Charite bien ordonnee: Principes de justice et pratiques de jugement dans
Vattribution des aides d’urgence
Didier Fassin
Revue Française de Sociologie, Vol. 42, No. 3. (Jul. - Sep., 2001), pp. 437-475.
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Tue Dee 12 17:02:22 2006fan sco, 23,2001 43745
Didier FASSIN
Charité bien ordonnée
Principes de justice et pratiques de jugement
dans V’attribution des aides d’urgence”
Reset
Réponse au populate mouvement «des ehimeut et des présires», la mise en place en
janvier 1998 du Fonds durgence sociale «ext raduite parla ditbution d'un miliad de
francs dont les services déconcentés de I'Bat ont eu la charge. Conformémen aux consi
_znes gouvernementales, a procédue adoptéeen Seine-Saint-Denisreleve d'une casirigue
‘administrative dans laquelle chaque dossier est ite par une commission d'atribution Sut
Ta base elements factuels du budget ct d'un exposé de justification pa le equérant. Les
et des «professionnels» : les «rece-
Yeurs potentiels», c'esti-dire le public qui se considére comme le
destinataire légitime des ressources & distribuer. Dans le cas de la mise en
ceuvre du FUS, on retrouve bien les deux ordres de décision et les trois types
acteurs
La décision de premier ordre porte sur deux niveaux : national et départe-
‘mental. La somme d'un milliard de francs, déterminée a I’échelon national, a
At fixée par le gouvernement sur la base du montant des fonds sociaux disti-
bbués par les ASSEDIC, qui s'élevait & 1,4 milliard de franes en moyenne les
422Didier Fassin
trois années précédentes. C'est de surcroit un chiffre a forte portée symbo-
lique susceptible de manifester la bonne volonté des pouvoirs publics et de
contenir la colére des demandeurs d'emploi, méme s'il est modeste en regard
des 2.000 milliards consacrés annuellement & «effort social de la nation».
La répartition de cette somme entre les départements est effectuée par le
rinistére de I’Emploi et de la Solidarité au prorata du nombre de demandeurs
d'emploi de longue durée enregistrés dans les ANPE et des bénéficiaires du
RI, deux indicateurs considérés comme de bons marqueurs de la pauvreté
La Seine-Saint-Denis aura ainsi trente millions a répartir, somme que I'on
peut, pour en prendre la mesure relative, rapprocher des sept milliards distri-
bbués par la Caisse d°allocations familiaies (CAF) la méme année au titre des
diverses allocations.
La décision de second ordre reléve du seul niveau départemental, méme si
des consignes trés générales ont été données par la circulaire du 12 janvier
suivie d'une note du 19 janvier. La prérogative en revient & la commission
4’attribution mise en place par la Mission d’urgence sociale sous l'autorité du
préfet, déléguée a la directrice départementale des Affaires sanitaires et
sociales. La commission, présidée par cette demniére ou un autre fonctionnaire
de rang élevé au sein de la DDASS (directeur adjoint ou inspecteur général),
comprend également des représentants du Conseil général, de la CAF et des
ASSEDIC, Blle seule tranchera sur les vingt mille dossiers présentés en un peu
moins de six mois, au rythme de quatre ou cing séances de travail hebdoma-
daires, souvent d'une demi-journée, mobilisant le plus souvent de hauts
responsables de ces administrations : Ia commission se réunira au total
115 fois, examinant lors de certaines sessions des mois de mars et avril plus
de quatre cents dossiers. Dispositif remarquable dans lequel la gestion ord
naire d’un secours ponctuel est confige a un collége de directeurs d’institu-
tions départementales qui effectue la une tche habituellement dévolue & des
travailleurs sociaux ou des agents administratifS. Dispositi inadapté néan-
moins au regard de l'intention d’examen individuel des cas, puisque méme
avec une telle intensité de travail, le temps moyen accordé & chaque dossier
est de ordre dune minute, et meme moins dans les périodes les plus char-
gées. Au terme de cette procédure, pour 72% des demandes, un avis favorable
a été donné, soit un peu moins que la moyenne nationale de 80%. C'est & la
décision de second ordre que I’on s’intéresse ici et plus particuligrement & ce
point de rencontre fugace et immatériel entre les acteurs du second et du troi-
sime type, entre des membres de la commission d’attribution et des requé-
rants, physiquement absents, sur le sort desquels on statue & partir d'un
dossier administratif qu’ils ont eux-mémes consttué, la précision et I'expres-
sivité des récits leur donnant une sorte de présence virtuelle dans la délibéra-
tion.
Les consignes transmises par le ministére de I’Emploi et de la Solidarité
pour établir les critéres de cette décision apparaissent & la fois politiquement
précises et techniquement floues. Deux exigences politiques sont en effet
formulées. Premigrement, la réponse apportée doit étre personnalisée, correspon-
dant & ce «traitement individualisé du social» que préconise Pierre Rosanvallon
443Revue francaise de sociologie
(1995, p. 197, p.210, p. 217) et qui doit désormais conduire Etat & «surtout
prendre en charge des individus qui se trouvent tous dans des situations qui
leur sont particuligres» au lieu de mettre en ceuvre des mesures universelles
applicables a des populations. Dans le méme esprit, le cas par cas, formulé
dans la circulaire comme devant déboucher sur une aide «adaptée & la situa-
tion de chacun et proportionnée aux cas de détresse», impose un examen de
chaque dossier par la commission, sans préjugé. En particulier, il est rappelé
dans la note ministérielle que les requérants peuvent ne pas étre demandeurs
demploi, ce que justfie extension aux «précaires» du mouvement social
des chémeurs. Deuxiémement, les problémes concemés doivent relever de
Purgence et non pas d’une simple complémentation de ressources insuffi-
santes, selon une démarche assistancielle dont Serge Paugam (1993, p. 85,
p. 87) rappelle la récurrence depuis Ia Revolution et par laquelle se'trouve
réaffirmée «obligation de lacollectivité de garantir des moyens convenables
existence» aux pauvres. En aucune maniére, l'aide ne doit apparatre
comme un di, ce que l'un des présidents de la commission «attribution
exprime criment en affirmant que la «logique du secours» vise & «éviter les
trois mille francs affichés par les chémeurs» et ainsi a «casser leur militan-
tisme». La solidarité nationale, en proposant dans ces conditions une aide
urgence, entend se démarquer des revendications syndicales et associa-
tives: ni «prime de Nol» automatiquement délivrée, ni amélioration de
ordinaire des «minima sociaux», le FUS doit donner & chaque pauvre selon
sa situation,
Malgré I'apparence de rupture que I’on entend leur donner par rapport aux
usages de l'aide sociale, ces deux consignes inserivent parfaitement la mesure
gouvernementale dans la tradition de «I’assistance modeme» a laquelle
Georg Simmel (1998, p. 47, p. 66) reconnait, «en tant qu’institution publique,
un caractére unique ». Dune part, «elle est complétement personnelle; elle ne
fait rien si ce n'est pallier des besoins particuliers ». D'autre part, «dans la
corrélation entre le devoir moral (du donneur) et le droit moral (du receveur),
elle préfére mettre I'accent sur le premier principe». En cela, la solidarité
assistancielle se démarque de la solidarité assurancielle qui, au contraire,
reléve du droit et s'adresse a des populations
Cette philosophie politique de l'aide aux pauvres se trouve prise, dans son
application concréte, entre une volonté théorique d’assurer une équité dont
Etat serait le garant et une raison pratique conduisant & une mise en ceuvre
locale nécessairement productrice d’inégalités de traitement, En l'occurrence,
le choix des critéres d'allocation des fonds est totalement laissé & l'apprécia-
tion des commissions d'attribution, ce qui n'est que la consequence de la
régle d’individualisation de aide et l'application du principe de proximité
dans la gestion des secours. D'un lieu un autre du terrtoire national, des
‘modalités différentes de constitution des dossiers, de construction des statisti-
ques et surtout de répartition des aides sont ainsi mises en ceuvre, chaque
préfecture élaborant ses propresDidier Fassin
Les ressources et les besoins : Vévaluation d’
‘Comme dans la plupart des départements ~ c'est également le cas de cing
des six autres étudiés dans I’évaluation nationale ~ la commission datribu-
tion de Seine-Saint-Denis ne se donne d’ailleurs pas de rézles préétablies,
mais se constitue progressivement une doctrine, C’est au cours des premigres
réunions, qui rassemblent les directrice et directeur adjoint de la DDASS, le
directeur général adjoint et la directrice de l'action sociale du Conseil général,
le président et la directrice adjointe de la CAF et le directeur adjoint de
ASSEDIC, que sont formulées les grandes orientations de la procédure : déci-
sion sur la base des informations présentées dans le dossier par le requérant
lui-méme sans évaluation sociale, traitement individualisé intégrant les
données des documents fournis et l'exposé des difficultés financiéres, réponse
aux urgences économiques, orientation complémentaire le cas échéant. Aucun
principe permettant de définir léligibilité n’a cependant été précisé. Selon
Pun des présidents de la commission : « Les critéres n’ont jamais été complé-
tement définis et il n’y a jamais eu d’affichage clair. Mais on s'est rendu
compte empiriquement que I’on calculait un revenu disponible correspondant
aux ressources moins les charges fixes et que l'on divisait par le nombre de
personnes pour obienir le reste a vivre. Quand le reste & vivre était inférieur &
rille francs, on donnait une réponse favorable.» Cette méthode est toutefois,
peut-étre moins le fruit du hasard qu'il n’est suggeré ici. En effet, le calcul
d'un quotient familial fondé sur le méme principe, consistant a soustraire les,
charges fixes des ressources et 4 rapporter la somme ainsi calculée a leffectif
du ménage, était utilisé deja par les services départementaux d'aide sociale &
enfance pour l'atribution d’allocations temporaires aux familles en diffi-
culté ou de secours exceptionnels.
Lthypothése d'un emprunt interinstitutionnel lors des séances initiales de
coordination de la commission ¢'attribution est ¢’ailleurs d’autant plus
probable qu'un autre de ses présidents se souvient que, dans la précipitation
de Vinstallation, «nous nous étions inspirés des dossiers existants de
demandes financiéres du FA) [Fonds d’aide aux jeunes], du FSi [Fonds solida-
rité logement], d'EDF-GDF et de M’allocation mensuelle d’aide a I'enfance du
Conseil général », car «rien ne ressemble plus & un dossier d’aide financiére
qu'un autre dossier d’aide financiére . Cette «inspiration » est done allée au-
dela du seul dossier de demande pour inclure aussi le critére de réponse. De
fait, le «reste & vivre» est certainement plus remarquable comme invention
linguistique que comme innovation technique : il énonce parfaitement le mini-
‘malisme auguel se trouve réduit le langage administratif lorsqu’il s’agit de
‘mettre en ceuvre des programmes d’assistance destings a des populations dont
la statistique éclaire dune lumiére crue les conditions d'existence en
‘montrant que, pour prés dune personne sur quatre, il est négatif,
Si le mode de calcul de la somme disponible par personne et par mois
résulte donc d'une simple adaptation doutils assistanciels déja opérationnels,
445;Revue francaise de sociologie
Ja détermination dela limite d'éigibilité& 1 000 francs appelle également une
explication, Deux raisons de ce choix sont généralement avancées. Lune
releve de l'usage, cette somme servant souvent deja dans les «evaluations
sociales» sans qu'elle fasse l'objet d'une veritable formalisation. L'autre
SouligneI'effet d'attraction exereé par un «chiffte rond» dans I'éablissement
un seul Pourtante*est une toisime interprétation que livre l'un des prési-
dents de la commission en se remémorant leurs premigres séances de travail
‘lly avait beaucoup de demandes de travailleurs immigrés vivant en foyer.
On a commence par dire non pour eux. La plupart touchaient le RME et, avec le
montant de leur loyer, ga leur laissait un reste & vivre d’environ 1 000 &
11500 francs. On s'est dit: eux, ils ont un toi, ils peuvent manger, ils
rventrent pas dans le cadre striet dela circulaire qui n'a pas pour but de lutter
contre la pauvreté, mais de répondre aux situations de detresse, Souvent,
ailleurs, is demandaient des aides pour leu famille restée au pays mais le
fonds n’était pas fait pour ga. Alors, comme on voulat avoir la méme attitude
pour tous, es 1 000 francs sont venus de la. Oui, c'est de li qu'est sortie la
régle.» S’il n’est pas possible de trancher entre ces trois explications, on peut
toutefois remarquer qurelles ne sinscrivent pas de la méme maniére dans
Trespace des justifications. Les deux premigres relevent d'une généralitérela-
tivement anodine qui permet une rationalisation «posterior a la fois efficace
et plausible, La demiére exprime au contraie une singularité qui livre non pas
la vértéultime sur Ia détermination du seul d"éligiblite, mais une véritéinat-
tendue sur les pratiques d'une administration d'Etat. Au fond, c'est parce
qu'elle est singuligre que cette justification a une portée générale
En premier lieu, elle octoie un statut d'exception aux étrangers habitant
dans des foyers de travailleurs, puisque leur situation ne peut en aucun cas
STinscrie dans le lot commun de la «détresse graven: en cela, la commission
ne fait qu’entériner une représentation commune de ces populations que les
Politiques dimmigration et de logement confinent dans une sorte d'extra-
ferritorialité qui vaut pour lespace physique, mais aussi pour I'espace mental
En second lieu, elle maintient Mapparence d'une égalité de tous devant la
«csolidarité nationale», en masquant cette exclusion par I'éablissement d'une
regle qui les éearte au nom d'un principe d'apparence universe : ainsi la
Togique républicaine peut-lle etre paradoxalementréaffirmée. Bien entendu,
VPassociation du statut d"exception et du principe d'ézalité n'est possible qu’
la condition de ne pas prendre en compte le fait que les immigrés vivant dans
ces foyers envoient réguligrement de Iargent leur famille, ce qui abaisse le
plus souvent leur revenu réel en degé du seul établi. Comme on peut le lire
dans Texposé d'un demandeur malien pére de six enfants dont il ne précise
pas qu'ls ne vivent pas avec lui, mais dont la commission devine qu'ils sont
fu pays en raison de 'adresse indiquée qui est celle d'un foyer: «Je ne
Dergois plus que le RMI et'ai une famille charge. Depuis 95, je ne rerouve
plus de travail du fat de mon age. J'ai 57 ans. J'ai pourtant travailler durant
53 ans en France. C'est pourquoi je solicite une aide Financiére& titre excep-
tionnel afin de rééquilibrer ma situation financire.» (R 71). Ce rejt automa
tique ne vaut cependant que pour les étrangersrésidant en foyer et nombre de
446Didier Fassin
famitles immigrées installées dans le département bénéficient au contraire
aides financieres, parfois substantielles, dans le cadre du FUS.
Quoi qu'il en soit de leurs raisons d’étre, le choix de l"instrument et I’éta-
blissement du seuil semblent s'écarter des consignes ministérielles. Premigre-
‘ment, ils substituent la casuistique charitable préconisée dans la circulaire la
référence a une norme arithmétique élémentaire. Deuxiémement, ils détour-
nent 'objectif de soulagement de situations d’urgence en opérant implement
comme le palliatif d'une insuffisance de revenus. Cet écart par rapport & la
politique officiellement énoncée appelle toutefois deux remarques. D’une
part, I'examen au cas par cas est systématiquement maintenu malgré I'institu-
tion de la norme chiffrée. Tous les dossiers sont expertisés en commission et
Yon prend connaissance des lettres de tous les requérants. Sur la base de
Vévaluation de chaque situation, 'individualisation du traitement permet
inverser la décision automatique d’accord ou de refus qu’ appellerat la posi
tion au-dessous ou au-dessus du seuil fixé. Un président de Ia commission
peut donc avec justesse affirmer que « 'instruction des dossiers a été trés indi
vviduelle», méme si Pindicateur choisi a pris, dans les arbitrages, une place
plus importante qu'il n’ état initialement prévu. La synthése nationale réalisée
par Denis Bouget (1999, p. 43) sur la base des études départementales
confirme ce constat en notant que «la procédure d’attribution est caractérisée
par le flow et ’imprécision», qu’elle « aboutit & valoriser le principe de lin-
time conviction dans la décision finale» et qu’elle tend par conséquent «vers,
tune logique classique d’action sociale et de secours fondée sur une valuation
individuelle des besoins». Loin de signaler les défauts de la méthode, ces
commentaires en révélent I'adéquation au projet _gouvernemental. Mais
autre part, la prise en compte d'un budget ordinaire fondé sur la simple
soustraction des dépenses aux recettes consacre la vacuité de la notion dur-
gence sociale. Le calcul simple effectué dévoile une évidence triviale, a savoir
que les quelques centaines de franes qui restent une fois le loyer, les factures
eau, délectrcité et de téléphone payées, ne peuvent pas suffire &assurer les
conditions d’existence des ménages demandeurs, dont quatre sur cing parmi
les allocataires des aSSEDIC, trois sur quatre parmi les bénéficiaires du RMI ct
prés de deux sur trois parmi les salariés ont une disponibilité financiére au-
dessous du seuil. Cette découverte de la «pauvreté chronique» par 'Adminis-
tration récuse les présuppositions de dfficultésfinancires accidentelles just
fiant une aide exceptionnelle. C’est ce qu'exprime un responsable de la DDASS
lorsqu’il dit que «/’urgence sociale vraien’existe pas, sauf lorsqu'on a affaire
4 des personnes qui n’ont pas de toit et rien pour manger», situation assez
rare, L’évaluation nationale effectuée par le ministére de I"Emploi et de la
Solidarité (1998, p. 8) montre d’ailleurs que «83% des demandeurs alleguent
lune insuffisance durable de ressources (premiére nécessité, survie..)» et que
seulement « 10% des personnes invoquent un accident imprévu (perte subite
d'emploi, rupture familiale, maladie...)», conduisant les auteurs du rapport &
conclure ‘au «ressenti profond dune chronicisation de la pauvreté». L’ur-
ence laquelle s’adressait le FUS, comme certains commentateurs n'ont pas
manqué de le relever, était en réalité plus politique que social.
447Revue francaise de sociologie
Le calcul du «reste & vivre» et son utilisation comme critére discriminant
de la réponse de la commission peuvent finalement étre considérés comme
‘une méthode visant & construire un repére objectif dans I'instauration d'une
justice locale, Ils constituent un moyen pratique dopérer un premier tri sur
‘une base empirique validée dans d’autres lieux de distribution dargent public.
Ce tris'avére globalement efficace (Tableau I) : huit demandeurs sur neuf qui
se situent au-dessous du seuil obtiennent une aide et deux sur trois qui sont au
contraire au-dessus se voient opposer un refus, ce qui indique au demeurant
que la correction a &t€ effectuée, en proportion, plus souvent dans le sens de la
eénérosité
‘TaBLEAG I.~ Distribution sola et valeur disriminante du rested ivr par personne
“Masia "| pamandeus | Béciaies | sae ou | Proportion
sivires | Ormmiar | Settchee | sige. | feat
tion 10 | sec ar |
caae [wan | 25 05-
si cn oy
Toot | 16 | aay ara 4
lipeiers2 00 | 2 | +o] 2 | ox
tet [tog [nem | ones) | 0
Lecture :* Le premier cif ndique IefTectf total et le second le nombre des accords: par exemple,
$4 demandeurs d empl avaientun «rested vivre» pa personne née, parm eux, 30 ont benéficc
‘unsecure.
** La proportion dacord mesure fcc «reste vivre» par personne discriminer es dossiers
et done devienter la cision : par exemple, lorsque son montant cat nati, une ade at secordée
ans 86% des a8,
La lecture des dossiers montre de méme que, dabord considérée comme
indicative, la barre fixée est vite devenue une limite psychologique : plusieurs
entre eux, pour lesquels une somme disponible par personne dépasse de
quelques dizaines de francs le niveau fatidique, portent la trace d'une rectifi-
cation effectuée, l'accord inital étant remplacé par un refus définitif,signifié
au demandeur avec la formule «votre situation ne correspond pas aux condi-
tions prévues par la circulaire du ministére de I’Emploi et de la Solidarité du
12 janvier 1998, a savoir “personnes ou familles en situation de détresse grave
cexposées a des risques sérieux pour le maintien de leurs conditions d’exis-
tence” ». Pourtant, une telle justification contredit souvent les lettres adres-
sées par les requérants. Ainsi la réponse citée est-elle adressée a un allocataire
du RM dont lexposé des difficultés et la présentation des justificaifs indi-
quent pourtant assez qu'il entre parfaitement dans le cadre de la circulaire
‘mentionnée
‘Je suis locataee depuis janvier 1996 et j'ai toujours payé en priorité mes loyers;
seule I rgularation de mes charges pour décembre 1997 me paat insurmontable. Je
448Didier Fassin
sal jamais demande d'aide jusq’iei malgré mes difcutéscetaines 8 fine le fins de
‘mois, Si je manifest autant efforts pour etouver un emploi, il empéche que cela me
ucoup d'argent et quaujourdhul je me rerouve pour la premitre fis acculé&
‘un endetement certain et qui mangoise beaucoup. Iai pris un arrangement de paiement
avec la Trésorerie de Seine Saint-Denis raison de 200 F par mois. Dan le cadre de mon
Conta d'insetion RM, je dois entamer une formation qu mintérsse Beaucoup et je ne
Youdrais pas que mes difieulés financitres contarent mon projet professionnel.»
(esp,
Le caractére d’exception invogué dans la demande et Ia démonstration de
bonne volonté du demandeur n’auront raison de Meffet de seuil que trés
momentanément, puisque la somme de 3 000 franes, qu lui avait été accordée
dans un premier temps, est biffée dans un second, pour cause de franchisse-
ment de la limite : son «reste a vivre» a.en effet été calculé a 1 115 francs. La
référence a la norme a bien jou€ ici comme un élément décisif. Elle fa
ailleurs Pobjet d'une vérification parfois obsessionnelle. Dans ce cas, par
exemple, les ressources s°élévent & 2 115 francs par mois et les changes fixes,
41743 francs, soit une somme disponible de 372 francs qui devrait faire
passer le dossier sous la barre établie. Le refus qui lui est opposé tient a ce
ue la commission a corrigé le calcul en n’incluant pas les frais de transport et
le remboursement de la dette évoqués dans la lettre, arrondissant ainsi a
1000 francs la somme soustrate & ses revenus. Cette observation illustre le
soin attaché & I'évaluation du «reste & vivre». Non seulement les justificatifs
sont exigés, mais les chiffres et les opérations sont vérifiés, ici pour mensua-
liser une charge courant sur plusieurs mois ou sur l'année, 1a pour soustraire
‘un montant considéré comme ne relevant pas des dépenses fixes, li encore
pour exclure une personne considérée comme n’appartenant pas au ménage et
rne devant par conséquent pas étre prise en compte dans la division. La
‘minutie de cette comptabilité, atestée par les chiffres manuscrits des adminis-
trateurs qui se surajoutent aux indications des demandeurs, trouve pourtant
ses limites.
Les exposés des situations par les requérants sont en effet eux-mémes
porteurs d’apories qui les rendent pratiquement impossibles & trancher de
maniére totalement cohérente. Par exemple, un homme frangais de trente ans
qui n’a pour revenus que le RM déclare comme seule charge le versement
tous les mois d’une somme de 800 francs & sa mére qui Ihéberge. II n'a pas
A°autres dépenses, mais signale 8 000 francs de dettes lies & des amendes.
Crest pourquoi, explique-til, «je souhaiterai aussi pouvoir me permette
‘assurer certains déplacements en régle par les transports en communs pour
recherche d'emploi» (R60). La carte orange qu'il n'a pas les moyens de
payer ne figure évidemment pas dans le compte de ses charges fixes. Pourtant,
C'est son absence qui est & V'origine de son endettement et qui, maintenant
4u'il craint une nouvelle contravention, contribue a ses difficultés & trouver
du travail. Siau lieu d'en émette le souhait, il avait effectivement pu acheter
son titre de transport, le calcul de son «reste a vivre lui auait 6 favorable,
puisqu’il serait descendu au-dessous de la barre. II en va de méme des sans-
ddomicite-fixe qui n'ont pas les moyens de louer un logement ou daller &
Photel et, par conséquent, n'ayant pas de charges répuliéres, dépassent le
449Rewue francaise de sociologie
seuil, Paradoxe de l'aide :I’évaluation de la situation économique n’inclut pas
des dépenses que la pauvreté n’autorise pas et qui, pourtant, permettraient
acquisition de biens susceptibles de favoriser linsertion. Le choix du mode
de comptabilité déplace ici la procédure de lintervention de I'Etat d'une
logique de besoins des individus vers une logique de budget des ménages.
institution d'un critére d°éligibilité procédait d’un souci de commodité
autant que d’équité dans la répartition des secours. Tout en se gardant la
possibilité de trancher autrement au vu de la situation individuelle, et notam-
ment de exposé rédigé par le requérant, les membres de la commission se
dotaient d’un outil d’aide a la décision relativement simple et fiable, du moins
en apparence. D’oii le succés de ce eritére dont témoignent a la fois leffort
pour en vérifier systématiquement le calcul et son utilisation généralisée qui
"impose rapidement dans la commission. A usage, il s'avére toutefois plus
complexe et moins robuste qu'on ne I'imaginait : parce que les évaluations
économiques des ménages sont toujours délicates, parce que Iapplication de
instrument s'est faite dans la précipitation sans réglement précis, mais aussi
parce que les situations de pauvreté sont particuliérement difficiles & analyser
et parce que des variations minimes d’interprétation provoquent des effets
importants compte tenu des sommes faibles concernées, le recours au «reste &
vivre» montre des limites dont les acteurs n’avaient pas complétement cons-
cience lorsque quelques dizaines de francs au-dessus ou au-dessous du seuil
les orientaient vers le rejet ou l'accord. Or la détermination par cette donnée
objective est suffisamment marquée pour que I’analyse statistique des résul-
tats comme examen qualitatif des dossiers établissent qu’ a été élément
essentiel dans la definition de qui était eligible et qui ne I'était pas, Le «reste
4 vivre» a ainsi pu s’imposer comme le meilleur instrument pour objectiver le
«maintien des conditions d’existence» énoneé dans la circular.
Le barime et le sémaphore : la détermination du montant
Mais les membres de la commission n'avaient pas seulement a décider de
qui recevait les aides, ils devaient également fixer la somme allouge de
taniére & apporter «une réponse adaptée et proportionnée». A. cet égard,
Trenveloppe plobale du fonds autorisit une certaine générosité (2 110 francs
en moyenne pour les 14 298 dossiers accepts), du moins en regard de ce que
les services sociaux ont coutume de distribuer au ttre des Secours, car les
sommes demeurent en réalité modestes, tant sion les compare au niveau de
Trendettement (38% des demandeurs de V'enguéte ont des detes supérieures &
10000 francs) qu'au niveau des besoins (22% d'entre eux ont des charges
fixes supérieures & leurs ressources). Une responsable départementale des
services sociaux peut ainsi se réjouir: «Pour la premiére fois il y avait des
tmoyens importants pour répondre aux besoins de complement de ressources
des personnes en difficuté: au lew de donner trois francs six sous pour faire
durer, on avait des sommes considérables qui ont permis de mettre en euvre
de vértables ides.» Et de conclure par une tautologie qui en dit pourtant
450Didier Fassin
long sur le fonctionnement ordinaire de Vassistance : «Si on a trés peu
argent, ¢a n'a pas de sens. Ce qui conditionne l'efficacité des fonds d'aide,
est qui y ait de l'argent.» Cette relative aisance était une source de satis-
faction pour l'ensemble des membres de la commission, méme si certains
ajoutent que leur principal plaisir était de pouvoir restaurer un droit & un
‘demandeur qui n’en bénéficiait pas jusqu’alors en lorientant vers le service
‘compétent. Dans ce contexte, les aides ne se situaient pratiquement jamais au-
dessous de 1 000 francs. La moyenne, dans l'enquéte réalisée sur I'échan-
tillon, s'établit & 2 200 franes et le montant le plus élevé distribue atteint
5 500 francs. C’est dire que la modulation possible est important, justifiant
application de principes de réparttion.
Deux principes entrent en concurrence dans V’atribution des secours : la
fixation de sommes en fonction de la composition de la famille grossiérement
appréciée et le réglement au cas par cas en fonction de ertéres spécifiques a
chacun, Le premier instaurait un baréme économique opposant les « céliba-
taires» et les «familles». Le second prétendait envoyer un «signal» aux
personnes & la maniére d'un sémaphore social. Selon I'un des présidents de la
commission, tat Ie second principe qui prévalait: «La somme attribuée
visait & prendre en charge une partie de la dette contractée ou des charges
fixes. On pouvait soit donner une somme permettant une aide globale, soit
donner une somme qui ait un sens pour la personne pour éponger une dette
pariiculgre, d’eDr par exemple, ou bien pour faite face a une dépense
imprévue, comme un chaute-eau qui liche, ov encore pou réaliser un projet
comme permettre a un enfant de partir en vacances. Autant que possible, on
essayait d'accorder une aide qui soit identifiable par les gens. Surtout, on
Evitait & tout prix de donner un complément de ressources.» Dans une
seconde version, présentée par un autre président, lordre des priorités était
inverse : «Il n’y avait pas vraiment de tarfs, mais plutot des normes. Cétait
en principe 1 000 ou 1 500 franes pour les personnes isolées, 3000 ou
3.500 franes pour les personnes en couple ou avec des enfants. Sauf s'il y
avait un élément dans le dossier justfiant une somme spécifique = un endette-
‘ment, un accident de la ve, un projet particulier. Dans ce cas, on choisissat la
somme pour porter un message & la personne. Mais dans immense majorté
des cas, il était impossible d'identfier une somme particuliére.» Cette appa
tente contradiction traduit moins une divergence d’analyse de la décision
qu'une différence de pratiques des commissions. Les présidents, en partcu-
lier, impriment leur marque personnelle dans la délibération, avec deux
tendances, 'une plus individualisante et morale, cherchant & personnaliser les
secours pour leur donner des «sens» différents pour chacun, autre plus
Luniversaliste et objective, s’efforgant de procéder sur la base de «normes»»
identiques pour tous.
Pour autant, ces préférences affichées ne se traduisent pas nécessairement
dans les décisions, comme le montrent les deux cas suivants, La premiére
situation concerme une femme francaise, mére d’un petit gargon, demandeuse
demploi et bénéficiaire d’une allocation spécifique de solidarité, qui vit avec
un reste disponible par personne évalué a 558 francs. Son exposé indique
451Rewe francaise de sociologie
«Coneubin parti du domicile en me laissant des dettes de loyers impayés et
factures de son véhicule. Un enfant de 3 ans a charge souvent malade. Diff
cculté & pouvoir me soigner et pouvoir habiller mon fils. » (D 20). Le président,
‘qui_déclarait préférer donner une somme identifiable par le bénéficiaire,
atribue dans ce cas 3 000 franes, ce qui correspond au montant qu'il accorde
le plus souvent a des ménages avec enfant. Mais afin de préciser son inten-
tion, il insert dans la marge : «assurance, hopital + eau», ce dont la destina-
faire ne saura évidemment rien puisqu'elle recevra une lettre type sans
‘mention de ce qu’est censée représenter cette somme, d'autant moins
«sible» qu'elle est arrondie. La seconde décision porte sur le dossier d’un
homme algérien marié et pére de cing enfants, vivant du RMI et des allocations
familiales, avec un reste disponible par personne estimé & 655 francs. Sa lettre
cexplique : «Je suis au bout du rouleau. Les enfants sorte de I'école et il n'y a
pas de travail et ga fait qu'il reste a a maison pour ne pas étre SDF et il faut
aussi les nourite et les vétir.» (R 21). Le président, qui affirmait utiliser un
baréme, ne l'applique pas en loceurrence, mais fixe un montant de
2.608 franes correspondant & «un mois de charges», selon l’annotation
‘manuscrite. Cependant, il se ravise visiblement, biffe cette somme trop osten-
siblement précise et accorde finalement 2 600 francs.
Dans ces deux cas, comme dans bien d'autres, les inscriptions marginales,
les calculs surajoutés et les ratures montrent I'attention particuligre portée &
Pétablissement du montant de l'aide. Mais si le «message» est destiné au
demandeur, la somme allouée est donc avant tout signifiante pour le décideur.
Le paradoxe en effet est que le requérant ne saura rien du «signe» que 'on
aura voulu lui adresser, sauf peut-étre dans les 4% de cas oi la somme
allouée, d'une précision inférieure & la centaine de francs, pourra jeter un
doute dans son esprit: recevoir 1075 francs ou 3773 francs peut laisser
supposer que la somme correspond & une réalité précise qu'il faut encore
découvrir derriére souvent le calcul qui y a conduit. Mais dans plus de deux
décisions sur trois pour lesquelles une annotation indique que la commission
souhaitait permettre de rembourser une dette, surmonter une difficulté ou
réaliser un projet, la somme arrondie secondairement rend imperceptible la
subtilité du choix ainsi, dans les deux exemples qui viennent d'etre évoqueés,
V'intention — explicite dans les notes marginales ~ est invisible pour le réi
piendaire. L’administration se parle & elle-méme.
La détermination d’une somme susceptible d°étre identifige par les deman-
deurs ne s'oppose d’ailleurs pas a la notion de baréme : les deux situations
précédemment évoquées, assez proches sur le plan socio-économique,
donnent lieu & des montants voisins, quel que soit le raisonnement pour y
parvenir. Souvent, il apparait que c'est autour d’une valeur correspondant & la
rorme établie que se trouve fixée la somme finale en rapport avec le sens
recherché. Ainsi, une femme marocaine travaillant & mi-temps au SMIC et
‘mere dun jeune enfant, dont les ressources, une fois ses charges décomptées,
s'élevent a 500 franes par personne, se voit allouer dans un premier temps
3.000 francs, conformément au baréme, montant rectifié dans un second en
2.800 franes par conformité au principe de lisibilité, avec Ia précision
452Didier Fassin
«layer indiquée en deux endroits du dossier : Ia perte n'est ici que de 200
fanes (S 13). Parfois, une dissociation forte s'établit entre les deux principes.
Soit un couple sénégalais qui reyoit le Ro et dont les charges dépassent les
ressources; l'argumentaire joint précise que leur situation financiére a
entrainé un retard de paiement de deux mois de loyer s’élevant & 4 600 francs;
au lieu de ce que prévoit la norme pour cette situation, la commission leur
accorde 1 340 francs pour «3 mois de loyer résiduel», le calcul étant fait non
sur la somme effectivement due, mais sur la différence entre le montant payé
et aide au logement qu’ilsregoivent : pour eux, la perte lige a l'application
du principe de lisibilité par rapport a T'utilisation du baréme est de plus de
1/600 franes (D 11). Adresser un «message» peut done s'avérer pénalisant
D'une maniére générale, la tension entre les deux principes se tranche
selon une logique privilégiant le «sens», & condition toutefois de ne pas
dépasser la «norme. Le «message» délivré ne doit pas avoir un coat trop
Glevé, que ce soit en termes financiers ou d'un point de vue moral (les deux
Aléments étant du reste ligs, car engager des sommes trop importantes sur
certains dossiers reviendrait & les soustraire & d’autres). Idéalement, les deux
principes convergent: tel est le cas de cette femme marocaine qui vit en
compagnie de ses deux enfants et de leur pére avec 827 francs par personne et
qui regoit 2 845 francs correspondant exactement au montant de I’endettement
déclaré (R 49). Lorsque le montant considéré comme identifiable s’écarte du
baréme, tout en lui étant inférieur, il s'impose. Un couple francais, élevant un
enfant en bas ge et vivant avec 939 francs par personne une fois les charges
‘déduites du salaire unique, se voit allouer 1 075 francs correspondant a son
‘endettement (S 3). A une femme tunisienne qui assure seule la charge de sa
fille et pergoit la moitié d'un Swi, correspondant a une somme disponible de
(602 francs par personne, la commission décide de régler un mois de loyer, soit
1 200 francs (S 47). Dans les deux cas, on est trés au-dessous de ce & quoi ils
pouvaient prétendre si échelle de réparttion avait été utilisé.
En revanche, lorsque la somme que I’on veut accorder pour rendre la
réponse signifiante excéde trop nettement le montant prévu par le baréme,
"est ce dernier que I’on applique, mais dans ce cas, la contradiction peut étre
résolue soit en renongant au message, soit en I'aménageant. Exemple de
renoncement, le traitement d'un couple péruvien avec un enfant dont les
ressources sont de 702 francs par personne aprés déduction des charges : la
commission décide d’abord de lui accorder I’équivalent de «la moitié de la
dette de loyers», soit 4800 francs, puis recule devant l"importance de la
somme et se résout finalement aux 3 000 francs du baréme (S 34). Illustration
d’aménagement, le cas de cette femme francaise allocataire du Rat et seule
avec son enfant; les charges dépassent les ressources et la commission
souhaiterait apurer les dettes accumulées dans son lieu de résidence antérieur;
Je montant en étant trop élevé, on lui alloue 4 000 francs, tout en indiquant en
note infrapaginale «les arriérés de Nantes, sauf Ia taxe d°habitation (EDF, tél,
hopital, loyer)» (R 40). C’est au prix de ces adaptations complexes que les
‘acteurs peuvent maintenir, a leurs propres yeux, l'apparente cohérence de
principes de justice alliant des régles universelles & une subtile casuistique.
453Revue francaise de sociologie
Ce sont en effet, d'un cOté, un principe d’égalité, instituant un montant
identique & chacun en fonction de critéres objectfs, quoique grossiers
(composition du ménage, avec exclusivement deux possibilités:étre seul ou 8
plusieurs), et de autre, un principe déquité, accordant a chacun selon ses
besoins (avec essentiellement trois modaltés: I'endettement, accident et le
projet). Dans la logique générale qui vient d'étre décrite, I'équité prévaut pour
autant qu'elle ne menace pas I’égalité par le haut (Figure 1). Si 'on se réfere
aux chiffres, le baréme semble plus largement appliqué que Ie sémaphore
32% des aides sont de 1 500 ou 2000 francs, 36% sont de 2500 ou
3.000 francs; on a vu toutefois que Ia réalité des intentions est plus complexe
puisqu'un montant correspondant a une valeur du baréme peut étre alloué
avec une intention particulire. Une partie des montants échappe d’ailleurs &
cette double logique, avec en particulier deux valeurs fréquentes
1.000 franes, pour 11% des secours, fréquemment en rapport avec des situa-
tions n'emportant pas la conviction, telle que celle des célibataires vivant
chez leurs parents; et 4000 francs, dans 4% des cas, souvent pour des
familles nombreuses
FloURE 1 Raisonnement sui pour Iéablisement dea sommealloude
Mesure generale: le barome
Fixation d'une norme
10008 20 anspor lies} 0 3 00 fc pour ne ile
|
Mesure india: le snaphore
Resheree dun signe
renamed elon ne Re
istion un projet
Décison finale
4. Signe présentant un coat supércur la valeur du baréme: choix dla norme (égalité)
Signe présentant un cot nfeeur& la valeur du barbme : choix du message (gute)
‘On peut toutefois s"étonner que, compte tenu du soin apporté au caleul du
«reste a vivre» pour la décision concernant I’éligiblitg, il ne soit aucunement
utilisé dans I’établissement des montants 4 allouer. La somme mensuellement
disponible par personne ne sert pas & la répartition des ressources. Non seule~
‘ment les membres des commissions ne mentionnent jamais le recours & ce
critére, mais l'examen des dossiers ne retrouve pas davantage de signe en ce
sens. Ii n'est pas donné plus a celui qui a moins. Une fois passé sous la barre
‘des 1 000 francs qui lui donne un accés hautement probable aux secours, le
requérant entre dans un autre systéme d’évaluation. Le niveau de la somme
disponible par personne n’est pas plus prédictif du montant recu qu’il ne lest,
‘comme on I’a vu précédemment, de I"éligibilité. De méme qu'un ménage
ayant un «reste a vivre» négatif n’a pas plus de chances, statistiquement,
dobtenir un secours que celui qui se situe entre 500 et 1 000 francs par
personne, de méme il ne peut s"attendre & recevoir pius. Ils‘agit lA en somme
454Didier Fassin
de l'application au domaine de I’aide de la parabole chrétienne de l'ouvrier de
la onziéme heure pour le domaine du travail. Celui qui entre dans lespace
‘moral des secours n’a plus & étre jugé a l'aune de sa pauvreté au moment de
Trévaluation de la rétribution de sa peine. Il ne I'est plus que par rapport & un
‘bareme élémentaire et & un dispositif sémantique par lesquels les pouvoirs
publics, & commencer par I’Etat, manifestent leur maitrise des régles du jeu,
Pourtant la justice locale ne peut pas étre décrite uniquement sur la base
des régles par lesquelles les acteurs rendent compte de leurs délibérations.
Au-dela des principes de justice qui sous-tendent la répartition des secours
~ principes qui ne sont pas formulés a priori pour servir & prendre les déci-
sions, mais que les acteurs énoncent a posteriori pour nourrir leurs justifica-
tions’ ce sont des raisonnements ordinaires, des réactions affectives, des
orientations morales qui déterminent les actes de jugement.
Les pratiques de jugement
la décision avait exclusivement reposé, dune part, pour ce qui est de
VPéligibilité, sur le calcul d’un indicateur et Pablissement d'un seuil, d’autre
part, pour ce qui est des allocations, sur un double principe visant & respecter
un baréme et & délivrer un message, les «exposés des difficultés et des moti-
vations » par les requérants n’auraient pas eu plus d’utilité que les « montants,
de la demande », dont on vient de voir que leur seule vertu était de démontrer
aux administrateurs la tempérance des pauvres dans leurs attentes & I'égard de
Ia solidarité publique. Sous cette hypothése, I'individualisation du traitement
des situations préconisée par le gouvernement et revendiquée par la commis
sion n’aurait pas de sens. Tel n’est pas le cas. Plusieurs indices attestent de
fagon convergente que I’on ne se contente pas d’appliquer des régles plus ou
moins explicitées. Avant de les examiner, il importe toutefois de préciser la
procédure qui conduit & Vattribution des ressources.
Le requérant constitue son dossier, soit auprés d’une association de
chémeurs (APEIS ou CGt-Chémeurs sont les deux seules représentées en
Seine-Saint-Denis), soit auprés d'une structure municipale (centre communal
@ action sociale ow service social de la mairie), soit directement & la DDASS,
‘ol des agents ont ét€ mobilisés pendant toute la période. Cette étape induit
des disparitésinitiales importantes dans ce que l'on peut appeler accés au
guichet, puisque d'une ville a l'autre, les chances de déposer une demande
connaissent d'importantes variations (Fassin, Defossez et Thomas, 2001).
Quel que soit Ie lieu de sa constitution, le dossier fait objet d'une vérifica-
tion (en particulier, 'existence des piéces correspondant aux déclarations de
ressources, de charges et de dettes) et les principales informations sont repro-
duites sur une fiche dite «d’analyse et de liaison» (statut matrimonial,
composition du ménage, situation au regard de l'emploi, récapitulatif du
budget, niveau d’endettement, montant de l'aide demandée) C'est l'ensemble
composé du dossier rempli par la personne, de ses piéces justificatives et de la
455Revue francaise de sociologie
fiche de synthése qui est examiné par la commission ’attribution. Celle-ci,
une fois passée I’étape initiale d’élaboration de la «doctrine » a laquelle parti-
cipent, on I’a vu, les plus hauts représentants des administrations du départe-
‘ment, se compose d’un haut fonctionnaire de la DDASS (directrice, directeur
adjoint ou inspecteur général) qui la préside systématiquement et de cadres,
intermédiaires, voire de travailleurs sociaux, pour les autres institutions
(Conseil général, CAF, ASSEDIC). Dans ce que certains appellent la « deuxiéme
génération» de la commission, par laquelle sera traitée la quasi-totalité des
demandes, le déséquilibre statutaire des membres conduit a I’établissement
entre eux d'un rapport d’autorité presque hiérarchique : les décisions sont
systématiquement tranchées par le président, la délibération trés courte ne
permettant de surcroit guére de réelle discussion sur la majorité des dossiers.
Se dessinent ainsi nettement des différences de traitement entre les diverses
commissions en fonction de celui ou de celle qui la préside (trois fonction-
naires assureront l'essentiel de cette tache). C’est done en tenant compte de
cette procédure sous double contrainte d’individualisation du traitement (avec
tune présentation de chaque cas) et de temps limité (en moyenne une minute
par dossier) qu’il est possible de prendre la mesure a la fois de la prégnance
des régles et de la liberté que I’on prend & leur égard. Trois éléments témoi-
gnent en effet de cette marge de manuvre que se sont données les commis
sions et qui justifient aux yeux de leurs membres le maintien de ce
fonetionnement inhabituellement lourd pour I'administration déconcentrée de
VEtat,
En premier lieu, l'insistance des membres de la commission & mettre en
avant des histoires singuliéres en y mélant des appréciations et des sentiments
tant sur les situations exposées que sur les décisions prises montre 'impor-
tance subjective de la casuistique : «La ol on était contents, c’est quand des,
gens aux minima sociaux avaient un coup dur et qu'on pouvait les aider, par
exemple, pour une machine &laver qui liche.»; «ll ya eu le cas de ce voyage
Tinguistique en Espagne pour la fille d'un Maliea qui I'élevait seul et se
saignait aux quatre veines pour elle.» L'intérét des administrateurs pour les
textes rédigés par les demandeursn’étaitd’silleurs pas seulement fonctionnel,
pour déterminer Méligibilité du postulant et le montant de aide, il revétait
également, pour certains, une dimension idéologique, attestant Pinutlité des
valuations sociales : «Les gens sont parfaitement capables de formuler leur
demande eux-mémes. Ce qui m’a frappée, c'est la qualité d'expression et
_méme de sensibilité de leurs letres. C’était toujours trés clair. Cela confirmait
notre analyse de départ sur l'autonomie des personnes, s’émerveille un fonc-
tionnaire territorial chargé des services sociaux.
En second lieu, I’étude statistique, qui n'est possible que sur l’échantillon,
‘en T’absence de données fiables sur l'ensemble des dossiers, indique claire-
ment la marge de manceuvre que se laisse la commission dans la délibération.
En ce qui concerne I'éligibilité, 53 décisions ne respectent pas le seuil pres-
crit: 24 sont plus sévéres que la norme et refusent un secours a des personnes
dont le «reste a vivre se situe au-dessous des 1 000 franes annoncés; 29 sont
plus généreuses et accordent une aide des ménages dont le «reste & vivre»
456Didier Fassin
excéde la limite fixée. Pour ce qui est du montant alloué, 1a quantification est
plus sujette @ caution, car la justification de la somme n’est pas toujours
indiquée : avec cette réserve, seulement 96 des 224 décisions favorables
s'appuient exclusivement sur le baréme; dans les 128 autres dossiers, les
données personnelles ont infléchi la décision, T'apurement de dettes tant
notifié dans 31 cas, D’une maniére générale, le degré de liberté que se donne
Ta commission par rapport & une norme universelle de type seuil ou bareéme est
Jus grand dans la détermination du montant que dans la reconnaissance de
Péligibilité, ne serait-ce que parce que les principes énoncés incluent explici-
tement la prise en compte d’un critére de «sens» qui recouvre des possibilités
multiples de choix.
En troisiéme lieu, enfin, analyse qualitative des dossiers révéle les
grandes variations dans les décisions, et plus particuligrement dans la fixation
de la somme accordée. Dans l’explication de ces fluctuations du jugement, les
textes des demandeurs entrent en ligne de compte, comme on le verra, de
maniére souvent décisive. Un célibataire déclarant un salaire de 7 000 francs
et 4 500 francs de charges fixes, ce qui représente un dépassement du seuil
d’éligibilité de 150%, regoit 1 500 francs avec le commentaire suivant annoté
sur le dossier : «vu les dettes et le contexte» (S 70). Les dettes s’élévent &
41 657 francs et Ia lettre décrit ainsi le contexte
‘Je vis seal dans un F3, je percevais 'APL jusgu'au moi demiet, Mes ressources ne
ime permete pas de vstecorrectemen, trop de cédits 2 rembourser. Les assedies ne eu
Tent pas me payer ct mon contrat de travail s'arrte le 17/0498 et aprés? Je veux
prendre un nouveau départ, sans erédit, sans ren devoir. Je paye mes ereus de jeunesse,
[Evjourdhui a vingt-sept ans et pas d'avenir. Personne ne veux et ne peux aide, pe
fire pourat vous Tuite quelque chose pour moi.»
On peut done considérer aprés-coup que les requérants ont eu raison
°apporter un soin particulier la rédaction de leur exposé. Dans cet exercice
de justification, leur compétence argumentative doit permettre de passer avec
suecés une épreuve de vérité. En l'absence d’évaluation sociale stricte, le récit
crit est censé énoncer une histoire vraie. Les appréciations trés positives
portées par les membres des commissions sur la qualité des textes visent en
effet moins leur valeur litéraire ou leur correction grammaticale que la clarté
de l'exposition et la véracité du témoignage. Il ne suffit pas que le texte
touche I'auditeur, il faut aussi qu'il le fasse avec justesse, dans un contexte oi,
la suspicion peut invalider un dossier. Le doute que manifeste la commission
dans ses annotations porte cependant presque toujours sur les justificaifs
apportés ou manquants, alors que les exposés peuvent, dans ces cas, fourir
tune preuve sensible de véridicité. Deux cas de figure’ sont possibles.
Parfois le récit emporte la conviction de la commission, alors méme que le
dossier objectif était peu erédible. La réserve suscitée tend alors a s'exprimer
sur le montant de la somme attribuée, inférieure a ce que prévoit le baréme.
Une jeune femme francaise élevant seule ses deux jeunes enfants déclare
percevoir un RMI de 2 160 francs et indique au titre de ses charges fixes quel-
ques chiffres plus ou moins précis dont elle ne fournit pas les justficatifs
(R83). Il est par conséquent impossible a la commission non seulement de
437Revue francaise de sociologie
vérifier ses dépenses, mais également de calculer 1a somme disponible par
personne, Son exposé semble toutefois convaincre puisqu’elle obtient une
aide, mais ne corrige pas complétement linsuffisance du dossier puisque le
‘montant en est fixé & 2 000 francs :
«Je suis en stage depuis le 27.2.8 au 28 5.98 = nat = 2160 F sans slr 0000 F des
fait de transports de epas des vetemen's = (eanspots 5* zone et epas 1300 Fos)
Ja ds frat des vetement pour les enfants des faa de contine garde et tout Te reste
charge et des qe je fini mon sage Je vai avail merce de votre companion.»
Souvent, le texte ne suffit toutefois pas & inverser la mauvaise impression
laissée par un dossier. La suspicion qui s'insinue & la découverte dun détail
troublant peut ainsi annuler toutes les démonstrations de bonne foi du deman-
deur. Une jeune femme péruvienne célibataire, mére de deux enfants et titu-
laire d'une carte de séjour d'un an fait état d’un salaire correspondant & un
cemploi 8 mi-temps payé au SMC, avec des charges dépassant ses revenus
(S 15). Les factures qu'elle joint & Son dossier sont & un autre nom que le sien,
ce que Minstructeur reléve en deux endroits du dossier. D'abord en regard de
la déclaration de dettes «Non ! pas au nom du demandeur.» Puis en face de la
décision finale : « Factures EDR, tél, quittance loyer au nom de Mr N... (méme
adresse) Mr N... ne figure pas dans la rubrique composition de la famille!»
La lecture attentive du dossier aurait pu lever le doute ou tout au moins mettre
au crédit de la véracité de la requéte les éléments suivants : les enfants
portent, comme il est d'usage en Amérique latine, le patronyme des deux
parents, ce qui permet d’identifier «Mr N...» comme le pére des enfants; les
factures a son nom témoignent de ce que la jeune femme n’a pas fait effectuer
les changements aprés son départ, probablement en raison de la précarité de
son titre de séjour; I'absence de justification de ces éléments dans son exposé
constitue d’ailleurs un argument paradoxal en faveur de son honnéteté, suggé-
rant que les données objectives qu'elle indiquait, pices a I'appui, n’appe-
laient pas autres explicitations; elle se contente en effet d’énoncer ses
besoins =
‘«Actuellement je n'arrive pas & payer ma facture d'letricit, de tléphone et non
pls je ne peut pas nour bien mes enfants et mon sale ce nest pas sufiant. Date
Dir, je de dette avee mes amis et ma situation financive ext ificle pare que je a pas
{es allocations famille, ni de logement »
Dans les cas ainsi litigieux, un élément s'avére décisif: engagement dun
‘ravailleur social, lorsque le dossier, parfois rempli avec son aide, regoit son
aval sous la forme d'un commentaire, d'une signature ou d’un tampon, La
valeur accordée a cette caution, surtout lorsqu’elle manifeste clairement une
prise de position, montre certes la reconnaissance de compétences dont on
‘rédite ce métier, mais indique aussi que I’évaluation sociale décriée par
certains membres de la commission garde une réelle légitimité en son sein.
Telle remarque judicieusement adaptée & la logique du secours vient appuyer
la requete et contribue a l'obtention, pour une famille frangaise avec deux
enfants, une somme de 4 000 francs au-dessus du baréme en usage : « Mme
Mr soubaitent couvrir les dettes. N'osent pas indiquer de montant.» (D 30),
Telle formulation se fait plus directive pour une famille malienne avec neuf
enfants qui obtient effectivement la somme demandée, excédant de beaucoup
458Didier Fassin
la norme établie : «Monsieur a regu fin décembre deux énormes factures
rappel de consommation d’eau froide sur une année et régularisation de
charges pour 1997. Peut-on lui accorder une aide financiére de 5 000 francs
pour l’aider & régler ces deux factures?» (D 8). L'intervention peut se faire
plus pressante encore, notamment a l'occasion dun recours. Une femme fran-
aise de vingt-cing ans allocataire du RMI ayant essuyé deux refus de la
Commission en raison dune insuffisance «d’éléments (motivation et piéces
justificatives) pour permettre une évaluation méme sommaire de votre situa-
tion), l'assistante sociale de I"Association départementale pour la promotion
des Tsiganes prend elle-méme la plume. Sa persévérance aura raison des
réserves de la commission qui attribuera, probablement de guerre lasse, 1a
somme de 2 000 franes
«Bn date du 06/05/98 vous avez atest Mle Fun courier concemant le refs de
Varibuion d'une aide financtre demandée par mon intermédaie a vote sevice. Les
raisons du refus coneement le mangue d'lémens qui pussem justifies Ia situation de
Mile et done de Vatibuton d'une aie. Or jah constitue motméme le dose afin 'ap-
payer a demande aide et a situation personnel et familie at expliguéeelaiement.
En effet Mlle est handicap décarc parla COTOREP un taux d'incapacté de 80%,
mais en attendant le renouvellement de son allocation, le RMI ne iui suit pas toujours
Pou subveni ass besnins. Mlle vit seule et est soe suite au dcts de sa mere survena
Secientllement en otobre 97: epee perot area miimalee vit seal sex tes
reyoivent le RMI et vivent en coupe, se déplagant sur toute la région parsienne. Mlle doit
encore rembourser sa part pour les obseques desu mére (6000 F) et ne sit pas comment
faire. Compt teu done dela situation familial et personelle wes pésare de Mlle F.
je slice 4 nouveau un secours de 6000 Fen sa faveurauprs de votre organise.»
La marge de manceuvre dont peut ainsi faire usage la commission et que,
dans bien des cas, elle utilise effectivement, permet donc des aménagements
nombreux dans la prise de décision. Leurs fondements sont de deux types
principaux. D'une par, la commission peut étre affectée par certains éléments
du dossier : des valeurs particulidres de justice se trouvent alors mobilisées,
soit pour manifester plus de générosité, soit pour appliquer une plus grande
sévérité, D'autre part, la commission peut prendre des décisions qui ne mani-
festent pas plus le respect des principes généraux que I'adhésion & des eritéres
particuliers: dans ces situations, on a affaire & des régimes d’exception dont
ni la regle ni la raison ne permettent de rendre compte. Dans le premier cas,
les arbitrages se réclament dune sphére particulitre de justice. Dans le
second, ils ne s’embarrassent pas méme de justification. Ce sont les ressorts
de ces deux fondements que I’on se propose maintenant d’examiner.
Le mérite et la compassion : les expressions de la sympathie
A V’égard des pauvres, la société a toujours un certain type d’attente. Sur ce
quills sont et sur ce qu’ils doivent étre, sur la maniére dont ils se comportent
et dont ils devraient se comporter. Il ne s’agit certes li que dun fait sociolo-
gique général : Erving Goffman (1975, p.12) montre que, «dans la routine des
apports sociaux les «anticipations» que I’on a sur les personnes auxquelles
‘on a affaire deviennent insensiblement des «exigences présentées & bon
459Revue francaise de sociologie
droit». Ce que l'on se représente des autres tend ainsi A devenir une norme &
Taune de laquelle on juge leurs discours et leurs actions. Dans le cas des
pauvres toutefois, s'y fait jour, bien plus que pour d'autres. catégories
sociales, une dimension morale particulitrement forte tenant & la signification
que chaque société préte & la pauvreté dans I’établissement dun ordre juste et
dont Mitchell Dean (1991) a reconstitué une généalogie. On sait les critiques
que l'on a adressées aux travailleurs sociaux accusés d’étre les agents de cette
idéologie normalisatrice et que reprennent a leur compte les détracteurs de
Tévaluation sociale : «Nous avons voulu nous dégager des eritéres moralisa-
teurs», affirme un d’eux. Reste & le vérifier.
En rédigeant leur exposé, les candidats au FUS ne peuvent manquer de
chercher & convainere leur lecteur. A cet effet, et pour abolir la distance phy-
sique et sociale avec les décideurs, leur principal moyen consiste a les tou-
cher, c'est-i-dire a restaurer 4 travers leur histoire et leur souffrance un
rapport de proximité susceptible de leur faire partager, malgré ce double éloi
gnement, une commune humanité. Dans cette tentative de eréer un lien de
sympathie les rendant virtuellement et transitoirement présents dans l’espace
de la délibération, ils ignorent évidemment les principes et les critéres utilises
par la commission (et pour cause, pourrait-on ajouter, puisque celle-ci ne les
jours non remboursés. Comprener ben guavec 4 119,90 par mois Jee men Spa es
fembourenempersomnel* 1 S00 F de couse pr mol sins compe le loyer a vaie
Toujours peut ler jag’ 900 Faves les regularisation FEOF. Je meme ps aser
pour acheter des vtement correct mes enfants sins gu's mol mms, aceusloment It
Fechrce un emp ea pas les moins acter un coupon orange alors take Ut
ther doth galche. Sans comptr eta dea chambre de mons dont Te pape art
‘en Besoin tre refit, Sens compte que meme pas les moyens dees inscte
Tes cones de
Elle demande 5000 francs. La commission, qui inscrit d’abord
2.500 francs sur le dossier, rectifie cette somme et lui accorde finalement
468,Didier Fassin
5.395 francs, pour ses «dettes mobiliers». C'est le montant le plus élevé
alloué parmi les trois cents dossiers (R 10). Quelques semaines plus tard, la
‘commission, présidée par un autre responsable de la DDASS, examine le
dossier d’une femme également allocataire du RMt et élevant seule elle aussi
ses deux enfants avec un revenu net par personne de 610 francs. Son endette-
ment est comparable & la précédente. Sobrement, elle écrit : «Seule avec deux
enfants & charge, il m’est difficile de subvenir & mes besoins. Actuellement
J'ai dix mois de loyers impayés. Par conséquent une aide, méme minime,
serait la bienvenue». Minime, l'aide le sera en effet, puisque la commission
lui octroie 1 500 francs, soit environ la moitié du forfait supposé et trois fois
et demie moins que la précédente pour une situation objectivement similaire
(R 48). La charité est toujours discrétionnaire
Dans ces conditions, il y a quelque chose de troublant & avoir suggéré aux
requérants de remplir une case indiquant le «montant de l'aide demandée »,
‘ce que 226 sur les 300 de Ienquéte ont fait, Pour aucun d’entre eux, cepen-
dant, cette mention n’a été suivie par la commission, alors méme qu'une
responsable des services sociaux départementaux pouvait s'émerveiller de
constater «la modicité des demandes»: de fait, la médiane est de
4500 francs; le tiers des requérants proposaient méme 3000 francs ou
moins; seuls 14% sollicitaient une aide supérieure 4 10 000 francs, corres-
pondant généralement & des endettements trés importants. La comparaison des
souhaits exprimés et des aides accordées montre que, méme lorsque c’est pour
s'en écarter de quelques dizaines de francs, la commission ne retient pas le
‘montant indiqué. Qu’un couple vivant avec comme ressource un Contrat
cemploi solidarité et comme disponible mensuel 83 francs par personne
suggére un secours de 2 000 francs, évaluation arrondie par eux A la centaine
supérieure d'une dette récemment contractée auprés d°eDF-coF, il se voit
accorder seulement 1 900 francs pour bien lui signifier I’intention de limiter le
secours au remboursement de cette somme (S 4). Qu’un ménage avec deux
enfants pour lequel la différence entre les revenus et les charges s'éleve &
£895 francs par personne demande 3 000 francs, somme correspondant exacte-
tment a son endettement, il ne regoit que 1 000 francs, soit un peu moins méme
que les 1 200 francs évoqués dans la letre comme une dépense indispensable
pour un achat de lunettes destinées & la femme dont un ceil est déja perdu,
Aécision prise sans explication (S 67). Par ces refus de suivre la demande,
pourtant sollicitée dans les formulaires, la commission semble vouloit
rappeler que la décision reléve de sa seule prérogative. Dans le premier des
deux cas évogués, le principe du «message» (apurement de la dette) est
rappelé aux requerants, probablement a leur insu d’ailleurs, car dans Vinter-
valle entre le dépot de dossier et la réception du chéque, soit un mois, endet-
tement du ménage a presque doublé (on le sait car, s'impatientant
probablement de n’avoir rien regu, le demandeur @ dgposé quatre semaines
plus tard un second dossier). Dans le second cas, plus démonstratif encore,
Padéquation de la proposition & la double logique de la «norme» et du
«sens» (puisque Vendettement s°éleve précisément & hauteur de ce que
prévoit le bareme) n’entraine pourtant pas l'adhésion attendue des administra
469Rewue francaise de sociologie
teurs. On ne saurait mieux affirmer que seule la commission sait ce qui est
bon pour les pauvres.
Larbitraire et le contingent, tels qu’ils s'expriment dans les décisions
considérées ici comme iniques, ne doivent pourtant pas étre vus comme la
‘manifestation d'une justice anomique. Plutot qu’une absence de normes, c’est
tune multiplicité de normes entre lesquelles il est possible de choisir sans prio-
rité systématiquement accordée a telle ou telle d’entre elles, ce en quoi la
distribution de secours se distingue moins que I’on ne pourrait le présumer de
allocation d’organes (Fox et Swazey, 1973). Que, dans la détermination du
rmontant, on puisse privilégier ici le baréme général, 1a un besoin spécifique,
que, parmi les signes que I'on prétend envoyer au bénéficiaire dans ce cas,
T'on choisisse une dette, voire une partie seulement de la dette, pour l'un et un
projet pour l'autre, qu’enfin certains se montrent plus généreux pour les
malheureux ou les femmes élevant seules leurs enfants et d'autres pour les
réritants ou les hommes sans-domicile-fixe, indique assez que I'arbitraire et
le contingent se produisent dans un excés, et non dans un deficit, de normes.
On ne s’étonnera done pas de retrouver dans cette analyse des jugements
iniques tous les ingrédients des principes et des valeurs qui ont été décrits
jusqu’alors. L’arbitraire ne s"oppose pas plus a la norme que le contingent ne
contredit la morale : c'est de I’application imprévisible et parfois injustifiable
de l'une et de l'autre que résultent les décisions iniques. Arbitraire et contin-
{gent ont en commun de correspondre & un usage irrégulier de régles plus ou
‘moins explicitées (Figure II). Ce qui les distingue est que le premier est inten-
tionnel et le second fortut. Cette frontiére est cependant moins facile & tracer
qu'il n'y parait : quand deux hommes allocataires du RMI, avec un revenu net
négatif, regoivent de la méme commission & quelques jours d’intervalle
2 500 franes pour l'un, qui n'a pas rédigé d'exposé, et 1 000 francs pour
autre, qui écrit un argumentaire dans un style digne (R 34 et R 36), on peut
raisonnablement supposer que l'on est simplement dans les fluctuations dun
fonctionnement bureaucratique ordinaire, mais on ne peut écarter compléte-
ment une volonté consciente d’établir une difference. Sauf lorsqu’elle est
explicitement indiquée en référence & une valeur morale ou pédagogique ou
encore qu'elle marque une rupture forte avec la décision attendue ou le
montant moyen, il est souvent difficile, face aux arbitrages injustes, de déter-
miner si la gratification ou la pénalisation reléve d'une bonne ou mauvaise
volonté de Ia commission ou bien de circonstances heureuses ou malheu-
reuses liges & la fatigue de ses membres ou a I’humeur du moment.
Le socle commun de ces deux figures de I’injustice se compose essentielle-
ment de deux éléments. Premigrement, le secours releve d'un régime d’obli
gation. La générosité publique n’institue pas des citoyens réclamant un dd a la
solidarité nationale, mais des pauvres sollicitant la bienveillance de I'Etat. Ce
qui a une double conséquence. Dun cété, les «obligés» ne peuvent faire
valoir un droit social ni exiger des regles précises : ils se soumettent aux
modalités qui leur sont imposées et dont ils ne savent rien, De T'autre, les
«obligeants se sentent investis d'un devoir a I’égard de Ia société dont ils
dépensent les ressources et de I’Etat dont ils exécutent la mission charitable
470Didier Fassin
implication de hauts fonctionnaires de la DDASS tout au long de I’opération
‘montre assez combien la chose a été prise au sérieux. Deuxiémement, la déci-
sion procéde d'un traitement individualisé. La casuistique empirique ainsi
réalisée, en cherchant & prendre en compte les singularités de chaque situa~
tion, tend & s'éloigner de principes de justice communs et transparents. Avec
Ii encore deux effets. Dune part, les «obligés» se doivent de mettre en euvre
des compétences pour apporter la justification de leur demande, ce qui, &
situation comparable, génére des inégalités de traitement. D’autre part, les
«obligeants» doivent recourir & des valeurs morales pour fonder leurs arbi-
‘rages, ce que montre la plus-value accordée au mérite et au malheur, ou plus
exactement & leur mise en mots dans les requétes.
‘louneI, L'arblraie eta contingence
(Caractéristiques communes ediferences
Comingence _
la. Le secours n'est pas un droit social pou celui guile reyoit
|. Latebuton impique un devoir social de eel qui donne
“Traitement indvidualie
la. Lesoliteur doitmobiiser des competences pours stir
jb. Le distnbuteur do mobiiser des valeurs pour arbiter
Factews aggravants Maliptcté des prncipes(hirrcieinstable)
Fou des crits (construction emprigue)
Labi des consignes (wansmission orale)
[came Injustice dan aplication de la mesure,
clesta-dire usage inégulier de regs pus ou moins explicit
‘de manieeinetionnelle pa effet du has
Mécanisme Bon vouloir Bonne fortune
‘ou mauvaise voloné ou malchance
| Consequence Pénaliston ou gratification
(Gefus ou obtention dune ade, montane diminué og sugmenté)
| conn sen nie tn
|
|
Justice fondée sur la morale Composition variable
vec le souci de signifier eta commission
‘Facteurs aténuants_|Etablisement d'un seul digit (usceptibe exceptions)
insttion dun taréme ‘allocation (Concurent des messages)
|inerorston d'un idl de décsion juste (ambigy toutes)
a Possbiit de recous indigo par Geri (rarement tise)
A cette double condition stucturele de injustice s'ajoutent des éléments
gui sont particulers aux modalts retenues dans le fonctionnement de la
Commision et dont les ees renforcent les losiquesgéndralesd'nigu : les
regles appatisent multiples et concurtentes, sans principe higrarchiqu cai
rement defini; les eitres sont imprécis, donnant lieu & des variations dans le
caleul d'un budget ou la modulation d'un baréme; les consign, ulle part
anRevue francaise de sociologie
écrites, ne donnent pas lieu & la constitution d’une mémoire des principes que
Von pourrait transmettre d'une réunion autre. Un facteur producteur
@'arbitraire, dans I’établissement des normes, est la volonté de signifier, de
délivrer un’ «message» au bénéficiaire du secours, impliquant souvent des
appréciations du mérite de la personne ou de la légitimité de la dette. On a vu
ainsi comment le «sens» recherché, au demeurant rarement interprétable par
les destinataires, conduit le plus souvent & réduire la somme que la simple
application du principe neutre, mais approximatif, de la composition du
ménage aurait déterminge. A 'inverse, la variation de la composition des
commissions peut étre appréhendée comme un facteur générateur de contin-
gence. Selon que le dossier est examiné par I'une ou l'autre, les chances
@'échapper a leffet de seuil pour I'éligibilité ou de bénéficier d'un montant
plus élevé se modifient, en fonction des critéres ou des valeurs qu’utilise le
président, dont on a souligné le rdle prééminent. Tel, sensible & la détresse des
femmes élevant seules des enfants, tend a faire plus volontiers confiance
lorsque manque un justificatf et témoigne de plus de générosité que ses collé-
ues; tel autre, réceptif& la situation des hommes isolés, accorde des secours
méme lorsque leur «reste & vivre dépasse le seul. Tel privilégie le recours
au bareme plus conforme selon lui a Mégalité; tel autre met en avant le
message pour sa valeur pédagogique.
Limités cependant par un ensemble d’éléments qui en atténue les effets (&
commencer par des régles ~ seuil d’éligibilité ou baréme d’allocation ~ qui,
rméme si elles ne sont pas correctement respectées, existent et servent), mais
ui inclut aussi des formes d’auto- et d’hétéro-contrainte (intériorsation dun
idéal de décision juste par les agents dispensateurs des ressources et insttu-
tion d’une possibilité de recours pour les demandeurs rejetés), I'arbitraire et la
contingence aboutissent non a une absence de justice, mais & une multitude de
variations sur le theme d’une justice pour les pauvres. En cela, ces pratiques
de jugement expriment les tensions et les contradictions qui traversent ce que
Lue Boltanski (op. ci.) nomme, aprés Hannah Arendt, les politiques de la
pit
La eréation du Fonds d’urgence sociale n’avait pas pour objet premier de
soulager la misére des pauvres, mais bien de couper court une contestation
qui commengait a déborder le «mouvement des chémeurs et précaires»
(Demaziére et Pignoni, 1999). Au-dela des déclarations gouvernementales
Justifiant la mesure par la volonté «d’apporter une aide plus substantielle aux
situations les plus difficiles», selon les mots du Premier ministre, la décision
dde distribuer un milliard de francs est une illustration exemplaire de la fone
tion de régulation sociale qu’a toujours la charité publique (Piven et Cloward,
1993). Etudier en termes de justice la maniére dont cette somme a été effecti-
vement répartie peut dés lors apparaitre comme un contre-sens, puisque le
respect de principes 4” équité n’entrait ni dans les objectifs ni dans les procé-
anDidier Fassin
dures du FUS. De maniére plus générale, charité et justice ne font pas bon
‘ménage, a-t-on coutume de penser, et il n'y aurait donc pas lieu de chercher la
réalisation de la seconde dans l’exercice de la premiere
On ne saurait toutefois s’en tenir & cet argument, et ce pour au moins deux
raisons. Premiérement, toute allocation de ressources rares suppose la mise en
qeuvre de régles de justice, particuliérement complexes lorsque sy ajoute la
possibilité den moduler la répartition. Deuxi¢mement, les acteurs locaux ont
eux-mémes compris qu'il leur était nécessaire de justfier leurs décisions au
nom de principes de justice, méme si la formalisation de leur doctrine résulte
pour beaucoup dune rationalisation a posteriori. Il est donc logiquement et
sociologiquement pertinent de s"interroger sur le fonctionnement de la justice
dans les pratiques de la charité. Par Ia détresse au contact de laquelle les
commissions prétendent se placer, notamment A travers le recours aux exposés
Gerits qui ont été préférés aux évaluations sociales, le FUS se situe en effet au
point de rencontre entre l’exigence d’équité et le sentiment de pitié qui carac-
térise le traitement politique de la souffrance dans les sociétés contempo-
attribution de 1 000 ou 2.000 francs de plus & tel ou tel est certs insigni-
fiante au regard tant des situations sociales difficiles, parfois dramatiques,
auxquelles les candidats a la manne étatique font face quotidiennement que
des politiques sociales nationales ou locales qui mobilisent des moyens autre-
‘ment plus importants et, somme toute, plus équitables. Les arbitrages rendus
par la commission peuvent, dans ces conditions, sembler relativement anodins
€t la microsociologie proposée ici paraitre s'attacher a des décisions sans
conséquence et sans lendemain, Cependant si le FUS est effectivement un
simple épisode dans la longue histoire du «droit au secours» (Castel, 1996), il
s'inscrit dans une configuration plus large de mise en euvre de I’Etat social
dans laquelle l'individualisation du traitement des situations passe par des
«expositions de soi» (Fassin, 2000) qui ont valeur d’épreuves de vérité
Quiil s'agisse des demandeurs d’asile ou des étrangers sollicitant leur
régularisation, des pauvres dans les consultations médicales de précarté ou
dans les dispostifs locaux d’inserton, des prétendants aux secours des collec-
tivités teritriales ou aux prestations des associations humanitares, des
personnes s’adressant aux commissions de surendettement ou d’impayés de
loyer, autrement dit de tous ceux pour qui la reconnaissance d'un droit n'est,
jamais éloignée d'un rappel de la dette qu'ls contractent de cette maniére &
TPégard de la société, ce sont les mémes formes narratives et argumentatives
que I’on attend d’eux pour justfier leur requéte, mais aussi les mémes procé-
dures 4’évaluation et de jugement que I'on met en ceuvre pour décider s'il est,
légitime de leur accorder les biens précieux que sont les titres de séjour, les
Prestations médicales ou sociales, les aides financires ou les rééchelonne-
ments de dettes
Don de fragments de vie, contre-don de moyens de survie. Telle est la
structure de l’échange dans V’administration des pauvres. Dans cette transac-
tion de biens symboliques et matérels, les médiateurs sont des agents admi
473Rewue francaise de sociologie
nistratifs, des travailleurs sociaux, des professionnels de santé, des membres
associations. Les ressources a leur disposition sont plus ou moins modula-
bles. Les choix qu’ils opérent sont plus ou moins pathétiques. Mais ils se
fondent sur des principes de justice et mettent en cuvre des pratiques de juge-
‘ment qui expriment l’ethos de l'action publique autant que ses aléas. Il est
done légitime de penser que les lecons apprises de la distribution du Fus ont
une portée plus grande que sa transitoire existence ne le laisserait supposer et
que ce dispositif éphémére révéle quelques-unes des formes que prend
aujourd'hui le don.
Didier FASSIN
(Centre de Recherche sur les Ene Contemporain en Sons Publique (cess?)
Université Pari XM seat
74 rue Marcel Cachin 93017 Bobigny cedex
Beoe des Haute Eades on Sciences Sociales
“54, Boulevard Raspall 75006 Pars
dassiniohess fr
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