Vous êtes sur la page 1sur 10

1

Marie-Hélène Congourdeau
Nicolas Cabasilas et le Palamisme
(dans A. Rigo, ed., Gregorio Palamas e oltre. Studi e documenti sulle controversie teologiche del XIV secolo
bizantino, Orientalia Venetiana XVI, Florence 2004, p. 191-210)

Peu d’études sur Nicolas Cabasilas laissent de côté l’énigme de ses relations avec Grégoire
Palamas et le palamisme. Cabasilas, engagé dans le siècle (il fut conseiller de l’empereur Jean
VI Cantacuzène), semble avoir, sa vie durant, côtoyé la querelle palamite sans qu’on puisse
déterminer comment il se situe par rapport à elle, si bien qu’on a pu le définir aussi bien
comme palamite que comme antipalamite.
Nicolas Cabasilas, né entre 1319 et 1322 à Thessalonique, fut conseiller de Jean VI
Cantacuzène, avec son ami Dèmètrios Kydonès. L’un de ses premiers actes publics fut
d’accompagner Grégoire Palamas, nommé évêque de Thessalonique à l’automne 1347, dans
sa ville épiscopale ; comme les zélotes, qui tenaient la ville, refusaient d’accueillir leur
évêque, Cabasilas le suivit au mont Athos où il demeura un an. De retour à Constantinople, il
s’impliqua dans la vie sociale en prenant parti contre la pratique de l’usure, tout en restant en
relation aussi bien avec l’empereur Jean VI qu’avec Anne de Savoie, veuve d’Andronic III et
mère de Jean V que Jean VI avait écarté. En 1354, il quitta la scène politique avec la
démission de Jean VI et le retour de Jean V. Il passa le reste de sa vie dans la retraite,
rédigeant des homélies et des traités spirituels dont les plus importants sont l’Explication de la
Divine Liturgie et la Vie en Christ. Si la cordialité de ses relations personnelles avec Grégoire
Palamas et d’éminents palamites est indubitable, et si ses traités sont tout imprégnés de la
tradition hésychaste, on doit constater qu’il eut également des rapports très amicaux avec des
adversaires de la théologie palamite (comme les frères Kydonès) et qu’on ne trouve dans ses
œuvres aucune trace des thèmes principaux de la querelle (comme la lumière thaborique ou la
distinction entre essence et énergies divines). Les historiens se sont donc divisés sur cette
question. Nous ferons le bilan de la recherche sur ce point, avant de reprendre les principaux
dossiers, en accordant une sorte de préséance aux éléments proprement biographiques, car ils
peuvent éclairer ce que laissent dans l’ombre les simples mises en parallèle de la doctrine de
Cabasilas avec la théologie palamite.
Palamite ou antipalamite ? Etat de la question
Dans le titre de sa communication au Congrès de Thessalonique de 1984, B. Pseutogkas pose
la question : « Nicolas Cabasilas était-il hésychaste ou anti-hésychaste ? »1. Nous la posons à
notre tour, sous une forme légèrement différente : « Nicolas Cabasilas était-il palamite ou
antipalamite ? »
Pour un certain nombre de chercheurs, le palamisme de Nicolas Cabasilas ne fait pas de
doutes. En 1949, B. Tatakis le qualifie de « fervent palamite », tout en reconnaissant que ses
ouvrages ne portent aucune trace de la théologie du même nom2. Myrrha Lot-Borodine n’est
pas d’un avis différent3. Les travaux de J. Meyendorff, qui permettent une appréhension plus
rigoureuse de Grégoire Palamas, apportent précisions et nuances. Mais pour ce chercheur, le
lien entre Cabasilas et Palamas n’est pas contestable. Selon lui, Cabasilas ne fait que

1
. B. Pseutogkas, ˆQ O§≤∑≥`∑» L`x`«§≥`» ä…`µ ä« ¤`«…ä» ê `µ…§ä« ¤`«…ä»; Actes du
Congrès Théologique en l’honneur de Nicolas Cabasilas Chamaetos, sous la présidence du
métropolite de Thessalonique Panteleimon II, Thessalonique, 1984.
2
. B. Tatakis, La philosophie byzantine, Paris, 1949, p. 277-281.
3
. M. Lot-Borodine, Un maître de la spiritualité byzantine au XIVe s., Nicolas Cabasilas,
Paris, 1958, p. 2 : « A ce mouvement … Nicolas Cabasilas adhéra pleinement ; il y prit même
part en tant que polémiste. »
2

développer les Triades de Palamas, et la Vie en Christ est un « manifeste palamite »4.
Conscient des difficultés que ces assertions pouvaient rencontrer, puisque Cabasilas prend la
défense de la connaissance profane que Palamas semble condamner, J. Meyendorff s’employa
par la suite à relativiser l’opposition, jugée purement circonstancielle, des palamites à
l’humanisme5. Cette position, qui donne droit de cité à un humanisme palamite, fut
développée récemment par C. Tsirpanlis qui en 1997 qualifie précisément Cabasilas de
« notable Palamite humanist » 6.
Le palamisme de Cabasilas ne pose pas non plus vraiment question pour D. Nicol7 ou G. T.
Dennis8. D’autres chercheurs, tout en classant Cabasilas parmi les membres du parti palamite,
soulignent cependant la discrétion de cet engagement : ainsi, B. Bobrinskoy9, A.
Angelopoulos10, H. Müller-Asshoff11, Angela Hero12.
Plus récemment, est apparue parmi les spécialistes de cette période une tendance à prendre le
contre-pied de ces opinions devenues traditionnelles, et à ranger Nicolas Cabasilas parmi les
antipalamites. Ce renversement s’appuie essentiellement sur l’attachement de Cabasilas aux
études profanes. I. Polemis fut un des premiers à faire remarquer que le traité Contre ceux qui
disent vaine la sagesse profane13 semble directement dirigé contre les Triades de Palamas14.
Pour H. G. Beck, la mystique eucharistique et l’humanisme de Cabasilas sont à l’opposé de

4
. J. Meyendorff, Humanisme nominaliste et mystique chrétienne à Byzance au XIXe s.,
Nouvelle Revue Théologique 79, 9, Louvain/Paris, 1957, p. 912, repr. VR, 1974, VI ; Idem,
Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, 1959, p. 139 : « La Vie en Jésus-Christ de
Nicolas Cabasilas est donc elle aussi un manifeste palamite solennel, dans la mesure où tout
l’humanisme de la Renaissance affirmait alors que la vie de l’homme était l’homme lui-
même. ». Cf. aussi J. Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, 1959, p.
42 : Nicolas Cabasilas y est qualifié de « palamite humaniste », mais, du moins dans les
débuts de la querelle, il fait partie des « hésitants » (p. 124).
5
. J. Meyendorff, Society and Culture in the XIVth c. Religious problems, Actes du XIVe
Congrès International des Etudes Byzantines, Bucarest, 1971, repr. VR, 1974, VIII.
6
. C. Tsirpanlis, Byzantine Humanism and Hesychasm in the 13th and 14th c : Synthesis or
Antithesis, Reformation or Revolution ? Gregorios Palamas 80,1997, p. 309-22.
7
D. Nicol, The Byzantine Church and Hellenic Learning, Studies in church history 5, 1969,
23-57, repr. in VR, 1972, XII : « a convinced Palamite theologian in the full tradition of
Byzantine mysticism ».
8
. G. T. Dennis, Nicholas Cabasilas Chamaetos and his Discourse on Abuses committed by
Authorities against sacred Things, Byzantine Studies/ Etudes byzantines 5, 1978, repr. VR,
1982, XI : « He was staunchly Orthodox and pro-Palamite ». Le même chercheur, dans
l’édition de la correspondance de Manuel l I, tout en rangeant Cabasilas dans le parti
palamite, reconnaît cependant que l’étendue de son engagement dans la querelle demeure une
question ouverte (Letters of Manuel Palaeologus, CFHB 8, Washington, 1977, p. xxxii).
9
. B. Bobrinskoy, Nicolas Cabasilas et la spiritualité hésychaste, La pensée orthodoxe 12,
1966, p. 21-42
10
. A. Angelopoulos, O§≤∑≥c∑» L`xc«§≥`» Y`¥`|…∫». ˆH G›é ≤`® …ª ǃz∑µ `À…∑◊,
Thessalonique, 1970. Nicolas Cabasilas se serait rallié au palamisme triomphant, tout en
cherchant à le concilier avec le courant humaniste.
11
. H. Müller-Asshoff, Beobachtungen an den Hauptschriften des Gregorios Palamas und
Nikolaos Kabasilas, BZ 70, 1977, p. 22-41 : Cabasilas souhaitait corriger certaines idées de
Palamas avec lesquelles il était en désaccord.
12
. Angela C. Hero, Letters of Gregory Akindynos. Greek Text and English Translation,
CFHB 21, Dumbarton Oaks Texts 7, Washington, 1983 : l’engagement de Cabasilas dans le
camp palamite est tardif.
13
. Ed. A. Angelopoulos, O§≤∑≥c∑» L`xc«§≥`» Y`¥`|…∫»…, p. 111-113.
14
. I. Polemis, Notes on a short treatise of Nicolas Cabasilas, REB 51, 1993, p. 155-160. Le
traité de Cabasilas répond à une série d’arguments contre la science profane, dont I. Polemis
montre qu’ils sont directement tirés des Triades.
3

l’hésychasme, qui est centré sur la contemplation et le retrait du monde15. Cette opinion,
reprise par M. Klimenko16, est documentée par J. A. Demetrakopoulos qui analyse
l’aristotélisme de Nicolas Cabasilas, aussi étranger à l’anti-intellectualisme des hésychastes
qu’à l’humanisme platonisant de Nicéphore Grégoras. Plus que de Palamas ou des
humanistes byzantins, c’est de Thomas d’Aquin que Cabasilas serait à rapprocher17.
Entre ces deux extrêmes, de nombreux chercheurs s’efforcent d’expliquer que Cabasilas peut
être qualifié d’hésychaste sans adhérer toutefois à la théologie palamite ( c’était déjà le
jugement de G. Horn en 192218), ou plus simplement sans s’impliquer dans la querelle (ainsi,
B. Tsirpanlis19, R. Sinkewicz20, J. Spiteris21). Pour P. Nellas22 et J. Gouillard23, la personnalité
de Cabasilas dépasse tellement la querelle palamite que la question n’a pas même de sens.
Cabasilas serait donc un hésychaste non palamite : position que nous avons nous-même
soutenue dans notre édition de la Vie en Christ24. B. Pseutogkas, qui avait fourni les termes de
la question au début de cet exposé, souligne l’indépendance d’esprit de Cabasilas qui, malgré
les pressions exercées des deux côtés, refusa de prendre parti, fidèle en cela à son caractère
foncièrement irénique qui s’exprime dans son œuvre.

Humanisme et palamisme
Puisque les prises de position de Cabasilas en faveur de la sagesse profane sont l’argument-
clé de ceux qui le rangent dans le camp des adversaires de Palamas, il nous faut reprendre le
dossier des relations entre l’humanisme et le palamisme. Depuis les travaux de J. Meyendorff,
la place de l’anti-intellectualisme dans la pensée de Palamas a été fortement relativisée.
Contrairement à certains de ses partisans, ou des moines dont il prend la défense, Grégoire
Palamas a fait des études classiques et rappelle volontiers l’estime où le tenait son maître,
l’humaniste Théodore Métochites25 ; on ne saurait oublier l’épisode, antérieur à la querelle,
qui le montre faisant don à Grégoire Akindynos d’un volume d’astronomie rédigé par

15
. H. G. Beck, Das byzantinische Jahrtausend, München, 1994, p. 203.
16
. M. Klimenko, On the Divine Liturgy. Nicholas Cabasilas, and his Commentary, Diakonia
29, 1996.
17
. J. A. Demetrakopoulos, Nicholas Cabasilas’Quaestio de Rationis Valore : an Anti-
palamite Defence of secular Wisdom, Byzantina 19,1998, 53-93. On aura remarqué la
présence de l’adjectif « anti-palamite » dans ce titre.
18
. G. Horn, La Vie en Christ de Nicolas Cabasilas, Revue d’ascétique et de mystique, 1922.
Pour I. Sevcenko, le problème vient de ce que Cabasilas, qui n’était pas palamite, fut
considéré comme tel par les palamites : Nicolaus Cabasilas correspondance, BZ 47, 1954, p.
52 s.
19
. C. Tsirpanlis, The Career and Writings of Nicolas Cabasilas, Byz. 49, 1979, p. 423.
20
. R. Sinkewicz, Christian theology and the Renewal of Philosophical and Scientific Studies
in the Early XIVth c. The Capita 150 of Gregory Palamas, Mediaeval Studies 48 (1986), p.
334-351. Pour cet auteur, tout ce que l’on peut dire est qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre
la pensée de Palamas et celle de Cabasilas (en particulier, il partage le point de vue de J.
Meyendorff, qu’on ne saurait réduire Palamas à l’anti-intellectualisme circonstanciel des
Triades).
21
. J. Spiteris, Cabasilas : teologo e mistico bizantino, Rome, 1996.
22
. P. Nellas, O§≤∫≥`∑» π L`xc«§≥`», Jƒä«≤|…§≤é ≤`® ıH¢§≤é ıFz≤ ≤≥∑√`§{|ß` 12, 1968,
col. 830-857 : Cabasilas ne s’identifie pas au courant hésychaste ; en fait, il s’inscrit dans la
grande tradition orthodoxe et récapitule tous les courants spirituels de son époque, tout en
étant plus proche, par son hésychasme « dans le siècle », de l’école de Grégoire le Sinaïte que
de celle de Grégoire Palamas.
23
. J. Gouillard, L’autoportrait d’un sage du XIVe s., Actes du XIVe Congrès International
des Etudes Byzantines, Bucarest, 1971, repr. VR, 1981, XVI.
24
. Nicolas Cabasilas, La vie en Christ, I, SC 355, Paris, 1989, p. 22-25.
25
. Cf. J. Meyendorff, Society and Culture in the XIVth c. …
4

Nicéphore Grégoras26. Ce n’est pas la sagesse profane en tant que telle qui se voit attaquée par
Palamas, mais la place que lui donne Barlaam dans la querelle initiale qu’ils soutinrent à
propos de la connaissance de Dieu, entre 1334 et 1338.
On peut sommairement résumer ainsi la position de Barlaam : la raison est la seule voie de
connaissance pour l’homme ; or les philosophes antiques, qui étaient éclairés par Dieu, nous
ont appris qu’elle est incapable de connaître Dieu. C’est la source, chez Barlaam, d’un
apophatisme total concernant Dieu, et les syllogismes (ou raisonnements apodictiques) que
Palamas prétend utiliser dans la controverse avec les Latins lui paraissent complètement hors
de propos27.
A cet apophatisme, qu’il assimile à un agnosticisme, Palamas oppose la révélation et
l’incarnation, qui donnent à la raison humaine un accès à Dieu, à condition qu’elle s’appuie
non sur les philosophes mais sur les Pères. L’expérience spirituelle donne également une
connaissance réelle de Dieu (c’est l’amorce de la suite de la querelle entre les deux hommes,
qui concernera les moines hésychastes). Dans ses Triades, Palamas définit ce qu’est pour lui
le statut de la sagesse profane : « La chair des serpents nous est utile si on les tue, si on les
dissèque, si on les prépare et si on s’en sert avec discernement comme d’un remède contre
leurs propres morsures »28. La sagesse profane n’est donc utile que si on la dénature, mais en
tout état de cause les moines peuvent se passer d’elle pour atteindre la perfection. Dans ses
150 Capita, Grégoire précisera le rôle qu’il reconnaît à la sagesse profane : une simple
propédeutique29.
Comment se situe Cabasilas par rapport à cette querelle qui, rappelons-le, se déroula lorsqu’il
était adolescent30 ? On sait que les disciplines profanes l’ont toujours passionné, dans la
tradition des humanistes qui florissaient à la cour d’Andronic II. On lui doit en particulier des
œuvres mathématiques et astronomiques31. Mais il prit aussi explicitement la défense de la
sagesse profane contre les attaques du parti anti-intellectualiste.
En 1348, de retour d’un séjour d’un an au mont Athos, où il accompagnait Grégoire Palamas,
il reçoit une lettre de son compatriote thessalonicien Synadènos, qui lui demande son avis sur
la possibilité, revendiquée par les ascètes, d’atteindre la perfection sans la sagesse profane. On
reconnaît là une des idées développées par Palamas dans sa première Triade32. La question
continuait donc, dix ans après, à émouvoir les passions. Dans sa réponse, qui contredit
nettement la position défendue par Palamas, Cabasilas utilise une argumentation
aristotélicienne : les hommes qui ont en puissance la faculté d’acquérir la sagesse profane
doivent l’actualiser, sinon ils sont des êtres imparfaits ; autre argument : ceux qui ne
possèdent pas la sagesse profane ont besoin d’être enseignés, donc ils ne sont pas parfaits33. Il
n’est pas invraisemblable de supposer que Cabasilas avait été agacé, lors de son récent séjour

26
. Cf. J. S. Nadal, Gregorii Acindyni Refutationes duae operis Gregorii Palamae CVI
Titulus Dialogus inter Orthodoxum et Baraamitam, CCSG 31, 1995, Introduction.
27
. Sur la querelle entre Barlaam et Palamas autour de la connaissance de Dieu, cf. J.
Meyendorff, Les débuts de la controverse hésychaste, Byz XXIII, 1953, p. 87-120, repr. VR,
1974, I.
28
. Triade I, 1.
29
. Ed. Sinkewicz, Saint Gregory Palamas. The One Hundred and Fifty Chapters, Toronto,
1988. Cf. R. Sinkewicz, S. Gregory Palamas and the Doctine of God’s Image in Man
according to the Capita 150, Theologia 57, 1986, p. 857-81.
30
. Nous gardons la chronologie que nous avions adoptée dans notre édition de la Vie en
Christ, qui fait naître Nicolas Cabasilas entre 119 et 1323.
31
. Cf. Ch.Papageorgiu, Nä ¢|∑≥∑z§≤|« «√∑ {|« `§ |ƒz` O§≤∑≥`∑ L`x`«§≥` |√§ D|›¥|…ƒ§`»,
X «§≤ä» ≤`§ A«…ƒ∑µ∑¥§`», Gregorios Palamas 68 (1985), p. 208-36.
32
. Grégoire Palamas, Triade I, 1 : de l’avis de ses adversaires, « ceux qui ne possèdent pas de
connaissance scientifique sont des ignorants et des êtres imparfaits. » (c’est nous qui
soulignons).
33
. Cf. l’analyse de cette lettre par R.Sinkewicz, Christian theology and the Renewal …
5

au mont Athos, par les excès anti-intellectualistes de certains moines de la Sainte Montagne,
ce qui expliquerait la fermeté de sa réfutation.
Cette lettre ne doit cependant pas être considérée sans plus comme une œuvre de
circonstance. Sept ans plus tard, en 1355, Nicolas Cabasilas récidive de façon plus décisive,
en publiant un traité qu’il intitule Contre ceux qui disent vaine la sagesse profane. L’analyse
de I. Polemis, reprise et développée par J. A. Demetrakopoulos, a démontré que ce traité est
dirigé, lui aussi, contre les Triades de Grégoire Palamas, dont il reprend parfois presque terme
à terme les arguments, avant de les réfuter. Cabasilas y exprime un aristotélisme de forme
(argumentation dialectique) et de fond (anthropologie évoquant l’Ethique à Nicomaque)34.
Si l’on considère le contexte dans lequel Cabasilas écrivit ce traité, on constate qu’il y a là
plus qu’un écrit de circonstance. Il vient de se retirer de la vie publique, avec la démission de
Jean VI. Dèmètrios Kydonès, de son côté, vient d’achever, à la Noël 1354, la traduction de la
Summa contra Gentiles de Thomas d’Aquin, et entreprend alors celle de la Summa
Theologica. Ces traductions sont depuis plusieurs années l’objet de discussions dans les
cercles intellectuels qui se rassemblaient autour de Jean VI, et que fréquentait Cabasilas. D’un
autre côté, le palamisme est en passe de devenir la doctrine officielle de l’Eglise orthodoxe
(ce sera définitif avec la canonisation de Grégoire Palamas en 1368) ; les patriarches qui se
succèdent, même s’ils sont en rivalité, notamment pour des raisons politiques, sont de toutes
façons des palamites convaincus. On peut donc voir dans ce traité une tentative, de la part de
Cabasilas, de défendre une certaine façon d’être un chrétien humaniste, qui lui semblait
menacée par la doctrine au pouvoir.
Entre palamisme et humanisme, Cabasilas a clairement choisi son camp, contrairement aux
apparences. Des études de J. Gouillard (sur les deux derniers livres de la Vie en Christ) et de
J. A. Demetrakopoulos (sur le traité contre les ennemis de la sagesse profane) se dégage une
image assez convergente de la « philosophie de la vie » de Cabasilas, même si J. Gouillard
insiste sur ses aspects stoïciens et J. A. Demetrakopoulos sur ses aspects aristotéliciens. En
tout état de cause, il s’agit « d’articuler l’analyse philosophique et la morale évangélique »35,
de rechercher un « humanisme chrétien » qui fasse la « synthèse entre Aristote et le
christianisme »36 : Cet idéal nous conduit plus près de Thomas d’Aquin que de Nicéphore
l’Hésychaste.
La théologie spirituelle de Nicolas Cabasilas
On ne peut cependant focaliser l’étude sur deux écrits somme toute mineurs. Les grandes
œuvres théologiques de Cabasilas sont l’Explication de la Divine Liturgie et la Vie en Christ,
et ce sont ces œuvres qui l’ont fait classer parmi les partisans de Palamas. C’est donc là qu’il
s’agit de rechercher les convergences et les divergences entre les deux théologiens. Nous le
ferons principalement à partir de la Vie en Christ, l’Explication étant plus technique et offrant
moins de thèmes propres à cette recherche.
Convergences
Bien que Cabasilas s’oppose assez nettement à certaines idées exprimées dans les Triades, on
trouve cependant dans ces traités quelques terrains de rencontre. Ainsi, contre les sarcasmes
de Barlaam sur les pratiques des moines hésychastes, Palamas défend la dignité du corps
humain, capable de recevoir la grâce et de communier avec Dieu ; Cabasilas le rejoint sur ce
point, en vertu de l’incarnation du Verbe qui « s’est fondu (au corps humain) plus intimement
que toute cohésion naturelle »37. C’est d’ailleurs la centralité du mystère de l’incarnation qui
34
. L’analyse de J. A. Demetrakopoulos rapproche la pensée de Cabasilas de celle d’Aristote ;
celle de Polemis invoque plutôt la structure des traités de Thomas d’Aquin, que Cabasilas a
pu connaître par son ami d’enfance Dèmètrios Kydonès.
35
. J. Gouillard, Autoportrait …
36
. J. A. Demetrakopoulos, Nicholas Cabasilas’Quaestio…
37
. Triade I, 2 ; Vie en Christ VI, 2.
6

constitue la plus forte convergence entre les deux théologiens. Certains développements des
Triades sur l’union du Christ à l’humanité en général, mais aussi, par l’eucharistie, aux
diverses hypostases humaines, annoncent les passages les plus caractéristiques de la Vie en
Christ38.
Mais c’est surtout dans les Homélies de Grégoire Palamas que l’on discerne la plus grande
proximité avec la Vie en Christ. On y retrouve l’union intime entre le Christ et le croyant,
grâce à l’eucharistie qui les rend con-corporels39 ; le thème des mystères qui actualisent pour
chaque croyant la Rédemption obtenue par le Crucifié pour l’ensemble de l’humanité40 ;
l’insistance sur la divinité de celui qui donne son corps et son sang en nourriture41 ; la
nécessité pour l’homme de coopérer à la grâce42.
Bien sûr, c’est le thème de la prière qui montre le mieux la proximité des deux théologiens. La
plus grande partie des Triades se présente comme une apologie de la prière hésychaste. Or les
principaux aspects de cette tradition spirituelle (recueillement, souvenir de Dieu, continuité de
la méditation, relation très affective avec le Christ, rôle central du cœur, et jusqu’à la formule
de la « prière de Jésus ») sont développés par Cabasilas43, ce qui a amené certains historiens à
penser qu’il se montrait ainsi fidèle disciple de Palamas.
Mais à la réflexion, si la plupart de ces thèmes se retrouvent sous la plume de Palamas, aucun
ne lui est propre. Il s’agit de l’enseignement traditionnel de la mouvance hésychaste, tel qu’il
était déjà réinterprété, en fonction du réalisme eucharistique d’un Jean Chrysostome, par
Syméon le Nouveau Théologien. Il n’y a rien là de proprement palamite, ce qui nous conduit
à penser que ce qui rapproche Cabasilas de Palamas, c’est justement ce qui n’est pas propre à
Palamas ; ce qu’ils partagent, c’est une tradition commune.
Divergences
A côté de ces convergences, il faut reconnaître, entre ces deux Byzantins, un certain nombre
de divergences. Nous en citerons quelques unes : Palamas, principalement dans ses Triades44,
semble réserver la plénitude de l’expérience spirituelle à une petite élite de moines
hésychastes retirés du monde45. Au contraire, Cabasilas défend un hésychasme dans le siècle,
praticable dans tous les états de vie, et se montre très mordant envers les excentricités de
certains moines et l’hypocrisie de spirituels patentés46.
Alors que Palamas élabore sa distinction entre l’essence et les énergies en Dieu pour rendre
compte de phénomènes mystiques par lesquels des spirituels anticipent la lumière du siècle
38
. « Le Fils de Dieu, dans son incomparable amour pour les hommes, ne s’est pas borné à
unir son Hypostase divine à notre nature, mais … il s’unit … aux hypostases humaines elles-
mêmes, en se confondant lui-même avec chacun des fidèles par la communion à son saint
corps, puisqu’il devient un seul corps avec nous et fait de nous un temple de la divinité tout
entière … » (Triades I, 3). Tout le chapitre IV de la Vie en Christ développe ce thème.
39
. Le terme est employé, dans ce contexte eucharistique, par Palamas (Hom. 56) et par
Cabasilas (Vie en Christ, I, 17). Toute cette homélie de Palamas « sur les saints et terribles
mystères du Christ » a des accents très proches de ceux de Cabasilas.
40
. Palamas, Hom. 5 ; Cabasilas, Vie en Christ, I, 54-59.
41
. Palamas, Hom. 56 ; Cabasilas, Vie en Christ, IV, 20. 26.
42
. Palamas, Hom. 16 ; Cabasilas, Vie en Christ, I, 16 ; VI, 1.
43
. Vie en Christ V, 9; VI, 32. 38. 66. 98 ; VII, 30.
44
. C’est moins net dans ses homélies qui s’adressent au peuple chrétien de Thessalonique. On
peut avancer que ces homélies représentent la pensée la plus personnelle de Palamas, éclipsée
par la polémique autour de l’essence et des énergies. C’est pourquoi nous sommes convaincue
que Cabasilas et Palamas auraient été beaucoup plus proches l’un de l’autre si les nécessités
de la polémique n’avaient poussé le dernier à forcer certains traits de sa pensée dans une
direction où Cabasilas ne le suit pas.
45
. Triades, I, 3 ; II, 1.
46
. Vie en Christ VI, 42 ; VII, 60.
7

futur, Cabasilas insiste à plusieurs reprises sur la séparation entre le monde présent et le
monde futur, comparant la vie présente à celle d’un embryon qui n’a aucune idée de la vie
pour laquelle il se forme pourtant47. Il avance même une phrase très explicite : « : La
contemplation parfaite n’existe pas dans le monde présent. »48
Enfin, alors que Palamas encourage le moine à se contenter de la tradition chrétienne
orthodoxe, Cabasilas offre l’image d’un homme nourri de culture antique et ouvert à la
tradition latine. La Vie en Christ est une synthèse, que l’on peut qualifier d’harmonieuse, entre
la tradition des Pères (au premier rang desquels Jean Chrysostome), la pensée aristotélicienne,
dans sa composante logique et éthique49, et des notions stoïciennes, le plus souvent à travers le
prisme des auteurs patristiques50. D’autre part, la théologie de la rédemption élaborée par
Anselme ne lui est pas inconnue51, de nombreux parallèles peuvent être établis avec
l’Augustin des Confessions52 ou du De beata vita53, et certaines de ses formules ne seraient
pas reniées par Thomas d’Aquin54.
Il est donc difficile de voir en Nicolas Cabasilas un disciple fidèle de Grégoire Palamas,
même si, relevant de la même tradition de spiritualité byzantine, ils partagent évidemment de
nombreux points communs. Tous deux appartiennent au même mouvement de renouveau
spirituel, fondé en grande partie sur la tradition de la prière hésychaste. Mais, comme la
plupart des chercheurs l’avaient déjà noté, on ne trouve chez Cabasilas aucune allusion à ce
qui devint peu à peu le cœur de la théologie palamite : la lumière thaborique et la distinction
entre l’essence et les énergies en Dieu. La pensée de Palamas et celle de Cabasilas
apparaissent comme des ensemble sécants, qui partagent certaines données mais ne se
résument ni l’un ni l’autre à ces données communes.
Un homme dans son siècle
Il nous reste à nous tourner vers la biographie de Cabasilas, pour voir comment, au cours des
décennies, il s’est situé par rapport à la querelle palamite.
Sa formation spirituelle
Natif de Thessalonique, Cabasilas se trouve, dès sa jeunesse, au cœur du renouveau
intellectuel et spirituel de ce XIVe s. Thessalonique, de par sa proximité du mont Athos, en
est un des foyers. C’est à Thessalonique que, vers 1325, Grégoire le Sinaïte et Grégoire
Palamas, se réfugient pour fuir les raids turcs qui menacent la Sainte Montagne. Parmi leurs
compagnons se trouvent Isidore Boucheiras et Kallistos Xanthopoulos. Or c’est très
vraisemblablement dans la mouvance des disciples d’Isidore que Nicolas Cabasilas recevra sa
première formation spirituelle, dans le cadre de ces cercles hésychastes pour laïcs que le futur
patriarche de Constantinople animera dans les années suivantes. Isidore55, disciple et

47
. Vie en Christ II, 63-65 ; cf. I, 1.
48
. Vie en Christ VII, 101.
49
. Vie en Christ II, 11-12. 37. 53-55. Les livres VI et VII, pour leur part, sont influencés par
l’Ethique à Nicomaque.
50
. Vie en Christ VII, 12. 33 . 37. 41. La distinction entre la vraie et la fausse tristesse rappelle
la Lettre d’exil de Jean Chrysostome (SC 103).
51
. Vie en Christ I, 43-53.
52
. Vie en Christ II, 90 ; VII, 60 : le désir humain créé à la mesure de l’amour du Christ et
qui ne peut se contenter que de Lui (cf. Augustin, Confessions I, 1, 1). VII, 66-68 : le Sauveur
nous est plus propre que notre âme (Augustin, ibid.).
53
. Selon J. Gouillard (Autoportrait …), les livres VI et VII sont fortement influencés par ce
texte d’Augustin que Prochôros Kydonès venait de traduire.
54
. Vie en Christ VII, 61 et notre note 19 (SC 361, p. 180-181). J. Gouillard (Autoportrait …)
donne plusieurs références à Thomas d’Aquin.
55
. La jeunesse d’Isidore Boucheiras est connue par la biographie que composa Philothée
Kokkinos.
8

successeur de Gerasimos (lui-même disciple ou didascale de Grégoire le Sinaïte56), se mit


ensuite à l’école de Grégoire le Sinaïte lui-même, qui l’envoya dans le monde enseigner la
prière hésychaste aux laïcs57. C’est manifestement dans cette mouvance d’un hésychasme
ouvert (et non réservé aux milieux monastiques), caractéristique des intuitions de Grégoire le
Sinaïte, de Gérasimos et d’Isidore Boucheiras, que se forma Cabasilas58. Dans sa maturité, il
entretint des relations très proches avec les frères Xanthopouloi, Ignace et Kallistos (lui-même
disciple du Sinaïte et futur patriarche éphémère) ; la fraternité monastique des Xanthopouloi,
où furent copiées les œuvres de Cabasilas, est elle aussi connue pour son ouverture d’esprit,
étant fréquentée par des palamites convaincus (tel au siècle suivant Syméon, futur évêque de
Thessalonique) et des latinophrônes (Manuel Kalekas)59.
Cependant, si le jeune Nicolas se forme auprès des disciples du Sinaïte, il est également
proche de ceux de Palamas, puisque c’est l’un d’entre eux qu’il choisit comme père spirituel :
Dorothée Blatès, futur fondateur du monastère des Vlatadôn60.
Compagnon de Palamas
On sait d’autre part que Nicolas Cabasilas entretint des liens personnels avec Grégoire
Palamas. C’est lui que Jean Cantacuzène charge d’accompagner le nouvel évêque en 1347
(sans doute en qualité de Thessalonicen ayant donné à sa ville natale des gages de fidélité).
Les Thessaloniciens refusant d’ouvrir les portes de leur ville à Palamas, Cabasilas
l’accompagne au mont Athos où il séjourne un an, servant de témoin au procès du
prôtos Niphon, accusé de messalianisme (c’ était aussi l’accusation portée par Barlaam contre
Palamas : il est plausible de voir un lien entre les deux accusations, et Cabasilas se trouve du
côté de la défense). Autre signe des liens personnels entre Cabasilas et Palamas : des années
plus tard (en 1355), Cabasilas prendra la plume pour défendre le théologien contre la
présentation tendancieuse par Nicéphore Grégoras de sa dispute avec lui devant Jean V : cela
nous vaudra le traité Contre les radotages (ou inepties) de Grégoras. Enfin, à la mort de
Palamas, Cabasilas rédigera un épigramme à sa mémoire, comme il l’avait déjà fait pour
Isidore Boucheiras.
La querelle
Si l’on cherche à présent à déterminer son attitude vis-à-vis de la querelle palamite
proprement dite, on constate que sa réputation d’homme sage était déjà bien établie en son
jeune âge. Si l’on s’en tient à la chronologie que nous avons adoptée, il n’a pas plus d’une
vingtaine d’années lorsqu’il est sollicité, des deux côtés, de prendre part à la querelle. C’est
tout d’abord Grégoire Akindynos qui souhaite entamer une correspondance avec lui, peut-être
pour partager ses doutes de plus en plus sérieux devant certaines idées de Palamas61. Puis c’est
David Dishypatos, disciple du Sinaïte mais fidèle de Palamas, qui le presse de prendre parti et

56
. Sur Gerasimos, cf. D . B. Gones, D|ƒ`«§¥∑» T§µ`§…ä», Theologia 53, 1982, 1119-1142.
57
. Sur tout cela, cf. P. Nellas, O§≤∫≥`∑» …
58
. Il ne faudrait cependant pas forcer la différence entre la mouvance de Grégoire le Sinaïte
et celle de Grégoire Palamas : Isidore s’attacha par la suite à Palamas et fut un patriarche
palamite. Un autre palamite, David Dishypatos, était aussi un ancien disciple de Grégoire le
Sinaïte.
59
. Cf. D. Balfour, Politico-Historical Works of Symeon archbischop of Thessalonica
(1416/17-1429), «Wiener Byzantinische Studien » XIII, Vienne, 1979, p. 279 s. ; Idem,
ˆAzß∑ T ¥|›µ aƒ¤§|√§«≤∫√∑ J|««`≥∑µ§≤ï» ıFƒz` J|∑≥∑z§≤`, « Analecta Vlatadôn » 34,
Thessalonique, 1981.
60
. Cf. sa lettre 5 à son père, éd. P. Enepekides, Der Briefwechsel des Mystikers Nikolaos
Kabasilas. Kommentierte Textausgabe, BZ 46, 1953.
61
. Grégoire Akindynos, ep. 14, ed. A. C. Hero, Letters of Gregory Akindynos. Greek Text
and English Translation, CFHB 21, Dumbarton Oaks Texts 7, Washington, 1983.
9

de défendre la position du théologien hésychaste62. Nous ne possédons, dans la


correspondance d’Akindynos comme dans celle de Dishypatos, aucune réponse de Cabasilas à
ces demandes : comme ces deux solliciteurs n’auraient pas manqué de garder précieusement
une telle réponse, ce silence peut être interprété comme un signe que le jeune Cabasilas
refusait alors de s’engager dans cette querelle.
Des prises de position contrastées
Certes, conseiller de Jean Cantacuzène et compagnon de Palamas au mont Athos, Cabasilas
semble facile à classer dans le camp palamite. Mais les quelques prises de position qu’il
adopta montrent une attitude ambivalente. Evoquons-en quelques-unes :
En 1348, c’est la réponse à Synadènos : Cabasilas y défend la sagesse profane en contredisant
certaines assertions de Palamas dans les Triades ; mais deux ans plus tard, il rédige l’éloge
d’Isidore, fidèle de Palamas et patriarche résolument palamite63. En 1355, il écrit son traité
Contre ceux qui disent vaine la sagesse profane où il réfute à nouveau les arguments des
Triades ; mais l’année suivante, il prend la défense de Palamas contre les accusations de
Grégoras, qu’il juge ineptes. La concomitance de ces deux derniers traités montre un homme
qui ne se reconnaît ni dans l’anti-intellectualisme monastique des palamites, ni dans le
platonisme des humanistes du style de Grégoras (lui-même étant plus proche d’une sorte
d’aristotélisme christianisé, qu’on pourrait dire à l’occidentale) ; mais on y voit surtout un
homme de fidélités : fidélité à l’humanisme dont il est nourri, fidélité à un homme dont il a été
très proche et qu’il juge diffamé. Ses dernières prises de position s’inscrivent aussi sur ce
registre des fidélités : en 1364 il félicite Jean V d’avoir choisi comme patriarche Philothée
Kokkinos, qui n’est pas seulement le biographe de Palamas mais aussi celui d’Isidore ; en
1368 il compose un canon en l’honneur de Grégoire Palamas qui vient d’être déclaré saint par
le patriarcat de Constantinople.
Il semble donc que Cabasilas, tout en refusant la polémique64, se préoccupait davantage des
personnes que des partis ou des querelles : l’éloge funèbre d’Isidore et le canon en l’honneur
de Palamas, la défense de Palamas contre les attaques injustes de Grégoras, l’approbation du
choix de Philothée ne se font pas sur des critères idéologiques mais se rapportent à des amitiés
personnelles. Si l’on tient compte des divergences qui sont apparues entre sa pensée et celle
de Palamas, on peut conclure que ses relations avec des personnes appartenant au camp
palamite se situent sur le plan de l’amitié et non d’une adhésion partisane.
C’était déjà l’intuition de J. Gouillard quand il écrivait en introduction à l’Explication de la
Divine Liturgie : « En pleine querelle palamite, alors que ses proches sont engagés dans la
bataille, il se tient, dirait-on, à l’écart, et sa solidarité avec eux se manifeste surtout par un
tribut d’admiration aux personnes : épitaphes de Nil et du patriarche Isidore, invective contre
Grégoras, le contradicteur de Palamas. »65

62
. D. G. Tsames, E`x®{ E§« √c…∑ M∫z∑» ≤`…d C`ƒ≥`d¥ ≤`® ıA≤§µ{Õµ∑ √ƒª» O§≤∫≥`∑µ
L`xc«§≥`µ, Thessalonique, 1973.
63
. Isidore ajouta à la profession de foi réclamée des évêques une condamnation des erreurs de
Barlaam et d’Akindynos : J. Darrouzès, Regestes des Actes du Patriacat de Constantiople, I,
V, Paris, 1977, N. 276.
64
. De ce refus de la polémique, on a un signe dans la façon irénique dont il traite de la
question de l’épiclèse dans l’Explication de la Divine Liturgie : il s’efforce de démontrer que
contrairement aux apparences, les Latins ne sont pas hérétiques. Il conserva aussi son amitié à
Dèmètrios Kydonès après que celui-ci eut rejoint l’Eglise romaine. Cet irénisme n’empêche
pas quelques accès d’ironie cinglante, comme dans le traité contre Grégoras ou dans certains
passages de la Vie en Christ contre les excentricités monastiques : les deux partis en prennent
ainsi pour leur grade.
65
. SC 4 bis, p. 14.
10

Il est tout aussi exagéré de dire que Cabasilas était antipalamite que de l’affirmer palamite.
Nous n’avons abordé ici que quelques aspects de son activité, mais l’on peut en conclure que,
tant dans ses œuvres théologiques que dans la conduite de sa vie, il manifeste une carrure
intellectuelle et spirituelle qui dépasse les querelles. La distinction entre l’essence et les
énergies ne l’intéresse pas vraiment, parce qu’elle concerne un petit nombre de moines aux
expériences extraordinaires, et que ce qui lui tient à cœur, c’est la sainteté de tous les
chrétiens. C’est ainsi qu’il centre sa pensée sur le Christ (on a parlé à juste titre, à son sujet, de
christocentrisme66), sur les mystères qui sont à la fois la merveille de Dieu (qui s’y
communique) et le bien commun de tout chrétien, et sur la possibilité de l’union à Dieu dans
tous les états de vie, parce qu’il ne s’agit que de vouloir, et que vouloir est à la portée de tous.
La Vie en Christ (mais il faudrait aussi évoquer l’Explication de la Divine Liturgie, qui est
une des mystagogies les plus équilibrées que nous ait léguées Byzance) est une œuvre qui
laisse en arrière tous les clivages idéologiques, qui ne se limite à aucune école particulière, et
qui fait son miel à partir de la diversité des courants spirituels à Byzance.

Marie-Hélène CONGOURDEAU
CNRS, Paris

66
. S. Salaville, Le christocentrisme de Nicolas Cabasilas, Echos d’Orient 35, 1936, p. 129-
167.

Vous aimerez peut-être aussi