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Robert Abernathy

HÉRITAGE
(Heritage)

« Si tout le monde peut aimablement garder son siège et s’abstenir de malmener l’estrade,
je ferai une révélation vraiment confidentielle. Je suis en rapport étroit avec le grand voyageur
temporel Nicholas Doody.
« En ce moment, je n’essaie pas d’ajouter ma pierre à la multitude d’anecdotes pseudo-
doodyesques qui tombent perpétuellement dans des oreilles innocentes dans les Pullmans,
clubs, cafés ou autres salles privées et qui ont indubitablement conduit d’innombrables
personnes à un déclin intellectuel, voire à une cellule capitonnée. De même n’ai-je jamais
tenté de souscrire à l’une ou l’autre des deux opinions qui dominent au sujet de l’inventeur de
la machine à voyager dans le temps — l’une, qu’il est un jeune génie à moitié fou dont
l’invention a été rendue caduque et vide de sens par les lois immuables du temps; l’autre, qu’il
est un pauvre diable maladivement égoïste, misanthrope et asocial qui a délibérément refusé
à l’humanité un cadeau d’une valeur inestimable.
« Pour parler simplement, Nick Doody est un grand jeune homme de vingt-sept ans, aux
cheveux noirs et à la peau sombre qui évoque un croisement entre un champion de tennis et
un officier de marine. Il est sympathique, amical et pas du tout distant malgré sa remarquable
invention — qu’il admet volontiers être plus le résultat d’un pur hasard que celui d’une
recherche précise de sa part. Quasiment tout le monde, dans l’Amérique du vingtième siècle,
affirme-t-il, aurait pu faire de même; les matériaux sont à la portée de pratiquement tous. La
machine elle-même affiche toute la grossière simplicité propre aux balbutiements de toute
nouvelle science; justement, son manque de complexité est ce qui la rend si énigmatique pour
tout physicien ordinaire disciple d’Einstein. Mais si elle était démontée ou reconstruite devant
vous, votre femme ou votre voisin, vous vous demanderiez pourquoi vous n’y aviez pas pensé
vous-mêmes.
« En ce qui concerne les opinions populaires concernant Doody... la première est une
ânerie, la seconde est une médisance. L’inventeur ne travaille pas sous l’influence d’idées

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mystiques concernant l’aspect immuable du temps ou l’inévitable prédestination du futur; sa
machine lui offre autant d’opportunité de contrôler la quatrième dimension que d’autres
outils ordinaires de contrôler les trois dimensions habituelles. Néanmoins, Doody ne se fait
pas plus d’illusion sur son soi-disant devoir sacré envers l’humanité consistant à révéler le
secret de la machine à voyager dans le temps; il est persuadé que l’humanité a déjà causé
suffisamment de désordre dans son monde à trois dimensions spatiales et qu’en rajouter une
quatrième ne ferait que compliquer la vie moderne au point que les dépressions nerveuses
deviennent aussi communes qu’une patine lustrée sur les pantalons de serge bleu.
« Étant un jeune individu ordinaire avec un goût certain pour l’aventure, il utilise sa
machine à voyager dans le temps seulement pour effectuer des séjours d’agrément et
d’exploration mineurs dans les temps passés ou futurs, sans autre but que le simple
divertissement. Au cours de ces voyages, comme vous pouvez l’imaginer, il a pu voir et faire
maintes choses qui, pour improbables qu’elles soient, dépassent l’imagination la plus
débridée des écrivains de science-fiction.
« Il est possible qu’en rendant public l’essence de la conversation que j’eus avec Doody il y
a quelques jours — pour être précis, le soir du 20 novembre 1976 —, je puisse réussir à faire
taire quelques-unes des critiques répétitives qui ont lourdement et bruyamment insisté sur le
fait qu’il remît le principe du voyage dans le temps entre les mains du gouvernement
Américain.
« Johnny », remarqua Doody tandis que nous partagions en tête-à-tête un excellent dîner
servi par l’équipe du ‘Café Exquis d’Elbert’ — ou est-ce Élégant ? Peut-être connaissez-vous
l’endroit... C’est sur Broadway, l’un des cafés respectables les plus populaires du vieux New
York, datant de 1953.
—Johnny, as-tu déjà eu quelque difficulté à démontrer que tu étais un homme ?
— Même pas lorsque j’ai rejoint l’armée, répondis-je, posant mes coudes sur la nappe tout
en m’étonnant de sa question. Pourquoi ?
Doody sourit, révélant les deux tiers de sa parfaite dentition uniment blanche.
—J’ai eu à le faire, Johnny; à une époque qui n’a pas encore eu lieu. Je fus poursuivi en
justice pour savoir si j’étais un être humain, ma vie comme ma réputation dans la balance. Je
me suis défendu seul, autant qu’il était possible... Et j’ai perdu.
— Ah, m’exclamai-je en levant un sourcil. À quoi t’ont-ils identifié — un lointain
descendant du chimpanzé ?
— Non, pas tout à fait, répliqua Doody avec un sourire léger quoique pensif — de cette
façon qui lui est propre de regarder à travers son interlocuteur les lointaines perspectives
atténuées du temps. Tu sais, je ne suis pas sûr d’avoir perdu mon procès, après tout. Les
choses commençaient à devenir sérieuses et je n’ai pas retardé mon retour pour voir ce qui
allait être décidé. Peut-être mon argument final calma-t-il la verve du procureur, même si le
jury m’avait déjà déclaré coupable — coupable de se faire passer pour un être humain, un
crime passible en ces temps lointains de la peine de mort. J’aimerai retourner à cette époque
et savoir ce qui a été décidé; mais mon petit gadget ne dispose quasiment pas de mécanisme
de sélection à une distance aussi extrême. Je ne peux même pas être certain de rejoindre le
bon millénaire. J’aurai besoin pour cela d’un instrument bien plus précis et complexe, muni

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d’une puissance énergétique supérieure à mes deux piles sèches, et d’un grand nombre
d’éléments que je n’ai pas pris la peine de développer et que je ne développerai jamais. Enfin,
revenons au point que je voulais soulever, c’est-à-dire que cette petite expérience personnelle
m’a fait réfléchir.
— Réfléchir... À quel sujet ? Je voulais savoir, mais je n’ignorais pas que je n’aurai le fin mot
de l’histoire que lorsque Doody estimerait le temps venu.
— Ah, c’est un secret, éluda-t-il, amusé. Sérieusement, Johnny, je te raconterai l’histoire et
nous verrons bien si elle n’éveille pas quelque spéculation chez toi — pas entièrement
plaisante, d’ailleurs. Sonne un serveur et commande encore du champagne, Johnny, afin qu’ils
ne nous signifient pas respectueusement mais fermement notre congé; et je te dirai tout.
Il semble que Doody, au cours de son dernier safari au cœur des sombres contrées d’éons
inexplorés, ait décidé de tenter un saut dans le temps plus long que ce qu’il avait jamais
effectué. Il s’avéra que, lors d’une excursion précédente dans l’un de ces étranges recoins du
temps, il avait eu une discussion étrange avec un savant de cette époque nommé, je crois,
Rudnuu Quelque chose — le surnom étant placé en premier — qui appartenait à une période
estimée par Doody aux environs de 13 000 après Jésus-Christ (ils ne disposaient pas d’un
système de datation compatible avec le nôtre et leurs informations concernant les plus vieilles
civilisations indo-européennes ou les cycles néo-européens étaient incomplètes et
douteuses). Cet individu, qui était une sorte de philosophe et d’étudiant en histoire tout en
étant un membre important du gouvernement technocratique de son époque, faisait montre
d’une franche inquiétude au sujet de l’avenir de l’humanité.
À l’époque de Rudnuu, onze mille ans après la nôtre, la civilisation des machines avait pris
tellement d’ampleur sur Terre qu’il n’y avait plus besoin des hommes pour œuvrer, aussi bien
physiquement qu’intellectuellement. Pour simplifier, la société d’abondance pour tous était
enfin devenue réalité; et, comme toute civilisation qui supprimait la sélection naturelle en
permettant à chacun de vivre, l’humanité allait rapidement à la ruine.
Bien entendu, cela n’était pas nouveau; si jamais cela l’avait été d’ailleurs. C’est le vieux,
très vieux cycle de l’humanité... Privation, ingéniosité, civilisation, relâchement,
dégénérescence, privation à nouveau.
Mais, au quatorzième millénaire, le raffinement technologique de l’existence était si élevé
que l’inévitable effondrement serait pire que catastrophique. L’expert scientifique pensait
qu’il serait définitif; que l’humanité suivrait de nombreuses autres espèces dominantes dans
les limbes de l’extinction. Sans aucun contrôle, des mutations malsaines aléatoires
précipiteraient la race sur une pente sans fond de décadence physique et mentale.
Le scientifique Rudnuu avait suffisamment de curiosité — une qualité quasiment inconnue
à son époque — pour se demander, avec une touche de mélancolie, quelle race intelligente
hériterait de la Terre une fois l’humanité disparue. Quelle que puisse être cette future race,
elle ne pourrait se développer qu’à partir de deux groupes précis: soit à partir des rares
espèces sauvages qui, par ténacité et ingéniosité, avaient été capables de survivre à la frange
de la civilisation humaine, soit à partir des animaux apprivoisés que l’homme avait continué
d’élever à travers ces siècles pour en faire des animaux de compagnie ou des auxiliaires de
vie, comme les chiens, les chats et certaines espèces de singes.

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Même à son époque, les éléments de ces groupes étaient de loin plus aptes à gouverner que
l’humanité décadente. Les animaux sauvages étaient devenus féroces, rapides et savants,
contraints à évoluer dans leur lutte permanente pour leur survie dans des crevasses
inconnues ou dans des endroits reculés d’un monde monopolisé par l’homme; les animaux
domestiqués étaient devenus forts, perspicaces et intelligents, sélectionnés au cours de
centaines de siècles en raison de leur perfection physique et mentale. De nouvelles races
puissantes auxquelles il ne manquait que des mains adroites et la maîtrise du feu et du métal
pour chasser l’Humanité de la Terre et se l’approprier.
— Aussi, précisa Rudnuu, avec dans la voix une note de résignation triste mais néanmoins
sans amertume, la fin s’avère ainsi proche.
La conséquence de cet échange d’opinion avec le scientifique prit forme lorsque Nick
Doody, dans une chambre d’hôtel de Brooklyn un soir grisâtre de 1976, s’équipa simplement
de son petit instrument absurde et enclencha son seul bouton. Immédiatement, son être
tridimensionnel cessa d’exister dans l’espace; sa contrepartie quadridimensionnelle, ténue,
fantastique et irréelle selon les critères humains, fut propulsée le long de la ligne temporelle
de la Terre de plus en plus vite, comme un fantôme fugace, assistant à l’épanouissement des
empires et à la chute des peuples, témoin des naissances et des décès de quatre cents
générations, pour finir par s’arrêter vingt mille ans après notre époque — neuf mille ans au-
delà de l’ère du compagnon sombrement prophétique de Doody.
Bien que l’on ait pas conscience du déplacement à travers le temps, la sensation, tandis que
l’extension synthétique dans la quatrième dimension s’évanouit pour retrouver sa place dans
l’espace normal, est d’une acuité indicible. Doody, hoquetant et flageolant, s’effondra sur un
épais tapis de mousse et s’y reposa un instant, sa respiration redevenant régulière et ses yeux
s’ajustant à ce monde futur inconnu.
Ce qui lui était apparu jusque-là comme un brouillard confus vert et doré devint la
frondaison estivale d’une grande forêt éclairée par le soleil, une forêt qui résultait du travail
des siècles. Des arbres géants aux ramures étendues et aux racines tordues qui s’accrochaient
dans le sol à des fins protectrices s’élevaient de tous côtés pour supporter la verte couverture
feuillue qui le dominait, obstruant tout le ciel; la surface dure et solide sur laquelle il appuyait
son dos, mais qui commençait à lui provoquer des douleurs dans la colonne et aux omoplates,
s’avérait être la rude écorce du tronc massif d’un vieux chêne présentant des branches
noueuses.
Quelque peu étourdi, Doody se remit debout et examina les environs. Dans toutes les
directions, seule apparaissait la forêt primitive, le chant des insectes perçant difficilement
l’air étouffant et immobile d’un midi estival. C’était l’automne lorsqu’il avait enclenché
l’artefact; mais cela ne voulait rien dire. Néanmoins — à moins que les lignes dimensionnelles
ne soient inexplicablement embrouillées — il devait encore être sur Long Island. Mais si ceci
était Long Island, le marché de l’immobilier avait de toute évidence souffert d’un fort déclin
depuis le vingtième siècle — sans parler de l’époque moins lointaine de Rudnuu, où la grande
ville s’étirait des monts Catskills au fleuve Susquehanna.
« Bien » nota Doody dans un souffle. « Ainsi, le gars avait raison, après tout et l’humanité
s’est comportée selon ses prévisions ». C’était facile à croire, ici au cœur de cette forêt vierge,
sans aucune trace de vie humaine et sachant ce que Doody savait. Il secoua la tête pour

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chasser le dégoût; il aurait préféré penser que l’humanité était d’une autre trempe.
Rapidement, efficacement, il s’assura que le matériel qu’il transportait toujours pour de
telles expéditions — un appareil photo, une lampe-torche, une hachette et un pistolet
automatique — était toujours présent et opérationnel. De même, avec une certaine
délicatesse, il tâta sa poche intérieure spéciale où, juste en cas d’urgence, il gardait
généralement une grenade — et pas du genre fruitier.
Après réflexion, il détacha la petite hachette tranchante pour se frayer une piste à mesure
qu’il explorait les bois. S’il ne parvenait pas à retrouver sa position initiale pour retourner à
son époque, il risquait de se retrouver dans l’une des nombreuses situations inconfortables
possibles — sous les roues d’un véhicule, ou dans le boudoir de quelqu’un.
Doody avançait sans précipitation sur la pente douce couverte d’arbres avec la vague idée
de rejoindre en fin de compte le littoral océanique qui ne devait pas être loin. De temps en
temps, des feuilles sèches craquaient affreusement fort sous ses pieds et des oiseaux
pépiaient de peur et s’envolaient bruyamment à travers les branches sur lesquelles ils avaient
pris place dans la chaleur ombreuse; toutefois, tandis qu’il progressait, peut-être parce qu’il
était lui-même un enfant d’une civilisation grandement avancée, il ne pouvait se départir du
sentiment que cette agréable zone forestière toute entière évoquait plus volontiers un parc
municipal de grande dimension, ni ne pouvait effacer un sentiment de culpabilité à chaque
fois qu’il provoquait un ou deux mouvements fugaces sur un tronc tandis qu’il passait à
proximité. En toute objectivité, il remarqua que la forêt était entièrement dépourvue
d’espèces courantes mais désagréables comme des ronces enchevêtrées, du sumac vénéneux ,
des arbres épineux ou autres broussailles; de grandes fougères gracieuses et des arbustes
feuillus lui donnaient presque l’apparence d’être entretenue. Bien évidemment, la Terre
entière avait été purgée de cette flore inutile et dérangeante plusieurs millénaires auparavant,
la planète ayant été transformée par la science en un Eden pour la jouissance d’une race
luxurieuse déclinante qui — apparemment — avait disparu.
Toutefois, Doody scruta rapidement les environs lorsque, au moment où il s’apprêtait à
entailler le tronc régulier et cylindrique d’un épicéa particulièrement délicat, il entendit le
claquement d’une ramille dans les buissons voisins. Son subconscient s’attendait presque à
voir surgir un gardien de parc vengeur et à être sommairement arrêté pour effraction,
vandalisme gratuit et, en gros, destruction de bien public; mais la demi-douzaine de
silhouettes guerrières et demi-nues qui s’avançaient vers lui en trottinant ne ressemblaient en
rien aux policiers ayant jamais arrêté Doody. Il s’agissait d’individus petits mais bien
proportionnés et sculpturalement musclés, habillés de vêtements qui, même lorsqu’ils étaient
neufs, avaient dû être insuffisants mais qui révélaient malgré tout à Doody, toujours vigilant,
que leur peuple avait découvert — ou avait conservé — la maîtrise du tissage. Plus important
dans l’immédiat, ils brandissaient des couteaux et des lances de mauvaise facture, visiblement
fabriqués en bronze patiné. Et cela, en revanche, indiquait un formidable retour en arrière sur
la piste de l’évolution, jusqu’à l’usage du bois, de la pierre et du métal — ou une longue
dégénérescence culturelle.
Mais ces individus ne ressemblaient pas à des dégénérés; ils évoquaient bien plus une
conception idéale du Noble Sauvage. L’idée, évidemment, était fantaisiste, même neuf mille
ans n’auraient pu balayer la corruption, la décadence, l’effondrement spirituel et physique qui

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avaient marqué la civilisation mécanique de Rudnuu. Ils devaient provenir d’une autre
souche — mais de laquelle ?
Le meneur du petit groupe, un individu courtaud et râblé affublé d’une crinière hirsute de
cheveux brun-roux qui se mêlait à sa barbe impressionnante et tombait sur ses épaules
particulièrement musclées, se détacha des autres et s’approcha de Doody, demeuré immobile,
les épaules en arrière et la tête fièrement relevée, attendant dans une pose figée qu’il espérait
impressionnante — son index droit, dans le même temps, recroquevillé nerveusement sur la
gâchette de son pistolet automatique dissimulé dans sa poche, le canon dirigé vers le sauvage.
Ce dernier pourrait décider d’utiliser son javelot tranchant à pointe de bronze présent dans
ses mains poilues, ce qui prouverait que, de son point de vue, Doody avait échoué à se faire
passer pour un Dieu de passage; mais une simple pression de son doigt propulserait trois
projectiles explosifs de calibre .45 dans la tête extraordinaire de l’individu et Doody serait au
moins considéré comme un démon des plus dangereux !
Le meneur barbare s’arrêta devant le grand étranger, s’accroupit à moitié pour l’observer;
il gigota quelque temps, rendant l’instant inconfortable, puis se mit lentement à genou dans
l’herbe piétinée auparavant par ses sandales, penchant sa tête hirsute avec une soudaine
humilité.
Son geste suivant surprit pourtant Doody, malgré son expérience de personnification de
dieu acquise lors d’un précédent voyage au Pléistocène glacial. Avec soin, le sauvage
agenouillé déposa en travers de l’herbe devant Doody, toujours immobile, sa javeline à longue
hampe et, à côté, sa dague de bronze martelée à large lame.
De toute évidence, ces gens prenaient leurs dieux très au sérieux. Renfrognés mais
craintifs, les six autres chasseurs s’avancèrent un à un, firent la même révérence et
déposèrent également leurs armes. Certains disposaient d’un équipement plutôt complet pour
la guerre ou la chasse; lorsque cette séquence de désarmement impromptu fut terminé, un
amas de lances, dagues et épées de bronze foliées ainsi qu’une paire de lourdes haches de
pierre s’entassaient au pied de Doody. Il n’était pas sûr de son rôle au cours de ce petit rituel;
s’ils attendaient de lui qu’il s’équipât de toutes ces armes, il n’était pas de taille.
Le meneur se redressa, leva ses deux mains calleuses au-dessus de sa tête, les paumes vers
l’extérieur — le vieux, si vieux geste de paix — et parla, d’une voix bourrue et tremblante,
dans une langue gutturale et monosyllabique.
« Pour moi, c’est de l’hébreu, mon vieux » dit Doody en secouant sa tête, en partie par
amusement à mesure qu’il prenait conscience de l’incongruité de sa situation — le voyageur
anachronique venu d’un passé oublié, vénéré comme un dieu par les enfants acculturés du
lointain futur, dans la clairière d’une forêt ombreuse. Mais, un instant plus tard, abasourdi, la
consternation le gagna tandis que le sauvage, mal interprétant, selon toute évidence, son geste
de négation, se jetait de lui-même frénétiquement au sol et pressait son visage barbu dans le
moule de feuilles tendres qui le recouvrait, ses mains et son corps tremblant de terreur
abjecte. Il était plutôt évident qu’il considérait que le mystérieux avatar avait refusé son
hommage et se croyait menacé de destruction imminente.
À cet instant, Doody se rappela un objet dont il aurait dû se souvenir plus tôt — le petit
mécanisme télépathique que Rudnuu, au quatorzième millénaire, avait appelé un
« traducteur » et qui était encore niché dans la poche intérieur du manteau de Doody.
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S’emparant maladroitement du petit cylindre plat constituant l’appareil, il déplia ses trois
fines plaques d’aluminium argenté grillagées, semblables aux écouteurs d’un casque radio, et
les glissa sur les côtés et l’arrière de sa tête; la vibration émise par l’appareil, qui tirait sa
faible énergie des pulsations émises par les veines des tempes sur lesquelles il reposait,
rendait hypersensible les centres linguistiques du cerveau humain, à un tel point que Doody,
avec un peu de concentration, pourrait s’adresser aux sauvages dans leur propre idiome et
leurs paroles, perçues par ses oreilles, seraient traduites par son cerveau en termes et
syntaxes anglaises.
Il souhaitait avec ardeur, à ce moment là, un appareil de télépathie totale qui lui aurait
permis de lire dans les pensées de ses nouveaux compagnons — une finalité qui aurait pu lui
être très utile. Néanmoins, on ne peut pas tout avoir.
— Ah-poonay — relevez-vous, ordonna Doody d’une voix grave impressionnante. Le lien
dans son esprit avec les centres linguistiques des cerveaux de son auditoire lui forma
aisément sur ses lèvres les mots inconnus. Je ne vous veux aucun mal.
Tremblants, interdits, les sept guerriers agenouillés se remirent sur pied et se tinrent
immobiles devant Doody avec un évidente inquiétude — une demi-douzaine de féroces et
redoutables chasseurs des bois dont n’importe lequel, si on lui en donnait l’occasion, pourrait
pratiquement mettre en pièces l’homme du vingtième siècle. Pourtant, leurs regards étaient
fuyants et ils gigotaient devant lui comme des petits garçons pris à cracher des boulettes de
papier en classe. Doody était surpris, mais satisfait. La plupart des races primitives avaient au
moins un minimum de saine méfiance vis-à-vis de leurs dieux — suffisamment pour les
rendre quelque peu réticents à accepter trop facilement quiconque se proclamant de lui-
même l’un d’eux.
— Reprenez vos armes sans crainte, dit-il d’un ton rassurant. Il ajouta alors, comme une
inspiration tardive: Je n’en ai pas besoin. Je dispose de moyens bien plus puissants pour
massacrer mes ennemis.
Le meneur des sauvages avança d’un pas en hésitant, ses épaules penchées en avant
comme s’il voulait résister à une bourrasque, et il s’agenouilla à nouveau pour fouiller avec
agitation dans le tas d’armes.
— Cela, nous le savons, Ô Homme ! bredouilla-t-il avec crainte, les yeux rivés au sol. Nous
savons que ton éclair frappe mortellement selon ta volonté.
Sur le coup, Doody se retrouva légèrement interloqué; sa mâchoire s’affaissa alors qu’il
regardait fixement les sept individus vigoureux humblement inclinés devant lui. « Homme »,
c’est ainsi que le sauvage l’avait appelé ! S’ils ne croyaient pas qu’il était un dieu, pourquoi
s’étaient-ils soumis ?
Il prit une voix posée, confiante, n’osant pas poser des questions par peur de trahir un
manque d’omniscience divine — l’un des grands désavantages d’être un dieu parmi des
peuples primitifs — et lança:
— Vous devez me conduire immédiatement à votre village.
Puisque le traducteur lui avait appris qu’ils avaient un mot pour désigner le « village », il
savait qu’ils devaient en avoir.

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— Immédiatement, Ô Homme. Le meneur répéta la formule, intrigante, qu’il prononçait
comme si elle constituait un titre honorifique. Nous te conduisons auprès de Kuvurna, et tu
pourras parler avec lui.
— Qui est Kuvurna ? demanda Doody, incapable de réfréner la question cette fois. Votre
chef — votre roi ?
Sous l’effet d’une évidence surprise, les yeux du barbare s’agrandirent, et, de façon toute
aussi évidente, il tenta de le dissimuler. Ses yeux étaient larges et bruns, remarqua Doody,
avec une curieuse expression mélancolique — à peine aussi féroces et téméraires que ceux
que l’on était en droit d’attendre chez un homme primitif indépendant.
— Ne sais-tu pas qui est Kuvurna ? C’est le Seigneur. Il est notre maître, il dirige notre
village et nous commande tous.
Ce fut un choc, car cela résonna comme un défi. Mais il s’arrangerait avec Kuvurna lorsque
la question de Kuvurna se présenterait.
— Allons-y ! dit Doody.
Tandis qu’il marchait péniblement en direction du nord à travers ces bois évoquant un
parc, au centre de son escorte primitivement armée qui se déplaçait en maintenant un silence
étouffé et respectueux, Doody trouva le temps de remarquer la curieuse uniformité de ces
individus. Ils étaient tous de même stature, hauts de un mètre soixante-dix ou soixante-
quinze, avaient tous les yeux bruns et les cheveux châtains clairs; différents, pensa-t-il, de tous
les cheveux ou yeux qu’il avait déjà croisés auparavant, même s’il existait une certaine
similitude. Leur peau était plutôt claire, bien que hâlée par le soleil auquel elle était largement
exposée. Ils étaient étrangement différents, moins bruyants et loquaces que tous les sauvages
que Doody avait jamais rencontrés auparavant, complètement à l’opposé des brutes poilues
du Paléolithique qui avaient voulu le sacrifier vivant quarante mille ans avant — pourtant,
pour une raison incertaine, il ne parvenait pas à se débarrasser de la conviction agaçante qu’il
avait déjà vu cette population auparavant.
« Les voyages dans le temps finissent par diablement emmêler l’homme » marmonna-t-il
pour lui-même en Anglais tout en passant une main dans ses cheveux noirs bouclés.
Le village était construit au pied d’une colline basse partiellement déboisée; l’océan
scintillait, à peine visible, au-delà de la pente sur laquelle il se trouvait. Il ressemblait à ce
qu’on pouvait espérer d’une population rétrograde de l’âge de Bronze — un ensemble sordide
et apparemment en mauvais état de huttes, construites ici à partir d’un volume satisfaisant de
rondins et de bois de charpente à la façon des cahutes primitives américaines, mais avec des
toits de chaume comme on en trouve encore parfois dans des fermes rustiques européennes.
La taille des habitations indiquaient clairement que, comme les maisons traditionnelles
dayakes , elles étaient conçues pour abriter plusieurs familles.
Le chaume, bien évidemment, signalait une communauté agricole plutôt qu’une tribu de
chasseurs; et, effectivement, des champs de maïs riches en épis apparaissaient derrière le
village, sur les pentes de l’île conduisant à la mer. Pour la viande, toutefois, ils dépendaient
encore de la nature, comme le prouvaient le groupe de chasseurs rencontrés par Doody et le
fait qu’il ne voyait ni bétail, ni enclos à proximité du village.
Doody remarqua avec une légère surprise une autre particularité, l’absence totale de
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l’habituelle ménagerie canine composée de bâtards aboyant sauvagement qui accueillait
normalement les visiteurs. Au lieu de cela, d’innombrables gamins nus et incroyablement
sales jouaient et se chamaillaient dans la boue, asséchée par le soleil, qui recouvrait les rues
misérables tandis que leurs mères — vêtues tout aussi insuffisamment que leurs compagnons
d’un simple tissu de facture grossière qui les recouvrait de la taille aux pieds en laissant
toutefois un espace indécis entre le sol et le bas de la toile — se tenaient non loin, papotant
par groupes, multipliant les remarques extravagantes consacrées aux réalisations
spectaculairement précoces de leur propre descendance. Quelques hommes en étaient les
témoins, paressant sur les seuils et discutant à voix rauques, taillant occasionnellement des
bouts de bois qui, un jour, deviendront peut-être des hampes de lances ou des manches de
hache; sous la chaleur méridienne, l’activité diurne était à son plus bas niveau.
Le hameau était disposé selon un plan échappant à la compréhension humaine; en fait, il ne
semblait pas du tout avoir été pensé, s’être développé de manière anarchique. Le petit groupe
constitué de Doody et de sa garde d’honneur s’enfonça à travers les sentes tortueuses qui
serpentaient au hasard entre les taudis et déboucha enfin de façon inattendue, du moins du
point de vue du visiteur, sur une large clairière désherbée située au cœur du village. Celle-ci,
bien que loin d’être un quadrilatère, devait de toute évidence être leur place centrale.
Doody, qui jusque-là n’avait pas du tout été impressionné par ce qu’il avait vu dans le
village, eut le souffle coupé de surprise lorsqu’il vit ce qui occupait le centre de cette place nue
et poussiéreuse. Il ne s’attendait pas du tout à découvrir une palissade haute de trois mètres
faite de pieux pointus profondément plantés en terre, dont un amoncellement formait une
sorte de parapet à leurs bases; l’ensemble faisait environ trente mètres de large sur quinze
mètres de long, dessinant un long rectangle. On aurait dit un fort en palissade, une création
impressionnante pour une tribu primitive; ou peut-être — l’esprit vif de Doody envisageait les
possibilités — était-ce une barrière chargée d’empêcher les simples mortels d’accéder au sol
sacré.
Il n’eut pas besoin de demander.
— Ceci, Ô Homme de la forêt, est la demeure de Kuvurna dans laquelle il séjourne
constamment, écoutant nos prières, accédant à celles qui le méritent, refusant les autres.
Kuvurna sait tout, voit tout, entend tout, sent tout.
Avant même que Doody ne puisse chercher à appréhender la signification de la curieuse
exhortation finale de la formule, celle qui faisait référence au talent olfactif de Kuvurna —
Pouah !, pensa Doody, je n’aimerai pas être aussi sensible aux odeurs — le chef des chasseurs
se détacha de l’escorte et se dirigea vers un petit portail clos par un lourd treillage en bois qui
s’ouvrait dans la cloison la plus proche du rempart.
Il s’arrêta, s’agenouilla devant la porte, posa délicatement sa lance sur la terre nue et posa
son couteau devant lui, exactement comme il s’était prostré auparavant devant Doody. Dans
l’esprit de l’Américain, il devint clair que quiconque se faisant passer auprès de ce peuple
ignorant pour un dieu n’était pas exactement sans inquiétude concernant son office. Il était
évidemment contrarié par la possibilité d’être tué.
Le chasseur se redressa, puis se pencha pour ramasser une masse de pierre au long
manche qui se trouvait posée contre les épieux bruts situés à côté de l’entrée. Ses muscles
puissants se tendirent dans son dos sombre et sur ses épaules tandis qu’il l’élevait au-dessus
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de sa tête et la propulsait dans un souffle assourdissant vers un énorme gong de bronze
suspendu à côté du portail. La sourde résonance musicale retentit dans tout le village, éveilla
des échos dans cet après-midi léthargique, pénétra dans l’intérieur secret du temple fortifié
interdit.
Alors que Doody guettait étroitement les signes de la réception qui l’attendait, on entendit
une chaîne cliqueter et le treillage bascula lentement vers l’intérieur, la personne chargée du
rôle de portier demeurant invisible de l’extérieur. Tendu, Doody aperçut furtivement des
ombres verdâtres fugitives au-delà de la porte; alors le quémandeur, après une nouvelle
génuflexion marquée, se releva, redressa les épaules et, avec la prudence déterminée de
quelqu’un effectuant le pas de l’oie sur un terrain d’honneur pavé d’œufs pourris, pénétra
dans la cour intérieure. La porte se referma rapidement derrière lui.
Toujours déconcerté, Doody se tourna vers le guerrier situé à ses côtés. L’individu s’appuya
lourdement sur sa lance, sa longue crinière rousse retombant autour de son visage ouvert et
rude paré de yeux bruns francs et directs tournés interrogativement vers les autres.
Une nouvelle fois, Doody ressentit l’impression irrépressible qu’il avait déjà vu des gens —
ces yeux curieux et honorables en particulier — quelque part, à une époque quelconque, il y a
longtemps. Il repoussa loin de lui ce sentiment ridicule et s’enquit brutalement:
— Votre Kuvurna, mon ami. Qu’est-il exactement — À quoi ressemble-t-il ?
Le regard du chasseur s’agita.
— Il est comme toi. Il est comme moi, rajouta-t-il pour illustrer. C’est un Homme, et tu es un
Homme; mais je ne suis pas un Homme. Comme il est un Homme, nous le servons, tous, et
nous lui réservons les meilleurs fruits et gibier, et fabriquons pour lui la boisson des Hommes
qui nous est interdite.
« La boisson des dieux » marmonna pour lui-même un Doody railleur essayant
d’appréhender les informations les unes après les autres. Mais — se demanda-t-il — devenait-
il fou ou ses oreilles le trompaient-elles ?
— Écoute, dit-il plus fort que nécessaire. Si tu n’es pas un homme, que Diable es-tu ?
— N’es-tu pas un Homme et les Hommes ne savent-ils pas tout ? Je suis seulement un chien.
Doody se sentit défaillir; une peur probablement injustifiée et d’une certaine manière
totalement primitive se répandit en lui à partir de son dos, remontant de son ganglion spinal
le plus bas jusqu’à la base de son crâne, provoquant le hérissement des petits cheveux s’y
trouvant et déversant de l’eau glacée le long de sa colonne avec un abandon démoniaque.
Soudain, tout ce qui l’entourait sembla lointain, étranger et irréel. Les chasseurs du village,
patients et immobiles autour de lui, la foule qui se pressait timidement, à travers les venelles
fantasques, contre les barrières invisibles de l’appréhension — les femmes qui regardaient la
scène debout, leurs bébés posés sur leurs larges hanches, les enfants apparemment humains
qui se répandaient sur la place, cherchant bruyamment un nouveau niveau de maîtrise dans la
fabrication des tartes de boue — tous avaient l’apparence de créatures issues d’un rêve
étrange. Car Doody savait désormais où il avait vu ces grands et séduisants yeux bruns, cette
nature si particulière de cheveux raides châtain clair. Bien sûr qu’il les avait rencontrés
auparavant. Il avait chassé avec eux, parlé dans leurs oreilles qui ne pouvaient le comprendre
quand il avait tenu leurs têtes soyeuses sur ses genoux, plusieurs fois même dans le passé,
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quand ils avaient quatre pattes au lieu de deux...
Cette peur primitive ne s’imposa qu’un instant dans la région du bulbe rachidien de Doody.
Ensuite, il renifla de dégoût et la repoussa dans le royaume des instincts réprimés auquel elle
appartenait. La déclaration faite par la créature qui le regardait avec tant d’inquiétude était
peut-être incroyable, mais elle n’était pas nécessairement terrifiante. Le sentiment
d’étrangeté persista tout de même, à mesure que sa conscience relevait de petits détails les
uns après les autres — quelques intonations, non perçues auparavant, de leur inhumanité
déguisée.
Doody se rendit compte que le silence se faisait pesant, inconfortable. Il prit sur lui de
s’adresser à nouveau à cet individu qui n’était pas un homme:
— Euh... Que me veux Kuvurna ?
Le regard du guerrier devint celui d’un chien interloqué.
— Un Homme ne veut-il pas parler à un autre Homme ? Il ne nous est pas donné de savoir
ce qu’ils se disent.
Il s’arrêta, puis ajouta avec passion: « Peut-être aurons-nous désormais deux Hommes pour
diriger notre village ».
« Si tu crois cela, mon gars » commenta Doody dans les renfoncements de son propre
esprit, « tu ne connais pas ton homme ». Il réfléchissait à une réponse convenable pour les
oreilles de tous quand sa nécessité disparut avec le retour du messager qui avait disparu dans
la forteresse de Kuvurna.
Ce fut le soudain silence tombant sur le faible murmure de la foule qui fit faire à Doody
demi-tour afin de découvrir l’homme-chien entré précédemment dans l’enclos en ressortir
par le portail et marcher à grands pas vers le visiteur et le groupe de chasse qui
l’accompagnait, les individus regroupés les uns à côté des autres à mi-chemin entre la limite
de la place noyée sous le soleil et la haute palissade brute du temple de Kuvurna.
En attendant qu’il rejoigne le groupe, le silence était sépulcral. Il s’agenouilla dans la
poussière devant Doody et annonça, la tête penchée, tandis que sa voix s’élevait pour être
entendue des centaines d’individus qui attendaient en retenant leur souffle le long du côté
méridional de la place:
— Kuvurna va recevoir l’Homme de la forêt !
— Ceci est parfait... pour Kuvurna, répondit Doody d’une voix qui sonna froide et claire.
Le silence fut brisé par un chœur de hoquets rapides et apeurés qui devint un silence
accablant lorsque Doody, droit, hiératique et impressionnant, s’avança sans escorte vers la
poterne de la citadelle de Kuvurna.
Doody nota que le culot lui avait permis à plusieurs reprises de se sortir de situations
délicates alors que le comportement attendu aurait ruiné totalement ses chances. Il avait
l’intuition — qui grandissait au fur et à mesure qu’il avançait vers le portail menaçant — que
les balles n’avaient plus cours ici. Aussi pariait-il sur une bonne contenance et, bien entendu,
sur l’issue d’urgence offerte par la machine à voyager dans le temps si les choses tournaient
dramatiquement mal.

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Arrivé devant la porte, il s’arrêta et se pencha rapidement pour s’emparer du marteau de
pierre à long manche; il en frappa violemment deux ou trois fois le lourd treillage, l’arrachant
presque de ces gonds en bronze ouvragé. Ensuite, il jeta l’outil avec mépris et croisa ses bras
avec un dédain altier, contrôlant toutefois sa respiration avec quelque difficulté. Mouvoir ce
marteau de Thor n’avait pas été une mince affaire.
Après une pause engendrée par l’aspect choquant de son geste, la barrière s’ouvrit
lentement pour libérer la voie et Doody, la tête haute, pénétra dans l’enceinte.
À l’intérieur, il fit une pause, juste le temps de s’orienter et d’être relativement déçu, en
raison de sa supposée grandeur, par le temple-forteresse du dieu des hommes-chiens. Dans
l’ombre de la haute palissade reposait une longue et basse construction de pierre taillée, bâtie
comme un arsenal ou un fort, munie de sinistres et étroites meurtrières, à l’image d’une
prison médiévale. La porte se trouvait très en retrait, au-delà d’une arche ombreuse par
laquelle l’obscurité intérieure semblait presque se répandre sur la lumière solaire extérieure
en cascadant sur les marches de pierre massive qui conduisaient au portail.
Pour le peuple chien, ses outils primitifs et sa seule force musculaire, la structure devait
représenter un long travail éreintant, de même que l’entretien du jardin qui occupait la cour
intérieure; contrastant avec la cour extérieure poussiéreuse, du lierre grimpait le long des
murs grossiers du temple, des roses s’épanouissaient le long de l’escalier de pierre et un tapis
d’herbe verdoyante et vigoureuse défiait la puissance aveuglante du soleil estival dont les
rayons brûlants s’inclinaient au-dessus de la palissade dentelée. L’eau nécessaire pour
maintenir en état cette végétation sur ce sol ingrat devait être apportée petit à petit, jour
après jour, par les esclaves suants du dirigeant.
Aucun membre du clergé normalement entretenu par un dieu aisé ne se montrait, mais
Doody, nerveux, avait le sentiment qu’une paire d’yeux était fixé sur sa nuque. La sensation
était si intense qu’il faillit fouiller le jardin à la recherche d’observateurs dissimulés; mais il
aurait dû pour cela abandonner sa nonchalance affectée. Il hésite à peine un instant, puis
s’avança fermement vers la porte du bâtiment.
La porte située sous l’arche de pierre taillée était en chêne, massive, renforcée de bandes
de bronze travaillé. Elle était légèrement entr’ouverte, révélant une obscurité fraîche au-delà
de son seuil. Elle craqua juste un peu lorsque Doody la poussa un peu plus et s’engagea
prudemment à l’intérieur — une main dans la poche de son manteau, le doigt tendu sur
l’interrupteur de sa machine à voyager dans le temps, prêt à l’enclencher immédiatement si le
danger se faisait trop pressant. Il ne croyait pas que le respect témoigné aux hommes et
inspiré par la peur ne soit qu’illusoire chez les hommes-chiens.
Dans le temple, pour un Doody dont les yeux étaient habitués à la lumière, il faisait aussi
noir que dans un four. Il trébucha, cognant douloureusement ses tibias contre quelque chose
qui se renversa dans un bruit particulièrement choquant; il crut qu’un petit rire rauque se
mêla dans l’obscurité aux échos et s’arrêta, ses yeux s’habituant lentement à l’obscurité
stygienne qui n’était guère atténuée par les hautes meurtrières équipées de persiennes.
Doody pouvait voir dans le noir presque aussi bien qu’un Noir; mais ce n’est qu’avec de
grande difficulté qu’il discernait de vagues formes indistinctes dans l’obscurité et qu’il crut
voir une silhouette mouvante qui pouvait être un homme.

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Une voix s’éleva alors dans les ténèbres, épaisse et grasse:
— Fais de la lumière, Shahlnoo, dit-elle en traînant. Découvrons donc celui qui se prétend
un Homme.
Une petite flamme perça soudainement les ténèbres, éclairant à peine l’intérieur du
temple — une flamme d’amadou, apparemment, s’élevant dans la main d’une silhouette
sombre qui la porta rapidement à une lampe à huile en forme de théière, identiques à celles
utilisées par les anciens Grecs. La lampe brésilla en libérant une lumière fumeuse, et les
formes ombreuses se résorbèrent d’elles-mêmes.
Doody vit d’abord l’homme-chien âgé, recroquevillé, vêtu d’un simple tissu sale qui laissait
sa maigre silhouette presque nue, accroupi à côté du piédestal de la lampe. Ses yeux
parcoururent alors rapidement l’intérieur du temple, prenant note du luxe barbare présent
dans tous ses meubles. De grandes urnes ornementales trônaient le long des murs couverts de
draperies; c’était l’une d’entre elles que Doody avait renversée dans l’obscurité. Encore en ce
moment, la lumière luttait faiblement contre les ombres profondes des draperies froissées. La
salle évoquait un sombre tribunal de l’Inquisition, ou une crypte pauvre en lumière tout droit
sortie d’une histoire de Poe — le résultat une imagination lugubre et morbide, totalement à
l’opposé de l’univers sain et agréable des hommes-chiens à l’extérieur.
À l’autre extrémité de la longue salle, le petit prêtre tout rabougri se déplaçait sans bruit à
droite et à gauche pour allumer d’autres lampes. La lumière brilla dans la chambre funéraire
et, pour le première fois, Doody découvrit l’homme adipeux qui était vautré sur une litière
drapée et munie de coussins appuyée contre le mur du fond.
Kuvurna était obèse, de cette dégoûtante obésité héritée d’une longue vie d’abondance et
d’inaction. Ses yeux porcins se dessinaient entre des replis de chair qui menaçaient de les
avaler; ses joues étaient graisseuses, son menton multiple. Son visage était celui du dernier
descendant d’une lignée de Bourbon dégénérés. Son corps était massif, efféminé dans sa
corpulence.
Le prêtre-chien s’exprima d’une voix sèche et cassante comme une baguette de bois mort.
— Ne bouge pas, étranger. L’éclair de Kuvurna peut foudroyer celui qu’il désire détruire.
Doody resta sagement immobile, mais ses yeux travaillaient. Il pouvait y avoir un fusil léger
atomique caché parmi les draperies qui recouvraient le divan de l’homme-dieu. Ces armes
avaient été conçu pour durer l’éternité; certaines avaient pu résister neuf mille ans et se
retrouver entre les mains du dernier rejeton décadent de l’humanité disparue, lui permettant
de réaffirmer la mainmise séculaire de l’homme sur le chien.
— Mon éclair... s’extasia amoureusement Kuvurna, ses doigts grassouillets tâtonnant dans
les tissus de la couche tandis que ses petits yeux clignaient à cause de la lumière. « Sois
prudent, imposteur, ou il te réduira en poussière ! »
Mentalement, Doody rangea Kuvurna dans la catégorie des imbéciles de bas-niveau, voire
même dans celle des idiots. Une odeur fétide flottait dans l’air; Doody renifla et plissa le nez
avec dégoût en la reconnaissant. S’il n’avait jamais senti jusqu’alors le mauvais whisky de
maïs, il le faisait alors. La boisson des dieux !
Il ne faisait aucun doute que le clergé contrôlait l’approvisionnement en alcool et, en

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conséquence, Kuvurna. Mais la vie du dieu était précieuse au plus haut point, puisque sans lui
les prêtres ne pourraient continuer à dominer leurs compatriotes loyaux et crédules du
village. D’où la palissade du temple évoquant une forteresse, les précautions complexes et les
tabous.
— Kuvurna, souligna à voix haute Doody, vous n’êtes qu’une énorme masse de chair bouffie
et corrompue, et vous ne méritez pas le nom d’homme !
La divinité cligna stupidement des yeux; son visage adipeux ne montra aucune expression.
Il se souleva un peu, comme légèrement contrarié par la franchise de son visiteur, bien qu’il
fût apparemment incapable de se lever. Doody ressentit une vague de répulsion, liée au
sentiment méprisable d’appartenir lui-même à l’humanité. Si ceci représentait ce que la
civilisation avait fait de l’humanité, alors vive la barbarie, vive la sauvagerie la plus sombre !
Le petit prêtre répondit pour son seigneur:
— C’est un sacrilège, un blasphème ! cracha-t-il, d’une voix rappelant le grognement d’un
chien en colère. Tu n’es pas un Homme, ou tu ne parlerais pas ainsi à un autre Homme.
Kuvurna se renfonça avec colère, comme un énorme lion de mer impotent, parmi ses
sombres coussins. Sa peau, éclairée par la lumière jaune et vacillante, semblait maladive,
d’une pâle blancheur qui révélait le manque de soleil, ses yeux étaient troubles et vicieux.
— Il n’est pas un Homme, répéta-t-il, ses doigts épais crispés.
Doody se plaça furtivement sur la pointe des pieds; il savait qu’ainsi, sur ses gardes, il
pourrait à dix contre un battre les lents réflexes du dégénéré. Pendant ce temps, toutefois, une
autre partie de son cerveau tentait de trouver la réponse à une question plus importante;
mais c’était comme s’appliquer à résoudre une énigme sans disposer de la clé principale.
— Ce n’est pas un Homme, mais un chien et un menteur; et pour cela il doit être mis à mort.
— Un instant, dit Doody, surpris par la suave douceur de sa propre voix. Avez-vous
remarqué que toute la population canine, actuellement regroupée juste au-delà de votre
palissade, pense que je suis un Homme ? Ils voudront des explications, selon toute
vraisemblance, si je ne ressors pas après être entré si bravement.
Cela ne fit aucune différence pour Kuvurna, revêtu de son invulnérable stupidité. Mais
l’esprit sagace du petit prêtre fut clairement ébranlé. Il se tourna avec une précipitation
nerveuse vers son soi-disant « maître » pour s’adresser à lui:
— Ô Homme du village, il dit la vérité. La Meute croit en son mensonge; et, comme elle en
est convaincue, elle ne changera pas facilement d’avis. Que doit-on faire ? Et, pratiquement
sans faire de pause, tandis que Kuvurna marmonnait dans sa barbe les mots s’inscrivant sur la
surface de la mare stagnante que formait son esprit, il reprit: Si le maître est disposé à écouter
son esclave, je suggérerais de soumettre le cas de cet imposteur à la justice, conformément
aux coutumes de la Meute; et, s’il est prouvé qu’il est un imposteur, qu’il soit mis
immédiatement à mort. Ainsi, la justice et la Meute seront satisfaites.
La proposition paraissait quelque peu douteuse à Doody; mais Kuvurna sembla trouver la
solution splendidement simple — juste ce qu’il fallait pour que son intelligence réduite puisse
l’appréhender. Finalement, il fit un geste de sa tête presque chauve et disproportionnée et
continua d’opiner, perdu dans ses pensées, pendant un certain temps. Mais le prêtre se

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retourna rapidement vers Doody, son visage hideux déformé par un rictus de triomphe:
— As-tu entendu, Ô chien qui te prétend un Homme ? Tu vas être jugé par le Conseil et ton
abominable mensonge va être exposé. Tremble, désormais, et supplie les esprits de tes
ancêtres de te pardonner de les avoir renier.
Son ton était agressif, mêlé de sons canins. Doody prit le temps de s’interroger sur les
antécédents de l’individu; il avait vu auparavant des chiens devenir vicieux à force de mauvais
traitements.
Soudain, répondant sans aucun doute à un signal prévu, une douzaine d’hommes-chiens
surgit des tentures sombres qui couvraient les murs de pierre, tous armés de lances dont ils
menacèrent Doody en l’entourant. Ce dernier n’opposa aucune résistance, sauf pour se libérer
des mains calleuses qui empoignèrent ses bras; sa vie ne semblait pas en danger pour
l’instant. Ils les suivit docilement, au-delà de la porte grinçante du temple et au-delà même de
l’arche de pierre, dans la lumière du soleil brutalement aveuglante.
Le grand prêtre les suivit pour se poster au sommet des escaliers et toiser Doody et ses
gardes — si différents, ceux-là, de l’escorte respectueuse et innocente de chasseurs qui l’avait
conduit hors de la forêt — avec des yeux maléfiques; les yeux d’un prêtre contemplant le rival
du dieu qui était son gagne-pain.
— Emmenez l’imposteur devant le temple, crépita sauvagement sa vieille voix. Emmenez-le
et gardez-le là-bas, en attendant que Kuvurna vienne et que le Conseil de la Meute décide de
sa vie ou de sa mort !
La foule rassemblée sur la place inondée de soleil s’était rapprochée de l’enceinte et
gagnait en densité tandis que le bouche-à-oreille transportait le message à travers les
quartiers du village des hommes-chiens.
Dans l’air empli de poussière montait l’odeur des corps qui se pressaient les uns contre les
autres — une odeur qui différait subtilement de celle des rassemblements humains. Seul un
petit périmètre autour du portail de la palissade demeurait libre, comme délimité par des
cordes. En son centre, proches les uns des autres et silencieux, les hommes-chiens qui avaient
découvert Doody dans leur forêt attendaient toujours bravement le retour de leur messager
divinement merveilleux. Mais, quand ils le virent sortir du temple escorté par les acolytes
armés de Kuvurna, un prisonnier menacé de toutes parts par des lances pointues et pourtant
n’employant aucune magie meurtrière pour se libérer... Consternés, ils refluèrent hâtivement
vers la foule, s’y dissimulant en catimini de peur de subir les conséquences de leur propre
erreur. Mais Doody, sur le qui-vive, était persuadé qu’il verrait plus d’une main nerveuse
serrer convulsivement le manche de sa lance avant même que son propriétaire ne se fasse une
idée précise de ce qu’il avait en tête.
Le soleil cognait fort et Doody baignait dans une sueur poisseuse sous ses vêtements, tout
en s’efforçant de maintenir son air de nonchalance face à la chaleur et à l’indignité de sa
situation, tenu en respect par un cordon étroit et plutôt malodorant de prêtres. La foule qui
regardait la scène, bouches et yeux grands ouverts pour la plupart, était étonnamment
silencieuse, hormis le frottement intermittent de pieds nus ou de sandales lorsque celui-ci ou
celle-là se penchait pour voir au-dessus des épaules de son voisin, plissant les yeux en raison
du soleil et les petits jappements perçants des enfants — des chiots — qui jouaient à l’arrière

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de l’assemblée.
Froidement, Doody reconsidéra le peuple-chien de sa position privilégiée — cette fois
comme ce qu’ils étaient et non pas comme des êtres humains. Ils ne formaient pas une race
désagréable à regarder, étaient même plutôt bien faits physiquement et il y avait chez eux une
gentillesse, une humilité qui manquait à l’espèce humaine. L’homme avait fait une œuvre
meilleure en les domestiquant qu’il n’avait réussi à le faire à son sujet.
Il y avait une curieuse mélancolie dans le regard de quelques jeunes... eh bien, chiennes.
Doody interrompit le fil de sa pensée. En réfléchissant, il ne pouvait croire qu’il y eut jamais
des croisements. Aucune trace de corruption n’apparaissait dans la parfaite uniformité des
hommes-chiens, de cette corruption qui, à l’époque de Rudnuu, avait recouvert toute
l’humanité et qui semblait avec atteint sa réalisation la plus écœurante en la personne de
l’incontournable Kuvurna.
Un émoi parcourut la multitude, comme le soupir d’une seule voix. Doody se tourna pour
regarder au-dessus des têtes de ses gardes, vit que le treillage d’entrée avait été abaissé et que
le grand-prêtre canin sortait de l’enceinte, paradant cérémonieusement, entouré de ses
subordonnés ou ses complices dans le racket clérical, comme Doody les avaient surnommés.
Le petit homme-chien rabougri avança jusqu’à un endroit où il pouvait captiver l’attention de
toute l’assemblée de villageois rassemblés en demi-lune du côté méridional de la place; alors,
levant ses deux bras squelettiques en l’air, il cria d’une voix profonde et pénétrante:
— À genoux, Ô Horde ! L’Homme arrive !
Dans le frémissement combiné de leurs oripeaux, les centaines de villageois se mirent à
genoux comme un seul homme. Les yeux étaient levés avec passion dans l’attente de voir leur
divinité; Doody était assez près du premier rang pour percevoir leur vénération extatique qui
provoqua en lui une étrange nostalgie. Il se souvint d’un chiot qu’il avait eu lorsqu’il était
enfant dans une ferme de l’Ohio — un bâtard misérable tacheté, mais un animal de concours à
ses yeux.
Tandis que la foule demeurait agenouillée patiemment, Kuvurna était porté hors de
l’enceinte, énorme pachyderme de chair dépravée, étendu au milieu de coussins rembourrés
sur une litière somptueuse oscillant sur les épaules de six prêtres musculeux en sueur. Un
large sourire béat s’étalait sur son visage comme il agitait, languide, ses mains grasses et
blanches en direction de la population de chiens en adoration, à la façon d’une bénédiction.
Doody détourna les yeux et dit résolument « Non » à son estomac.
Les six prêtres déposèrent délicatement la litière sur le sol brut et poussiéreux, la
magnificence de sa décoration barbare tranchant bizarrement avec la place nue et les
sordides haillons des spectateurs.
— Levez-vous, Ô chiens, et écoutez comment la justice est rendue ! Est arrivé parmi nous
un étranger, cette personne avec ses étranges vêtements et ses cheveux noirs, qui prétend
être un Homme. Il s’est annoncé de lui-même comme tel à certains de nos chasseurs et ceux-
ci, étant innocents, l’ont cru. Pour cela, ils sont pardonnés en raison de leur ignorance de la loi
et du dogme.
« Cet usurpateur doit être jugé selon nos lois. Les membres du Conseil de la Horde vont
maintenant s’avancer et prendre place au pied de Kuvurna afin d’administrer la haute justice

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devant tout le peuple.
« Mais, pour commencer, je rappellerai au Conseil et à la Horde qu’un Homme, bien
évidemment, doit reconnaître un Homme et l’accueillir comme un frère; en sachant cela,
sachez que celui qui se prétend un Homme s’est détourné de notre seigneur Kuvurna. »
Le fait qu’à cet instant précis Kuvurna regardait directement Doody en arborant un sourire
fixe et idiot, des petits bulles apparaissant entre ses dents, ne sembla pas émouvoir l’orateur
ou son auditoire attentif. Pour quelque obscure raison, Doody se rappela que les idoles les
plus primitives étaient représentées béates et sans expression.
Au sein des hommes-chiens rassemblés, une bonne douzaine d’individus se fraya un
chemin en se tortillant parmi leurs congénères et commença à former une petit groupe devant
le palanquin royal de Kuvurna. Cette poignée d’individus intimidés devait former le Conseil —
les débuts primitifs d’une forme représentative de gouvernement, dont l’influence
superficielle était totalement contrebalancée par celle des prêtres, soutenus par
l’omnipotence divine. Ils se tenaient là, se dandinant inconfortablement sur leurs pieds en
jetant de temps en temps un coup d’œil hostile à Doody — la déclaration du grand prêtre
concernant la position de Kuvurna sur l’affaire avait évidemment beaucoup de poids auprès
d’eux.
Cet Héliogabale des hommes-chiens s’avança rapidement pour faire face au « jury », comme
l’esprit du vingtième siècle de Doody s’obstinait à l’appeler. Son visage était déformé et sa
vieille silhouette affaiblie — recouverte seulement d’un vêtement qui ne ressemblait à rien
d’autre qu’une serviette souillée entourée à la taille et dont les coins pendouillaient — frémit
de fierté extatique constituée à part égale de ferveur religieuse et de haine dévorante. Sa voix
s’éleva avec la même intensité fiévreuse alors qu’il entamait, tout en jetant un regard de biais
sur Doody, la mélopée propre à celui qui récite quelque formule sainte et ancestrale:
— Avant que vous siégiez pour rendre un verdict juste, Ô Conseil de la Horde, je vous
conjure de vous souvenir de nos justes croyances, transmises par nos lointains ancêtres afin
que la vérité puisse être leur et nôtre:
« Car l’Homme créa le chiens à Sa propre image; à l’image de l’Homme Il le créa.
« Et Il lui dit, sois fécond, multiplie-toi et recouvre la Terre, que sur toute la surface de la
Terre l’aspect de Mon visage soit connu, à travers tous les âges des temps à venir.
« Et, au cours de tous ces âges, que le chien serve l’Homme, car Il l’a créé, lui qui n’était que
poussière sur terre, sans intelligence. »
Doody n’entendit pas la voix du prêtre prendre une intonation grinçante et accusatrice. Il
était submergé par une soudaine révélation, comme une apothéose; la dernière pièce du
puzzle lui apparut soudain et, désormais, il connaissait la réponse à toutes ses interrogations
muettes.
Son esprit vif réunit tous les morceaux et conçut ce qui s’était passé des milliers d’années
auparavant, lorsque les hommes-chiens parvinrent pour la première fois à l’existence.
Quelque part, dans le bourbier de la civilisation humaine pourrissante, un ou des esprits
clairvoyants avaient vu le jour — s’élevant peut-être le temps d’une vie seulement — au-
dessus de l’apathie et de la paresse liées à la dégénérescence, capables de prévoir mais pas de

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faire échec à la malédiction en marche.
Peut-être appartenaient-ils aux dirigeants scientifiques de l’état moribond, disposant de
ressources techniques illimitées. Mais, plus vraisemblablement, ils avaient appartenu aux
rebelles, audacieux et provocateurs. Ils avaient anticipé la fin proche de l’humanité; et, au nom
de l’humanité, ils avaient entrepris la dernière grande œuvre, le passage du relais — le don de
sa forme érectile, de ses mains miraculeuses, de son immense connaissance accumulée à une
race plus jeune, plus forte.
Quel choix plus logique pour succéder à l’homme que son compagnon fidèle et ancestral, ce
compagnon qui ne l’avait jamais abandonné tout au long de son histoire confuse longue de
cinquante milliers d’années ? Ce ne fut pas bien compliqué pour la science performante de
cette ère crépusculaire... redresser le chien pour qu’il marche sur deux pattes, altérer son
corps et son cerveau pour lui offrir la parole, pour lui donner — par mutations planifiées et
sélections cellulaires — l’apparence d’une créature humaine. « Que sur toute la surface de la
Terre l’aspect de Mon visage soit connu » — quand l’homme lui-même sera mort et aura
disparu de l’univers.
Il y a peu de temps, Doody avait ressenti du dégoût pour son appartenance à une espèce
qui incluait une créature telle que Kuvurna. Mais maintenant, il ressentit une poussée de
fierté brève et rassurante — fierté que sa race, avant sa chute définitive, ait su suffisamment
relever la tête pour effectuer comme dernière action significative une œuvre désintéressée et
dédiée à la construction d’un futur qu’elle ne connaîtrait jamais.
— Considère donc les faits, Ô Conseil, et décide si l’accusé n’est pas un menteur et un
imposteur méritant seulement la pire des morts.
Doody quitta se rêverie cosmique à temps pour entendre le terme du discours vindicatif et
hystérique du grand prêtre. Il jeta une regard au petit homme-chien desséché presque avec
pitié et, empli d’une nouvelle compréhension, sur la foule compressée et silencieuse qui
s’agitait en tout sens pour apercevoir leur dieu et leur prisonnier tout aussi semblable.
— Prépare-toi à mourir, étranger, gronda le prêtre en avançant pour secouer une patte
bosselée et séchée devant l’objet de sa haine. Ou peut-être, dans ton ignorance, ne connais-tu
aucun rite de préparation. Mais tu vas mourir, et bientôt.
Doody ignora sa fureur avec un silence hautain, mais ses lèvres avaient articulé le mot
« Peut-être ». Il le fit dans l’idée qu’il s’agissait d’un grand «peut-être».
Son regard tomba une nouvelle fois sur la divinité imbécile des hommes-chiens. Ses lèvres
s’étirèrent en un sourire sans gaieté qui surprit et choqua les prêtres qui en furent témoins. Il
pensait — une activité qui, dans les individus comme Doody, se traduisait généralement par
des actes — et ses pensées s’orientaient comme suit:
L’Humanité, espèce à l’esprit sain et au jugement clair — même si ce ne fut que pour un
bref moment de lucidité, arrivée au bout du chemin de son existence — avait rédigé ses
dernières volontés et son testament. Et l’héritier apparent de la civilisation humaine n’était
pas ce dernier né dégoûtant de la vieille race corrompue.
Le Conseil était lancé dans une délibération confuse. Kuvurna se noyait dans une torpeur
stupide, bercé vers une sérénité inconsciente par le rythme des éventails à larges pans avec
lesquels les gens de sa suite ventilaient l’air au-dessus de lui. Un gargouillis ronflant le
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traversa. Le reste de l’assistance souffrait sans se plaindre sous les assauts du soleil couchant
encore ardent.
Le grand prêtre s’installa comme une araignée difforme à côté de la litière de son homme-
dieu, gribouillant sans but dans la poussière et se marmottant à lui-même, mais en conservant
un regard meurtrier et fixe et sur Doody. Ce dernier se renfrogna, puis simula un sourire
désinvolte et insouciant, ses dents blanches brillant au milieu de son visage sombre. Cela avait
dû excéder le vieux chien considérablement, car il bondit d’un coup sur ses pieds et se
retourna rapidement pour faire face au jury avec impatience.
— Tu as débattu assez longtemps, Ô Conseil de la Horde ! grogna-t-il. Fais entendre ton
jugement concernant l’imposteur !
Un homme-chien bâti plus solidement que ses congénères, muni d’une grande barbe rousse
qui s’étalait comme un éventail sur sa poitrine massive, s’avança en traînant les pieds,
signalant d’un geste de la tête vigoureux et saccadé son approbation des paroles du grand
prêtre, comme un enfant sachant qu’il sera puni s’il ne dit pas ce qu’on attend de lui. Il ouvrit
la bouche, manquant d’assurance au moment de dire la chose qu’on attendait de lui, mais
Doody intervint:
— Attendez un instant, explosa-t-il, mi-énervé, mi-amusé. N’aurai-je pas le droit de me
défendre ?
Le grand prêtre se tourna rageusement vers lui, demeura un temps immobile, son corps
maigre vibrant comme un diapason sous l’influence de l’intensité de ses passions. Lorsqu’il
parla, toutefois, sa voix avait le calme mortel du sifflement du crotale. « Parle donc ! »
— Très bien, je vais parler... et j’ai beaucoup à dire, reprit doucement Doody, et
l’amusement dans sa voix était authentique, quoique d’amer. Sa main s’était enfoncée
discrètement dans son manteau et s’y était refermée sur quelque chose. Il éleva la voix de
façon à être entendu par les centaines d’hommes-chiens massés sur la place, silencieux et
patients sous le soleil brûlant de l’après-midi. «Néanmoins, je veux en premier lieu déclarer
que la question de ma nature humaine ou canine est de faible importance. Il y a autre chose en
jeu, toutefois; une chose bien plus cruciale.
« Ce qui devrait être jugé, maintenant — comme tout homme ou chien pourrait le
concevoir aisément s’il n’était aveuglé par la superstition, la peur ou les habitudes
sacerdotales —c’est le droit de cet idiot boursouflé, dépravé et hydrocéphale qui se nomme
lui-même Homme, ou de tout autre individu comme lui, à te commander, Ô jeune et fort
peuple !
« Regardez-le. Qu’est-il sinon un parasite bouffi de la communauté, incapable de se nourrir
ou de s’entretenir par lui-même ? N’importe lequel de vos jeunes guerriers, chiens ou non, est
un meilleur homme. Et je vous le dis solennellement, vous n’êtes plus des chiens, car je vous ai
connus lorsque vous étiez des chiens et je vois aujourd’hui que vous êtes devenus des
hommes ! »
Un murmure balaya la foule, immédiatement suivi par un babil croissant qui devint un
grondement. Le peuple-chien s’agita de-ci de-là, chaque individu cherchant à avoir autour de
lui suffisamment de place pour s’agiter en toute liberté et exposer à son voisin la teneur de
cette nouvelle idée révolutionnaire. Certains reculèrent, choqués par le fol athéisme contenu

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dans le discours de Doody, horrifiés par la destruction impitoyable de leurs traditions adulées
qu’il contenait. Mais la plupart des jeunes s’y agrippèrent avec passion, comme si ce sentiment
se répandait dans leur sang comme une fièvre galopante, une fièvre exaltante qui exigeait une
action immédiate.
Doody les regardait, esquissant encore un sourire — triomphalement. Il se demandait si le
monde n’avait pas perdu un orateur politique brillant lorsqu’il avait décidé de se lancer dans
l’exploration temporelle. Des cris stridents s’élevaient encore du vacarme confus et chaotique;
les lances s’agitaient, menaçantes, au-dessus de la foule. Même Kuvurna s’était redressé
suffisamment pour cligner des yeux et dessiner sur ses lèvres une moue désapprobatrice
molle à l’encontre d’un tel comportement.
Mais le grand prêtre de l’homme-dieu fut comme possédé lorsqu’il vit son monde trembler
et s’écrouler autour de lui, chanceler, sur le point de disparaître dans l’oubli dans un tumulte
final. Son visage, tandis qu’il se frayait un chemin vers Doody à travers la populace agitée,
était terrible, inhumain. Ses yeux brillaient, insanes, ses lèvres étaient fortement retroussées
en un rictus inquiétant qui révélait ses longues canines. Par dessus le grondement roulant de
la foule, son cri perçant s’éleva:
— Saisissez-vous de lui ! Saisissez-vous de l’imposteur ! Il n’est rien qu’un chien — un
chien infidèle. Tuez-le... Yaaaaaah !
Ce dernier cri, un authentique et bestial hurlement de rage incontrôlable, retentit tandis
que le grand prêtre se précipitait sur Doody, un coutelas de bronze étincelant dans sa griffe
osseuse. L’américain pivota pour éviter la pointe et propulsa son point gauche de toute sa
force et de tout son poids en avant; le coup s’abattit sur le menton de l’homme-chien et les
deux adversaires reculèrent sous l’impact — Doody pour analyser rapidement la situation, le
grand prêtre pour finir vautré au sol après une succession de roulades, ballot inerte sous le
piétinement de la foule.
À travers la foule, des prêtres armés étaient poussés vers le blasphémateur tandis que
leurs frères formaient une barrière de sécurité autour de la couche divine, un dangereux
cordon. Mais, pour l’instant, une zone vide demeurait autour de l’étranger venu du temps; il se
secoua, puis inspira profondément:
— Bien entendu, je ne pourrai pas rester pour voir la fin du spectacle, lança avec regret
Doody. Mais avant de me retirer dans ce bon vieux vingtième siècle, j’ai pris le temps
d’arracher la goupille de la grenade à fragmentation que j’ai toujours en cas d’urgence et la
libérerai dans trois secondes. Si mon vieux bras n’a pas perdu son adresse depuis mes années
de baseball, elle finira sa course contre le corps ventripotent du simple d’esprit Kuvurna en
personne.

— Ce fut mon dernier argument. J’espère qu’il marquât assez les héritiers de la civilisation
humaine pour leur permettre de prendre un bon départ sur Terre. Le monde va revenir aux
chiens, Johnny, et le plus tôt sera le mieux. Les hommes-chiens étaient — sont — seront —
primitifs, bien entendu; mais, un jour, ils auront suffisamment progressé pour déchiffrer les
antiques archives abandonnées derrière elle par la race perdue. Mais je crois qu’ils prendront
vraiment possession de leur héritage lorsqu’ils apprendront à s’appeler eux-mêmes hommes.

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— Tu as eu raison, dis-je sans préambule.
— Hein ? Les yeux sombres de Doody s’ouvrirent comme s’il s’éveillait; ses pensées avaient
dû le conduire très loin, le long de la route qui l’avait conduit à l’époque confuse et reculée des
hommes-chiens.
— Cela me fait... réfléchir, confessais-je, les yeux fixés sur la nappe blanche éclairée par la
lumière douce et indirecte; mais je m’imaginais faire également un petit bout de chemin à
travers la brume des âges. Tu as suivi la race humaine jusqu’à sa fin — Il te reste à découvrir
ses débuts. Peut-être est-ce l’un de ces cycles éternels... les débuts et fins de notre race sont-ils
les mêmes et que nous sommes seulement les héritiers inconscients d’une culture
antérieure — celle des créatures que les êtres humains appellent dieux. Mais, quelque part, il
doit bien y avoir une vraie origine...
— Quelque part, répéta délicatement Doody, come si l’expression était goûteuse. Un jour.
Peut-être partirai-je à sa recherche... Un jour.

Publié dans « Astounding Science Fiction » , juin 1942.


Trad. Olivier Beaufay

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