Vous êtes sur la page 1sur 16

Études rurales

Les plantes tinctoriales dans l'économie du Vaucluse au XIXe siècle


Alice Peeters

Citer ce document / Cite this document :

Peeters Alice. Les plantes tinctoriales dans l'économie du Vaucluse au XIXe siècle. In: Études rurales, n°60, 1975. pp. 41-54;

doi : 10.3406/rural.1975.2091

http://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1975_num_60_1_2091

Document généré le 31/05/2016


Abstract
Tinctorial Plants in the Economy of Vaucluse during the XlXth Century.
The eventful history of tinctorial plants in Vaucluse during the XIXth Century, puts into evidence three
different cases: 1) the decline of old cultures — such as saffron — and of plants for gathering — such
as "fustet" and "graine d'Avignon" — ; this decline was linked to the transformation of very small dye-
works into a larger industry needing a larger production; 2) the introduction of new plants — such as
woad — which were imposed during the Continental System and did not last long enough to have any
effect upon the local economy; 3) the growth of madder culture which played a leading part in trading
and which meant prosperity during three quarters of a century. Several crisis, particularly those starting
around 1860, endangered madder culture and industry, thus having serious economic and social
consequences.

Résumé
L'histoire mouvementée des plantes tinctoriales dans le Vaucluse au XIXe siècle permet de distinguer
trois cas nettement différents : 1) le déclin d'anciennes cultures comme celle du safran, ou de plantes
de cueillette comme le fustet ou la graine d'Avignon, déclin lié au passage d'un très petit artisanat de
teinturerie à une industrie ayant besoin d'une production beaucoup plus importante ; 2) les essais de
cultures nouvelles comme celle du pastel qui, imposées lors du Blocus continental, furent éphémères
et sans effets durables sur l'économie locale ; 3) le développement d'une grande culture commerciale,
celle de la garance, synonyme de prospérité pendant près de trois quarts de siècle. Plusieurs crises,
en particulier à partir des alentours de 1860, firent péricliter la culture et l'industrie garancières,
entraînant de graves conséquences économiques et sociales.
ALICE PEETERS

Les plantes tinctoriales

dans l'économie du Vaucluse

au XIXe siècle

Le Blocus continental mis en place à la fin de 1806 par Napoléon Ier


avait pour but d'ébranler la puissance de l'Angleterre en s'attaquant à son
économie. Mais un des effets majeurs de cette politique fut de réduire et
même de tarir les importations en Europe, et plus particulièrement en
France, des produits en provenance des colonies anglaises. De plus, le célèbre
tarif de Trianon du 5 août 1810, décrété par Napoléon, rendit toutes les
marchandises exotiques hors de prix à cause des taxes dont elles étaient
grevées. Il fallait donc, autant que possible, trouver sur place des produits
de remplacement. C'est pourquoi nous assistons à cette époque à de
nombreux essais d'introduction de cultures industrielles nouvelles — parmi
lesquelles la betterave, destinée à suppléer la canne à sucre, demeure la plus
célèbre.
L'on sait moins, en revanche, que des tentatives similaires eurent pour
but l'approvisionnement en colorants à partir de plantes tinctoriales locales.
L'Europe connaissait dans l'Antiquité et le Moyen Age de nombreuses
plantes susceptibles de fournir de la teinture pour les peaux et les tissus.
Certaines d'entre elles, comme le pastel, le safran et la garance, étaient
même très bien implantées. Mais l'extension du monde connu et des relations
commerciales fut la cause du déclin progressif de ces productions, aux XVIe
et XVIIe siècles, au profit d'autres, exotiques : indigos, cochenilles, curcuma,
bois de Brésil, etc., qui fournissaient à meilleur compte des teintures plus
riches. Lors du Blocus continental, on se tourna à nouveau vers les ressources
indigènes délaissées. Les préfets reçurent l'ordre d'examiner dans chacun des
départements les possibilités soit de remettre en culture, avec des techniques
améliorées, d'anciennes plantes économiques, soit de faire expérimenter la
culture de plantes nouvellement introduites. Ainsi, dans le Vaucluse, le préfet
de l'époque fit-il mener dans les années 1810-1812 de nombreuses enquêtes
sur les cultures existantes ou possibles dans son département, tels le chanvre,
le lin, le coton, le maïs, le riz, ainsi que sur un certain nombre de plantes
tinctoriales que nous allons à présent examiner.

Études rurales, 1975, 60, oct.-Jéc, pp. 41-54.


42 A. PEETERS

Une culture moribonde : le safran

Originaire d'Asie, le safran (Crocus sativus L.) semble avoir pénétré en


France au xive siècle par le chemin de l'Espagne. L'essentiel de la production
provenait du Vaucluse, plus particulièrement des environs de Carpentras et
d'Orange ; on en trouvait également un peu dans le Gâtinais. Le safran
était surtout cultivé pour la teinture qu'on en extrayait et aussi pour ses
propriétés médicinales et condimentaires. Sa production semble avoir été
très importante dans le Vaucluse ; la ville de Carpentras, à elle seule,
comptait plus de 160 safraniers au début du xvne siècle [R. Caillet, p. 148]. Au
cours du xvme siècle, la garance vint concurrencer le safran dont la culture
régressa, mais pas au point de disparaître totalement puisque nous le
retrouvons au début du XIXe siècle autour de Malemort, Mormoiron, Pernes,
Sarrians et surtout à Mazan qui en récolte à elle seule autant que les autres
communes citées. En 1808, ce village produisait à peu près « vingt quintaux
sur cent salmées1 de terres environ, qu'on cultive à cet effet »2. Les oignons
sont plantés et laissés en terre deux à trois ans, de préférence sur des sols ni
trop légers ni trop compacts : « Les terres où l'on a arraché la vigne
conviennent parfaitement à cette culture. »3 « Les défrichements nouveaux avec ou
sans écobuage, lui plaisent principalement » [A. de Gasparin, p. 327]. Cette
culture épuise le sol, fait reconnu dans les baux fermiers : « Les terres à
safran se louent, dans nos environs, de 21 à 38 fr le dixième d'hectare
(décare) par an, avec obligation de fumer la terre la dernière année, pour le
blé que le propriétaire doit y semer. Cette condition annonce assez que cette
culture fait une grande consommation des principes fertilisants de la terre.
La même étendue de terrain ne vaut pas au-delà de 5 fr de fermage pour la
culture du blé » [A. de Gasparin, p. 329].
La récolte a lieu de la fin septembre à la mi-octobre. Ce travail était
généralement confié à des enfants qui cueillaient les fleurs au ras du sol. Les
veillées étaient consacrées à séparer le pistil du reste de la fleur et donnaient
lieu à de véritables réjouissances. Ainsi à Mazan, des jeunes gens masqués
passaient en groupe de maison en maison pour amuser l'assemblée et donner
un coup de main4. Au milieu du xixe siècle, de semblables coutumes sont
encore attestées par A. de Gasparin (p. 337) : « Dans les pays où cette culture
est très étendue, chacun cherche à se procurer des ouvrières supplémentaires ;
heureux ceux qui auront les plus jolies pour attirer à leur veillée les jeunes
gens du hameau, qui s'adjoignent volontairement au travail. »

1. La salmée (ou saumée) était dans le Midi à la fois mesure de capacité, principalement pour
les grains, et mesure agraire. Dans ce dernier cas, la contenance d'une salmée est variable et équivaut
à 62 ares environ dans la région de Carpentras (cf. Annuaire statistique du Vaucluse, an vm).
2. Archives départementales du Vaucluse, 7 M 88 : Sous-préfet de l'arrondissement de
Carpentras à préfet, 29 avril 1808.
3. A.D. Vaucluse, 7 M 88, lettre citée.
4. A.D. Vaucluse, fonds Chobaud, ma. 5973, f° 208 : Mazan, Bertrand, n° 1187, fos 329 sq.
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 43

Deux variétés commerciales de safran correspondaient à deux méthodes


différentes de séchage des pistils. Le ce safran à la mode d'Orange » est séché
rapidement dans des tamis posés sur un feu doux ; la couleur est ainsi bien
conservée. Alors que le séchage du ce safran commun », à l'air sur des draps,
exige davantage de temps, ce qui nuit en partie à sa couleur. De plus, le
safran commun contient non seulement le pistil, mais également des
fragments d'étamines et une partie du tube de la fleur.
Au début du XIXe siècle, l'unique débouché du safran vauclusien était
le marché de Carpentras d'où les principaux acheteurs, des marchands
protestants d'Orange, le réexpédiaient vers le Nord5. La fermeture des frontières
pendant la période napoléonienne ne fut pas suivie d'un regain notable de
sa production dans le Vaucluse. Cela est sans doute dû à la faible productivité
du safran comme colorant, concurrencé dans la région même par la garance.
Autre cause souvent mentionnée de l'abandon de cette culture, les rats qui,
en s'attaquant aux bulbes, faisaient de grands ravages dans les safranières.
La culture du safran semble avoir cessé totalement vers 1860 à Malemort
et à Pernes ; un peu plus tôt, dans les années 50, à Mormoiron et à Villes. A
Bédoin, les safranières avaient été anéanties par les rats dès 1836-1840.
Enfin, à Camaret, la production de safran s'est maintenue jusqu'en 1873 ;
elle était vendue à Carpentras ou aux fabricants de vermicelles des villes
avoisinantes6.

Le sumac ou l'artisanat face a l'essor industriel

Le fustet (Rhus cotinus L.) — encore appelé ce arbre à perruque » (lou


parouvier, dans certains parlers provençaux, par exemple au nord et à l'est
du Mont Ventoux) à cause de la forme et de l'apparence duveteuse de son
inflorescence blanchâtre — est une plante spontanée dans toute la région du
Vaucluse. De son bois on extrait un colorant jaune, tandis que son écorce et
ses feuilles desséchées peuvent être utilisées en tannerie comme succédané du
véritable sumac, dit ce sumac des corroyeurs » (Khus coriaria L.). Bien que
les deux espèces se distinguent aisément, il semble qu'elles soient souvent
vendues sous la seule étiquette de sumac. Les noms provençaux du sumac
vrai et du fustet présentent également certaines ambiguïtés ; selon les
régions, les deux espèces sont confondues ou encore, le nom d'une des espèces
peut passer à l'autre. En fait, dans le Vaucluse, on ne trouve que JR. cotinus,
R. coriaria étant plus nettement circum-méditerranéen. Cela explique
pourquoi le ce sumac » commercial du Vaucluse était faiblement apprécié et n'a
réellement été recherché que pendant les périodes de repli économique, sous
la Révolution et l'Empire.
Le fustet était cependant exploité localement car, aux xviie et xvme
siècles, on l'utilisait pour teindre les laines. La récolte du bois et de la feuille
de cette plante, qui n'était pas cultivée, constituait un petit revenu pour les
5. A.D. Vaucluse, 7 M 88, lettre citée.
6. A.D. Vaucluse, fonds Chobaud cité, f° 265 : Maire d'Orange à sous-préfet, 16 mars 1832.
44 A. PEETERS

habitants pauvres des régions montagneuses du Vaucluse. Ainsi le maire de


Brantes (village de la face nord du Mont Ventoux) demande en 1810 la
permission d'affermer la cueillette « de la feuille du Bois Roux ou bien autrement
dit du fustet », cela afin d'augmenter quelque peu les maigres revenus
communaux7.
Dans la région de Saumanes, Vaucluse et Cabrières, la cueillette du
sumac, « dit pudis9 qui n'est pas le véritable », est également attestée. Les
pauvres de ces communes vendaient le bois de fustet de 2 F à 2,50 F le quintal
à des commerçants ou fabricants de Carpentras et d'Avignon. Toutefois, si
la production se situait encore entre 12 000 et 15 000 quintaux en 1822, elle
était tombée à moins de 3 000 quintaux dans les années 1826-1828. Sur la
place d'Avignon, le sumac vrai de Sicile, de meilleure qualité et moins cher,
était plus apprécié9.
Le fustet est un exemple caractéristique de plante tinctoriale utilisée
localement depuis fort longtemps. Sa cueillette et son usage étaient liés à la
structure artisanale des teintureries et des tanneries. Le repli économique dû
au Blocus continental favorisa son exploitation, donnant quelque espoir de
voir se développer son commerce. Mais le retour du libre-échange et l'essor
industriel du xixe siècle éliminèrent de la concurrence toute une série de
plantes indigènes10 à faible productivité au profit de certaines d'entre elles,
susceptibles d'être cultivées à l'échelle industrielle, ou d'autres, étrangères,
dont l'importation était favorisée par l'expansion coloniale ; ce phénomène
se produit bien avant que l'industrie chimique des colorants de synthèse
prenne le relais.

Le pastel : rêve napoléonien et réalités vauclusiennes

Avant l'introduction de l'indigo d'Asie (Indigofera tinctoria L.), le pastel


[Isatis tinctoria L.) était en Europe occidentale la seule plante donnant un
colorant bleu. Indigène sous les climats de presque toute l'Europe, croissant
sur les terrains pierreux et calcaires, le pastel semble avoir été utilisé dès le
VIe siècle de notre ère. Au XIIIe siècle, la Thuringe, autour des villes de Gotha
et d'Erfurt en particulier, en produisait d'importantes quantités [Jaubert,
p. 61]. En France, on le cultivait surtout dans le Haut-Languedoc, ce qui

7. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Maire de Brantes à sous-préfet d'Orange, 1er juillet 1810.


8. Dans ce cas-ci, il s'agit du fustet, mais selon S. J. Honnorat (Dictionnaire...), pudis s'applique
aussi en Languedoc au pistachier, autre Térébinthacée. Cet exemple montre que les noms populaires
des plantes créent des ambiguïtés.
9. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Maire de L*IsIe-sur-Sorgue à sous-préfet d'Avignon, 16 juin 1829,
et Préfet de Vaucluse à ministre du Commerce et des Manufactures, 11 août 1829.
10. Parmi les plantes tinctoriales utilisées dans le Vaucluse et abandonnées au cours du
XIXe siècle, il faut citer la « graine d'Avignon ». Sont regroupées sous cette étiquette plusieurs
espèces de Rhamnus dont l'écorce fournit une teinture jaune. Iihamnus infectorius L. était récolté
dans la région de Sault et de Bédouin (Ann. stat. Vaucluse, an xil, p. 257). Durant les guerres du
Premier Empire, la graine d'Avignon fut particulièrement recherchée. Puis elle subit le même sort
que le fustet et ne fut plus l'objet que d'une toute petite production écoulée auprès de quelques
négociants de Carpentras (Ann. stat. Vaucluse, 1840, p. 161).
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 45

correspond au Tarn, à la Haute-Garonne et à la partie occidentale des


Landes. R. Caillet [p. 147] mentionne que le pastel, appelé aussi guède ou
vouède, est implanté dans la région de Carpentras dès la fin du Moyen Age.
Toutefois nous n'en avons plus trouvé mention au XVIIIe siècle et cette
culture est totalement inconnue dans le Vaucluse au début du xixe siècle ;
les archives de l'époque concernant ce sujet indiquent clairement que, dans
le Comtat Venaissin, personne n'en avait même gardé le souvenir. Seul son
usage comme plante fourragère de cueillette semblait encore fréquent au
début de la période qui nous intéresse.
La décision de mettre en culture le pastel dans le Vaucluse date de 1810
— en plein Blocus continental — et semble être directement le reflet des
vues de Napoléon Ier « qui désire vivement que la culture du pastel s'étende
à toutes les parties de son Empire où elle est susceptible de réussir »u. Par
un décret en date du 12 décembre 1810, une prime est attribuée en vue d'en
encourager la culture. Bientôt d'autres ordres arrivent de Paris : un
contingent de 250 hectares est assigné au Vaucluse pour produire du pastel12. Des
graines provenant du département du Pô sont expédiées afin d'être
distribuées aux agriculteurs. Mais entre les projets du pouvoir central et leur
réalisation au niveau local, l'écart est grand. Hormis quelques initiatives et
expériences qui sont le fait de notables éclairés tels M. Dubouquet, maire de
Cucuron, et M. Debournissac, la réaction générale est la méfiance et le refus
de coopérer. Attitude que viennent renforcer et justifier, dans les années
1809-10, des essais malheureux en vue d'introduire le coton — culture
également prônée par Paris — et qui s'étaient soldés par l'échec le plus total.
En mai 1811, le préfet du Vaucluse envoie aux maires du département un
questionnaire leur demandant comment les graines qu'ils avaient charge de
faire distribuer ont été reçues, quelles surfaces ont été ensemencées, quels
sont les résultats, etc. Les réponses sont variées et, dans leur très large
ensemble, fort peu enthousiastes : graines non reçues ou non semées dans
plusieurs communes, plantes détruites par une grêle malencontreuse à Sault,
manque d'instructions relatives aux méthodes de culture et au type de
terrain convenant au pastel...
En plusieurs endroits, cette nouvelle culture vient en surcharge sur un
terroir déjà bien utilisé par des récoltes rentables. Ainsi à Cavaillon : ce Dans
cette commune agricole, les propriétés sont infiniment subdivisées et
resserrées par les ravages de la Durance et du Coulon ; elles sont conséquemment
toutes en valeur, soit par la facilité de l'arrosage, soit par la quantité d'engrais
qu'on y verse, ce qui est un obstacle à ce qu'on donne une grande étendue de
terrain à cette culture. »13 Les résistances sont particulièrement fortes et on
ne convainc pas facilement le paysan de lâcher la proie pour l'ombre. De
plus, le Vaucluse de cette époque est une région de petites propriétés. Les
revenus sont modestes et ne permettent guère de prendre des risques, a De
vieilles habitudes, l'apathie des cultivateurs, le petit nombre de propriétaires

11. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Ministre de l'Intérieur à préfet de Vaucluse, 19 janvier 1811.


12. A.D. Vaucluse, 7 M 88, lettre du 22 avril 1811.
13. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Maire de Cavaillon à préfet de Vaucluse, 24 mai 1811.
46 A. PEETERS

aisés et entreprenants, le résultat infructueux jusqu'à ce moment des


nouvelles cultures, notamment celle du coton, tous obstacles déjà cités [...]
comme s'opposant à l'amélioration de l'agriculture dans cet arrondissement,
sont aussi les obstacles qui se sont opposés et s'opposent à la culture du
pastel. »14 Le sous-préfet d'Orange termine en regrettant de n'avoir pu faire
distribuer qu'un cinquième des graines qu'il a reçues, et que seuls les maires
de sept communes de son arrondissement en aient fait la demande.
Mêmes regrets de la part du sous-préfet d'Apt qui se plaint que le coton,
le pastel et la betterave n'ont guère été mis en culture dans son
arrondissement : « Vous scavés, Monsieur, combien l'habitant des campagnes est en
général routinier dans ces contrées. Première difficulté à vaincre, mais aussi
ce qui en a fait une seconde et particulière à cette année 1811, c'est le défaut
de récoltes en 1810 qui a entraîné avec luy, la misère chés la classe la moins
aisée, et la gêne dans celle qui, auparavant, se trouvait à l'aise, ce qui, je le
crois, a dégoûté généralement tous les cultivateurs de faire des essais en
1811. »15
Plus proche de ses administrés, le maire de Vedènes tente d'expliquer au
représentant du pouvoir central le mode de vie des habitants de sa commune
et la prudence avec laquelle le paysan organise ses cultures : « En général,
les agriculteurs dans cette commune dirigent tous leurs soins vers la culture
des diverses espèces de blé, de la vigne, de l'olivier, des mûriers, des racines
de garance et des légumes de toutes sortes. Toute autre culture jusqu'à
présent hors d'usage dans ce pays ne peut s'y introduire que peu à peu, et en y
venant comme de proche en proche. »16
En 1812, le pastel est un peu mieux accueilli et les surfaces ensemencées
s'accroissent. Entre-temps, de nouvelles distributions de graines et des
encouragements répétés s'étaient appuyés sur une large diffusion de la Notice sur
le pastel et la culture de cette plante rédigée par A. Guérin, directeur de la
pépinière départementale. Cependant, ce début de succès tourna court car
les agriculteurs ne surent que faire de leur récolte. En effet, les informations
sur la façon d'extraire l'indigo du pastel étaient absentes ou insuffisantes, le
marché n'était pas organisé et les débouchés mal connus ou inexistants. Le
pastel fut arraché et une partie servit de fourrage aux moutons. Des
communes comme Bédarrides, Caumont, L'Isle-sur-Sorgue, qui avaient semé du
pastel en 1811 n'en ressemèrent pas en 1812. Seuls quelques savants locaux
et notables férus de chimie s'attelèrent à des expériences et rédigèrent des
rapports sur leurs essais, plus ou moins fructueux quant à la qualité du
produit obtenu.
Cependant, obtenir de l'indigo à partir du pastel demeurait une nécessité
au niveau national. C'est pourquoi un décret du 14 janvier 1813 octroya une
prime pour en encourager l'extraction. Pourraient en bénéficier tous ceux
qui pendant quatre ans justifieraient d'une fabrication annuelle de plus de
200 kilos. Moins de deux mois plus tard, les demandes de licence d'extraction
14. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Sous-préfet d'Orange à préfet de Vaucluse, 20 mai 1811.
15. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Sous-préfet d'Apt à préfet de Vaucluse, 3 juillet 1811.
16. A.D. Vaucluse, 7 M 88, lettre à préfet de Vaucluse, 14 mai 1811.
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 47

de l'indigo étaient toujours fort peu nombreuses ; la production minimale


requise pour percevoir la prime fut ramenée à 50 kilos17. La Restauration, et
la réouverture consécutive des frontières, devait balayer d'un coup cette
industrie naissante ; les indigos exotiques, extraits principalement de Ylndi-
gofera tinctoria L., que ses qualités colorantes supérieures avaient fait préférer
dès le XVIIe siècle au pastel, reconquirent le marché.
Il faut également signaler d'autres tentatives, au cours du xixe siècle,
d'introduction de plantes susceptibles de fournir de la teinture bleue. Ainsi,
dans le Vaucluse, nous trouvons mention d'essais de mise en culture du
Polygonum tinctorium Ait., originaire de Chine, et d'extraction d'indigo
des feuilles de cette plante. Cela ne dépassa cependant pas le stade
expérimental18.

La garance et ses crises

La garance paraît être originaire du Proche-Orient méditerranéen. Son


usage tinctorial est connu depuis l'Antiquité. En Europe, sa culture prospéra
surtout en Flandre durant tout le Moyen Age. Après une période de déclin

Nombre
par commune
d'hectares de garance

□ 0
[ î.l 1à25ha
25 à 100ha
100 à 200ha
plus de ZOO ha

Fie 1. — Production de garance dans le Vaucluse pour l'année 1866

17. A.D. Vaucluse, 7 M 88 : Ministre des Manufactures et du Commerce à préfet de Vaucluse,


5 mars 1813.
18. Ann. stat. Vaucluse, 1840, pp. 139 à 142 ; 1842, p. 167.
48 A. PEETERS

au xvie siècle, sa production s'accrut et se développa vers le milieu du


xvme siècle en Alsace et dans le Vaucluse. En 1756, Jean Althen (1709-1774),
Arménien catholique d'Ispahan installé en Avignon, l'introduisit dans la
région. Le succès fut rapide car la demande du colorant rouge extrait de ses
racines était importante. De plus, cette plante n'entrait pas en concurrence
avec d'autres récoltes. Bien au contraire, elle se répandit dans des espaces
inexploités, les paluds, régions semi-marécageuses de la partie méridionale
du Vaucluse, et permit l'essor et la richesse des communes de cette zone
d'abord, de l'ensemble de la plaine du Vaucluse ensuite. Tout au long des
trois premiers quarts du XIXe siècle, la culture de la garance, malgré plusieurs
crises graves sur lesquelles nous reviendrons, prit de plus en plus d'extension.
Deux chiffres seulement, pour éclairer : en l'an ix (1802), il existait onze
moulins à garance dans toute la France. En 1870, le seul Vaucluse possédait
plus de cinquante moulins en activité, fournissant 60 millions de kilos de
poudre colorante [Jaubert, p. 12]. Culture essentiellement commerciale, la
garance subit des fluctuations importantes qui eurent un retentissement
grave sur la vie économique et sociale de cette région durant le XIXe siècle.
De ce point de vue, sa production reflète l'évolution des contradictions entre
les intérêts locaux et la politique agricole et commerciale, au niveau tant
national qu'international.
Sous le Directoire, une interdiction de courte durée d'exporter la garance
avait provoqué une chute vertigineuse des prix et entraîné une diminution
des surfaces cultivées. Aussi n'est-ce pas sans émoi que les communes garan-
cières du Vaucluse accueillirent la nouvelle, en l'an xi, que les manufacturiers
de Rouen avaient présenté une pétition en vue d'obtenir la prohibition de
l'exportation de la garance. En fait, il se serait agi d'un faux bruit. Du
moins est-ce ainsi que le présente le ministre de l'Intérieur, informé de
l'agitation croissante dans le milieu des cultivateurs de garance. Le ministre
ajoute à son démenti : ce Le gouvernement ne se déciderait à en défendre
l'exportation à l'étranger que dans la circonstance où le produit des garan-
cières ne suffirait pas à notre consommation intérieure. »19 Cette déclaration
ne calme pas les esprits et suscite au contraire l'alarme de nombreuses
communes qui estiment, déjà échaudées par une précédente expérience, que
la prohibition d'exportation entraînerait inévitablement la chute des prix,
ce d'autant plus que le commerce de cette même marchandise ne serait plus
dans une entière Liberté »20. Les pétitions affluent de Vedènes, Carpentras,
Pernes, Monteux, Mormoiron, Velleron, Orange, Avignon, Jonquerette,
L'Isle-sur-Sorgue, Le Thor. Une telle mesure ruinerait bon nombre de
communes dont la production principale est la garance et dont les terres de
paluds ne peuvent rien porter d'autre. Dans ces mouvements, apparaît
nettement l'idée que le concept révolutionnaire de Liberté comprend aussi
celui de liberté de commerce, de libre-échange. Comme nous le verrons plus
loin, cette même application du libre-échange, qui imph'que aussi bien la
19. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Ministre de l'Intérieur à préfet de Vaucluse, 21 Nivôse an xi.
20. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Délibérations de la séance extraordinaire du Conseil municipal
de Caumont, 1er Pluviôse an XI.
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 49

liberté d'importation que celle d'exportation, devait se retourner plus tard,


vers le milieu du xixe siècle, contre les garanciers vauclusiens.
Les craintes de l'an xi passées, la production de garance vauclusienne se
développe et prospère assez régulièrement pendant une quarantaine d'années.
Les surfaces qui lui sont dévolues s'accroissent progressivement et débordent
largement la zone des paluds. Le succès commercial et la forte demande
incitent sans cesse de nouveaux agriculteurs à cultiver de la garance. La
majeure partie des communes du Vaucluse en produisent peu ou prou.
Partout où le type de terrain et les ressources en eau le permettent, on voit
même des terres traditionnellement emblavées s'y consacrer. Au cours de
cette période de prospérité, seuls quelques nuages apparaissent en 1817,
puis en 1821 : le prix de la garance baisse, ce qui suscite de nombreuses
protestations.
Cette culture favorisa, durant la première moitié du xixe siècle, un essor
important du Vaucluse. Essor non seulement agricole, mais aussi industriel
et commercial. De nombreux moulins furent
construits. La racine de garance comporte en
effet trois parties bien distinctes : cœur, partie
corticale et épiderme. Le principe colorant rouge
se trouve surtout dans la partie corticale. La
mouture de la racine, préalablement séchée et
vannée, avait donc pour but de l'isoler des deux
autres. La racine entière était commercialisée
sous le nom d'alizari. Pulvérisée, on l'appelait
ce poudre de garance ». Dans le Vaucluse, on
trouvait les deux formes sur le marché. Le prix
des poudres variait en raison de la finesse plus
ou moins grande de la mouture. Mais la qualité
du colorant dépendait surtout de la terre.
Cultivées dans les paluds, les racines donnaient
en teinture des couleurs rouge sang ; provenant
des autres terres, elles ne procuraient que des
garances rosées mais plus brillantes. Des
mélanges en proportions variables permettaient
Fo ur cassa : d'obtenir une gamme étendue de rouges. Il semble
grosse fourche probable que l'extension des cultures à des
à trois dents terres non marécageuses ait provoqué une
servant à déterrer les racines de baisse de la qualité moyenne des poudres
garance.
produites ; il en résulta un handicap dans la
concurrence qui précipita les graves crises qu'allait bientôt connaître le
marché vauclusien de la garance.
Une Ordonnance royale du 28 novembre 1846 autorise l'entrée en
franchise de droit des racines de garance destinées à être moulues en France, à
condition qu'elles soient ensuite réexportées. Cette mesure, prise en faveur
des négociants et fabricants de poudre de garance, ne devait pas avoir de
conséquences sur la production agricole française. Dans les faits, les culti-
4
50 A. PEETERS

vateurs de garance eurent à affronter une dangereuse concurrence qui tendait


à faire baisser les prix intérieurs. Aussi, les années 1847 et 1848 furent-elles
marquées par de nombreuses et vigoureuses plaintes et pétitions de la part
de plusieurs communes comme Le Thor, L'Isle-sur-Sorgue, Gadagne,
Saint-Saturnin et aussi du Conseil général du Vaucluse21.
De plus, des conflits entre cultivateurs de garance d'une part, fabricants
de poudre et négociants d'autre part, allaient se développer et éclater. Lors
de la crise de l'an xi, le monde des garanciers, encore peu différencié, avait
fait front commun contre les menaces. Quarante ans plus tard, un clivage
s'était opéré et des conflits d'intérêts allaient opposer les cultivateurs aux
citadins négociants et manufacturiers. La crise apparut au grand jour en
1850, lorsqu'il fut question d'établir un entrepôt à garance en Avignon. Les
agriculteurs craignaient surtout que des garances étrangères y soient
stockées. Dans les villes en revanche, à Avignon notamment, plusieurs voix
étaient favorables au projet dont on attendait un regain d'activité pour les
industries garancières et la vie commerciale en général. Cependant dans les
milieux agricoles, ce fut un tollé général. La Commission d'agriculture de
Vaucluse22 transmit au préfet les pétitions de quatre-vingt-deux conseils
municipaux demandant le retrait de l'Ordonnance du 28 novembre 1846. On
craignait surtout la concurrence des garances en provenance de Naples. Le
Conseil général du Vaucluse, réuni en session extraordinaire, reprit et appuya
les plaintes des municipalités23. Le mouvement ne se limita d'ailleurs pas au
seul Vaucluse ; d'autres départements voisins comme l'Ardècbe, le Gard et
les Bouches-du-Rhône, également producteurs de garance mais à moindre
échelle, élevèrent de vives protestations. En réponse, le ministre de
l'Agriculture ne trouve pas de «raison déterminante pour le retrait de l'Ordonnance
du 28 novembre 1846 et la décision du 7 mai 1847 qui en a étendu le bénéfice
au commerce d'Avignon »24. Il se veut rassurant : il ne s'agit pas d'utiliser
des garances étrangères en France mais de « favoriser l'industrie de la
mouture » ; les garances seraient immédiatement réexportées après traitement.
Cependant, la réponse est nette : « Le gouvernement ne saurait, sans
méconnaître les intérêts industriels du pays, déférer aux vœux du Conseil
général en ce qui touche le retrait de ces mesures. » Promesse est pourtant
faite de supprimer la Loi du 17 mai 1826 qui taxait à 1,50 F par 100 kilos
l'exportation des garances françaises.
A partir de 1853, les tensions entre cultivateurs et négociants en garance
s'accentuent pour aboutir à une crise ouverte en juin 1858. A cette date, en
effet, les négociants réunis en Avignon décident de modifier le système de
transaction. Jusque-là, les achats de garance se faisaient de la manière
suivante : un courtier représentant le négociant achetait la garance séchée chez
les producteurs. Le marché avait lieu publiquement et n'était conclu qu'après

21. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Pétitions années 1847 et 1848.


22. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Délibération du 26 avril 1851.
23. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Procès-verbal des séances du Conseil général ; session extraordinaire
de 1851, Avignon, Impr. Bonnet, 34 p.
24. A.D. Vaucluse, 7 M 89, lettre du 22 août 1851.
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 51

accord des deux parties quant à la qualité des racines et à leur prix. Le
courtier était responsable devant le négociant. Ensuite, un emballeur,
également employé du négociant, mettait la garance en sachet, poignée par
poignée, ce qui permettait de vérifier s'il restait des racines incomplètement
séchées. Ces opérations accomplies, le cultivateur était immédiatement payé
par le courtier.
Le nouveau mode de transaction que les négociants imposent aux
cultivateurs implique que ceux-ci portent ou fassent porter leur production à la
fabrique. La marchandise n'est payée qu'après livraison. Ces exigences
nouvelles suscitent la colère parmi les garanciers ainsi privés de garanties, d'une
part parce que l'expertise à ciel ouvert n'existe plus et, d'autre part, parce
que ce système fait disparaître toute notion d'accord mutuel sur la
marchandise et les prix ; il favorise par ailleurs les négociants qui peuvent désormais
soumettre les agriculteurs aux prix fixés par eux seuls. De nombreuses
pétitions, en particulier d'Althen-des-Paluds, de Jonquerettes, de Pernes, du
Thor et de Velleron demandent au préfet de faire annuler cette décision. Les
négociants, de leur côté, justifient la nécessité de transformer les rapports
traditionnels, arguant de la baisse de qualité des garances — qui, selon
eux, comporteraient beaucoup plus de déchets qu'autrefois — et d'abus
graves, allant jusqu'à la falsification du produit. A ces accusations, les
cultivateurs répondent que le conditionnement de la garance se fait depuis de
nombreuses années de manière de plus en plus sévère et qu'il n'y a pas
augmentation des déchets, mais seulement « augmentation des exigences de la
part de ces messieurs, habitués à réaliser d'énormes bénéfices »25. Quant aux
fraudes, a le cultivateur n'a ni le pouvoir, ni les moyens de falsifier les
garances ; cela n'appartient qu'à la manipulation. L'infériorité que nous
avons à craindre ne sera donc que l'œuvre du négociant »26. En effet, ce n'est
que lorsqu'elle est réduite à l'état de poudre que la garance peut être falsifiée
par adjonction de substances minérales (brique pilée, ocres rouges et
jaunâtres, argiles jaunâtres) ou végétales (sciure de bois de chêne, coques
d'amandes moulues, son, écorce de pin, etc.) ayant à peu près la même
couleur. Malgré les plaintes nombreuses des producteurs, les négociants
réussirent à imposer leurs exigences.
C'est au cours des années 60 que la grande crise qui sera fatale à la culture
de la garance va se développer, atteignant aussi bien les négociants et
manufacturiers que les agriculteurs. Malgré quelques bonnes années qui font
renaître l'espoir, la tendance générale est à la mévente. A cela plusieurs
causes. Dans une lettre au préfet, M. de L'Espine, président de la Société
d'agriculture et d'horticulture de Vaucluse27, tente d'analyser la situation.
Depuis quatre ans déjà, les docks et magasins d'Avignon regorgent de garance
non vendue. Deux récoltes sont restées en terre, ce Pendant quatre ans on

25. A.D. Vaucluse, 7 M 89, lettre et pétition des cultivateurs d'Althen-des-Paluds à préfet,
6 août 1858.
26. Ibid.
27. Ibid., 1863.
52 A. PEETERS

nous a dit, et nous avons cru que la guerre d'Amérique28 était l'unique cause
de la crise garancière ; mais aujourd'hui nous sommes bien forcés de revenir
de cette erreur. » Pour L'Espine, le commerce de la garance pâtit de la
raréfaction du coton sur le marché français, raréfaction due en partie à la guerre
de Sécession mais surtout à la montée vertigineuse des cours. Partisan
convaincu de la doctrine du libre-échange, L'Espine s'empêtre dans les
contradictions qui existent entre la théorie et ses effets malheureux sur le plan
local.
La suppression des droits d'entrée sur les garances étrangères —
décision qui avait provoqué, dès 1847, de la part des Vauclusiens
pétitions et manifestations — avait bien eu les conséquences redoutées : le
marché d'Avignon fut envahi par la garance de Naples. Ne pouvant, en
raison de son orientation économique et idéologique, accuser ouvertement
l'ordonnance gouvernementale de 1846 ni offrir de véritables solutions à la
crise29, le président de la Société d'agriculture et d'horticulture de Vaucluse
fait des propositions pour le moins édifiantes : d'une part insister auprès du
Royaume de Naples pour qu'y soit développée la culture du coton (culture
dont de nouveaux essais ont eu lieu en Vaucluse, toujours avec les mêmes
résultats négatifs !), ce qui aurait pour double effet de diminuer les surfaces
consacrées aux cultures de garance et d'utiliser à Naples même le reste de la
production ; d'autre part, dans le Vaucluse, remplacer progressivement la
garance par le tabac... L'Espine demande donc au préfet d'appuyer sa
demande d'autoriser la culture de l'herbe à Nicot dans le Vaucluse, s'enga-
geant lui-même à « cultiver pendant dix ans s'il le faut, telles quantités de
tabac que l'administration des manufactures jugera à propos de m'imposer ».
Ces projets, comme cette offre si généreuse, restèrent lettre morte et la
situation garancière ne fit qu'empirer.
Aux problèmes causés par les importations de garances étrangères
devaient bientôt s'ajouter ceux provoqués par la découverte due, en 1868, à
Graebe et Liebermann, du procédé de fabrication de l'alizarine synthétique.
Ces deux ingénieurs allemands s'associèrent avec la Badische-Anilin und
Sodafabrik pour l'exploitation industrielle du procédé et prirent un brevet en
Angleterre le 25 juin 1869. Les effets de cette nouvelle industrie peuvent se
résumer brutalement en quatre chiffres : la production vauclusienne de
garance passe de 15 900 tonnes en 1870 à 500 tonnes en 1881, tandis que le
prix des 100 kilos de racine tombe de 76 à 15 francs pour les mêmes années
[Jaubert, p. 55]. Entre 1870 et 1880, les cultivateurs tentèrent vainement de
lutter contre l'alizarine synthétique en acceptant de vendre leurs racines à
28. Il s'agit de la guerre de Sécession qui éclata en 1861 et se termina en 1865.
29. Plusieurs passages de la lettre du président de L'Espine laissent entendre que d'autres idées
et doctrines économiques circulaient à ce moment-là dans le monde rural vauclusien : « Nous sommes
convertis aux saines doctrines [le libre-échange], aux vrais principes économiques, nous cherchons
à les faire comprendre aux populations, nous ne cessons de réfuter dans notre Bulletin les erreurs
que d'autres cherchent à propager dans les campagnes. » (Souligné par nous.) Plus loin, il parle de
« ceux qui veulent égarer les populations », faisant très probablement allusion à divers mouvements
considérés comme subversifs. Depuis les événements de 1851, le Vaucluse était resté un foyer
républicain actif dont les idées socialisantes et les oppositions politiques se heurtaient au Second
Empire.
PLANTES TINCTORIALES DANS LE VAUCLUSE 53

des prix de plus en plus bas. Dans le même temps, la Chambre de commerce
de Vaucluse chercha à encourager des recherches portant sur les moyens
d'améliorer la culture de la garance ainsi que sur les procédés de fabrication
de la poudre, afin de la rendre concurrentielle avec 1' alizarine synthétique et
d'éviter l'effondrement économique de la région30. Aux demandes de prix
d'encouragement, le ministre de l'Agriculture et du Commerce répond que
2 000 F ont déjà été versés en 1874 et que son budget est insuffisant. Il est
clair que, au niveau central, on ne s'intéresse plus depuis longtemps au sort
des garanciers vauclusiens.

On a souvent lié un peu trop rapidement la crise garancière vauclusienne


à la découverte et à l'utilisation de l'alizarine artificielle. Nous avons vu que
cette crise est bien antérieure. De plus, en d'autres lieux comme à Naples et
en Hollande, la culture de la garance resta compétitive avec l'industrie de
synthèse naissante pendant près de vingt ans. Le texte suivant en témoigne :
« Notre brave armée pourrait tout aussi bien employer les couleurs fabriquées
en France par les alizaris de Vaucluse et réserver ses faveurs, sa clientèle pour
nos pauvres agriculteurs [...] Les agriculteurs vauclusiens et des
départements limitrophes ont certainement à se reprocher d'avoir exagéré la culture
de la garance qui n'aurait jamais dû sortir des terres paludéennes. Il en
est résulté une production surabondante, des qualités inférieures qui ont
donné un mauvais renom aux alizaris français. Aujourd'hui que cette culture
est complètement abandonnée dans le Vaucluse, les agriculteurs de nos
paluds ont pensé en voyant les alizaris de Naples se vendre encore 50 francs
et le stock d'Avignon diminuer, que les poudres de garances de Vaucluse
pourraient bien être recherchées et mêlées aux fameuses garances
hollandaises qui se vendent 125 francs les 100 kg. »31 De 1885 à 1888, quelques
nouvelles cultures de garance voient le jour. En 1888, le Conseil municipal
d'Avignon et la Société d'agriculture et d'horticulture de Vaucluse émettent
le vœu que la garance végétale seule soit utilisée pour la teinture des draps
de troupe. Mais cette production a définitivement vécu.
Il serait vain de vouloir chercher dans le Vaucluse même toutes les causes
de l'effondrement de la culture garancière. Bien sûr, l'argument d'une
surproduction de mauvaise qualité a été plusieurs fois avancé pour déprécier
les garances vauclusiennes. Mais nous sommes en fait en présence, ici, d'un
exemple parmi tant d'autres de l'abandon d'une production régionale ou
nationale au profit d'intérêts qui se situent à un niveau supérieur.
L'histoire mouvementée des plantes tinctoriales dans le Vaucluse au
XIXe siècle permet de distinguer trois cas nettement différents : 1) le déclin
d'anciennes cultures, comme celle du safran, ou de plantes de cueillette,
comme le fustet ou la graine d'Avignon ; déclin lié au passage d'un très petit

30. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Chambre de commerce de Vaucluse, séance du 8 septembre 1875.


31. A.D. Vaucluse, 7 M 89 : Président de la Société départementale d'agriculture et
d'horticulture de Vaucluse à préfet de Vaucluse, 31 octobre 1884.
54 A. PEETERS

artisanat de teinturerie à une industrie ayant besoin d'une production


beaucoup plus importante ; 2) les essais de cultures nouvelles, comme celle du
pastel, qui, imposées lors d'une situation économique et politique bien
précise, furent éphémères et n'eurent ni conséquences importantes ni effets
durables sur l'économie locale ; 3) le développement d'une grande culture
commerciale, celle de la garance, synonyme pendant près de trois quarts de
siècle de prospérité dans le Vaucluse. La garance fut un des axes principaux
du démarrage économique et agricole de ce département qui était, au
tournant du XIXe siècle, endormi dans une petite agriculture traditionnelle et en
retard par rapport à d'autres régions françaises, aux dires unanimes des
observateurs de l'époque32. Elle permit la mise en valeur de terres nouvelles,
l'essor et l'enrichissement de toute la zone rhodanienne en particulier. Des
crises successives de plus en plus graves devaient aboutir à l'abandon de
cette culture et faire tomber le Vaucluse dans une dépression dont il ne se
releva que de nombreuses années plus tard en se reconvertissant dans le
maraîchage et l'arboriculture, ainsi que dans de nouvelles activités
industrielles.

BIBLIOGRAPHIE

Annuaire statistique du Vaucluse, Avignon, an vin, an xn, 1840, 1842.


Caillet (Robert), Foires et marchés de Carpentras du Moyen Age au début du XIXe siècle,
Carpentras, 1954, 187 p.
Gasparin (A. de), Guide des propriétaires de biens soumis au métayage et mémoires sur la culture
de la garance, du safran et de Volivier, Paris, Librairie agricole de la maison rustique, 1844,
471p.
Guérin (A.), « Notice sur le pastel et la culture de cette plante », in Instructions sur Vart d'extraire
X indigo des feuilles du pastel, Paris, 1811, 4 p.
Honnorat (S.J.), Dictionnaire provençal-français ou Dictionnaire de la langue d'Oc ancienne et
moderne, suivi d'un vocabulaire français-provençal, Digne, Repos, 1846-1847 ; réimpr.,
Marseille, Laffite, 1971, 3 vol.
Jaubert (G. F.), La garance et Vindigo, Paris, Masson, s.d., 166 p.
Pazzis (M.), Mémoire statistique sur le département du Vaucluse, Carpentras, Guérin, 1808, 354 p.
Reiller (Jean), Les transformations de l'agriculture vauclusienne depuis le début du XIXe siècle
et faction des pouvoirs publics, Avignon, Impr. Rullière, 1945, 173 p.

32. Voir en particulier à ce sujet le très important ouvrage de Pazzis (1808). Voir aussi le
travail plus ancien (1769) de M. DE Conceyl, Mémoires sur Vêtat actuel du Comtat Venaissin, cité
par J. Reiller [p. 16]. Dans YAnnuaire statistique du Vaucluse de l'an xii, on trouvera au chapitre
« Agriculture » (pp. 254 à 291) un tableau de la situation agricole vauclusienne au tout début
du xixe siècle. Enfin, en ce qui concerne le problème de l'outillage agricole, se reporter au ms. 5975,
« outillage agricole », du fonds Chobaud (A.D. Vaucluse).

Vous aimerez peut-être aussi