inversion de la temporalité du dernier
de ce qui, d'un autre temps, prédestine le récit. ~m. ,
7~~~Jn'w \,".~ ve ' '\ e
/óans les deux films, la nappe sonore fait résonner un autre Des aspects du son constituent leJvirtuel de l'image, mais ils en
11ITl~&~m'iii&J hors-cadre du visible, qui est le réel Iittéraire ou sont aussi le réel ultime. Ce report iffiMCidable des images sur le
cérébral de l'univers diégétique. Cette extériorité qui porte la fiction dehors qui les déroule est le corollaire d'un renversement du rapport
affleure exactement dans le creux ouvert par l'arriere-monde sonore, de suggestion causale d~ s0!1 él l'image. Les pointes, trop présentes
dans cet univers de pure projection suscité par les saillies irréductibles pouiressortir-alt'vTsrbíe:"(fépTaceñrl~ cause hors de l' actualité des
du son. Et, pour le spectateur, ces deux scenes de la mentalité images, et les nappes ouvrent la fiction él l'amere-monde qui les
s'articulent d'autant mieux que la manifestation de la source qui meut projette. ~ _ ..- .-•••_ ­
la fiction prend forme avec une présence sonore matérielle que ne Sur l'envers du son, la part qui ne s'offre pas él l'analogie, se leve
• M.f"_ _ ;;,,, b

résout pas l' analogie au visible. l'image d'une réel1e machinerie dont la fiction n'est que le décor, la
Par le son, la fiction s'ouvre peut-etre ici él ce que Deleuze scene ou l'écran ; et l'image ici se révele comme impression cérébrale
nommait un dehors, l' extériorité irréductible de la représentation, et le et persistance affective du son, dans cet espace intime jamais tout él
réel qui la porte. s¡-¡.,('Stl1ré~rerñap~es"aecñvént finalement fait réalisé ou dans le doute Adorno renvoyait les émotions d'écoute
pour des aspects du son un proces assez similaire él la présentation de son auditeur.
d'un réel du temps qu'analysaient les concepts d'origine chez Le son source de I'image? Conséquence parmi d'autres de ses
Deleuze, on peut encore appliquer une notion connexe que le effets de virtualisation qui nous font voyants par l' écoute.
philosophe emprunte él Bergson 100 : p~ et _1},~.EP~ .~on~es
produisent quelque chose comme une i,e-cristal dont son et image
f lI-P,j ~ t {
seraient les deux faces. Non que l'actuel et le virtueI, le référent et la C:JM t c... \'J\fA~~
description, n'y soient plus discernables, quoique Eraserhead joue ~~) o '\1\1\ bre- \ ~ ~,..~ 'h't..o '

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largement de l'équivoque, mais que I'image et le son, le visible et le )
cérébral, échangent leur actualité et leur virtualité él chaque avenement \ ¡\

des pointes ou des nappes. Le virtueI qu' elles convoquent, et qui reste b.At W'. UlMArO ':. D -=" t 'A,¡,A, r) ''''''''M. D \
au moins dans Eraserhead une possibilité de monde, se reflete dan", (1 \
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I'actualité de l'image, comme la lumiere blanche sur le visage t.:e

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Querelle, et la dissipe du meme coup. Henry et Querelle sont les V 1(;)
projef..t!.0n.§. d~_ce dehors ; ils sont le virtueI Iittéraire ou cérébral de cet
arri~fJ~.:.m9.nde ; et les man~~t~~i~~.~~~ celui-ci sont"ien plus
réelles pour nous dans~Teür effectivité que la réalité référentielle des
;\J.r~h',A)
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images. De ce renversement il faut peut-etre voir I'annonce dans les r:;.. 1 • 1
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scénarios spéculaires des deux films, dans l'involution d'Henry qui
Ú. t (IJ.N\.N

100 Pour l'ensemb1e des références aux concepts de De1euze: L 'image-temps, t !i\\~' &.t( I~:'~~
Minuit, 1985, pp.92-95, 129-133,228-229.

86 87
Expérimentations sonores

dans le cinéma britannique

des années trente

Elizabeth de Cacqueray

Quand on parle d'innovation cinématographique, le cmema


britannique est rarement cité. 11 y a eu malgré tout, a de nombreuses
occasions, des initiatives intéressantes. Par contre, le soutien financier
essentiel au développement de l'art a souvent manqué. Des
expériences sont ainsi restées sans suite. A la fin des années vingt et
au cours des années trente, John Grierson, philosophe de formation, a
regroupé autour de lui une équipe de réalisateurs, compositeurs,
artistes et écrivains qui ont formé ce qu'on appelle le "Mouvement des
documentaristes". Nous proposons l'analyse de quelques reuvres
cinématographiques issues de ce groupe. Nous verrons que ces
réalisateurs de films "documentaires" constituaient un groupe de
passionnés du cinéma qui se sont lancés avec enthousiasme dans
l'expérimentation, notamment dans le domaine du son. Selon l'un
d'eux, l'intéret était « principalement un intéret esthétique. Nous nous
intéressions au montage et ainsi de suite... Ce n'est que plus tard que
nous avons développé l'inspiration sociologique et politiqueo ))101
\ On pourrait qualifier l'objectif de Grierson d'idéologique: il
voyait dans le cinéma un moyen d'information et d'éducation des
masses, nécessaire, selon lui, si l'individu devait agir en tant qu'etre
responsable dans un pays démocratique. 11 ne faut pas pour autant en
conclure que l'esthétique cinématographique lui était indifférente : il

10 l Paul Rotha, cité dans Elizabeth Sussex, The Rise and Fall of the British
Documentary, London : University of California Press, 1975 : 15.
91
suffit de visionner son film, Drijters (1929), pour s'en convaincre. Ses Grierson dirigeait le GPO Film Unit, le demier est légerement
maitres avoués étaient Eisenstein, Flaherty et le Westem américain. postérieur. Ce sont des films dont un des intérets principaux est
Sous son autorité au EMB Film Unit et au GPO Film Unit 102 se l'utilisation du son. Les trois demiers sont liés en particulier par leur
sont réalisés des films dits "documentaires" et d'autres qui se utilisation de partitions composées par Benjamin Britten.
rapprochent plus de films publicitaires. Les films "documentaires" ont Les écrits des membres de l'équipe témoignent de leur conscience
été réalisés avant que les codes du genre, tels que nous les concevons du caractere expérimental de leur travail. Ainsi Britten, compositeur
aujourd'hui, ne soient fermement établis. I03 lIs ont participé au travail de la partition de Coal Face, dit de sa composition : ... « it is entirely
de réflexion sur le genre et, de ce fait, ne correspondent pas él ce que experimental stuf - written for blocks of wood, chains, rewinders,
nous entendrions par un "documentaire" de nos jours. De meme, les cups of water etc. »106. Ou encore Basil Wright remarque: « When,
films que nous qualifions de films publicitaires étaient parfois des early in 1934, we moved into a small sound-studio in suburban
expérimentations cinématographiques auxquelles un "slogan" Blackheath, Grierson, with a perfect sense of timing, let us all loose in
publicitaire a été rajouté afin de convaincre I'autorité institutionnelle an orgy of experimentation. »107
de l'intéret de la production. Finalement ces organismes tres officiels
ont, en quelque sorte, abrité, presque él leur insu, une couvée de jeunes Colour Box. Le cinéma, art du rythme, du trait, de la couleur.
créateurs, finan<;:ant des films qui ne touchaient parfois que de tres
loin él l'activité de la maison mere. D'ailleurs, la Poste n'a pas tardé él Apres avoir vu ce film, Grierson proposa que Len Lye y ajoute un
s'en apercevoir et él protester que son Film Unit ne devait produire que slogan publicitaire afin qu'il puisse bénéficier d'un emploi rémunéré
des films concemant directement la Poste. Grierson, exaspéré, a quitté au sein du GPO Film Unit. Il s'agit donc d'un film avant tout d'ordre
le GPO Film Unit pour trouver un terrain plus accueillant au expérimental auquel on a trouvé a posteriori une "utilité". Len Lye
Canada. 104 Le reste de I'équipe a continué, vaille que vaille, jusqu'él ce était passionné par le travail sur la couleur, et avec ce film il
que la guerre change la donne. expérimente en peignant en couleur directement sur la pellicule,
Nous étudions ici quatre films Colour Box, Coal Face, Night technique qu'il a été le premier él mener él bien. La matiere visuelle a
Mail et The Tocher. 105 Les trois premiers datent de I'époque ou été montée avec du son synchronisé, du jazz, dont il était amateur.
Le générique est composé, sur le plan sonore, par des
percussions, jouées selon un rythme rapide, et sur le plan visuel, par
une multitude de taches rondes, roses ou rouges, qui semblent se
102 Empire Marketing Board Film Unit (Unité cinématographique rattachée a la
commission assurant la promotion des produits des colonies) ; General Post Office
Film Unit (Unité cinématographique rattachée a la poste). Cavalcanti, B. Britten effets sonores et musique, poéme W.H. Auden) , The Tocher
103 Bill Nichols - "The Voice of Documentary," Movies and Methods vol 11, Bill (La Dot 1938, dir. Lotte Reininger, musique B. Britten).
Nichols éd, Berkeley : University of Califormia Press, 1985: 258-27\- souligne 106 ... « c'est une production entiérement expérimentale - écrite pour des blocs de
que ces codes évoluent toujours, le documentaire contemporain redevenant a son bois, des chaines, des machines a réembobiner, des tasses d'eau etc» Benjamin
tour plus réflexif. Britten, ]une 1936, diary ; cité par Philip Reed, "Britten in the cinema: Coal Face,"
104 11 démissionne en juin 1937 et crée au Canada le "National Film Board of The Cambridge Companion to Benjamin Britten, ed Mervyn Cooke Cambridge:
Canada", en 1938. Cambridge University press, 1999: 76.
105 Colour Box (Boite a couleurs 1935, dir. Len Lye) ; Coal Face (Front de taille 107 « Lorsque, au début de I'année 1934, nous emménagions dans un petit studio
1936, dir. collectif, prod. Grierson, coordinateur A. Cavalcanti, musique B. Britten, d'enregistrement dans la banlieue de Blackheath, Grierson, avec une capacité
texte Britten et William Coldstream, poéme W.H. Auden) ; Night Mail (Train postal parfaite de gestion du temps, nous lacha dans une orgie d'expérimentation. » Basil
de nuit 1936, dir. et prod. Basil Wright et Harry Watts : son, collaboration entre A. Wright, TheLong View, London: Secker& Warburg, 1974: 114.
92 93
projeter sur l'écran au meme rythme que les coups de percussion. Les Si on coupe le son pour se concentrer sur 1'image, on s'aperc;oit de
ronds forment une correspondance rythmique avec les coups de main l'inf1uence du son sur la réception du film. Gn se rend compte que,
sur l'instrument. Comme les coups se suivent rapidement les taches sans la musique, il est assez éprouvant, physiquement, pour les yeux,
aussi arrivent rapidement de toute part, selon un mouvement saccadé, de fixer ces taches qui surgissent ou ces traits qui ondulent. De plus il
sans suivre une organisation tres structurée. est difficile, voire fastidieux, de trouver une organisation au passage
Toujours suivant le meme rythme rapide les percussions laissent des formes, bien que l'on sache, gnlce a notre visionnement antérieur,
la place a un saxophone et aussitot apparait, au centre de l'écran, un qu'une organisation existe.
trait vertical, sur fond bleu, remplacé ensuite par un fond vert et La musique crée plusieurs effets. Au niveau de l'effort meme de
plusieurs traits verticaux. Le changement d'instrument, de son, regarder, étrangement écouter et regarder est moins fatigant pour les
correspond donc a un changement de forme et de couleur. Le trait se yeux que regarder seuL Le mouvement des formes, mis en musique,
"tortille" en suivant le rythme de l'instrument et la sinuosité de la ligne est ludique a observer, et donc apparemment fatigue moins. Avec la
semble, selon un principe de synchrese,108 foumir un équivalent musique, regarder devient un plaisir. Il est évident que la musique,
visuel bien adapté au son de l'instrument. Si les coups de percussions avec cet air enjoué, ajoute de la gaieté. Mais le plaisir qui en découle a
antérieurs évoquent la projection de taches sur l'écran, le son du d'autres sources. Gdice a 1'effet de synchrese, accompagné de la
saxophone correspond bien plus a une onde de son continue qui musique, on a tendance a assimiler ces formes qui bougent a des
frémit, gonfle, se tord mais ne s'interrompt, ni ne se brise jamais. Le mouvements de danseurs : sans musique elles ne sont que des points
trait ~oupe l'écran de haut en bas, tout comme le son du saxophone lumineux et colorés qui agressent les yeux. La musique rapproche
"coupe" le son des percussions. Quand le son du saxophone marGue leurs mouvements d'une activité humaine et nous incite a leur donner
des pointes de volume, une forme triangulaire part de la droite vers la un sens. Ici ce qui semble avoir un sens est moins fatigant a regarder
gauche de l'écran, avant de se rétracter de nouveau lorsque le son que ce qui semble ne pas en avoir : un exemple aigu de ce que dit
baisse d'intensité. Parfois des traits plus minces, plus nombreux, Claudia Gorbman, « la musique sert a chasser le désagrément de la
couvrent l'écran, soit verticalement soit horizontalement et les signification incertaine »109. Le film présente une expérience auditive
couleurs varient. Les traits passent d'un coté de l'écran a l'autre et ce et visuelle abstraite, mais en reliant le rythme musical aux images, le
mouvement, accompagné de la musique, crée une impression spectateur crée un sens: le plaisir est en fait dans 1'écoute de la
d'échange, de communication entre les formes, comme s'il s'agissait musique, qui est en elle-meme agréable, et dans la création d'un lien
de danseurs. plausible entre la musique et les images. L'image devient ainsi ludique
Les traits verticaux assez larges laissent ensuite la place a une et vivante grace au son.
série de plans figurant des traits plus étroits et courts, soit verticaux,
soit horizontaux, ceux-ci accompagnés d'un banjo. Tout au long du Poésies filmiques en hommage aux travailleurs : Coal Face et
film, chaque instrument est représenté par une forme : le saxophone NightMail
par le ou les traits verticaux, les percussions ou les percussioIls avec le
piano par les ronds, le banjo par des traits plus courts. Les formes Karel Reisz s'est demandé comment fait-on la différence entre
trouvées pour chaque instrument correspondent de fac;on convaincante effets sonores et musique ? Aquel moment considere-t-on que 1'effet
ala sonorité de celui-ci.

109 Claudia Gorbman, Unheard Me/odies: Narrative Film Music, London; BFI,
108 Michel Chion, La Musique au cinéma, Paris : Fayard, 1995 : 206. 1987; 58.
94 95
sonore devient musique? 110 Cette question est particulü~rement Le film est particulier du fait que le compositeur a en fait
pertinente dans le cas de Coal Face. En effet, le film a une partition participé a l'intégralité de la production de la bande-son, pas
musicale, I'reuvre de Benajmin Britten, mais la bande-son dans son uniquement a la composition d'une partition. 11 a meme travaillé sur le
intégralité, y compris ses effets sonores, constitue une musique scénario, pour en faire ce qui nous semble etre, par moments, presque
puisque tout le son, ou presque, est soumis a la métrique. Meme la un libretto.
voix "over" du narrateur, qui fournit des détails matériels sur les La musique s'annonce des les premiers instants du film. Le
conditions de travail des mineurs, s'y integre. Selon les moments, générique est accompagné d'un chreur psalmodiant quelques vers d'un
cette musique tend vers 1'opéra ou vers la musique concrete. poeme de Walt Whitman : «Here come the miners, Here are the
Comme nous 1'avons précisé, ces "documentaires" ne suivent pas mines... »113 Les voix, utilisant la cIé de Mi mineur, sont aigues,
ce qu'aujourd'hui nous considérons etre les codes du genre. Les codes légerement dissonantes. La fin des plans de générique est marquée par
qui servent de garant du réel, ou de ce que les réalisateurs jugent un coup de cymbales et un roulement de tambours. Quelques instants
comme tel. Au contraire, Coal Face est un film constitué de morceaux de silence et d'écran noir sont ensuite suivis d'un plan ou un nuage
de pellicule, tournés a diverses occasions et non utilisé dans d'autres glissant vers la gauche de l'écran dévoile le carreau de la mine. Ainsi,
films, complétés d'autres séquences tournées expreso Cest le monteur un "rideau" parait se lever sur l' "action." Ce "rideau" se referme dans
qui, de ses propres dires, « en a fait quelque chose qui ressemblait a le dernier plan du film.
un film» 111 que l'équipe, ou Grierson, a décidé de sonoriser. Si on La voix "over" du narrateur informe sur le role essentiel des
veut le comparer a un "documentaire" "normal", il faut le voir comme mines de charbon dans 1'industrie de la Grande-Bretagne. 114 Le piano
une expression poétique sur ce que doit etre, de l'avis des réalisateurs, accompagne une série de plans montrant divers aspects de la mine, en
la vie et le travail des mineurs mais qui affiche l'artifice de sa surface. Le tempo du piano est assez rapide, concordant avec le
construction. Dans ce contexte la parole, qu'elle émane du narrateur, rythme de passage des plans et les mouvements a 1'intérieur des plans.
qu'elle soit apparemment celle rapportée d'un mineur ou qu'elle vienne Le principe de correspondance entre son et objets représentés est donc
des diverses voix psalmodiant, joue le meme role d'une musique non­ similaire a celui utilisé dans Colour Box, celui de la synchrese, le son
diégétique 112: elle émet en effet un commentaire sur la vie des du piano étant mimétique du mouvement des objets figurés. En meme
mineurs destiné a informer, éventuellement a émouvoir le spectateur, temps le narrateur offre des explications : voix et musique sont
mais il s'agit tres cIairement d'une expression artistique, qui prend ses paralleles a 1'action et la commentent. La voix joue un role informatif
distances par rapport a un énoncé purement factuel. 11 y a, en effet, mais elle est concurrencée en permanence par la musique, qui crée un
plusieurs niveaux de parole: la voix d'autorité du narrateur est discours parallele. Le son monte en crescendo et de nouveau se
presque toujours doublée d'autres voix ou d'une musique en termine sur un coup de cymbales, suivi d'un silence. Tout au long de
contrepoint, attirant 1'attention sur la nature construite du discours cette premiere séquence musique, voix et silences s'entretissent : la
1'artifice est toujours mis en avant. voix est donc intégrée dans un ensemble a dominante musicale.
\ Lorsqu'apparaissent les cartes, indiquant les lieux ou se situent
les mines, celles-ci sont accompagnées, de nouveau, du chant : « Here

110 Karel Reisz, The Technique ofFilm Editing, London : Focal Press, 1975. Ainsi

que Michel Chion La musique au cinéma : 197.


113 « Voici les mineurs qui s'approchent, Voici les mines,» Walt Whitman, "S ong
111 Stuart Legg cité par Reed.
of the Broad Axe," Leaves of Grass, New York: Norton, 1973 : 190-191.
112 Ce que Siegfried Kracauer appelle une musique "commentative," ou Chion une
114 « Coal mining is the basic industry of Great Britain. » « L'industrie houillere
"musique de fosse."
forme le socle de l'industrie de la Grande-Bretagne. »
96 97
are the miners ... » Ce sont également des voix que l'on entend A la fin du poste, a partir de la réitération du mot "up."
lorsqu'on voit les mineurs eux-memes, marchant sous terre vers le (remonter), les mineurs remontent a la surface de nouveau au son d'un
front de taille. Cette fois-ci le chant est composé d'un récitatif crée par chant. Finir le travail signifie pour les mineurs retrouver la vie des
I'énumération de tous les emplois spécifiques au travail des mineurs. hommes "ordinaires", le foyer, les épouses. Et ce sont les femmes qui
La liste est longue et permet de faire comprendre a la fois les rouages accueillent les mineurs, musicalement. D'abord un chant est créé a
complexes du métier et l'étendue de l'effort humain auquel il fait partir des noms des mineurs. Ensuite, les femmes chantent le poeme
appel. Elle est accompagnée d'un rythme soutenu de tambours qui écrit par W.H. Auden, qui encourage le mineur a courir rechercher sa
imitent le pas des mineurs, tout en lui faisant contrepoint. La maniere bien-aimée, une fois le travail terminé. La libération du mineur par
de réciter la liste ajoute a cet effet de contrepoint : si au début deux rapport a son état d'emprisonnement sous terre est connotée grace au
voix se contentent de réciter un emploi apres l'autre, selon un rythme changement dans le régime musical - le poeme est, cette fois-ci,
régulier, ce rythme est bientot rompu, une troisieme voix intervenant chanté, alors que les textes précédents sont psalmodiés; de plus le
en contrepoint. Le principe de synchrese ne s'applique plus. Un écart piano adopte une ligne musicale plus mélodieuse. Le poeme est
est creusé entre la simultanéité du son et de l'image, l'attention du accompagné sur le plan visuel d'images de la vie au village et de la
spectateur est attirée vers I'artifice. nature aux alentours - les maisons, le linge, les landes éventées, des
Comme dans Colour Box, certains instruments sont associés plus arbres isolés, dénudés mais qui résistent au vent. De nouveau donc
étroitement a certains intervenants. Ainsi, on s'apen;oit que le piano une distance est maintenue entre le son et l'image, car si les femmes
est utilisé lorsque les images soulignent les aspects les plus techniques accueillent les hommes sur le plan sonore, le spectateur ne les voit
ou matériels de la mine, alors que les voix de chreurs accompagnent la paso
présence des mineurs, comme si la voix serait plus proche de Contrairement au principe de la synchrese, qui apparait au début
I'expérience de l'etre humain que l'instrument, et serait donc plus apte du film, par la suite son, musique et images sont montés selon le
a susciter une réaction de la part du spectateur devant cette principe du contrepoint - la note ou la voix sonnent juste "a coté" du
expérience. Dans la séquence montrant les mineurs au travail il y a de plan visuel, pas tout a fait en harmonie avec elle. Le contrepoint est la
meme une sorte de complicité entre la musique et les mineurs : c'est, caractéristique esthétique dominante dans ce film. Il a une double
une des parties musicales les plus complexes du film, traduisant ailJ,l utilité. D'une part il connote l'inconfort dO aux conditions de vie
la difficulté et la nature dangereuse de la tache. Elle fait appel au pénible. D'autre part il tient le spectateur en éveil, le rendant en
piano, a la voix, aux tambours et aux cymbales, comme si tous les permanence conscient de la construction du discours. Si le film invite
instruments devaient aider l'homme en participant a son effort. a prendre connaissance du role essentiel que jouent les mineurs, il
Par contre, le moment de la pause, lorsque les mineurs mangent, n'invite pas a un regard sentimental sur leur activité. Par ailleurs, la
est accompagné d'une accalmie du son : un air formant un genre de musique elle-meme est souvent légerement dissonante ou atonale,
complainte est fredonné, suivi d'un air sifflé juste avant que le travail créant un certain "inconfort" auditif. Le spectateur n'est pas invité a se
ne reprenne. C'est ici que figure le seul moment de "dialo~ue" : on perdre dans une identification avec le mineur. La musique crée une
suppose que les paroles sont celles rapportées d'un mineur mais elles position pour le regard compatissant mais extérieur : il n'y a que le
ne sont pas diégétisées Elles renforcent donc cet effet de contrepoint mineur qui peut avoir véritablement acces a l'expérience de la mine.
qui prédomine dans le film. Une fois de plus c'est I'artifice qui est Logiquement, dans son documentaire, Britten devait inclure des
souligné ; la distance entre le contenu du film et le réel est mise en sons Iiés a la représentation du monde du travail. Cela se trouve
évidence, la construction du discours est dénudée. notamment dans la séquence finale du film, une énumération et une
visualisation de toutes les utilisations du charbon, qui est

98 99

accompagnée de sons produits par une grande variété d'instruments et naturel : la porte d'un train claque de falfon tres réaliste, le train fait un
d'objets. 115 La répartition de tous ces sons figurent sur la partition et, bruit de train tres "authentique." Les sons tendent plus vers l'effet
bien qu'il s'agisse de sons, ils créent un effet musical que Pon pourrait sonore, moins vers la "musique concrete." Cependant, le moment le
rapprocher du principe de la musique concrete. 116 Nous savons qu'au plus captivant vient vers la fin du film, lorsque la musique de Britten
cinéma un son donné, que l'on prend pour "naturel", est souvent et le poeme d'Auden, él leur tour, imitent le bruit du train.
produit par un objet autre que celui qui produit ce son en réalité. 11 Si le film nous présente les diverses étapes du transport du
pourrait donc s'agir d'un simple expédient pratique, en fait une courrier par train, de Londres él Glasgow, le moment le plus
technique encore mal maitrisée, qui a amené Britten él créer des sons intéressant est donc celui ou nous quittons les gestes des employés,
imitatifs des sons naturels avec des instruments de musique. On liés au particulier, pour aborder un theme plus universel : la fonction
remarque cependant, la falfon dont il a tres volontairement souligné la de lien entre les hommes que remplit le courrier. Lien qui est rendu
source artificielle de la production du son. Ainsi, lors du transport du possible par le travail des hommes eux-memes et par cette machine
charbon, le bruit des sabots du cheval est produit par deux moitiés de mythique qu'est le train. Celui-ci, isolé dans une nature sauvage, fraie
noix de coco - une technique peu innovante. Mais apres avoir créé un son chemin vers toute une population qui attend son précieux
rythme assez ressemblant él celui des sabots, Britten brise le rythme chargement. Le bruit mécanique du train, rendu jusqu'alors par une
pour souligner le caractere artificiel de la source du son. Le "son" représentation, la plus fidele et ressemblante possible, est remplacé
devient ainsi tres clairement "musique", un son organisé selon un par la voix d'un homme et des instruments qui imitent la machine.
rythme, plutot que l'imitation iconique d'un son naturel. Une fois de Comme dans Coal Face, le film introduit un discours poétique qui
plus, le caractere construit du discours est mis en évidence, la distance contrebalance la voix d'autorité du narrateur. Ce deuxieme discours ne
entre réalité et représentation est soulignée, au lieu d'etre gommée, contredit pas celui du narrateur mais, par son utilisation ludique de la
comme elle aura tendance él l'etre dans des documentaires postérieurs. langue, il introduit tout de meme une dimension d'humour et de jeu
Dans Coal Face le role prédominant de la musique établit une absente jusqu'alors du film. 11 rappelle au spectateur que le film est un
distance poétique entre le réel et sa représentation. Avec Night Mail artifice, la construction d'un discours. Si I'arrivée du son avait
Britten et Auden récidivent dans une association musicale et poétique tendance él pousser la représentation cinématographique vers le
mais cette fois-ci avec une orientation plus soulignée vers le réalisme, réalisme, l'appel en sens inverse reste vivace, meme au sein de films,
du moins dans la premiere partie du film. L'effet de réel est renforcé tels Coal Face et Night Mail, qui ont pour tache d'informer sur le
par le rapprochement plus étroit entre voix et image. Les premieres monde du travail. Tout comme dans Colour Box dans Night Maille
images, contrairement él celles de Coal Face, s'accompagnent de son joue un role ludique. Dans les trois films le son, lié él la
dialogues synchronisés. On a l'impression que, si Coal Face cherche él représentation du mouvement, est source de plaisir, et dans chaque cas
définir les possibilités poétiques et musicales du son, Night Mail offre le son, autre que celui de la voix du narrateur est fortement souligné.
une démonstration de la maitrise dans l'imitation ou l'iconicité du son
\ The Tocher, la remise en question du réalisme : on danse.

115 Wagons/train de marchandise = tambours, chaines, papier de verre, sift1ets. Les deux films précédents établissent une distanciation par
Charrette de charbon et cheval = noix de coco, petite charrette tirée sur une feuille rapport au monde réel qu'ils mettent en scene, grace él leur utilisation
d'asbeste etc. Détails Reed 75-76.
116 Donald Mitchell fait ce rapprochement dans Brilten and Auden in the Thirt,es :
the Year 1936, London: Faber & Faber, 1981 : 83. Reed la compare a la musique de
Russolo et des Futuristes italiens (Reed 76 et 322).
100 101

particuliere du son. La réalisatrice de The Tocher 117 regrettait la perte fées, vers la jeune filie et son pere. La musique l20 - piano, flfite,
du róle central du langage corporel, la disparition des acteurs qui avait percussions et voix - est alors enjouée, son rythme imitant les bonds
« découvert et développé les voix de leur corps », suite a du cheval qui traverse monts et vaux pour amener son maltre vers sa
I'introduction du son synchronisé. Elle cherchait a maintenir dans ses "princesse". Tandis que le prétendant s'approche, la jeune filie est
films l'importance de l'expression kinétique. Elle crée ce genre, qu'elle tralnée jusqu'en haut des marches de I'église, ou l'attend le futur
appelle « film ballet », pour échapper a ce qu'elle nomme, « le cul-de­ époux, imposé par le pere. La jeune filie est "accompagnée" de son
sac du réalisme» ou, d'apres elle, la plupart des films s'est perdue instrument, le piccolo, qui traduit bien les protestations et
suite a I'avenement du son. 118 Ainsi, dans ce film d'animation lamentations supposées de la jeune femme. L'arrivée in extremis du
Reininger raconte une histoire, un conte de fées, gdice aux gestes des prétendant est signalée par la trompette et le leitmotiv du jeune
petits personnages dont les silhouettes sont découpées en carton. homme. La joie du pere a la découverte de la dot, offerte par les fées,
Selon le meme principe que dans C%ur Box, ou chaque forme a son amene le retour de l'air qui accompagnait le début du film, structurant
instrument, ici chaque personnage a son leitmotiv musical, avec ses ainsi le tout.
instruments et son air attitrés : percussions et trompette pour le La musique s'adapte, tout au long, a I'action, souligne celle-ci et
prétendant, piccolo et piano pour la jeune demoiselle, piano et aide le spectateur a construire le sens. Gestes et musique sont si
percussions pour le pere etc. "parlants" que I'on pourrait croire que l'imitation du film muet a
The Tocher utilise les codes musicaux établis au théatre, bien poussé la réalisatrice jusqu'a ajouter des intertitres, mais il n'en est
avant la consécration du cinéma, comme le souligne Claudia rien : le seul écrit est celui de la lettre, que le spectateur est invité a
Gorbman, le cinéma se contentant d'adopter les conventions déja lire, de la jeune femme a son prétendant, annon<;:ant son mariage
existantes. 119 Donc, le spectateur sait bien qu'un tempo lent, des forcé, le matin meme, a un membre de son clan. Les petites
violons et la clarinette signifient la tristesse et le désespoir du silhouettes et leurs instruments attitrés ont su "raconter" I'histoire sans
prétendant lorsqu'il quitte sa bien-aimée, qui doit en épouser un autre. langage verbal.
Un rythme énergique, un volume élevé, le piano et les percussions Tout comme les réalisateurs précédents, Reininger établit une
traduisent la colere et la détermination du pere etc. La touche certaine distanciation entre le spectateur et I'objet de son regard. En
caractéristique de Britten se trouve dans I'utilisation de voix, lorsque effet, son film n'est pas dénué d'ironie et de réflexivité, grace a la
les fées arrivent pour aider le jeune prétendant. La voix était pour lui nature humoristique de la musique et aux gestes des personnages. 11
un élément essentiel dans la composition musicale et, dans ces films, n'y a, peut-etre, que la beauté de l'animation des fées que nous
elle semble toujours etre synonyme de solidarité entre ou envers les sommes invités a prendre au sérieux. Sinon, les stéréotypes de la
etres humains. princesse éplorée, du prétendant désespéré, du pere tyrannique, de
Ce passage de tristesse et de nostalgie, lorsque le prétendant se l'Écossais pingre sont tragi-comiques, comme nous I'indiquent
lamente de la perte de la jeune filie, est contrebalancé par le caractere c1airement les pieds du pere, qui gigotent par-dessus le bord du
humoristique du voyage a cheval du prétendant, armé du c\deau des balcon, une fois qu'il a chassé le jeune homme. Le détoumement du
conte de fées, a la fin, fait rire le spectateur,121 surtout a I'idée qu'il se
soit laissé bemer par le pastiche. 11 souligne en meme temps la
117 Lotte Reininger, réalisatrice allemande (1899-1981), travaillant en Grande­
Bretagne dans les années trente, entre autre avec le GPO Film Unit.

118 Lotte Reininger, "Film as Ballet," Life and Letters Today, vol. 14 n03 printemps
120 Variations sur un air de Rossini, "La Danza."

1936: 158-159.
121 Le cadeau des fées est un livret de compte épargne qui fait le bonheur du pére

119 Claudia Gorbman, Unheard Me/odies. écossais.

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distance que le spectateur doit garder par rapport a la représentation :
tout n'était que jeu de sons et de mouvements pour la transmission
d'un message.
Le son au miroir de la transgression :
Nous rejoignons, en quelque sorte, le point de départ : dans l'art le~ons de syntaxe chez Luis Bunuel
cinématographique il est question de traits, de rythmes et de couleurs
(mt-ce des teintes de noir, blanc et gris). L'avenement du son
synchronisé a bousculé une forme d'expression artistique qui, quoique Marie-Claude Taranger
jeune, avait déja pris ses habitudes. Ces quelques exemples montrent
comment la nouveauté technique a incité a explorer l'étendue de ses
possibilités et de ses contraintes. 11 est probable que dans ces
premieres années toutes les combinaisons potentielles du son et de
l'image et les implications de celles-ci avaient été envisagées, meme si L'idée que je voudrais défendre ici est simple: rien ne renseigne
les possibilités techniques ne permettaient pas encore de les réaliser mieux sur la norme que l' écart. Alors que le respect des regles,
toutes. Si, d'apres Reininger, le son poussait vers le réel on voit comme le bonheur, n'a pas d'histoire, l'infraction, paree qu'elle vient
comment ces réalisateurs ont cherché a exploiter son potentiel, briser l'évidence, permet de saisir au plus pres les exigences de la loi.
détoumant parfois l'appel du réel, utilisant le son pour susciter Ainsi l'analyse des écarts peut-elle jeter une lumiere précieuse sur le
l'émotion mais aussi surtout, l'utilisant pour stimuler l'imagination du fonctionnement d'un systeme. En application de ce principe
spectateur, le poussant, en fait, a construire un univers imaginaire au­ méthodologique, je souhaite employer l' examen de diverses situations
dela de celui présenté par les images seules. Ainsi, le son devient un de transgression repérables dans le cinéma de Luis Bunuel a la
lieu d'expansion des sens et de l'intelligence a partir de l'image et non réfiexion sur la syntaxe du son.
une illustration, un accompagnement ou un enfennement.
"'
La référence a Bunuel dans un colloque sur le son a cependant a
priori un caractere paradoxal. 11 semble en effet que Bunuel était
sourd - en tout cas qu'il entendait tres mal- dans la demiere partie de
sa vie et de sa carriere, justement la période a laquelle je vais
emprunter la plupart de mes exemples. Mais, paradoxe pour paradoxe,
cette quasi-surdité n'est que l'une des composantes d'un rapport au
son a la fois complexe et lui-meme paradoxal. Car le cinéaste semble
avoir eu pour le son un intéret tout particulier. Divers indices
\
témoignent par exemple de son attention a la musique. J'en citerai
deux. En 1929, lors de la premiere projection de son premier film, Un
chien andalou, devant un public comprenant notamment les
principaux membres du groupe surréaliste, il était placé derriere
l'écran et assurait lui-meme la sonorisation grace a un phonographe et
des disques choisis. Quelque cinquante ans plus tard, dans le texte
autobiographique qu'il écrivit avec Jean-Claude Carriere, Mon

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105

dernier soupir, il revient a plusieurs reprises sur son amour de la Olvidados, il ait ensuite tourné la caméra de cent quatre-vingts degrés
muslque. pour filmer l'exact opposé de ce beau cadrage.
L'intérét pour le son en général dont participe cet amour de la
musique s'est traduit dans sa pratique de cinéaste par un fait Les canons de l'esthétique ne sont bien súr pas les seuls
passablement insolite. Pour beaucoup de ses films - pour ceux dans concernés par cette stratégie de la transgression. Elle récuse aussi la
lesquels il était le plus libre -, il s'est occupé personnellement des morale et l'ordre social. Les films de Bunuel ont souvent fait
effets sonores et on voit donc son nom mentionné sur les génériques scandale, de L 'Age d 'or, interdit par le préfet de police de Paris en
au double titre de la réalisation et des effets sonores. 1930, a Viridiana, qui provoqua les foudres du Vatican et la chute du
Cependant, la stratégie sonore qu 'il met ainsi personnellement en directeur de la Cinématographie de Franco. Plus profondément, la
place continue et renouvelle le paradoxe. Il commence en effet par transgression bunuélienne aboutit souvent a mettre en cause les
supprimer la musique. Lorsqu'ille peut, c'est-a-dire lorsque son statut catégories et les modeles que nous avons coutume d'utiliser pour
de cinéaste consacré lui permet d'échapper aux standards de penser le monde. Plusieurs films célebres, de La Vie criminelle
l'industrie cinématographique, il renonce a toute musique d'Archibald de la Cruz au Charme discret de la bourgeoisie en
"d'accompagnement". Seules subsistent, de fa<;on tres limitée, passant par Belle de jour ou La Voie lactée, interrogent par exemple
quelques musiques "diégétiques". Le contraste est tres marqué par de fa<;on radicale le rapport entre réalité et imaginaire. Ou encore :
exemple entre la facture traditionnelle sur ce plan d'un film comme Cet obscur objet du désir, adaptation bunuélienne de La Femme et le
Los Olvidados (1950), dont une "musique de film" souligne les pantin de Pierre Louys, en faisant interpréter sans raison apparente le
moments dramatiques, et L 'Ange exterminateur (1962) ou Le Charme méme personnage (Conchita, la séductrice espagnole) par deux
discret de la bourgeoisie (1972) OU la musique n'intervient plus guere actrices nettement différentes (Angela Molina et Carole Bouquet)
que lorsque l'action inclut des musiciens et leurs instruments (par déplace la frontiere qui sépare un individu d'un autre et questionne le
exemple l' orchestre avec un violoncelliste qui joue dans le salon de concept méme d'identité.
thé du Charme discret).
La musique ainsi supprimée, il ne reste plus a Bunuel que deux Quelle place occupent les effets sonores dans cette esthétique de
des trois composantes habituelles de la bande-son : les dialogues et les la transgression? le vais m'appuyer pour répondre sur l'analyse de
bruits. Comment en joue-t-il ? et a quelles fins ? quelques exemples, empruntés a quatre films de la derniere période de
Bunuel : Le Charme discret de la bourgeoisie, La Voie lactée, le
Avant de proposer quelques éléments de réponse a ces questions, Fantóme de la liberté et Cet obscur objet du désir. Dans un premier
il me semble nécessaire d'en préciser le contexte en rappelant ce trait temps, j'étudierai la présentation de quelques séquences de réve du
majeur de l'oeuvre cinématographique de Bunuel : elle est a placer Charme discret pour montrer comment l'utilisation du son s'integre
sous le signe de la rupture et la transgression. Le célebre plan de l'oeil dans une stratégie a deux niveaux, qui s' emploie a construire le sens
tranché qui ouvre Un chien andalou par une agression sans "récédent pour le dérégler. Dans un second temps, l'analyse d'autres exemples
dans l'histoire du cinéma, est a cet égard emblématique. Fidele a ses permettra de compléter l'exploration et de donner quelques reperes
origines surréalistes - comme le rappellent régulierement la plupart de supplémentaires sur l'extension et la portée des usages transgressifs
ses commentateurs -, Bunuel semble s'opposer avec constance aux du son chez Bunuel.
conventions et aux regles. Autre moment légendaire significatif de
cette attitude, l'anecdote qui veut qu'apres avoir laissé son opérateur­
Gasbriel Figueroa - mettre au point un superbe plan pour la fin de Los

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Le role du son dans la construction et le déreglement du sens : tres sensible rupture de genre s'accompagne d'une rupture stylistique
les reves du Charme discret de la bourgeoisie. également nette. Pour ce qui est de l' image, cette rupture conceme
l'apparence des personnages (le visage de l'amant assassiné est tout
Le Charme discret de la bourgeoisie raconte, comme on sait, ensanglanté, la mere a de longs cheveux défaits et une grande robe
l'histoire de six personnages en quete d'agapes, tentant de mener a blanche), la lumiere (les plans sont tres sombres) et le montage (plus
bonne fin un repas de gala que viennent compromettre diverses synthétique et plus allusif que dans les autres séquences).
péripéties, du malentendu le plus anodin (l'hote s'est simplement Le son participe de cette rupture stylistique grace a plusieurs
trompé de date) aux agressions les plus radicales (les amis finissent traits convergents.
dans une mare de sang, mitraillés sans détails par des gangsters surgis En premier lieu, les bruits que le film donne a entendre sont liés a
on ne sait d'ou). Cette action principale est agrémentée de diverses une thématique fantastique, fort traditionnelle au demeurant. Il s'agit
actions secondaires (par exemple, l'éveque du diocese vient se faire d'abord du tic-tac de l'horloge, qui fait bien sur référence au temps,
embaucher comme jardinier). D'autre part, le film introduit dans le theme dont le dialogue souligne l'importance (<< ton pere l'a tué en
récit principal - a priori réaliste - divers épisodes fantastiques ou duel il y a longtemps » dit la mere) et que met en relief a contrario la
imaginaires. L' examen de deux ou trois de ces épisodes va nous négation dont il est l'objet dans le récit (le temps semble en effet
permettre de saisir les principes de la stratégie bunuélienne et de n'avoir eu de prise ni sur la mere, toujours jeune et belle, ni sur son
préciser la place qu'y joue le son. sanglant amant). Autres sons empruntés a une panoplie fantastique
classique : les grondements du tonnerre (accompagnés d'éclairs) qui
Le récit fantastique du lieutenant de cavalerie. associent a l'agonie du pere assassiné le déchainement des forces
Dans un salon de thé, les trois bourgeoises du film rencontrent un naturelles.
jeune homme qui se présente comme «Hubert de Rochecachin, Ces sons, qui renvoient donc a une thématique fantastique
lieutenant de cavalerie », et entreprend, d'une fayon passablement d'autant plus marquée qu'elle est tres stéréotypée, font d'autre part
incongrue, de leur raconter son « enfance tragique ». On voit donc, la l' objet d'un traitement particulier. Notable est le relief des bruits,
veille du jour ou l'enfant doit entrer au college militaire, le fantome isolés et amplifiés (cela est tres frappant par exemple pour le tic-tac de
de sa défunte mere venir lui demander d'empoisonner son pere, qui l'horloge). Plus remarquable est la combinaison des images et des
n'est pas son vrai pere. Le fils obéit et le pere meurt dans d'atroces paroles, dont le rapport est insolite dans le film: lorsque la mere parle
souffrances. a son fils, on ne voit pas bouger ses levres (cette configuration se
Introduit par un travelling avant sur le narrateur qui commence a trouve déja dans le célebre reve de Los Olvidados).
raconter, conclu par un travelling arriere symétrique, le récit est Ces traits relatifs au son s'ajoutent aux marques de l'image et du
clairement présenté comme un récit au second degré, lié a la récit pour désigner l'épisode comme différent du reste du film. Il est
subjectivité d'un personnage. Complémentairement, le monde qu'il clairement caractérisé comme subjectif et fantastique, par opposition
évoque se différencie nettement de 1'univers diégétique - bi:mrre mais au récit réaliste raconté au premier degré qui a été la regle jusque-Ia.
réaliste - présenté jusque-Ia par le film. Ce monde est en effet a la fois Au total, le film construit donc un systeme cohérent de
merveilleux (au fantome de la mere s'ajoute bientot celui du vrai significations qui puise dans la convention pour dessiner un fort
pere) et mélodramatique (l' amant tué en duel par le mari trompé est contraste entre le réel et l' imaginaire et permettre au spectateur de les
finalement vengé par le fils adultérin). Le récit mobilise en outre une distinguer sans doute possible. Le choix et le traitement des sons
thématique tres ostensiblement oedipienne (ainsi, avant de tuer son contribuent sans conteste a la construction de ce systeme.
pere, l'enfant écrivait sur un miroir« maman, je t'aime »). Enfin cette

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Ils contribuent de meme a son déreglement. L'analyse d'un autre gifle, finalement l'ambassadeur abat le colonel- son hote - de trois
moment du film va perrnettre de préciser comment. coups de revolver. Rupture brutale: un nouveau personnage se
réveille, réitérant le "ce n'était qu'un reve". Ce second réveil porte le
La réception chez le colonel : les surprises d'un reve a double brouillage du systeme a un point extreme, ou l'indistinction devient
fondo totale entre imaginaire et rée1. En effet, en meme temps que la
Notons d'abord que les séquences qui suivent le récit du brusque rupture du réveil réaffirrne avec force leur différence, la
lieutenant viennent confirrner et renforcer l' opposition entre réel et disparition de toute marque distinctive stable interdit tout tracé de
imaginaire : nouvelles mondanités et nouveaux contretemps du coté frontiere assuré et empeche donc de savoir avec certitude ou
du réel, et du coté de 1'imaginaire, nouveau récit onirique (cette fois­ commence le reve.
ci c' est un sergent qui raconte a un cercle de militaires le reve "tres A ce déreglement concerté, le son apporte une contribution
sympathique" au cours duquel il a retrouvé sa mere aux enfers). Se notable. Comme l' ensemble des éléments du texte filmique, il obéit en
retrouvent dans ce reve les marques thématiques et stylistiques déja effet a ce moment du film a une logique aberrante. Il contribue a
repérées dans le récit du lieutenant (ainsi, sur la bande-son, le glas caractériser les deux réceptions tour a tour comme "réelles"
sonne avec un relief saisissant). (dialogues et bruitages ne se distinguant d'abord en rien de ce qui a
Referrnée cette parenthese, les six héros sont invités par leur ami été jusque-Ia la norrne de la réalité), puis comme "revées", avec un
colonel. A priori, le spectateur situe cette réception du coté du réel. tres fort soulignement final de l'opposition entre réel et imaginaire.
D'une part en effet, elle s'insere dans la série des repas manqués qui a Le moment ou les deux réceptions basculent dans le cauchemar
constitué jusqu'alors la réalité diégétique. D'autre part, elle ne est notamment marqué chaque fois par une spectaculaire
reprend aucune des marques thématiques ou stylistiques qui ont transforrnation du son. La premiere fois, les trois coups qui précedent
précédemment caractérisé l'imaginaire, et cela en dépit d'llJ~" l'ouverture du rideau participent du coup de théatre. L'effet est
bizarrerie manifeste (les invités se retrouvent finalement dinant sur ensuite parfait par le contraste total entre les vociférations du public
une scene de théatre, sous les huées d'un public hostile). hostile et la douce musique qui baigne le réveil de Jean-Pierre Cassel.
Intervient alors une rupture brutale : le personnage joué par Jean­ De meme les trois coups de feu qui concluent la deuxieme réception ­
Pierre Cassel se réveille dans son salon, et le spectateur comprend que rime sensible avec les trois coups du théatre - sont le premier indice
l'épisode précédent "n'était qu'un reve". Le réveil constitue un signe du basculement de l'épisode dans l'imaginaire. Basculement accentué
indubitable du caractere imaginaire de la scene du théatre, d'autant ensuite pour ce qui est du son par le contraste entre les tonitruantes
plus péremptoire que la situation du réveil en sursaut est parfaitement détonations et le dialogue posé qui accompagne le demier réveil.
conventionnelle (et assez peu vraisemblable ici). Mais ce signe fort Bunuel joue donc ici du son - comme des autres composantes du
vient perturber le systeme d' opposition précédemment mis en place film - avec une rigueur sans défaut. Il l'integre de fa<;on tres précise
entre réel et imaginaire, dont les marques distinctives ont cessé d'etre dans cette stratégie de construction-déconstruction des significations
pertinentes. \ qui aboutit a un brouillage définitif du sens et accule le spectateur a
La suite vient répéter et parachever ce brouillage. Que se passe-t­ une interrogation sans recours sur ce qui d'ordinaire fonde ce sens
il en effet? Le récit nous offre d'abord une nouvelle version de la (l'opposition par exemple entre la cohérence du réel et l'incohérence
réception chez le colonel, qui conjugue de fa<;on troublante contrastes du reve).
et ressemblances avec la premiere. Le décor et l'ambiance sont Divers autres exemples, que je traiterai de fa<;on plus rapide,
differents, mais les costumes et les accessoires sont les memes et la peuvent perrnettre de repérer a la fois d'autres éléments de la "palette
réunion tourne pareillement au cauchemar. Conspiration, insultes, sonore" du cinéaste et d'autres directions de son questionnement.

110
111
logique que nous avons déja vue a l'oeuvre dans les exemples
De quelques autres aberrations syntaxiques et fantaisies précédents, dans une stratégie tres précise de déqualification des
sonores. éléments signifiants qui provoque le brouillage du sens.

Jeux de voix Sur la voix toujours, un autre exemple intéressant se trouve dans
Au début du Fantóme de la liberté, un épisode historique qui se Cet obscur objet du désir. Le héros du film (a supposer qu'on puisse
passe a Tolede en 1808 et "s'inspire d'un conte de Gustavo A. le désigner par ce terme) est un bourgeois franyais d' áge mur. Il est
Becquer, poete romantique espagnol", raconte comment un capitaine interprété par Fernando Rey, acteur familier de Bunuel (qui joue par
de l' armée napoléonienne accumule transgressions et sacrileges exemple dans Le Charme discret de la bourgeoisie), doublé pour
jusqu'a provoquer l' intervention surnaturelle de la statue d'un l'occasion par la voix de Michel Piccoli. A un premier niveau, ce
chevalier vengeur. L' épisode, présenté d'abord comme "1' action du doublage peut sembler motivé par un souci de vraisemblance et de
film", se révele finalement etre un récit lu par une bonne d'enfants réalisme : Fernando Rey parle franyais avec un accent étranger, qui
parisienne al' époque contemporaine. Dans cette requalification de la convient tout a fait pour les personnages hispaniques mais aurait été
narration, qui se révele si radicale qu' elle remet en cause les bases du genant chez le tres franyais Matthieu Faber.
pacte narratif, 1'utilisation de la voix joue un róle intéressant. S'en tenir a des considérations de vraisemblance serait cependant
Qu'est-ce a dire exactement ? méconnaitre un fait important : al' époque du film, les voix des deux
La requalification s' opere en plusieurs temps. Dans un premier acteurs étaient pour beaucoup de spectateurs tres reconnaissables, du
temps le récit, ou viennent de survenir diverses ruptures (avec par fait a la fois de leur célébrité et de ce qu' on pourrait appeler leur forte
exemple le passage d'un ton initial grave a un comique presque personnalité vocale (Bunuel du reste a souvent utilisé des acteurs a la
grossier), se trouve soudainement agrémenté d'une voix off (plus voix et a la diction marquées, par exemple Claude Pieplu - la voix des
exactement d'une voix over) dont le surgissement intempestif Shaddocks - ou Delphine Seyrig). De ce fait, le doublage est tres
souligne les ruptures narratives, tout en étant lui-meme souligné par nettement perceptible et le spectateur entend bien que Fernando Rey
un ensemble convergent de traits atypiques. La voix est en effet trop parle avec la voix de Michel Piccoli. Certains ont meme regretté ce
incarnée pour une voix off: voix féminine a la diction malhabile, elle qu'ils ont perc;u comme une "erreur de casting". Mais pour interpréter
fait écran au récit plus qu' elle ne le porte. Ces caractéristiques comme une erreur cette configuration particuliere, il faut mésestimer
déplacées, sensibles des la premiere intervention de cette voix off, la rigueur de Bunuel. Car l'hybride que constitue Fernando-Rey­
s'accentuent lors de sa deuxieme intervention. A ce moment, son parlant-avec-la-voix-de-Michel-Piccoli est a rapprocher de la double
volume augmente notablement et la maladresse de la diction est si interprétation du personnage de Conchita par Angela-Molina-Carole­
grande qu' elle en vient a compromettre totalement le récit : la Bouquet. Dans les deux cas, le spectateur se trouve confronté a un
narratrice bute sur un mot, dont elle détache péniblement les syllabes rapport entre personnage et acteur qui contredit la pratique usuelle.
(<< le pa-ra-pher-na-lia ))) avant de s'arreter définitivement ~e raconter Cette contradiction remet en question l' identité personnelle telle
(<< qu'est-ce que c' est le para-phernalia? C'est une herbe qui sent qu' elle est habituellement conyue. Qui est Matthieu? Qui est
bon ? ))). Parallelement, image et récit viennent confirmer ce qui Conchita? Pourquoi chacun d'eux est-il double ?
n'était encore que suggéré en signifiant clairement le changement On voit comment ici le déplacement d'un élément sonore (la voix
d'époque et de niveau de récit. de l'un sur le corps de l'autre) qui pourrait paraitre anodin (la pratique
Bunuel joue donc ici sur des caractéristiques tres simples et tres du doublage est extremement répandue) participe d'une perturbation
repérables de la voix (diction et volume) et les integre, suivant la

112
113

plus générale des agencements attendus, qui conduit encore une fois L'apparition de la Vierge
au brouillage du sens. La scene cette fois se passe dans la foret, a la tombée de la nuit et
présente deux jeunes gens. Peu de temps auparavant, nous avons vu
Fusillades et belements : le bruit des miracles dans La Voie l'un d'eux, Rodolphe, commettre un sacrilege envers la Vierge Marie,
lactée. en tirant avec son fusil de chasse sur un chape1et trouvé par hasard.
Présentement, les deux personnages conversent, assis sur une souche
La Voie lactée, qu' on peut présenter comme une sorte de d'arbre. Soudain, la foret s'éclaire, une musique céleste se fait
"documentaire sur les hérésies", s'appuie sur le récit d'un pelerinage a entendre et la Vierge Marie apparait. Avec son doux sourire et sa
Saint-Jacques-de-Compostelle pour faire un inventaire des errements longue robe bleue, elle est en tout point semblable a la représentation
du christianisme a travers les ages. Le film opere a plusieurs reprises qu'en donnent les images pieuses. Elle tend a Rodolphe un chapelet ­
de légers déplacements dans l'agencement des sons qui viennent qu'il prend - puis disparait, en meme temps que la lumiere et la
perturber gravement le fonctionnement du discours. Bunue1 prolonge muslque.
ici son jeu sur l'imaginaire en y intégrant une catégorie Miracle ou hallucination ? Rodolphe penche pour le miracle, son
spécifiquement religieuse : le miracle. Voici deux exemples compagnon pour l'hallucination (<< on est tellement fatigués »). Bien
particulierement savoureux de ce jeu. sur, ils l'ont vue et entendue tous les deux, et il y a le chape1et qu'elle
a donné. Mais si, dans la scene du pape, les salves de la fusillade
Le pape fusillé imaginaire étaient pen;ues au-dela des frontieres du reve, le meme
Une des scenes de La Voie lactée présente le pique-nique de fin débordement peut se produire ici. Le précédent de la fusillade rend la
d'année d'une école privée. Le cours de la séquence est a plusieurs question indécidable.
reprises interrompu par des plans tres rapides d'un groupe en armes. D'autant qu'un autre détail de la bande-son ajoute au déreglement
Le sens et le statut de ces plans, d'abord passablement obscurs, logique du systeme. Pendant l'apparition de la Vierge, les
semblent devenir tout a fait clairs lorsque l'un des personnages­ caractéristiques du son sont tres remarquables. Le dialogue
Jean - explique : «J'imaginais qu'on fusillait un pape» (ce qui s'interrompt (les personnages se sont tus). On entend la musique
correspond a ce que l'image vient de montrer). Un détail cependant "céleste", suave et tres présente, et, tres présent également, des
fait probleme : le bruit de cette fusillade n'est pas réservé au seul belements qu'on peut considérer comme un bruit de fond,
reveur. Il déborde sur les images du pique-nique et - fait tout a fait vraisemblable vue la localisation de la scene (il y a sans doute un
surprenant - les voisins de Jean l'entendent également. Quel est donc troupeau de moutons dans les environs). Mais quand la Vierge
cet imaginaire qui dépasse les frontieres du sujet? L'anomalie vient disparait et que s'évanouissent avec elle lumiere et musique, les
ici mettre en cause une caractérisation simple et usuelle de belements disparaissent aussi, avec la meme soudaineté. Pourquoi ?
l'imaginaire (chacun a ses images - avec leurs sons - dans sa tete). Mystere ! Si l'association de la musique a l'apparition miraculeuse est
Elle compromet par la, comme dans Le Charme dis~et de la parfaitement (voire trop parfaitement) lisible, dans sa correspondance
bourgeoisie, la possibilité d'identifier avec certitude ce qui releve de totale avec les conventions de la représentation religieuse,
l'imaginaire. Elle participe de la construction sur l'ensemble du film l'adjonction des belements constitue indubitablement une­
d'un systeme proprement aberrant, dans lequel s'integre aussi le savoureuse - anomalie. L'impertinence de ce commentaire animal
miracle qui constitue notre second exemple. transforme un agencement sonore par ailleurs sursignifiant - voire
caricatural -, en un agencement aberrant.

114 115
L'aberration cependant condamne le récit au non-sens : il n'y a ministre de l'intérieur, puis par un commissaire de police lorsqu 'ils
pas d'explication vraisemblable satisfaisante. Elle marque ordonnent qu'on reHiche l'ambassadeur et ses amis, enfin arretés pour
l'intervention d'une instance de discours supérieure qui fait irruption leur trafico Ce dernier épisode souligne le masquage sonore avec une
dans la narration et vient en briser le cours. Transgression précise et spectaculaire insistance. Car non seulement le procédé est employé
cependant discreteo Bunuel se moque. trois fois coup sur coup, ce qui en accuse l'invraisemblance, mais les
Ce dispositif est a la fois proche et différent des jeux que nous sons amplifiés deviennent de plus en plus "surréalistes" (la troisieme
avons décrits précédemment. Un simple détail de la bande-son - ou ce fois, il ne s'agit plus de bruits de moteur mais du bruit devenu
qui peut sembler un simple détail - vient perturber le rapport attendu assourdissant de la machine a écrire du commissariat). Fait
entre les instances de discours. Le "commentaire de l'auteur" a quoi remarquable également, apres la premiere série d'explications, le
renvoient finalement les belements intempestifs est déplacé dans le commissaire fait répéter le ministre (<< Pardon ? Excusez-moi, je n'ai
contexte ou il apparait. pas entendu. Comment vous ne m'avez pas entendu? Pourtant je
De semblables commentaires impertinents peuvent aussi parle clairement ») et ce dialogue introduit sur le statut de l' incident
perrnettre d'ouvrir d'autres questionnements. Nous allons en donner sonore une incertitude qui contribue a le mettre en valeur (une fois au
pour finir un exemple, en considérant une série de scenes du Charme moins le spectateur n' est pas le seul a ne pas entendre. Et les autres
discret de la bourgeoisie ou le traitement fantastique du son conduit le fois ?).
spectateur a s 'interroger sur les rapports entre réalité et fiction. Le procédé sur lequel Bunuel propose ainsi une série de
variations qui en amplifient l'effet mime donc la censure. Il renvoie a
Cinq cas de censure dans Le Charme discret une instance de discours extérieure - et supérieure - qui affirrne son
pouvoir sur ce qui peut etre dit et entendu.
A cinq reprises se produisent dans Le Charme discret de la Cependant cette censure est sans effet : dans la premiere scene, la
bourgeoisie des phénomenes sonores qui évoquent des procédés de réponse est répétée de fa90n tout a fait audible (il s'agit de
censure. La premiere fois, c'est au cours d 'une scene qui réunit les « l'ambassadeur des États-Unis »). Dans les autres scenes, on n'a pas
trois hommes du groupe des "bourgeois". Le tres distingué vraiment besoin d'entendre pour comprendre de quoi il retourne.
ambassadeur de Miranda livre a ses amis la drogue qu'il a transportée Cette censure est d'autre part sans objet, puisque nous sommes dans
dans sa valise diplomatique. Tout en déballant sa marchandise, illeur un film de fiction. Or le contrat de la fiction stipule qu'elle ne
révele qu' on a récemment arreté un ambassadeur «avec quarante présente ni événements ni personnes "existant ou ayant existé". Mais
kilos de cocai'ne ». « Quel ambassadeur ? » lui demande le personnage justement, est-ce si sur? En plaquant avec humour sur un texte de
joué par Paul Frankeur. Pendant la réponse le bruit de fond (un bruit fiction un procédé logiquement et socialement associé a des discours
de moteur) enfle soudainement, de fa90n aussi passagere et des locuteurs du monde réel, Bunuel jette sur le statut de sa fiction
qu'invraisemblable, et couvre ses paroles. Censure? Ce masquage un doute qui ne peut que renvoyer a de contradictoires évidences.
intempestif rappelle bien sur les divers procédés 'mployés, Bien sur, tout cela est pure imagination. Mais bien sur aussi tout cela
notamment a la télévision ou dans le documentaire, pour supprimer ou ressemble beaucoup a la réalité.
rendre inaudibles les mots ou propos indésirables.
Or on le retrouve plusieurs fois dans la suite du film. La meme Conclusion : petits dérangements avec les sonso
amplification soudaine du bruit de fond vient couvrir en effet d'abord
les propos tres probablement "subversifs" d'une jeune « Le90 ns de syntaxe chez Bunuel » annon9ait le titre de ce texte.
révolutionnaire, ensuite le discours de la "raison d'état" tenu par le Au terrne de la rapide exploration que nous avons menée, il semble

116 117

possible de décrire assez clairement la stratégie de Bunuel en maitre


des "effets sonores". Références bibliographiques
Les combinaisons qu'il élabore jouent sur une palette sonore
composée de sons dont la caractéristique premü~re est d'etre des sons Luis Bunuel, Mon dernier soupir, Paris, Robert Laffont, 1982

signifiants. Ils sont en général tres manifestement "figuratifs" (ainsi Ado Kyrou, Luis Bunuel, Paris, Seghers, Cinéma d'aujourd'hui, 1970

les belements de moutons ou les tic-tac d'horloge) et renvoient a des Marie-Claude Taranger, Luis Bunuel. Le jeu el la loi, Paris, PUV,

codifications fortes, voire a des conventions marquées. La musique 1990.

céleste par exemple est le pendant sonore du costume sulpicien de la


Vierge Mane ou des visages sanguinolents des spectres.
De ces sons codifiés, Bunuel se sert de deux manieres
complémentaires. D'une part il les place de fa~on a élaborer des
constructions cohérentes et efficaces (ainsi "reve" et "réalité" ont-ils
d'abord des caractéristiques opposées). D'autre part il les déplace de
fa~on a dérégler les constructions élaborées et a brouiller ou interroger
les significations qui auraient d(¡ en découler. Les exemples étudiés
nous ont permis de mesurer la précision et l' efficacité de ces
déreglements.
L'invention sonore de Bunuel est donc de l'ordre de la syntaxe.
C'est en combinant les sons a contre-code et a contre-sens qu'il opere
cette transgression dont nous avons décrit les modalités et les effets.
Sont ainsi mis en oeuvre sur une bande-son trop rarement explorée
dans cette perspective les príncipes surréalistes qui commandent des
pratiques mieux connues comme le collage et le "cadavre exquis".
Cette combinatoire sonore a effet transgressif participe de la
stratégie générale par laquelle Bunuel interroge non seulement les
fausses évidences et les valeurs re~ues mais aussi les fondements du
discours (par exemple le vrai et le faux) et de la pensée (par exemple
l'identité). Elle peut aussi nous instruire a contrario sur les rapports du
son et du sens et sur le róle du premier dans l'élaboration du second.

118 119

Le labyrinthe sonore de L 'Enfance d']van

Aurélio Savini

Introduction : le cinérna cornrne labyrinthe sonore

La guerre, comme le labyrinthe, déstabilise nos senso Entre


crépitements et silences, la réalité vacilleo Le soldat marche lentement,
scrute l'horizon, hésite, tend l'oreille, s'arrete, se cache, reve a un
ailleurs et a un autre tempso Ne devient-il pas cet "¿lre perdu", décrit
par Gaston Bachelard ? : -~--_.

« Et quelle concrétion du langage nous fait employer le meme


mot pour deux expériences si diverses : perdre un objet, nous perdre
nous-memes ! ('00) Qui nous dira les perspectives de l'etre perdu ? Est­
ce la bague, ou le bonheur, ou la moralité? Et quelle consistance
psychique quand c'est et la bague, et le bonheur et la moralité ! De J
meme l'etre dans le labyrinthe est a la fois sujet et objet conglomérés
en etre perdu. C'est cette situation tYeiq~~_..2~_L~!!~ ..p.~!.~~~..9.l;l~~}lg!!~.
revivons dans le reve labyrinthiqueo Se perdre, avec toutes les
émotions que cela implique, est donc une situation manifestement
archalque »122
Autrement dit, le labyrinthe est producteur d'imageso Et sa
\
"figure" typiquement cinématographique, dans la mesure ou la mise
en scene découpe un espace-temps qui se traduit pour le spectateur
par une vision partielle et une éS.9JJ.te....s.é.kctive, contrólant ainsi son
attentiono Un metteur en scene inventif, tel le jeune Tarkovski, jouera

122 Gaston Bachelard, La Terre el les reveries du repos, José Corti, Paris, 1974, p.
212.
121
TCA.t ~D í rol ~ '- ¡. 0Jv\
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de cette fragmentation pour proposer une approche neuve du monde personnage et le spectateur. Ces moments de pause apparente peuvent
des sensations. Dans cette optique, le labyrinthe est une figure méme servir de matiere a la narration, ce qui pemlet a Tarkovski
moderne. « d'exprimer sur elle (la guerre) une vérité nouvelle, dans une
surcharge de tension nerveuse, el peine perceptible ti la surface des
Notre analyse repose sur une tentative de nomination des formes événements, comme une vibration souterraine ))124. Plus qu'un film de
sonores et sur le repérage des effets audiovisuels de la mise en scene guerre, L'Enfance d'Ivan -est I'histoire -Jiüñ--pe¡-sonnage en "état" de
par l'étude des éléments déterminants qui se présentent a l'reil et a guerre, tendu vers un espace de confrontation, car déterminé par un
I'oreille (ce "/abyrinthe interne" nous dit le dictionnaire) du souvenir lié a la mort. Peu a peu, on comprendra qu'Ivan est un jeune
spectateur; il s'agit de prendre en compte le processus de orphelin a qui I'on confie des missions de renseignements derriere les
transformation de l'image et du son qui va produire une certaine lignes ennemies. Sa mere a été tuée par des Allemands, devant lui. Ce
traumatisme en méme temps psychologique et audiovisuel, opposé
[ impression. Elle s'appuie sur l'étude du pré-générique de L 'Enfance
d'Ivan (1962) ou Andrel Tarkovski nous montre un enfant en é!at aux souvenirs d'une enfance joyeuse, semble avoir décuplé les
d'éS?u!~, tandis que se déploient de maniere répétitive des lignes
pouvoirs de son systeme auditif qui devient des lors un élément vital
du repérage de sa mémoire et de son environnement. Au cours de ce

~
üsicales et des bruitages souvent~.,~!tºécaIage javeE'1es sons directs
trádifíüññeTIemenfáttendus. Ces choix de mise en scene permettent de, prologue, le personnage d'Ivan multipliera les réactions devant les
eformuler la topographie (de "re-territorialiser" dirait Deleuze) sel( 'd vibrations sonores aériennes puis terrestres, passant, au cours des
une démarche personnelle de réalíSáiíün':""-"" '.-~.-"-.""-.-. deux séq;eoces:<run visage littéralement porté par quelques notes
tenues aux regards pen;ants provoqués par les claquements ou les
« Sans sélection des sons, le film est comme muet, car il n'a pas notes sourdes, comme retenues.
d'expression sonore qui lui soit propre (...). Il suffit d'enlever les sons
réels du monde qui est représenté a l'écran, et de les remplacer par des L'architecture. dramatiqlledu film se traduit par un récit au
sons étran~s, ou encore de les distordre et qu'ils n'aient plus de présenriñteITómi)ltoü"enc~Jrrp~rquatre séquences de réve, qui se
iáppori direct. avec. l'image, po'urqüeIeIilm se mette a sonner, a réferent au passé de I'enfant. Cette double structure est annoncée des
rtravers une résonance » 123
--""",-.~ .._"_,_,,,."."""""'~""~~-""''''''''''--''or.'_. le pré-générique. Le film débute en effet par deux séquences tres
contrastées qui forment la matrice du film (22 plans en 5'26"), qui
exposent dans le champ hyper-réaliste I'obstination de la vengeance,
Un personnage "réactif" déterminée, dans le champ du réve par le souvenir hyper-radieux de
l'enfance. Ainsi, on a d'abord une séquence de réve (plan 1 a 15),
Andrei Tarkovski aime placer ses personnages en état de totale lumineuse, légere, pleine de profondeur ou les sons réels sont peu
disponibilité physique, quitte a les perdre dans la Zone (Sta/ker, 1979) présents : un enfant joue librement au milieu de la nature ; puis une
ou a les confronter a la guerre dans L'Enjance d']van ; le my~ere ou le séquence réaliste (plan 16 a 22), sombre, ou l'espace se révele
danger se manifestent alors par petites touches, comme sur le tableau mena<;ant (on entend des grincements et des détonations), les sons
du peintre. Cela donne lieu a des scenes 011 le dialogue se raréfie, mais réels sont ici tres présents : le méme enfant sort d'un espace exigu (un
ou pourtant les infomlations visuelles et sonores 'Se 'muitiPli'ent pour le moulin), puis traverse une vaste étendue tres lentement. Ces deux

123 Andre! TARKOYSKl, Le Temps scellé, Ed. de l'Étoile/Cahiers du cinéma, 124 Andre! TARKOYSKI, Le Temps scellé, Ed. de I'Étoile/Cahiers du cinéma,
1989, pp 147-148. 1989, p.20.
122 123
- 1~t"t;(o I
o. rt.~. $.() "" ,
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~~.) - ~ "A.x··J. . . · t
~Lo &t. ;q',~ "
séquences nous apparaissent entre deux fondus au noir, et sont reliées d'araignée et d'un tronc d'arbre mince comme son corps. Le cadre,
par un cri d'effroi de l'enfant (qui n'est pas encore "Ivan"). "débordant" de nature, bouche la profondeur.

La liberté aérienne. Au moment ou l'enfant sort du champ, débute progressivement un


motif musical lyrigue, composé de plusieurs instruments (notamment
Dans la séquence de reve, les signaux de l'environnement sont son-fIfite et son-harpe), sur un tempo peu rapide mais aux attaques
des sources de joie, se laisser "guider" par des sons (un coucou) et des franches et dynamiques. Sur ce motif musical évoquant l'espace, la
images (d'animaux) est un plaisir; au contraire, dans la séquence caméra effectue un travelling vertical le long de l'arbre ; en s'élevant
réaliste, les signaux de l'espace environnant sont des sources de vers l'espace céleste, grace a la montée du motif musical, la caméra
danger dont il faut s'éloigner. découvre l'espace horizontal de la végétation lumineuse et
surexposée; la profondeur, ou réapparaít l'enfant, est maintenant
Ainsi, un son, en l'occurrence le cri d'un coucou - constitué par visible. Le caractere libre, paradisiaque, et déja onirique de cette
trois séries de deux impulsions, de faible intensité mais régulier, élévation est renforcé par la suppression d~s _bruits diégétig.ues, bruits
intemporel- précede l'exposition diégétique. Ce cri débute en effet de J?,~Ql!,,9mQ.ueJllents.,de..JeuiJJªg~:J=e motif musical lyrique, aérien
sur l'image de la statue symbole de la production Mosfilm, au moment (díun registre assez étendu, notamment dans les aigus) qui creuse
précis ou celle-ci, d'abord de profil, se tourne vers nous, comme si le l'espace est associé aux trois plans suivants : deux plans d'animaux (la
couple de la statue se dirigeait vers le point d'émission du cri off du tete d'une chevre en gros plan "bougé" et le vol d'un papillon) et un
coucou, qui demeurera un son "aeousmatique" durant toute la plan de l'enfant courant dans le champ, semblant attiré par ce papillon.
séquence d'ouverture. Meme une statue cherche a se repérer (se Ce motif musical est donc bien associé au monde naturel, végétal, ~
libérer?) dans ce labyrinthe sonore... Pour Pierre Schaeffer, ce type animal, aérien.
de son, que I'on entend sans voir les causes dont il provient, constitue
' une véritable "expérienee initiatique" dans la mesure ou « e'est Le plan 4, ou l'enfant court, perrnet un élargissement de I'espace
11 /'éeoute el/e-meme qui devie"ñll'arlgine du phénomene a étudier »125. par un travelling latéral, qui succede a l'effet de profondeur
Origine ou point de passage temporaire ? Il nous appartient, dans un précédemment évoqué. Au plan 6, la musique change au moment ou
premier temps, de caractériser précisément ces sons pour mieux en l'enfant suit du regard le papillon ; c'est une musique suspendue, au
apprécier leur effet transforrnateur, dans un second temps. Le cri registre peu étendu, au rythme régulier qui évoque l'apesanteur et le
continue pendant le premier fondu au noir et au début du second plan, reve. Encore une fois, c'est une pure attirance audiovisuelle qui
on découvre un enfant de face (comme le couple de la statue) qui suscite le déplacement, comme si l'enfant acceptait de se laisser
semble également chercher le point d'émission de ce cri ; cadré en guider par une Ariane faite d' "iIlWg~§"I',9n9¡~,s.". Cette musique se
plan tres rapproché, on le voit tendre I'oreille et regarder dans poursuit auptañ"'i-~ll'S'sócíé'''au'~'~rdu papillon) et 8, quand l'enfant
différentes directions, c'est bien son systeme audiovisuel qui ~e trouve nous apparait en apesanteur, le paysage défilant derriere lui comme
mobilisé. Cet enfant nous est apparu des ce second plan lié a la nature s'il volait, dans une légere ascension ; au plan 9, la descente sur terre,
"éternelle" : il est entouré de branches, placé a cóté d'une toile le registre est encore moins étendu, le rythme plus rapide ; au plan 10,
la musique diminue progressivement en intensité pour laisser
réapparaitre le cri du coucou toujours "invisible". En meme temps
réapparaít l'enfant, a la suite d'un travelling frólant une paroi
125 Píerre Schaeffer ; Traité des objets musicaux, essai interdisciplines, Seuíl, rocheuse, l'oreille tendue (il est une nouvelle fois cadré en plan tres
París, 1966, p. 91-92.
124 125
rapproché comme au second plan), cherchant, comme au début du : on a maintenant un plan rapproché de la mere qui regarde hors­
film, le point d'émission du cri du coucou. champ, c'est bien elle qui se trouve en danger. Les notes qui se
répétaient s'interrompent, on a un léger silence, puis la mere leve les
Cette musique "en suspension", en apesanteur, s'est donc yeux, surprise par un danger qu'elle n'aura pas le temps d'esquiver.
développée sur cinq plans, avec une variation légere d'intensité pour
la montée et la descente de l'enfant, 'gria!jºn.JS,gere pour ne pas Au moment ou la mere leve ses yeux vers le hors-champ (plan
rompre l'aspect onirique. La encore, cet ~fi~t.d'ªp~~~n!~J!I, et de reve, 15), le son semble se tordre avec une forte réverbération, tandis que la
st renforcé par l'annulation de tout bruit réel traditionnellement caméra bascule sur elle; elle parait frappée par un'crépitement sonore

O attendu (bruit du feuillage et du vent), a l'exception notable des deux


'res de l'enfant entendus tres proches, avec, sur le premier rire, un cri
d'oiseau, tres court: é.!I.ªgg~..J?2i~t.~e synchronisatJs~n,~t~.~ ..g~yJC cris
pouvant rappeler le bruit d'une rafale de mitraillette:-crñ'eñteñ(f~eñ­
meme temps l'enfant crier "Ma. /" avec une forte réverbération qui se
poursuit sur le plan 16, c'est-a-dire ce qui va apparaitre comme la o.,.
(l'un in; l'autre hors-champ) "en vol", comme si cette joie de l'enfant réalité, le présent du récit. La fracture temporelle a donc été suggérée (
répondait a la be~1.l!S.~JE~~~9!!~.,,~~~.~I.~~~.n.ts mlt!Jrels (végétation et par une distorsion sonore et visuelle (déformation de la perspective au l
animaux). ... moment du'tnüuvemerifcÍrcUfalfttJe la c a m é r a ) . · . J

Par la suite, le premier motif musical lyrique réapparait au


_ _ _ _ ... _ . " '..I ( "•• ~".~.~,•• " .." . , ' " " " ' ' ' _•• _ _'_,._'''_~~c,.,.,"".,.
Le ehoc terrestre
moment ou un rayon de soleil traverse l'écran (plan 11) ; ce motif est
donc une nouvelle fois associé a une ouverture de l'espace ; au meme Ce cri d'effroi relie brievement le plan 15 (le reve) et le plan 16
.. moment l'entant regarde vers le cielo Le motif change d'intonation (la réalité) : l'enfant se réveille brusquement, sa tete nous apparaissant

Ii (renforcement de la joie lyrique par l'augmentation du nombre


d'instruments) quand l'enfant se retourne (fin du plan 12) et se dirige
1 (début du plan 13) vers sa mere qui vient de poser un seau d'eau. La
au premier plan; surtout, comme dans les plans de reve, il tend
l'oreille. Mais maintenant c'est l'oreille espionne qui est a l'reuvre. Par
la suite, on comprendra qu'Ivan était parti espionner les lignes
\ ~améra le suit puis s'immobilise et l'enfant s'agenouille pres du seau. ennemles.
\.AU cours de ce plan 13, le cri du coucou réapparait, alors que la
musique diminue d'intensité et change de registre: on n'a plus que Ainsi, il per90it cette fois des bruits matériels : craquements de
quelques notes qui se répetent, produisant un effet de vectorisation, de planches, grincements, frottements. Ces bruits hors-champ semblent
suspense, de prévision : on attend et craint quelque chose. Au plan 14, peupler l'espace autour du moulin ou il s'était endormi. Cette menace
l'enfant prononce pour la premiere fois des paroles : "Maman, tu as sans visage est confirmée par des sons off, des impulsions
entendu le coucou?"o On pressent que ce cri du coucou restera désordonnées (son-roulement de tambour, notes de piano), Cette {l
associé a ce souvenir maternel (le cadrage en plongée sur lui pla9ant ambiance sonore lourde, terrienne (les impulsions pouvant figurer des .
clairement le ventre maternel en amorce) et a cet~ nature bruits (fe PáSmerur9añlsT~···ñratérielle (bois) du réel s'oppose a
paradisiaque ; étrangement, magiquement, un arbuste se trouve a coté l'ambiance sonore aérienne de la séquence précédente. Comme
de l'enfant dans ce plan 14, alors qu'il ne figure pas a la fin du plan l'enfant, la terre semble s'éveiller : « Le labyrinthe est un phénomene
précédent pourtant situé dans le meme espace. psychique de la viscosité. Il est la conscience d'une pa.te douloureuse
qui s'étire en soupirant~>126. On releve en fait tres concretement une
L'effet de crainte, d'attente, sugg~t.¡gr.JSl.I~tition limpide de
quelques notes, est renforcé par le changement de cadrage du plan 15
126 G Bachelard, op. Cit. p. 2170
o

126 127
•V . l,
\...-
'. Ó~-'V), . lv}.{,(\i·',
(j
~ \JO;.~... .~.,,¡ \ : ) ".....,' !) .)

opposition audiovisuelle entre ces deux séquences initiales. Dans les ce marais (on entend légerement le déplacement de l'eau), une
plans de reve, l'enfant tendait l'oreille vers le haut, vers le cri aérien et troisieme fusée retentit et atterrit sur l'eau pres de l'enfant ; on entend
libre du coucou, associé él un souvenir matemel; c'était un son une sorte de chuintement au moment du contacto La "menace sonore"
acousmatique de liberté et d'espace. Or, dans ces premiers plans réels, se fait donc plus précise, mais la visualisation de la gu~rre n'en"'eSt pas
l'enfant tend l'oreille vers le b~~,,)a ,terre (il dormait él I'étage du plus explicite ou spectaculaire. Andreas Kovacs et Akos Szilagyi
moulin), ve!~.,~es bruits lou~<!s~ irréguliers, incert.'lins?<:raq~,~I!.~~.;.,.g.ui remarqueront d'ailleurs que dans les films de Tarkovski « nous ne
semblent l'encercler. voyons pas de batailles, ni de soldats qui déjilent, nous ne savons pas
sur quel front se déroule l'action. Les fusillades éparses ressemblent a
Au plan 17, finalement, il sort du moulin, on "voit" la porte des phénomenes naturels, leur origine est incertaine, parfois les
grincer: le grincement est tres proche, c'est un effet de rendu sonore coups defusil commencent a tomber comme des gouttes de pluie »127.
dans la logique des bruits. de craquements acousmatiques entendus La violence est une situation et une sensation, avant d'etre un
également tres proche-i.-- Les impülsions' (batt~~~~i;~'ae tambour) éveneiñeñt historique. Des notes distinctes "montantes" de fiGte ont
continuent, mais de faible intensité, comme si la menace devenait plus accompagné ces détonations ; elles créent une sorte de distanciation,
diffuse, moins localisable. Au plan 18, alors que le moulin no. " d'énigme, d'attente, alors qu'avec des notes tenues la musique
apparait maintenant loin dans la profondeur, les bruits de craquementS "suspendue" (son-piano) qui suit dramatise la situation. Ces quatre
nous demeurent tres proches (pas de variation d'~xteñsíonf;'o-ñ-~~~it notes et cette musique suspendue réapparaissent quand l'enfant arrive
l'enfant disparaitre au loin sur la gauche (légers bruits de pas), et pres d'une mitrailleuse abandonnée: ces ponctuations sonores
réapparaitre rapidement au premier plan (d'ou une négation de la semblent créer une tension quand un élément visuel nouveau apparait
distance parcourue), ses regards interrogateurs étant ponctués par des dans le cadre. ~-t'" V' t
notes distinctes (son-fiGte ou clarinette). Toujours, donc, ce souci, cet
impératif du repérage. Enfin, dans les demieres images (plan 21) de ce pré-générique, un
inquiétant plan de ciel sombre s'impose. A la fin du plan, tout él coup,
On voit maintenant l'enfant s'éloigner de dos dans la profondeur retentissent quelques notes légeres (son-harpe) : c'est le motif initial,
(plan 19), montant sur une colline; le cadre est aux trois quarts mais maintenant beaucoup moins lyrique, avec d'abord un seul
sombre, fumeux, noir, seul le soleil, tel un guide, brille sur le sommet instrument, un tempo plus lent, des attaques plus hésitantes, au
de cette colline. On entend seulement les impulsions-tambour, plus moment précis ou apparait le générique et le titre (plan 22) "L 'Enfance
faibles qu'avant mais plus réguliers, par contre, on n'entend pas les pas d'Ivan" sur fond sombre provenant des touffes d'herbe, comme si cette
¡de l'enfant. On a ainsi une imPEe§§ion deyiº~).,,º~.,~Il.SDen~iºn, musique plus tremblante devait peser sur le destin d'Ivan, qui pour le

'~!~Uffeme~t .~i,~.ll,eL (2~~~curit~lJ~1_~.0I1oreJqtg~i=-SilellC~pes.aut), les


moment essaie de traverser un fieuve. Cette impression d'indécision,
pulsations-tambour créent une tension, et l'on craint d'entendre
de su,.mense, de destin tragique qui risque de s'abattre surlván: est
uelque chose qui viendrait rompre ce calme apparent. De ilit, deux
suggérée par la réunion et la "_", au moment du générique, des
coups de feu claquent comme un fouet, deux détonations tres proches deux lignes sonores entendues depuis le début du film : le motif aérien
ponctuées par deux notes en suspension; la premiere détonation est (notamment son-fiGte), él l'intensité montante, mais sur un tempo tres
hors-champ, elle surgit él la fin du plan 19 (plan de l'enfant montant
sur la colline), la deuxieme détonation est visualisée au début du plan
20. On voit deux fusées éclairantes qui atterrissent dans un bois, dans
une sorte de marécage. Alors que l'enfant progresse difficilement dans 127 Andreas Kovacs et Akos Szilagyi, Les Mondes d'Andrei' Tarkovski, L'Age
d'hornme, Lausanne, 1987, p. 55.

128
129
ent; le rythme maintet;~~~itif et me~~~'~~rM~:'~""~R,~,I,~~~i~n~

(comme des roulements de tambours).

Conclusion
' .J
,.

Le son dans Le Sacrifice, matériau de I'invisible.


Désancrage, détournement et réassignation
:-Jotre étude a souhaité privilégier un certain mode de description
des phén.Q!!l_~~~~_~,~~~!~~LQº!1jJ.~.lJ.ªxJª. mise,en..sc.eoe. Ce parti-pris
semblé peu habitue1 dans l'analyse filmique traditionnelle alors qu'il Daniel Weyl
peut s'avérer tres fructueux aupres de publics "débutants" encore peu
sensibilisés a la forme esthétique du cinéma, a fortiori dans sa
dimension sonore, puisque l'individu n'est pas éduqué a sélectionner ­

~
c'est-a-dire a nommer - le champ sonore dans lequel il évolue. Dans « L'reil (en général) superficiel,
les différents dispositifs nationaux d'éducation au cinéma, on parle de l'oreille profonde et inventive.»
formation du regard en se référant, dans le meilleur des cas, a la Robert Bresson
notion de point de vue. Sans doute faut-il multiplier les approches du
phénomene sonore pour que tres t6t l'enfant ou l'adolescent développe
,1 aussi une capacité d'écoute qui lui fasse (re)connaitre la richesse du
traitement artistique de la matiere sonore au sein du film comme a pu
1, l'expérimenter Andrei Tarkovski dans l'ensemble de son reuvre.
\ Si les films de Tarkovski sont réputés hermétiques jusqu'a avoir
\
pu inspirer une sorte de haine l28 ce n'est pas qu'ils soient
t compliqués : ils sont différents. Ce qui entraine une difficulté : privé
!
L. . ' d'antécédent, le spectateur ne dispose pas du mode d'emploi. 11 se
'i (C-lf' <;?N\
raccroche donc a une lecture littérale de la seule chose par lui
~TlIMdlt I ~ ~ identifiable : un récit. Or aucune reuvre artistique ne saurait se réduire
a la dimension littérale du récit, qui releve de la représentation des
AlV''*'Q,.., F\tlW\ ~ choses et des idées l29 . Nous avons ici au contraire une élaboration

~__-J~. S-t, G\ ';f 4!.M r \" ,


-t...--- "~" { ~.
Ir,
t-'
lJ \
' } 128 « II faut avoir vu ne serait-ee qu'une demi-heure du Sacrifice pour pouvoir en
rire [...] Ce qui me eonsole, e'est qu'il n'y a pas un seul adorateur de Maltre qui ait su
l dire pourquoi il aimait ya [...] Tarkovski a dit un jour : « Quand je vois quelqu'un
sourire, je me demande ee qui ne va paso » Pas étonnant qu'il soit tombé malade, le
pauvre... Mais eornment peut-on prendre au sérieux les leyons de métaphysique d'un
hornme qui a si peu eompris la vie au point de eroire que le sourire est un signe de
mauvaise santé ? Pourquoi les intelleetuels sont-ils systématiquement bluffés par les
artistes ineapables de eornmuniquer avee leurs eontemporains ? », Mare Esposito in
Premiere apres le Festival de Cannes de 1986.
129 « Ce qui fait la foree de l'art, ee ne sont pas les idées qu'il défend; eeux qui
eroient eela se trompent ; et en général, ee sont des idéologues. La force de l'art,

130 131
particulil~re de l' image et du son guidée par la sensation et l' émotion, d' Alexandre. Cependant, Petit Gar90n, le fils d' Alexandre et de son
sous l'impulsion fondamentale d'une intentionnalité artistique. Inutile épouse Adélalde, est associé a plusieurs égards aux puissances
de chercher un supplément d'ame : la différence est d'ordre qualitatif. spirituelles.
C'est d'inoul qu'il s'agit. Or il n'y a d'inoul que dans la singularité, Pour bien comprendre l'enjeu ainsi défini, il faut se départir de
laquelle entraine la transgression du langage de communication qui certains apriorismes touchant Tarkovski, trop souvent identifié au
est codeo C'est en brisant le lien signifiant/signifié garant de sentiment religieux chrétien. On oublie, ce faisant, la tres forte
l'intercompréhension sémiotique que 1'oopeut prodüire des effets p~.snance.• ?~_2~a!?-~ilre dans la culture russe et dans 1'art de
singuliers d'image et/ou de son. On a alors affaire a des phénomenes Tarkovski. On ne con ondra pas non plus 1'homme avec l' artiste.
de 1'o¡dr.e...-.du.,~.~olique 130, connu surtout comme effet de Andrei Tarkovski, conscient de la différence, avouait dans une
1'inconscient, mais en réalité propriété du langage. En bref, il y a interview avoir peur en tant qu'homme, non en tant qu'artiste. Si a
symbolique (au masculin) lorsque l'ancrage sémiotique de Andrei, l'homme, s'applique bien l'image du chrétien fidele, l'artiste
l'image/son est inhibé au profit d'une relation autre. Dans Le Tarkovski, lui, y serait a l'étroit: «la plupart du temps, le résultat
Sacrifice, le systeme des sons est ainsi réassigné au monde de d'un effort poétique est si éloigné de son auteur qu'on a du mal a
C'invisible constituant le film en profondeur. croire que le chef-d' reuvre est une reuvre» fait dire Tarkovski a
Victor dans Le Sacrifice (plan 72). L'envahissement de l'espace l
Profondeur diégétique par des chants profanes, et la présence de la fhlte J
Hochiku l33 , signalent du reste une ~irit~~.i!~12Qn.c~~l~~ Et si le .
Pour résumer le récit du film, la guerre nuc1éaire éc1atant, Dieu que prie Alexandre est bien le juste Dieu des chrétiens, il
Alexandre fait serrnent a Dieu de sacrifier ses biens si elle prend fin. participe cependant d 'une puissance spirituelle ambivalente, dont
Aussitót le facteur Otto lui indique que sa priere sera exaucée s' il peut, par exemple, rendre compte la.._~~~~7Ifen4"'·Marie est un
couche avec Marie, la domestique. Cela étant accompli avec succes, personnage a la fois généreux et inquiétant, ange noir dont un pan du
Alexandre détruit par le feu sa maison. chale figure une aile sombre a sa gauche (plan 34) et qui ne parait pas
Il y a donc deux mondes séparés : naturel et surnaturel, reliés par nettement étranger a 1'éc1atement de la guerreo Sa premiere apparition
la sorciere 131 et le médium Otto 132, au bénéfice de l' action vers la 23 c minute (plan 15) est énigmatique. Elle se trouve soudain
dans l'encadrement de la porte-fenetre ouverte de la salle a manger au
e' est l' art, la manifestati011 d':'¡m.J;l\¡éQ¡~e ~IJ~.~~sa,2!e qui ne peut se plier a la milieu des rideaux agités par le vent, matériau invisibl~ pªnicip-~Ull du
k
r
C
~
volonté des hommes ni a celle des systemes» (mterview de A. Tarkovski pllbliée
dans Les Cahiers du cinéma 392, février 1987, p. 39). Ou encure : « l'image d'un
auteur dépasse toujours sa pensée, qui devient insignifiante face a une vision
surnaturel. L 'üñdes-voIetsvióle'ffiment rabattu derriere elle renvoie au

émotionnelle du monde re¡,;ue comme une révélation (Andrei Tarkovski, Le Temps 133 Choisie en raison de sa valeur spirituelle : « Comparez la musique orientale et
scellé, Éditions de I'Étoile/Cahiers du cinéma, 1989 p. 42)) la musique occidentale. L'Occident s'écrie : «Me voild ! Regardez-moi ! Écoutez
130 Je développe ailleurs l'opposition sémiotique/symbolique (notam~ent in « Le comme je souffre, comme j 'aime! Comme je suis malheureux, comme je suis
symboliqlle au cinéma», La. Penséf!. 325, janvier/mars 200 1). En résumé, le heureux! Je ! Moi ! Mon ! Mien !» L'Orient quant a lui, ne souffle mot sur lui­
sémiotique releve de la cogruíÍóD:'-aé ri'"ínf~ñll~1.lon et de i~ communication au meme, totalement ouvert aDieu, a la Natllre, au Temps [...] » (Le Temps scellé, op.
.!llQy~nJk la rs¡~sentation, le symbolique étant dévolu a la sensation et a l'émotion

C
cit. p. 223)
. via la suSgesw.m. 134 Les puissances invisibles des sociétés dites primitives sont ambivalentes:
13TLa Sorciere, titre initial du scénario « Dans la défense contre le mal, dans le traitement des maladies, on estime bonne I~
132 Le facteur: intercesseur par excellence, facteur de dévoilement par les puissance du magicien. Mais le mal qui se fait a grande échelle en est inséparable >~;.
nouvelles qu'il apporte. (Elias Canetti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 310.)

132 133
B~ f Q . 1'M.\)S.¡<~\tll
l,

d-., ,;(:>\:, ( . ';;

battement identique d'une porte de grange murée a la 72 c minute essentiellement, ne fait qu'inaugurer et conc1ure le film. Encore
environ (plan 64), provoqué par le passage d'un avion de chasse dans s'efface-t-elle au début progressivement par la surimposition des
le reve d' Alexandre. Cependant Marie est curieusement bruits naturels de l' environnement littoral venant '~;coiñhiner a la
méconnaissable aux yeux d' Adélaide pourtant sa patronne, qui au musique:'~c'orñ"me a la fin ou s'y melent aussi des paroles de Petit
plan suivant (16) en intérieur, face a la caméra le regard dirigé hors­ Gan;on, Peut etre toutefois considéré comme· ambigu le statut des
champ en direction de la porte-fenetre ou se tient Marie, interroge chants sacrés de bergers qui tout en faisant globalement partie du
alentour: « mais qui est la ? )). Elle avoue meme en avoir peur (plan décor, accompagnent le reve d' Alexandre, la scene d' amour et la
22, a environ 28mn). En outre, l'acte décisif dont elle est le centre, est premiere des deux scenes de catastrophe urbaine comme vision
un accouplement sacré d'obédience évidemment paienne. Cette prémonitoire. S'entendent-ils a l'intérieur du reve, participent-ils de la-l
ambivalence du sumature1 suppose un complément qui caractérise vision prémonitoire ou constituent-ils un contrepoint de fosse ? , - ,
bien la pensée éthique de Tarkovski: Cest a I'Homme de se
Toute autre manifestation musicale est ostensiblement rapportée a
responsabiliser et de prendre des mesures contre le mal. Car, comr''''
la diégese. La prise de son du prélude de Bach qu'interprete
dans le paganisme, les tendances du sumaturel dans Le Sacrifice lIe
Alexandre a l'orgue, souligne le grincement des pédales (plan 85, a
coincident pas avec les besoins humains. Le Bien résulte donc de la
environ 94mn). Le maniement en plan visuel et sonore serré des
conscience, de la responsabilisation de 1'Homme et de sa capacité a
commandes d'une chaine Hi fi concrétise la source diégétique de la
soumettre tous les moyens disponibles a des fins de sauvegarde, y
flfite Hochiku. Et en tant qu'éléments du décor, les chants sacrés de
compris les forces sumaturelles qu'il lui faut apprivoiser. L'acte
bergers oJJsont si bien réverbérés qu'ils semblent exactement restituer
sexuel propitiatoire puis le sacrifice d' Alexandre consacrent
la qualité de l'espace insulaire du Gotland dans lequel ils se
r l'endiguement éthique d'une puissance spirituelle a.ve.ugle, comme le propagent. Néanmoins leur «réalité)) est mal attestée par les
L suggere fortement le systeme des sonso .
<; ilI ...}t1.)
~().(J\Á)
\ personnages dont ils ne semblent etre pen;us qu'exceptionnellement.
,
Systeme sonore
\ . ."\. ,,' ". í-~ . ,.t,,}...}\)~" ,....
(tSrj : .on)f\·...", 'tl, \ J .......... -t..
,f. !oi,) ~ \
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,
\-~ \t....: /"

c
Apres la 73 minute (plan 68), dans le bureau, Otto tente de faire
~ \ , . ..' 1) (Á) entendre a un Alexandre plutot obtus qu'il doit coucher avec Marie.
----.-.- \' '('.JI.,.. '\I,..1'..k.. ~.\ <-.u ~J¡'.",""
Les chants de berger retentissent soudain un court instant, provoquant
Omnidirectionnel, impalpable et invisible a la fois, le son est
cette réaction :
approprié a la suggestion de la présence d'un au-dela. C'est a cela que
sl:"órQonne'''le'systerrle sonore 'oil film 'en seli6érant des contraintes « Otto : - Vous entendez ? Qu'est-ce que c'était ?"-¡ ¡";,, . . '.s. '............

cognitives et narratives pour se détoumer sur d'autres objets et se Alexandre : - le ne sais paso ¡ ·t:..~ \1.~>¡J. ..~.).
réassigner a l'ordre d'une .trans~.~~~_n~~ sEiritut;,~~. Otto : - On aurait dit de la musique. )) _J
Notons avant tout que l'univers sonore du film n'est pas dominé A 35'environ (plan 25) avant la commotion d'Otto qui s'effondre
par la musique de fosse qui, généralement, tend a exercer en tant que sur le sol de la salle a manger, on entend un fragment de chant oJJtres
couvrement non sémantique, donc d'autant plus inflexible, me forme lointain. Le facteur s'écrie: «Hein?)) en se retoumant. Enfin a
de controle totalitaire de l'image et surtout du son qui lui est environ 88mn (plan 79) c'est a la suite du l'impérieux cri féminin
consubstantiel 135 . Or La Passion selon Mathieu qui la constitue
transformé par la musique sont deux mondes paralleles en conflit 1'un avec
1'autre. » (Le Temps scellé, op. cit.. p.l47). Et Robert Bresson: «Musique. Elle \ 1
135 Cf. a cet égard Andre! Tarkovski : «Pour qu'une image einématographique isole ton film de la vie de ton film (délectation musicale). Elle est un puissant
puisse atteindre tout son volume, il me semble préférable, en effet, de renoncer a la modificateur et meme destructeur du réel, comme aleool ou drogue » Notes sur le
musique. Paree que, strictement parlant, le monde transformé par le cinéma et celui cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.
134 135
participant des chants tout en s'en détachant par son opportunité vélocipede comme une prothese de son infinnité passagere. Ou bien
qu' Alexandre, sur le chemin nocturne du domicile de Maria, renonce le grincement de la porte et du parquet chez Marie a tout du
él rebrousser chemin, sans que l'on puisse savoir s'il a pen;u l'appel. Y grognement pointant une animalité associée dans le film él la
a-t-il corrélation ou cOlncidence ? L'indécision s'accroit du fait, nous sensualité.
l' avons vu, que le meme chant se manifeste dans le reve d' Alexandre En bref, la susp~Dl'iº-º~~.1~,,?!!!~,i.q~~,Q~ .. J9.s,s.~ .. º!:L!~§.m!1.!.t instable
(plans 58 él 64) et dans l'insert de la catastrophe urbaine vers la 16c él cet égard de certains morceaux musicaux, l' accentuation du
minute (plan 11). ca~~~t,~r~.=r~t~~ª~~tq~--de"'Jª'-·iñüsTqllit'd~e·crandans un univers ~olJ(
fichonne1 'autonome, ainsi que le caractere .. fortuit" accessoire ou
Le restant de l'univers sonore, en dehors de la musique et des
1 paroles, est constitué de bruits divers, provenant des animaux, des acol!§,watique, le détournement, la ~~~~~Ig~~![~~'~tj~~~~t~J?h9iii~}19n $
,J éléments naturels - vent, eau, feu - et des hommes avec leurs des ""..~ruits, tout cela entraine une inst;;l;tÜEté,.",~~!!!iºlique, une
~ 1 artefacts, d'une part: bruits vocaux tels que raclements de gorge, fragilisation du lien causal, une indécision cognitive, menant él la
fonnation d'un monde d'objets so;;~~e-;~"res sons ne se définissent
í. faibles gémissements vocaux de Petit Gan;on, onomatopées, etc.,
plus par leur source physique, mais par leur appartenance él une classe
/\
'
d'autre part: chutes, grincements, vibrations, chocs et raclements
commune indéfinie. -"_._­
d'objets de toutes sortes. En tant que bruits insignifiants ou simples
'léments du décor sonore, ils sont bien plus libres qu'él s'inscrire dans NOñ'selií;;ment la combinaison entre les événements sonores co­

Ü la causalité narrative. On sait qu'en ce cas, les sons en se combinant présents est favorisée par cette commune appartenance, mais de plus,
elle est stimulée par des parentés de timbre.
entre eux 136, tendent él se désancrer. D'autre part, certains sons
La flilte, les voix féminines des chants de bergers, les sirenes de \'.¡
naturels partagent avec les chants de bergers le caractere
navire, le souff1e des avions, les sifflotements de Victor (plan 110, él .l
a~usmatique (ils ne sont pas reliés él une cause visible.) C'est le cas
environ 115mn) la tonalité du téléphone et les parasites de l'appareil \
des cris d'oiseaux, meuglements, sirenes de navire et grondement du
de télévision se ressemblent étrangement. La flilte et les sirenes vont
tonnerre. De plus, ils ne fonnenr pas un f~nd sonore pennanent
jusqu'él se confondre par un jeu délibéré du montage. A environ 41
\ (iéalisté), et surgissent en cOlncidence plus ou moins perceptible avec minutes (plan 34) tandis que sous le regard d' Alexandre, Marie
des paroles ou événements, parfois en d'hallucinants synchronismes,
s'éloigne vers la mer, une sirene retentit brievement. Un peu plus loin
comme l'appel rugueux et strident déS niaffiñé1S>~"'''suggerañr'aes
la domestique se retourne vers son patron pour fonnuler des vceux
grincements émanant de la bicyclette surchargée du facteur qui passe
d'anniversaire. La sirene repart une octave plus haut. Suivent des
au meme instant. Parfois un bruitage habituel comporte une variation
modulations qui l'apparentent él la flilte Hochiku, laquelle lui a
-;n.solite. Ainsi une sirene de navire telle un suspens, aCCOiTIpagne la
effectivement été substituée en sous-main et anticipe le plan suivant
préparation de la mise él feu de la maison en un imperceptible point
de la chambre de Petit Gar<;on d'ou s'entend la chaine Hi fi située au
d'orgue (sans modulation et d'une durée inhabituelle) s'interrompant
meme étage. On peut envisager cette classe de sons comme étant en
e!!>.ourt instant lorsque les allumettes sont re!rouvées puis {eprenant
rapport avec le souffle et la rapprocher d'une autre série comprenant
jusqu'él l'apparition de la premiere flamme. A d'autres moments au
les vagues, le vent, les réacteurs des avions, le feu.
contraire la causalité sonore est métaphori9.ueIJ1~nt d~~O~fll~~ Petit
Nous avons ensuite une classe qui se rapporte él l'~lité : le
Gan;on momentanément privé aecoraes vocales par une intervention
rire des hommes, les fréquents raclements de gorge d'une part et les
chirurgicale fait ainsi vibrer en les pin<;ant les rayons du meme
onomatopées de Victor examinant la gorge de Petit Gar<;on, les

r
J
36 L<;;§~••'ioJlS".,.~4iaibles» selon Claude Bailblé
infonnation.
a qui je dois cette précieuse
belements de la fenne, les gémissements de Petit Gar<;on, les cris des
martinets et les trilles et onomatopées des chants de bergers du final.
L-..
136 ~ ,di-.~'1) 137
BIJ~tbJ) ~~ ~&.J
.t'4iMó r~
(11)~cAU\ \J~~w)
'1..\'1 fv-A"Q 'r"(. , • • ,,\, r
'~¡' '" '.\.1 \, 1) ,
, / ­

Une autre s' apparente au grincement : le grincement de la porte choc léger des doigts sur la vitre, et a des battements d'ailes. On
de la chambre de Petit Gan;on, les sons inarticúles et gnn¡;ants émis pourrait donc se demander finalement s'il n'existe pas une plage
par le meme, les craquements du sommier sur lequel il se retoume, d'intersection commune a toutes les manifestations sonores,
l' appel des martinets encore par sa structure de battements rapides, les permettant de rapporter
.."
la diversité sonore a une seu[e eñfifé. Mais on
....--....~-~""""""----
portes d' armoires et autres. ...•.. "' ­ ne peut poser la question de fa¡;on pertinente sans avoir pleinement
Une quatrieme rassemble les tintements: verres entrechoqués, envisagé comment le systeme sonore se conjugue avec la signifiance
grelot de la bicyclette, sonnerie du téléphone, vaisselle se brisant, profonde du film, car ceq~·tF¡máíYse découpe ainsi par~comif1odité
tintements de pendules et autres sons métalliques ou cristallins provient d'un tout indissociable : image, son, signifiance.
,"r~AI'\<'",_'ff"~~'/'~_~_I~~~"'~
acousmatiques mal déterminés.
Puis on peut relever un ensemble relatif aux chiquements: Sons et Signifiance (' S. ~""'".\o,)\O$ ' )
claquements d'ailes, heurts altematifs du commutateur du co~biné
téléphonique et choc brutal répété des pieds de Victor passant en C'est a rapporter les sons, sans les dissocier des éléments visuels,
courant sur les flaques. aux articulations essentielles de l'enjeu profond que commence a se
Le tonnerr~ et 1~_"lJ!l!l~!!L§~2.~r,S!~..~es avions se recoupent par dessiner l'objet artistique. On peut en distinguer quatre. L'acte sexuel,
certaines analogies. Un fonduenchainé s 3 reliant les plans 10 et la sorciere, les puissances spirituelles, les médiums.
11 repose sur cette ressem6Iánéé.~Are-xañore~s'effondre dans l'herbe
L ' ,\
apres avoir murmuré « Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai ? )) Un coup de Bestialité/sexualité r;.o0 'u v ­ ,
tonnerre éclate qui chevauche un moment le plan de la catastrophe
urbaine puis se change insensiblement en un grondement sourd de Lorsque Marie ouvre sa porte a Alexandre, deux moutons se
bombardier. pourchassant avec force belements devant la maison traversent au
Enfin un autre groupe réunit les chocs métalliques ou de verrerie : galop le champ de part en part, de gauche a droite d'abord, puis des la
bruits mécaniques de la bicyclett"é:vIlragéUrrappé, grincement du porte refermée sur Alexandre, repassent dans l' autre sens avec un
sommier encore, échos d'une piece de monnaie heurtant le parquet martelement de sabots résonnant sur le sol battu. Un peu plus tard les
avec des rebonds oscillants. memes belements avec le galop se font entendre comme un rappel off
A remarquer cependant que les choses ne sont pas si simples qu'il dans la maison ou Alexandre consomme en confidences le peu de
y parait au premier abordo On peut y voir également des appariements temps noctume subsistant pour l' accomplissement chamel. Dans la
horizontaux entre des éléments qui appartiennel1t au premier abord a meme séquence, des grincements de porte semblables a des
d~sses différentes. Les grincements', raclen'1ents et meme certai';s grognements ou des belements, seIon la hauteur, reprennent en
tintements sont tres proches des cris animaux. Les parasites hertziens décalage le meme motif. Le belement apparait donc nettement comme
et la tonalité du téléphone sont plus proches des vibrations métalliques une figure sexuelle 137 qui, associée par le galop aux piétinements
que de celles de la pression de l'air dans la flute ou les si.enes. Le affolés de la foule dans l'insert de catastrophe (plan 97) renvoie a la
bruit de sommier s'apparente aux grognements. L'incendie émet un conjonction amoureuse qui en est l'antidote. Cette figure se dissémine
bruitage métallique de ressort qui n' est pas éloigné de celui du dans la totalité du film au moyen des bruits parents a divers degrés. La
sommier, etc. Les pas de la foule courant en tout sens au deuxieme composante rugueuse et les poussées frénétiques des cris des
insert de la catastrophe urbaine apres l' acte sexuel (plan 97, a
environl05mn) font songer a des battements d'ailes ou aux ....---..:'."
crépitements du feu, les pages glacées que l' on toume, a la fois au 137 ~is-.est symbole de force génésique selon Jean Chevalier et Alain
, , \
Gheerbrant in Dictionnaire des symboles, París Robert Laffont/Jupiter, 1982.
_') (: \~ ~.e< n.tA.""" \ d,¡ ~ ).t~;,..... \¡j n,
138 139
martinets présentent les memes caractéristiques, pour ainsi dire en sur les genoux pendant la confidence sur l' Australie (plan 16),
accéléré. A sa deuxieme apparition (plan 21) Marie pivote sur elle­ réitérant en partie le comportement de Victor, elle se leve avec un
meme au milieu de la salle a manger pour répondre au salut de Otto grincement du fauteuil, pose le livre sur le rebord de la fenetre. Le
I'interpellant pres de la porte-fenetre par ou elle vient d'entrer. Un battant de porte de la vitrine dans laquelle se reflete son image a
imperceptible cri de Martinet accompagne sa rotation comme un gauche s'ouvre alors lentement en grinyant d'abord dans le registre de
frottement invisible. Plus évident cependant dans ce registre Petit Garyon, puis dans un registre plus grave proche du grognement.
analogique est l'effet du rire (belant) d' Alexandre des le plan I a la « C'est Otto le facteur. 11 apporte quelque chose », annonce-t-elle. Il
suite du tour de la bicyclette attachée, joué par Petit Garyon a Otto. semble qu'il y ait conjonction significative entre I'arrivée du facteur
Puis au plan 2 le Dr voulant examiner la gorge de Petit Garyon fait et l' ouverture spontanée de la porte de vitrine qui provoque des
lui-meme en démonstration le « Haaa! Haaa!» traditionnel P"'. bruitages associés au sumaturel et al' accomplissement sexuel. Elle
nasillant comme un mouton. Ce personnage qui, a se racI.:r annonce le grincement de la porte de l' armoire a glace s'ouvrant
fréquemment la gorge émet des bruits inconvenants proches du pareillement au moment ou Alexandre enfile son kimono pour le
reniflement ou du grognement, associés a un comportement parfois sacrifice (plan 105, a environ 11lmn). La premiere apparition du
cavalier, semble etre en meme temps que le médecin, I'étalon de facteur au plan 1 est ponctuée, du reste, de deux bruitages bestiaux
famille. On surprend entre autres un regard tres intime lancé a acousmatiques. On entend d' abord un caquetage d'oiseau de mer 11
Adélaide au plan 23 (a 29mn environ) apres quoi, en propriétaire de la accompagnant sa voix Off, puis un peu plus tard un grognement plus f
patronne donc des lieux, il lache la cendre de sa cigarette sur le grave s'insinue dans la lecture et les commentaires du télégramme. .
plancher. Adélaide ne cache pas la profonde blessure que lui inflige le Toutes ces circonstances et leurs manifestations sonores ont un
projet de départ pour l'Australie 138. Surtout, I'intimité de Victor et rapport avec la sexualité et les sentiments qui en découlent de par leur
d' Adélaide est suggérée par un raccord sonore analogique au plan 13 caractéristique de battement de période variable se rapportant au
(a environ 18mn). Victor étant assis dans un fauteuil a bascule, on belement: grincementS:--raCTements7""-Ogrogüements, grondements, li
entend la voix d' Adélaide off Il se leve, ce qui provoque le trilles ultra-rapides de l' appel des martinets ou trilles de la demiere .
balancement du fauteuil avec battement sonore qui devient le bruit des occurrence du chant de bergers, gémissements enroués de Petit
pas d' Adélaide dans le contrechamp la cadrant en déplacement (plan Garyon, etc.
14). Cet effet analogique, inscrit dans le langage meme du film,
traduit mieux la proximité affective entre les deux personnages que Etres célestes ( Bo.~~.t tO- f A.: II'I'A~~~' M1II<~i 01 .
les étreintes représentées (plan 53) qui n'excedent guere le code de I-M~~t:\~-~~t )
l' amitié tendre. La figure de l' oiseau co~!ent aux"puiS.~,!QS;.~aÜ.ti.tl.tillesP9 a la
Quant a Marthe la filie de la famille, elle est toujours a attirer fois comme créature aérienne et l110dele physiqll~pmjiel de.J:ange. Il
l'attention de Victor dont elle requiert dans le reve - divinatoire­ est intéressant de ii6ter" a ceiéga~«(CJue léGotIand est une importante
d' Alexandre, l' assistance pour se mettre nue (plan 59, ¡) environ réserve omithologique dont les défenseurs s' opposerent au toumage,
69mn). Cependant, installée dans un fauteuil a bascule, le livre d'art jugé perturbant pour la faune. Aucun oiseau n'est visible a l'écran

139 Cette étude s'intéressant aux singularités, c'est él dessein que je m'efforce de
138 On peut se demander si sa crise de nerfs d' Adélaoide au plan 47 n'est pas aussi me référer le moins possible ausymbofisme des cultures et des traditions en tant
la conséquence de cette infonnation du départ livrée en aparté él Alexandre au plan qu'il constitue un langage tout fait. Ce qui n'empéche que, par le biais des figures et I
16 mais inconsciemment enregistrée (elle est dans la méme piece), puisqu'elle ne des associations propres au processus symbolique vivant, on finit curieusement
l'apprend officiellement, qu'au plan 106 de la bouche de sa filie. presque toujours par retomber sur des symboles institués.
140 141
\
v~t~~
'J
pourtant. Leurs invisibles. cris et battements d' ai les ont~ne, ~ pr~oS,!~ll.ce ~Iement par terreo Gn entend cette fois le chant des bergers. Nous
d'autmt plus f(;'rt';"~t~~srgriTfi~'~tI~~i4(-Á"q~¡nze minutes et quelques, connaissons la suite ou il croit y reconnaitre de la musique.
,1
Alexandre tout occupé a sa méditation a haute voix perd de vue Petit Cependant, I'aile noire de ce mauvais ange on I'a vue dans le
Gan;on (plan 5), puis se trouve rejeté hors champ par un changement prolongement de l'omoplate gauche de Marie (plan 33). Si bien que le
de plan (plan 6). Le souffle d~ ...x,~pt et les chants de bergers ,battement du volet - aile métaphorique - derrit~re elle, comme de la
retentissent. Alexandre de dos, rapproché épaules, entre dans le porte de grange-oans le r~";-associe la figure de I'aile a la violence.
champ par un panoramique a gauche. Un battement d'ailes claque en Ainsi les piétinements de la foule fuyant en tous sens dans
gros plan sonore. II jette un regard inquiet autour de lui et s 'assoit I'affolement de la catastrophe comme, a I'incendie, les pieds de
accompagné en panoramique hautlbas, cadré donc en plongée. Victor frappant les flaques, claquent comme un violent battement
Soudain avec un bruitage de frottement brusque, Petit Gan;on s' abat d'ailes. Le bruitage des ailes se manifeste par ailleurs a trois reprises
sur ses épaules. Il est clair que le battement d'ailes ainsi détoumé sur au moins. Au plan I lorsque atto ouvre le télégramme, le bruit du
la chute de Petit Gan;on le désigne comme entité angélique et dépliage souligné par un plan sonore plus rapproché que la scene,
aérienne, mais ambivalente et porteuse d'une violence entrainant suggere un mouvement d'ailes, ainsi qu'au plan 12 (a environ 17mn)
saignement de nez sur soi et commotion patemelle: au plan 10 (a le choc des pages glacées du livre d'art religieux toumées par
environ 16mn) Alexandre qui perd progressivement I'équilibre s'écrie Alexandre. Ainsi I'arrivée du télégramme associé a un dévoilement de
avant de s'effondrer: « Mon Dieu, Qu'est-ce que j'ai ? » Le violent la présence des esprits, constitue une prémonition des événements.
contact avec les esprits qu'indique cette perte de conscience entraine Quant au bruitage des pages du livre religieux, il manifeste la
aussitot (plan 11 apres la 16 Cmn) la vision prémonitoire de la s~dont elles rendent compte par les icones que commente
catastrophe nucléaire en milieu urbain accompagnée des chants de admiratif Alexandre. Enfin lorsque le courant est coupé apres I'appel
bergers et du fracas des avions prolongeant le grondement de tonnerre télévisé du président, l' actionnement répété du commutateur du
(qui a dans toute culture un sens sumaturel), on I'a vu. Le sens de cet téléphone par atto (plan 53, a environ 57mn), produit un battement
événement est corroboré a la 35 c minute environ (plan 25) par la nerveux comme un signal de mauvais augure. C'est donc bien
commotion du facteur a la suite de I'appel du chant de bergers qui l' ambivalence qui caractérise la manifestation sonore de l' etre céleste.
"__ ._"C."'~-_"".""l""·~I·· ..~n¡,"j";:~"-~''''''_ . . .,q''''lli>''''!r''''''''l_~'\J<~-~4t"'~~li'~""'~or,!:III'm~ •.~iI'~~~I'foí~l&'''''''''
I'amene, tout comme Alexandre, a s'interroger par I'interjection \.....-r <;. Col t¡'\,,(J
« hein ? », avec un regard circulaire alentour, avant de s'écrouler dans Médiums .
la salle a manger. Remis, il fait cette remarque: « C'est I'aile d'un
mauvais ange qui m'a touché. » C'est en tant que médium chargé Marie: L'étrange bonne 14l souvent est solitaire, parfois filmée
d 'instruire Alexandre qu 'il sulUlle...clmc,...o.e....la..p»issaoc.s;.spirituelle en plan large devant la mer qui I'isole davantage, soit qu'elle longe le
ambivalente. Elle refait assaut avec la transmission du message a rivage, soit qu'elle se dirige vers la liquide surface désertique ou se
Alexandre au plan 67. « Il faut que vous alliez voir Marie », lui détache sur un fond de rumeur marine les appels acousmatiques des
intime-t-il apres I'émission offd'un appel de navire. Puis l'i1\tolérable navires. Lesquels se rattachent encore a sa personne par
pression émanant du monde invisible le fait gémir et s'asseoir l'identification ostensible de la sirene avec la flute. Celle-ci est une
transformation analogique de la voix féminine des chants de bergers
intimant par un cri a Alexandre (plan 79) I'ordre de ne pas renoncer a
r-l 4Ü « Le sifflement d'une locomotive imprime en nous la VISlOn de toute une
1 gare.» Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cito p. 82. On pourrait
¡ parodier: le cri d'un martinet imprime en nous la vision de toute une faune 141 Par son visage énigmatique a la limite de la difformité et, a l'inverse de Julia,
t aérienne. par un comportement détaché.
142 143
sa mISSlOn, donc associée él la sorciere. Un meme souffle semble coups (plan 89) décidant Alexandre él faire sa demande. Par ailleurs,

I
animer ces divers événements sonores, venu de la mer él travers les la bicyclette de I'intercesseur, instrument de I'acte propitiatoire,
sire~es méca~!9~~~J.~~~g!lLf~e, ii pénetre patpüfsatiOñs~aans comporte un grelot qu'Alexandre est obligé, au moment du départ
la maison et se prolonge dans le chant sacré de la flúte Hochiku. Mais noctume, de réprimer comme un impatient animal qui doit rejoindre
son ambivalence est attestée par des avatars néfastes, le souffle des sa maitresse (plan 77, a environ 87mn). feríiñ~re's¡;Ónfsioién'aes ) \
avions, préfigurant la bombe, et le bruit du feu semblable él celui du attributs de la sorciere que lorsque le télep one sÜÍmea·ü·'íñilieú-aes \
vent auquel se melent les bruits de la mer. ~,.~yi~TI ont flammes, Alexandre qui parait se diriger vers la maison pour
naturellement la meme ambivalence : le feu détruitetj?,lJrifie, le vent répondre, rejoint en réalité Marie que le travelling d'accompagnement
chasse ou apporte les maux. L'isolemenrae 'i\Jilri'e'fá'''piace au centre va pécher hors champ (plan 117, él environ 126mn)
des éléments qui semblent se transforrner les uns dans les autres dans
le suspens ambivalent de leur action él venir. Petit Gan;on: Rarement l' enfant est visible. «Ou est Petit
" MalS une atit'fe sonorité annonce la sorciere: les tintinnabulis, Gan¡:on? » s'inquiete-t-on a tout bout de champ. Son mutisme qui lui r, l\
résonances de grelots ou de clochettes dont on reconnait I'avatar dans interdit, en quelque sorte, de manifester sa présence, certes y Ih~'
les carillons, les sonneries, les tintements de métal de verre ou de contribue. Mais ~ y a ~~r.!~ut....s.2'E~:~!..~~~.~_~t::.Elutis!!'~.,~Ul)x.i..s.ilillité, l ..\1
f' vaisselle qui se brise. Les tintinnabulis sont des sons sacrés dans le reléguant dans le monde séparé du sacré. Aux plans 5 et 6 il a

L nombre de cultures 142. lis 'constítüeñt un avertissement dans le


. tintement des verres agités par le passage d'un avion en intérieur
apres avoir été pen¡:us comme léger grelot accompagnant Marie él
réellement disparu aux yeux d' Alexandre avant de s'abattre sur son
dos comme un prédateur. Sa chambre est un lieu de manifestations
intenses ou s'attarde longuement la caméra (plans 35, 75 et 103). Le
I'extérieur (plan 27, él environ 38mn). Le pistolet produit un tintement vent de mer en agitant doucement le fin rideau blanc él travers la
comme un signal d'alerte en heurtant quelque chose dans la sacoche fenetre ouverte au rythm~_?~E.:'l~J~s.piration, module I'intensité des 1\
de Victor (plans 55 et 111). Ce meme engin de mort chez les hommes rayons solaires qui ~y refletent avec un effet de pulsations \ \
va, appuyé sur la tempe d' Alexandre, devenir faste él réveiller lumineuses. Cette corrélation entre le souffle et lá'1iiiíiiere'suggÚe
pleinement la compassion de la sorciere et entrainer la consommation Hné marnfestation sumaturelle s'éte'~d;;¡t"'~7i""Píail"'~;;~ore par les
...-....--_
de I'acte charnd..sacr.é.
,~ .... L'éclatement des vitres él I'incendie signe en entrechocsd~tráreñétre~"caractéristiques de la vibration minérale d'un
outre la solidarité des épisodes de la sorciere et du sacrifice. De vitrage dans son chassis de bois. Cette proximité avec I'invisible
faibles tintinnabulis aussi accompagnant I'apaisement de la terrible indique que Petit Gan¡:on participe des événements rnrracü¡eüX'dont
Adélalde serrant dans ses bras Julia (1' autre bonne), qui pourtant lui a son pere est I'acteur «terrestre» principal. Le craquement du
tenu tete él propos de Petit Gan;on (plan 54, él environ 62mn) semblent sommier ainsi que le grincement grossier de la porte de bois quand
indiquer le róle bénéfique de la sorciere. Le carillon des horloges él Otto rejoint Alexandre dans la petite chambre, évoquent en effet le
balanciers quant él lui, ponctue le déroulement de l' épisode de la grognement d'un animal proche du cochon, tandis que les
conjonction décisive, d'abord dans le bureau d' Alexandre oi sonnent gémissements qu'émet sa gorge impuissante tiennent davantage du
deux coups que souligne un double et infime recadrage par belement.
élargissement du plan (plan 68), puis chez Marie les trois ultimes
Otto : Nombre de bruitages associés au miracle et au sacrifice qui

\l-'
¡
142 « Le bruit des cloches ou des clochettes a universellement un pouvoir
d'exorcisme et de puritication: il éloigne les influences mauvaises, ou du moins
le complete paraissent s'articuler autour de I'intercession du facteur.
Celle-ci est emblématisée par la sensation acoustique du léger choc
itératif des doigts sur le vitrage par lesquels Otto, monté par l'échelle
LJ avertit de leur approche », Dictionnaire des symboles, op. cit. p. 262.
144 145
él l'étage, signale discretement él Alexandre qu'il a quelque chose él lui Conclusion
communiquer (plan 67, él environ 73mn). Sa sonorité seche et sa
réverbération dure indiquent l'impact de l'ongle au bout des doigts, et Plasticité et convertibilité réciproque des éléments caractérisent
non celui de la seule pulpe ou de 1'habituelle articulation osseuse de en somme Ié- matéiiali'"SóñOre du Sacrifice qui s'avere donc etre él la
·J I'index. Les bruits apparentés diffusent partout cet instant décisif, ( fois unique et dl~~~~1:~~!~~s.Ce qui est ainsi remis en
\ abolissant la durée qui le fait mourir. Au point que lorsque Otto cause, sont les caractenstlques que l'on attendrait d'un langage:
. frappe él la vitre une premiere fois, il y a confusion avec les sonorités identité du meme, caracten; mdiscret <!e~~ments, r~.l1.p.!,;.w,Ü~~ \\\
ambiantes ordinaires. On n'identifie le signal qu'él la deuxiell1", signifiant/signifié : le symbolique est une 10ññe de détoumement du
reprise, lorsqu'il ne comporte que deux coups - modali.~ sémiotique. Notons que cette modalité repose uniquement sur des
ostensiblement intentionnelle par opposition aux périodicités propriétés cinémSl.!.o,gr,~~~;"' Ill.Q!!~ixage et
naturelles - en plan sonore plus rapproché. Quant aux bruits parents, postsynchronisation·Lf!.2.~l..'!!it~."~X~~.,~!!.all~",,~t,,,fJl!Jl~~JtJapparaissent
il s'agit du lent battement des pages du livre d'icones, du léger comme deux criteres de la démarche 'artistique. N'allons pas croire en
entrechoc sous l' effet du souffle marin - souligné par le gonflement effet que cette fac;on d' envisager le son ne conceme que Tarkovski.
des rideaux - du battant de fenetre contre le dormant dans la chambre Dans Les Vacan ces de Mr. Huiot, Tati rendait déjél le son indécidable
de Petit Gan;on entrainant une infime résonance vitrée, des discrets en mettant en jeu la musique de fosse qui passe en fait la plupart du
ébranlements métalliques él rebonds provoqués par le jeu entre temps él l' écran, ou en décalant les sons par exemple en produisant un
certains des organes de la bicyclette ou, apres la priere él Dieu, de la son d'aspiration malséant au moment ou un pensionnaire sirote son
piece de monnaie roulant sur le sol et s'immobilisant apres un thé, puis en dévoilant par décadrage qu'il s'agit du ronflement d'un
mouvement oscillatoire en réduction progressive (plan 58, él environ autre affalé sur son fauteuil. Dans Fenetre sur cour, Hitchcock de
68mn) comme une préfiguration associée él l'engagement de la priere. ..
meme use 9~ 1:~~iK~té entre musique defosse et d'écran, fait
Mais toujours avec une certaine ambivalence. Ainsi la résonance de la cOlncider malicieusement"avec'U"'SCe~'ftlIt!"'ft~eS1ih't'!'''fiorrible
piece de moünaÍe'orrféU"'ñé'-iñüdUIation rappelant celle de la musique de bastringue plus ou moins intradiégétique, presque
réverbération dans l'air des réacteurs d'avion. dissonante par un simulacre de réverbération. Par ailleurs, l'espace
sonore plus lointain apporte les bruits du port qui interferent avec
On constate en définitive que tous les éléments sonores se l'action. Bresson quant él lui utilise tres modérément la musique de
H\ recoupent bien mais él deux niveaux : c~n.~~u~lL~<!.1!fª,f.~tdi§c.om~pu fosse pour laisser les sons de la diégese interférer librement avec
~) \\ de ~~._~~!:>E~.~,2P.l:).1l..9~llJ~.'t11~m~nt. Ils peuvent se combiner dans le chant, l'action. Dans Pickpocket, les soupirs du métro, le galop des chevaux,
, les bruits vocaux, le cri, l'instrument él vent ou la machine él pression les sons émanant de l'activité de la gare de Lyon, etc., en modalité
de gaz (sirene, avion él réaction), voire le battement de fenetre (souffle symbolique désignent toute autre chose que la course de chevaux, la
+ vibration de vitrage), l' ouverture spontanée des portes de placard fermeture des portieres du métro ou les manreuvres ferroviaires.
suggérant une pression invisible, le battement d' ailes provo~uant des Cependant le jeu est beaucoup plus lache chez Tarkovski et les
\l remous d'air. Cependant les différentes figures relevées fonctionnent effets bien plus ténus, ce qui entraine un suspens du sens tant que lell
, él la signifiance. Aucun effet sonore autre que parole qui ne soit systeme n'est pas completement en place. Il faut avoir capté la totalité
motivé dans les proforiaéursoDscüfesae l' élaboration artistique. du s~ste~! ~..nR!:'~,"I}2!l..swJ!.if pour qu'il entraine les effets de sens

$ t¡,~~~~TfJ;:': ~ ,,¡:~:.-.¡""'~~,
que nous avons tenté de reconstituer. Au contraire, les effets sont
d'abord ponctuels et s'additionnent chez Hitchcock et Tati, et dans
une moindre mesure dans le cinéma de Bresson qui comporte

146 147
également des moments. de. suspens, ditIérant comme dans Le
Sacrifíce la résol~tio"ií"du ~eñSartIstique. Mais ce qui distingue peut­
etre le mieux Tarkovski des autres "fous du son", c'est son amour du
, nt

monde sQ.llQre uat.lU:$;l, qui lui fait prendre ses distances par rapport el Résonance par-dela les résonances

lamusique de fosse : La dislocation sooore daos les films de Jobo Woo

« Avant tout, je trouve la sonorité naturelle du monde si belle,


que si nous apprenions el l'enteñcfiecOiTecté~'ñt:1~"'é1ñémañ"aurait
plu...s besoin de rn,us~~u~ »143 i' .\ ' ','-d"'"'''''' Guy Astic
."~" '" .. ".". i
11 I t...... \1....
I

« l' ai souvent songé que j'entendais


distinctement le bruit des ténebres quand
elles se glissent sur l'horizon. »
Edgar A. Poe, note el Al Aaraaf

II est des sons moins entendus qu'attendus, des sons ambiants qui
collent aux images, qui ne prétendent pas faire bande el part. Au point
qu'ils ne suscitent plus vraiment l'écoute. Ils dessinent ce tissu
acoustique que l'image sollicite, instrumentalise et naturalise: on
pense el la panoplie sonore prévisible (malgré ses variations) dans le
cinéma de genre - particulierement le film d'action pour ce qui nous
intéresse. Il est d'autres sons, audibles autrement, meme s'ils restent
fragiles, puisque le circuit sonore prédominant peut empecher de les
entendre. Ils valent d'abord pour eux-memes en quelque sorte, paree
qu 'ils sont moins prédictibles, moins motivés. Ils ne confortent pas
l' écoute mais l' éveillent. Ce sont des sons qui ne rentrent pas dans le
\
raí1i<l~lre~sei1t parfois meme au silence assourdissant (comme
ce plan muet sur la tondeuse enrayée d' Alvin dans The Straight Story
de David Lynch), des sons qui en disent long, plus long que ce qui se
donne el voir. Ils plongent le spectateur dans l'inoul, ils font venir \
l'incommensurable dans la mesure, le mouvement dans la stase,
l' absfñilfOáñS"lé-figuratif. Dans le cinéma de Jolm Woo aux
143 Le Temps scellé, op. cit. p. 148. détonatlOns courues d'avance, aux conflagrations réglées, aux figures
148 ¡\ jN1\/\~\'~le Jó-.M.~ lt! v,<;:~k 149
imposées et aux synchronismes parfaits - on sait que pétarades, bris Du son au souffle-esprit : les enjeux théoriques
de verre, cris d'agonie, crépitements, seront de la partie (tout le 10ft de
Dietrich dans Face/Off est con9u en vitres, miroirs, surfaces dépolies Sans faire de John Woo le sound designer qu'il n'est pas
pour 9a) -, la seconde catégorie de sons, malgré tout, se fraye un entierement (David Lynch, en la matiere, le surpasse, matiériste et
passage, force le dispositif, comme pour imposer un précepte cher au artiste de la chose audible),
~ , ........
il prete indéniablement attention au
cinéaste de HongKong: toujours quelque chose vient ti détoner, ti champ sonore, notamment comme possibilité supplémentaire
résonner autrement que le bruit des armes et que 1'écho de la mort. d'imprimer son empreinte spiritualiste et intimiste. Cela est
Cela survient souvent dans l'accalmie ou la suspension d'action, ces particulierement vrai a partir du moment ou il sort des systemes de
moments ou l' on récupere dans la salle comme sur l' écran. Mais cela studio de la Shaw Brothers - et des dispositifs de mise en scene
peut se passer au creur meme de l'action, soit sur le mode de réglés, en partie, suivant un cahier des charges qui met a contribution
décrochages appuyés activant l'art du contrepoint - c'est Adam les différentes compétences octroyées par la firme de production. On
[. écoutant Somewhere over the Rainbow au milieu du carnage dans peut situer la premiere grande préoccupation en la matiere avec A
Face/Off-, soit sur le mode de l'écoute réduite - on songe a la Better Tomorrow (1986), dont la musique de Joseph Koo (surtout la
progression de Toni et Tequila dans les couloirs de l'hopital de Hard mélodie plaintive a l'harmonica qui accompagne Ho) est
Boiled, ou le ralenti et le filmage a la steadycam permettent de laisser déterminante. Par la suite, les personnages musiciens ou chanteurs ne
entendre la respiration des héros, alors que tout est la pour couper le vont pas manquer (dans The Killer, Jenny est chanteuse, Tequila
souffle ... durant trente-sept minutes de déflagration visuelle et sonore clarinettiste et John, tel Charles Bronson dans Il était une fois dans
presque ininterrompue. I'Ouest, a pour instrument de prédilection l'harmonica). La chanson
est dans ce film une maniere de se connaitre, d'établir une
La dislocation de mon titre n'est donc pas celle que l' on croit, communication parapsychique entre Li et John - on songe a l'image
celle qui releve de l' évidente violence et de l' expérience immédiate mentale de John dans l'encadrement de la porte, littéralement suscitée
du chaos dans les films de Woo. Il s'agit plutot d'une dislocation par la mélodie. Dans Hard Boiled également, déchiffrer des airs de
Goins frontale, de celle qui reuvre entre les sons dominants. Tout en musique et des notes, c' est rester en contact avec le policier infiltré
conservant les marques d'une crise, elle travaille surtout a la relation dans la mafia, c'est le préserver d'une marginalisation définitive en
dans la déliaison généralisée. De facture associative, elle permet de instaurant un circuit détourné de communication.
démarquer le geste cinématographique extreme et authentique de Réfléchir sur l'au-dela (ou sur l'en-de9a) de la résonance chez
Woo, sa «maniere de pousser l' action si loin qu'elle devient Woo oblige a artTCli"ler-les trois poles de la création que sont
poésie »144. Ses films se vouent en grande partie aux pouvoirs et aux l' intentionnalité du cinéaste, l' objet/la matie~§ol}.Q~. E ..I!~~.
puissances de la vision - ne serait-ce que parce qu'avoir l'reil affúté qui l'englobe et l'investit - une esthétique éminemment orientale.
permet de rester en vie -, l'exercice de vue (de mise au point) est Commen90ns par la signature singuliere du réalisateur. L'une des
certes déterminant, mais l'approche en vérité du fond de l'im~ge n'est questions passionnantes chez W00 est celle de l' apparente
pas strictement de son ressort: elle releverait plutot du complexe contradiction entre ses positions morales et ses réalisations. De
..l..ld~on, sans forcément passer par l'assujettissement du confession chrétienne, il dit placer certaines valeurs au-dessus de tout,
cv premier par le second. y\ . \ I \ ,
Ve. '0 o
\
V1<J- "J ,6--í O \..
déclare avoir peur des armes et détester la violence... ce qui parait
• ,1
aux antipodes de ses mises en scene. Aussi, faut-il considérer dans
~ 0; O v i <, 1. OIV\ quelles mesures ses films s'ingénient a matérialiser la quadrature du
cercle, avec le son aux avant-postes, qui supporte les contradictions,
144 A. de Baecque, Cahiers du cinéma, na 516, septembre 1997, p. 24
150 151

démarque les déchirures et les entre-lieux identitaires/filmiques : c'est syncope. La trace entretient avec l'objet qu'elle désigne un rapport
l'un des éléments clefs de la discordia concors woo"ienne. Rien de décale; celui de « représentance »: vestige de l'objet, elle ne
plus naturel pour John Woo que d'aller voir dans l'entre-deux, de co"incidence pas vraiment avec lui. Elle atteste la facture ponctuelle et
faire meme de t: entre le lieu de la pleine expressivité artistique et temporaire de la représentation de l'objet et, de fait, elle dit la
éthique. La virtuosité de son geste cinématographique (que d'aucuns nécessité de retracer les mouvements et les « moments pluriels»
diront maniériste) est proportionnelle aux tiraillements et au x , inscrits dans la relation forcément lache entre l'objet et sa trace. Par
complexités de la représentation engagée dans laquelle prédomine « 'a conséquent, « la notion de t@.ce remet en cause les concepts memes
certitude d'une réalité incertaine »145. De son cinéma de Hongkong de j?résence... et d' absence qui, en elle, ne s' opposent plus, mais se
(d~s 1973~'ilVec The Youñ¡¡75ñigons) a ses productions américaines nouent. Elle permet de penser la présence de ce qui n' est plus ou pas
(surtout Face/OjJ: 1997 et M: 1 2, 1999), John Woo travaille dans la eñcore, de ce qui ressortit a un univers autre, et de penser cette
(sur)tension, avec le mouvement et la localisation pour points présence [oo.] sur le mode •
de- la~"""""'1"'''''"''''''''''''<h;'
différence, du dér~ment
__'''''''.!"~.'''._'''<'/::;;>l4'~-V .•.-----­
»147. Un
d'orgue. 11 fait ~ l'instabilité (celle des moments - collision entre terme, dérivé de la trace, pourraIt resumer cette polarité : la ~Y':!..c:.9Pe, "\
l'ancien et le nouveau -, des lieux, des lignes topographiques - le qui s'entend comme « une union suspensive, un accord décalé, un í.
cercle, le labyrinthe, le cours d' eau -, mais aussi celle des identités et point critique d'articulation, ménageant un espacement entre les i\ .
de la figuration violente) la dynamique de ses films. Elle est la, éléments qu'il r~lie »148. A l'origine d'une véritable sYQthese de ...J
incontournable, tendue, pour dlre la certitude d'évoluer dans un l'hétérogene, le son chez Woo ménage le déra1Jgement e!.L!!.nion
univers terriblement intercalaire, précaire. Les personnages se suspensive pour laisser entrevoir d'autres modes de représentation,
retrouvent au centre d'espaces changeants, qui se désidentifient meme entre évanescence et spectralité, pour faire ressentir un autre ordre de
__ 'i._~~~~W;¡¡_''' __,-",,,,,Ii'¡-.f.,
(la rétrocession de Hong Kong le 1cr juillet 1997 - la Déclaration réalite,-anTeurant, resistant au creur du spectacle envahissant de la
Commune sino-britannique, qui prévoyait la rétrocession de la colonie violence. Ainsi, les héros de Woo sont souvent en décalage
la République Populaire, a été signée en 1984). Sans compter le (anachroniques ou hors norme), ou ils ne sont plus tout a fait a
transfert du réalisateur a Hollywood qui ajoute au brouillage dimension humaine - comme s'ils incarnaient des figures anciennes
identitaire ... de la Chine immémoriale, respirant différemment dans l'arythmie et
Dans cette perspective, penser l' objet sonore chez Woo engage la compulsion du monde moderne dans lequel ils évoluent. Porteurs
moins les termes de correspondance que les termes de sync0l!..lf et de d'un autre souffle, venu de plus loin, ils hantent l'image, s'en
\;~n (les précisions conceptuelles de V éronique Campan en ce qui affranchiSsen't meme, a l'instar de la mélodie mu;~á¡e~quíreiéntit des
koncerne ces notions nous seront précieuses). 11 s'agit bien leur apparition et se fait entendre meme quand ils ne sont pas la­
d'envisager le son comme facteur différentiel, avec l'idée que le meme apres leur mort (The Killer). Tireurs et viseurs le plus souvent,
« sonore est moins propre a compléter une construction optique de ces héros anticipent sur le déroulé visuel: ils ont une forme de
r~ l' espace
L qu' a en révéler les limites et a en marquer
l'incomplétude »146. Deú~Ts'S"Imposent dans ~tte dé­
limitatioñét cet inachevement désignés par le sonore : la trace et la
prescience ou d'instinct qui les fait cadrer et shooter avant meme que
le contrechamp se présente a eux. Ces moments, nombreux, ou ils
tirent a l'aveugle (a l'instinct) pour faire mouche a tous les coups
tA ~ /~lL disent leur apparfenance presque irréelle au monde qui ne les contient
pas tout a fait ou dans lequel ils n'arrivent pas a prendre vraiment
\J 145 D. Arras & A. Tonnesmann, La Renaissance maniériste, Paris: Gallimard,
Coll. " L'Univers des formes ", 1997, p. tt
146 V. Campan, L 'Écoutejilmiqu'e. Écho du son en image, Presses Universitaires de 147 V. Campan, ibid., p. 16.
Vincennes, Coll. « Esthétiques hors cadre », 1999, p. 75. 148 V. Campan, ibid., p. 89.
152 153
pied: comme s'ils évoluaient dans le raccord, dans l'espacement, l'éch.2_~_!_g.~J'.écª.rt
qui s'emploie a ménager du vide pfein, substantiel,
comme si le bruit de leurs armes retentissait dans et par-defa la réalité permet d'approcher pareille réalité... ce que nous avons choisi
des images qui les voient tirer. Liaison et jlottaison, le son woolen se d'illustrer a partir d'une séquence de pres de huit minutes constituant
déploie suivant cette double dyna~Tqüe:~sañs"'s; arreter aux criteres de l'un des sommets visuels et sonores de l'reuvre de Woo.
vraisemblance et de stricte linéarité (formelle et diégétique).
Troisieme et dernier p6le de la création en jeu ici, l'esthétique de
Woo en passe par la valorisation d'un aspect de la maniere artistique
---- D'une séquence el de ses Ugnes de force sonores : La Féle du
dragon (The Killer)
chinoise. A contrario d'une orientation qui s'érigerait dans la logique
de f'horror"vacui, le primat est accordé a l'intervalle et au vide - le Cet exemple permet d'insister sur une préoccupation quasi
! "vi(le médian ,,:jC'est le principe de l'art oriental, décrit par Roland
"'.. • -' - '. .._, ~'._'. .0.'"_"_"' ,
obsessionnelle chez le cinéaste de HongKong, dont le traitement du
Barthes a la suite de Matisse, « qui veut toujours peindre le vide, ou son amplifie la portée: il s' agit de son obstination a préserver le
o
plutot qúi'saisiC'l'T 6jet'1tgmable au moment rare ou le plein de son mouvement, de mem~ que son équiy.a~eIlt ~c?~~.~iq~.e..,Et.Q!!.~.!!!l1atique,
·icieflfité..."chuiJ,".brusquement dans un nouvel espace, celui de a_s~y.Q.ir Je souffle. A ce titre, John Woo fait sienne la conception
L1'Interstice»149. Le vide est l'élément porteur et agissant, qui permet rythmique particulierement efficiente en peinture chinoise :
d"i~tr~d~iredans un systeme donné discontinuité et réversibilité, de « En peinture, dit Huang Pin-Hung, relier une ligne a une autre ne
dégager des circuits entre les signes app;~~t;rielá1i{~) <'et les signes revient pas a greffer une branche sur une autre. La greffe vise la
constants (ceux de l'absolu). Pour Franc;:ois Cheng, solidité, alors que le tracé des traits cherche a ne pas étouffer le
« on peut dire que la pensée esthétique chinoise, fondée sur une
-
Souffle ».

. conception organiciste de 1'univers, propose un art qui tend depuis


toujours a recréer un ~~~~édi~~_i_9i~ ou prime l'action
unificatrice du souffle-esprit, ou le VíJe meme, loin d'etre synonyme
Dans l' expiration généralisée, Woo veille moins a établir des
représentations stabilisées qu'a ne pas étouffer le souffle; dans la

! -- ge..J lou ou..d'arbitraire, est le lieu interne ou s'établit le réseau de


transformations du monde créé. »150
.............-- .. ".. ,.'-'-"-" •.. ,
,,"

Le vide est déterminant dans le cinéma de Woo, pas seulement


saturation de l'espace criblé, encombré de corps qui tombent, il
s'ingénie a préserver du vide pour une relance (la survie) de la
respiration et de la signifiance. Pour situer l' extrait, orchestré en trois
temps, rappelons que John, tueur professionnel, doit exécuter un
pour permettre aux corps de s'adonner a des figures défiant les lois de dernier contrat, qui lui permettra de payer l'opération des yeux de
la gravité; il est ce que désigne le son élaboré par le réalisateur et ce Jennie, victime involontaire d'un contrat précédemment réalisé. La
dont il tire parti pour atteindre a une autre intensité dans l' reil du cible: Tony Wong, gros bonnet industriel et chef de la mafia locale.
cyclone qe l'action. Au pire de la mort violente a~it 1~_~.9~!'fl~~~~E!.it La premiere partie, l'exécution proprement dit, se situe sur les rives
qui transcende le~haos. Il dit combien tout est plus compliqut que le de la baie de HongKong a l'occasion de la fete du dragon. John va
simP1e-bñ.íít-d~~· armes, combien les images de ce monde sont plus titer depuis le large, une fa~on de dire qu'il n'appartient pas tout a fait
intriquées et sédimentées qu'il n'y parait. Seule une esthétique de au meme monde que ceux qui assistent a la cérémonie. La deuxieme
-.-"."-",.~--., .. _. __ .., ..
. ~
partie constitue la course-poursuite en hors-bord, ou la transition entre
deux espaces c6tiers - des rives agitées et souillées par le crime a la
149 Cahiers du Cinéma, n° 311, mai 1980, p. 10.
plage d'un nouveau monde, apparemment préservée. La troisieme
150 F. Cheng, Soujjle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l'art pictural, Seuil,
partie représente un renversement de situation (John est devenu la
1989, p. 10.

154 155

cible) et montre la contamination de la violence (John entraine la sous un cfélne ... Jusqu'a I'instant ou les mailloches s'abattent sur les
tuerie dans son sillage - rien n'y peut changer). De la premiere él la grosses caisses. Comme répondant a une injonction (l'admirable
troisieme partie (avant que celle-ci soit rattrapée par le gunfight) champ contrechamp visuel et sonore accéléré entre les tambours et le
s'opere un approfondissement, un trajet vers une fonne de visage de John), le tueur passe a l'action. Le rythme imprimé par les
purification, particulierement sensible él l'oreilIe. C'est comme si, mailloches semble renvoyer él un état primitif du son qui rapproche
temporairement, le premier voile sonore (épais et voyant) était levé vie et mort, spontanéité et ritualisation. Encore faut-il s'entendre sur
pour laisser retentir él nu cette ligne de sons sous-jacents jusqu'alors él la notion de rythme, particulierement prégnante dans le contexte
peine audible, noyée. Le montage de la séquence explicite donc la asiatique. Le aQ1I)1~ co!!i"9..wue.s"..c.Qutrai~et...p.a.larise, ce que Woo
facture palimpseste du tissu sonore, le feuilletage d'éléments s'emploie él iIIustrer presque a chaque plan. Il réinvestit ainsi la
centrifuges, hétérogenes et gradués - comment rester indifférent él tension entre le Yang (force active) et le Yin (douceur réceptive)­
I'ajout d'une couche sonore sur une couche sonore? Du reste, tension incamée par John, force tranquille gagnée par le
l'ensemble s'inscrit dans un cadre cinématographique chargé : Woo bouillonnement intérieur. Irpages 4~t s9ns, chez lui, b.~.!.an~~~E§le \ \
se souvient manifestement du Cercle Rouge (1967) de MelvilIe et fait plein et le vide, le tendu et le délié, le démonstratif et l'intime. Aussi, l
de John une réplique de Jansen (Yves Montand) dans son geste de 1'un des points d'orgue de la maniere du cinéaste est-il son art de la
visée, suspendu et méticuleux d'abord, soudain et instinctif ensuite­ ligature, son souci de penser et de figurer ce qui relie et tient les etres
une scene rejouée dans Hard Boiled. 1I se plait aussi él réutiliser le entre eux, les etres au monde, leurs corps aussi bien que leurs ames.
dispositif visuel et dramatique de l'assassinat politique (la tete de La séquence de la Fete du dragon met en jeu des dispositifs de
Wong dans le viseur), avant de passer aux images de guerre (la petite liaison qui semblent emprunter beaucoup él des pratiques artistiques
filie blessée semble soudain nous plonger dans un nouveau Vietnam). chinoises traditionnelles. D' abord, la poursuite des hors-bords en
Ce qui fait la prouesse de la séquence, en somme, est la maitrise et le pointillés (montage rapide), avec son orchestration sonore appuyée,
renouvelIement de codes et de figures de genre, qui passent par la démarque la technique du jei-bai (la technique du "blanc volant").
double gestion de l'exces (encombrement, concentration des effets et Souvent dans la calligraphie et la peinture chinoises, le coup de
des références) et de I'implicite essentiel (reHichement des pinceau est tracé avec une charge d'encre délibérément insuffisante,
représentations premieres pour procurer densité et intensité él ce qui en sorte que, sur le papier, la trainée noire apparait déchirée de blancs
court sous les images). qui revetent le dynamisme intemedu !~ait 151. Dans The Killer, trois
John, sur son hors-bord, attend donc le bon moment pour tirer. plam-'"'¡:edO{ibíé"s--ere~b~¡t6;'f~~t¿~rt;rTi"tt'éralement le hors-bord de
Tony Wong au milieu de la foule s'apprete él ouvrir les festivités. John du cadre, dans le blane de la colIure, comme pour le livrer él une
Dans le vacanne ambiant, la musique off, bruitée, déclenche le temps autre profondeur de champ, él une autre dimensiono 11 s'évanouit sous
du suspense. Des éléments percussifs interrompent él intervalIes les yeux de ses poursuivants qui ont pourtant la vue dégagée.
réguliers les tenues de cordes ; une minuterie semble retentir. Temps Évoquons aussi le montage court, parallele, él l' origine de la course­
du suspense cmes, mais aussi temps de la conscience. La soonerie de poursuite : le martelement des tambours et les cris des meneurs se
téléphone (ou celIe d'un sonar) qui retentit sous la ligne mélodique déversent d'un plan sur l'autre, au point de constituer le earburant des
principale renvoie él la chambre mentale de John - comme s'il se hors-bords. D'un plan él l'autre, l¡:a rime; un souffle passe, une énergie
repassait le demier coup de fil donné a Jenny avant sa mission. La primitive issue de la cadence des percussions englobe rameurs et
pression est intense, pas seulement en raison des circonstances
présentes, mais parce que John ne peut pas se pennettre d'échouer s'il
veut sauver les yeux de Jenny. Derriere les lunettes noires, tempete 151 P. Ryckmans, "Poésie et peinture - Aspects de l'esthétique chinoise classique",
Revue d"esthétique, nO 5,1983, p. 21.
156
157
moteurs 152. Cela rejoint l' art du parallélisme en poésie chinoise, d'infléchir des trajectoires courues d'avance. Les caprices du
remarquable par la suppression de certains mots grammaticaux et de redoublement, les variations mineures autour de formes fortes, sont
certains connecteurs logiques. La symétrie des distiques est dans la conception chinoise ce qui traverse l' art comme la réalité.
privilégiée, comme épurée (a l'instar des sentences sur les colonne.. , Avec le rythme comme q>i'erre"'ae"iüuClie) antinomique du concept
des temples ou sur les bannieres). La structure est celle de \1 établit une bonne fois pour 1outes.-Noire'~'séquence fait sienne cette
1

correspondance, suivant laquelle le parallélisme n'est pas un simple orientation, en accentuant la tension unifiante du champ sonore. Le
1
fait de répétition. « C'est une forme signifiante dans laquelle chacun b~ des armes insiste, réEétitit. mais il n'éteint pas d'autres sons,
fl des signes sollicite son contraire ou son complément (son autre) : moins prévisibles et qui enchafnent ~.......,. "
...
sans forcément cOlncider avec le
I l'ensemble des signes, en s'harmonisant ou en s'opposant, entraine le chaos assourdissant. Ces sons disent une autre espece d'instabilité,
l' sens )). Les plans qui se répondent et correspondent dans The Killer, moins létal;'~~esthétique: la confiance en l'inaltérabilité et
comme peuvent le faire deux vers, désignent le travail de figuration et
de s~ement. D,!!!.s.. ~~.L~.§Qrit d'y!!'~ique, ils forment un
---_
l'inachevement des formes toujours renaissantes.
-.,......---.. _-_.,
...,'-....... ..."'., ...... ..•.. '.....
." .

'_W~~-"''''''''''

ensemble autonome : «un univers en soi, stable, soumis a la loi de Écouter battre autrement le creur du temps
l'espace et comme soustrait a l'emprise du temps. ))153 Dans les films
de Woo, l'unité est organique, jamais réellement tracée, ni planifiée Plus que jamais, dans cette orchestration audio-visuelle feuilletée,
dans sa totaTIt'c[-"E'iíe-repose sur une série de moments forts en le temps et l'espace deviennent des dimensions ou se jouent l'intégrité
archipels, qui tirent leur puissance d' évocation dans leur mise en des etres, la vérité et 1'intensification des représentations. Le cinéma
relation. de John Woo, que d'aucuns disent prévisible, travaille a complexifier
S'il y a redoublement ou dédoublement - un motif pennanent les figures et les situations, a sortir de l'évidence de la violence que
chez le réalisateur -, a l'instar de la séquence aux effets miroirs l'image exprime en plein. Le spectateur a la sensation tres nette que
appuyés (c'est un véritable diptyque dont les pans s' articulent autour ce qui se trouve dans le champ ne suffit pas, qu'il y a plus - ce que le
de la traversée charniere), c'est pour inscrire la possibilité de traitement du son suggere et réalise. Sans doute parce que l'axe
variations. Tueur a gages, John devient tueur pour cible - avant vertical est surinvesti, les corps ne tiennent pas, ils ne cessent de i

meme de jouer dans The Replacement Killers d' Antoine Fuqua s'envoler (sans qu'on les voit forcément retomber, sinon pour aussitot
(1999)! Le voila de l' autre coté du viseur, dans le diagramme se relever) ; mieux, les personnages s'évanouissent souvent dans et
fatidique. Rien d'étonnant a cela, puisque shooter ou etre shooté, par les bords du cadre, comme attirés ailleurs. Des lors, ou placer la
sortir ou etre sorti du cadre, représente l'un des enjeux majeurs de gravité de l'image, tiraillée entre le trop-plein et l'absence

~
l'univers woolen. Pourtant, une détonation semblable a beau retentir, substantielle (le vide du hors champ) ? Comment arrimer ce temps qui
son contrechamp sonore n'est pas le meme. Le bruit d'oiseaux qui finit par s'apparenter a du hors-temps, cet espace qui en vient a
s'envolent répond au claquement de l'arme. Gn mesure la la virtuosité devenir une configuration détachée de toute topographie? L'enjeu, I
de Woo, reposant non pas sur le cynisme de la répétition a 1'ldentique, dans The Killer, est bien de libérer le personnage principal de la
mais sur la réactivation des figures et du sens, avec la possibilité fiction qui l'enchai'ne (son statut de tueur) et d'enregistrer cette
impossibilité, du moins dans la réalité contaminée par le crime. Pour
ce faire, Woo réinvestit le fantasme d'apesanteur hérité du kung-fu,
152 Dans la scene de hors-bords finale de Face/Off, Woo choisit d'illustrer le prégnant dans le wu xa pian (la séquence finale de Last Hurrah lor
caractere sauvage de la confrontation entre Sean et Castor en introduisant des bruits Chivalry en est la quintessence) et dans l'opéra chinois ou cantonais
d'animaux dans la bande-son.
(les personnages glissent sur les surfaces, a la limite de la lévitation,
153 F.Cheng, L 'Écriture poétique chinoise, op.cit., p. 71.
158 159
comme l'illustre la traversée du pont dans les premiers plans de Face/Off, c'est la plate-forme pétroliere transformée en prison). Le
Princess Chang Ping) 154. Quand I'inspecteur Li décrit John, c'est miracle n'a qu'un temps, puisque John est repris par la mécanique du
pour indiquer qu'il « se déplace avec calme comme dans un reve, les temps pressé - il doit sauver la petite filie blessée. Mais dans la pause,
yeux pleins de passion. » Les attaches terrestres semblent se reHkher, dans ce moment suspendu entre innocence et corruption, entre images
mais on demeure encore dans le régime du comme si. II reste a trouver neuves (régénérées) et images corrompues, The Killer est remonté a la
un lieu qui sorte John de sa panoplie de killer, qui lui permette de source d'une sorte de primitivisme spirituel. II touche la a un noyau
transcender, ne serait-ce que fugitivement, sa condition d'ange originel, a une réalité premiere aussi grandiose et fragile que la falaise
exterminateur. Le dispositif sonore va dans ce sens, opérant, pour a laquelle est aimanté Tom Cruise al,! début de MI: 2, le walkman sur
ainsi dire, une conversion du temps en espace : a la scene du temps la tete. L'ultime sophistication du cinéma de Woo, c'est en définitive
compté, du suspense, succede une scene qui prend du large (on quitte le retour a une forme d' élémentarité. La dislocation sonore permet de )'
1I la cote), avant de se prolonger en un lieu épuré, délocalisé - John
entre alors dans le temps de la légende.
dégager les résonances de cet élémentaire physique ~t pneumatique, /
ou John et le spectateur reprennent leur souffle. A la dimension
L'endroit ou débarque John symbolise l'accalmie, I'échappée,
voire la rédemption 155. La viennent se briser vitesse et effervescence
simplement transitive du son (il représente et il encha¡ne les
représentations) se substitue une dimension plus contemplative: le J
­
et, a I'instar des naufragés qui atterrissent sur I'He de La Tempete de son se désolidarise des résonances majeures pour laisser percer une
Shakespeare, le héros de Woo peut entendre une autre musique, autre résonance, pour laisser entendre battre autrement le creur du
d'autres harmoniques : « Cette ¡le est pleine de rumeurs, de sons et de temps et celui des hommes. ! --
doux airs, qui donnent de la joie et ne font pas de mal ». Ce sont le
bruit des vagues et le rire des enfants qui l' accueillent et le lavent.
L'image insiste dans cette voie purificatrice, avec ce superbe raccord
La pulsation d'invisible J ""2lUM. \:}c·~
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qui montre que le tueur quitte la réalité plane du crime pour se relever Le dispositif sonore, qui est orchestration
r --_.. .- ...._.-.... · ·. ·····Y" ._..•."." .. ...
du vide et
...,_ o,' ...., .
n_·_·"~· no_".~~,.
du
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E.lein,
..
et s 'élever. Une fillette se baisse pour ramasser ce que la mer a rejeté signale qu'i n'y a pas ae formatisme sec chez Woo : son esthétique
sur la greve, et le plan suivant, c'est John qui apparalt par le bas du est..~.'!!~L~.P.~E~~l;!,~é. II n'est pas de ces artistes qui, selon Hermann \ i
cadre, comme revitalisé. Le montage suggere la résurrection, comme Broch, propose une « formalisation du monde qui cependant laisse le I \
si le tueur renaissait apres la traversée - aussi les baIles ne peuvent­ monde dépourvu de forme)) 156. Certes l'exaspération forme11e (la
elles pas I'atteindre sur ce bout de plage (dans Hard Boiled, c'est la surenchere et la surexposition) impregne The Killer, mais la mise en
morgue qui figure cet espace transitoire de la mort vers la vie, dans crise de I'unité devient signifiante parce qu' elle ne passe pas
seulement par le trop-plein. Elle repose avant tout sur I'équilibre
incertain et fragile entre I'encombrement et le reHkhement. Woo ne
154 Pour Nicole Brenez, les filros de John Woo « apparaissent comme autant de filme pas I'etre, il filme le passage. Refusant les plans d'ensemble
réponses a une meme question : comment permettre a un corps de s'ent'0ler? », in
l'entrée Voltige du "Woo's Words. Lexique pour I'reuvre de John Woo", Positij; n°
statiques (les master ~hots) et la symphonie musicale longue et
455, janvier 1999, p. 95. englobante, il reuvre a la totalité par le syncopé. C'est alors
155 Woo est explicite: « la poursuite en bateaux était censée représenter une sorte reconna¡tre la prégnance du vide, qui favorise I'interaction entre les Ir
de rédemption, mais aussi de destino » In B. Reynaud, "Entretien avec John Woo", éléments. C'est joindre a nouveau le Souffle-esprit (le shen-ch 'i) en
Cahiers du cinéma, n° 516, septembre 1997, p. 27. Dans Hard Boiled aussi, Tony
fait une sortie en mer, apres I'exécution de son maitre, comme pour se purifier,
expulser (par le cri) I'abjection de son acte de trahison. De roeme, il s'adonne a 156 H, Broch, Création littéraire et connaissance (1955), Paris: Tel-Gallirnard,
I'origarni, des grues en papier, achaque hornrne qu'il tue. 1966, p. 364.
160 161
accédant a « une sorte de résonance par-dela les résonances »157 ; mouvements, contradictions recherchées, harmonie des contraires et,
c' est se rendrerec-epHra'--ce~'qutlfaverse'Tes'~cmr!res-;~les etres, le finalement, ¡maniere ~~.!~_I_~O. ...-------.-------
visible. Ce qui signifie aussi prendre conscience du fond de l'image.
Quel est ce fond, au demeurant? Le siege de l'énergie créatrice et Dans cette perspective de traits significatifs sous-jacents, John 1\
artistique, l' imaginaire élémentaire gage de 1'imagination du incame le motif du dragon lié au yin-hsien (" Invisible·Visible "), la
mouvement. Dans The Killer, le bruit du vent prolongé par le souffle pulsation d'invisible dans lequel baignent toutes les choses l61 . Dans
, de John dans 1'harmonica, le battement d§s v,ggues, la resp¡ñüion la séquence vouée au coup d'reil précis, au regard-viseur, se concentre
l/
¡ humaine, les battements d'ailes des colombes, la tranquillite"'7Il.ine
église, les so~s~~!~~J:!_9:.~~9ustiques sont autant de manifestations en
surface de ce fond... lIs rendent I'L oreille songeuse} 158. Le
aussi l'reil de l'esprit, qui ne rend pas nécessaire l'image entiere et qui
procure au héros la qualité d'homme invisible. Gn peut s'étonner de
son extreme visibilité de sniper alors qu'il est sur l'eau dans l'attente
traitement sonore chez Woo, on l'a vu, va dans le sens de l'art du trait de son tir, qui pourtant ne trahit pas sa présence. A contrario, le tireur
chinois, la calligraphie qui vise a restituer le rythme primórdial, embusqué sur la plage, bien caché, est découvert par un point
continuo Par l'importance accordée a la ligature-era"'~runion lumineux infime (un reflet sur les lunettes noires), apres avoir été
suspensive, le réalisateur rejoint le peintre chinois, pour qui désigné par le regard fixe de la fillette. La démonstration est probante,
« les traits expriment a la fois les formes des choses et les 1'un a la qualité yin-hsien du dragon (décrite par le peintre Pu Yen­
pulsions du reve ; ils ne sont pas de simples contours ; par leurs pleins T'u), l'autre ne l'a pas :
! et leurs déliés, par le blanc qu'ils cement, par l'espace qu'ils
« Tel un dragon évoluant en plein cielo S'il se montre a nu tout
,1 suggerent, ils impliquent déja volume (jamais figé) et lumiere
.. entier, sans aura ni prolongement, de quel mystere peut-il s'etre
, (toujours changeante). »159 enveloppé? C'est pourquoi un dragon se dissimule toujours derriere
les nujges. [... ] Tantót, il fait briller ses écailles, tantót, il laisse
L'élaboration audio-visuelle dans The Killer s'apparente ainsi deviner sa queue. Le spectateur, les yeux écarquillés, n' en pOUITa
plus a une synergie qu'a une somme de ses parties constitutives. jamais faire le tour. C' est par son double aspect visible-invisible que
Véritable combinatoire, elle ouvre a l'écoute panique, celle qui le dragon exerce son infini pouvoir de fascination ... »162
pousse a entendre entre les sons, qui laisse surgir darrs l'intervalle
d'autres paysages, d'autres dimensions :
-------
« Sous chaque signe, le sens codifié n'arrive jamais a réprimer
Ainsi, la tensionentre les points d' écoute saillants et latents
redouble le mouvementd~~co'ñilñu7Continu des figures, la fascination
l
tout a fait d'autres sens plus profonds, toujours prets a jaillir; et exercée par les persomiagés·'soüveIÍt spectralisés dans les films de
1 l'ensemble des signes, formés selon l'exigence de l'équilibre et du Woo. La conséquence est évidente sur la réception : le spectateur doit
r rythme, révelent tout un faisceau de " traits " significatifs : attitudes, aussi bien ajgu~ser le ..regauLqueJ:~.c.o.ute ; il doit relayer les données
~
, sonores, connecter les ponctuations acoustiques, ce qui ébauche une
autre circulation entre les images. Le détail prévaut alors, jusqu'a

157 F.Cheng, Vide et plein, op.cit., p. 46.


158 G. Bachelard, L 'Air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement 160 F. Cheng, L 'Écriture poétique chinoise (1977), Pans: Points-Seuil, Coll.

(1943), Livre de Poche, Coll. « Biblio-essais», 1998, p. 312. "Essais ", 1996, p. 14.

~\ 159 F. Cheng, L 'Écriture poétique chinoise (1977), Pans: Points-Seuil, Coll. 161 F. Cheng, Vide et plein, op. cit., p. 85-87.

\ "Essais ",1996, p. 22.-­ 162 Cité par F. Cheng, id.

162 163
disloquer le dispositif de la représentation (e.ni'. occurrence, celui du
} gunfight): il pousse a confronter ce q1!Ll-ª.~o~(}\l'i-.tait-écart,
I l' ensemble étant « renvoyé a son intime hétérogénéité a 1L>-'
() me~e-aetaifpousse done le spectateur a dialectiser l'image, a
II la r~ente. Or ce qui, dans The Killer, pousse a la détaille, ce
qui-rend le spectateur attentif aux sautes d'images, ce qui joue contre
l'action pure et simple, est le traitement du son. Avec lui, l'image ne
se laisse voir que dans l'acception d'un invisible qui la travaille, cet
invisible poussant le plus souvent a la réévaluation du visuel, a son
creusement, a son approfondissement.
La stratification sonore de la séquence de la Fete du dragon, son
élaboration multipiste ainsi que ses jeux entre cuts et enchainements
3

Son et arts plastiques


r plus souples, font passer cet extrait dans une autre dimension,
synesthésique surtout. L 'utili~1!!io~-du son, essentiellement
\. héfiteel1e1atra<fition artíStique chinoise, fait que l'reuvre de Woo,
pour reprendre Malraux, « nait comme différence et devient peu a peu ~

totalité.» Elle ménage une synthese expressive, esthétique et


spirituelle, qui procure a The Killer (mais aussi a l'ensemble de ses
réalisations) une intensité organique sans pareil, une valeur filmique
qui dépasse la simple prouesse figurative - ce que, souvent, les
épigones de Woo ratent. A ce titre, il faudrait voir si ce travail de
dislocation sonore, ce penchant pour la résonance par-del a les
résonances, n'irrigue pas une partie du cinéma de Hong Kong, entre
autres Wong-Kar Wai et Johnnie To (The Mission), sous l'influence
des "anciens" tels que Chang Cheh et Tsui Harkl64.

163 Daniel Arasse, "Le tableau disloqué", in Le Détai/. Paur U(le histaire
rapprochée de la peinture (1992), Flammarion, Coll. "Champs", 1996, p. 372.
164 Philippe Langlois, dans son émission radio Tu vais ce que j'entends (France
Culture, juin 2001), a déja prolongé cette orientation en"Inenant en considération
Les Anges déchus de Wong-Kar Wai. Le remix de Massive Attack, qui retentit lors
des contrats exécutés par le tueur a gages, connalt un décrochage a la mort de ce
demier : des sons électroniques se répondent, qui figurent les demiers échos de la
vie, et le vent se [ait entendre avec une mélodie proche de John a I'harmonica ou de
ceBe imaginée par Ennio Morricone.
164
Écouter I'image

Ioflueoces de I'écoute sur le regard

daos quelques films de BiII Viola.

Loig Le Bihan

« Le son cornrnande l'espace ))


Bill Viola
-------

Un a!uvrement sonore sernble au travail dans plusieurs filrns 165


de Bill Viola. Pensons par exernple a Chott el-Djerid (A Portrait in
Light and Heat), Hatsu Yume, The Rejlecting Pool, 1 Do Not Know
What lt Is I'm Like ... A prernü~re écoute la bande-son de ces films
pourrait paraitre désinvestie, ce qui n'est évidernrnent pas le cas l66 .
Cest que l'reuvrernent dont il s'agit ne se laisse pas percevoir cornrne
"gros reuvre". L'reuvrernent, ici, plus que le fac;onnernent d'une bande­
son, désigne une modulation de l'écoute. Car l'écoute, pour une part ­
celle que l'on nomrne "strucIüreITe" ou "fonctionnelle" - n'est plus
l'exercice libre du spectateur rnais bien une fonction de l'reuvre,

\
165 le dis "films" car il s'agit de bandes vidéo destinées non pas a etre
" installées " mais bien projetées en conditions classiques.
166 Gn peut en effet rappeler ici combien Bill Viola s'intéresse aux questions
sonores. J'en veux pour preuve ses propres écrits et particulierement un artic1e
intitulé The Sound of One Line Scannin& (repris dans Bill Viola, Reasons for
Knoc/dng 7ítan Empi;7=touse, Londres, Thames and Hudson, 1995) ou, s'appuyant
sur des exemples architecturaux (cathédrale gothique, amphithéatres grecs), il
explique I'importance de la matiere sonore dans I'appréhension de I'espace.
167
effectuée par le spectateur. Plus précisément, ce que je vais chercher a parce qu'il se produit a nos sens un phénomene bien connu des
déplier c'est la maniere dont le son induit, chez le spectateur, certaines hypnotiseurs : l' " adaptation sensorielle ".
postures d'écoute dont l'intluence me parait s'exercer sur la posture de le reviendrai la-dessus et tout ce que je peux dire c'est que cet
regard. Mon hypothese, c'est que les films de Bill Viola actualisent effet que l'on dira pour l'instant d'adaptation sensorielle fait ici
une potentialité fonctionnelle du son qui est 1'information du regard, l'reuvrement du son.
I1 information au sens de " donner une forme".
Mais avant d'en venir précisément a cette question je dois
le m'appuie plus particulierement sur un exemple, un fragment de d'abord parler un petit peu d'un autre aspect dans ce que nous venons
! 1 Chott el-Djerid que je vais décrire rapidement. O~'::'C:~E.~wa~~noir. d' entendre, je veux parler cette fois-ci des sons profilmiques qui
Vision de mirage : dans une ambiance sonore seulement bruitée par
1 surgissent de ce fond bruyant, c'est-a-dire de ces bruits de motos, de
\ \ les accidents d'un vent importun ou par des sons machiniques bus ou de camions qui surviennent temporairemoot.
incidents, et sur un fond d'image ou deux zones se détachent : un
avant-plan de cailloux et un arriere-plan indéterminé, une forme rouge La distance visuelle
entourée d'un halo jaune semble chasser, souftlée par un vent de
chaleur. Cut. La meme forme rouge semble d'abord glisser Cyril Béghin a récemment, dans un article publié dans Cinergon
latéralement puis, a mesure que l'on reconnait une voiture s'extrayant n° 10 167 , tenté de reconstituer un "puzzle conceptuel ", selon ses
d'une brume de chaleur, avancer vers l'avant-plan. Suit un plan propres termes, autour d'une notion proposée par Bill Viola et qui
d'ensemble ou une ligne d'horizon sépare un sol terreux d'un fond de semble receler une cié importante de compréhension de son "désir
montagne bleuté. A l'horizon, deux petites formes s'affairent et d' artiste ".
s'échangent, dégageant par bouffées des nuages jaunatres. A un Cette notion est celle de " distance visuelle ". La distance visuelle
certain moment, qui cOincide avec I'irruption de motifs sonores n'est pas un autre nom pour la profondeur " du " ou " de " champ. 11
\1reconnaissables, une mise au point permet de détailleraeux motards ne faut surtout pas la rabattre sur un sens spatial ou perspectiviste. La
se dirigeant vers l'avant-plan en soulevant des nuages de poussiere. notion de distance visuelle nomme plutót qu'un champ spatial, un
Suivront plusieurs plans fonctionnant de meme ou voitures, bus, seuil figural : un seuil entre OOIr¿Eivjté et.!!guralité.
camions s'avanceront ou s'éloigneront en ballet, rejoignant ce fond L'image telle que Bill Viola la con90it'óú eñ'fait usage n'est pas r ,

C
oscillant ou des figures reconnaissables redeviennent formes d'emblée respectueuse de ses référents. Elle retlete des "corps 1
incertaines et taches de couleur et s'effacent de la bande-son. d'origine ", seIon l'expression de lean Louis Schefer, mais aussi bien!
Fermeture au noir. les déforme, les dissout ou les atomise. Et si l'image peut aussi
facilement disperser des figures et les livrer a un travail proprement
Dans ce film, le son exhausse ce qui en général est banni d'une figural (qui commence au-dela de l'analogie), c'est qu'elle se
bande sonore. le veux parler de ces bruits machiniques émis sans constitue matériellement de la captation d'images fragmentaires ou
doute par la caméra ou des accidents sonores qui "mangent" le son
(bruit caractéristique du vent dans un microphone sans bonnette).
Ií.Cinstantanées que les corps eux-:memes ne cessent d'émettre: des t\
l\.simulacres (au sens épicurien ou lucrétien), des avatars. ,
L'on entend d'abord cela, je crois, si l'on a une oreille un tant soit peu Toute la difficulté sera alors, selon les mots de Bill Viola cités
technicienne. Pourtant cette indexation technique a tendance a par Cyril Béghin de « revenir d'une distance lointaine non physique,
s'oublier au fur et a mesure. D'uñe part parce qu'aucun événement ne
vient clairement soutenir cette interprétation mais aussi et surtout
167 Cf. Cyril Béghin, "Corps plongés", in Cinergon nO 10 Météorologie, 2000.
168 169
mais visuel1e ))168, de réagglutiner tous ces avatars afín de redonn'l' Écoute panique'-:J ~' \ N\t'~v. ,~\,i!"'~,
au corps une forme totale et stable (Gestalt), de le rassembler en un
meme lieu, bref de le rendre de nouveau "présentable " (en un sens Il Y a donc, au moment et al'origine de ce franchissement de
aussi trivial que philosophique). seuil figural une modification de l'écoute. Cette modification de(J
l'écoute on peut la décrire comme le passage d'une écoute "panique"
La séquence que je viens d'évoquer met particulierement en a une écoute " appliquée ".
évidence ce jeu avec avec les deux versants de la figure et cet effet de

l
"'-S~Ui joue pour le cas de la profondeur de champ) entre un espace La distinction entre une écoute panique et une écoute appliquée a
figuratif et un fond abstrait. Et si l'effet de franchissement d'un seuil été faite par Roland Barthes dans un petit mais précieux text;;furé tout
figural est si évident (cela a une petite al1ure de paradoxe) c'est qu'il simplement Écoute et repris dans ses Essais critiques 3.
est dO en grande partie au travail du son. Il y a comme un effet de Ce que Roland Barthes y nomme " écoute appliquée " c' est une
synchronisation entre la (fistance ~i~~Üe et une "distance sonore ". posture d'écoute dont le registre s'étend depuis l'attitude de l'animal
En de9a de ces seuils qui n'en forment qu'un, lorsque survient la dressant l' oreille au moindre bruit - etre aux aguets a la recherche
possibilité d'indexer un son et de lui attribuer une source d'émission d'indices sonores -, jusqu'a cel1e de l'homme cherchant a décrypter
dans l'image, la perspective tout a coup se déploie dans une image qui des sonso
jusque-Ia pouvait etre vue de maniere completement abstraite, comme Il s'agit donc d'une écoute qui cherche a marquer l'audible, a y
pure surface. Il y a donc un seuil, ici lié a une certaine distance dans la plaquer un affect (chez l'animal : alerte ou apaisement) ou un sens
! profondeur du champ visuel et sonore au-dela duquel l' espace (objet sonore, phoneme ... ).
¡ s' aplatit, et en de9a duquel l'espace se creuse sous l' effet Ce qu'il nomme par contre "écoute panique" désigne une
1 d'incurvation que précipite la focalisation soudaine d'un "point posture d' écoute dont il trouve le parangon dans 1'" attention
d'oui"e "169. flottante " des psychanalystes. Dans cette écoute, il ne s' agit en effet \
plus d' appliquer un sens, une représentation sur un objet sonore mais
Ponctuel1ement donc, la perspective fait un retour tonitruant dans de "laisser surgir" des sons dans toutes leurs facettes et leurs
ce que nous avons a voir et a entendre. Mais ce redéploiement potentialités de représentation ou de sens, de se rendre attentif au
d'espace perspectif dans l'image n'est si impressionnant que par son pioé~:~~~~Q!iJ.:9iIª-.~j¡~1lt~¡" o~ de la représentance selon le mot
inévidence. Comme nous venons de le voir, il est intimement lié a une que Véronique Campan, dans L'Ecoute filmique l70 , reprend a Paul
,. modification de l' écoute qui tout a coup se trouve en mesure de Ricreur.
\ décrypter, dans le flot de l' audible, des sons signifiants.
t' _
l. L' écoute panique est alors tout entiere posture d' accueil. Il ne
s'agit plus d'al1er au-devant du son en isolant des objets selon la clarté
\ de leurs contours, quitte a les nettoyer de leurs aspérités signifiantes,
mais de se laisser envahir par son:~~~,~,~~.~ment. 11

168 ibidem, p. 87.


169 Je dois a Claude Bailblé,jette fonnule, proposée lors de la discussion qui suivit
mon interventiOiretqUl lCI remplace avantageusement ceIle de "point d'écoute" 170 Véronique Campan traite essentieIlement de I'étoilement du sens dans
dans la mesure Ol! il s'agit d'insister sur la constitution d'un foyer perspectiviste et I'entretien du son et de I'image et de ce qu'elle nornme joliment des "effets d'écho".
non sur I'attribution d'un régime identitaire ou narratifa I'écoute. Cf. L 'Écoute fi/mique, éd. PUV, coll. Esthétique Hors Cadre, 1999.
170 171
« Ce qui est écouté ici et \<1 (principalement dans le champ de de former la perception. 11 y a dans l'esthétique du sublime un
. \ l'art, dont la fonction est souvent utopiste), ce n'est pas la venue d'un " désastre " de l'imagination puisque celle-ci, comme faculté, n'est
j \ signifié, objet d'une reconnaissance ou d'un déchiffrement, c'est la plus capable de représenter, de mettre en forme les données sensibles. 1\
J. dispersion meme, le miroitement des signifiants, sans cesse remis Et selon Lyotard l'enjeu des arts contemporains réside dans
dans la course d'une écoute qui en produit sans cesse des nouveaux, 1'ambition d'induire chez leur spectateur, ce sentiment esthétique. Le
. 1 sans jamais arreter le sens : ce phénomene de miroitement s'appelle la seul moyen d'y parvenir c'est alors de suggérer au spectateur une
1 signifiance (distincte de la signification) » 171 posture d' accueil de l'reuvre qui évite sa rectification ou sa réificatiofi
par l'imagination. Ce qu'il faut absolument éviter c'est que
C'est évidemment él dessein que je cite ce passage OU Barthes fait
l'imagination vienne jouer dans l'expérience esthétique et, finalement,
explicitement référence au champ de l' arto
" recomposer" le tableau ou la musique, reconnaitre des schemes ou
des formes assignables et descriptibles ou apprécier des couleurs et
Cependant, Barthes, malgré l' ouverture qu 'il propose au jeu du
des notes désignables et nommables.
signifiant en reste, justement, au niveau du signe. Mais ici il s'agit
d'une écoute, selon moi, encore plus libre. Une écoute qui échappe
Et ce n'est qu'au prix d'une espece d'ascese qu'il pourra etre
A meme aux processus signihants, une écoute qui ne vise alors plus tant
possible, ne serait-ce qu'un instant, de se laisser envahir par le
1\ la forme assignable d' objets sonores que la texture ou le timbre sensible au lieu de le ressaisir, de le corseter. Saisir des formes ou des
singulier de sons impossibles él découper selon les c.ontgurs d'objets,
couleurs était affaire de comparaison. Accéder au timbre ou él une
aussi fuyants resteraient-ils.
nuance, ce sera se soustraire él la " mainmise " de la composition.
Cette écoute libre pourrait etre nommée " .és0ute sublime" si 1'0n
veut bien entendre le mot de sublime au sens qu'il prend chez lean­ « On considere en général que la valeur d'une couleur dépend de

Ih¡
i Fra~9?is Lyotard lorsque celui-~i le r~en~isage él partir .de son
'! ex~enence des arts contemporams (pnnclpalement: muslque e.t
pemture des avant-gardes).
la place qu'elle occupe parmi les autres sur la surface du tableau. Et
qu'elle est ainsi dépendante de la forme que revet celui-ci. C'est le
probleme dit de la composition, donc une affaire de comparaison.
Nous pouvons difficilement saisir une nuance en elle-meme.
Le sublime selon Lyotard Cependant si l'oJÍ suspend l'activité de comparer et de saisir,
l'agressivité, la mainmise (le mancipium) et la négociation, qui sont le
le m'appuie sur un texte de Lyotard titré Apn?s le sublime. état de régime de l'esprit, alors, au prix de cette ascese (Adorno), il n'est
l'esthétique 011 l'auteur revient sur la notion kantienne de sublime peut-etre pas impossible de se rendre disponible él l'invasion des
pour caractériser ce qui lui semble etre l'enjeu principal des arts au nuances, de se rendre passible au timbre. » 172
XXeme siecle.
Selon lui donc, ce él quoi s'affrontent les arts contempor\ins, c'est
Voilél donc ce que l'on pourrait nommer une écoute non plus
panique mais sublime : une écoute qui se rendrait disponible aux
II ¡
la question qui est au creur de l'esthétique du sublime : celle de la
timbres, qui se laisserait pénétrer par le son él tel point que le sujet de
I! mise en " présence " de la matiere et de l'esprit sans le recours él la
cette écoute ne saurait plus híi-meme reconnaitre dans ce qu'il
1\ forme et sans meme en passer par la faculté de l'imagination qui a entendrait ce qtii süaírla-resoñañce-'de~-et ce qui serait du
i .pourtant habituellement pour tache, dans l'architectonique kantienne, • "'" _.,'", :.~ ~.~-.' •.. ~, .• ' •. ..-<-"~ ".", ~,

in L 'obvie et ¡'obtuso Essais critiques 3, éd. du 172 Cf. Jean-Fran90is Lyotard, "Apres le sublime, état de I'esthétique", in
i"1To, R +'9. L 'inhumain, éd. Galilée, col!. Débats, 1988, p. 152.

172 173
r'~onde puisque ce qu'il accueillerait ne serait plus projetable ou meme
L:bjectable. Accordage sensoriel

Écouter l'image : un renforcement transmodal. Avant d'en venir a cet "accordage sensoriel", rappelons-nou~
d'abord brievement ce qu'il en est de 1'" adaptation sensorielle"
Maintenant je voudrais que vous rassembliez tout ce que je viens évoquée tout a I'heure. L'adaptation sensorielle est une sorte de
de dire a propos de I'écoute panique et d'une écoute sublime et que conditionnement des sens par une régularité rythmique ou une
vous le projetiez dans la sphere du regard. Car tout ce que j'ai dit la, monotonie des stimuli : une sorte d' "endormissement" d'un canal 1\
je I'ai dit de I'écoute et non seulement de I'écoute mais, en droit et en
fait, du regard.
sensoriel par l'instauration d'une prévisibilité de la stimulation. I
L'adaptation sensorielle constitue notamment une étape cruciale dans
I'induction hypnotique. Globalement, il s'agit dans I'induction
Et la j'en viens a ce qui est vraiment la these de cette hypnotique et par diverses techniques dont la suggestion verbale, d' \\
intervention: dans l'accueil de cette (Euvre singuliere dont nous " endormir" pratiquement tous les canaux sensoriels al' exception
avons approché un fragmen t, il s 'opere quelque chose de tres d'un seul, en général d'ailleurs k cana! aJlditif_ V G
particulier dans l 'entretien du son et de l 'image et que l 'on pourrait
désigner comme un .. renforcement transmodal ". Ici pourtant le phénomene, s'il est proche de I'adaptation
--~------ sensorielle est plus complexe. En effet on pourrait parler d'adaptation

r; le crois en effet que notre regard est ici constamment influencé


par notre écoute (I'inverse doit bien etre effectif mais ce n'est pas ce
que je cherche a isoler ici).
le pense aussi qu'entre I'écoute et le regard il y a, de toutes
fa90ns, un constant frayage, un constant entretien facilité par la
sensorielle si le son était d'une tres grande constance 173 mais ici il y a
souvent de petits événements sur la bande-son et parfois des ruptures
importantes. Gn ne peut donc pas parler strictement d' adaptation
sensorielle. 1I faut en ce cas parler plutót en termes d'accordage
sensoriel.
surstimulation de I'écoute et du regard pendant la projection. Et que
cet entretien est habituellement affaire de comparaison dans Ce que je nomme ici accordage sensoriel équivaut, dans le
I'entendement; qu'il fait habituellement appel a des processus qui vocabulaire du psychologue Daniel Stem, a la notion d' " accordage
permettent la récognition et I'indexation d'objets sonores et d'objets affectif". L'accordage affectif définit une relation d'un sujet a I'autre
visuels. ou a son environnement qui trouve son paradigme dans la relation
Mais je crois aussi que cet entretien entre le son et I'image n'est entre le nourrisson et sa mere. Dans ce type de rapport la mere entre
plus ici de I'ordre de la comparaison mais d'une information (au sens en phase avec l' état affectif de l' enfant et le lui indique en appariant
philosophique c1assique que j'ai précisé tout a l'heure). Le rapport ses gestes ou ses vocalisations a ceux de son enfant mais sans
\1 entre I'écoute et le regard se modifie lorsque I'écoute ne che~he plus forcément les mimer ou les imiter. En fait, dans sa perception du
! a reconnaitre ce qu'elle pef90it et se laisse envahir par les comportement de l' enfant, elle abstrait des propriétés dites
i. modulations sonores, absorbée par les timbres. Ce rapport ne peut
plus en effet etre de I'ordre d'une comparaison réglée, d'une
communication entre ce qui releve de I'écoute et du regard. II s'agit 173 C'est par exemple le cas dans un film de Michael Snow, Wavelength, 011 le
plutót d'une communion, une communion sensible qu'autoriserait son - un aigu assez agressif dont il faut justement se laisser envahir, auquel il ne
théoriquement I'idée d'un " accordage sensoriel ". faut pas résister sous peine de I'endurer - monte doucement en fréquence tout au
long du film.
174 175
" amodales". Ces propriétés - intensité, caractéristiques temporelles transmodal en ce que tous les canaux sensoriels peuvent etre
des gestes (rythme ou durée), des vocalisations, profils de ceux-ci également investis. Mais, d'autre part c'est un processus subconscient
(sont-ils explosifs? ascendants ou descendants? s'accélerent-ils? (ou plutot "préconscient ", en termes freudiens). L'accordage, quand
etc.) -; ces propriétés, donc, sont dites "amodales " en ce qu'elles il est réussi, n'éveille pas I'attention de I'enfant. Et la mere elle-meme
peuvent etre abstraites él partir de chaque modalité sensorielle et s'accorde él l'enfant de maniere intuitive.
qu'elles sont également traductibles dans toutes les autres modalités
sensorielles (un rythme tel que" court-Iong", par exemple, peut-etre Ce qui se passe donc, avec le film de Viola, me semble de cet
abstrait él partir de I'écoute mais aussi du regard, de l'odorat, du gofit,
etc.). L'accordage est donc un phénomene analogique et largement
ordr~ : le spectateur s 'accorde au jilm, sans s 'en rendre compte, via \
son ecoute.
I
I
" transmodal ". La mere répond él l' enfant mais pas forcément en Mais la situation du spectateur est différente des cas que I'on
utilisant le meme canal sensoriel. vient d'exposer. II n'est pas en mesure de participer effectivement et
On peut donner divers exemples mais celui-ci me semble de " répondre " au film. le crois donc que sa " réponse ", si on peut la
particulierement éclairant : qualifier ainsi - sa "réponse émotionnelle" comme disent les
théoriciens cognitivistes -, est une modification de sa posture de
« (...) un nourrisson agé de neuf mois est vu en train de
regard influencée par les propriétés " amodales " de ce qui est perc;u
s'éloigner de sa mere en rampant vers un nouveau jouet. Tandis qu'il
par l'écoute.
est sur son estomac, il empoigne le jouet, le tape et l'agite, heureux.
Son jeu est animé, si I'on en juge par les mouvements, la respiration
le pose donc les arguments suivants que je Iivre él votre examen:
et les vocalisations. La mere s'approche alors de lui par derriere, hors
de sa vue et pose la main sur son derriere et le balance vivement d'un l. Un processus d'accordage sensoriel a bien Iieu dans la 1)
réception des images que je vous ai donné él voir. Ce processus est
coté et de I'autre. La vitesse et l'intensité de son mouvement de
induit par la particuliere " pureté " amodale des sons entendus (ceux­
balancement semblent bien s'apparier au rythme et él I'intensité des
ci entrent difficilement, et en tout cas seulement fugitivement, non
mouvements du bras du nourrisson et de ses vocalisations, ce qui
seulement en représentation ou en signification, mais déjél en
permet de le qualifier d'accordage. » Et Daniel Stem de poursuivre :
représentance ou en signifiance).
« La réponse du nourrisson él l' accordage matemel est rien! JI
2. Cet accordage sensoriel modifie donc l' entretien du son et de
continue simplement son jeu sans marquer un temps »174.
l'image habituellement conc;u comme communication (ou processus
Plus loin Daniel Stem explique comment lorsque la mere cherche cognitif de comparaison) et en fait une sorte de communion.
volontairement él perturber l' accordage le nourrisson se rend alors 3. Cette communion entre le son et l'image8ecaractérise elle- i:
compte d'une rupture dans I'accordage et se retoume, I'air meme par une information analogique - en droit réciproque - de la ji
interrogateur. posture de regard par la posture d'écoute.
\ 4. Le regard ainsi influencé par communion se modifie "él
Cet exemple expérimental de situation d'accordage entre la mere l' image" de l' écoute. L' écoute dite "sublime" étant passible aux
et son nourrisson nous éclaire sur plusieurs aspects de cette forme de timbres, le regard se rendra alors disponible non plus tant aux formes
relation él l'autre. D'abord, on I'a vu, c'est un processus largement ou aux contours dans l'image mais él ses nuances de couleurs et, (1
puisque l' on a affaire él des images mouvantes, aux intensités de
mouvements qui animent I'image (plus par exemple qu'él leur 1
174 ef. Daniel N. Stem, Le monde interpersonnel du nourrissoll, éd. PUF, col!. Le directivité).
Fil rouge, 1989, p. 194/195.
176 177

En résumé, les films de Bill Viola, généralement, induisent une


variabilité des postures d'écoute comme de regard. Mais ce que j'ai
voulu ici plus précisément indiquer c' est la maniere dont la Pierre Huyghe, Dubbing, 1996.
production par le travail du son d'un effet d' " accordage sensoriel "
lui-méme compatible avec une posture d'écoute dite " sublime" peut
induire, par une sorte de "renforcement transmodal", une Sylvie Coellier
transformation de l' entretien habituel du son et de I'image en une
, information de la posture de regard par celle de I'écoute.
!.\

~--
C'est en ce sens qu'il nous arriverait bien, parfois, d' écol<ler
l'image.
La peinture est une poésie muette et le cinéma un divertissement
.. parlant. C'est aussi un art de la modemité. Comme tel, art avec sa
composante de divertissement, il est interrogé actuellement par
plusieurs artistes des arts plastiques, dont l'un des plus représentatifs
est Pierre Huyghe. J'ai choisi de présenter ici Dubbing, de 1996,
travail vidéographique montré a cette date a Paris et a Marseille a la
galerie Roger Pailhas l75 , qui a bien voulu me préter la copie dont
nous voyons des extraits.
Comme vous l'avez vu, il s'agit d'un dispositif assez peu
spectaculaire, qui est néanmoins une mise en scene, laquelle consiste
a rassembler quinze doubleurs d'un film dont le titre n'est pas donné,
et qui vont, - je cite le texte de présentation qui accompagne la
cassette - « tent[er] de lire de fa90n synchrone les dialogues qui
défilent sur la bande rythmo placée sous la projection». Pierre
Huyghe a utilisé sa caméra en plan fixe sur les acteurs, ce qui
implique que le film n'est pas pris dans le champ de la caméra. Nous
n'en percevons que le son des voix des doubleurs. Huyghe a en
revanche ajouté sur la vidéo cette bande défilante que nous, public,
pouvons lire. le précise que les conditions de présentation de l'reuvre
\
doivent reprendre spatialement la structure de réception
cinématographique, c'est-a-dire qu'elles requierent une salle pouvant
contenir au minimum une quinzaine de personnes dotée d'un écran
raisonnablement grand. Les amateurs d'étrange reconnaitront sans
doute le film mais je respecterai l'anonymat décidé par I'artiste.

175 Video courtesy Galerie Roger Pailhas, Marseille, france.


178 179
le situerai dans un premier temps deux problématiques abouti autour de 1960-70 au monochrome l79 . Les historiens
historiques de la modernité, l'autoréférentialité et l'adresse au nuanceront probablement sur l'appréciation historique de cette
spectateur ; puis j'analyserai le travail de Pierre Huyghe en regard de poursuite, mais elle demeure assez juste en regard de certains artistes
ces deux points ; enfin je conclurai sur la question du double et de actuels pour etre opératoire. Pour démonstration de ladite
l'étrange. autoréférentialité, je donnerai l'exemple tres représentatif d'une
"peinture noire" de Frank Stella de 1959-1960, Die Fahne hoch ! lei,
Autoréférentialité et adresse. l'artiste s'est imposé des regles qui déterminent l'utilisation d'un
minimum de moyens, lesquels sont assez isolés pour s'autodésigner
Dans un article récent l76 , et dans le catalogue de son exposition chacun comme l'un des composants indispensables de la peinture.
Voici l77 , l'historien de l'art Thierry de Duve émet l'hypothese qu'un L'ensemble opere une définition de la peinture par elle-meme, par
certain nombre d'artistes actuels réactivent en photographie et en "réductionnisme" a-t-on dit péjorativement. Ce qui apparait dans cette
vidéo des procédures de l'art de la modernité présentes aux débuts de toile comme de fines lignes blanches sont en fait des réserves, de la
celle-ci - chez Manet en particulier -, procédures ou composantes qui non-peinture. Ces lignes désignent la toile-support comme l'un des
auraient été évincées au cours du siecle par la peinture dans sa composants irréductibles de la peinture, d'autant qu'elle n'est pas
poursuite de l'autoréférentialité. le montrerai comment Pierre Huyghe, préparée. De pres on y voit le dessin au crayon de guidage du pinceau.
en interrogeant le cinéma, travaille entre autres sur le narratif, élément Les autres composants se déduisent rapidement : un seul pinceau, un
précisément abandonné par la peinture moderniste et pris en charge seul geste répété sans expressivité et qui suit la largeur dudit pinceau,
par le cinéma, et ce, sans que l'artiste renonce a certains acquis de la une seule couleur (le noir : presque une non-couleur) qui se plie a des
modernité en arts plastiques. J'utiliserai ici le mot de modernité tel contraintes géométriques en rapport avec la forme rectangulaire
qu'il tend a s'imposer en histoire de l'art contemporain, c'est-a-dire traditionnelle de la toile. Les lignes et les bandes noires font un effet
pour nommer une période historique que l'on fait généralement visuel, mais ne prétendent a rien d'autre que se rapporter au cadre.
commencer lorsque se manifeste clairement une transformation des Leur effet optique est assez léger mais contribue a défaire toute
conventions picturales issues de la Renaissance, et dont on verrait la illusion de profondeur que pourrait conférer le noir. Car la peinture est
fin dans l'art conceptuel de la fin 1960 et des années 1970 178 . La une pellicule appliquée sur la planéité de la toile tendue: c'est sa
poursuite de l'autoréférentialité serait une démarche commune a cette spécificité, ce qui la définit (c'est sa vérité, ou sa pureté en quelque
période : d'avant-gardes en avant-gardes, les artistes auraient procédé sorte). Selon le célebre critique américain Greenberg (responsable de
a une définition de la spécificité de l'art, représenté par excellence par ce discours) cette mise en avant de la matérialité plane de la peinture a
la peinture, définition opérée par des moyens artistiques, ce qui a commencé avec Manet 180 . Thierry de Duve accepte ce fait global et
lui donne une explication que je reprendrai a mon tour pour cerner les
problématiques de Pierre Huyghe. De Duve prend pour centre de son
\
argumentation Le Bar des Folies-Bergeres, de 1882, qui est aussi le

176 Thierry de Duve, "On incamation: Sylvie Blocher's L'alll1ol1ee amoureuse",


Time and the lmage, ed. by Carolyn Bailey Gil!, Manchester and New York,
Manchester University Press, 2000. 179 La référence premiere demeure évidemment le Carré blane sur fond blane de
177 Thierry de Duve, Voiei, 100 ans d'art eontemporain, Amsterdam: Ludion,
Malévitch.
Paris : Flarnmarion, 2000.
180 Clement Greenberg, "Modemist Painting", Arts Yearbook 4, New York, 1961,
178 Ces dates admettent de nombreux ajustements.
pp. 10 1-108.
180 181
testament pictural de Manet 181. II explique comment le peintre a Manet introduit une relation nouvelle d'adresse de la peinture, et
réalisé l'incamation de Suzon, la serveuse, en la faisant rougir face a meme laisse une impression que la femme peut parler, il s'agit
son interlocuteur. Nous comprenons ou est ce demier par son reflet toujours d'une relation traditionnelle, laquelle dure en peinture (au
représenté a droite du tableau et qui "fait face" au dos de la serveuse, moins) jusqu'aux années 1960 (il suffit de penser a De Kooning).
dans une vue qui n'est plausible que si le miroir est pivoté d'une L'incamat représente la sensualité de la chair, avant tout féminine, il
trentaine de degrés a partir d'un axe au milieu du corps de la serveuse, accomplit la vénusté, qui est l'un des enjeux du peintre investi du
ce que Manet a fait en atelier tout en laissant ici l'illusion d'un miroir pouvoir d'incamer la beauté avec un peu de rouge et de blanc au bout
unique et paralh~le au plan du tableau. Une historienne de l'art 182 a de son pinceau. C'est une métaphore de la peinture elle-meme. De
montré récemment que non seulement Manet avait fait venir une Duve mentionne son sens religieux d'incamation, non qu'il saisisse la
serveuse du Bar des Folies-Bergeres dans son atelier, mais que serveuse des Folies-Bergeres comme une sorte de Vierge protectrice,
l'homme qui a posé était peintre, appelé - cela ne s'invente pas - La mais il souligne avec raison que le récit chrétien est aux fondements
Touche. De Duve en déduit qu'il est la figure du peintre, un double de de toute la tradition picturale. La peinture est féminine paree qu'au
Manet, ce qui fait du tableau une exposition des enjeux de la peinture, peintre appartient l'action comme a Dieu le Verbe. Aux femmes
avec la triangulation peintre, modele, tableau. Plut6t que maintenir le revient le pouvoir d'incamer dans leur corps la parole re¡;:ue, de réagir
modele dans une relation ou elle serait engagée dans une narration "a corporellement a l'adresse de l'homme. En peinture le peintre
la troisieme personne", comme les conventions du XIX crnc siecle le ensemence une toile vierge, qui, muette, incamera son acte.
prévoient, Manet montre qu'un échange, - une adresse - se produit Le déplacement progressif de la peinture apres Manet vers la
entre le peintre et le modele, échange que le peintre nous envoie a monochromie, vers l'abstraction, dit toujours De Duve, asemblé
nous, spectateurs, qui prenons la place de l'homme qui parle a la écarter le "modele". En revanche, il suggere qu'il y aurait toujours
serveuse. L'adresse du peintre a la toile, la saisie par touches de son "incamation" dans la matérialité de la toile, celle d'une invisibilité
sujet et son transfert au spectateur font de ce demier non pas le métaphysique, ineffable plus que jamais, comme le montrent Newman
destinataire et le participant de la narration mais le récepteur de l'art ou Rothko. L'incamation est alors transmise dans le face a face avec
du peintre. Car la touche de Manet n'est pas illusionniste: elle ne le spectateur (c'est précisément la persistance du religieux qui fit
laisse pas oublier la présence de l'artiste (plus perceptible en cela que attribuer a Benjamin le terrne d'aura a l'authenticité de la peinture).
par la silhouette masculine qui le re-présente). De cette touche, Dans la peinture de Manet, dans Le Bar, le terrne humain demeurait,
monumentalisant Suzon, faisant ressortir sa frontalité et done la et derriere la serveuse, le contexte du monde. L'adresse de la
planéité de la toile (autrement dit en montrant, tout en préservant monochromie resserre le spectateur sur la sacralisation artistique.
l'imitation, le fait qu'il travaille sur une surface avec de la matiere Jusqu'au point ou Frank Stella, en 1964, refuse tout référent exteme
colorée), Manet exhausse l'adresse représentée par une adresse au tableau en affirrnant, lors d'une émission de radio a propos de ses
plastiquement répartie par le plan du tableau. propres toiles: «What you see is what you see 183 ». Ladite
Avant de revenir a Pierre Huyghe, un mot encore sur l'hypothese autoréférentialité du tableau devient alors une adresse a notre capacité
de Duve. La peinture étant muette, l'adresse incamée par Suzon, la
serveuse, est réalisée par son corps, et par l'incamat de ses joues. Si

183 Frank Stella, "Questions to Stella and Judd," entretien réalisé par Bruce Glaser
181 Pour l'ensemble de l'argument, ef Thierry de Duve, op.cit., p. 221-234. pour WBAI-FM, New York, février 1964 et publié par Lucy R. Lippard, repris ici
182 Juliet Wilson-Bareau, "Café-Concerts and the Folies-Bergeres", The Bur/ington dans Gregory Battcock, Minima/ Art, a critica/ Anth%gy, Berkeley, Los Angeles,
Magazine, avril 1986. London, University ofCalifomia Press, 1995, p. 158.
182 183
de réf1exion sur la nature de la peinture, la nature de I'art, nos histoire qui n'est pas la leur. Ici ce ne sont pas les doubleurs qui
conditions de réception, voire notre désir de projection métaphysique. s'adressent él nous, mais l'artiste, qui, bien qu'apparemment retiré, a
En 1996, soit él une époque appeIée postmodeme, I'instrument de organisé la bande rythmo él notre adresse, en la faisant défiler sur le
l'artiste est plus souvent l'appareil photographique et la vidéo que la plan de l'écran. La bande rythmo nous montre él l'évidence, par son
peinture ; le son est intégré él un nombre de plus en plus important défilement et par l'incessant changement des chiffres, la condition
d'reuvres plastiques et l'approche artistique s'est considérablement temporelle des arts audiovisueIs. On peut attribuer él un processus de
lalcisée. Le pouvoir du peintre él incamer él sa vraisemblance touche réduction le fait de ne pas montrer le film, dont nous n'avons done ni
par touche une figure humaine, engagée dans une narration, n'a plus la image, ni bruitage. Bien que nous nous apercevions tres vite que notre
meme magie, puisque les qualités indicielles du film font de imagination travaille presque automatiquement él recréer des images et
l'imitation un apprentissage inutile. En revanche, la photo, le cinéma des sons, l'effet est de concentrer notre attention sur l'animé, c'est él
et la vidéo analogique se tracent en continuité de l'imitation dire sur le processus sonore d'énonciation du dialogue, tandis que
renaissante, qui, fascinée par l'appropriation visuelle du monde, avait notre situation, analogue él celle des acteurs, nous invite él prononcer
inventé la camera oscura. Les artistes peuvent traiter des pans de réel nous-memes les injonctions écrites, él incamer un personnage.
(quels qu'ils soient) comme des ready-mades. Ce n'est pas la En fait cette facon d'isoler l'énonciation du dialogue perrnet de
matérialité plane d'une couche de couleurs qui spécifie I'image vidéo, saisir la spécificité du médium filmique consistant a introduire dans
mais quelque chose qui fut trace et se projette dans l'impalpable,­ une image la parole avec sa problématique de narration et de
bien que nos connaissances scientifiques nous disent qu'il s'agit de déroulement temporel. Par la disjonction entre image et bruitage d'une
photons. A cause peut-etre de ce manque de substance, l'écran blanc part, et voix humaine de l'autre, Pierre Huyghe agit sur deux tableaux.
n'est pas la métaphore d'une féminité muette dont il faut ensemencer n montre et résout tout a la fois la difficulté, bien connue, entre le bon
le corps et qui répondra par la matérialité d'une chair. Le cinéma et la fonctionnement d'une narration et I'adresse au spectateur, laquelle a
vidéo impliquent un déroulement temporel ; ils ne sont pas muets. une conséquence réflexive. Au théatre, l'acteur peut jauger, dans une
comédie, s'il peut s'adresser directement au spectateur, tout en servant
Les procédures de déconstruction. le déroulement de la narration. Mais dans une reuvre agissant en
différé, comme en peinture ou au cinéma, l'adresse rappelle au
A plusieurs égards, Pierre Huyghe reprend dans Dubbing des spectateur ses propres conditions de réception, elle le replace dans son
procédures modemistes de désignation et de définition par isolement temps et son espace réel, - ce qui correspond exactement él ce que
des composants. Utilisant un minimum de moyens, il met chacun voulait le peintre Stella. Ici, en tant que spectateur, nous sommes sans
d'eux en évidence. Des hommes et des femmes sont présents él cesse pris entre notre entrée dans l'histoire qui ne se déroule pas sous
nouveau, ils occupent le centre de l'reuvre tandis que la scene s'ouvre nos yeux et le retour a notre condition, d'autant plus que nous voyons
sur le monde, ou si I'on préfere vers le haut, derriere nous, sur cette demiere quasi redoublée a l'écran. Les silences, parfois tres
l'invisible (j'y reviendrai). Les quinze personnages pris en 'plan fixe prolongés, pour lesquels nous n'avons aucun indice de ce qui les
sont un portrait de groupe. Relativement peu animé, celui-ci renvoie él motivent, ou, si par hasard nous connaissons le film, qui nous
la tradition picturale. Bien que les premiers portraits de groupe amenent a reconstituer les scenes en prenant conscience des lacunes
hollandais soient volontiers dans l'échange (non verbal) de regards de notre mémoire, nous font opérer une déconstruction du systeme de
avec les spectateurs, la tradition représente plus souvent les la narration et de la facon dont elle "prend". Davantage : en regardant
personnages face au spectateur, mais engagés, comme ici, dans leur les doubleurs, qui parfois ressemblent tant a des spectateurs - avec
histoire, et quelquefois, comme les modeles d'un tableau, dans une leurs vetements de tous les jours, leur facon de changer de position

184 185

pour se dégourdir les membres, a moins que ce ne soit en raison du le doublage. Sa raison d'etre meme implique que le film qui est
fait que nous reconnaissons en eux des travailleurs qui attendent leur montré a du succes et répond a une stratégie d'exportation de
tour en se concentrant, qui doivent se rafraichir et tousser l'industrie cinématographique. Les doubleurs sont, dans une équipe
silencieusement -, nous avons en miroir une démonstration de la qui fera qu'un film "marche" él l'étranger, les plus proches des
fayon dont nous glissons sans cesse dans et hors de la narration. Nous personnages fictifs incamés, bien qu'ils n'accedent pas a l'incamation
sommes en mesure de nous apercevoir que l'entrée dans le narratif sur l'écran. Ce sont les ombres des vedettes. En choisissant de montrer
peut se produire par les images et les sons que nous ne percevons pas, ces acteurs de doublage, en les réunissant en portrait de groupe, dans
mais qu'en définitive le narratif ne fonctionne bien que dans la un lieu qui peut rappeler, a cause de la disposition, un édifice
participation, dans une incamation. II ne réside pas dans le dialogue religieux ou se déroulerait un rite, Pierre Huyghe fait un acte politique
en soi, mais bien dans le processus d'énonciation, dans son élocution, de valorisation. Cette attention aux hommes et aux femmes dans leur
avec ses bruits ou ses glossolalies suggestives. Le film n'est travail est un trait récurrent de ses reuvres. On le voit par exemple
manifestement pas un film a these. La partie dialogique est autant dans une vidéo de la meme année 184 ou la personne qui fait la voix
faite de cris, de hurlements, d'interjections, d'apostrophes que de tres célebre de Blanche-Neige dans le dessin animé de Walt Disney
paroles. Mais le déroulement de ces sons, et de ces paroles, nous s'incame sous nos yeux tandis que s'inscrit dans le bas de l'écran
prend malgré la constante remise a distance qui se joue sous nos yeux. l'histoire de son proces, ce qui lui a finalement perrnis de revendiquer
Cest bien l'incamation des paroles, le son corporel des voix, qui nous la propriété de sa voix, comme si elle avait dil affirrner son etre
suggerent (par souvenir de films de ce genre) les bruits et les images corporel un peu pathétique face au double imaginaire et triomphant du
que nous ne voyons paso L'énonciation, la bande parlée, ne représente dessin animé.
que des "je". Cest par le "je" que je m'approprie la langue, et que je La voix se situe donc dans quelque chose comme le lieu
l'incame au singulier, c'est en parlant la langue que j'entre dans le interrnédiaire entre le monde réel et le monde fictif, qui peut etre
maintenant du déroulement temporel. Cest le jeu de l'acteur, qui revendiqué de part et d'autre, comme elle l'est dans Dubbing aussi
incamant un sujet imaginaire m'amene a identification et dans le cours entre le monde des vivants et le monde des morts.
de la narration. le peux me rendre compte que ce qui du film ne La décision de Pierre Huyghe de prendre la totalité du film,
m'apparait pas est exactement l'extériorité. Cest de fayon invisible depuis l'installation de l'équipe de doublage jusqu'a la fin du
qu'elle entre en moi. générique que nous ne voyons pas procede du ready-made. Or le
Ce que met en scene Pierre Huyghe, c'est une analyse de notre ready-made fonctionne comme une photographie, il cadre et désigne
fascination pour le narratif, notre aisance a nous identifier et a entrer ee qui est eadré. II eneadre ee film dont nous ne connaissons pas le
dans une histoire, processus abandonné par la peinture jusqu'aux titre, et qui nous demeure invisible. L'absenee d'une référenee préeise
années 1980, pris en charge par le cinéma depuis son invention, et nous indique qu'il faut le saisir dans son sens générique. Le ready­
facilité, ainsi que nous pourrions le déduire ici, par le cinéma parlant, made, e'est l'invisible, l'étrange, les esprits, les fantómes, les doubles.
et particulierement exploité par le cinéma de divertis~ment, qui Dans un artic1e réeent, Laura Mulvey a montré comment, dans
l'utilise comme un procédé de profit. leurs deux textes fondamentaux sur la valeur indieielle de l'image
photographique et filmique, e'est-a-dire au creur meme des textes
Double énonyant l'affirrnation d'un "~a a été la", André Bazin et Roland
Barthes ont vu dans eette image une transition entre le monde des
Un autre aspect est c1airement visé, sous-entendu dans le titre, et
c'est la question du doublage, mais aussi du double. Commenyons par
184 Pierre Huyghe, Blanche Neige Lucie, 4', 1996.

186 187
vivants et le monde des morts, entre le réel et le magique, entre le Ce qui est étrange, e'est que malgré notre eonnaissanee de la
matériel et le spiritueI185. Mulvey rapproehe eette observation de la duplieité de l'industrie de l'image, e'est qu'au vu et au su de toutes les
notion d'étrangeté ehez Freud, lequel, nous le savons, adopte un point manipulations, politiques ou autres, ou avee les déeonstruetions
de vue lalque, athée. L'étrangeté, qui rejoint la version populaire de la opérées par les artistes qui font un jeu entre réel et fietion, nous
eroyanee aux fantómes, est pour lui le retour d'un refoulé véeu dans entrions si faeilement dans les diseours imposés, eomme nous
l'enfanee ou bien d'un animisme arehalque enfoui, qui ressurgiraient pouvons entrer dans le film jusqu'a en prononeer les dialogues, s'il est
lorsqu'un événement ou des eireonstanees partieulieres, temporaires devenu pour nous un film-eulte.
ou non, ébranleraient nos élaborations intelleetuelles. Qu'en est-il
alors d'une époque ou l'image flotte entre sa qualité de traee et ses
eonfigurations numériques, plus fantomatiques eneore ?
Dans une eertaine mesure, nous pourrions penser que Pierre
Huyghe illustre la perte d'aura du einéma de divertissement
reproduetible en ehoisissant un film qui diffuse une version populaire
du saeré. Mais son point de vue n'est pas de montrer que nous
sommes dans un monde désenehanté qui préfere l'ineamation des
aeteurs a eelle d'un verbe divin dans une ehair de femme. lei, l'image
est bien eentrée sur de l'humain, sur des hommes et des femmes, sur
.une seene dont, nous avons toutes les raisons de eroire - tant les
doubleurs reversent dans la quotidienneté (aussi vite qu'ils se
"réineament") - qu'elle a bien été la, eomme nous sommes sur nos
sieges au moment ou nous la regardons. Et e'est préeisément eela qui
est étrange. C'est la "normalité" des doubleurs et en meme temps leur
soumission a ees injonetions qui font qu'ils sont soudain - et le bizarre
de la situation nous amene a un rire non toujours dénué de gene­
investis d'une parole qui s'impose a eux. C'est eette brusque entrée
dans une émotion dont nous voyons qu'elle n'est pas la leur, avee une
eonvietion qui nous y fait eroire, e'est eela qui est tres étrange. lIs
apparaissent, entre les mieros et les dispositifs que l'on devine,
eomme des marionnettes soudainement animées, et ee qui les anime,
ee qui leur donne une ame, e'est une fietion, par l'intermédiaire d'une
voix qui réinsuffle tous les retours des peurs enfantines. \

185 Laura Mulvey, "The index and the uncanny", Time and the lmage, op.cit., pp.
139-148.
188 189

I
Vers la totalité esthétique du fragmento
1

Pierre Arbus 1
11

: I

1
1

Ce qui suit constitue le prolongement d'une these dans laquelle je


tentais une approche prospective de la notion de totalité dans 11
1

l' esthétique cinématographique. 1

11'

J'ai été amené a utiliser des outils inhabituels a I'analyse. C'est il


ainsi que, contre la priorité donné au sens et au discours par le biais II!I
des outils inventés a I'usage de la linguistique communicationnelle, je ·1:1 1

me suis tourné vers les recherches menées dans le domaine de '1


I'imaginaire (ceBes de Gilbert Durand, entre autres), qui partent d'un 1I

constat assez simple que je schématise: le mode de la pensée


occidentale privilégiant les processus binaires (le vrai et le faux) 11

fondés sur la raison, réveIe en fait un iconocIasme marqué que \\ \ I!:


confirment paradoxalement la profusion des images dans l' occident.

Parce que, précisément, ces images-Ia n'ont plus le statut de


constructions imaginaires fondées sur un creuset d'expériences
sensibles et singulieres, mais celui d'un support du sens préalable, ce
que les sémiologues appellent le « message », une figure de rhétorique
en somme, un outil au service de l'efficacité et de I'intention
\ discursive.

Pour Gilles Deleuze, par exemple dans DifJérence et répétition, et


Qu 'est-ce que la philosophie ?, il est important de montrer que I'art
n'est ni une activité de représentation, ni, comme le veut la doctrine
kantienne du beau, une activité intersubjective de jouissance et de
libre jugement, mais une vraie pratique d' expérimentation et de
...." <,--_ , . ,'
~ .",,'~
u;: "." ~ , '_~.,"".~).-" . ""'~~.~.: ~, ..~.~_.:.'\. ""

191
problématisation du. réel, de son domaine pré-individuel et idéal, de
ses ch'aiiipS"'<fr~v17fúation et facteurs individuants. Le dépassement, e'esl dans 1\~neje me propose de le
découvrir, c'est-a-dire, dans unragment esthétique, arbitrairement
Or, dans l'hypothese ou le sens pourrait surgir d'un acte de délimité, qui se présenterait comme une construction autonome,
réception, dans une sorte de mouvement créateur qui, a partir de d'apparence linéaire et ininterrompue, mais d'apparence, seulement :
l'expérience sensible que constitue la vision et l'audition de l'reuvre, ce serait en fait une sorte de convention qui constituerait un
onstruirait ses propres images, ou réseaux complexes d'images engagement a une vraie démarche créatrice dans notre approche des

G(c'est-a-dire, indistin~.!e~I}~,. i~age~~9E.~~~~_"~~~uelles, olfactives,


tactiles, etc.), préalablement a tout discours, sa communication se
fera, soit par les modes consensuels de la communication
reuvres.

Et c'est avec le Continuum musical-sonore (celui que se révele


linguistiques, soit par un acte créateur susceptible de livrer une autre etre en somme tout con1iñüum musical) quel'on pourra envisager une
reuvre, des lors que cet acte peut s'inscrire sous une forme esthétique, approche non conditionnée par la tentation sémiologique (l' approche
donc. sémiologique existe en musique, dans la lignée des recherches de
Jean-Claude Nattiez), puisque le fragment musical-sonore n'est pas
Ce n'est donc pas le sens de l'reuvre, qui m'intéresse, ou le habituellement analysé comme une structure discursive, a l'inverse
discours que je pourrai tenir a partir de sa lecture ou de sa découverte, des fragments filmiques, textuels, voire picturaux ou plastiques.
mais, précisément, l'intensité de l'expérience sensible qu'elle me
propose de vivre, le domaine d'exploration imaginaire qu'elle L'approche que je vais développer sera donc d'ordre esthétique,
constitue, en elle-meme, et non pas seulement en référence a... , ce qui libérée de la contrainte du sens, de la tentation rhétorique. Elle se
nous renverrait au rapport signifiant / signifié ou aux fonctionnements fondera sur des travaux de musiciens, ceux de deux compositeurs du
codés de la sémiologie. XXO siecle. Elle devrait permettre a terme d'envisager l'expérience du
Continuum musical-sonore comme le fondement d'une démarche 1
Le son au cinéma, ce peut-etre: de la parole discursive, de la commune, indifférenciée et absolument légitime dans tous les champs \ \
musique, du son analogique (par exemple, le bruitage), du son de de l' esthétique, et donc, de fait, dans le film de cinéma, domaine qui
[ remplissage (par exemple, l'ambiance), si 1'0n se place bien entendu m' intéresse particulierement.
dans une perspective fonctionnaliste (et quelquefois par nécessité).
Mais, d'un point de vue esthétique, c'est la dimension poétique du JI Y a, dans l'histoire musicale du XXO siecle, une expérience qui
son, son aptitude a susciter une expérience sensible, qm OOlt retenir mérite d'etre relatée. JI s'agit de celle d'un compositeur russe, Ivan
--_.--.;.,..--:----..,_.. '-.;, .,,""-_.....,.'?"...- -...
~-~,"',~..,;~''''' ~,-,

notre attentlOn. --- Wyschnegradsky, a l'origine d'une construction « ultrachromatique


en intervalles non octaviants ». Parti d'une intuition du continuum
Et des lors, les frontieres entre les domaines du son \\t ceux de sonore comme le symbole sonore de la conscience cosmique, I.W.
l'image tendent a s'estomper, dans la conscience imaginaire qui les pañnarecliéféli'e"'ae"micfO:íñteiVánes;~g'roupes'7aé"'íña¡itere a former
parcourt. De meme que les rituels traditionnels ou les spectacles de des échelles ultra-chromatiques bien déterminées : a quart, a tiers, a
participation, melaiént al' origine sans distinction, le chant, la danse, sixieme de ton, s'étalant sur toute l'étendue de l'espace musical
la poésie, la graphie ou le dessin, etc.. L' approche esthétique peut audible, dans la perspective d'une oeuvre réalisant l'union des
¡1 donc nous amener a dépasser progressivement le principe (que je dirai éléments de tous les arts (et non les arts eux-memes : on est la dans un
ti social, tardif, et rationaliste) du cloisonnement disciplinaire. véritable processus de la fragmentation) capable de « provoquer le

192
193

choc salutaire qui réveillerait chez les hommes les forces de la


conscience cosmique sommeillant au fond du subconscient de chaque 4. Substantialité, qui postule la simultanéité et embrasse la notion
etre humain. Ce plan, ce projet, vision peut-etre, repose sur la foi d' « harmonie totale ».
irrationnelle en la puissance transformatrice de l'art »186. ~'-'~""~'"
Reprenant l'assujettissement de la conscience créatrice au
La notion de continuum sonare est envisagée par Ivan déterminisme dualiste basé sur l' opposition des consonances et des
Wychnégradsky sur le plan de la simultanéité irréalisable. Invoqué dissonances, du majeur et du mineur, de la dominante et de la sous­
comme un aboutissement de l' évolution historique de la musique et de dominante, du fait et de l'intervalle, Ivan Wychnégradsky voit dans la
l'acte créateur lui-meme, « qui augmente d'intensité et de puissance révolution musicale du Xxo siec1e, la dissolution du dualisme tonal
d'étape en étape, jusqu'au moment ou, au Xxo siecle, l'irrationnel dans le « monisme pantonal » et l'avenement du continuum.
l'emporte sur le rationnel, l'absolu sur le relatif, l'infini sur le fini », ._-'-~ __''-__ '''_'A-'''''''''''''''~''''~_'_ ",~

le continuum (continuum sonore vécu, tant sur le plan des hauteurs C'est précisément par la prise de conscience du continuum que
que sur celui des durées) se substitue au son musical : « A ce moment, l'auditeur / spectateur peut se libérer de ce dualisme et de la contrainte
c 'est 1'espace, le continuum sonore vécu qui devient réalité premiere, que pose le principe des unités et de leur reconnaissance préalable a
vis-a-vis de laquelle le son musical se présente comme dérivé, comme toute appréhension du systeme (ex. : le la 440 Hz, le do 320 Hz, la
\1\ un des innombrables P~Ülts de sa sur.face ». On comprend des lors que
le recours a une échelle ultrachromatique de densité maximum (milieu
sonore s' étalant sur toute l' étendue de l' espace musical audible)
relativité des durées, le quadrillage, en d'autres termes...) et~~
entreprendre une exploration des fragments, selon son gré, selon sa
compétence imaginaire, le niveau de sa quete... ~
J
puisse se constituer comme une tentative d'exploration de tout
l'espace sonore, et de valorisation des quatre propriétés que I.W. Car, comme le rappelle Ivan Wychnégradsky dans la conclusion
attribue au continuum sonore, a savoir : de son article, « n est indéniable que la pratique systématique des
micro-intervalles, ainsi que de l'ultra-chromatisme rythmique doit,
l. Uniformité et équivalence des douze sons (et transformation provoquer un affinement de l' oUle humaine, de sa capacité de J
de l'échelle sonore en milieu sonore qui rend non pertinent le principe distinguer des différences infimes de hauteur et de durée des sonso 1
de la rupture et de la discontinuité et impose le tempérament égal Toutefois, cette faculté, si excellente qu' elle puisse etre en elle-meme,
comme principe spatial), ne peut etre tenue pour un but en soi [.. .]. La fonction essentielle et
naturelle d'une ceuvre d'art, et principalement d'une ceuvre musicale,

r:
\.,
2. Absence de limites de l'espace musical, pensé comme
continuum, qui se traduit par une extension de l'espace musical
jusqu'aux limites de l'audibilité.
~---'~~-"'''''''?'''- . .·,',.·",',"""',.,.._··,···A'..:)~·~n:o.-..·~"'~";'-·

3. Densité maximum, qui engendre l'ultrachromatisme (milieu


\
c' est l' accroissement, sous l'effet de l' état d'exaltation que peut
procurer une ceuvre d'art, de l'intensité de la conscience, de sa
transparence, de son gotentiel créateur. Le reüforcernent des ..facultés
hUlnaÜl~:i_§!!J..!~__pJª!l,§~J:1¡oriel (auditives, ~is~eÜes,et'a~tiésf'aussi
bien que sur le plan intellectuel n'en est que la conséquence naturelle,
des 24 quarts de tons, des 36 sixiemes de tons, des 72 douziemes de le sous-produit, si l' on peut dire, de cet état »187.
tons, dans la gamme diatonique qui comporte 12 demi-tons) et enfin

186 lvan WYCHNEGRADSKY, Ultra-chromatisme et espaces non octaviant,

Paris : Richard Masse, 1972.


187 lbid.
194 195
De la ont surgi des recherches plus spécifiquement orientées vers d' ordres musicaux encare inexplorés. Il s' est agi de privilégier une
le continuum et la spectralité (une sorte d'ultra-chromatisme appliqué mu!!~.~tique, fruit d'u'fi"ffaVail basé sur la recherche d'un son
a toutes les caractéristiques du son), ou vers la répétition, processus neutre, sit!1_~_P!a!~~.~~en~ entre son et bruit.
_. ,.. "'··""....·_....-~".·~".~r_'<>' .• ~.,. __ A'... ,... _ .,~,-_,.. ~ .. ,,',."'.........' ..• ,.:,,""~

plus ou moins associé a une approche dite "minimalisté'l'l' de l'écriture


musicale. On retiendra de l'origine du minimalisme le principe d'une Il s'intéresse alors a la ~.!S.~P..!.i2~",,,~~~.!~,,.~~,~ et songe a une _"

concentration de l'attention sur peu d'événements pour pouvoir musique qui puisse s'é~?~ler._~ontinuIl1ent, comine si elle n'avait ni /

découvrir un véritable monde de possibilités et d'expériences. Le début, ni fin, et représentait seulemerifüne coupe dans quelque chose í

minimalisme hongrois, désigné par le tenne de «musique de p r é e x i s t a n t . ' · ' "

processus )), propose, depuis les années 70, une approche beaucoup
plus aboutie, moins schématique, et plus évolutive que celle des Comme pour Ivan Wychnégradsky, le continuum sonore s'ouvrait

minimalistes américains ; et en Estonie se trouvent aussi avérées des enfin a l'exploration de l'organicité de la forme au détriment des

recherches intéressantes sur les phénomenes de la répétition et de unités évidentes et closes sur elles-memes. Ligeti a travaillé un temps

l'iruléteIDJ,inisme, que le dogme culturel s'éSt aeJ~tcrfargé de banaliser aux cotés de Stockhausen, parce que, précisément, il cherchait a

et d'immobiliser selon des principes d'interprétation archalsants, qui construire des fragments sonores statiques se modifiant

ne saisissent cette musique que comme l' amende honorable des imperceptiblement et que l'expérience électro-acoustique lui
I

nouveaux compositeurs au soi-disant radicalisme des inventions paraissait propre a nourrir ce projet. Des ce moment, un grand nombre 1

'I11
musicales du XXO siecle (tout en ignorant d'ailleurs ce que cette d'ceuvres de Ligeti purent consister en. d~~ ch~B~l}lents et des

musique doit a des créateurs comme John Cage, par exemple) : on explorations subtiles de couleurs
.•._ _,__"""'....-...,.,...,,-........·... ....
~-<,, ~·,-,,..,. ........,..."',;,.. . .
,-e_,__ ~c
sonores.

pense notamment au succes populaire que rencontrent aujourd 'hui les


oeuvres d' Arvo Parto Il faut préciser combien Gyorgy Ligeti attache d'importance a

l' expérience esthétique et sensorielle, tactile et visuelle plus

La démarche de Gyorgy Ligeti est, quant a elle, assez singuliere, particulierement. Les matieres sonores sont manipulées comme un ~

précisément a partir de la moitié du siecle, des lors que le compositeur matériau sculptural, et leurs imbrications, les glissements d'unell

hongrois se fut débarrassé des influences de ses commencements : matiere a l'autre, jouent un role organique dans toutes ses oeuvres.

Bartok, Stravinsky et Berg. Contrairement a Pierre Boulez, 1'humilité Gyorgy Ligeti manifeste envers le tim6re un intén3t pluri-sensoriel : il

de sa démarche n'a d'égale que la position détenninante de son note avec une grande précision le moce de jeu et d'attaque de chaque

esthétique dans l'évolution musicale du XXO siecle. Gyorgy Ligeti instrument, et particulierement des cordes, dont les possibilités en

semble privilégier contimlment l' expérience esthétique, la conscience matiere de timbres, sont infinies.

im~~I!.~i~~._ª!![Ja,~ll!~!~~.OJtJª_.YªJº!j~ª!.!ºº_..g.~~_~l~mes COiñptexes,
comme l' a fait Pierre Boulez. Ligeti se réfere d'ailleurs assez souvent a des images, lorsqu'il

, commente sa démarche. A propos du Lontano (1967), il parle de

De surcroit, il a su, avec un éclectisme exemplaire, tirer profit diffractions de rayons,~~ mtr()itements, et compare l'auditeur a

d' expériences musicales qui l' ont conduit a fréquenter divers courants quelquuñ'''quI;'veÍuiriF de[ªy~~glalJte lurp!ere du soleil, pénetrerait

panni lesquels celui de la musique électro-acoustique dans les studios dans un lieu obscur et ne percevrait les couleurs et les contours que

de Cologne qui lui a pennis de reconsidérer et d' enrichir son écriture tres progressivement. Ce qui est en soi une éloge de.rºI.Jl.Rr~,~t Qe sa

pour instruments traditionnels. Gyorgy Ligeti a, tres tot, envisagé une relativité. D' ailleurs, Ligeti avoue proC"é(fé~ . tres souvent,

distance avec l' écriture mélodique ou hannonique, a la recherche préalablement a une composition, a une ébauche plastique ou

196
197
\
iconique, sous fonne de dessins qui anticipent la structure de l'reuvre
a venir. La micro-harmonie réside dans un découpage vertical de la
musique. Ce sont en général des superpositions de sons tres voisins,
Gn a l'habitude de voir dans l' utilisation du continuum par que l' on appelle des clusters. S' ils sont tenus, l' aspect mélodique de
Gyorgy Ligeti des "études de surfaces" qui pennettent une chaque voix est alorsñ@~'Mais s'ils se partagent entre les voix, c'est
exploration approfondie de la texture des timbres, des micro rythmes, pai<idoxáTémenn~tqtial'itéverticale (cluster d'origine) qui pennet de
des micros intensités qui s'y manifestent. Gyorgy Ligeti peut etre dit détruire toute existeñce···"ili.eIodique, toute horizontalité, toute
en complete opposition avec le dogmatisme structural d'un Boulez. Il aspiration a un aboutfssement revendiqué au préaiable'{un sens
ne s'agit pas simplement pour le compositeur hongrois « de construire mélodique donc, une résolution OOñaIe"'óu . d~ihtensíté ...) comme
un langage de toutes pieces, mais bien plutót de réaliser, par maintes principe d'unité.
transplantations nerveuses, transfusions sanguines et greffes in vivo,
un q!2anismJ; musica;Lnouveau »188. La micro-polyphonie est définie par Gyorgy Ligeti comme un
phénomene « vraiment tres dense qui pennet de ne pas travailler avec
Pour obtenir ce flou _~~ise a _d~-.hié~hi.§er (c'est-a-dire en des hauteurs, des durées ou des mélodies, mais avec des complexes,
somme a dé-culturiser) l'ordre musical, pour qu'aucun rythme, aucun des tissus sonores »189. Il s'agirait donc de l'aspect hOriiürrtal et
timbre, aucune mélodie ne domine et ne se constitue comme base vertical du éümplexe chromatique défini par le compositeur lui-meme
d'assujettissement (une sorte de schéma narratif, si l'on peut oser la comme une trame organique. Des lors, le déve10ppement mélodique
comparaison), Ligeti va donner autant d'importance achaque voix et semble toumer sur lui-meme, renvoyant vaguement aux expériences
les multiplier au maximum. Il y a chez le compositeur un souci de des minimalistes hongrois et estoniens. Car il faut éviter au mieux les
l' écriture microscopique, une sorte .~~ .t!~~~i!"E<?iJ:!!!!E~!~. g~l~,,~~jiere intervalles repérables qui tendraient alors a s'imposer comme des
sonore qui confere au continuum la mission de détruire, par sa durée, unités restreignant la préoccupation spectrale : il y a du meme coup
toute notion temporelle. - - ­ une libération de l'écoute disposée a percevoir les résonances, les
correspondances entre les résonances superposées, une écoute que ne
C'est en fait ce qui explique la lente progression des phénomenes vient pas perturber le dogme de la rupture qu'insinue l'intervalle et le\
d'évidences puisque, dans l' apparente continuité sonore se sentiment d'une progression mélodique horizontale. ..J
développent des aventures, des ramifications (ce sont la des titres
d'reuvres essentielles de Ligeti) qui créent dans la continuité une Quant a la micro-pulsation, elle vise a abolir le sentiment de
extension considérable d'un espace sédentaire qui rend compte d'une régularité : les instrumentistes calculent la durée des notes par rapport
activité fébrile: un peu comme dans les aventures d'Alice... , qui a la plus courte division de chacun des temps. Comme la
accompagnent la dixieme des Dix Pieces pour quintette ti vento multiplication de cette micro-durée differe souvent et que tous les
\ temps ne possedent pas la meme, rien ne peut laisser prévoir la
Ce sont donc ces mJ.~!"_~:~~es, ces mi~l.~!IR~~!!!,es, ces fréquence d'apparition des sons et des siler.lCes. Dans sa quete de
m!~.t:.o::p.1!~~a~ions,
et leu~s infime~ d~visions qui caractérisent la « caráct~¡:es 'esseñirer;tét permanénts, sub~ti~ée a celle des effets »,
[ nature orgamque de la mtlSlque de LIgetI. Ligeti en vient a construire, par tous les moyens, le continuum et

188 Denys BÜULlANE, « Six études pour piano de Ligeti », in Contrechamps, 189 Cité par Pierre MICHEL, Ligeti. compositeur d 'aujourd 'hui, Paris : Minerve,

Paris: l'Age d'homme, n° 12/13,1990. 1985, p. 148.

198 199
.\..
l'i~pression de\< nuage~ore» ; le so~",9,~.y},~~.t.~ne _Ta~iere vi~ante, plus pres de la physique du continuum. Les événements que l'on

~ tactlle, dans laqu'erre on se~t une constante resplratlün.'


. ,. ." ' _ .........- .... ,..,•. ,P

perc;oit dans la durée du continuum finissent par dépasser l'identité


culturelle de leur spécificité : ces timbres, variant en texture, en grain, \
en hauteur (de quart, de huitieme, de seizieme de ton), suggerent aussi
Aujourd'hui, Gyorgy Ligeti se déclare pour un modemisme
contemporain et semble vouloir se démarquer des denses tissus micro­ des constructions imaginaires de l'ordre du visuel, indépendamment
polyphoniques de sa musique antérieure. « Cela signifie, explique-t-il, de toute représentation : des couleurs, des volumes, des lignes, des
le développement d'une polyphonie constituée de réseaux de voix architectures, des entrelacements, des cadres ...
rythmiquement et métriquement complexes, ainsi que <J"t'rIre"'~
\ transparente et consonante qui toutefois ne chercherait pas él rétablir
l'ancienne tonalité »190. C'est donc du coté des cultures musicales
le ne parlerais pas de fusion, ce qui serait encore une
reconnaissance de la pertinence du cloisonnement, je parlerais plutot
\ non européennes qu'il choisit de se toumer, en particulier vers la d'organicité du fragment que constitue le continuum; l'expérience
esthéti'que, 'pour'''ne' 'pas''''aiié'' estnesique:"'fá6riq'll'é' elle-meme la
musique des Caraibes, et vers les folklores Banda-Linda et Pygmée de
la République centrafricaine, « une musique polyphonique d'une pulsation du continuum, en livrant cette dynamique qui consiste él \1
richesse rythmique inégalée ». éprouver ou él tisser ces liens imaginaires qui organisent, c'est él dire
qui inventent, l'organicité
....
-..-._--,~
du. ,....fragment.
"'~.

Mais Gyorgy Ligeti se justifie : « Ce ne sont que les empreintes


des idées de base des cultures ethniques qui se manifestent dans ma Lorsqu' on p~X!~.",.Q.:ill~IJicité, c'est évidemment par opposition él
pensée musicale : la musique elle-meme reste autonome (elle est le la notion d'unité: précisément, le continuum ne construit pas une Al
produit d'une conception absolument non folklorique, individuelle et unité esthétique, parce que les événements qu'il permet d'éprouver (j)
construite) », rejoignant en cela la démarche de Bartok, et le principe peuvent, él leur tour., etre . dés..igne.' s..comme. d..es continuum, c'est-él-dire 11
d'appropriation et de résonance intérieure de toute expérience comme des frag~~~-'-.a.~!~I!-.,gm~.s.._~! ..~9Ea~niques, composés d'autres '
esthétique nouvelle, qui participe de l'acte créateur. événements, et ainsi de suite. Gn voit des lors que, dans cette
acceptation du role créateur de l'acte de réception - c'est lui qui prend
L'inscription temporelle du Continuum ne doit pas faire illusion : le relais de la pulsation de l'reuvre, ou du fragment, c' est par lui que
c'est en fait une durée nécessaire él l'exploration d'un espace vertical, se manifeste l'organicité - le récit n'est plus nécessaire : en effet, le
organisé en couches superposées, indéterminées, un espace stratifié récit est un lien ·discursif entre l' reuvre et son spectateur, une sorte de
dont l'épaisseur, en dehors du continuum, échapperait él la lecture. lubrifiant du fragment esthétique (comme la mélodie en musique, ou
Comment, par exemple, entendre les harmoniques d'un son de piano, le leitmotiv dans la musique de film, qui empeche toute expérience
si ce n'est en le laissant résonner : c'est d'ailleurs la table d'harrnonie créatrice du timbre, du ton, de la durée, etc.).
SI)\!
qui a cette fonction d'entretenir le continuum.
\ Dans le cas du continuum, l' expérience esthétiqu~~~/ ]
Le temps du Continuum devient alors le temps de l' expérience, le spectateur devient elle-meme une aventure, c' est l'aventure du
temps de la quete... Un peu comme si la notion de simultanéité ne cOñtiiñmm. Cette aventure se prolonge, par exemple, au désert, désert
( él vocation poétique : des résonances infinies dans la rumeur du vide:
désignait pas le pan (coupé), mais la pente, ou la courbe, pour etre
« Le désert est bien plus qu 'une pratique du silence et de l' écoute, dit \ 1
Jabes », il est « un mot magique qui suggere des correspondances él
190 Gyorgy LlGETl, « Ma position comme compositeur, aujourd'hui », in l'infini ». Car le désert, c'est aussi l'expression d'un continuum, c'est
Contrechamps, Paris : l'Age d'homme, n° 12/13, 1990.
200 201
aussi l' espace métaphorique du décloisonnement, de la totalité "points disponibles", l'image n'exprime donc pas le visible, mais les
esthétique qui fait de tout acte de création, de toute lecture de dr~mes de la matiere »192 écrit encore Emidio Rosa de Oliveira. Il n'y
fragments imaginaires, une expérience pOlétique, indépendamment de a-pTúsoeslOfS'd'eféaJité culturelle du vide puisque s'y substitue la
tout statut culturel de créateur ou de spectateur d'une reuvre dynamique infinie d'un vertige moléculaire.
[ . déterminée. '-~ __'''''~~, .....'''i¡''~_'''''''''''''··~-''''-''-·-''O;'·''·'''~~-'''-'''''''''''-'''''''.''; 1.0' ••...,.>..--..,,-.'. ''''', .,'\',......"'~."."~'.

Il Y a, conditionné par la présence esthétique du cadre, un usage


Laissons donc de coté l' acception diégétique du mot désert, tout du point et de la ligne, inventeurs d' espace. Contrairement a leur
autant que sa velléité a se constituer en un décor réaJiste et dénotatif, morphologie, la ligne me semble masculin, et le point féminin...
géographiquement situé et identifié (les sables du désert saharien, Pressentiment du cheminement, et de la rencontre, du trajet et de
l'herbe grise des steppes sibériennes, la roche orangée des déserts l'épreuve, mais a contrario, de la terre et du cielo La ligne et le point
américains - en Technicolor - ...), mais arretons-nous au contraire a la impliquent des positions ; dans le cadre de l' écran, mais aussi dans le
notion d; .espace;QS;~~iQe comme construction esthétique de cadre mythique, les aveux de l'imaginaire avec lesquels ils échangent
l' espace fondé sur une mise en reuvre de la ligne et du point. des intluences. Une structuration de l' espace dans toutes les
directions : horizontale, verticale, diagonale... La ligne sera-t-elle une
Car al' origine de toute construction spatiale, de toute élaboration ligne de fuite? L'espace, a l'infini, comme une terre ou des
d'un espace aussi disponible a la métamorphose que le désert, il y a microcosmes s' enracinent, se lignifient a leur tour dans un vertige de
cet assemblage savant et complexe de lignes et de points dont le la régénération... L!.,...E1Q1,S.,4'. brisée, la ligne rompue, la ligne
11 surgissement structure la spécificité esthétique : « La figure se fait et conditionnée dans l'entrelacement qui favorise ou fo~J..Jl.rg~UJ,i,gue,
J se défait toujours par des mouvements de lignes et de points pris a un la ligne accidentée qui, en tout trajet, réitere, inlassablement, la
instant quelconque de son trajet »191. Or, la figure, c'est ici la vacuité dynamique d'une compositiQº xtivendiquée ..en . . .tant··· que structure
se désignant comme telle par la rare émergence de l' événement, et, du orga,nlque (constituée comme une unité de fragments autonomes). Ce
film, on pourrait dire ce que Bonitzer écrit de la peinture : il « devient réseau de lignes reste complexe, lignes avérées, lignes physiques,l
moléculaire. [11] ne livre plus de l' objet des aspects, mais, dit

I
invisibles, réitérées en nombre indéfinissable, ou simplement\
drolement Paulhan, des "inspects", comme si on était passé sous le pressenties, lignes en couleurs, en nuances, en formes ou épaisseurs... .
derme des choses ». ..­
S'y superposent, ou s'y inscrivent, des points: points
La ligne et le point signalent un parti-pris de préexistence remarquables, points macrocosmiques ou microcosmiques incluant la
esthétique minimale, une donnée élémentaire non représentative, non ligne, et inclus en elle, dans un entrelacement sans systeme,
analogique, non accomplie comme objet ; la ligne et le point sont une verticalité, ou plutot, ponctualité, toujours de la couleur, de la nuance,
diffraction de l' espace, ils invitent le créateur, le spectateur, a penser de la texture... C'est un parcours d'histoires particulieres, d'histoires \
suivant les modes du devenir plutot que de l'etre, et don() selon le des fragments par lesquels, altemativement et simultanément, on ¡
mode du Continuum. Car dans le trajet (ou les trajets possibles) qui chemine ou dans lesquels on s'arrete comme pour se laisser emporter l
mene a l'infiniment petit, il y a cette dynamique constitutive qui ne dans la dynamique cosmique de la verticalité du point.
.
¡

s' interrompt que lorsque l'arbitraire le décide ; « Les vides sont des _·_-~¡" r';""""_;''''l'''__ e"'''.~~''''·'''''·"~'~··''«'

191 Pascal BONlTZER, Peinture et Cinéma - décadrages, Paris : L'Étoile, 1985. 192 Emidio ROSA DE OLIVElRA, « La Poussiere, les germes et 1'intime », in La
r'
.-.J Évidemment, Bonitzer est aussi un lecteur de Kandinsky. Part de / '(Id/, n° 4, 1998, p. 79-80.
202 203
Le détail est alors sujet esthétique, sujet d'exploration, de quete et
d'enrichissement, loin du signe de vraisemblance : « Il porte en lui un
mouvement d'addition sans principe et sans fin. Un détail, plus un
détail, plus un détail, plus... Ne pas en finir avec les détails... Les
accidents et aspérités [de l'espace pour ce qui nous concerne) sont
sans terme. La décision de cloture est toujours arbitraire »193 :
résonances infinies du détail ponctuel, amoncellement de structures
verticales dont le fractionnement se trouve, non pas contredit, mais
enrichi (comme un témoignage de l' ambivalence de toute propriété
esthétique) par un mouvement de totalisation, d'unification : le détail
ponctuel, fragment esthétique d'une construction unitaire est a son
tour pressenti comme entité autonome, a part entiere, et ainsi de suite,
4
procédant de la sorte acette bivalence du fragment, a la fois autonome Approches historiques
(et, en tant que tel, constitué d'autres fragments) et composante
organique de 1'unité : le point sera graine, plume, poussiere, paillette
oculaire, batisse ou piton rocheux... et condense une e~thétique car
l' reuvre « est pris[e] entr~rl,mil~.,flJ~",,~ispersion [nous dirions la
fragmen tation}, la condensation et la prolifération» 194, esthétique,
s' entend, en tout cas dani'li'üiredemóhstration: .-....

193 MOUREY Jean-Pierre, Philosophies et pratiques du détuil : Hegel, Ingres,


Sades, et quelques autres, Paris : Champ Vallan (eoll. Milieux), 1996.
7
I

194 lbid., p. 168.


204
Pour une archéologie du son
et des images animées

Giusy Pisano

L' objectif initial de ma these, intitulée Les interférences son et


image: un si¿cle de recherches avant le cinéma parlant, était de
remonter aux origines de ce qui est devenu auj ourd 'hui le cinéma i!1

(c' est-a-dire une forme artistique OU les images photographiques 1 '1


1
1

animées sont indissociables d'une piste sonore - a travers l'étude des 1


1

relations entre le phonographe et le cinématographe, de leurs plus


lointaines origines jusqu'a l'arrivée du cinéma dit "parlant". :!II'
11

I
Cette premiere étape devait permettre de déterminer aquel '1
il'l

moment et dans quelles conditions les relations entre ces deux


éléments se sont formées. Il s'agissait également de définir une
explication plausible de la "rupture" - si rupture véritable il y a, nous
verrons que ce n'est pas si simple - rupture qui se serait prolongée
durant une trentaine d' années, entre les années 1890 et la fin des
années 1920, période identifiée comme celle du cinéma dit "muet".
Cependant, j'ai rapidement pris conscience que les liens entre le son et
l' image animée étaient bien antérieurs aux inventions des deux
appareils phonographe et cinématographe, et que leur histoire 1111,

\ conjuguée était d'une richesse exceptionnelle. J'ai alors limité mon


étude dans un périmetre historique couvrant les recherches
européennes (mais surtout fran¡;:aises) du XIXe siecle jusqu'aux
premieres expérimentations sur le synchronisme apres 1895.
Toutefois, meme cette périodisation, pourtant relativement limitée,
m'offrait quantité de voies différentes.

207
Les historiens du cinéma ont amplement puisé dans cette période de I'optique ont cótoyé pendant plusieurs siecles les recherches
pour remonter aux sources de I'image animée; cependant I'aspect acoustiques.
sonore a toujours été quasiment inexploré. Aussi, redonner au son la
place qui lui a généralement été déniée dans I'histoire de I'invention Concretement, c'est au XIXeme siecle que les recherches sur
du cinématographe, m'a semblé une entreprise inédite et un enjeu "I'image rétinienne" et sur la fixation du mouvement visuel se sont
motivant. associées aux observations sur le mouvement vibratoire de l' onde
sonore et pour I'une comme pour l' autre, les applications plus ou
Tout en privilégiant les anciennes expérimentations scientifiques moins empiriques se placent dans la sphere des expérimentations
sur le son, sujet déjél immense, j'ai d'abord repris un chemin que physiologiques. Les explorations des physiciens, chimistes,
d'autres avaient précédemment emprunté. 11 était, él mon avis, biologistes et physiologistes visaient él surmonter les limites fixées par
indispensable de revenir sur les travaux concemant la perception de la mécanique c1assique qui envisageait uniquement l' étude des
I'image sur I'reil et sa fixation sur un support sensible, et notamment changements de position des corps dans l' espace. II s' agissait pour
sur les recherches d'Etienne-Jules Marey. Par exemple, en démontrant moi d'analyser I'évolution de la pensée qui avait engendré ce
I'importance des anciennes études sur la fixation de I'onde sonore, on changement. Une des hypotheses de travail envisagées par les
pouvait en effet mieux comprendre les cOlncidences, les enjeux, les scientifiques portait sur la représentation d'un phénomene invisible ­
décalages et les croisements de toutes les recherches scientifiques le mouvement du son et de la lumiere, d'un objet dans un espace de
globales sur le son et I'image. temps - par un signe visuel capable, en tant que tracé fidele et
D'ailleurs, I'archéologie meme du cinématographe cOIncide par durable, de permettre son analyse, sa reproduction et sa conservation.
bien des aspects avec I'histoire du pré-phonographe. Si les Les premieres applications de certe nouvelle méthodologie ont été
observations du soleil dans une chambre obscure du moine anglais menées essentiellement dans la sphere des expérimentations
Roger Bacon, de Leonardo da Vinci, du physicien italien Giovanni physiologiques, je l' ai dit, expérimentations qui deviendront le
Battista Delia Porta ou encore du jésuite allemand Athanase Kircher, vecteur de développement et I'élément fédérateur d'une importante
constituent I'archéologie du cinéma, leurs expériences sur le son partie des recherches scientifiques du siecle demier. C'est en effet
représentent également la base « mythologique » des recherches qui dans cette discipline, plus que dans d'autres, que I'observation des
ont rendu possible I'invention du phonographe. phénomenes comme le mouvement animal ou humain, le mouvement
Pour les historiens, ces sources restent pourtant tout a fait d'une source sonore vers le nerf auditif ou encore le mouvement
distinctes, les uns ignorent ce que les autres affirment sur I'un des imprimé aux nerfs optiques par les rayons du soleil, ont fait I'objet de
aspects de la question. II s'agit d'une véritable césure entre deux toutes sortes d'expérimentations: des photographies réalisées par
éléments qui sont partie intégrante du meme phénomene et du meme Duchenne de Boulogne, en passant par les appareils inscripteurs de
processus d'évolution technique. Césure intervenue, a posteriori, Marey, jusqu'a I'appareil pour la visualisation de la parole du Dr
comme réflexe d'une fragmentation des connaissances,'\ et d'une Marage. Les auteurs de ces expérimentations sur la physiologie
spécialisation des recherches qui a engendré parfois une segmentation humaine et animale n' ont pas hésité a chercher des explications dans
des sources. 11 faudrait rétablir tant sur le plan de I'histoire de les domaines Iimitrophes en utilisant, par exemple, les recherches sur
I'évolution technique qu'au niveau de I'analyse culturelle des la production de la chaleur, sur I'acoustique, la météorologie, la
phénomenes, I'existence d'un tronc commun, d'un énorme réservoir mécanique, l'électricité ou I'hydrostatique, pour lesquelles il existait
d'observations et d'expérimentations OU les réflexions dans le domaine déjél un appareillage technique permertant des applications plus ou
moins empiriques.

208
209
appareils enregistreurs d'Etienne-Jules Marey et des linguistes­
J'ai essayé de démontrer par l'étude approfondie des phonéticiens fran<;ais (abbé Rousselot, Valsse, Marichel1e, etc.).
expérimentations réalisées dans le laboratoire, que non seulement les L' application de ces instruments scientifiques est él l' origine des
échanges et les interrelations entre recherches sur laJeproduction du premieres rencontres dans les laboratoires de recherche - entre le
mouvement visuel et sonore étaient présentes, mais que parfois c'est le dispositif technique pour l'analyse du mouvement sonore et celui
son qui a constitué l'élément moteur d'évolution. Ces interactions sont adopté pour le mouvement visuel. Aux recherches physiologiques il
capitales pour la compréhension du sujet qui nous intéresse, car elles faut ajouter celles sur la transmission a distance de la parole qui se
établissent un réseau d'échanges des connaissances et ont une relation sont concrétisées dans la réalisation du télégraphe, du téléphone et du
directe avec le processus général qui a créé les conditions historiques phonographe et celles plus proche de la phonétique expérimentale. Le
pour l'invention du phonographe et du cinématographe. II s'agit, a scénario que j'ai rapidement tracé témoigne de l' intense activité qui se
mon avis, de repenser autrement les relations entre des domaines de développe dans le demier quart du XIXe siecle, a la croisée de
recherches qui se sont cotoyés et réciproquement intluencés tout au plusieurs pistes de recherche, mais ayant comme point en commun la
long du XIXeme siecle. captation, la fixation et la reproduction du mouvement. De plus, tres
Par exemple, grace aux récents travaux sur l'archéologie du vite, un nouvel élément va donner une nouvelle impulsion aux
cinéma on a redécouvert des éléments compIetement délaissés expérimentations : l'application de la photographie pour la fixation du
pendant des décennies par les historiens du cinéma. Il est désormais mouvement sonore et visuel.
clairement établi que la médecine et la physiologie, notamment les
expérimentations sur la chronophotographie du mouvement effectuées La photographie fait tres tot son apparition dans les laboratoires
él la Station physiologique par Etienne-Jules Marey et son équipe, ont d'acoustique, de physiologie, de linguistique. Mais la photographie de
constitué l'un des foyers dans lequel ont germé et se sont développés la parole est utilisée rapidement aussi dans des expérimentations a la
les grands principes fondateurs de la technique cinématographique. [ois ludiques et lucratives comme celles d'Ottomar Anschütz, en 1890,
avec ses « portraits parlant». En France, c'est Georges Demeny, avec
Mais, il faut encore préciser, que la recherche physiologique est la collaboration du professeur a l'Institut national des sourds-muets de
aussi a la base des expérimentations sur l'inscription du son, étape Paris, Hector Marichelle, qui au début de l' année 1891 commence a
cruciale pour arriver a sa reproduction d'abord (l'enregistrement mettre au point un nouvel appareil : le Phonoscope, « destiné a donner
phonographique) et au synchronisme avec les images animées ensuite. l'illusion de la parole... Si l'on regarde dans le phonoscope les
On doit les premieres expérimentations au médecin anglais Thomas photographies successives d'un sujet qui parle, affirme Demeny, on
y oung qui étudia le mouvement ondulatoire de la lumiere en voit. d'une fa<;on saisissante, le portrait s'animer et remuer les
s'appuyant sur les travaux déjél consacrés a la nature du son. Le levres». L'aspect spectaculaire intrinseque de la nouvelle méthode,
mouvement vibratoire du son lui semblait de tout point de vue dévoile un autre champ d'application et ouvre un processus
comparable a celui engendré par la lumü::re, et c'est au C(\urs de ses d'évolution ou de "déviation" permettant de transformer la recherche
recherches portant a la visualisation des vibrations sonores, qu'il scientifique en une invention pouvant etre commercialisée et diffusée
imagine en 1807 un appareil pouvant garder la trace graphique du aupres d'un large publico
mouvement. Son appareil était la premiere ébauche expérimentale des
instruments graphiques imaginés successivement par les C'est encore Georges Demeny qui saisit les potentialités
physiologistes allemands (Ludwig, 1847), par Scott de Martinville spectaculaires de son instrument scientifique: il s'empresse de
(phonautographe, ancetre du phonographe, 1854) et enfin des présenter sa création a l'Exposition intemationale de photographie de

210
211

1892. C'était la premiere exhibition publique du phonoscope, au appareil permettant de faire pour la vue ce que le phonographe devait
programme un film: un homme en train de prononcer la phrase « Je faire pour I'oule )).
vous aime )). Apres les recherches effectuées entre 1807 et 1892 - de
Apres des nombreux essais, Edison réalise son Kinetograph. Dans le
Thomas Young a Georges Demeny - sur la visualisation et la fixation
brevet déposé en 1891, il prévoyait aussi de combiner le Kinetograph
du mouvement sonore et visuel, les nouveaux pionniers du son et de
avec le phonographe, mais finalement, ce n'est qu'en 1895 qu'il
I'image orientent leurs expérimentations vers la recherche d'un
fabrique et cornmercialise un appareil équipé du phonographe et
synchronisme entre ces deux puissants médiums, la phonographie et
rebaptisé Kinetophone. C'est le premier appareil permettant un
la chronophotographie. Assez rapidement deux hypotheses de travail
synchronisme, bien qu'encore imparfait, entre les images animées et la
sont étudiées : la synchronisation mécanique entre le phonographe et
musique et c' est sur la base de ce prototype que se déclenche, dans le
le cinématographe et I'inscription du son sur le film
vieux continent, la nouvelle vague d'expérimentations qui porte sur
cinématographique. II est impossible d'aborder ici les problemes
I'intégration du son et de I'image. Cependant, si I'appareil d'Edison
techniques et culturels auxquels se sont heurtés les initiateurs de I'une
trouve rapidement des débouchés commerciaux - c'est naturellement
ou de I'autre solution, avant d'arriver par exemple en 1906 au brevet
le but des recherches d'Edison - en Europe et notamment en France, il
anglais d'Eugene Lauste sur I'inscription optique du son sur pellicule,
en sera tout autrement.
et a ceux des Établissements Gaumont sur la synchronisation par
disques.
L' idée du synchronisme entre phonographe et cinématographe
Dans toutes les expérimentations, la principale difliculté a sera reprise en France par plusieurs personnages comme Auguste
concilier les deux éléments résidait avant tout dans la nature meme de Baron qui, des 1896, dépose un brevet pour « un appareil servant a
leur mouvement. Bien que dans les deux cas il s'agisse d'un enregistrer et a reproduire simultanément les scenes animées et les
mouvement continu dans le temps, les vibrations sonores doivent sons )). En 1898, il construit son graphophonoscope et des I'année
nécessairement etre enregistrées en continu et en entier, alors que 1899 il réalise avec cet appareil plusieurs petits films : des chansons et
I'enregistrement d'objets en mouvement est réalisé de maniere divers «portraits parlants )). Mais ses recherches ne sortent pas du
discontinue, ce n'est qu'a la projection, qu'il donnera une impression laboratoire, ses incroyables appareils et systemes resteront a I'abri des
de continuité. regards indiscrets des riches entrepreneurs. Son entetement a vouloir a
tout prix donner un caractere scientifique a son invention, a empeché
Cependant, durant cette période les expérimentations concement dans les faits son perfectionnement et sa commercialisation.
essentiellement le phonographe et les travaux effectués outre­ Le procédé qui suit de pres le graphophonoscope n'aura pas non
Atlantique par Thomas Edison constituent une avance significative. plus une longue carriere. Le phono-cinéma-théatre de Dussaud,
Berthon et Jaubert (un médecin, un expert en téléphonie, et un
Edison est la figure qui incame le mieux cette transition. II a
scientitique) présenté pourtant pompeusement a l'Exposition
toujours essayé d'associer ses recherches sur le son a I'image :'
Universelle de 1900 avec un programme tres prestigieux, n'aura pas
« Ce fut le phonographe qui me suggéra tout d'abord la caméra une suite favorable et iI sera amplement déficitaire en fin
cinématographique, dit-il. J'avais déja poursuivi pendant plusieurs d'exploitation. Cet échec pourrait s'expliquer tout simplement par la
années mes expériences d'enregistrement et de reproduction de sons, médiocrité du synchronisme entre les images animées et la musique
et j'eus un jour I'idée qu'il devait etre possible de construire un ou les paroles enregistrées sur les cylindres du phonographe.
Néanmoins, nous pouvons supposer que la qualité du son et du

212
213

synchronisme n'étaient sans doute pas pires de celles proposées par intéressantes et les plus novatrices aussi bien du point de vue
Edison avec son Kinetoscope exhibé dans les foires du monde entie:-. technique qu' artistique. Léon Gaumont réalise, en fait, ce que
Georges Demeny avait entamé auparavant. Cette évolution n'aurait
L'élément technique n'est qu'un aspect du probleme. Il pouvait d'ailleurs probablement pas pu etre assurée, économiquement mais
etre résolu par des améliorations et des recherches possibles a aussi culturellement, par l'un de ces rigoristes scientifiques du
l' époque mais qui demandaient des investissements financiers tres XIXeme siecle. Léon Gaumont représente a la fois la continuité
importants que seule une grande société, comme celle de Léon Marey-Demeny avec la tradition scientifique des «portraits
Gaumont, pourra soutenir. parlants )) - rappelons qu'il présente en 1910, al' Académie des
Il me semble que, mis a part le probleme technique et sciences, un portrait chronophonique du Dr d'Arsonval- et, en meme
économique, un autre probleme a empeché le développement de ces temps, il signe définitivement le passage a 1'industrie
expérimentations. cinématographique, voire, d'une fayon certes plus timide, a l'industrie
En fait, la base scientifique des premieres expérimentations phono-cinématographique.
sonores - liées plutot aux observations physiologiques et physiques,
destinées bien souvent a des applications médicales - s' est transmise, La convergence qu'on peut constater entre phénomenes visuels et
au cours des années, aux différentes recherches portant sur la sonores s'estompe alors. Entre les pratiques liées a l'exploitation du
synchronisation avec l'image animée. Georges Demeny, Auguste phonographe et du cinématographe s'instaure une sorte d'évolution a
Baron, Franz Dussaud et Léon Gaumont, ont tous revendiqué la deux vitesses. Comment et pourquoi cette relation qui avait joué un
matrice scientifique de leurs recherches et la consécration de leurs role essentiel durant la phase d'élaboration du dispositif mécanique,
travaux par l' Académie des sciences. finit dans une sorte d'impasse qui conditionne a jamais les relations
Pour le son, il faut le souligner, l'empreinte scientifique des postérieures entre ces deux domaines ?
premieres expérimentations s'est perpétuée bien apres l'année La réponse, nous l' avons vue, est a la fois simple et complexe,
"fatidique" de 1895 et le début de la commercialisation de la nouvelle liée au poids des contraintes techniques, aux aléas de certains facteurs
forme de spectacle. C'est peut-etre la permanence de cette commerciaux mais aussi aux formes spécifiques revendiquées par la
interférence entre invention scientifique et trouvaille spectaculaire qui conscience artistique de la fin du XIX siecle. Sur le plan de
a freiné l'évolution définitive des expérimentations vers la forme l'accomplissement technique, le phonographe précede le
artistique, et qui a finalement empeché leur rapide commercialisation. cinématographe et cependant, des son apparition ce demier semble
capable de résumer a lui seull'idée meme de représentation.
Dans la premiere décennie du cinéma, les nombreux essais de
synchronisme ratés ou non-aboutis n'ont guere attiré l' attention des Le décalage technique qui s'installe apres 1895 est néanmoins le
riches entrepreneurs. En fait, « seule la curiosité scientifique soutient véritable toumant. L'élément qui détermine la séparation temporaire
alors les recherches )) ; ou alors al' opposé il existe de tres 'Ulodestes entre le son et l'image est représenté par l'antinomie qui s'instaure
marchands et constructeurs d'appareils comme Georges Mendel qui rapidement entre la technique et l'esthétique. Le décalage initial s'est
propose, sans grand succes d'ailleurs, un systeme de synchronisme par transformé, au fil des années, en une impasse légitimée par les
disques. De toutes les expériences de synchronisation, seules celles de théoriciens de l'époque et devenu presque consubstantiel a la
Léon Gaumont - qui malgré ses revendications était plutót un naissance du nouvel arto Or, si un tel décalage ne représente, en
industriel qu'un scientifique - ont trouvé des véritables issues "grand termes d'histoire de l'évolution technique, qu'une période relativement
spectacle", meme si les recherches initiales n'étaient pas les plus courte, le clivage sur le plan esthétique entre son et image n'a pas su

214
215

retrouver depuis un équilibre de fondo En dépit de la proximité des cinématographique mais également sur la conservation des sources
deux facteurs, en ce qui conceme la recherche expérimentale d'une documentaires (fiIms, disques, cylindres).
bonne partie du XIX o siecle, le langage cinématographique s'est donc A I'heure actuelle, toute recherche visant él reconstituer le sens
constitué par (ou malgré) I'absence de I'élément sonore et par d'évolution technique et la valeur historique des expérimentations sur
I'attirance puis le refoulement constant de I'intégration de ces deux le son, réalisées avant l'aITivée du film parlant des années 1920, se
aspects. révele une entreprise d'une extreme difficulté.
Que sont devenus les centaines des films sonores réalisés entre
Toutes ces expérimentations ne représentent qu'une partie des 1898 et 1927 ? Restent-ils les cylindres et les disques utilisés pour la
recherches des interférences entre le son et les images animées. Les synchronisation ? Pourquoi, enfin, ce corpus a été si peu exploré par
Histoires du cinéma débordent d'exemples prouvant la présence les historiens? Parmi les multiples réponses, un fait apparait
constante du son dans les projections lumineuses et incontestable: ces films parlants, estimés a priori "sans intéret
cinématographiques : depuis les expérimentations sonores et esthétique", n'ont pas retenu I'attention des historiens et des
musicales accompagnant les séances de fantasmagorie de Robertson, institutions. Une phrase de Michel Chion résume parfaitement le
jusqu'él la sonorisation des films par les disques. Or, le fait que les malaise des historiens face él la remise en question de certains acquis :
spectacles lumineux d' abord et l' expérience filmique ensuite étaient le « le son est la mauvaise conscience des gens qui font la théorie,
lieu privilégié d'intenses expérimentations sonores, commence tout I'histoire ou la critique du cinéma. Quand ils analysent un film ou
juste él etre un élément de réf1exion présent dans les recherches des théorisent sur le langage cinématographique, ils savent tres bien que
quinze demieres années. Un intéret croissant, bien qu'encore trop c'est sur le son qu'ils font I'impasse ».
ponctuel, se manifeste par exemple él I'égard de la musique au cinéma
avant le parlant. Néanmoins, en dépit de ces réf1exions partielles et
[J y a en tout cas ici un champ d'études considérable, une "teITa
limitées, la critique et I'historiographie cinématographique n'a pas
encore, él mon avis, mesuré I'étendue réelle du phénomene. Les incognita" qui reste encore él explorer. Ce sera une exploration
séances animées par la musique enregistrée ou exécutée, le bruitage et tructueuse, si les chercheurs, surmontant certains partis-pris
les commentaires endogenes au film mais aussi les bruits extérieurs historiques ou esthétiques, parviennent él appréhender toutes les
occasionnés par le projecteur et par I'ambiance des salles de spectacle données scientifiques, techniques, artistiques, économiques de toutes
sont la preuve d'une présence incontoumable et d'un échange les recherches séculaires qui ont fini, nollens volens, par concrétiser
constant qui trouve aussi de nombreux points de convergence sur le un vieux reve de I'humanité: le spectacle d'images animées, en
plan de I'évolution technique. couleurs et sonore.

Ces quelques réf1exions sur les expérimentations son et image


entralnent une demiere remarque. Les historiens, qui dorlnent, dans
leurs ouvrages, une chronologie des événements calquée
essentiellement sur la mise en valeur de I'image, et d'autre part les
chercheurs qui, en une démarche esthétique, étudient I'analyse des
formes et des éléments artistiques, en faisant abstraction de I'immense
problématique technique située en amont, ont entralné des effets
néfastes, non seulement sur I'appréhension globale du phénomene

216
217

1111

,[:1

1111

11

Embrayeurs auditifs d'émotion


et réception Spectatorielle :
le cas des films du Dégel de PEst européen
I
1I

11',
Dominique Nasta
11"

L' étude des émotions est a présent au centre de nombreuses


exégeses soucieuses d'explorer des pans auparavant peu balisés de
I'herméneutique filmique. Les publications a orientation cognitiviste
appartenant a Torben Grodal, Ed.S.Tan, Nico Frijda ou encore ceHes
touchant plus spécifiquement aux catégories pragmatiques découlant
des états émotionnels traitent, grosso modo, de deux poles
conceptuels: 1) l' émotion en tant qu' expérience au sens large
(ressentie par I'individu, qu'il s'agisse d'un personnage de la diégese
ou du spectateur); et 2) I'émotion comme modalité d'expression
(eette eatégorie eoneeptueHe est surtout utilisée pour l' étude de
différentes réaetions physiologiques).228 111

Selon Noel CarroH, il eonvient également de tenir eompte, dans


l' étude des émotions filmiques, du lien d' appropriation entre la
manifestation d'une émotion intra-diégétique et sa réeeption par le
speetateur, ear ee lien présuppose le respeet de eertains eriteres de
\
conformité : ainsi, la plupart des embrayeurs d'émotions du einéma
"d'entertainment" doivent avoir été antieipés par le metteur en seene,
1

228 Voir a ce sujet Torben.K.Grodal, Moving Pictures: A new theory 01 Film


Genres, Feelings and Cognition, Oxford Clarendon Press, 1997; Ed. S.Tan,
Emotion and the structure 01 Narrative Film : Film as an Emotion Machine,
Mahwah, New Jersey: Erlbaum, 1996, et pour une approche globale: Nico.H.Frijda,
The Emotions, Cambridge: Cambridge Univ. Press, 1986.
233
compte tenu des attentes du spectateur. 229 Carroll parle de dans la catégorie des effets stylistiques générateurs d' états
« prefocused film text» et l'on peut trouver l' équivalent sémio­ émotionnels a la causalité tres marquée. Meme lorsqu'elle "modifie"
pragmatique dans la « mise en phase » que propose Roger Odin dans (au sens de « modifying music » que lui assigne NoeJ Carroll) le sens
son étude récente « De la Fiction ».230 initial d'une image, I'occurrence musicale est amenée avant tout a
«(
créer une ambiance primary effect is to create mood ») et non pas a
Une autre grille de lecture intéressante est celle proposée par servir d'élément structurant au sein du processus de réception
Ed.Tan, qui distingue entre ce qu'il appelle les émotions F (fiction spectatorielle. 233
emotion) jouant sur l'effet diégétique, i.e. I'illusion spectatorielle
d'appartenance empathique au monde fictionnel en qualité de témoin S'appuyant sur un corpus d'exemples bien spécifique, mon Il 1
i
.'
invisible et, d'autre part les émotions A (artefact emotions) relevant intervention tentera de dégager plusieurs pistes d' analyse des 1 '

plus de I'artefact que représente I'objet filmique dans sa globalité et embrayeurs auditifs d'émotion au sein d'une période particuliere de :1

impliquant une réaction non-empathique de la part du spectateur. 231 I'histoire du cinéma : il sera question de quelques films de la période
Ainsi, nous pouvons etre horrifiés ou envofités par un événement qui dite du « Dégel » Est-européen, allant grosso modo de 1957 a 1968. A :11
11
nous prend au dépourvu, tout comme nous sommes en admiration la contextualisation du corpus en question répondra une mise au point [,
devant un travelling sur un paysage mirifique sans que pour autant il théorique qui aura comme but la mise en place de systemes de
nous affecte émotionnellement de la meme maniere. réception multiples, mieux encore multidirectionnels. Plusieurs films
de la production encore réduite des pays libérés du joug stalinien des
Pour ce qui est du champ d'investigation qui nous occupe, a 1956 (date du 20eme Congres du Parti Communiste soviétique OU
savoir les embrayeurs auditifs d'émotion, les territoires inexplorés sont dénoncés les crimes de Staline) se présentent comme des reuvres
demeurent nombreux. Si le canevas théorique se complete peu a peu, a potentiel émotionnel multidirectionnel. Qu'il s'agisse des premiers
au gré des études prolongeant « les territoires de l'écoute » (i.e. ceux longs-métrages de Wajda ou de Kawalerowicz en Pologne, des débuts !III.

de Véronique Campan ou de La~Yllier) et réarticulant les de la jeune vague tcheque, des cinéastes venus de différents coins de 11:

approches le plus souvent sous I'angle de la phénoménologie (I'reuvre I'empire soviétique ou encore, d'auteurs moins connus comme le
Merleau-Ponty servant de bastion incontoumable) - celui des roumain Lucian Pintilié, le spectateur est soumis a une polarisation
exemples a contextualisation socio-historique n'est qu'au stade des émotionnelle d'une rare complexité. Expression et expérience de
balbutiements. 232 La musique, pour sa part, continue a etre c!assée "I'audio-vision" provoquent des mutations perceptives qu'il n'est pas
aisé a conceptualiser.234 iirllil

229 Cf. Noel Carroll, "Film, Emotion and Genre" dans un tres bon recueil de textes Une telle richesse de polarisation émotionnelle n'est certes pas
sur les émotions filmiques Carl Plantinga, Greg.M.Smith, eds, : Passionate Views, neuve dans I'histoire des cinémas de l'Est européen: il suffit de
Film, Cognitiol1 and Emotion, Baltmore : The Johns Hopkins Univ.Press, 1999, pp. 11 1
1:,1

21-48. '1"
Colin, 1995 et bien évidemment a Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la ,I
1

230 Roger Odin, De la Fiction, Bruxelles : De Boeck Université, 2000. perception, Paris, : NRF Gallimard, 1945.
231 Ed. S.Tan, Nico H. Frijda, « Sentiment in Film viewing» in Passionate Views 233 Cf. Greg.M.Smith, « Local emotions, global moods and film structure» in
..., op.cit, pp. 48-64. Passionate Views, op.cit., pp. 103-126.
232 Je me réfere notamment a: Véronique Campan: L 'Ecoutefilmique - Echo du
son en image, Paris/St Denis, Esthétiques Hors-cadre, 1999; Laurent Jullier : Les
234 Concept lancé par I'ouvrage homonyme de Michel Chion, L 'audio-vision : son
et image au cinéma, Paris, Nathan Université, 1990, désonnais rentré dans I'usage
II
sons au cinéma et el la télévision : précis d 'analyse de la hande-son , París, Annand courant, ce qui explique cet unique renvoi bibliographique.
234 235
!III
rappeler brievement la préoccupation constante des avant-gardes produira un véritable choc émotionnel l'incitant a I'action au gré de
soviétiques et du courant réaliste-socialiste a théoriser et a mettre en phrases pen;:ues comme de véritables agressions sonores (ton strident,
pratique une véritable croisade en faveur de l'appréhension bi­ effets de gros plans sonores). Une fois arrivée dans le désert,
vectorielle de la dimension sonore: facteur d'émotion et d'empathie I'expérience émotionnelle de l'hérolne est relayée par des occurrences
et vecteur indispensable d'évocation d'un nouveau monde. Les auditives qui modifient la perception qu'a le spectateur de l'univers
exemples abondent et ce n'est pas uniquement Eisenstein qu'il est diégétique : on passe ainsi des émotions F, purement fictionnelles aux
opportun de citer: il convient aussi de rappeler les reuvres a forte émotions A artefact agissant a une échelle bien plus vaste du systeme
teneur idéologique d'un Dziga Vertov (Enthousiasme, 1930, véritable émotionnel. Chants rituels a capella, lamentations, solos d'instruments
manifeste du contrepoint audio-visuel ou encore Trois chants sur traditionnels joués par un véritable chaman, ne servent pas
Lénine, 1934, et La berceuse, 1937, exemplaires pour I'usage de la uniquement a poétiser un visuel pour le moins peu familier, mais aussi
composante ethno-musicale) ou les exploits moins connus par le a ouvrir le champ émotionnel de I'auditeur-spectateur a des mondes
spectateur occidental tel l'extraordinaire La Seule des réalisateurs de dépassant le cadre strict de la diégese. La partition "originale"
la FEKS L. Trauberg et G. Kozintzev, 1931, un des premiers films commandée a Shostakovich se dilue dans la masse d'occurrences bien
soviétiques semi-parlant et chantant. plus expressives: les réalisateurs Trauberg et Kozintsev soulignent
ainsi l'inutilité d'une empathie "de commande" face a l'extraordinaire
Relevant d'une double esthétique (muet/sonore), La Seule mérite pertinence de la musique ponctuative qui embraye sur des émotions
qu'on s'y attarde brievement : malgré I'écart de 30 ans qui le sépare pures. Nous ne sommes qu'en 1931, mais les jalons d'une véritable
du vrai dégel, ce film marque un véritable premier «dégel architecture de la réception sonore ont déja été posés. 236
stylistique » et annonce l' extraordinaire richesse de I'univers sonore
des films libérés idéologiquement. 235 Quoique fortement connoté au Lorsque, a la fin des années "de plomb", l'image et avec elle le
niveau de la thématique (une jeune institutrice qui est amenée a se SON abandonnent la donne quasi-pavlovienne des films a message
rendre "seule" au fin fond du désert de l' Altal et qui défie un directeur destinés a conditionner le spectateur, les acquis formels des
de kolkhoze véreux), La Seule abonde en trouvailles pour le moins précurseurs trouvent leur prolongation dans les reuvres marquantes
insolites dans la maniere d'aborder les états émotionnels que des nouveaux venus. Le rapprochement évident entre I'usage
traversent aussi bien l'hérolne que le spectateur-auditeur. Alors que puissamment émotionnel de la composante sonore dans l' admirable
des pans entiers d'images muettes sont accompagnés par des airs Enfance d'!van (1962) d' Andrel Tarkovski et dans le moins connu
d'opérette, des fanfares et des chants triomphants post-sonorisés ¡van au titre homonyme de Alexandre Dovjenko (1932), n'est qu'un
scandant le leitmotiv «qu' est-ce que la vie sera belle », la jeune exemple saisissant parmi d'autres.
institutrice Kuzmina est en proie a des doutes relayés par les
intertitres. Les embrayeurs auditifs d'émotion des nombreux films réalisés a
Mais c'est la voix acousmatique de la « conscience colle~tive »­ I'époque du dégel dépassent largement le cadre d'un simple article.
émise par un haut-parleur montré a plusieurs reprises - qui lui J'ai donc opéré des choix: un parcours de type chronologique m'a

235 La notion de « dégel stylistique » est évoqué par l'historien Naum Klejman, au
cours de ses entretiens avec Bernard Eisenschitz, « Une autre histoire» et « Une 236 Pom une approche exhaustive du film « La Seule» voir l 'importante
histoire personnelle » in Lignes d 'ombre - Une autre histoire du cinéma soviétique , contribution de Natalia Noussinova, « JI realismo socialista erede del\'avanguardia
1926-1968, sous la direction de B.Eisenshitz, Milano: Mazzotta, 2000, pp. 19-33 et sovietica o la nascita dell'autocensura » in J limili de/la raprezentazione, Atti del VI
139-151. Convegno, Universita degli Studi di Udine, 2000, pp. 365-373.

236 237
emblé s'imposer, car il s'avere apres analyse que nous nous trouvons musique minimaliste est celui d'une nouvelle appréhension du monde,
evant une dynamique évolutive. Audition et émotion se rejoignent le a mi-parcours entre la cognition et l' affect.
lus souvent al' intérieur des combinaisons audiovisuelles ou la
lusique joue un role prépondérant. Qu'elle soit "originale" ou Selon Paul Zumthor, l'occurrence musicale per~ue comme une
itationnelle, de fosse ou d'écran au sens ou l'entend Michel Chion, « performance» instrumentalisée, chantée et/ou dansée provoque
iégétique ou bien non-diégétique, ou encore lorsqu'il s'agit de ce que chez le spectateur une multiplicité de sens dans 1'unicité d'une
~ musicologue Jeff Smith appelle la « program music », c'est-a-dire présence. Balayant un espace imaginaire beaucoup plus large que la
ne musique qui dépasse le cadre strictement narratif en renvoyant vision, le son imprime al'écoute sa double temporalité: sa durée
ímultanément a d'autres époques et véhiculant des themes peu ou pas propre d'une part et de l'autre, le moment de l'existence sociale ou
onnus par le spectateur-auditeur. 237 elle a lieu. 238 De meme, dans son ouvrage L 'Écoute filmique : Écho
Ainsi dans le programmatique Kanal (1957), Andrej Wajda du son en image, Véronique Campan tient a souligner la capacité qu'a
'inscrit dans la lignée polonaise de démythification de la guerreo Le le son « a sculpter l'image» et par conséquent a transformer la
ínéaste se libere tres progressivement des clichés imposés par le perception d'une scene en augmentant la « puissance émotionnelle
inéma de facture stalinienne. Ceci se ressent dans la subtilité avec des traces acoustiques ».239
lquelle il emploie les effets sonores : musique originale utilisée de Bien plus radicaux dans leur volonté de se détacher des sujets
l~on parcimonieuse, renvois non-pastichés a des reuvres classiques a historiques grandiloquents des cinéastes contemporains de Wajda tels
avers les solos de piano et de flüte, utilisation des voix a résonance Jerzy Kawalerowicz, Andrej Munk, Jerzy Skolimovski ou encore le
ufois lyrique et des bruits musicalisés dont la diégétisation hors tres jeune Polanski, utilisent la musique de jazz "a l'occidentale"
lamp est habilement orchestrée. Le personnage du compositeur­ comme clé d'acces a un monde libéré des clichés staliniens. Train de
aniste, artiste excentrique qui sombre dans la folie, sert de porte­ nuit (Pociag, 1959) de Jerzy Kawalerowicz est sans nul doute un des
lfole au cinéaste. Il en est ainsi dans la scene OU il explique a un premiers a faire entendre une partition moderne en guise de "program
'oupe de résistants pourquoi la réalité ne doit pas passer par music", afin d'élargir le cadre d'un récit monodirectionnel. Au gré des
~dulcoration mélodramatique ; il modifie la finalité de l' écoute, fait scansions monotones d 'un train en marche, un homme, une femme,
1Í se répercute au niveau intra- et extra-diégétique. Au gré de un assassin en fuite et la mini-société qui les entoure se croisent et se
lelques notes disparates sur un orgue désaffecté, l'artiste annonce la confrontentjusqu'a l'arrivée, en fin de récit, a une station balnéaire de
lite des événements : « c' est notre derniere nuit sur terre, c' est une la Baltique. Une musique de fosse pour le moins inhabituelle structure
19édie, c' est le vide, ce n'est pas du mélo » ; quelques personnages la logique assez chaotique des états émotionnels intra-diégétiques,
~coutent, une jeune femme se justifie aupres de son supérieur inquiet tout en provoquant chez le spectateur-auditeur des sensations inédites.
j'écoute de la musique » en soulignant la valeur performative de son
te. Expression et expérience émotionnelles subissent une La partition repose essentiellement sur des variations vocales et
'bridation des plus intéressantes : si la tension émotionnelle du rér", " instrumentales retravaillées par le compositeur A. Trazowski a partir
t plus que jamais polarisée autour d'une initiative vouée a l'éche~, d'un classique du jazz, « Moon Rays» d' Artie Shaw. Le motif
sentiment que l'on éprouve a l'écoute des personnages et d'une musical est repris a différentes reprises par des solos d'instruments au

7 Cf. Jeff Smith, "Movie Music as Moving Music : Emotion, cognition, and the 238 Voir la tres intéressante contribution de Paul Zurnthor sur «Le geste et la voix »

n score", in Passionate Views, op.cit, pp.146-168. dans la revue Hors-Cadre, n° 3, 1985, pp. 73-86.

239 Véronique Campan, op. cito pp. 36 et 94-95.

238 239
semblé s'imposer, car il s'avere apres analyse que nous nous trouvons musique minimaliste est celui d'une nouvelle appréhension du monde,
devant une dynamique évolutive. Audition et émotion se rejoignent le a mi-parcours entre la cognition et l' affect.
plus souvent a 1'intérieur des combinaisons audiovisuelles ou la
musique joue un role prépondérant. Qu'elle soit "originale" ou Selon Paul Zumthor, l'occurrence musicale perc;ue comme une
citationnelle, de fosse ou d' écran au sens ou l'entend Michel Chion, « performance» instrumentalisée, chantée etlou dansée provoque
diégétique ou bien non-diégétique, ou encore lorsqu'il s'agit de ce que chez le spectateur une multiplicité de sens dans l'unicité d'une
le musicologue Jeff Smith appelle la « program music », c'est-a-dire présence. Balayant un espace imaginaire beaucoup plus large que la
une musique qui dépasse le cadre strictement narratif en renvoyant vision, le son imprime al' écoute sa double temporalité: sa durée
simultanément a d'autres époques et véhiculant des themes peu ou pas propre d'une part et de l'autre, le moment de l'existence sociale OU
connus par le spectateur-auditeur. 237 elle a lieu. 238 De meme, dans son ouvrage L 'Écoute filmique: Écho 1
Ainsi dans le programmatique Kanal (1957), Andrej Wajda du son en image, Véronique Campan tient a souligner la capacité qu'a
s'inscrit dans la lignée polonaise de démythification de la guerreo Le le son « a sculpter l'image» et par conséquent a transformer la
cinéaste se libere tres progressivement des clichés imposés par le perception <fune- scene en augmentant la « puissance émotionnelle
cinéma de facture stalinienne. Ceci se ressent dans la subtilité avec des traces acoustiques ».239 -"-- .._- --.. ---.-------.-­
laquelle il emploie les effets sonores : musique originale utilisée de "Bien plu~,_raaicaux dans leur volonté de se détacher des sujets
fac;on parcimonieuse, renvois non-pastichés a des reuvres classiques a historiques grandiloquents des cinéastes contemporains de Wajda tels
travers les solos de piano et de flfite, utilisation des voix a résonance Jerzy Kawalerowicz, Andrej Munk, Jerzy Skolimovski ou encore le
parfois lyrique et des bruits musicalisés dont la diégétisation hors tres jeune Polanski, utilisent la musique de jazz "a l'occidentale"
champ est habilement orchestrée. Le personnage du compositeur­ comme clé d'acces a un monde libéré des clichés staliniens. Train de
pianiste, artiste excentrique qui sombre dans la folie, sert de porte­ nuit (Pociag, 1959) de Jerzy Kawalerowicz est sans nul doute un des 111

parole au cinéaste. II en est ainsi dans la scene ou il explique a un premiers a faire entendre une partition modeme en guise de "program 11 1

groupe de résistants pourquoi la réalité ne doit pas passer par music", afin d'élargir le cadre d'un récit monodirectionnel. Au gré des .1

l'édulcoration mélodramatique ; il modifie la finalité de l'écoute, fait scansions monotones d'un train en marche, un homme, une femme,
qui se répercute au niveau intra- et extra-diégétique. Au gré de un assassin en fuite et la mini-société qui les entoure se croisent et se
quelques notes disparates sur un orgue désaffecté, l' artiste annonce la confrontentjusqu'a l'arrivée, en fin de récit, a une station balnéaire de
suite des événements : « c' est notre derniere nuit sur terre, c' est une la Baltique. Une musique de fosse pour le moins inhabituelle structure
tragédie, c' est le vide, ce n' est pas du mélo » ; quelques personnages la logique assez chaotique des états émotionnels intra-diégétiques,
I'écoutent, une jeune femme se justifie aupres de son supérieur inquiet tout en provoquant chez le spectateur-auditeur des sensations inédites.
« j' écoute de la musique » en soulignant la valeur performative de son
acte. Expression et expérience émotionnelles subissent une La partition repose essentiellement sur des variations vocales et

hybridation des plus intéressantes : si la tension émotionnelle 'iju ré,", instrumentales retravaillées par le compositeur A. Trazowski a partir

est plus que jamais polarisée autour d'une initiative vouée a l'éche~, d'Ull classique du jazz, « Moon Rays» d' Artie Shaw. Le motif

le sentiment que I'on éprouve a l'écoute des personnages et d'une musical est repris a différentes reprises par des solos d'instruments au

;p7 Cf. Jeff Smith, "Movie Musie as Moving Musie : Emotion, eognition, and the 238 Voir la tres intéressante eontribution de Paul Zumthor sur «Le geste et la voix »

film seore", in Passionate Views, op.eit, pp.146-168. dans la revue Hors-Cadre, n° 3, 1985, pp. 73-86.

l __ 239 Véronique Campan, op. eit. pp. 36 et 94-95.

238 239
gré des rencontres du train: le rythme interne genere par ces
occurrences permet au spectateur de saisir l'écart entre une société Poeme cinématographique tiré de l' <euvre de l'écrivain
encore fort tributaire de la bureaucratie de type stalinien et un monde Kotsioubinski et inspiré par le folklore de l'ouest de 1'Ukraine, Les
ou l'individu dispose enfin du libre arbitre (i.e. la jeune femme qui chevaux de feu évoque une histoire d'amour sacrifié dans la veine de
décide sans vraie raison d'abandonner son fiancé). A nouveau, Roméo et Juliette (le pere d'Ivan est tué accidentellement a la hache
bornons-nous a un seul exemple, celui du générique d'ouverture qui par le pere de Marishka: cette derniere meurt accidentellement et _
dégage une force audio-émotive assez extraordinaire. L'image n'a Ivan ne se consolera jamais, trouvant aussi la mort). L'univers sonore ~
rien de particulier, les prises de vues (plongées sur une rue et ensuite que Paradjanov restitue est rendu dans sa beauté premiere : illettrés en ~
11

quai de gare fourmillant de monde) sont délibérément monotones. majorité, les Goutzouls d'Ukraine se transmettaient oralement chants 1 '

Kawalerowicz colle a ceci des vocalises « ta-ti-ta, ta-ta-ti-ta », et légendes. De multiples "relais sonores" peuplent le film: appels, ¡III
interprétées par une voix féminine d'une parfaite limpidité, sur fond cris, chants a capella, coups-de-hache, chutes d'arbres, plaintes
instrumental de jazz. Nous sommes enthousiasmés, emballés, réveillés lugubres des trembites, alternance flüte et cor de chasse, litanies, I

par cette voix qui brise la frontalité du cadre, et rend se10n la \l bourdons des drimbas. 242
terminologie de Claude Bailblé, « le son spatial ».240 Cet élan ~
rythmique qui impose une forme de mimétisme d'action (on voudrait Si la vision du film releve véritablement de l'exploit, car la
presque rejoindre la foule), continuera a se faire entendre tout au long caméra de Paradjanov se déplace a un rythme littéralement démentiel
de le diégese, meme s'il sera occasionnellement brisé par les conflits et le chromatisme de la pellicule embraye sur des vues
mesquins et par les automatismes répressifs habitant certains des stroboscopiques, l' audition déclenche chez le spectateur une faculté
personnages. Un systeme d'émotivité multidirectionnelle se de mobilisation supplémentaire: l'émotion nait de la prise de
substituera donc a la réception habituelle d'une "mood music". conscience d'un plaisir sensoriel, voire meme de l'appréhension
renouve1ée du monde. Dans le fragment que j'ai choisi, Ivan est
Si le dégel du régime de Gomulka en Pologne transforme ce pays perpétuellement conscient des avertissements du destino Enfant, il
sateP ;te de 1'URSS en véritable laboratoire du renouveau joue avec Marichka et entend frapper dans la vallée «la hache
cinématographique, tel n' est pas le cas de la "maison mere" ou les invisible des morts ». Sur fond d'intertitres destinés a situer l'action,
innovations mettront bien plus de temps et connai'trons milles affres on entend en off d'abord, la voix de Marishka chantonnant a capella
de la censure avant de pouvoir s'afficher au grand jour. Ceci explique une comptine sur leur idylle naissante. A la visualisation de la source
pourquoi un chef-d'<euvre inclassable tel Les chevaux de feu (Teni de cette occurrence d' écran succede un échange de dialogues avec
zabytykh predkov, 1964) de Serguei Paradjanov est souvent considéré Ivan a base d'échos a propos d'un bruit de hache qui le hante
par l'exégese occidentale comme postérieur au dégel, alors qu' il est perpétuellement: «tu entends ? / c'est une hache / j'ai peur ». Par la
réalisé en 1964. 241 suite, Ivan lui-meme utilise la flüte comme relais de communication
'\ avec la jeune filIe; au gré de que1ques contre-plongées violentes, la
cadence des plans s'accentue et laisse la place a une partition
240 Cf. Claude Bailblé, « L 'image frontale, le son spatial » in C!'!.~~,!a et dernieres ' \
technologies, Ph. Dubois, f. Beau, G. Leblanc, eds, Bruxelles/ParIs:De-BoecU
IINA, 1998, pp. 244-5. révélant le film aux lecteurs de « Positi/» (n D 76, juin 1966), parle du « premier film
241 Dans Les cinémas de l'Est: de 1945 el nosjours, Paris: Cerf, 1989, pp. 212-3, frénétique et surréaliste qui balaye les canons de l'académisme édifiant et pr6ne le
Mira et Antonin Liehm précisent néanmoins que le film de Paradjanov fut « le fantastique primitif religieux. »
premier a montrer que le folklore et les traditions artistiques locales pouvaient 242 n.a. trembites = cors a trompes qui sonnent pour saluer les morts ; drimbas =
redevenir une source de richesse pour le cinéma soviétique ». Robert Benayoun, en instruments métalliques qu'on serre entre les dents pour frapper avec les doigts.

240 241
orchestrale exteme d'inspiration folklorique qui accompagne la exaspération, agressivité, etc., 000) évoquant dans leur majorité la
visualisation de l'éveil amoureux lors d'une baignade bucolique.243 volonté de ces nouvelles sociétés de sortir d 'une longue hibemation
stalinienne. Il s'agit d'un film tres connu, Les Amours d 'une blonde
L'analyse d'un tel fragment débouche sur un double argumentaire (Lasky Jedne Plavovlasky), deuxieme long métrage du tcheque Milos
théorique: Fonnan sorti en 1965 et d'une ceuvre beaucoup moins familiere car
1) le dégel autorise enfin ce que Véronique Campan censurée peu apres sa sortie, La Reconstitution du roumain Lucian
qualifie « de retour a une appréhension sensorielle débarrassée Pintilié, datant de 19680 Ce qui frappe le spectateur lors de 1'audio­
des attitudes acquises ».244 Les personnages communiquent vision des deux cas releve, dans un premier temps, d'un procédé cher
via chansons et instruments, transmettent leurs émotions a a tous les modemes : 1'utilisation des techniques semi-documentaires
travers l'écho imaginaire d'un sono Par conséquent, lorsque les (son direct, caméra-épaule, acteurs en partie non-professionnels) pour
protagonistes ne sont plus al'origine de la perfonnance l'évocation fictionnelle d'une réalité pour le mois entropiqueo Réalité 111
,
sonore, la musique exteme con9ue comme relais de l'audition et tiction s'alimentent réciproquement par le biais de mises en abyme
spectatorielle est per9ue comme un complément, un élément assurément novatrices pour l'époque: ainsi les émissions, jeux, 111

panni d'autres de la masse des combinaisons audio-visuelles ; chansons et autres reportages provenant d'une source radiophonique 11I

ou télévisuelle occupent une place de choix dans la structuration de la


2) de fa90n bien plus radicale que ses contemporains diégeseo
Tarkovski ou losseliani, Paradjanov établit une fusion
constante des typologies sonores qui embraye sur une Les Amours d'une blonde s'organisent narrativement autour de la
-- rytfimlCitrémotioIi.~~lIe commune aux personnages et a description ironique du processus qui marque le passage a l' age adulte
l'auditeur. Les mouvements saccadés de caméra et le d'une jeune fille. Fonnan dénonce par la meme occasion l'hypocrisie
chromatisme sémaphorique y aidant, on arrive a la résonance des fausses cellules familialeso Le film abonde en occurrences
émotionnelle des plans dont parle Eisenstein dans ses écrits, musicales de toutes sortes, allant meme jusqu'a la métaphorisation
mais aussi a l'équivalence transsensorielle décrite par musicale des ébats érotiques (<< ton corps est comme une guitare de
r-Merleau-Ponty entre le son que «je vois » et « la vibration du Picasso» dixit un des personnages)o Le statut d'occurrence sonore
son a laquelle fait écho tout mon etre sensoriel »0245 « libre ou liée» au sens ou l'entendent la plupart des théoriciens n'a
I
L- plus de raison d'etre chez Fonnan. Elle est remplacée par un
Les deux demiers exemples dont il sera question dans mon conglomérat perceptuel qui sert a homogénéiser des mondes au
intervention partagent, malgré les quelques années qui les séparent, un demeurant fort disparates. Tel est le cas de la séquence ou la jeune
dénominateur commun: la coexistence, au sein de leur diégese, de "blonde" arrive a l'improviste chez les parents de son fiancé : on est
r plusieurs «univers auditifs» fonctionnant le plus souvent en d'abord plongé, a l'aide du pianiste-fiancé, dans une ambiance "piste
I simultanéité, malgré leur nature assez hétérogeneo Ce? univers de danse" qui investit l'espace écranique par un époustouflant plan
\--embrayent sur des états émotionnels tres marqués (joie, révolte, d'ensemble, donnant l'impression que tout l'univers danse avec ces
jeunes gens sur une musique entralnante. On passe ensuite a un
243 11 s'agit de variations symphoniques apartir de danses populaires dans la veine
emboitement de plans émanant d'une télévision ou un clown fait des
d'Enesco, l'auteur étant le compositeur Maxim Skorik o
sketches sur une musique de cirque extremement rythmée, alors qu'il
244 Cf .Campan, op.cit., po 88.
se trouve en pleine rue et s'adresse a des mannequins. Un contre­
245 In Merleau-Ponty, op. cito pp 270-1.
champ nous révele un couple ronronnant que seule la sonnette
242 243
annon<;ant 1'arrivée de la jeune filie va réveiller. L' écoute "causale" réception sPectatorielle. Dans la séquence d'ouverture, il Y a
subit un lapsus de localisation pour le moins révélateur : « c'était a la modulation <le l'intensité du volume d'une chanson a double source
télé, non? » s'interroge le pere avant d'etre contraint par sa femme (transistor et télévision émettent la meme chose) afin de laisser la
d' ouvrir la porte. Bénéficiant d 'une architecture sonore des plus place a un kaléidoscope audio-visuel dont les conséquences
surprenantes, le systeme émotionnel bi-vectoriel mélange des états subversives ~ont typiques du dégel. L'institution policiere arrivée sur
extremes (joie, entrain, envie de blaguer, lassitude, atrophie, les lieux est ignorée, une filIe en maillot de bain écoute son transistor
sous la douche, une paysanne nourrit ses betes, le buraliste recyoit les
étonnement) en l'espace de moins de deux minutes de projection.
L'ancien et le nouveau monde sont contraints a coexister, meme si images de variétés télévisuelles sous la forme de "flashes" audio­
une multiplicité de facteurs les sépare. visuels. La eoexistenee de plusieurs miero-univers diégétiques ne
devient viable symboliquement qu'a partir du moment ou le son dicte
sa prééminellce, eomme si on passait d'un einéma sourd-muet a un
La trame narrative de La Reconstitution (Reconstituirea), premier
film roumain "libre"d'un dégel décalé, est bien loin de la légereté de einéma entierement audible. Par la suite, le récit abondera en
ton d'un Forman. Cela étant, le paradigme sonore fonctionne selon le contrepoints musicalisés laissant une chanson du répertoire national
meme principe de métissage des sources auditives : mieux encore, il ou un hit int~mational s' exprimer a la place de personnages a court de
paroles. Nous ne sommes pas loin d'une forme d'abstraction sonore
n'y a pas de partition sonore pré-écrite, pas de musique originale qui
proche de l'abstraction picturale, mais bien loin des premiers essais
puisse orienter ou conforter les attentes spectatorielles. Pintilié et son
scénariste donnent chair a la métaphore du proces de type stalinien au d'un Wajda dix ans plus tot, a l'heure de Kanal
Au terrne de ee bref survol d'oeeurrences - qui ne livre qu'une
sein duquel tout acte humain doit servir de le<;on et aider au fa<;onnage
de ¡'homme meilleur. Un acte de vandalisme reconstitué sous la infime parti~ des richesses stylistiques dont fourrnillent les reuvres
citées et biell d'autres ayant bénéfieié de la meme conjoncture socio­
houlette d'un juge véreux, débouche sur un acte tragique, un vrai
historique - bien des choses restent a étudier dans le sillage des
meurtre involontaire. De nombreux effets de son mis en évidence, des
occurrences d' effet de masque et de gros plan sonore brisent en éclats embrayeurs auditifs d'émotion. L'examen des conditions de mise en
le miroir de l' académisme et appréhendent le monde comme une place de la téception speetatorielle, le « film as event » dont traite la
réalité phénoménale enfin révélée. L'effet de "renaissance des sens" recherche rnenée aux États-Unis par Riek Altman mais aussi les
passe par l' oUle bien plus que par 1'image, cette demiere offrant travaux en francyais de Laurent Jullier sur la réception des «films
eoncert », se référent a des périodes bien particulieres de l'histoire du
souvent de fausses pistes de compréhension que seul le son finit par
cinéma. Élatgissons done le cadre autant que possible, ear derriere
résoudre. 246
l'enthousiastne ou l'effroi , face a la découverte d'une nouvelle réalité ,
Des les premieres images, les sons non-ciselés de la caméra qui
se cachent tOujours des aecords qui effacent les frontieres de l'oule.
s'apprete a filmer la reconstitution, du crépitement des portP~
battantes des w.c. publics, de divers animaux domestiques et d't.Í1
train dont la proximité est constante, agressent l'oreille \tout en
établissant leur propre rythmicité, imposant une urgence de la

246 Pom une lecture contextualisée de La Reconstitution, voir le chapitre que j'ai
consacré au cinéma roumain dan::; la Storia del cinema mondiale SOllS la direction de
Gian Piero Brunetta : Dominique Nasta, (( Cinema rumeno» in Storia del cinema
mondia/e, vo1.3/lI, Torino : Giulio Einaudi Editore, 2000, pp. 1459-93.
244 245
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1i
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annon9ant l'arrivée de la jeune filIe va réveilIer. L'écoute "causale" réception spectatorielIe. Dans la séquence d'ouverture, il Y a f¡1'

subit un lapsus de localisation pour le moins révélateur : « c'était a la modulation de l'intensité du volume d'une chanson a double source 1\

télé, non?» s'interroge le pere avant d'etre contraint par sa femme (transistor et télévision émettent la meme chose) afin de laisser la ~
d'ouvrir la porte. Bénéficiant d 'une architecture sonore des plus place a un kaléidoscope audio-visue1 dont les conséquences 111,

surprenantes, le systeme émotionnel bi-vectoriel mélange des états


extremes (joie, entrain, envie de blaguer, lassitude, atrophie,
subversives sont typiques du dége1. L'institution policiere arrivée sur
les lieux est ignorée, une filIe en maillot de bain écoute son transistor I ~

,1\1

étonnement) en l'espace de moins de deux minutes de projection.


L'ancien et le nouveau monde sont contraints a coexister, meme si
sous la douche, une paysanne nourrit ses betes, le buraliste re90it les
images de variétés télévisuelIes sous la forme de "flashes" audio­ I~

une multiplicité de facteurs les sépare. visuels. La coexistence de plusieurs micro-univers diégétiques ne 11
devient viable symboliquement qu'a partir du moment ou le son dicte
sa prééminence, comme si on passait d 'un cinéma sourd-muet a un
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La trame narrative de La Reconstitution (Reconstituirea), premier 1

film roumain "libre"d'un dégel décalé, est bien loin de la légereté de cinéma entierement audible. Par la suite, le récit abondera en 111
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ton d'un Forman. Cela étant, le paradigme sonore fonctionne selon le contrepoints musicalisés laissant une chanson du répertoire national 'I¡II
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ou un hit intemational s' exprimer a la place de personnages a court de


meme principe de métissage des sources auditives : mieux encore, il
n 'y a pas de partition sonore pré-écrite, pas de musique originale qui paroles. Nous ne sommes pas loin d'une forme d'abstraction sonore I ~

puisse orienter ou conforter les attentes spectatorielIes. Pintilié et son proche de l'abstraction picturale, mais bien loin des premiers essais 1

scénariste donnent chair a la métaphore du proces de type stalinien au d'un Wajda dix ans plus tot, a l'heure de Kanal 1

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sein duquel tout acte humain doit servir de le90n et aider au fa90nnage Au terme de ce bref survol d'occurrences - qui ne livre qu'une
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infime partie des richesses stylistiques dont fourmilIent les (Cuvres


1

11

de 1'homme meilIeur. Un acte de vandalisme reconstitué sous la '1,1

houlette d'un juge véreux, débouche sur un acte tragique, un vrai citées et bien d'autres ayant bénéficié de la meme conjoncture socio­ II¡
meurtre involontaire. De nombreux effets de son mis en évidence, des historique - bien des choses restent a étudier dans le silIage des
11,1

occurrences d' effet de masque et de gros plan sonore brisent en éclats embrayeurs auditifs d'émotion. L'examen des conditions de mise en . I

le miroir de l'académisme et appréhendent le monde comme une place de la réception spectatorielle, le « film as event » dont traite la
réalité phénoménale enfin révélée. L' effet de "renaissance des sens" recherche menée aux États-Unis par Rick Altman mais aussi les tli

passe par l'oule bien plus que par l'image, cette demiere offrant travaux en fran9ais de Laurent JulIier sur la réception des « films I 1

souvent de fausses pistes de compréhension que seul le son finit par concert », se référent a des périodes bien particulieres de 1'histoire du .\ 1

cinéma. Élargissons donc le cadre autant que possible, car derriere j


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l'enthousiasme ou l'effroi, face a la découverte d'une nouvelle réalité,I, \\


Des les premieres images, les sons non-ciselés de la caméra qui
se cachent toujours des accords qui effacent les frontieres de l'ou·ie. ti I
s'apprete a filmer la reconstitution, du crépitement des portp~
battantes des w.c. publics, de divers animaux domestiques et d't.n
train dont la proximité est constante, agressent l' oreilIe 'tout en
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246 Pour une lecture contextualisée de La Reconstitution, voir le chapitre que j'ai
consacré au cinéma roumain dans la Storia del cinema mondia/e sous la direction de
Gian Piero Brunetta: Dominique Nasta, « Cinema rumeno » in Storia del cinema
mondia/e, vo1.3/11, Torino : Giulio Einaudi Editore, 2000, pp. 1459-93.
244 245

Combinaisons audiovisuelles dans le film de diégese :


Dancer in the Dark

Didier HUVELLE

La présente contribution se propose de revisiter la question des


rapports image/son du point de vue spectatoriel. Je reviendrai
brievement sur les mécanismes mis en oeuvre par le spectateur­
auditeur lorsqu'il évalue une combinaison audiovisuelle, tout
particulierement dans les cas ou l'ancrage du son él I'image échoue.
Nous délimiterons ainsi trois types de relations audiovisuelles qui se
rapportent aux catégories peirciennes de l'indice, de l'icone ou du
symbole. Ces trois catégories, que l'on ne confondra pas avec les
niveaux diégétiques définis en termes d'accessibilité247 , induisent des
types d'écoute différents et peuvent etre porteuses de signification
voire d'émotion comme nous le verrons dans Dancer in the Dark.
Mais il faut au préalable revenir rapidement sur les systemes __
classiques de répartition de l' "espace" sonore (in/off/over ou tri-cercle
___ "_O • _ , o _ • • "_ .• _ ____

~
des sons de Michel Chion).

247 Conciliant les proposltlOns de ECO Umberto, Lector in fabula: le role du


\ lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, traduit de l'italien
par Myriem Bouzaher, Paris: Grasset, 1985, p. 165 et de CHATEAU Dominique,
"Diégése et énonciation", Communication n° 38 (1983), p. 121-154, p. 126 je
définirai la diégese comme "un monde possib1e pourvu de propriétés caractérisant
des personnages, des lieux et des actions". Certaines occurrences sonores y sont
accessib1es a tous les personnages, elles appartiennent alors a la diégese externe
(monde objectit). Si un seul individu est doté de la propriété de percevoir
1'0ccurrence sonore, elle appartient a son univers subjectif et se rattache a la diégese
interne. Enfin, si aucun des individus inc1us dans l'univers visualisé n'est pourvu de
cette propriété, 1'occurrence sera extra-diégétique.
247
/

Ces c1assifications privilégient, on le sait, le caractere indiciel du que le spectateur-auditeur ne possede généralement pas. Si la nature
son. Elles font un peu comme si, el l'image du profilmique visuel, iconique de la bande-son, ou du moins les traits qui la trahissent, reste
existait un profilmique sonore que l'appareil d'enregistrement se constamment a l'esprit de l'analyste, il n'en va pas de meme pour le
contenterait de capter. Or, au-dela du fait que le cinéaste dispose d'une spectateur-auditeur moyen qui tente d'apparier sons et images en
palette extremement riche de procédés pour composer la scene sonore fonction de deux criteres : le synchronisme et la fidélité sonore.
(enregistrement, synthese, mixage), la fixation d'un son procede Premier outil a disposition du réalisateur pour créer l'iUusion
toujours d'un choix de l'auteur. Le controle du réalisateur sur la audiovisuelle : le synchronisme. La simultanéité des influx sonores et
bande-son est bien plus élevé que celui exercé sur la bande-image. En lumineux contribue puissamment a lier le son a l'image. Des
somme, ces systemes perpétuent l'idée du réalisme ontologique du recherches en psychologie cognitive montrent qu'il s'agit d'un
cinéma. Ils restent de la sorte impuissants el rendre compte de nombre mécanisme de base chez le jeune enfant251 et l'adulte lui-meme se
d'ceuvres liées el la modemité cinématographique voire de pans entiers laisse tromper par l'art du ventriloque, préférant attribuer aux levres
de la production comme la comédie musicale. de la marionnette l'origine de cette voix venue d'aiUeurs. Au cinéma,
Un courant plus original représenté en France par Dominique comme au spectac1e de ventriloquie, le spectateur-auditeur connecte
Chateau et Franc;ois Jost 248 a pourtant tres tot insisté sur la confusion done causalement ce qui ne l'est que temporellement252 . Pourtant, le
253
néfaste ainsi entretenue entre les univers du film et notre réalité. Aux synchronisme ne suffit pas a expliquer el lui seul cette illusion .
\-États-Unis, Rick Altman249 met l'accent sur le caractere iconique Lars von Trier l'a illustré tout récemment avec Dancer in the
L inhérent el l'univers sonore du cinéma. La part de .construchÓn est Dark (2000). Les six numéros chantés originaux y sont le plus
désormais misefi'avañfplari. fréquemment introduits par une pulsation rythmique (rythme des
Ces deux approches se positionnent en fonction de points de vue machines, d'un train qui passe, d'une aiguille de tourne-disques, d'une
opposés : réception pour la premiere, production pour la seconde. Si attache sur la hampe d'un drapeau, de pas dans les couloirs de la
les résultats auxquels aboutit la premiere s'averent décevants, cette prison) qui sert d'amorce a la piece musicale et définit sa structure
démarche me semble pourtant plus productive. La na'iveté de la rythmique. La limite entre bruits organisés (musique concrete si 1'on.. . . .1
croyance en la reproduction d'une réalité sonore préexistante renvoie préfere) et musique (tonale) deviendrait impossible a tracer si 1'0n ne _\
prenait en compte que les seuils temporeIs. Il faut done considérer un --­
·1
l
en effet au mécanisme de base de l'illusion audiovisuelle: notre
propension naturelle "a pratiquer l'écoute causale", c'est-el-dire el
rechercher a "ancrer" dans l'image le son que nous percevons 250 . La
critere supplémentaire que je propose, a la suite de David Bordwel1 et
Kristin Thompson254 , de nommer fidélité.
seconde approche, quant el elle, suppose l'existence d'une compétence

248 CHATEAU Dominique, "Projet pour une sémi%gie des relations 251 ANDERSON Joseph D., "Sound alld ¡mage together", Wide Angle 15/1 (1993),
audiovisuelles dans le film", Musique en jeu nO 23 (1976), p. 8~98; CHATEAU
Dominique et JOST Franl;ois, Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie: essai p.34-35.
d'analyse des fUms d'Alain Robbe-Grillel, Paris: Union Générale d't:dition, 1979 252 ALTMAN Rick, "Moving Lips: Cinema as Ventriloquism" , Yale French

[éditions de Minuit, 1983] p. 32. Studies 60 (1980), p. 76-79.

249 ALTMAN Rick, "Four and a Half Fallacies, Sound Theory, Sound Practice, 253 La puissance du mécanisme a récemment poussé Laurent Jullier, opus cité, p.

New York/Londres: RoutIedge, 1992. p. 42-45. 92 et 104-106 a distinguer quatre combinaisons audiovisuelles basées sur le

250 Voir par exemple CIHON Michel, L'audio-vision : son el image au cinéma, synchronisme.

lParis : Nathan, 1990. p. 25-27 et JULLlER Laurent, Les sons au cinéma el ti la 254 BORDWELL David et THOMPSON Kristin, Film Art : an lnlroduction, New

Lre/évision : précis d'ana(vse de la hande-son, Paris : Annand Colin, 1995. p. 58-67. York: Me Graw-Hill, 5° éd., 1997, p. 329-330.

248 249
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Les théoriciens américains I'utilisent non pas dans le sens de que dans le cadre d'un systeme de références propre él une culture
i! "haute-fidélité", mais bien "to the extent to wich the sound is faithful donnéeo L'encycIopédie doit aussi se concevoir comme un savoir
li to the source as we conceive it" o Si la définition du synchronisme collectif. Ainsi, peu de personnes confondront l'aboiement du chien et
(simultanéité des inf1ux sonores et lumineux) ne pose guere de le miaulement du chat meme si tous deux sont parfaitement
probleme, la notion de fidélité souleve plus de questionso Comment synchronisés sur le mouvement des machoires d'un berger allemando
définir la "fidélité" d'une source et par rapport él quelle référence? Cependant, la comparaison entre objet sonore et source visuelle
C'est él ma connaissance Roger Odin255 qui le mieux décrit le est souvent difficile voire impossible (ca;-du -'hOrs::cl1amp-par
processus sous le nom de « code sémantique énonciatif »0 exemple)o II me parait préférable de ne plus considérer le son dans un
La premiere opération pour évaluer cette fidélité consiste él rapport étroit él une source de production, mais comme un son ambiant I
11

pratiquer l'ecoutei-"éduite), dont il convient de déterminer le rapport avec les énoncés visuels en 1

..__._-_ -._. ­ .. c'est-él-dire él dissocier le son de I'image et él


1

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I'évaluer pour ses caractéristiques propres, autrement dit él délimiter fonction de I'entiereté d'une scene (comprise ici comme unité spatio­ 11

un "objet sonore"o II sera alors attribué él une source ("c'est un chien, temporelle)o Une scene fournit en effet suffisamment d'éléments pour 1
II
une clannette, un homme") en fonction de I'univers sonore réel (voir évaluer la relation entre univers sonore et visuel. De plus, elle 11

construit habituellement un espace-temps cohérent qui, plus aisément I


plus bas les problemes théoriques que souleve cette phase)o L'auditeur 11

confronte ensuite I'image mentale de la source (le chien, la cIarinette, que le plan, une unité filmique, ou la séquence, une unité narrative, I!
I'homme) qui, dans la réalité, produirait ce son avec I'image filmiqueo autorise la comparaison él l'encycIopédie sonoreo !ir
Deux possibilités s'offrent alorso Soit les deux images cOlncident, soit Ce changement de perspective permet d'échapper él I'éternel débat
elles entrent en conflit. Dans le premier cas, le son. sera fidele, dans le sur le statut in ou off d'un son (en fait de la source sonore)o Celui-ci
se~ct:il ne le se~ paso L'opératio~-revlen-tTc'~~p~~~~'I~s propriétés retrouve sa place réelle, toujours dans le champ auditif du
du monde réel él celle d'un monde possible, la diégese donnée par le spectateur257o Ainsi, je peux parfaitement entendre dans un film
filmo Questionner la fidélité d'une source ou d'une ambiance sonore I'écoulement de l'eau sans identifier la "source" du bruit. Pour peu que
par rapport él un univers de référence est une opération "Iégitime" que la scene se déroule dans une cuisine, I'objet sonore /écoulement d'eau/
nous opérons naturellement en cours de visiono sera fidele él mon encycIopédie sonore qui incIut la présence de
Reste él définir le monde "réel", auquel référer I'occurrence robinets dans les cuisineso Peu importe qu'il soit in ou off. Il n'est pas
sonoreo le propose pour ce faire de recourir él la notion contradictoire avec I'énoncé visuel. Sur la base de ces criteres, je
d'''encycIopédie sonore" o L'encycIopédie, concept développé propose de différencier trois combinaisons audiovisuelleso
notamment par Umberto Eco est « [000] le monde auquel nous n0 11 e: 1° ancrée: l'énonciateur construit une scene dans laquelle les
référons - él tort ou él raison - comme étant le monde décrit p..r objets sonores n'entrent pas en contradiction avec notre monde de
l'EncycIopedia Universalis ou par Le Monde (ou Madrid est la référenceo Ils lui sont "fideIes" o Exemple : le passage du train sur le
capitale de l'Espagne, ou Napoléon est mort él Sainte-Héléne, ou deux pont dans Dancer in the Darko
et deux font quatre, ou il est impossible d'etre son propre pcre, et ou 20 liée : I'énonciateur construit une scene dans laquelle les objets

Pinocchio n'a jamais existé »2560Le monde "réel" n'a donc de réalité sonores entrent en contradiction avec notre monde de référenceo Il

établit néanmoins une relation entre objets sonores et visuels

notamment él l'aide de rapports synchrones ou rythmiques o Exemple :

255 ODIN Roger, Cinéma et production de sens, Paris : Annand Colin, 1990, p.
246-247.
256 ECO Umberto, Les limites de l'interprétation, traduit de l'italien par Myriem 257 Voir en ce sens Franl;ois Jost, "Approche narratologique des combinaisons
audio-visuel/es", po 43-46:'" "-.-._-~
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Bouzaher, Paris : GrassetJFasquelle, 1992, p. 216.
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"haute-fidélité", mais bien "to the extent to wich the sound is faithful donnée. L'encyclopédie doit aussi se concevoir comme un savoir
I1 to the source as we conceive it". Si la définition du synchronisme collectif. Ainsi, peu de personnes confondront l'aboiement du chien et
(simultanéité des influx sonores et lumineux) ne pose guere de le miaulement du chat meme si tous deux sont parfaitement
probleme, la notion de fidélité souleve plus de questions. Comment synchronisés sur le mouvement des machoires d'un berger allemand.
définir la "fidélité" d'une source et par rapport él quelle référence? Cependant, la comparaison entre objet sonore et source visuelle
Cest a ma connaissance Roger Odin 255 qui le mieux décrit le est souvent difficile voire impossible (ca;-(fu'-hors':cnámp---par
processus sous le nom de « code sémantique énonciatif ». exemple). JI me parait préférable de ne plus considérer le son dans un
La premiere opération pour évaluer cette fidélité consiste él rapport étroit a une source de production, mais comme un son ambiant
pratiquer l'écoute réduite~ c'est-a-dire a dissocier le son de I'image et él
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dont il convient de déterminer le rapport avec les énoncés visuels en
I'évaluer pour ses caractéristiques propres, autrement dit él délimiter fonction de l'entiereté d'une scene (comprise ici comme unité spatio­
un "objet sonore". JI sera alors attribué él une source ("c'est un chien, temporelle). Une scene foumit en effet suffisamment d'éléments pour
une cIannette, un homme") en fonction de l'univers sonore réel (voir évaluer la relation entre univers sonore et visuel. De plus, elle
plus bas les problemes théoriques que souleve cette phase). L'auditeur construit habituellement un espace-temps cohérent qui, plus aisément
confronte ensuite l'image mentale de la source (le chien, la clarinette, que le plan, une unité filmique, ou la séquence, une unité narrative,
l'homme) qui, dans la réalité, produirait ce son avec l'image filmique. autorise la comparaison a l'encyclopédie sonore.
Deux possibilités s'offrent alors. Soit les deux images cOIncident, soit Ce changement de perspective permet d'échapper él l'étemel débat
elles entrent en contlit. Dans le premier cas, le s9!!§,~r~Ji,dele, dans le sur le statut in ou off d'un son (en fait de la source sonore). Celui-ci
second, il ne le sera paso L'opératioñ-revlent-él'c'omparer les propriétés retrouve sa place réelle, toujours dans le champ auditif du
du monde réel él celle d'un monde possible, la diégese donnée par le spectateur257 . Ainsi, je peux parfaitement entendre dans un film
film. Questionner la fidélité d'une source ou d'une ambiance sonore l'écoulement de l'eau sans identifier la "source" du bruit. Pour peu que
par rapport a un univers de référence est une opération "légitime" que la scene se déroule dans une cuisine, l'objet sonore /écoulement d'eau/
nous opérons naturellement en cours de visiono sera fideIe él mon encyclopédie sonore qui inclut la présence de
Reste él définir le monde "réel", auquel référer l'occurrence robinets dans les cuisines. Peu importe qu'il soit in ou off. JI n'est pas
sonore. le propose pour ce faire de recourir a la notion contradictoire avec l'énoncé visuel. Sur la base de ces criteres, je
d"'encyclopédie sonore". L'encyclopédie, concept développé propose de différencier trois combinaisons audiovisuelles.
notamment par Umberto Eco est «[...] le monde auquel nous n011<: " 1° ancrée: l'énonciateur construit une scene dans laquelle les
référons - a tort ou él raison - comme étant le monde décrit p.;r objets sonores n'entrent pas en contradiction avec notre monde de
I'Encyclopedia Universalis ou par Le Monde (ou Madrid est la référence. JIs lui sont "fideIes". Exemple : le passage du train sur le
capitale de l'Espagne, ou Napoléon est mort a Sainte-Héléne, ou deux pont dans Dancer in the Dark.
et deux font quatre, Ol! il est impossible d'etre son propre pe~, et ou 2° liée : l'énonciateur construit une scene dans laquelle les objets
Pinocchio n'a jamais existé »256. Le monde "réel" n'a donc de réalité sonores entrent en contradiction avec notre monde de référence. JI
établit néanmoins une relation entre objets sonores et visuels
notamment él l'aide de rapports synchrones ou rythmiques. Exemple :
255 ODlN Roger, Cinéma et production de sens, Paris : Annand Colin, J990, p.
246-247.
256 ECO Umberto, Les limites de l'interprétation, traduit de J'italien par Myriem 257 Voir en ce sens Franl;ois Jost, "Approche narratologique des combinaisons
Bouzaher, Paris : Grasset/Fasquelle, 1992, p. 216. audio-visuelles", p. 43-46:'----------,
250 251
les bruits de roues se transformant en batterie intégrée a l'improbable Deuxiemement, pourquoi faire du son le signe de l'image, travers qui
orchestre ferroviaire de Dancer in the Dark, rejoint celui d'une prétendue essence visuelle du cinéma défendue par
3° libre: l'énonciateur construit une scene dans laquelle il est certains?
impossible de référer les objets sonores au visuel. Il refuse tout Quelques éléments de réponse a la premiere objection. La
, , rapport qui pourrait suggérer que l'objet sonore émane de l'espace conception du signe selon Peirce est, on le sait, avant tout d'ordre
,!visualisé. Exemple : l'ouverture symphonique associée a I'écran noir interprétatif. On peut affirmer que pour lui: «Toute chose, tout
I
j au début de Dancer in the Dark. phénomene [oo.] peut etre considéré comme signe des qu'il entre dans i
un processus sémiotique, c'est-a-dire qu'un interprete le réfere a autre 1,

Cette proposition de classification entretient, on le constate, chose. »258. Le signe ne se définit donc pas simplement comme
d'étroits rapports avec la sémiotique de Charles Sanders Peirceo Nous aliquid pro aliquo (conception saussurienne), mais dans le cadre plus
étudions en effet des occurrences sonores dans le film, c'est-a-dire des vaste de la sémiosis.
phénomenes décomposables en plusieurs éléments (sonores, visuelso ..) Umberto Eco propose en ce sens de nommer vecteurs d'attention
agencés selon un schéma particulier. Au sens peircien, il s'agit de des signes tels le doigt pointé dans une direction ou le pronom
phanéra. personnel Ijel qui agissent en co-présence du référent (la chose
En outre, ma définition des combinaisons audiovisuelles tient désignée pour le doigt, le sujet de l'énonciation pour le Ije/)259 o Eco
compte de trois éléments :
souligne que ce type de signes "trouve son origine dans des faits
1° une occurrence sonore,
d'attention et de volonté élaborant une perception o" Le son associé a
2° la scene visualisée,
l'image entre bien dans cette définition puisqu'il s'inscrit d'abord dans
?o une encyclopédie de référence.
une perception audiovisuelle. Pourtant, Eco remarque que la
perception est en soi extra-sémiotique, a moins, ajoute-t-il, qu'il existe
Or, le signe pelrclen se compose lui-meme de trois éléments un rapport entre le processus sémiotique et les processus naturels dans
inséparables : la pensée, these qu'il adopte plus loin 260 lorsqu'il conclut que l'objet
1° le representamen qui représente, perceptif est une construction sémiotique. Sans nécessairement le
2° l'objet, ce qui est représenté lorsque le representamen est suivre aussi loin, il me parait manifeste que la perception
per9u , audiovisuelle sera toujours porteuse de significationo On est donc
3° l'interprétant qui produit la relation entre le representamen et parfaitement en droit d'y déceler un enjeu sémiotique, d'isoler ses
l'objet. éléments constitutifs et d'en déterminer l'agencement.
Ce premier point acquis, considérons la seconde objection:
On voit bien les relations qui unissent deux a deux les concepts pourquoi faire du son le signe des énoncés visuels ? Plusieurs raisons
peirciens de representamen, d'objet et d'interprétant aux trois éléments complémentaires peuvent le justifier. Premierement, les sons sont le
de la combinaison audiovisuelleo Précisons toutefois que \ la
comparaison qui suit aura avant tout une valeur heuristique et ne se
propose pas d'établir une équivalence stricte entre les éléments de la 258 EVERAERT-DESMEDT Nicole, Le processus jnterprétatif: jntroduction ti la
relation audiovisuelle et la triade sémiotique. Deux objections sémiotique de Ch. So Peirce, Liége: Pierre Mardaga, 19900 po 25.
pourraient en effet lui etre formulées. Premierement, la présence 259 ECO Umberto, Le signe: hjstojre et analyse d'un concept, adapté de l'italien
par Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles: Labor, 1988 [Paris: Librairie générale
simultanée du son et de l'image n'implique pas de relation signe-objet
fran'faise, 1998]. po 76-790
dans la mesure ou le signe renvoie normalement a un objet absent.
260 00 Co, p. 231.

252 253
produit de causes matérielles (en ce sens ils entretiennent avec elles technicien ou un ouvrier ayant travaillé dans ce type d'atelier pourrait
un rapport indiciel) et non l'inverse. Le son renvoie presque toujours él affirmer que telle presse ne produit pas tel son spécifique. Le lien est
autre chose qu'él lui-meme. A l'écoute d'un bruit, d'une voix, nous assuré ici par deux moyens: d'une part la conformité du son él
cherchons naturellement él en connaí'tre la provenance dans la réalité l'encyclopédie de référence qui inclut normalement les "bruits de
comme au cinéma qui, parfaitement conscient de cette particularité, machine", de l'autre, le synchronisme entre l'abaissement du levier, le
l'exploite dans la construction du hors-champ. pressage des plaques métalliques. L'illusion audiovisuelle se camoufle
Deuxiemement, la prééminence du visuel dans la hiérarchie des derriere la toute-puissance du réalisme, nous faisant croire él
sens peut se repérer culturellement dans un grand nombre de langues. l'existence d'un seul et meme phénomene, él la fois sonore et matériel,
Cette prépondérance se vérifie dans la description courante des en solution de contigu"ité indicielle.
phénomenes sonores définis non pas gdice él leurs caracteres Au contraire, lorsque Selma commence él chanter l've seen it al!
spécifiques, mais bien par nomination de leur source. II suffit de dire sur le pont de chemin de fer, Lars von Trier crée une combinaison
« locomotive él vapeur» pour identifier l'objet sonore complexe qui dans laquelle son et images sont liés par certains éléments (voix de la
passe dans la campagne sans avoir en rien décrit ses qualités propres. chanteuse Bjork entendue précédemment et rythmique basée sur le
Christian Metz fait justement remarquer que l'on parle d'objet sonore roulement du convoi de marchandises) mais disjoints par d'autres
en opposition au simple objet261 . Le son occupe en quelque sorte (présence de l'orchestre en contradiction avec notre encyclopédie
toujours la place du prédicat. sonore sur les trains). La premiere combinaison ancrait le son él
On sait par ailleurs que le montage sonore reste l'image gr,ce él la cohérence du dispositif audiovisuel. La combinaison
fondamentalement un montage des sons sur l'image, c'est-él-dire liée au contraire ne cherche pas él en masquer l'artificialité. Le
vertical, le mixage, que l'on pourrait qualitíer d'horizontal, ne réalisateur danois ne cherche nullement él nous faire oublier 1'illusion,
précisant qu'apres coup les rapports des sons entre eux. Tout incite le il l'exhibe. Ce caractere d'exception, 1'unicité de la combinaison
spectateur-auditeur él référer le son él l'image et non l'inverse. Le son audiovisuelle suppriment la distinction entre le signe et son objet, tous
sera donc considéré ici dans sa relation él la scene visualisée dans la deux sans existence réelle au contraire des machines de 1'atelier ou du
mesure ou il y renvoie tout comme le signe se rapporte él son objet. passage d'un train dont les sons existent bel et bien dans notre monde
Si l'on admet ces réponses, la valeur des trois combinaisons de référence.
audiovisuelles que nous avons mises en évidence s'appréciera La combinaison liée instaure donc un rapport entre l'objet sonore
pleinement él la lumiere d'une relation triadique unissant le son él et l'énoncé visuel de telle sorte qu'ils entretiennent une relation de
l'image par l'intermédiaire de l'encyclopédie sonore du spectateur­ ressemblance portant seulement sur certains traits spécifiques: la
auditeur. voix, une pulsation rythmique dans Dancer in the Dark. La nouvelle
Une combinaison ancrée, rappelons-le, parvient él nous faire combinaison ne trouve pas d'équivalent dans le monde réel au
croire él un lien causal entre la scene représentée et les objets sonores. contraire de la combinaison ancrée. En ce sens, elle est authentique.
Ainsi, lorsque les machines résonnent dans l'atelier de Danc& in the Ces caractéristiques sont bien ceHes que Peirce attribue él 1'icone él
Dark, le réalisateur arrive él créer l'illusion que c'est bien de la presse laquelle nous rattachons la combinaison liée.
qu'abaisse Selma que provient le bruit que nous percevons. Le lien Enfin, une combinaison libre se distinguera des précédentes par
causal entre le son et l'image ne semble souffrir aucun doute et seul un son caractere symbolique. Nous la rencontrons fréquemment au
cinéma avec la musique de fosse. C'est en effet en vertu de
conventions établies dans notre culture musicale que le compositeur
261 METZ Christian, "Le pen;u el le nommé", in Essais sémioliques, Paris:
Klincksieck, 1977. p. 154-156. associera des sentiments d'exaltation él une succession ascendante
254 255

1:111

d'accords parfaits majeurs, de tension a une dissonance ou une


instabilité harrnonique, de détente a la résolution de cette tension
harrnonique.
La majeure partie de la musique de cinéma reste liée a ces Cornrnent l'entendez-vous ?
conventions, tellement intégrées a notre environnement musical et a
nos habitudes d'écoute qu'elles en paraissent naturelles. Or, cette
qualité disparait aussi rapidement que l'auditeur ignore la regle, c'est­ Claude Bailblé
a-dire l'interprétant. L'association n'opere que pour le familier de la
tradition considérée. Ainsi, une modulation de majeur a mineur risque
fort de ne pas transmettre a l'auditeur ignorant totalement la tradition
musicale européenne le sentiment passager d'inquiétude souhaité par
le compositeur. L'occurrence musicale libre perd donc sa valeur de Tres longtemps limitée a la
signe en l'absence d'interprétant, élément central d'un systeme physiologie, l'étude des phénomenes
symbolique. auditifs parait pouvoir aujourd'hui etre
Les trois minutes et demie de l'ouverture de Dancer in lhe Dark étendue a d'autres domaines d'analyse;
n'échappent pas a la convention. Elles encouragent le spectateur­ la mise en perspective de ces approches 1I11I111

auditeur a écouter le mélodrame autant qu'a le regarder et annoncent devrait perrnettre une meilleure
la cécité de Selma. Pourtant, le rapport entre l'écran noir, les accords compréhension de l'interdépendance des
mena<;ants et obstinés tenus par les cuivres d'ou émerge un theme de différents "maillons" de la chaÍne I1

sept notes d'abord optimiste puis triste et doux a la fois (montée a auditive.
l'octave par succession d'une quarte et d'une quinte suivie d'une
descente privilégiant des intervalles dissonants) et le récit sera I

difficilement accessible pour l'auditeur peu familier avec le langage


musical du romantisme tardif. Un simple bruit de pas peut déclencher une réaction émotionnelle
La reconnaissance de traits iconiques, indiciels ou symboliques, (jubilation, peur soudaine), une action décisive (approche agressive,
dans les rapports audiovisuels enrichira, je pense, leur analyse. Ain." dissimulation propice, élan salvateur), voire une indifférence. 11 en va
dans Dancer in lhe Dark, les passages de combinaisons ancrées a liées de meme pour tous les sons, petits et grands, forts ou faibles. Un
ou, si l'on préfere, de l'indice a l'icone se justifient d'autant mieux silence glacial, une ambiance chargée, une voix savoureuse, une ironie
qu'ils facilitent l'immersion du spectateur-auditeur dans l'imaginaire mordante, un déclic soudain : J'écoule des bruits el des paro/es engage
de Selma. L'icone audiovisuelle exprime plus aisément que l'indice parfois la totalité de l'étre. Et cela, les personnages des films le savent
l'essence du personnage puisque, par nature, elle ren~ie au aussi bien -sinon mieux- que nous. Le cinéma, en devenant parlant, est
sentiment, a l'imaginaire, a la potentialité, sans s'actualiser dans la donc aussi devenu sonore, petit a petit, malgré les difficultés
réalité. Elle ne se définit que dans son rapport a elle-meme tout inhérentes au son optique ou a la monophonie.
comme Selma parvient, lors de ses reyes musicaux, a échapper au
rée1. Beaucoup de cinéastes ont compris la force esthétique et
scénographique de l'imagerie auditive, complémentaire (et non
concurrente) de l'imagerie visuelle. Ils font jouer le in et le off, c'est-a­

256 257

dire l'imaginé et le pen;u, le manque-a-voir et le donné-a-entendre. La figure qui se précise ou se délite, s'affirme ou s'interrompt, non sans
mise en scene auditive, dans le hors-champ de l'écran, travaille ainsi ­ avoir imagé ses hypotheses, en amont (causes) ou en aval
plan apres plan- les tensions et les attentes du spectateur ; tandis qu'a (conséquences). Cette figure temporelle (plus ou moins floue) appelle
l'intérieur du cadre, elle ajoute son énergie -intermittente- aux souvent une confirmation visuelle, une validation spatiale de
mouvements de l'image. Avec le son multicanal (5 + 1), les l'évenement.
possibilités expressives se trouvent encore augmentées : certains sons
ne seront jamais "vus" a l'image, ils "cedent" donc leur énergie a la La propagation
seule imagination, sans se soucier de localisation réaliste, de
vraisemblance pointilleuse ou d'exactitude temporelle. En tant que source, l'objet sonore dispose d'une portée (d'un
horizon) tributaire de la puissance et de la directivité de l'émission. Si
En fon;ant de la sorte les limites d'un réalisme supposé, en se le niveau diminue généralement avec le carré de la distance parcourue
déliant du controle incessant de l'image synchrone, le son devient plus (perspective géométrique), la portée reste plus grande en champ clos
que jamais "écriture", "partition sonore", "composition". Pour autant, (réverbérant) qu'en champ libre (plein air), a cause des rabattements et
il ne fait pas n'importe quoi. C'est cette restriction, précisément, qui des rebonds sur les parois. Par ailleurs, le son s'émousse avec
nous amene a interroger la chaine auditive dans son entier. En l'éloignement, perd de son tranchant, s'amollissant avec la distance
changeant de perspective achaque niveau d'analyse. (perspective aérienne).
En sorte qu'il est possible d'affirmer que tout point de captation
Les sources est un point de mixage (acoustique) qui additionne les différents sons
en les mélangeant par ordre d'intensité relative. La perspective
Au plan acoustique, les sources sont des émetteurs, auditive est d'abord une perspective hiérarchique, centrée sur la
omnidirectionnels dans le grave, plutot directifs dans l'aigu. puissance des sources et secondairement, elle est une perspective de
Intermittente, continue ou isolée, l'émission reflete nécessairement une profondeur, étagée par l'éloignement. N'y aurait-il qu'une seule source,
cause énergétique: naturelle (tempete, bords de mer. .. ), sociale en milieu semi-réverbérant, chaque "point d'oule" réalise encore un
(circulation, travaux) ou domestique (bouilloire, sonnerie...). La plus mixage entre l'onde directe et l'ensemble des ondes
intéressante est l'activité humaine : d'ordinaire souple et silencieuse, indirectes/retardées, plusieurs fois repliées/affaiblies sur les murs.
l'énergie bio-musculaire se fait entendre a travers un bruit (choc, pas,
frottement...) plus ou moins intense, lequel déclenche en retour La captation
l'écoute causale. Le matériau sonore est comme oublié dans le
"pourquoi" de son émission acoustique : l'intention du geste. Il n'en est Le point d'oule (par analogie avec le point de vue) a deux oreilles.
pas moins efficient, par son timbre, son grain, son profil temporel, sa Les différences interaurales de captation (entre oreille gauche et
"facture". Épais ou léger, grave ou aigu, lisse ou grenu, peJcuté ou oreille droite) sont importantes. La tete fait de l'ombre aux fréquences
résonant, le son marque l'auditeur par une emprise sensorielle aigues (~i, différence d'intensité selon la provenance) et introduit pour
(spectrale et énergétique) pour mieux figurer la chaine causale d'ou il les graves un retard (~t, différence de temps de transit, selon l'azimut).
procede. Seule une source placée droit devant annule les différences ~i ou ~t.
Par ailleurs, les nombreux replis de la conque auditive effectuent un
Les instants sonores, successivement articulés, s'assemblent alors "filtrage en peigne" (de 3 a 15 kHz) qui varie avec la position des
en un flux momentané, en figure temporelle (et non plus spatiale), sources. Tandis que le conduit auditif exteme accentue - comme un

258 259

tuyau résonant - les fréquences proches de 2,5 kHz262. L'ensemble de d'onde" sur une membrane de 32 mm, aux propriétés bio-mécaniques
ces dispositions est connu sous le nom des "fonctions de transfert démelantes: souple et lourde a I'extrémité terminale, elle est au
relatives a la tete" (hrtj). contraire légere et raide a l'attache initiale. L'onde propagée va alors
se matérialiser dans une série de déformations élastiques localisées.
Autrement dit, pour une meme source, les deux tympans ne Selon la théorie couramment admise, les différentes fréquences se
captent pas les memes ondes. La tete humaine code I'espace auditif, a trouvent de la sorte étalées tout au long de la membrane, par
sa fa<;on : en différences d'intensité, en décalages temporels. sympathie et résonance. Chaque fréquence vient se positionner a une
place "attitrée", réalisant une tonotopie (tonos, ton; topos, lieu)265.
La chaí'ne des osselets (oreille moyenne) intervient alors pour Des cellules spécialisées, munies de cils inclinables et versatiles, y
améliorer le couplage263 du tympan a l'oreille interne (gain = 30dB), effectuent la transduction nerveuse, bio-électrique.
mais aussi pour protéger les cellules sensibles de l'emprise des éclats
sonores. A l'instar du réflexe iridien pour I'reil, le réflexe stapédien264 , Les 3500 cellules ciliées internes (kinocils) réparties sur la
tel un compresseur-limiteur, agit sur les cretes du stimulus (des SOdB­ membrane analyseraient ainsi la hauteur sonore (sur 10 octaves),
SPL et jusque 110dB environ) pour en retenir la transmission. Apres aidées en cela des cellules ciliées externes, lesquelles améliorent la
20 a 40 millisecondes de latence, la compression atteint son maximum sélectivité fréquentielle et la sensibilité. Chaque cellule ciliée ne réagit
vers SO a 100 millisecondes. Quand le stimulus peut se prévoir, le en effet qu'a une seule fréquence, dite fréquence caractéristique. Elles
réflexe protecteur s'enclenche meme avant l'impact sonore, de sorte analyseraient aussi l'intensité, dans la mesure meme OU le
que l'on ne capte pas la dynamique réelle mais plutót celle, moins "mouvement-cisaillement" ciliaire paraí't refléter les déformations de
stressante, d'un profil adouci. Lorsqu'au contraire, le son nous prend la membrane. Vingt neurones (pas moins) sont connectés a chacun des
de court, une réaction "endocrinienne" peut meme se surajouter: kinocils. On parle alors d'ampliotopie, pour mieux rendre compte du
sursaut corporel, accélération du pouls, peur momentanée... codage bio-électrique de I'intensité sur une dynamique de 120 dB.
(Chaque neurone coderait une petite partie de l'intensité - 20 a 30dB­
Les deux ondes sont alors re<;ues et traduites en influx nerveux mais par un phénomene de tuilage, l'ensemble couvrirait l'étendue
par les deux oreilles internes. dynamique, du seuil d'audibilité au seuil de douleur).

La transduction Au total, la transduction n'est pas linéaire. Elle comprime les


fréquences en octaves, les intensités en sonies. De plus, la physiologie
Les vibrations collectées par l'étrier se propagent en un "travelling favorise le haut-médium et l'aigu (de SOO Hz a 5 kHz) et défavorise les
graves (surtout aux faibles niveaux, comme le montrent les classiques
courbes isosoniques). Ainsi une source qui s'éloigne s'affaiblit en
262 Ce conduit semble adapté a la sal SI e lointaine des cris du bébt, dont les niveau, mais elle "perd" aussi en basses et en aigus extremes. A bonne
fréquences vocales sont particulierement prégnantes, meme a bonne distance...
distance, ne subsistent que les fréquences médiales. 1

1
263 Le passage du milieu aérien au milieu liquidien de l'oreille interne exige une I
I
adaptation d'impédance. La densité et la compressibilité des deux milieux sont en
effet tres dissemblables. La décoloration du son avec l'éloignement réalise de la sorte une
264 Un petit musc1e, aussi rapide que les enveloppes du signal, retient le dernier
osselet (dit "étrier" a cause de sa forme particuliere; de la vient le terme
"stapédien") et modifie ainsi l'impédance de transmission propre a l'oreille 265 Une autre théorie, moins c1assique, parle d'échantillonnage spatial, de
moyenne. distribution -a pas variable- des harmoniques.
260 261
perspective physiologique. espace concret de localisation et d'interaction. Et comme 1'espace
auditif reste stable, quels que soient les mouvements de la tete, tout
Par ailleurs, la membrane cochléaire, en se déformant sous indique que les mouvements corporels sont pris en compte pour
1'intluence de sons intenses, "abrite" des sons moins forts cachés sous compenser les tluctuations (~i, ~t) entrainées par la réorientation des
le "manteau" de la déformation bio-mécanique. L'effet de masque oreilles.
absorbe les sons faibles ou moyens, spectralement proches du son
intense. Le son masquant tend él recouvrir ainsi les sons voisins de 2/ La fusion et la fission : les ondes initialement mélangées sur les
fréquence immédiatement supérieure. L'audibilité ne s'appuie donc tympans se dégroupent pour former des entités spatiales différenciées,
que sur l'enveloppe de l'onde propagée : on n'entend pas le spectre de él savoir: des sources localisées, intermittentes ou continues. En
puissance "objectif' d'une source, mais seulement l'ensemble des chacune d'elles, les instants successifs se regroupent pour former un
fréquences émergentes, non-masquées 266 . flux (un objet temporeJ)o La fission sépare les sons (spatialement),
tandis que la fusion les assemble (temporellement) en profil unifié. Et
Au total, 70000 fibres afférentes achemineraient les signaux cela d'autant plus clairement que l'attention est éveillée. On pense aux
nerveux (les "potentiels d'action" - de 30 él 1000 pics/ seconde -) par théories de la Gestalt, appliquées cette fois él l'audition.
le nerf auditif. Si 1'on compare ce "diblage" aux six millions de fibres
du nerf optique, on peut facilement en déduire que le débit auditif est 3/ L'extraction des indices : pour identifier et reconnaitre un son,
moindre que le débit visuel. L'image qui nait de l'empreinte cochléaire il faut extraire certains traits pertinents. Les uns relevent de
ne sera jamais aussi précise que celle qui sort de la rétine. Si le sonore 1'enveloppe énergétique (profils d'attaque ou d'extinction, grain, allure,
représente quelque chose, meme approximativement, c'est forcément durée), les autres du contenu spectral (densité, hauteur et position des
en prenant son temps - sur un mode séquentiel - et non pas formants, tluctuations de timbre). 11 apparait aujourd'hui que
instantanément - sur un mode massivement parallele - comme dans la l'extraction des indices procede de deux sortes de "modules"
VISlOn. perceptifs, fortement encapsulés, él faible pénétrabilité cognitive. Cette
dualité "contour-matiere" rappelle curieusement la vieille distinction
La perception "morphe-hule" chere aux philosophes antiques.

Différents "modules" continuent le traitement auditif, au plan Une fois détectés, ces indices - ponctuels/pluriels - accrochent
neuronal. Trois grandes fonctions (multi-modulaires, tres aussitót une image-pilote, soit une représentation catégorielle déjél
probablement) sont requises avant identification des sources. mémorisée dans le "pictionnaire" des sons 267 . Le déjél-connu
rapplique sur le pen;u, en une sorte d'image-raccourci, rapide et
1/ L'extemalisation : les sons sont resitués él leur place, dans le approximative, él usage d'identification immédiate. Image-type
champ-objet environnant (en distance et azimut). Soos cette éventuellement entérinée ou modifiée par d'autres indices.
extemalisation, le son serait entendu aux tympans, en images
doubles! Les différences interaurales sont donc transformées en Des lors, le signifiant sonore - aussi précis soit-il- se mue en une
sorte de signijié générique (le bruit de train, l'aboiement, le klaxon),

266Les compositeurs, les mixeurs jouent du reste constamment de l'effet de masque.


Et aussi bien les industries électroacoustiques, qui compressent elles aussi les 267 Sinon, l'objet reste hypothétique voire acoustique, pUTe forme sonore (DBNI,
données (ATRAe, MPEG) en s'abritant sous le meme principe. objet bruissant non identifié).
262 263
fort pratique certes, mais insuffisant pour spécifier la chaine causale attentionnelle, en s'assignant un objet-cible, se hisse ainsi au-dessus de
ou cerner l'objet dans sa singularité268 . Il faut nécessairement aller la perception directionnelle : le point d'écoute est toujours centré, alors
plus loin que la simple identification catégorielle, le schéma-type. que l'ambiance - quasi inspatiale - est provisoirement rejetée hors de
Bref, dépasser I'instantané, la premiere vue (auditive). toute visée localisante269 .
A moins qu'un son, par sa dimension énergétique, ne génere assez
d'imaginaire pour installer un parcours purement interne. L'espace Le monde auditif est a "présence variable" et il n'y a donc jamais
externe, furtivement pen;u, n'est alors que le déclencheur d'un vaste de "réalisme sonore" dans l'absolu. Un évenement auditif discret, de
remous mental. faible intensité, peut prendre une valeur de signal, alors qu'il reste peu
saillant (perceptivement). Un évenement tres présent (physiquement)
L'attention peut etre délaissé ou ignoré, alors qu'il persiste en termes d'intensité
ou d'encombrement spectral. Un son latéral, annonciateur
Si a I'origine l'oui"e a la faculté de prévenir les dangers, de noter d'évenements importants (son précurseur), peut attirer l'attention et

les modifications infimes du donné sonore (silence soudain, bruit désactiver l'élément principal (déja centré). Un son important, bien
imprévu), ne serait-ce que pour "rafraichir" la mémoire spatiale que perturbé par une ambiance bruyante, un bruit passager, peut a
immpdiate (la présence a soi du monde), si le systeme auditif­ contrario résister aux interférences. C'est ainsi que certains éléments
comme le systeme visuel - instaure la double question - ou ? quoi ? ­ sonores sont diversement négligés (surdité attentionnelle), tandis que
il n'en demeure pas moins que ce systeme est piloté et organisé au d'autres bénéficient d'une audibilité accrue (acuité de focalisation).
niveau le plus central par I'activité cognitive consciente et
préconsciente. Le point d'écoute se déplace incessamment, zappant d'un objet a
un autre, bondissant en oblique, revenant sur le meme 270 . Car
La réaction d'orientation, réaction réflexe d'un sujet face a un l'attention - mobile et vive - prend en compte les éléments dont elle a
évenement inattendu, n'est pas vraiment une action "intellectuelle". Le besoin pour gérer la compréhension des devenirs: elle valorise une
comportement humain perdrait en effet toute cohérence s'il ne devait position dans I'espace (augmentation de la vigilance sur un élément
seulement dépendre, telle une girouette, que d'une imprévisible provisoirement calme ou silencieux), elle hausse la "présence" d'une
succession de sollicitations externes, d'une suite incessante de source pour en examiner tous les détails (accroissement de la netteté),
distractions. elle atténue un son auditivement genant (diminution partielle de l'effet
de masque), elle oublie durablement un bruit jugé peu pertinent, elle
Aussi bien l'attention auditive concentre sa puissance sur un surveille obliquement un élément momentanément secondarisé. Le
secteur de I'espace, dé limité par l'objet qu'elle focalise. Le faisceau
attentionnel éclaire la zone écoutée, la rehaussant en netteté
transitoire, en une "présence" accrue. Corrélativement, les autres 269 Ce ne sera pas le cas en monophonie. L'ambiance revient se placer derriere le
secteurs sont comme oubliés, décentrés en "sons d'ambiance", lissés, son principal, dans le meme haut-parleur. Comme telle, elle ne peut etre
marginalisée par l'attention, puisqu'elle se confond avec le point d'écoute focal.
nivelés en dynamique, et donc abaissés en "présence". La conscience
270 Plusieurs flux auditifs peuvent coexister dans une meme scene auditive, sans que
la focalisation sur l'un d'eux n'altere les qualités auditives des autres. Des filtres
attentionnels (filtres en peigne multibandes) rehaussent (jusqu'a 18 dB) la présence
268 Le passage du signifiant au signifié est le lieu de la "coupure sémiotique", le lieu du flux-cible en s'adaptant aux formants acoustiques de la source. (Cf. M.e. Botte,
du franchissement entre le domaine sonore et le domaine représentationnel, en in Journal de Physique, Volume 4, 1994). Mais ce fIltrage (supra-auditif) laisse
appui sur la mémoire et l'expérience de chaque auditeur. intact les apparences sonores, modifie seulement la "présence".

264 265
champ attentionnel ne saurait se limiter, comme c'est parfois le cas en Pour autant, ces calques et contre-calques n'empechent nullement la
laboratoire, a une simple opposition cible/distracteur. Un réseau de saisie de sons intrusifs, de sons improbables ou inattendus. L'activité
prises en compte s'installe, telle une perspective attentionnelle, dans rétlexe peut alors jouer son role de prise en compte
une gradation flexible des différentes "présences". omnidirectionnelle, de "surveillance du territoire", dans la mesure ou
Des opérateurs cognitifs (supra-auditifs) entrent alors en jeu avec l'élément imprévu ne peut etre ignoré, ne serait-ce que pour prendre le
leur compétence spécifique: socio-linguistique pour la parole, temps de l'identifier.
bruitiste pour l'environnement, musicale pour le concert. Il est de la La préparation affective joue un role comparable: certains sons
sorte possible de reconstituer les éléments manquants d'une phrase jugés aga~ants sont "refusés" ou au contraire "surdimensionnés" dans
pertur... par le bruit amb... ou par une articulat... insufL.. te : c'est la une présence insistante. D'autres sons, jugés agréables ou désirables,
restauration phonémique. Elle permet d'écouter davantage l'intonation se trouvent embellis et meme accueillis au plus profond de
vocale, le phrasé des mots et de suivre ainsi l'intention implicite des l'imaginaire.
locuteurs271 ; ou de reconnaitre un pas familier ; Ou encore de suivre En somme, l'auditeur interagit contimlment en faisant du montage
une ligne instrumentale dans un quatuor. Ce faisant, l'attention entre ses perceptions externes et ses attentes internes. Un tel aller et
mobilise un grand nombre de ressources mentales qui concernent le retour dirige en temps réelle faisceau attentionnel.
contexte, la mémoire d'évenements similaires ou la construction de la
chaine causale. La mémoire

L'intentionnalité 1I est évidemment impossible de se représenter une situation


sonore d'un seul coup, instantanément. Chaque instant renvoie en effet
En réalité, l'écoute est intentionnelle, car elle dépend des aux dOlmées précédentes, tout en se profilant sur les données
connaissances posées sur la situation ou pretées aux personnes, ou des ultérieures, emportant le sens dans un déploiement sans fin.
consignes que l'on se donne. Les recherches actuelles en psychologie L'ensemble des indices extraits et reconnus vient confirmer ou
accordent une extreme importance au "set" ou préparation cognitive, infirmer certains aspects déja anticipés, ouvrant sur de nouvelles
qui semble orienter les mouvements de l'attention en fonction de la phases prévisibles, de nouvelles postulations. La compréhension
situation. Chaque contexte fait entendre des sons ordinaires, des bruits progresse ainsi par accumulation d'actes perceptifs ponctuels, par
anodins, une ambiance qui lui est propre. Pour ne pas céder a la amoncellement. Á tout moment, la scene sonore se construit en
curiosité automatique, l'auditeur recrute un certain nombre d'images gardant la trace des profils passés et en avan~ant l'ébauche des projils
catégorielles prévisibles qui vont filtrer - inhiber - l'attention rétlexe. avenir.
Ces contre-calques (profils, timbres, formants), venus de la mémoire
auditive, s'intercalent dans la chaine attentionnelle et court-circuitent Mais la trace est évanouissante, tandis que l'ébauche est
la distraction. \ incertaine. Aussi la perception apparait-elle comme un processus
Inversement, certains sons - guettés ou espérés - s'installent sous inférentiel, une succession d'essais ou se disputent les anticipations,
forme de calques dans un horizon d'attente : ils n'en seront que plus les hypotheses et les vérifications. Il n'y a donc pas de représentations
facilement détectés dans le fond sonore, plus rapidement sélectionnés. toutes faites, en attente de formes standard, dans le monde mouvant
des évenements auditifs. Seulement des profils évolutifs qui se
dégagent d'images-prototypes trop expéditives. De nombreuses
271 Le texte parlé passe toujours a travers un filtre charnel : il suit la percolation connections se font et se défont dans la mémoire, suivant en cela les
(in)consciente de la voix.
266 267

modulations du flux sonore, mais aussi les modifications du champ un souvenir. Une mélodie, un mot mal venu, une promesse d'amour,
visuel. hantent la mémoire. Le désir creuse et recreuse les empreintes,
l'indifférence les efface... De la meme fal;:on, certaines esquisses
Au moment OU la vision, par sa grande précision optique, s'imposent entre toutes, s'incrustant dans 1'horizon d'attente, piétinant,
transforme les sources en "objets spatiaux", l'audition transforme les jusqu'a les recouvrir, d'autres tracés tout aussi importants. On croit et
objets en "figures temporelles", dotées d'une durée repérée. Toute on espere. On forme des hypotheses, on filtre la réalité. On retient et
figure auditive se raccroche en effet a un écoulement temporel on oublie. Ou alors on se rappelle trop bien. C'est que l'émotion
spécifique, se rattache a un répertoire connu d'évenements plus ou polarise le champ de conscience sur l'objet qui préoccupe, comme
moins longs, alors que l'objet visuel peut se contenter de l'immobilité, pour mieux lui dessiner une trajectoire, un retentissement. L'exactitude
d'un "temps zéro", communément appelé "espace". Sans doute, l'objet se perd dans les élancements du souvenir. On ne sait plus. On
visuel immobile contient toujours un certain nombre de potentialités, récupere. D'autres pensées défilent...
mais elles ne s'actualisent que dans le mouvement, tantot silencieux,
tantot bruyant. Le son intermittent, par ses ancrages sporadiques ou A n'en pas douter, le désir et l'émotion nous éloignent a jamais de
durables dans l'image, par ses contaminations énergétiques rythmées, la mémorisation exhaustive, de l'engrangement systématique et vain.
vient en complément des inférences visuelles, et les relance dans La chair de 1'émotion nous aide a choisir, a éviter l'éparpillement.
d'autres tensions, d'autres projets. L'imaginaire fait corps avec la mémoire affective, quand la mémoire
fait de l'esprit avec la raison. L'inconscient travaille et dans ses failles,
Pour se saisir de la durée, la mémoire auditive 272 garde "en le souvenir survient.
filigrane" les traces fragmentaires ou disséminées du passé, et projette
"en esquisse" les multiples possibilités du futur. L'instant présent, Les insistances de l'imagination, les errements de la pensée, les
toujours provisoire, n'est finalement visé et interprété qu'a travers ce brusques oublis, les décrochages de l'attention ne sont peut-etre pas
qui n'est plus ou ce qui n'est pas encore. Cependant, la mémoire reE" -: tous des effets de 1'inconscient, mais ce qui est certain, c'est qu'ils
poreuse : traces et ébauches - aussi nombreuses et pertinentes soient­ modifient 1'écoute: les représentations internes, les raisonnements
elles - n'ont pas le meme poids, la meme durée de vie dans le temps intérieurs, les associations spontanées interferent contimlment avec les
mental. Les "filigranes" sont plus ou moins insistants, "l'esquisse" est données externes, meme lorsqu'il s'agit de saisir le plus exactement
diversement crayonnée. possible une situation en mouvement, ou d'interagir avec elle.

Le désir L'action

C'est que la mise en perspective temporelle est a la fois gouvernée Ce parcours succinct de la chaine auditive serait incomplet s'il
par le désir et polarisée par l'émotion. Certains filigranes ¡krsistent n'examinait ce que devient l'audition pendant l'action. Car l'activité
avec un degré de présence soutenu, d'autres s'évanouissent assez vite. motrice modifie grandement la perception des sons que l'on produit.
Une voix belle et savoureuse résonne longuement, tel cliquetis réveille De fait, on entend malles gestes que l'on pose, les bruits que 1'on fait.
Un menuisier n'entend pas exactement l'impact de son marteau sur les
clous, un bricoleur n'est pas gené par le bruit de sa perceuse, un
272 Est-elle seulement auditive ? Ne serait-elle pas plutót représentationnelle, melant
sur chaque objet diverses sensations, divers souvenirs, suggérant différentes
possibilités, dont l'une ou l'autre pourra s'actualiser dans l'instant ou peu apres ?
268 269

automobiliste ne sursaute pas quand il klaxonne... etc. 273


Lorsqu'un pianiste joue, écoute-t-il ses intentions de jeu (pré­
Achaque fois qu'un geste ou qu'un acte volontaire engendre un figuration expressive) ou entend-il le son réellement émis par
son genant (entrechoc, frottement, résonance), le cortex pré-moteur l'instrument ? Peut-il se concentrer sur le son du piano sans perdre le
envoie une copie d'efférence au cortex auditif, une copie qui contient fiI moteur -toujours un peu anticipé- de l'expression musicale ? Ne
par avance l'enveloppe bio-dynamique du geste. Cette enveloppe, doit-il pas se réécouter pour savoir ce qu'il a effectivement joué ?
traduite en données acoustiques (profil énergétique/temporel du son)
vient, tel un contre-calque, en soustraction de l'ajjerence auditive: Lorsqu'un ingénieur du son mixe (écoute-analyse-traitement), le
l'impact est subjectivement atténué. Et si le son émis est différé dans travail en temps réel l'oblige a partager son attention entre les gestes
la conséquence du geste (par exemple, c1aquer une porte), l'impact du mixage (présent perceptif) et l'intention de mise en scene
attendu est pareillement contre-calqué, sur la base d'expériences (continuum scénique incluant un présent beaucoup plus large). Peut-il
antérieures, voire toutes récentes (habituation in situ). En sorte que le contróler auditivement ce qu'il fait tout en pré-entendant ce qu'il a
son nen;:u se trouve encore sensiblement atténué ou laminé par encore a faire? Ne doit-il pas travailler par petites séquences, se
l'intention motrice. réécouter, afin d'affiner progressivement la balance sonore ?

Non seulement la chaine des osselets absorbe par avance la pointe Le cas le plus extreme est peut-etre celui de la traduction
de modulation (si elle dépasse 80 dB SPL, ce qui est souvent le cas en simultanée : l'interprete doit reuvrer sur deux niveaux d'écoute, dans
grande proximité), mais en outre, le contre-calque envoyé par le un double registre mémorie1, tout en effectuant la traduction dans une
cortex pré-moteur amortit le profil énergétique de I'évenement sonore, temporalité élastique...
un peu comme s'il se trouvait relégué hors du champ attentionnel.
n semble bien que dans la production de sons (voix, bruits,
Ces situations banales ne doivent pas masquer d'autres cas de instruments, mixage) l'interaction sensori-motrice modifie la
figures, plus intéressants... perception auditive, en melant intention gestuelle et résultat auditif;
sur le mode soustractif dans le cas de bruit genant, sur le mode additif
Quand un comédien dit son texte, entend-il "objectivement" son dans le cas de sons voulus. L'acte en préparation modifie par avance
jeu vocal? A-t-il besoin d'une écoute extérieure pour peaufiner son I'impression re9ue. La encore, l'intentionnalité module l'audibilité,
interprétation? On sait que la chaine des osselets réagit quelques mais de maniere plus forte néanmoins que dans une perception sans
dizaines de millisecondes avant toute vocalisation, minimisant l'écoute action.
aérienne, libérant de ce fait l'écoute osseuse274 . Le muscle de l'étrier
étant commandé par les intentions pré-motrices, le jeu est d'abord Sans doute le "métier", en Iibérant la pratique par des
entendu en imagination (pré-écho mental) et aussitót eh écoute automatismes divers et multiples, parvient-il a dompter les artefacts de
osseuse (non compressée). l'écoute en miroir, a savoir : l'écoute de ses propres intentions. Mais ce
contróle est-il suffisant pour assurer la pleine réussite de l'reuvre?
273 Certaines personnes -bruyantes- semblent frappées de surdité quand le bruit N'est-ce-pas la un professionnalisme commode, toujours un peu limité
qu'elles déclenchent est intégré dans leurs habitudes ou admis par un surmoi peu devant le nécessaire dépassement qu'exige l'acte créateur?
enclin avérifier la gene produite sur autrui.
274 La conduction osseuse est tellement habituelle que l'on ne reconnalt jamais sa
voix enregistrée au magnétophone (en pure conduction aérienne).
270 271
Les variations d'induction de sens
dans I'expérience cinématographique de
Lost Highway

Rémi Adjiman

Du sens imposé a la libre interprétation


Le spectateur d'un film de fiction ne mesure pas toujours la
liberté d'interprétation dont il dispose. L'interprétation qu'il produit
au cours de la projection d'un film lui semble plus souvent imposée
par le texte lui-meme que construite en coopération. Pourtant, si le
spectateur de cinéma est indéniablement guidé dans sa compréhension
et conduit dans ses affects. S'il peut « subir» I'idée de I'reuvre en
particulier si cette demiere en a rendu le sens univoque et évident. Il
peut également construire sans qu'elle ait été véritablement écrite
intentionnellement ou soit présente dans le texte filmique, une forme
personnelle d'interprétation. Il peut, au moins en partie, s'approprier
le film.
Au cinéma, Sol Worth 275 en précurseur, explicite déja en 1969
dans The developement 01a semiotic 01film par une série de schémas,
comment a partir du film le spectateur ne « préleve» que certains
\
éléments qu'il transformera en significations pour opérer sa propre
mise en histoire. Cette sélection des données filmiques objectives
(<< external and objective» comme le note Sol Worth) , qu'elle soit
purement aperceptive et physiologique, c'est-a-dire déterminée par le

275 Worth Sol, The development 01a Semiotic 01Film, Semiotica, 1-3, 1969, P 48
www.temple.edu/anthro/worth/sintro.html.

273
niveau sensoriel, ou qu'el1e releve du sens, c'est-a-dire déterminée par
le niveau cognitif2 76 , est un processus complexe. Dans cet article, le son et ses relations a l'image - qui nous
Certaines situations semblent imposer un "a comprendre", un intéressent ici particulierement - ne peuvent etre considérés comme
sens qui paraí't prédéterminé alors que d'autres laissent au spectateur un point focal. Ils n'occupent que les différentes places qui leur sont
la possibilité de s'immiscer dans le texte filmique, de construire sa accordées au sein des systemes de construction de sens dans lesquels
propre invention de la réalité. Nous parlerons de variations il siege. Néanmoins, le choix de Los! Highway n'est bien sur pas
d'induction du sens. anodino Le son est dans ce film, non seulement "traité" de maniere
Notre objectif est une approche en compréhension des processus particuliere mais plus encore les rapports, les interactions qu'il
interprétatifs 277 du spectateur de cinéma. Notre réf1exion est entretient avec I'image sont essentielles. La dimension synesthésique
fondamentalement portée par la dimension phénoménologique, axée de la perception est ici particulierement sollicitée chez le spectateur.
sur la problématique de comment dans le processus interprétatif, Nous centrons ici notre analyse principalement sur la premiere
certaines constructions de sens et de sensations peuvent révéler les demi-heure du film. Cette distinction est importante dans la mesure ou
variations d'induction ? Nous ne considérons pas I'induction au sens Los! Highway est constitué de deux parties qui peuvent sembler
de l'inf1uence voire de l'hypnose ou plus spécifiquement de la narrativement, indépendantes 1'une de l' autre (et pourtant si
recherche de I'adhésion, de la manipulation idéologique et de la interdépendante !). La spécificité de ce film tient certainement pour
propagande comme c'est le cas dans différents travaux sur les films partie dans cette articulation.
soviétiques des années 20, sur les films de Léni Riefenstahl dans les
années 30 de l'Al1emagne nazie ou plus récemment encore sur les Au final, notre démarche consiste, dans le cadre de l'expérience
procédés narratifs utilisés par Hollywood278 . de la projection cinématographique du film Los! Highway, a
Nous nous playons délibérément dans le champ de la réceptil ,1 comprendre quels sont les éléments pertinents qui contribuent a faire
c'est-a-dire avec un cadrage centré sur le spectateur. Nous ne varier l' induction dans la conduction du processus interprétatif. Le
souhaitons pas chercher les relations entre l'intentionnalité des auteurs terme de "conduction" explicite le fait que nous nous intéressons aux
du film et les interprétations du spectateur. Notre approche adopte de sens et sensations liées au déroulement meme de la construction de
ce point de vue le modele sémio-pragmatique qui pose « qu'il n'y a sens, non au résultat final de l'interprétation. Nous ne visons pas a
jamais transmission d'un texte d'un émetteur a un récepteur mais un mettre en évidence une typologie des différents niveaux d'induction
double processus de production textuelle: l'un dans l' espace de la (niveaux forts vs niveaux faibles) mais plutót dans une approche en
réalisation et l' autre dans l' espace de la lecture. ))279. compréhension a expliciter des situations phénoménologiquement
différentes dans leur fayon d'induire le sens et a comprendre en quoi
elles se distinguent.
276 Nous ne pensons d'ail1eurs pas qu'il soit possible (ni souhaitable pour une
approche en compréhension) de séparer ses deux niveaux. L 'un illteragit L'induction du mode de lecture
nécessairement avee l' autre.
277 Nous empruntons cette expression a N. Everaert-Desmedt, Le processus Dans la premiere demi-heure du film, nous sommes confrontés a
interprétatif, Mardaga, Liege, 1990.
la situation d'un couple dans lequel l'homme, Fred, semble abattu,
278 Comellier Bruno, Sur I'hégémonie hol/ywoodienne, juin 2000
préoccupé voire dérangé. Des doutes sur la fidélité de sa femme
http://www.cadrage.net/dossier/hegemoniehollywoodienne 1/hegemoniehollywoodie
Renée, semblent l'assaillir.
nnel.html.

279 Odin Roger, De la jiction, Bruxelles, De Boeck, 2000, p 10.

274 275
L'attitude de cette demiere est équivoque en particulier lorsqu 'ils l'attendait-il? Connaissait-il Dick Laurent ou l'auteur du message?
visionnent ensemble une cassette vidéo déposée anonymement sur le A-t-il reconnu la voix dans l'interphone ? Savait-il qu'un meurtre se
perron de leur maison. Puis le couple fait l'amour et Fred angoissé, préparait?
raconte a Renée un de ses reves étranges dans lequel il croit la voir Aucune réponse n'est apportée lorsque la deuxieme séquence
prendre l'apparence de quelqu'un d'autre. nous présente Renée. Elle annonce a Fred qu' elle ne viendra pas le
voir en concert dans le club de jazz ou il joue du saxophone. Elle
Lost Highway est une fiction ou plutot - en se pla<;ant comme préfere rester lire. Fred est surpris et 1'interroge sur ses lectures. Elle
nous le faisons ici du coté du spectateur - un film qui engage ce reste évasive. A la fin du concert, Fred téléphone chez lui et laisse
demier a interpréter le texte filmique comme un texte de fiction et a sonner longuement. Personne ne répond. Plus tard, lorsqu'il arrive a
convoquer le mode 280 de lecture fictionnalisant c'est-a-dire comme le son domicile, elle dort profondément dans le lit. Etait-elle sortie?
précise Roger üdin « a vibrer au rythme des événements fictifs Cache-t-elle quelque chose ? Le trompe-t-elle ? Dort-elle réellement ?
racontés »281. Qu'en pense Fred ?
Lost Highway est meme, des son commencement, un puissant Aucune réponse n'est apportée et la séquence suivante enchalne.
inducteur du mode fictionnalisant, un «emballeur »282. Les toutes Renée découvre sur le perron, en allant chercher le courrier, une
premieres séquences - celles qui parfois se préoccupent grande enveloppe contenant une cassette vidéo. Aucune indication sur
principalement de situer le contexte général du film - tentent déja, son origine n'y figure. L'attitude de Renée est mystérieuse. Elle
alors que nous ne connaissons pas les personnages, de nous amener a semble cacher la cassette, mais Fred la surprend en sa possession. lis
nous interroger sur leur intentionnalité, sur leur sincérité, sur leur la visionnent ensemble. La cassette contient quelques plans, filmés en
lucidité, sur ce qu'ils pensent ou savent réellement. La notion amateur, de la fa<;ade de leur maison. Renée tente de rassurer Fred.
« d'intrigue », la perception d'une tension dramatique nous parvient Qui a déposé cette cassette? Pourquoi Renée semble-t-elle la cacher ?
des la premiere séquence. Que signifie son contenu ? Le fait que Renée minimise l'impact de la
Nous y voyons Fred pensif et tendu, le visage crispé. Une cassette est-il intentionnel de sa part ?
sonnerie retentit. A l'interphone, une voix étrange et sombre lui
annonce la mort de « Dick Laurent ». Fred se déplace rapidement Le film n'a commencé que depuis quelques minutes et nous
d'une fenetre a une autre pour essayer d'apercevoir devant chez lui, n'avons aucune réponse ni a ces questions, ni a d'autres que chaque
l'auteur de ce message. En vain, aucune silhouette a la porte, ni spectateur peut se poser, en particulier au sujet du contentieux réel ou
véhicule sur la route n' est visible. supposé entre Fred et Renée. Structurellement, ces séquences - une
Le film vient de commencer. Nous ne savons rien de Fred, ni de suite d'événements et de situations (l'interphone, le club de jazz, la
Dick Laurent. Fred, est-il totalement étranger a cette nouvelle, cassette ... ) a la fois identifiables dans leur déroulement et dans les
micros intrigues qu'elles proposent - semblent se succéder sans nous
\ proposer les réponses attendues.
280 Pour la notion de mode, se référer aux ouvrages récents de Roger üdin et en
Néanmoins, a ce stade, nous pouvons penser inconsciemment, en
particulier :

tant que spectateur expérimenté 283 , pouvoir faire confiance a nos


üdin Roger, Sémio-pragmatique du cinéma et de l 'audiovisuel: modes et

institutions, Towards a pragmatics ot the audiovisual, Nodus, Münster, 1994.

281 üdin Roger, De la fiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2000, p 11.

282 Nous reprenons cette express ion a Roger Üdin


283 Dans notre propos, la notion de spectateur expérimenté ne revet pas de
Üdin Roger, De lafiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2000, p 39.
caractéristique particuliere. Le spectateur consommateur de fiction
276 277
compétences et notre capacité d'expertise du récit cinématographique.
Nous croyons alors pouvoir repérer par la suite - dans la perspective Induire l'incertain : un systeme
de la logique des possibles narratifs de Claude Brémond284 - des
lignes d'action en suspension permettant le passage d'une scene a A ces situations narratives laissées en suspend, viennent s'ajouter
l'autre. Nous sommes guidés par nos hypotheses, impliqués dans une et interagir une organisation formelle qui renforce le déclenchement
recherche de linéarité. Nous comptons bien maitriser la logique du de l'interrogation du spectateur. Des la séquence suivante par
récit et transformer ce dernier en histoire, nous diriger d'une maniere exemple - la scene d'amour entre Renée et Fred - une nouvelle étape
cohérente et simple vers les différents niveaux narratifs. dans la relation entre le film et le spectateur peut etre franchie.
Dans ces tout premiers instants, Lost Highway, peut sembler Renée se déshabille dans la chambre, elle s'apprete a rejoindre
s'inscrire dans une certaine tradition hollywoodienne285 du film noir Fred dans le lit. Lui est rongé par de sombres pensées. Il voit Renée
dans lequel la dimension psychologique des relations entre les dans le club de jazz partir avec un autre homme pendant que sur
personnages et les relations causales entre les événements sont scene, il joue frénétiquement du saxophone. Est-ce un souvenir ou une
essentielles. Si l'on se situe dans la logique de ce cadre pure invention de son esprit?
d'interprétation de nombreuses fois expériencé, nous savons que Dans la chambre a coucher, la lumiere est faite de clair-obscur.
malgré les phénomenes inexpliqués, nulle invraisemblance ne sera Elle est orangée sur les corps, fiévreuse. Une ambiance sonore tres
possible par la suite. Nous pouvons meme nous préparer a une sourde, dans l'infra grave, est déja présente. Renée se glisse dans le
séquence finale qui pOUITa sembler inattendue, mais sera justifiée. lit. Un plan d' ensemble des deux personnages nous permet
Notre intentionnalité présente se construit alors avec le film et d'embrasser la totalité de la situation. Puis commence le
nous amene a « ausculter les personnages », a prélever des indices, a rapprochement des corps. Le cadre est maintenant rapproché,
mettre en ceuvre des inférences achaque nouveau plan ou nouvelle seulement serré sur des portions de visage ou des parties du corps. La
séquence et a établir des liens entre eux. Nous pénétrons alors Lost chaleur de la peau contraste avec le noir du décor.
Highway comme un film pourvu d'un fil conducteur solide mais Renée est totalement passive, le regard fixe. Le bruit des quelques
utilisant le principe de ce que Roland Barthes appelle la «phrase baisers est tres fort, grossi. Nous sommes tres proches du couple. En
herméneutique », c'est-a-dire une séquence d'étapes-relais qui nous méme temps Renée semble figée. Son regard impassible est dans le
mene de la mise en place de l'énigme a sa résolution au travers de vague. Il ne propose aucun indice rassurant ou simplement éclairant.
fausses pistes, de leurres, de suspensions, de révélations, de détours et Jsolé en plongée, ce visage ne donne pas l'impression d'etre celui
d'omissions. d'un individu engagé dans une étreinte amoureuse. L'ambiance
L' induction du mode fictionnalisant est activée. Le contexte sonore sourde persiste. Insidieusement viennent s'ajouter dans le
cognitif d'interprétation, celui d'un film de fiction simplement registre grave, les coups d'archet lents de violoncelles286 lugubres et
mystérieux et étrange, semble rapidement établi mais ... les roulements arythmiques des timbales. D'abord, la musique envahit
\ l' espace subrepticement puis, au cours de l' acte, la musique monte
cinématographique ou télévisuelle est expérimenté. n a expériencé de tres brutalement, son niveau est associé de maniere congruente au
nombreuses situations narratives.
mouvement des corps. Les percussions bien qu'irrégulieres peuvent
284 Brémond Claude, La logique des possibles narratifs, Communications, n° 8,
rappeler des battements de cceur violents.
Paris, 1966, pp. 60-76.

285 En référence él David Borwell et Kristin Thompson: Bordwell David,

Thompson Kristin, L 'art du film, une introduction, De Boeck, Bruxelles, 2000,


286 Les violoncelles sont peut-etre des violons dont la tonalité a été abaissée par un
pp 117-157.
ralentissement de la vitesse de lecture du systeme de reproduction (pitch down).
278 279
Puis lors d'une focalisation interne appuyée de Fred, a un non caressante et le visage angoissé. Mais que doit-on comprendre,
moment ou sa vision subjective regarde le visage de Renée, un gong que se passe-t-il ou que va-t-il se passer ?
retentit. Le visage devient comme brolé par un flash de lumiere Fred se dégage de Renée. Le cadrage est alors plus large et nous
céleste. Un chant apparait alors, plus aérien, presqu'inclus dans la permet de retrouver le couple. On entend alors de nouveau le bruit de
diégese. Ce passage peut se percevoir dans le cours d'action comme l'étoffe mais l'ambiance musicale étouffée et latente persiste et nous
une rupture, une démarcation. Passe-t-on dans un monde d'irréalité ? conduit vers la séquence suivante ou Fred raconte a Renée son terrible
Est-ce, que le regard de Fred sur Renée a changé? A-t-il une cauchemar.
révélation ? Les mouvements des corps passent au ralenti. La musique
devient cristalline. Le temps se dilate. Fred est-il parvenu a sortir de Dans cette séquence analysée - qui ne dure pourtant pas plus de
sa paranoIa? Parvient-il a prendre ce plaisir immédiat? L'ambiance trois minutes - tout un systeme d'éléments en interaction tente
sonore grave subsiste et maintient son emprise sur la scene. Fred ne d'activer la production de sens et de sensations chez le spectateur.
serait-il pas toujours victime de ses peurs ? Notre intentionnalité est déja mise en éveil par les situations étranges
Une deuxieme rupture survient alors en plein acte sexuel, a un et les phénomenes inexpliqués des séquences précédentes
moment ou l' on peut imaginer que monte le plaisir. On devine alors ­ (l'interphone, l'absence de Renée au téléphone, la cassette vidéo) ou
bien que son visage soit en parti masqué par l' épaule de Renée - une le climat général est énigmatique et suspicieux. Cette séquence
grimace de souffrance de Fred associée a un premier dile fort, rauque enrichit notre contexte de réception287 et nous sollicite encore en
et réverbéré suivi d'un deuxieme souffle mato La réverbération s'est amenant toujours plus de questions qu'elle n'apporte de réponse.
coupée brutalement. Ce moment sonore est mis en valeur, c'est un d., ' Les questions que le spectateur se pose ne peuvent trouver de
rares moments ou le grondement sourd disparait presque, projetant en réponse par exemple dans les dialogues. lIs sont rares - le contenu
avant ces soupirs de désespoir. Est-ce un retour brutal a la réalité? analogique est favorisé - et les propos échangés sont intrinsequement
Est-ce une rechute ? Fred est-il victime de nouveau de ses pensées? peu explicites et ouverts. De meme les intonations des voix et les
Les soup90ns au sujet de sa femme le reprennent-ils? Est-il expressions des visages - particulierement celles de Renée - sont peu
impuissant ou a-t-il une panne sexuelle ? marquées. Elles ne guident que peu le sens, n'apportent pas de
L'ambiance musicale reprend, inquiétante. Sur le dos de Fred se certitude. Elles laissent au spectateur une place importante dans le
pose une main cadrée tres serrée, une main aux ongles noirs plus processus de construction de la signification. Par ailleurs cette notion
mena9ante que réconfortante. Tout semble s'effondrer dans la tete de d'incertitude et cette perception d'une grande difficulté a avoir de
Fred. La tonalité musicale vire a l'aigu en glissando et devient l'emprise sur le sens est renforcée par une narration per9ue dans le
dissonante, oppressante. Les sons de cordes frottées mutent et se cours d'action de la projection comme fragmentée, ou chacune des
transforment en "scie musicale", en sirene. Fred semble mal, mais que séquences parait « inachevée )) et ou une certaine incohérence semble
se passe-t-il réellement ? Au plan de la main de Renée succede en cut émerger lorsqu'elles s'assemblent.
le visage terriblement crispé de Fred. Puis de nouveau l<l\ main ­
toujours présente sur tout l'écran de projection - se met a tapoter
287 Nous faisons référenee iei, en les adaptant, aux rétlexions sur le eontexte de
légerement le dos. Nous revenons au visage de Fred. Ce moment est John Searle. Pour le speetateur de einéma, le eontexte, eornme dans le eadre des
intense, il nous sollicite, mais pour quelle interprétation? Par cette aetes de langage, ne préexiste pas néeessairement. C'est prineipalement au eours de
succession de plans montés en cut, associée aux violoncelles l'aetion de la projeetion einématographique et de l'interprétation de ehaque
dissonants, un lien de causalité, tragique, semble établi entre la main speetateur que le eontexte est en mesure de se eréer et de se modifier.
Searle John R., Sens el expression, Etudes de lhéorie des acles de /angage, Minuit,
Paris, 1982.
280
281
muslque. Cette double intégration narrative et perceptive nous
Nous devons également relever la place faite aux sons de tres conforte dans 1'impossibilité de nous prononcer comme si deux
basses fréquences dont I'usage mentionné par Laurent Jullier permet modes différents de lecture, activés par le spectateur, s'opposaient
. de contribuer él donner au spectateur « la sensation de flotter au centre pour mieux renforcer la perception de doute et de déséquilibre.
d'un magma dont les sons touchent directement son corps entier. »288
{ La particularité de ces "nappes" de sons est qu 'une fois établie, elles En parallele de ces dissimulations, des contrastes et des variations
peuvent se laisser oublier. Leurs présences continues leur donnent un opérés sur les mises en image et en son, adressent des injonctions au
statut de bruit ambiant auquel l' oreille s'habitue, plac;ant au-dessus de spectateur comme pour l'inciter él déclencher son interprétation. Les
ce seuil son niveau de vigilance. De plus, il est impossible d'en plans se succedent et passent brutalement du clair él l'obscur, les bruits
identlfier la source d'ou le renforcement de l'impression de sens de proximité "exagérément" grossis et montés en cut, changent de
inachevé qu' elles produisent, certainement en partie él l' origine de leur niveau et de timbre, des effets de réverbération rajoutés289 sont
caractere inquiétant. Elles contribuent alors, sans se manifester et sans coupés brutalement sur les sons directs, les musiques angoissantes
que 1'0n puisse pointer du doigt la cause qui les produit, él favoriser la décalées et d'autant plus surprenantes qu'elles semblent sortir de nulle
"priméité", c'est-él-dire la sensation pureo Le spectateur impliqué dans part changent de tonalité, de tessiture ou de rythme tout él coup. Le
la situation filmique n'est pas engagé él se diriger vers l'interprétation montage participe également de cette tentative de provoquer une
d'un "élément résistant", il est seulement incité él l'aperception. démarche inférentielle du spectateur. Le cas des gros plans altemés de
Cette dissimulation s'applique également aux parties musicales­ la main de Renée et du visage de Fred, montés en cut, donne él penser
musicales parce que ce sont des instruments qui les produisent - qui qu'une relation causale immédiatement compréhensible existe entre
sont traitées comme des ambiances et des bruits. Les musiques l'un et l'autre.
peuvent alors se cacher derriere le décor sonore et, tapis dans l' ombre Mais cette démarche toume court, le sens est glissant, multiple,
peuvent surgir sans prévenir. De ce fait la perception fusionnelle est difficile él circonscrire. Les variations sont perc;ues comme des
totale, parfaitement induite. Il devient difficile de revenir - meme par ponctuations, des stimulations, mais ne tiennent pas de róle narratif.
une approche phénoménologique - él la source des interprétations et Le spectateur peut se retrouver alors coincé entre l' évidente incitation
surtout des émotions. et l'incapacité él conclure (<< C'est clair, je dois déduire quelque chose,
C'est sur ce principe qu'en divers moments de tension narrative, mais qu'est ce qu'il y a él comprendre ? »). Cette situation paradoxale,
des ponctuations sonores apparentées él des bruits, sont produites par cette quete avortée d'une construction de sens qui semblait évidente,
des instruments de musique. Nous sommes alors confrontés él un son participe alors directement de l'expérience sensorielle. Les sensations
au double statut. Selon le moment du film et notre interprétant, il peut renforcent les interrogations sur le récit et, réciproquement la quete
etre perc;u plutót comme renforc;ant la dimension musicale en dehors d'une logique narrative amplifie les affects. Cet effet de circularité­
du temps et du lieu ou plutót comme appuyant un événement narratif
et de ce fait prenant place dans la diégese. Ces ponctuations peuvent
contribuer él renforcer l'instabilité ambiante. Elles sont él la fois 289 Dans la production sonore a 1'image et tout particulierement dans la phase de
post-production son (P.P.S.) au cinéma, le terme d'effet est double et peut
intégrées él la musique et au récit. Nous les faisons fusionner provoquer des confusions. Les effets sont d'une part certains dispositifs techniques
sémantiquement avec 1'image mais elles fusionnent acoustiquement et qui permettent de modifier, de traiter les sons (comme la réverbération) et d'autre
par leur similitude de forme - au sens gestalt du terme - avec la part une catégorie de sons généralement rajoutés au moment de la P.P.S., isolés sur
une ou plusieurs pistes et constitués principalement de bruits refaits dont la relation
temporelle avec l'image est étroite (claquement de portes, de portieres, bruits de
288 Jullier Laurent, L 'écran post-moderne, L'Harmattan, Paris, 1997, p 60.
pas, explosion... ).
282
283
s'il se produit - tend él renforcer la capacité d'implication du au fur et él mesure que le film se déroule él une situation de « doubl;-¡
spectateur mais le centre de gravité du film semble déjél - au bout de contrainte 291 narrative ». Le spectateur se trouve coincé entre deu~
15 minutes de projection seulement - difficile él trouver. La notion (ou plusieurs) hypotheses contradictoires. Un effet d'accumulation de
d'incertitude et de sens en permanence inachevé grandit. cette situation crée un contexte particulier - phénoménologiquement
perceptible - de réception inconfortable et instable. Une prise de
Aux limites de l'incertitude conscience 292 c'est-él-dire une mise en sens de la notion d'incertitude \,
peut survenir et s'attacher él nos interprétations narratives.
Au cours du film, ces séquences courtes - unités narratives dans
lesquelles le fond et la forme s'associent pour interroger le Néanmoins cette tentative d'exercer une pression sur le spectateur
spectateur - se succedent él un rythme élevé et sans interruption. A ne peut él elle seule induire le positionnement de ce dernier.
chaque fois, une partie de la logique narrative reliant les séquences L' « incertitude de la construction de sens» proposée par Lost
semble amputée. Le spectateur se trouve sans cesse interrogé, mais Highway autoríse des posltIons - des dispositions cognitives­
dispose alors de nombreux axes de liberté pour formaliser ses propres différentes, en fonction de l'expression de l'identité interne du
questions. Il peut chercher él savoir par les signes de l' énonciation, de spectateur c' est-él-dire fonction de son intentionnalité générale, de son
quel personnage du film, de quel reil ou de quel cerveau provient ce él intentionnalité présente, de ses connaissances en tant que spectateur
quoi il assiste. Chercher él comprendre si la séquence se situe dans le mais fonction également des moments du film. Face él l'accumulation
domaine du reve ou dans celui de l'action vécue. Chercher él de situations de doubles contraintes narratives auxquelles il est
(1 déterminer si la succession des séquences est chronologique ou si confronté (déjél dans la premiere demi-heure du film mais plus encore
certaines ont été translatées dans le temps (souvenir, prémonition ... ).
Les questions qu'il peut se poser sur les données filmiques et les
apres 1'articulation centrale du film), il est tres difficile pour lui, m.ais
peut-etre encore possible, de conserver exclusivement une.,ª~e de
l
incidences qu'elles peuvent avoir sur le sens narratif sont ouvertes, spe~~~~!.,_~!}9!:!.~teur. Mais, la relation intense constituée au coursou .,
multiples et complexes, beaucoup moins induites que l' acte de début de la projection entre le film et le spectateur, et qui conduit ce
questionnement lui-meme. Chaque nouvelle situation filmique demier él adopter le mode fictionnalisant, peut etre malmenée au point
"ordonne" au spectateur d'échafauder sa propre réalité de la situation, de se révéler finalement fragile. Le film - en ne proposant ríen de
mais cette réalité ne peut aboutir él une construction stable. Plus stable, ni de logique sur lequel appuyer la construction narrative du
encore, par association, les hypotheses plausibles que le spectateur sens - peut meme conduire le spectateur déstabilisé él un refus de \. \
essaye de construire dans le cours d'action de la projection se fictionnaliser. Jusqu'ou peut-on accepter d'etre "ballotté"? Peut-on
contredisent, se sapent290 peu él peu les unes, les autres. La logique etre indéfiniment invité él l'interprétation sans parvenir él trouver une
nouvellement établie dans le contexte d'interprétation du moment, est
battue en breche l' instant suivant. L' interaction entre les données
filmiques et le sens produit - l'isotopie sémantique - devient'des lors 291 Palo Alto avance I'hypothese qu'un individu prisonnier de la double contrainte

(double-bind) peut développer des sympt6mes de schizophrénie. C'est justement le

de plus en plus tenue. L'improbabilité du récit, l'aporie, s'apparente mal qui semble toucher le personnage principal du film !

Bateson Gregory, Vers une écologie de l'esprit, Seuil, Paris, 1977.

Watzlawick Paul, Une logique de la communication, Seuil, Paris, 1972.

290 11 est étonnant de constater que de nombreux internautes passionnés de Lost 292 Nous entendons « prise de conscience )} au sens de Piaget c'est-a-dire comme

Highway, par I'introduction d'options narratives dont ils ont prodllit le sens apni:s la un acte intériorisé consistant essentiellement en une mise en sens, aboutissant a

projection, reconstruisent une logique narrative irréfutable. De nombreuses logiqlles l'émergence d'llne conceptualisation.

irréfutables différentes s'opposent d'ailleurs ! Jean Piaget, La prise de conscience, PUF, Paris, 1974.

284 285
!I
I
1 1

logique fiable? Quelle tolérance peut-on accorder a la sensation


construite par le spectateur293 avec l' aide de la narration et du
d'instabilité? Les réponses a ces questions sont a chercher aupres de
dispositif cinématographique294 . Nous rejoignons ici ce que Roger
Odin appelle le «défaut de réalisme» - disons ici un défaut de
chaque spectateur. c. ---~-
plausibilité - et qui peut conduire a un « déphasage )) du spectateur.
Ne pas s'enfenner dans cette posture nécessite de constater et

d'accepter notre incapacité a construire "La" logique narrative de

l' reuvre, c' est-a-dire d' accepter l' idée de l' impossible récit ou de
Ici le film est inducteur d'un changement de cadre de référence,
reconnaitre l'intentionnalité de l'auteur de nous perdre. Si elle se
d'une réaction, d'un éventuel changement de posture cognitive, mais
produit, l' éventuelle prise de conscience de notre vJili1ér@ilité, voire
le moment de ce changement est laissé a l'appréciation du spectateur,
de notre position de spectateur manipulé est essentielle. Elle influence
les positions possibles sont nombreuses et la construction de
le «choix » de la position adoptée par le spectateur et contribue a
l'interprétation narrative finale laissée également sous la
modifier a partir de ce moment-Ia, l'orientation de la construction du
responsabilité du spectateur. e'est tout un systeme d'éléments en 1:;

sens. La sensation d'instabilité, de vertige, voire d'insatisfaction peut interaction - bien au-dela des données filmiques elles-memes - "qui I:jl

alors se muer en simple sensation de fragilité du sens. Le spectateur prend la main". '1

peut ne plus se sentir seul responsable de sa difficulté a interpréter. La ,1

nouvelle conjoncture de construction filmique du sens, dans laquelle Une expérience inédite
la position du spectateur est bien sur un élément détenninant, pe vt­ 11:

alors devenir inductrice d'une plus grande liberté d'interprétation ~t L'expérience cinématographique de Lost Highway révele des I1

situations de construction filmique du sens spécifiques. Les


différents modes de lecture possibles. 1
perceptions différentes rencontrées trouvent en partie leur source dans
Lost Highway peut alors jouer dans notre systeme le róle reconnu les variations d'induction de sens c'est-a-dire dans un processus '1
,'1
1

communicationnel dans lequel le spectateur pen;oit - au sujet de ses


d'un potentiel de significations. Le spectateur ne cherche alors plus
éperdument a retrouver des événements filmiques aux significations -J)ropres interprétations - des impressions fluctuantes et paradoxales de 1' 11

l'
1

institutionnalisées, maintes fois expériencés au cinéma et a la certitudes, de fragilité, 9.~_~t,~-º.m!~tY~o!~~ode c o n f u s i o n . '


A ce titre, Lost Highway est un mat'érlau-O"starter", un potentiel
111,

télévision. Le film offre au spectateur un terrain d'interprétations


multiples dans lequel il a la responsabilité d'associer les éléments suggestif favorisant la décentration, la co-construction de sens er
qu'il a pen;us et qu'il trouve pertinents. Il devient alors possible de perrnemmt au spectateur de croiser les données filmiques qu'il pen;oit
vivre le film différemment par exemple comme une expérience I ei au-dehi les hypotheses narratives qu'il échafaude, avec sa propre
médiatique, une expérimentation ou un spectacle. L'ipstabilité devi~!lt (t) vision du monde. Il laisse chaque spectateur construire - en fonction,

~
richesse perceptive. Il est alors possible de prendre conscience de son + du contexte dans lequel il est placé avant et pendant la projection, de
corps ou meme de sa position de spectateur. Nous pouvons également,
son identité interne, de son intentionnalité présente - des situations
aidés par la diversité des variations fonnelles du film ophées par les
complexes ou plutót le maximum de complexité que le spectateur peut
"cassure~ Qll sonores, adopter les modes de lecture

~. artistique, énergétique ou esthétique.


Une non-acceptation de ce changement de posture peut par contre
certainement conduire au rejet meme de l'illusion cinématographique 293 Nous n'adhérons pas a l'idée d'un effet systématiquement hypnoi"de du cinéma

sur le spectateur.

294 Baudry Jean-Louis, Le dispositij; Communications, na 23, Paris, Le Seuil, 1975.

286 287
construire. II tente de proposer une forme de construction peut-etre
non encore expériencée 295 par le spectateur.
Plus spécifiquement, Lost Highway est un film dont les
contraintes internes au texte sont différentes.
ASK FOR MORE!
D'une part, il propose une place de choix au spectateur en lui
Le discours quantitatif chez les géants du son numérique
laissant - s'il parvient a l'assumer - une grande responsabilité dans la
construction de la trame narrative et de ses regles d'assemblage. Or,
ces óernieres sont bancales, atypiques, et la narration impossible si on
la compare aux formes classiques du film noir auquel ce film peut Laurent Jullier
faire penser dans les premieres minutes.
D'autre part et simultanément, il sollicite sans re(¡lche le
spectateur a un rythme tres élevé pour l'enjoindre a effectuer cette
interprétation si difficile et mouvante. De ces in~.uction~p",!!~~~les
nait une situation de double contrainte porteuse de sensation
d 'instabilité. Cet article, qui emprunte son titre a la derniere campagne
Pepsi™, se propose de montrer que les discours publics qui
Si cette perception peut se manifester, au point de ne pas etre accompagnent les transformations techniques des systemes sonores
supportée par certains, l'écart et ses fluctuations sont propres achaque dominants au cinéma sont construits autour d 'une logique
spectateur en fonction de sa prise de conscience de l'impossible quantitative. Ce discours s' affiche via internet : l' article s' appuie donc
narration, de sa capacité a prendre de la hauteur296 ou du recul dans le essentiellement sur les sites officiels DolbyTM, DTSTM et SDDSTM et
cours d'action 297 et d'accepter de ne pas maitriser l'incertitude. Notre THXTM 298 qui donnent la parole aux ingénieurs, techniciens et
expérience cinématographique, fondée iiü cours du temps en réalisateurs, proposent des conseils techniques, des achats en ligne, et
connaissance, nous a confrontés a des situations d'induction sélectionnent des articles de presse élogieux.
relativement standardisées, "des situations idiomatiques standards".
Sommes-nous finalement habitués et toujours disposés, dans ces Il est bien évident que ce discours se donne a lire comme
conditions extremes, a occuper l'espace d'interprétation au cinéma ? hagiographie publicitaire. Toute une culture d'entreprise américaine,
un permanent "Soyez jiers de ce que vous vendez!" est aisément
perceptible au long des pages qui s'affichent. La n'est pas la question.
Il s'agit plulót de savoir quel type d'arguments utilisent les rédacteurs
295 Nous préférons cette notion de situation expériencée, instituyonnalisée pa, le pour vendre leur produit aux exploitants de salles, aux ingénieurs du
spectateur plutót que celle d'interprétation codée, trop tigée et susceptible d'elre a la son aussi bien qu'aux spectateurs. On yerra ainsi se dessiner une
base de tentatives de catégorisations non pragmatique des signes.
296 Les théories systémiques de I'Ecole de Palo Alto, explique comment pour sortir 298Les trois premiers sigles désignent des procédés d'enregistrement-diffusion des
d'une situation de double contrainte, il est nécessaire de passer au méta-niveau, sons filmiques et d'inscription codée des données sonores sur la pellicule, le
c'est-a-dire de recadrer. quatriéme désignant un seul systéme d'enregistrement-diffusion, qui peut se
297 Les interprétations narratives globales et logiques du récit de Los! Iligway faÍles combiner aux précédents. Des tests auprés des spectateurs montrent que la
par des intemautes ont été « reconstituées » a posteriori, aprés la sortie de la salle de différence entre les trois systémes qui se partagent le marché est imperceptible!
projection. (site Dolby).
288 289
véritable idéologie du son numérique multipistes 299 , participant d'un réalisant une expérience de vision pleinement immersive et
déplacement topologique de I"'action" filmique .. absorbante» (immersive and engrossing cinematic experience).

L'immersion (le spectateur-poisson) Le bombardement (le spectateur-cible)

Le site le plus complet - celui du fabricant le plus puissant et le A partir de 1992 (Dolby SR), il va etre d'usage de dédier au
plus connu, aussi, les laboratoires Dolby - résume bien l' évolution du moins un des canaux du systeme aux LFE (LOl·v-Frequency Effects :
son multipistes comme une course au nombre de canaux. Le souci des effets de grave). Or ces effets, dit-on justement chez Dolby sont
concepteurs a été, depuis Fantasia (1941, 3 pistes optiques) jusqu'aux « ressentis plutót qu'entendus » (felt more than heard). A spectateur­
systemes numériques actuels a 8 pistes, d'envelopper le public dans cible, tetminologie empruntée ti la boxe: les LFE transmis par les
une continuité de sons d'ambiance de faible niveau". L'immersion est haut-parleurs spécialisés dans les graves (sub-woofers) vont donner un
justifiable d'un point de vue illusionniste : puisque nous entendons a "supplément de peche aux effets" (extra punch). Pourquoi le Dolby
360°, le dispositif se doit de montrer qu'il est susceptible d'émettre de est-íl si populaire ti travers le monde? A cette Question Fréquemment
tous cótés, au moins dans un plan horizontal (l~lelike soundjield dit le Posée (FAQ) le site répond laconiquement: « Un son qui donne le
site Dolby: un champ sonore comme dans la vie...). Mais la frisson» (Thrilling sound). « Quel meilleur moyen d' effrayer le
scénographie est influencée par ce désir de I'immersion: la vis ion public que de faire déferler sur lui un son venant de I'arriere ? » (Gary
frontale, le champ-contrechamp assorti de la regle des 180° s' effacent Rydstrom justifiant l'invention du Dolby DS-EX ti I'occasion de Star
au profit de lieux englobants et de travellings circulaires. Seott Milan, Wars episode 1).
mixeur-son de Gladiator, explique ainsi que le Dolby DS-EX a Conformément a l'idée de spectateur-cible, Dolby parle de
permis de « faire en sorte que le spectateur se retrouve au centre de l'impact de I'histoire (story impact), et conformément ti I'obsession
I'arene ». quantitative, assure que cet impact croit avec la taille de I'écran... (sa
Jan DeBont, réalisateur de Twister, parle sur le site DTS taille relative, c'est-a-dire pour un spectateur central reculé de fa<;on a
« d' expérience totale» et tire meme de la naphtaline le concept de' former un angle de 60° si on le relie aux deux bords de I'écran). « Le
voyage immobile eher aux Lumiere envoyant leurs opérateurs toumer public se sent moins devant sa télé, et plus comme un participant a
des vues exotiques: « Je voulais que le public puisse s'approcher l'action sur l'écran» (participation au film: picture involvment). Les
aussi pres que possible d'une tomade, et meme entrer dedans, mais en seuls problemes al' inf1ation de la surface-écran sont techniques300.
restant a I'abri du danger encouru par les vrais chasseurs de
tomades ». L'amélioration technique va toujours dans ce sens: a
propos du DTS-ES (version 7 canaux du DTS), on lit que « les effets 300p1us I'image-écran est grande, plus le projecteur est puissant donc plus la
sonores peuvent littéralement balayer le public, voler au-~essus de lui, pellicule chauffe et se défonne, plus le grain est visible, plus les tremblés d'image
horizontaux (weave) et verticaux Uump) sont perceptibles; le contraste diminue
également sauf si les murs de la salle sont noir mat, ce qui est rarement le caso
299rai déja traité ailleurs d'autres aspects de cette idéologie : voir L 'écran pust­ Autre probleme technique, les proportions de la salle vont changer et nuire a
moderne, L'Hannattan 1997 pp. 57-63 sur la domination de I'image par le son (le
I'acoustique, qui a d'autres exigences architecturales (le site explique tout cela tres
site THX donne d'ailleurs la liste des caractéristiques optiques que la salle doit clairement avec force schémas). Enfin, si la taille de l'écran augmente sans que
afficher pour que son exploitant puisse espérer s'équiper THX... Le tenne oHiciel I'architecture de la salle soit modifiée, les projecteurs doivent s'adapter et il n'est
est "Programme d'Alignement des Salles"...), et "Esthétique du muItipistes", actes pas rare d'en voir équipés de lentilles 26 et meme 24 mm, ce qui occasionne des
du colloque 'Théories & pratiques de restitution et de conservation du son", défonnations trapézoidales pennanentes de l'image projetée. Il existe néanmoins
Bruxelles 2001, a paraitre chez Peter Lang. aux Etats-Unis une Association pour les Grands Formats, a laquelle renvoient les
290
291
,
Quant a la surface-pellicule et le format de projection, Dolby milite supposé de la perspective naturaliste, avec le cliché anthropomorphe
bien entendu pour le procédé CinemaScope 3Ü l. toujours vivace de la caméra "reil-oreille"). Avec quoi exemplifiera-t­
La différence entre le systeme monophonique qui a accompagné on les possibilités du systeme? Ces 85 Db sont bien modestes, et
les cinquante premieres années du cinéma parlant (Academy mono) et puisque la puissance est la, dit ingénument Dolby, il faut bien
le Dolby Digital, concerne la bande-passante, c'est-a-dire le rendu des l'utiliser... Cette charge incombera aux "sons non associatifs", c'est-a­
fréquences. Le systeme mono voyait ses performances s'écrouler a dire "les effets et la musique". On notera la aussi le présupposé : la
partir de 2000 Hz, tandis que le Dolby Digital rend tout de fa90n aussi musique de fosse est mise sur le meme plan que les bruits a effet...
puissante. En matiere de dynamique, le rapport signal-bruit passe de C' est dire si les frontieres entre diégétique et extra-diégétique ne sont
60Db pour le mono a 102 Db pour le Dolby Digital: lorsqu' on sait plus ce qu'elles étaient (le septieme canal du DTS-ES est d'ailleurs
que l' échelle des Db est logarithmique (et non linéaire), on mesure prévu pour piloter éventuellement des lasers et des stroboscopes).
mieux le bond dynamique... Une autre différence concerne l'idéologie Dolby s'en rend compte : la fa90n meme de raconter une histoire a
meme qui a présidé a la mise au point des machines. Alors que les changé (<< In addition, the style of many mo vies has changed»).
premiers systemes numériques sont codés linéairement, c'est-a-dire D'ailleurs le mot d'histoire s'efface au profit de "ride": « The ride­
con9us en fonction du stimulus, les derniers-nés sont codés ..... ' movie is now commonplace from Hollywood» - rappelons que le
fonction du percept. Toutes les informations sonores ne sont pas terme de ride vaut pour les tours de manege, les balades a cheval ou a
traitées a égalité, mais adaptées aux particularités de notre audition. moto, les jeux vidéo entierement composés d 'impressions de
Argument, une fois de plus, maximiser l'effet. Par exemple, le rravellings avants... Il n 'y a plus cette alternance de séquences de
systeme Coherent Acoustics de chez DTS profite de l'effet de masque poursuite alternant avec des pauses - la poursuite démarre maintenant
et des faiblesses de I'oreille humaine dans certaines fréquences pour au début de la premiere bobine (the beginning of reel one) et cesse a
augmenter le taux d'échantillonnage de ce que I'auditeur est supposé la fin du film (1'expression « cut-to-the-chase » n 'a plus aucun sens,
percevoir, tandis que ce qu'il est censé ne pas percevoir est remarque Dolby).
échantillonné avec une qualité téléphonique. Est-ce que les films sont trop forts ? se demande in fine Dolby
A l'intérieur de la salle, maintenant, Dolby recommande de régler dans un long article. Une série de tests ne montre qu 'une "erreur" :
la puissance de la ribambelle des hauts-parleurs a une somme de partant du dialogue standard a 85 Db, la quatrieme bobine de Shine
85Db sur un dialogue en plan rapproché (on note au passage le pré­ (1996) s'offre une pointe (peak) a 110 Db... (Pas tres loin du danger
de dommage corporel, a ceci pres que le temps d'exposition est tres
sites de son numérique. THX milite par ailleurs pour la liquidation de la vieille bref). Ce qui est trop fort, ce sont les bandes-annonces (trailers) et
pellicule au profit du e-cinema (projection eidographique d 'images stockées sous aussi (habitude européenne, signale Dolby) les spots publicitaires
fonne numérique, inaugurée commercialement aux USA avec Star wars episode 1 avant le film (commercials). L'article démontre qu'un ingénieur du
et en France avec Toy Slory 2). Ce que l' on perd en grain et en contraste serait
compensé par le gain en terme de stabilité de I'image, sans parlende I'absence
son qui mixerait uniquement, quatre heures par jour, des bandes­
d'usure... Le discours quantitatif est le meme: les informations relatives au son annonces au volume ou elles sont diffusées en salle aurait perdu un
occupent moins d'un dixieme des bits d'un e-film, mais "I'impact du sonore pendant tiers de son audition au bout de 25 ans d'exercice. Dolby déplore que
la projection excede largement cette portion congrue"... le double réglage (baisser la dynamique avant le film) ne soit jamais
301Standardisé de nos jours al: 2,39. Du strict point de vue du degré d'iconicité, pratiqué dans les salles - ou d'ailleurs il y a de moins en moins de
ce fonnat est meilleur puisque les photogrammes anamorphosés occupent toute la projectionnistes en chair et en os...
place disponible sur la pellicule, ce qui n'est pas le cas du fonnat cinéma standard,
1 : 1,85 (35% de la pellicule reste noire; or 80% des films américains, déplore
Dolby, sont toumés de cette fa¡,:on).
292 293
La contradiction réalisme/effets pour parler de 1'introduction du THX dans les foyers va elle aussi
dans le meme sens : «La meilleure chose qui soit arrivée au Home
L'une des raisons pour lesquelles la quadriphonie domestique a Cinema depuis l'invention du pop-com micro-ondable ». C'est une
échoué au début des années 70, dit-on chez Dolby, est que activité sciemment extra-diégétique (manger) qui figure le deuxieme
l'exemplification technique n'a pas fonctionné: le systeme n'a pas terme - et s'il y a la une pointe d'ironie, THX n'en a cure. Rob
momré au consommateur de quoi il était capable. Le but du systeme Cohen, réalisateur de Daylight, loue dans le meme ordre d'idées les
surround est d' « augmenter 1'expérience de vision» (lo enhance the proportions colossales (mammoth proportions) des grondements et
viewing experience): la formule est parlante, mais fioue ­ explosions de son film, toutes choses qui lui ont permis de « re-créer
l'augmenter de quelle fa90n? «La tache de la bande-son est d'aider la réalité et le suspense que 1'image visuelle demandait»: mais
le spectateur a se perdre dans le film », dit Gary Rydstrom, ingénieur "réalité" et "proportions mammouth" vont-elles de pair ?
THX en chef: get lost in the movie, l'expression est jolie, se fondre La profession de foi, chez DTS, consiste de meme a dire au
dedans, s'y oublier, mais toujours aussi fioue. L'immersion doit-elle public: «Écoutez, et soyez époustoufié» (listen and be amazed).
etre eflective ou symbolique ? Mais époustoufié par quoi ? DTS se réclame, comme les autres, a la
Dolby assume la contradiction : ainsi le surround a trois canaux fois du "moment de détente" que constitue la séance (the
«augmente-t-il 1'impression de profondeur, la localisation et par­ entertainment experience), et de la propension du dispositif a
dessus tout le réalisme ». Or il a été montré maintes fois par engendrer des doubles exacts du monde réel (the sonic realism). La
théoriciens et critiques (Claude Bailblé 1'explique fort bien) que la contradiction est a son comble dans la phrase suivante, a propos du
localisation des sources résultantes entre la plupart du temps en DTS-ES:
concurrence avec les informations données par 1'image, qui n'est pas « Le spectateur est propulsé en plein milieu de l' action, ainsi il
limitée, elle, dans ses hors-champs contigus. La localisation d'un son sent les événements advenir tout autour de lui. Oil donc est l'action ?
résultant agauche, derriere ou a droite, va forcément contre 1'illusion Au milieu de la salle ou dans la profondeur illusoire du champ
diégétique. diégétique co-construit par l'image a l'écran et les habitudes de vision
Le systeme 7 canaux Dolby Digital Surround-EX (<< standard du spectateur?» «Aller au cinéma aujourd'hui est plus excitant et
sonore le plus rapidement adopté de toute 1'histoire du cinéma », captivant que jamais, en grande partie a cause du son », proclame
proclame le site Dolby), est « davantage comme la vraie vie » (more Dolby.
like real l(le). A la fois parce qu'il rend les effets "plus gros", les
Mais il y a deux manieres pour le film d'etre "captivant" (involving) :
mouvements sonores sur les cótés "plus effectifs" et le couple
faire travailler le spectateur al' élaboration d'une narration diégétisée
atmospheres-musique "plus stable". On retrouve la nouvelle
par inférences successives, ou 1'inclure (involve) dans le systeme
conception du diégétique, avec la promotion d'effets que 1'on
comme cible résonnante.
considérait jadis comme genants (l' effet de coulisse dans les sons tres
latéralisés) et le couplage d' éléments de l' expression dispa\ates (les
Cette idéologie du son numérique multipistes est essentiellement
atmospheres étaient censées émaner de la scene 3Ü2 , pas la musique de
américaine, étant donné que le pionnier fran9ais LC-Concept a été
fosse). La comparaison qui vient sous la plume du joumaliste choisi
balayé par les géants et que le japonais SDDS (Sony Co.) représente
moins de 10 % du marché. Lorsque le site Dolby fait 1'historique du
302Dolby en donne d'ailleurs la définition sllivante : « Sons d'arriere-plan a filible multipistes au cinéma, on ne sera pas surpris de l' absence du nom
niveau, comrne le vent ou le bruit du trafic urbain, qlli ajoutent a la réalité de la d' Abel Gance; tous les inventeurs y sont américains... Cette
scene ».
294 295

L ~~~ fOS ~Ó-V\,,-~') ) '.

~D~ ~ Pbl-{ r kJ a

hégémonie, en vertu de la logique du marché global, s'étend non a ses Mythologies (1 er tome des reuvres completes, p. 715), avait
seulement a tous les pays mais a tous les médias impliquant le sonore. pourtant fustigé en son temps ce «mécanisme petit-bourgeois » qui
La spatialisation et l'invasion de canaux passent peu a peu de la salle « réduit toute qualité a une quantité »...
de cinéma au salon, via la TV et la chaine hi-fi (le Super Audio CD,
appelé aussi DVD-Audio-Disc, est porteur d'un vent d'espoir chez les
géants du son numérique ; glorious multichannel audio, dit-on chez
Dolby !), 11 s'agit d'une révolution industrielle dans le sens ou les
industries du sonore (radio, TV, téléphonie, disque, cinéma) avaient
jusque-la travaillé séparément. 11 s'agit aussi d'un changement
d'attitude de réception: le Dolby Digital domestique peut-etre
"personnalisé" par son utilisateur, qui a tout loisir de comprimer la
dynamique de la bande-son, de maniere a baisser les coups de Sources sur internet :
tonnerre et rehausser les chuchotis, ou le simple téléspectateur ne - Site Dolby : <www.dolby.com> ; "Surround sound past, present
disposait que d'une commande de volume. and future : a history of multichannel audio from mag stripe to Dolby
11 s'agit enfin, en ce qui concerne le cinéma, d'un changement de Digital" (anonyme) ; "Screen size : the impact on picture and sound"
régime de consommation. Alors que les vingt premieres années du (loan Allen, Vice-Président Dolby); "Are movies too loud 7"
cinéma ont été, pour reprendre la terminologie de Noel Burch, le (conférence de mars 1997, meme auteur).
temps du passage de la confrontation exhibitionniste a l'absorption - Site DTS (Digital Theater System, inauguré en 1993 avec
diégétique, la tendance est susceptible de s'inverser doucement, avec Jurassic Park): <www.dtsonline.com>; "An overview of the
une forme nouvelle de confrontation exhibitionniste oscillant entre Coherent Acoustics coding system" (Mike Smyth, juin 1999).
I'exemplification technique (écoutez ce superbe systeme f... the Site Large Format Cinema Association :
audience is listening THX sound. .. ) et la transformation de l' auditoire <http://www.LFCA.org>
en cibles résonnantes. Combinée a I'obsession quantitative, pareille - Site SDDS (Sony Dynamic Digital Sound, inauguré en Jum
confusion a propos du lieu du film mene a cette croyance infondée 1993 avec Last action hero) : <www.sdds.com>
selon laquelle le nombre d'effets de manche sonores détermine - Site THX (systeme de la Lucasfilm Ud, inauguré en 1983 avec
mathématiquement l'effet affectif sur le spectateur. Mel Gibson, Le retour du Jedi) : <www.thx.com>
interrogé par DTS a propos de Braveheart dit ainsi que « la bande­
son, brillante, insuffle vie aux images et ajoute du poids émotionnel
au drame »... Le plus navrant ici est que ce discours commercial est
majoritaire dans I'espace public, par dela la sphere économique.
L'idée que le volume, la spatialisation et la propreté extr~rdinaire
des sons numériques multipistes puisse ajouter du "poids émotionnel"
est colportée, meme, dans un journal comme Le Monde. A propos
d'un nouveau gadget de spatialisation, le journaliste y écrit sans
sourciller : « Les films d'horreur devraient provoquer plus de frissons.
La science-fiction, plus de sensations fortes. L'eau de rose, plus de
larmes» (24 janvier 2001, p. 27). Roland Barthes, dans un addendum

296 297
Maxime Scheinfeigel, Maitre de Conférences, Université de
TABLE DES MATIERES
Montpellier.

Mari.;-C1aude Taranger, Professeur, Université de Provence.


Présentation 7

Jean-Philippe Trias, Rédacteur en chef de la revue Cinergon.


10 Approches esthétiques

Daniel Weyl, Enseignant, Rédacteur de la revue Éclipses.


Gilles Mouellic
i Quatre minutes d' Ji bout de soujjle: n.ais~nc.e...dll.".s:onimag?.~~~~!l.
: Jean-Luc Godard 17

Didier Coureau
Godard neuf zéro. Vagues sonores de la complexité
esthétique 27

Thierry Mil/et
D'une écoute, I'autre 39

Maxime Scheinfeigel
Quand les voix s'en melent.. 53

Véronique Campan
L'expérience sonore du sublime 65

Jean-Philippe Trias
L'envers du son 79

20 Analyses

Elizabeth De Cacqueray
\ Expérimentations cinématographiques et sonores dans le cmema
britannique des années trente 91

Marie-Claude Taranger
Le son au miroir de la transgression: lel(ons de syntaxe chez Luis

Bunuel. 105

300 301

Aurélio Savini
Le labyrinthe sonore de 1'Enjance d 'Ivan: analyse du pré­ (Didier Huvelle
générique 121 Combinaisons audiovisuelles dans le film de diégese 247

Daniel Weyl Claude Bailblé


Le son dans Le Sacr(fice.. '" .. , 131 Comment l'entendez-vous ? 257

Guy Astic Rémi Adjiman


Résonance par-dela les résonances. La dislocati.on sonore dans les Les variations d'induction de sens dans l'expérience
films de John Woo 149 cinématographique de Lost Highway .273

3° Son et arts plastiques Laurent Jullier


Ask for More! Le discours quantitatif chez les géants du son
Loig Le Bihan nUlnérique , 289
Écouter l'image. Influences de l'écoute sur le regard dans quelques
films de Bill Viola 167

Sylvie Coellier
Dubbing, Pierre Huyghe, 1996 179

Pierre Arbus
Vers la totalité esthétique du fragment Oo • • • • • • 191

4° Approches historiques

Giu!'JY Pisano
Les relations entre son et image avant le cinéma parlant: état des
recherches 207

Martin Barnier
Le son fran<;:ais en Amérique (1929-1935) ~ 219

SO Réception

Dominique Nasta
Embrayeurs auditifs d'émotion et réception spectatorielle : le cas des
films de l'Est européen a l'époque du Dégel. .233

302 303

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