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lP?Pflll§lii LBERT Camus avait un jour avancé l'idée que la paix du monde
Slillf ^SSll pourrait être préservée, si les hommes de bonne volonté de
lilll^%llllll tous *es Pa^s instauraient une sorte de confrérie universelle,
liijijll^llilii * *a mam^re dès lettrés confucéens, et en s'inspirant de la
^^^^^^H doctrine confucéenne. Je lui demandai sur quoi il se fon-=
WJÊËÊÊÊLxxÊ dait pour penser que la doctrine confucéenne pourrait servir
aujourd'hui à établir la paix universelle : Sur les textes de
Conjucius que j'ai pu lire, me répondit Camus. — Le confucianisme, disais-je,
faisait partie intégrante d'une société donnée. Pensez-vous vraiment pouvoir,
le détacher de son contexte historique et social pour le regerviz à notre époque ?
Levant les bras au ciel, Camus me répliqua : Que voulez-vous, je ne connais
du confucianisme que les textes, et puis, je ne pratique pas le matérialisme
historique.
Pour Albert Camus, le confucianisme était une doctrine parmi d'autres,
rencontrée au hasard des lectures, et, comme dans toute grande doctrine, on
peut toujours y trouver de quoi étayer de grandes vues sur l'homme e.t sur
le monde. Pour les Vietnamiens, le confucianisme représente beaucoup plus
qu'une doctrine inscrite dans des textes vénérables ; il, est un legs de l'histoire,
un legs fondamental à assimiler, à combattre, à surmonter au cours de la
mutation historique que le pays est en train de traverser à l'époque actuelle.
L'auteur de ces lignes fait partie de ces générations d'intellectuels vietna-
miens qui, dès les bancs de l'école primaire, avaient appris l'histoire dans le
petit manuel d'Ernest Lavisse où il était question de « nos ancêtres les Gau-
lois ». Â l'école, on ne nous apprenait donc plus les textes confucéens, mais
nos pères, nos oncles, nos aînés étaient les uns mandarins, les autres lettrés,
tous imbus de confucianisme. Toute la pression de l'orthodoxie confucéenne
pesait sur notre jeunesse : au nom de Confucius on nous interdisait bien des
choses, comme en son nom, on exigeait que nous nous pliions à maintes disci-
plines. Le confucianisme était avant tout vécu. Sur les colonnes des maisons,
les gravures, à la porte des monuments, des inscriptions rappelaient à chaque
pas les prescriptions de la tradition confucéenne. Dans le langage quotidien et
la littérature foisonnent les expressions et citations d'origine confucéenne.
On se battait, on prenait parti pour ou contre le confucianisme. Les. gens
de ma génération pouvaient encore connaître de près l'homme confucéen clas-
sique, le lettré. Devant ce personnage ceint d'un turban noir, aux gestes céré-
monieux, au langage souvent sentencieux, tout le contraire du paysan, de l'ou-
vrier, travailleurs manuels, ou du jeune sportif moderne, nous éprouvrions un
double sentiment fait à la fois dé répulsion et de respect. Répulsion pour la
côté périmé, fossile du personnage, respect pour quelque chose d'indéfinissable
que nous arrivions à sentir, non à comprendre; quelque chose qui nous man-
quait, 5 nous, formés à l'école occidentale.
4 NGUYEN KHAC VIEN
Là dynastie des Ly, qui avait institué au xie siècle les premiers concours
mandàrinaux, était la première dynastie royale qui avait réussi véritablement à
rassembler sous son autorité tous les territoires du Vietnam, lequel avait au
x° siècle conquis son indépendance, se libérant de la domination féodale chinoise.
Une triple nécessité avait abouti à la constitution d'un Etat monarchique centra-
lisé, administrant le pays avec une bureaucratie mandarinale : la construction et
l'entretien d'un réseau de digues très étendu, la sauvegarde de l'indépendance
nationale, et les luttes paysannes.
Le delta du Fleuve Rouge, berceau du peuple vietnamien, est menacé pério-
diquement par de grandes inondations; pour pouvoir subsister, le peuple viet-
namien avait été obligé d'édifier le long du fleuve et de tous ses affluents et
défluents, des milliers de kilomètres de digues. L'élimination des féodalités
locales, rivales entre elles, la mise en place d'une administration centralisée
pour superviser la construction et l'entretien de ce réseau de digues était une
nécessité vitale.
Le Vietnam était en outre menacé, périodiquement aussi, par les tentatives
de reconquête des dynasties féodales chinoises : de petites seigneuries disper-
sées auraient été vite absorbées. Au xn° siècle, o'était la lutte contre là dynas-
tie chinoise des Song ; au xmc siècle, au prix d'une mobilisation totale du
pays, l'invasion mongole avait été repoussée. Au début du xve siècle, les
Ming avaient tenté à nouveau de reconquérir le Vietnam et la guerre de libéra-
tion avait duré dix ans. Vers la fin du xvnr^ siècle, les Tsing occupèrent le pays
6 NGUYEN KHAC VIEN
avec une armée importante, mais sous la direction des Tayson, le peuple viet-
namien chassa rapidement l'envahisseur.
Les grands travaux d'hydraulique comme la lutte pour l'indépendance natio-
nale nécessitaient la mobilisation fréquente de l'ensemble de la paysannerie.
Sur les chantiers des digues on rassemblait des centaines et des milliers de
paysans ; face aux énormes armées féodales chinoises, la monarchie vietna-
mienne ne pouvait mettre en ligne que des troupes régulières peu nombreuses,
et c'était le peuple tout entier mobilisé qui prenait en main la défense de la
mation. Ces paysans rassemblés contre les inondations ou contre les armées
étrangères ne pouvaient se satisfaire de retourner dans leurs foyers, la lutte, ter-
minée, pour se soumettre à nouveau à toutes les servitudes qui leur étaient
imposées. La lutte des paysans pour leurs droits traversait toute l'histoire du
Vietnam comme un fil rouge, et sans cette notion de lutte paysanne, toute com-
préhension de l'histoire vietnamienne aurait été impossible.
Au xc siècle, en accédant à l'indépendance, le Vietnam conservait encore
de grandes familles féodales qui .se partageaient le pays, faisaient cultiver les
terres de leur fief par des serfs, entretenaient une nombreuse domesticité d'es-
claves et des troupes particulières. Du xi° au xiv6 siècles, quand les rois Ly et
Tran eurent unifié le pays, des membres de là famille royale, des grandes
familles féodales, et de grands dignitaires de la Cour se voyaient encore attri-
buer de vastes domaines seigneuriaux, couvrant des districts entiers. Ils avaient
à leur service des milliers de serfs et disposaient souvent de troupes person-
nelles. Les hautes fonctions de l'Etat étaient réservées aux princes du sang ou
aux membres des grandes familles féodales.
Jusqu'au xin" siècle, le bouddhisme restait la religion dominante : les
bonzes étaient les conseillers du roi, et les monastères bouddhiques possé-
daient de grands domaines cultivés par des serfs.
Cependant, depuis longtemps déjà les paysans avaient lutté pour leur libé-
ration, et pour l'accession à la propriété privée des terres. A côté des terres
exploitées directement par la monarchie et des grands domaines seigneuriaux
ou monastiques, existaient des terresi appartenant à des paysans propriétaires
qui les cultivaient pour eux-mêmes. L'ensemble de la paysannerie luttait sans
répit pour l'abolition des seigneuries féodales et pour l'expropriation des-
monastères bouddhiques, tandis que la classe des paysans propriétaires deve-
nait chaque jour plus active sur le plan historique. La monarchie avait également
intérêt à favoriser l'élimination des grandes familles féodales. La victoire contre
l'invasion mongole avait donné le coup de grâce vers la fin du xmB siècle aux.
vastes domaines féodaux et monastiques. Mobilisés pendant des années dans
leur totalité contre un ennemi puissant, les paysans, la guerre terminée, s'étaient
libérés également du servage. Le principe de la propriété privée de la terre,,
ouverte à tous, était acquis. Sur la classe des seigneurs féodaux, la classe des
paysans propriétaires avait définitivement triomphé après plusieurs siècles de
lutte.
Avec l'expropriation des monastères, le bouddhisme perdait sa place de
religion dominante, et le confucianisme prenait la relève.
Au début du xv* siècle, quand le pays était occupé par les troupes Ming,
c'était un paysan propriétaire, Le Loi qui s'était mis à la tête, de la grande
insurrection patriotique pour libérer le pays, et son maître à penser, ce n'était
plus un bonze bouddhique, mais un lettré confucéen, Nguyen Trai, homme,
politique, écrivain, stratège. Avec l'avènement de la dynastie des Le, au xv8 siècle,
CONFUCIANISME ET MARXISME 7.
monde, tels étaient les devoirs que la doctrine confucéenne assignait à tous.
Se façonner soi-même, se perfectionner soi-même pour être à même d'assu-
mer toutes ces tâches, telle devait être la préoccupation fondamentale de tous
les hommes « depuis, l'Empereur, Fils du Ciel, jusqu'au dernier des hommes
du peuple ».
N'oublion pas que Confucius vivait au vie siècle avant notre ère, à
une époque où les hommes se croyaient obligés de rendre plutôt hommage
aux esprits et aux dieux qu'aux hommes, parmi des hommes pour qui la vie
dans l'au-delà avait autant, sinon plus de réalité que la vie terrestre. Il fallait
alors beaucoup de courage pour répondre comme Confucius l'avait fait à un.
disciple qui l'interrogeait sur les esprits et sur la mort :
« Vous ne savez pas comment servir les hommes, pourquoi vous inquiéter
du service des esprits ?
Vous ne savez pas comment vivre, pourquoi vous interroger sur la mort ? »
Tcheng-tseu, disciple de Confucius, commentant ces mots, ajoutait : a Si on
connaît la « voie » (tao) pour vivre, on connaît également la voie pour mourir.
Servir les hommes de tout coeur, c'est servir les esprits », Remarquons que le
mot voie (tao) dans la philosophie chinoise signifiait tantôt la vérité suprême,
la loi fondamentale ^qui régente l'univers, tantôt la règle dé vie essentielle pour
les hommes. Cette confusion entre l'ordre cosmique et l'ordre humain sera
toujours une des caractéristiques de la pensée chinoise.
A l'époque de Confucius, les doctrines foisonnaient, les philosophes voisi-
naient avec les magiciens, les sophistes disputaient la place publique aux fai-
seurs de miracles. Confucius, lui, disait tranquillement : « Parler de mystères,
opérer des miracles pour laisser un nom à la postérité, je ne le fais point...
Les dieux, il faut les vénérer, certes, mais s'en tenir à distance... La voie n'est
pas en dehors de l'homme ; ceïixi qui crée une voie hors de l'homme rue. sau-
rait en faire une voie véritable. L'homme de bien se contente de transformer
l'homme, il s'en tient là... Je ne suis pas quelqu'un qui aurait reçu des lumières
spéciales, je suis simplement un homme qui a beaucoup étudié, et qui, s.ans
répit, cherche à enseigner aux autres. » Prières, invocations à Dieu, sacre-
ments, rien de tout cela n'existe dans le confucianisme. On comprend que-
Voltaire ait été séduit j>ar cette doctrine.
Sur ces bases, les lettrés vietnamiens du xe au xive siècle partaient en
guerre contré les croyances bouddhiques, mais ce n'était pas seulement aux
croyances qu'ils en voulaient, mais aussi à la place que l'Etat et la société leur
accordaient. L'historien Le van Huu, au xne siècle, écrivait :
la suite, ont fait bâtir des pagodes dont les tours montaient jusi-
qu'au ciel; les demeures de Bouddha dépassaient en magnifi-
cence les palais royaux. Les sujets ont suivi ; beaucoup allaient
jusqu'à détruire leurs biens, abandonner leur famille. La moitié
de la population se fait bonze, partout on-voyait des pagodes.
N'est-ce pas là l'origine de nos maux ?
Pendant des années, l'enfant, puis le jeune homme, puis l'homme mûr
récitait, commentait des Sentences, des textes classiques, pour savoir comment
honorer ses parents, se conduire envers ses frères et soeurs, comment servir
son roi, comment se comporter en toutes circonstances dans la vie. L'his-
toire était très étudiée, non pour connaître lé déroulement des événements
ou le développement des sociétés, mais pour y puiser des exemples de com-
portement. Peu importait que ce fût l'histoire chinoise, et non l'histoire viet-
namienne : bien plus riche, l'histoire de Chine fournissait une matière beau-
coup plus volumineuse pour donner des exemples d'attitudes, de comportement
des personnages et éclairer la doctrine morale du Maître.
Ces sentences morales finissaient par se graver profondément dans la per-
sonnalité de l'élève. Il y avait à la fois une adhésion rationnelle et un processus
de martèlement continu qui finissaient par imprégner chacun de tous ces prin-
cipes et règles de vie. Le chinois littéraire classique était d'une concision extrême i
tous lés termes de liaison, conjonction, prépositions peuvent être supprimés,,
et la phrase ne comporte plus que quelques noms, verbes ou adjectifs, mono-
syllabiques par surcroît, donc très faciles à 'retenir par coeur. Il faut ajouter
que la langue chinoise (et vietnamienne) est une langue dont les syllabes se
prononcent sur plusieurs tonalités différentes, et la combinaison des diverses
tonalités des différents mots d'une phrase petit lui donner une musicalité très
goûtée des connaisseurs. Quand on approchait d'une école confucéenne, on
entendait de loin les élèves qui ne lisaient pas à vrai dire leurs textes, mais les
chantonnaient ; leur voix montait, s'abaissait, épousant les tonalités des mots.,
le rythme des phrases et des propositions. On eût dit une chorale en répétition.
En Chine et au Vietnam, un beau texte est toujours un texte qui révèle à
la déclamation une haute valeur musicale. L'écriture idéographique ajoute encore.
CONFUCIANISME ET MARXISME 13
Le programme n'est pas sans grandeur. Confucius avait été parmi les pre-
miers penseurs de l'humanité à centrer toute l'attention des hommes sur des
problèmes purement humains. Il avait été le premier humaniste, au sens pleiat
du mot. Quand on relit ses Entretiens avec les disciples, on voit que la quasi-
totalité de leurs conversations tournaient autour du mot : Humanité (Jen). La
vertu d'humanité, les confucéens ne la réduisaient pas à l'amour du prochain ,
il était extrêmement malaisé d'en cerner les contours, car elle est la vertus
suprême, celle qui rend l'homme le plus humain possible. S'il fallait à tout
prix en définir les composantes essentielles, on pourrait les réduire à quatre :
- —
la tolérance em'ers autrui (ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais
pas qu'on te fît à toi-même).
— Le savoir qui permet d'adopter une attitude juste dans toutes les cir-
constances de la vie.
14 NGUYEN WAC VIEN
Quelques années plus tard, au nom du premier roi des Le, Nguyen Trai
rédigeait les conseils suivants pour le prince héritier :
« J'avais émergé des ronces et des épines, payé de ma personne pour chasser
les agresseurs, porté comme vêtements la cotte de mailles, couché en pleins
champs, j'avais connu périls et dangers, bravé sabres et épées et balayé ainsi
nuages, et ouragans pour fonder l'Empire, au prix de multiples difficultés. Toi
qui grâce à mes oeuvres, prends ma succession, ne cherche pas le plaisir,
applique-toi, déploie tous les efforts pour suivre toutes les règles qui permettent
de sauvegarder le patrimoine national, de commander à l'armée, tous les prin-
cipes qui t'enseignent à te discipliner toi-même et à gouverner le pays.
Maintiens la concorde avec tes proches, garde-leur toute ta cordialité. Au
peuple, pense à dispenser ta générosité. N'accorde pas de récompense injusti-
fiée par inclination personnelle, ne sanctionne pas à tort dans un mouvement
de colère. Ne cours pas après les richesses pour vivre dans la prodigalité, évite
les belles femmes pour ne pas tomber dans la débauche.
Que ce soit pour promouvoir un homme de talent, pour accueillir une cri-
tique, pour mettre au point une politique, ou même pour prononcer une seule
pairole, faire un seul geste, garde les règles du juste milieu, suis les principes
classiques, répondant ainsi à la volonté du Ciel, satisfaisant d'autre part les
rites. Avoir en estime ceux qui possèdent la vertu d'Humanité, c'est s'assurer.
Avoir en estime ceux qui possèdent la vertu d'Humanité, c'est s'assurer
l'assentiment du peuple qui porte le Trône, comme l'océan qui porte la barque,
mais peut aussi le renverser. Aider les hommes de vertu, c'est s'attirer la pro-
tection du Ciel, dont la volonté reste toujours si difficile à sonder et à pré-
voir. »
..
Cette moralité du prince-modèle, Nguyen Trai l'avait puisée directement
i. On lira la traduction intégrale du texte dans Europe, juillet 1961, numéro spécial consacré
à la littérature vietnamienne.
16 NGUYEN KHAC YIEN
étaient les conseillers de chaque jour, l'idée d'un Empereur, Fils du Ciel,
était pure fiction. Le dicton populaire : qui a vaincu devient empereur, qui
perd devient pirate, reflétait d'une façon beaucoup plus véridique la réalité
des choses. Contre le ritualisme officiel s'insurgeait le bon sens populaire,
qui rencontrait un allié précieux dans le lettré non-conformiste. A chaque
sentence classique on trouve facilement dans les proverbes et dictons popu-
laires la réplique. Le théâtre populaire, le « Cheo » était essentiellement sati-
rique, mettant toujours à mal le mandarin et le notable. La monarchie et la
bureaucratie mandarinale adoptaient le chinois littéraire classique comme lan-
gue officielle ; le lettré proche du peuple avait créé l'écriture nom pour trans-
crire ses oeuvres dans la langue commune. Lorsque le mouvement populaire
des Tayson avait triomphé, le nom fut adopté comme langue officielle. La
dynastie des Nguyen, victorieuse sur les Tayson rétablit à nouveau le chinois
classique comme langue officielle.
Il y eut ainsi un double courant de pensée confucéenne pendant des
siècles. Tout le monde vénérait le Grand Maître, personne n'osait s'attaquer
à sa doctrine, mais chaque école interprétait les textes à sa manière. Le grave
défaut, d'un livre comme celui de Paul Mus. sur la sociologie vietnamienne a
été de ne présenter que l'aspect orthodoxe, mandarinal des idées et des croyances
traditionnelles au Vietnam.
et les lettrés qui les dirigeaient ne pouvaient imaginer d'autre issue à leur
mouvement que l'intronisation d'un nouveau rôij ayant les vertus d'huma-
nité et de justice exigées par la doctrine confucéenne. Avec Môncius, ils pen-
saient : ce qui est le plus important, c'est le peuple. Mais avec M'encius, ils-
pensaient également : ceux qui travaillent de leurs mains doivent être gou-
vernés, ceux qui travaillent de leur tête doivent gouverner, ne mélangeons-
pas les deux catégories. Le roi et les mandarins gouvernent pour le peuple,
dont ils sont les « pères et mères ». La notion de démocratie leur était com-
plètement étrangère. Ils fle pouvaient lutter que pour remplacer un roi, « inhu-
main » par un roi « humain », un roi « illégitime » par un prince « légitime »-.,
Les lettrés patriotes n'avaient aucune idée des transformations à opérer dans les
institutions pour s'adapter au monde nouveau. Ils luttaient contre le colonia-
lisme moderne comme leurs ancêtres avaient lutté contre l'envahisseur féodai
chinois, avec les mêmes méthodes, les mêmes idées.
D'autre part, complètement indifférents aux problèmes de la production,
ils ne pouvaient ni comprendre, ni assimiler la science moderne. Jusque-là,
ils méprisaient profondément tout travail manuel, n'honorant que les exercices
de l'esprit. Le lettré, aux ongles démesurément longs, « incapable, d'attraper
un poulet » (expression populaire vietnamienne) n'était pas une simple méta-
phore. Le pays ne pouvait pas compter sur eux pour rénover les méthodes de
production.
Les générations d'après 1900 ne voulaient plus mourir ni pour une monar-
chie dégénérée, ni sous la bannière de Confucius. Les défaites sanglantes infli-
gées par un agresseur munis d'armes modernes, la victoire japonaise sur
l'armée tsariste en 1905, la lecture des oeuvres de Jean Jacques Rousseau et
de Montesquieu 2 avaient été pour les lettrés aux esprits ouverts et pour l'en-
semble du pays autant de chocs. Deux notions nouvelles, complètement étran-
gères au confucianisme firent irruption au Vietnam : celles de science et celle-
de démocratie. On commençait à chercher des solutions en dehors des ornières
du passé.
Qu'un autre régime que la monarchie, que la participation au pouvoir du
peuple soient concevables et souhaitables, ces découvertes furent pour beau-
coup de lettrés une véritable 'révélation... Les machines, les études scientifiques
en furent une autre. Certes les lettrés, retirés dans les villages, avaient été-'
amenés à s'occuper de médecine, de géomancie ; mais adoptant souvent le
taoisme comme système de pensée, ils ne pouvaient faire la démarcation entre
science et magie. L'astronomie se confondait avec l'astrologie, la. géographie
et là géologie, avec la géomancie ; même la médecine qui avait conduit dans
certains domaines à des résultats remarquables n'avait pu se dépêtrer de pra-
tiques magiques.
Cependant, pour une longue période encore, les idées de science et de
démocratie ne furent que quelques lueurs dans la nuit, incapables d'em-
braser tout le pays. De 1905 à 1930, le Vietnam semblait assoupi, résigné à
accepter la domination coloniale. Les générations nouvelles d'intellectuels,
qui s'étaient mis à l'école de l'Occident, avaient étudié ce qu'était la démo-
cratie et la science, mais aucun d'entre eux, si savant fût-il, n'était capable
2. Montesquieu et Rousseau étaient lus dans des traductions chinoises. Le régime colonial n'avait
pas diffusé la littérature du xvma siècle dans les colonies.
CONFUCiANϧM& ET MARXISME 21
de soulever le pays comme l'avaient fait les grands lettrés de la fin du xixe siècle.
Nous -^- nous employons lé mot : nous, puisque l'auteur de ces lignes fait
partie de; ces intellectuels vietnamiens sortis de l'Université de Hanoï, ou revenus
de France sous la période coloniale — nous avions appris ce qui manquait aux
lettrés confucéens, la physique, l'algèbre, la biologie, les systèmes électoraux,
lés constitutions républicaines. Mais quand nous nous comparions à ces lettrés
que nous côtoyions encore, nous sentions bien qu'il nous manquait quelque
chose.
Leurs connaissances par rapport aux nôtres étaient bornées, mais Us
étaient dés « hommes », dés « bambous » qui se tenaient droit, des « pins »
qui faisaient face aux adversités de l'hiver. Nous, nous étions de simples « sacs
à connaissances », des roseaux que le moindre souffle de vent courbait, sur
lesquels on ne pouvait pas compter dans les moments difficiles. Les lettrés
avaient des principes dé vie, des convictions morales profondément ancrées,
auxquels ils se conformaient. On pouvait nier la valeur de ces principes, mais
non leur existence, car on n'obtenait pas de ces hommes qu'ils agissent à
l'encontre de leurs convictions. La morale était la base même de leur éducation..
Notre formation, à nous était différente. Au collège comme à l'Université,
nous concentrions notre attention sur les cours de chimie, de trigonométrie,
de géographie. Quand venait l'hëûfe dé morale, nous lisions en cachette de»
romans ou jouions à la bataille navale. Les lettrés hé savaient pas ce qu'était
un homme de science ; nous, nous ne savions pas ce qu'était un homme de
bien. Et quand lès événements se précipitaient, là plupart d'entré nous —
naturellement pas tous — ressemblaient plutôt à une pâté molle que des
forces contraires pouvaient modeler à leur façon, sans aucune difficulté.
Comme les mandarins d'autrefois, les quelques milliers d'intellectuels for-
més pendant la période coloniale dans les universités de France ou de Hanoï
vivaient loin du peuple. Nous étions des citadins purs, dans un pays qui com-
portait près de 95 '% de ruraux. Quand la confrérie des lettrés lançait un
mot d'ordre, tout le pays réagissait du Nord au Sud, parce que vivant au
village, les lettrés avaient un contact quotidien, intime avec les paysans. Nous,
nous étions noyés, sans antenne ni boussole au milieu de notre pays.
Nous n'étions même pas les mandarins du nouveau régime ; des étran-
gers gouvernaient le pays. Les lettrés se sentaient, eux, les héritiers de ceux
qui pendant des siècles avaient dirigé le pays, mené le peuple dans une lutte
nationale millénaire. Les meilleurs d'entre eux en avaient gardé une fierté et
une assurance qui nous manquaient. Dans le peuple, on citait toujours avec
vénération les noms dès lettrés récemment tombés dans la lutte contre le
régime colonial, .mourant fièrement face au peloton d'exécution ou sous les
tortures, préférant lé bagne aux honneurs et aux richesses, appliquant à la
lettre la fameuse sentence de Mencius :
Nous savions que la plupart d'entre nous, face à la mort, n'auraient pas
ce courage tranquille.
22 NGUYEN KffAC VIEN
Autre chose encore nous handicapait : nous avions fait toutes nos études
en français. Très peu d'entre nous savaient rédiger un texte correctement dans
la langue nationale ; nous restions sans voix devant notre propre peuple, cou-
pés de nos traditions nationales.
Nous avions dans nos têtes les idées modernes de science et de démo-
cratie, mais abattre le régime colonial, détruire toutes les structures féodales
pour pouvoir implanter dans le pays cette démocratie et un mode de produc-
tion scientifique, étaient des tâches qui nous dépassaient, trop lourdes pour
nos frêles épaules. Notre base sociale, la bourgeoisie vietnamienne, était par
trop fragile. Elle ne pouvait que végéter à l'ombre de la domination colo-
niale. Nous partions vaincus d'avance : devant l'impérialisme occidental, nous
nous sentions désarmés. Les intellectuels sortis de l'Université pendant toute
la période coloniale n'avaient pu jouer le rôle des lettrés confucéens du temps
de Nguyen Trai.
Confucéens et marxistes
Ce rôle de dirigeants dans la lutte nationale et de pionniers d'une société
nouvelle allait revenir aux militants marxistes, après 1930, date de la fonda-
tion du Parti communiste indochinois. Fondé en 1930, le Parti communiste
devait quinze années plus tard fonder le premier gouvernement indépendant du
Vietnam depuis la conquête coloniale, mener à bien pendant neuf années la
guerre de libération nationale, puis l'instauration du socialisme dans la zone
Nord du pays.
Les premiers militants marxistes étaient pour la plupart de « petits intel-
lectuels », obligés d'arrêter leurs études avant le baccalauréat, et qui travail-
laient comme employés dans les administrations:, les usines, les plantations
coloniales. Beaucoup étaient instituteurs de village, souvent dans des écoles
privées, exactement comme les lettrés d'autrefois. « Coolies maniant le stylo »,
ils partageaient avec les ouvriers et les paysans pauvres la même misère, ia
même hantise du chômage, les mêmes humiliations. Bénéficiant du prestige
qui entourait toujours les hommes instruits dans un pays de tradition confu-
céenne, ils jouaient naturellement le rôle de conseillers auprès des hommes
du peuple qu'ils côtoyaient tous les jours.
Le marxisme est ainsi venu au Vietnam, non comme une doctrine entre
d'autres, mais comme un instrument de libération, après l'échec des lettrés
confucéens, les tentatives sans vigueur et sans lendemain des intellectuels bour-
geois contre le régime colonial et féodal. Il a succédé au confucianisme pour
donner au pays une doctrine politique et sociale, pour lui permettre de résoudre
des problèmes pratiques ; il se heurtera au confucianisme, il le rencontrera sur
le terrain de l'évolution historique, et non au cours de joutes académiques.
Les mandarins attardés, les notables devenus les serviteurs du régime
colonial menaient contre le marxisme une guerre à mort 3 ; car ils savaient
bien que le régime agraire séculaire, les structures féodales n'allaient pas tenir,
face aux paysans dirigés par des militants communistes. En s'incrustant dans
les villages, en éduquant les paysans et les organisant pendant de longues
3. Ngo-dinh-Diem était dès 1930 un des plus zélés serviteurs du régime colonial dans cette
répression.
CONFUCIANISME ET MARXISME 23
grande -oeuvre, mais si l'on est soi-même, sans moralité, sans fondement, si
l'on est soi-même dégradé, sans vertu, de quoi pourrait-on être capable ? »
Voici un autre passage extrait d'une allocution du Président Ho chi Minh,
à l'ouverture de la campagne de .« rectification »- en avril 1961 :